VOYAGES IMA GIN AIRES, ROMANESQUES, MERVEILLEUX, AIIÉGORIQUES, AMUS'ANS, COMIQUES ET CRITIQUES. SUIVIS DES SONGES ET VISIONS, ET DES ROMANS CABALISTIQUES.  CE VOLUME CO NT IE NT: la fuite de L am É kis, ou les voyages extraordinaire* dun Égyptxn dans la terre inférieure, wee la decóuverte de 1'ïfle des Sylfbtdcsj ennchis de notes curieufes U noüveHes, Par le chevalier de Mouhy. A Z O r ou t e P r i n c b ï n C h A n T é , hiftoire BOWeffC,: pour fervir de ckonique a celle de la terre des Perroquetsj tr&duite de 1'Anglois du favaat P-o pin ia  V O YAGE S I MA G I N AI RE S, S O N G E S, V I S I O N S, E T ROMANS CABALISTIQUE& Ornés de Figures. TOME VINGT-UNIÈME. Seconde divifion de la première clafle, contenane les Voyages imaginaires merveilleux. A AMSTERDAM, Et fe trouve a PARIS, RÜE ET HÖTEL SERPENT E. M. DCC. L5QQCVIL   I A M É RI S OU LES VOYAGES EXTRAORDINAIRES D'UN ÉGYPTIEN DANS LA TERRE INTÉRIEURE; AVEC LA DÉCOUVERTE DE L'ISLE DES SYLPHIDES, Enrichis denotes curieufes & nouvelles. P a r M. Ie Chevalier de M o u h y: TOME SECOND.   AVERTISSEM ENT DE L'ÉDITEUR On trouve dans ce volume, la conclufion de Lamekis on du Voyage dun Egyptien dans le monde intérieur.; on na nen a ajouter a ce qui a été die de eet ouvrage & du chevalier de Mouhv, Ion auteur, dans raverriffemenc qui précède le vingtième volume. Nous imprimons enfuite A^or ou k Pnnce Enchanté; hifloire pour fervir de chronique a celle de la Terre des Perroquets, cette produ&ion a été imprimée pour la .première fois en 1750 & donnée comme traduite de 1'anglois du favant Popiniai , avec cette épigraphe 1 Quis expedivit Pfutaco fuum. Pers. Cet ingénieux ouvrage eft en même tems féerie & voyage imaginaire; nous croyons pourtant qu'il appartient plus pamculièrement a la dernière claiïe. L'idéeen eftneuve,lecadreagréable& la morale faine. Un jeune prince élevé par un gouverneur qui s'occupoit plus de furcharger fa mémoire que de cultiver fon jugement & d'orner ion efprit, fïnit Dar Tome II. A  2 Afertissement de l'Éditevr. être changéen peiToquet. II eft condamné a courir le monde fous cette figure, jufq,ua ce qu'il ait acquis par fes voyages, lexpérience &c les qualités dej'efprit &c ducoeur donton avoit négligé la culture; fon enchantementdoit cefler, & ceffe en efFet lorfque tranfporté dans la terre des muets, il a fous la figure d'un perroquet , irifpiré de 1'amour a une princelTe muette de naiiïance & a qui il a appris a parler. A cette heureufe époque, il doit s'opérer une révolution dans la terre des muets, les habitans doivent recouvrer la faculté de parler dont ils étoient privés. L'auteur,rabbéAunillon,eftpeuconnu; il fe nommoit Pierre- Charles FabiotAunillon, Sc il eft mort le 10 Octobre 1760, agé de foixante-feize ans; nous ne favons aucun détail de fa vie; finon qu:il étoit abbé du Gué de Launai. ileft auffi auteur d'une Oraifon funèbre de Louis XIV, & d'un ouvrage intituié la Force de i'Educauon, imprimé en 1750.  iAMERïS °U LES VOYAGES EXTRA ORDINAIRES D'UN ÉGYPTIEN. ' S I XIÈ M E PARTIE. Le royaume des Amphitéocles jouiflbit d'une traaquilhté prcfonde; monpère & moiplacés f«f le même trène, décidions pailiblement de fa deftmée, lorfqu'un événement auffi extraordinaire que malheuren*, vrnt altérer le repos dont nous joiuffions. Le Karvederfepréfentaunjourdevantmoi avec une emonon qui me préfageoit les malheurs auxquels nous devions être bientöt en proie. Deux manftres d'une grandeur énorme & d'une force iansparedle, viennent de s apparoïtre a deux lieues Aij  4 L A M E K I S. de la capitale, me dit ce miniftre, la relatfon dé ce prodige , envoyée par le gouverneur de lavilje prochaine, ma jeté dans la dernière confter.nation; j'accours, 6 reine! vous avertir de cette cruelle nouvelle, afin que vous puiffiez prendre de juftes mefures pour affurer 1'état contre les malheurs que pourroient occafionner une apparition fi hornble. La chofe me parut fi importante, que je paffai fur le champ dans 1'appartement de mon père pour lui en faire part. II changea de couleur ï la leóture de la relation. O ma fille! me ditil, les tems de la prophétie font arrivés, j'enbéuis le'divin Etre de toutes chofes; Fulghane eft anéanti par vos coups, le refte fuivra infailliblement, je m'y fuis attendu. Après ces paroles, eet illuftre pèremapprit 1'oraclefurlequel il m'avoit preffenti le premier jour que j'avois eu le bonheur de jouir de fon augufte préfence. Nous adorlmes 1'un & 1'autre le grand Vilkonhis , & nous nous réfignames entièrement a fes divins decrets. Le Karveder qui attendoit le réfultat de notre conférence & des ordres en conféquence de la cruelle nouvelle qu'il nous avoit apportée, ne fut pas peu furpris de notre tranquillité, il fit de vains efforts pour nousj)orter a faire détruire les monftres vers, ou du moins a mettre des obftacles d leur paffage'; mais notre parti pris de .ne point nous óppofer a notre deftinée , le fit rentrer dans le rei-  L A M E K I S. j pecTtj il baüTa la têce en foupirant, & fe retira en plajgnant fans doute notre aveuglement. Quelque tems fe paiïa fans qu'il fut queftion des fuites del'arrivée de ces hotes terribles, ils ne fe rencontroient plus; mais un jour que je me promenois dans les jardins du palais, Za-ra-ouf, ce monftre terrible, dom la valeur de Motacoa m'a défait, s'apparut tout-a-coup imoi, mefeifit&m'enleva; mes cris, ceux de rhon père & de toute ma fuite ne fervirent qua hatermon enlèvement. O ciel, quelle rigueur, le vent n'alloit pas plus vire que mon ravifTeur! Un fecond de fon efpèce marchoit devant nous , & lui tracoit la voie qu'il devoit fuivre. Jamais il ne fera pomble de comprendre les bonds prodigieux qu'ils faifoient 1'un & 1'autre, &la vïtede dont ils s eloignoient. Je m etois évanouie dès les premiers momens, je ne revins qu'après leur arrivée dans le féjour afFreux qui m'avoit été defriné. Za-ra-ouf, roi de ces peuples monfmieux, com me je 1'ai déja dit, ne tarda pas long-tems a me rendre compte de fes fentimens. Belle Tumpingand, me dit-il, dès qu'il me vit en état de 1'entendre, je t'aime & veux te rendre la plus heureufe des mortelles ; mon royaume eft fans bornes, & tu verras jaunir de chagrin les plus aimables Trifoldanles de 1'honneur infigne |oa ma prédileclion te fera atteindte; mais afin que tu foupires de joie des. Aiij  6 L. A M E K I S. faveurs dont je te comble, & que tu ne regréttes, point ta patrie & le rangoü le grand Ver-fun-verne. t'avoit appelé, apprendsbien qui je fuis, mes qualités fuprêmes, & par quels travaux je fuis parvenu jufqu'a toi.. De tous les rois qui ont régné dans ces contrées. intérieures, je puis t'avouer fans amour propre, que je fuis le plus grand, le plus aimable & celui qui ai tenté les chofes les plus extraordinaires: une méditation profonde a été le principe de tout ce que j'ai opéré jufqu'ki; mes prédéceffeurs avoient tenté vainement aurrefoisde pénétrerdans leféiour brillant ou la lumière luit fans obftacle, moi feul j'y fuis parvenu. Le but de mon voyage n'étoitd'abord qu'une curiofité philofophique, mais ta répntation de fagefTe & de beauté arrivée jufqu'a moi par les moyens que tu fauras bientót, a précipité mes defTeins, & les a animés d'un fentiment jtdqu'alors inconnu : ta préfence toute charmante t'a acquis entièrement mon magnifique cceur i profterne-toi devantmoi, & écoute attentivement.. Un jotir que je révois profondément dans un lieu ou la lumière pénétroit jufqu'a moi, j'entendisun trépignement de Courteaux-vers (i) qui me fit; juger qu'iis n'étoient pas éloignés.. ( i ) Vers monftrueux pour la groireur, dont les patt** font courtes & ranialTces.,  L A M E K I S. 7 Je me cachai derrière une roche, dans le deflèin dattrapper (i) quelqu'un des monftres qui les montoient. II y avoir long-tems que j'afpirois a ce bonheur infigne, la tradicion de mon royaume m'avoit appris que ces peuples barbares avoient un fecret (2) infaillible pour détruire nos cruels ennemis (3), & plus d'un de nos rois avoit employé fes effons pour trouver leur repaire, afin de les obliger a nous faire part.de ce fecret précieux; mais rous les efForts qui avoient été tentés jufquesla n'avoient point réuffi. Ces peuples ont une fi grande horreur de nous, qü'ils nous fuyent avec autant de précaution que nous en apportons a les furprendre; 1'on n'en fait point la raifon : il faut fans doute^ qu'une antipathie naturelle en foit le (1 ) Ces vers font (Tune grande vite/Tc, qu'ils font d'une difficulté furprenante a attraper : il n'y avoir que les Monftres-crapauds qui euifent le talent de les prcndre & de les dompter. Ils en font un grand commerce dans la Terre inténeure,.les-Monftres-vers les achetant de ces peuples de leurs plus joïies Trifoldaïftes. Les Monftres-crapauds les ajment jufqu'a 1'rdotatrie, & les regardcht coXe le bien ie plus dïgne d'êcre ëiivie. L'ardeur de jouir de ces femrnes , a oecafïonné de fanglantes guerres; mais les Monftresvers les ont tenninecs par leur prodigieufe valeur. ( 1) II veut parler de 1'afcendant de la Cbouette. ( 3 ) Za-ra-ouf entend ici les Bazilics, & il appeloit de cc noni tous les aniniaux de 1'efpèce de Falbao. A i¥  8 L A M E K I S. principe : quoi qu'il en foit, nous avons toujours été dans 1'ignorance a ce fujet, & il m'eüt été bien doux de pouvoir ajouter a la gloire que je m'étois acquife, cette importante diftinótion. Je ne fais fi les monftres me fentirent, ou fi jé m'étois figuté fauifement qu'ils devoient monter fur leurs chevaux extraordinaires; quoi qu'il en foit, je vis arriver, en regardant a travers une erevafie de roclier, derrière laquelle je m'étois caché, plufieurs Courteaux-vers, fans être conduits par perfonne. Je pris la réfolution d'attraper le premier qui me tomberoit fous la main, avec 1'efpoir, en réuflifTant, qu'il me portetoit vers ceux auxquels il fervoit. A peine m'étois-je préparé a exécuter mon defTein, qu'il en parut un dont la marche lente & endormie men préfageoit la réufiite. Je m'élancai de la place oü j'étois, & je lui fautai fur le dos. II en fut fi effrayé qu'il fe mit a. courir de routes fes forces. Je m'éiois fi bien cramponé, malgré fes efforts pour me jeter par terre, & fa courferapide, que j'arrivai au bout de deux jours dans les climats voifins de votre empire. A peine le monftre 'qui m'avoit porté, fiit-il forti de la bouche de cette terre intérieure, que Fair le fuftbqua : il en arriva autant a celui de mon premier miniftre qui m'avoit fuivi par les mêmes moyens. Nous fümes long-tems 1'un & 1'autre dans 1'admiration du magnifique fpedacle qui s'offroit a nos  L A M E K I S. j yeux. A peine nos regards pouvoiem-ils fouten» 1'afpeft de la voute éternelle. (i) Nous tinmes la première route que notre imagination nous fuggera, & après trois jours de marche, elle nous fit aboutir au pied d'une grande muraille dont la hauteur & la majefté furprenoient. Je n'en avois jamais vu de pareiile, & j'avois un defir extréme d'apprendre la caufe d'un ouvrage aufli prodigieux. Nous fümes plus d'un mois a faire le tour de ce mur; fon étendue immenfe me fit penfer qu'il fervoit de limites a un royaume, qui devoit étre bien extraordinaire,puifque les fouverains avoient apporté tant de précautions pour en défendre 1'entrée. Plus j'e trouvai d'obftacles a fatisfaire au defir prefTant & curieux d'y aborder, & plus je me fis une loi d'y parvenir. La chofe rf étoit pas aifée, belle Tumpingand, vousne 1'ignorez pas; ainfi je pafTerai légèrement fur eet article. Nous ne trouvames point de partiplus naturel, ( i ) Za-ra-ouf & fon miniftre furent fi éblouis de Vécht de la lumière a laquelle leurs yeux n'étoieut point faits, qu'ils furent aveugles pendant quelques jours. L'hiftoire porte qu'ils fe caclièrent dans un antre ou ils en reprirent peu-a-peu 1'ufage en s'y accoutumant infenfiblement. II n'en eft point p'arlé ici, & il y a apparence que 1'amour propre eft la caufe du filence que le prince garde dans cette occadon.  jo Lamekis. mon miniftre & moi pour arriver a notre but, que celui de faire un trou a la muraille, & de pénétrer par la terre (i) dans ce royaume furprenant. II ne nous manquoit que des outils pour enlever la première pierre. Après un confeil tenu fur tisvx difficulté, il fut convenu que nous irions au premier village en chercher, & que fi on nous en rehifoit de bonne grace, nous obligerions par la fofl e les habitans a fe prêter a nos defirs. Nops eumes autre chofe a oppofer a cette diffii ulté. A peine eümes-nous parudans ungros bourg, que nous rencontrames fur la gauche, que tous les peuples du lieu s'enfuirent avec uh air d effroi qui nous furprit. Un feul viellard que fa caducité retint, nous mit en état de poutfuivre nos defieins; malgré (i ) Les Monilres-vers avoient la propriété des taupes; ils fouilloient les fouterreins avec unc.faciKté fi furprcriante , qu*ils pafl'oient d'une terre a une autre fans fc fatiguer plus qu'un voyageur. Un favant a fait une remarque afTcz fmgulière fur ce paflagc; il prétend que lortqu'un Monftre-ver vouloit entrer, dans la terie, il fe dreiioit fur fa queue, & commc un irrftrument pour percer^ fc faifojt tourner &. entroit avec une viteffe admirablej fes mains lui fervoient a rejeter les comblcs, &. lorfqu'il étoit bien prefle, il la dévoroit, & la rendoit lorfqu'il étoit paflc outre, comme on rejette un fuperflu qui incommode, &; prelfe trop 1'eltcruacru  L A M E K I S. n fa frayeur extréme, il voulut bien conferer avec nons, nous inftruire a faciliter notre entreprife & nous ébaucher la tradition de votre royaume. Ce qu'il nous en dit de furprenant, au lieu de balancer ma réfolution, la détermina entièremenr. II faut, me difois-je, que: ces peuples foient d'une fagelfe extréme , puifqu'ils ont pris des précautions fi fohdes pour rompre avec tout le genre humain. Le monftre vieillard nous préta des inftrumens de fer avec lefquels nous vinmes a bout de notre defiein; il falloit toute ma fermeté pour n'y point fuccomber, & jamais trajet de terre n'a tant coüté a un Trifoldaïfte. Au bout d'un mois & quelques jours, nous nous trouvames enfin dans vos érats, L'effet que 1'expérience nous avoir appris del'effroi que notre abord caufoit, nous fit prendre ta précaunon de ne marcher que la nuit: le jour, nous nous tenions cachés dans les bois. Après quinze jours & plus de marche, fans rencontrer aucune habitation, nous entrevimes enfin un grand Kou-j-ouf (i) d'une ftmébure fi finguhère, que nous en rïmes le miniftre & moi pendant plus de deux heures; mais nous avions tort ( i ) Palais. Sa facade en étoit magnifique; il n'y avoit ni fenétres ni portes, 1'on y montoit par une échelle lort large, & 1'entrée étoit fur le toit,  12- L A M E K I S. chaque peuple a fes ufages, & ce qui paroït ridicule n'eft qu'un effet de Fhabitude. Nous décidames que nous percerions le mur, & que nous entrerions dans cette habitation au milieu de la nuitj afin de furprendre ceux qui y réfidoient & les obliger par-la a fatisfaire a beaucoup de queftions qu'exigeoir ma curiofité. Elle rouloit fur trois points, le premier de favoir fi 1'aftre qui vous éclaire, étoit un dieu que vous adoralliez, ou une créature avec laquelle vous euffiez des relations; le fecond, pat quel miracle il étoit poffible que vous puffiez vivre avec les excrefcences monftrueufes que nous n'avons pas, & le troifième, fi vous étiez éclairés des lumières de la raifon. Un' Trifoldaïfte , philofophe, cherche a s'inftruire, & rifque tout pout y parvenir. Le vieillard dont j'ai parlé, & auquel j'avois demandé ces chofes, m'avoit para fi peu inftruit, que je leméprifai comme un monftre tel qu'il étoit. Mon opinion fut que les peuples renfermés par la muraille étoient des fages qui pourroient feuls réfoudre ces points embarrafians. En falloit - il davantage pour me porter a. les rechercher avec empreflement ? La nuit que nous attendions étant arrivée , nous percames la maifon. Nous nous trouvames bientöt dans un appartement oü étoit renfermé dans un  Lamekïs. t. etui (i) mie jeune Tumpingand avec un male de fon efpèce; ils dormoient profondément 1'un & 1'autre Je men approchai de prés, les découvris, & ne fuspas peu furpris de ce que je vis : ó Ver-fit*verne, m 'écriai-je, fepeut-il qlie tagloire fe manifefte par de pareils fecrets ? Je recouvris de fureur ces monftres, & las d'attendre leur réveil, je tirai par le nez la jeune Tumpingand, qui fe mit acrier comme un ferpent. Je ne pus m'empêcher de rire de la prompntude avec laquelie elle futfe cachet dans les bras de fon male.] & pour me donnet un moment de plaifir, je les tirai 1'un & 1'autre pat les jambes, en leur difant que s'iis m'étourdilfoient davantage de leurs clameurs, je leur arracherois les dents, & les .écorcherois tont vifs , comme ils lé méritoient. Ces mots les rendirent foupïes comme des taupes (£). Je profirai de la docilité de ces jeunes monftres pour fatisfaire ma curiofité fur les points dont j'ai parlé. Je ne fus paspeu furpris de 1'inftinót ipintuel avec lequel ils répondirent u mes delirsmais Iorfque le Tumpingand me conta ton hif- CO Le Monftre appelle un Ut un étui, paree que les Amphueocles fe couchent dans des alcoves Fermés : mode qui a paflé par fitóteffion de tems jufqu'a nous. (O Comparaifon dont fe fervent les peuples de la terre. 11  14 L A M E K t S. toire, ó belle Afcalis Nafildaé, & qu'il me fit üft portrait de tes charmes, que ne reflentis-je point? Üne chaleur tumultueufe échaufFa fur le champ mon cceur généreux. Je ne pus entendre la manièré dont ta t'étois mife furie trone,fans émotion, tafermetéadétruire le culte de ta baroque & faufle divinité, & la fagefie avec laquelle tu t'y maintenois, tout cela, joint au récit de ta beauté & de ta douceur, me captiva : je pris la réfolution fur le champ de t'enlever & de faire ta félicité. Je ne t'ennuierai pas de tous les pas que j'ai faits pour jouir de ta préfence, avant que den venir a Fexécution de ce projet : il furflra que tu faches que je me procurai le plaifir de te voir fans que tu ten fois appercue : je t'avouerai que ta face vermeille me plut & me fit pafler pat deflus les excrefcences que nous avons en horreur. Je t'enlevai, tu fais le refte i redouble, ton attention, je vais cpnclure. Je t'ai choifie pour partaget mes très-douces faveurs, 1'étatabeau en murmurer, j'ai des moyens infaillibles pour le réduire a plier fous mes volontés. Réjouis-toi, que ton orgueil fe dilate, ta cour va être formée des plus belles Trifoldaïftes de mon royaume, & dans peu tu regneras fur les fujets les plus redoutables de cette terre : tu feras feivie par les peuples opiniatres qui domptent les Cour-  L A M E K I s. p. reaux-vers, faveur infigne dont jamais r/a joui aucune reine avant toi : que tes larmes manifeftent(i) ta joie , je te quitte, j'ai teut dit. Mes larmes, il eft vrai, fuivirent uii fi trifte ertretien; mais fi ces monftres furent féduits par ces apparences de joie, je n'en fouffris pas moins: J appellois Vilkonhis & mon père d mon fecours ■ mon défefpoir me porta vingt fois d me donner la mort, fauguée de mes plaintes & de mes fouffrances: mon corps abbatu fe laifTa aller au fqm. meil, un fonge flatteur vint enfin cfiarmer mes enriüis, C'eft vous, ö maïtre univerfel de routes chofes qm le permïtes pour me confoler, &pour m annoncer par ce préfage Ia fin de mes maux • ce «ve a eu des fuites trop bien marquées pour être paüe lous filence; le voici. Je me trouvai dans un appartement fuperbe, couchee dans un lit environné de plufieurs efprits aenens qui parloient entr'eux un langage inconnu : il me fembla que 1'un d'eux me frappa d'une baguette de cnftal qui fi£ un effec fi prodi • x iur ma conception, que j'entendis 1'idióme que ,e ne comprenois pas un moment auparavant. PnncefTe, (me dit le Spilgis ) les tems font arrivés ou tu vas perdre tout ce que tu as de plus cher : C D La preuve de la fatisfadiou la plus pm, étok ks pleurs ehez ces peuples.  jé L A M E K I S. fais-eit un facrifice a ce que tu adores : cette perte fera remplacée par celui qui doit te rendre heu- ' reufe & la plus puiffante des reines de la rerre, il fe nomme Motacoa : impriroe bien ce nom dans ta mémoire, fouviens-toi alors que Vilkonhis eft le maïtre univerfel, & qu'il doit être adoré dans tous les lieux oü tu commanderas. L'efprit, après ces mots, difparut. A fa place un monftre effroyable fe préfenta le zenguis a la main; je jetai un cri d'effroi: il fembloit vouloir me faifir, & il refTembloit au perfide Za-ra-ouf. Un jeune homme dont les traits me frappèrent , s'étant trouvé tout prèt a me fecpurir, fut enlevé par un lecond ennemi de mon repos. Je fus fi touchée de cette violence, que je me levai avec empreflement pour m'y oppoler; mais en érendant le bras, ma main en fut féparée, & la douleur du coup fut fi violente & me parut fi réelle, que je me réveillai en furfaut en me plaignant amèrement. Jenepus m'empêcher d'interrompre alors Afcalis Nafildaé, continua Motacoa, furpris du parfait rapport qui fe trouvoit entre fon rève & celui que javois fait: la reine ma mère & ceux qui nous écoutoient, paturent émerveillés de cette fingularité: la princefle, après avoir répondu a. quelques queftions qni lui furent faites a ce fujet, reprit ainfifon difcours. , Si  L A M E I S; j7 Si ce rêve me fit des imprelïions exrraordinaires, cene fut pen en compataifon de celle que me caufa un fecond entretien de Za-ra-ouf. En effet poavois-je m'attendre aux nouvelles perfécutions qui m étoient préparées? Quellepreuve de paflïcn« ^«a-t-onjamaisdonnédepareillesPCe tvran,aPrès m avoir renouyelé que je lui devenois de plus en plus chère, me dit que netant point d'ufage dans fon pavs d y avoit des cuifies & des jambes, il avoit obtenu, pour me prouver fon amour, quon me les couperoit, afin que eet obftacle ne m'empêchat point detre reine avec lui. J'eus beau protefter avec larmes que je ne voulois être ni reine ni munlee il voulut me prouver avec un air de confiance, dont j'enrageois, la néceffité d'être 1'uri & autre, en s'étendant avec une fotte emphafe fur Ia reconnoilTance que je conferverois des grands avantages qui en réfulteroient. Tour décidé qu 'étoit Za-ra-ouf fur eet article, lapailionquiiavoitpourmoiretardacette barbare operation^mais hélas! que jepayai chercette complailance de fa part; ,Une nuit ^ue >e rêvois * «ia malheureufe deftinee j entendis marcher doucement dans „ne chambreprochaine avec routeslesprécautionsdont on fe fot quand on veut éviter defaite du bruir., ^^ de ^ur &l^^ parimcn, Ceflez vos clame„rs, Afcalis Nafildaé, me dit lome II, g  l8 L A M E K I S. une voix qui paria jufqu'a mon cceur, ou vous perdez un père qui prodigue fes jours pour jouir encore une fois de la confolation de vous voir. O Ciel! dans quel raviffemenr ne me rrouvai-je point a cette nouvelle précieufe ? Je me levai, je fus a fa rencontre & me jetai entre fes bras j un temps confidérable fut employé dans ces doux embrafie--mens, une réflexion les interrompit : nous poüvions être furpris, une douzaine de femmes-vers étoit de garde dans une chambre voifine. Je fis part de ces chofes a Lindiagar. Hélas! j'ai tout prévu, me dit-il, & fais qu'il eft moralement impolfible d'échapper au fort qui m'eft annoncé , mais je vous ai vu, ma fille, & je mourrai content. Ah! fuyons, mon père, fuyons, repris-je avec empreffement s n'expofons pas des jours fi précieux. II n'eft pas impoflible d'y parvenir, quand je me repréfente que vous avez pu vous rendre fi fecrètement en ces lieux. Plüt a dieu, reprit-il, que les moyens extraordinaires qui m'y ont amené, puiflent combler nos defirs mutuels! C'eft de quoi vous allez être inftruite. Mais avant tout, voyez a me cacher dans un endroit oü je puifle attendre 1'effet d'une conjuration qui peut feule nous faire parvenir au but defiré : fi nous pouvons gagner deux jours, Za-ra-ouf périt, & vous êtes libre Voila ce que j'ai ofé tenter pour votre délivrance & qui peut réuffir, fi le fouverain moteur de toutes chofes le permet pour fa gloite.  ,Lamekis» j„ Je ne fus pas peu étonnée de ce difcours, mais ïans y répondre, je fongeai a 1'endroif oü je pourrois metcremonaugaftepèrearabiidesregardscurieux. Je aevoulusriea rifquer,le hafard anéantittous es jours les précautions les mieux écudiées : mon Ut etpit grand, j> païïois prefque les jours & les nmts a ypleurer- je n'étöis point conrrainte jufqu'a erreobhgéedefortir.CefutdaquejecacJile pnd Lmdiagar : il convint qtffl ne pouvoit pas «re dans „n keu plus fortable. Après s'y être mis le Plus a fon aifequxl put, rlme fi en C£s termes de la manière dont il étoit venu jufqa'a moi. ' x Quelqu'afFreux que fut 1'état oü votre enlèvement me réduifit, 6 Nafddaé, me dit-il, il ne me fit point perdre le feus-froid: j'ordonuai d mes Froul-bracs (t) de faire leurs efïorts pour vous fmvre, en promettant d celui qui me rapporteroit ou vous etiez, un gouvernement de province pour recompenfe. Quelques jours après, I'un d'eux reparut, il ne vous avoit point perdue de vue, & karies Ih,éTttt R « faifoicnt dis kanes (c eft-a-d.re d!x heues) dans une heure-. L'on n'en foa pas furpns, l^n'on faura que ces gsns ne mM_ g-ent que des plumes, du liège * des toiles d'araignées alunens legers qui ne Contribuoie* pas peu , Ies ^ iouples & mgambes.  •2,0 L A M E K I S. ne vous avoit quittée que quand il vous avoit vue entrer dans cette capitale. Je fus tranfporté a cette heureufe nouvelle j au gouvernement promis j'ajoutai des richefles immenfes j il en fut fi fatisfait, qu'il s'offrit de rifquer favie mêrne pour vous donner de mes nouvelles & en recevoir des vótres. Je vous aimois trop, ó ma fille, pour confier cette commiflion a perfonne! Nous nous arrangeames, ce fidéle fujet & moi, pour yenir vous rrouver & vous enlever, s'il étoit poflible. Le deflèin étoit hardi, je le concevois, mais je mettois les chofes au pis, & cachois routes les difficultés qui fe préfentoient a mon imagination. A peine eus-je concu ce deffein, que je le mis en exécution. Nous parrimes le Froul-brac & moi, & nous entrames dans le fein de la terre, au bout d'un long temps & d'une pénible marche. Je ne vous rapporterai point tous les dangers que j'ai courus, ni les diverfes rencontres auxquelles j'ai échappé, rrois jours fuffiroient a peine pour cette rdation, le temps eft ttop préeieux pour 1'employer fi inutilement, je ne m'attacherai qu'a 1'aventure qui nous arriva prés de cette capitale, qui m'a mis en état de concevoir 1'efpoir de votre liberté j le grand Vilkonhis 1'afait naïtre fans doute pour notre confolation mutuelle: qu'il lui plaife de la mettre a une heureufe fin! En traverfant un lieu rempli de cailloux dc de  L a m e k i s. 2 ]> rocailles, nous ehtendïmes des hurfemens aftreux cjih fe-faifoient prés de nous. Je m'arrêtai & cherchai des yeux la caufe de ces cris; 1'obfcurité qu'il faifoitdans eet endroir, nous empêcha de difcerner les objets; je me coulai dans un comble oü fe paffoit une fcène horrible : plus de vingt monftres en environnoient un, & lui faifciènt foufTKr le tourment le plus terrible; les plus robuftes le tenoient, les uns alloient, venoient, & a chaque voyage rapportoient des paniers remplis de cailloux & de. rocailles; les autres fourroient dans la bouche de ce malheureux routes ces pierres aigues, & les lui faifoient entrer dans Ie gofier avec des manches de fer, & lesfouloient dans fon eftomac: je frémis d'un tel fpeótacle ; s'il m'avoit été pofïïble de fecourir le patiënt, je 1'aurois fait; mais que pouvols-je contre vingt monftres, dont la force d'un feul étoit capable de faire périr une armée toute entière de notre efpèce, Jelevai mes voeux a 1'Être fuprême, afin de le toucher de compafion pour eet Homme-ver, & je ne tardai pas _a comprendre qu'ils étoient exaucés. En effer, peu de temps après, rous les monftres fe retirèrent & abandonnèrent le patiënt; dès que je conjechirai que je pouvois en approcher fans danger, je lefis; quél effroyablefupplice! 1'Homme-" ver étoit étendu, & ne refpiroit plus qu'l peine, fon eftomac étoit rempli de cailloux jufqu'a la Biij  21 L A M E K I S. bouche, & l'efrbrt qu'on avoit fait pour y faire entrer le dernier, lui en avoit arraché tous les bords, il étoit plus en état d'être plaint que craint; nous en approchames : ó ciel, mecriai-je, fe peutil que la barbarie puilTe être poulTée a eet excès entre peuples de même efpèce! Ces mots proférés de 1'efFufion du cceur, firent ouvrir les yeux mourans du monftre, & ils parurent reconnoiffans d'un témoignage fi naturel ; une de fes mains ,. languifTantes fe porta jufqu'a fa bouche pour en arracher le cruel caillou, mais elle retomba de foibleffe, & fes yeux fe refermèrent. Un fentiment d'humanité me faifit: tachons, dis-je a mon fidéle Froul-brac, d'óter certe pierre, & s'il fe peut, celles qui donnent la mort a ce malhéureux, peut-être ce fecours ne lui fera-t-il pas inutile. Je ne me trompai point; a. peine, après bien des efforts, eümes-nous óté le caillou, que le monftre ouvrit les yeux une feconde fois, refpira, ou pour mieux dire, renifla; il ne me fut pas difficile de concevoir que fi nous pouvions parvenir a. fouiller jufques dans fon gofier, il reprendroit une vie bientöta la veille d'être perdue; dans eet efprit nous nous inïmes a travailler de tous nos efforts\ nous lui fourrames a la fois les bras jufques dans le fond de fon gofier; il étoit fi large que nous y êtions a 1'aife. Pendant plus de huit heures confécutives, nous retirames des décomhres mêlées de  L A M E K I S. ij fang & de fable, cela ne finifloit point, & nous défefpérions a la fin de pouvoir fuffire a le délivrer de eet amas entaflé & ptodigieux. La nature plus habile le fervit encore mieux; foulagée par la refpiration que nous lui avions procurée, elle fit faire au monftre un éternuement fi horrible, que le vent nous enleva & nous jeta a trente pas de-la; nous rombames heureufement fur un lir de moufle préparé par la nature : de eet endroit nous vïmes le monftre vomir des tas de pierres & de fable, il tenoit fes cótés, & faifoit des efforts fi prodigieux pour rejeter le refte des pierres, que tous les antres voifins en rerentiflbient. Après une bonne heure d'évacuation, 1'Hommever frappa de fes mains fes fefies (i) écaillées (2), fit un bond prodigieux, s 'efiiiya le vifage avec du fable, & regarda de tous cötés comme pout chercher quelque chofe; il nous entrevit, fe frappa une feconde fois les fefies & fauta jufqu'a nous. Un mouvement naturel me porta a vouloirimiter Froul-brac qui s'éroir enfui dès qu'il avoit compris que le monftre venoit a nous, mais une réflexion me retint; il n'eft pas naturel, penfai-je, que eet ( 1) Cétoit unc marqué de pleine joie. (1) La peau des Hommes-vers reiTcmble a celli des ^ ferpens. Biv  14 L A M E K I S. homme paye d'ingratitude un ferviceauflï eflentiel que celui qu'on vient de lui rendre ; je lattendis : Tumpingand, me dir-il en me léchant (i) Ie vifage avec une langue prodigieufe, ne crains rien, je te dois la vie , j'avois été condamné a la mort par le cruel Za-rra-ouf, pour tn'être oppofé trop fortement a un mariage qu'il veut contrafter, contre lequel les loix de 1'état font formelles; fans toi je rentrois dans le néant, il n'y a rien dans Ie monde que tu ne puuTes efpérer de ma reconnoif-r fance; fans entrer dans les raifons qui t'ont amené dans ces lieux, je te fervirai comme ton efclave; ceft la (2) régie ici, lorfqu'on doit la vie a queLqu'un: je m'y conforme avec d'autant plus de plaifir , que tu n'avois aucun intérêt a me fecourir, tu as rifqué tes jours pour fauver les miens. Bour^ bourouk (3). Je me félicitai intérieurement de 1'obligation oü j'avois mis le monftre, de m'être attaché. Je le ( 1) Signe de la plus grande reconnoilTance. (r) Cet article eft difficile a entendre, & mérite d'être expligué : il eft de loi dans le royaume des Trifoldaïftes de perdre fa liberté, lorfqu'on doit la vie a quelqu'un, & de devenir fon efclave. Les gens en place ou riches fe rachetoient de cette obligation par de groiTes fommes.. (3 ) Signifie, je fuis a toi, commande, j'obéis.  L A 11 E K I S. 2.J fondai fur 1'ufage que je voulois faire de 1'obéiffance qu'il me devoit. Jugez, ó ma fine, de ma confolation,enle trouvant non-feulemenrdifpofé d me donner fon appui, mais encore intérelTé lui-même d fe prêter d mes deiïèinsles plus fecrets, H m'avoua bien plus, il trouvoit, difoit-il, une fatisfa&ion entière d me venger de Za-ra-ouf. II ajouta encore que fon jufte reffentiment 1'y porton; d avoit fon fupplice d cceur, il juroit de ne 1'avoir pas mérité, & par cette raifon prétendoit qu'il étoit de fon honneur de renverfer du trone un tyran détefté de tous les peuples par fa barbarie; il m'avoua auffi que la perte de ce prince étoit jurée depuis long-temps; mais il s'étoit rendu fi redoutable, qu'on n'avoit jamais rien ofé emreprendre conrre lui. II n'en étoit pas de même pour lors, l'infraclion des loix, en voulant vous époufer, ó ma fille, fert de prétexte a la trame fous laquelle il paroït qu'il périra infailliblement. Vous ne devez donc pas être furprife, ó Nafildaé! continua mon iüuftre père, fi je me fuis introduit fi facilement dans ce palais. Le monftre devenu mon efclave, y étoit tout-puiffant avant fa difgrace, & fa familie aétuellement en occupe prefque toutes les dignités; il a revu fecrètement tous les fiens, & ils ont confpiré enfemble pour mettre un frere de Za-ra-ouf d lapla:e du tyran; ils profiteront du temps que ce monfee fera prés de vous, pour  2.6 L A M E K I !. lui paffer le grangard (i) dans le corps, & Fon me promer de facilirer votre fuite, pourvu que vous donniez le temps aux conjurés d'entrer dans votre appartement, en retenant le tyran le plus longtemps que vous pourrez auprès de vous. Cela ne vous fera pas difrïcile^ il vous aime, dit-on, au-dela de toute expreffion, fans vous engager a rien , il n'eft pas difficile de ftciliter Fentreprife; il s'agit de votre liberté, de votre bonheur. Le barbare a mérité la mort par Poutrage que nous avons recu de lui, & nous fommes trop heureux que le ciel fe déclare fi ouvertement en notre faveur. Je n'avois rien a répondre a routes ces chofes, & je promis de me prêter a tout ce qu'on exigeoit de moi. Le monftre, efclave de mon père, reparut fur le point du jour, & apprit que tout étoit prêt pour la conjuration. L'exécution en paroifToit infëillible , mais il femble que le ciel fe refufe a de pareils attentats. Za-ra-ouf trop amoureux, ou preflentant fon fort, arriva dans un temps oü on ne Fattendoir pas. Mon père & fon efclave s'entrete- ( i) Fourclie fort po'ntue avec laquelle on empaloit un Hommc-ver, en la faifaut entrer de force dans fa bouche. Cette mort étoit fort douce & faifoit rendre 1'ame affez acréablemcnt. Les Turcs, nation fenfuelle & voluptueufe , ont adopté cc fupplice, & ils s'en trouvent fi bien, que lorlque qurfqu'un deus y eft condamné, il y expire dc plaifir.  L A M E K I S. xjf noient avec leprétendant, des moyens qu'ondevoit mettre en ufage pour ma liberté. Ce monftre habile, aulieud'éclater, fe retira, manda fes gardes 8c revint nous furprendre. Le malheureux auceur de la conjurarion fut livré une feconde fois au fupphce qu'il avoit mériré doublement, & pour mon père il fut étouffé de la propre main du tyran. Cette fanglante tragédie fe pafTa a cóté de moi, mon défefpoir fut fi grand, quë je voulus terminer mes jours. Za-ra-ouf arrêra ma main prête a me plonger unpoignard dans le fein. Quelques difcours qu'il me tint pour me ramener a moi-même, je perfévérai dans ma douleur; il ignoroit 1'intérêt précieux que je prenois a la mort de celui qu'il appeloit un traïtre de Tumpingand; dès que mes regrets le lui eurenr appris, il lui fit élever un maufolée, & prétendit par ces marqués extérieures de confidération appaifer mes ennuis; mais vains efforts! S'il m'avoit été pofiible de lui óter la vie, je m'y ferois portée, comme le feul moven qui pouvoit tranquillifermes douleurs. Pendant que ces chofes fe pafioient, le confeil de Za-ra-ouf & les peuples le prefioient avec ardeur de me faire mutiler; il ofa m'en parler, & me porter i fouffrir ce fupplice, en me menacant de m'y contrakdre, fi je refufois d> foufcrire de bonne grace. Je crus devoir, dans cette occafiön , uferdedétours, je lui promis de m'y réfoudre,  L A M E E I S. s'il tronvoit deux perfonnes de mon efpèce qui men donnaffent 1'exemple. Cette affiirance le comblade joie; il ordonna un trad général, promit des récompenfes extraordinaires a ceux de fes fujets qui lui ameneroient des Tumpingands; ils étoient devenus fi rares, que je me flattois de n'être jamais mutilée, j'en avois la parole du tyran, & paria connoiflance acquife des mceurs (i) du pays. Je ne doutai pas que cette promefle ne me fut tenue exa&ement. Pendant que ce roi barbare rravailloit de tout fon pouvoir a faire réuffir fes defleins, il arriva une calamité publique qui aigrit de plus en plus le peuple contre lui. Ce fut larrivée de Falbao. L'afcendant fatal que fes femblables avoient toujours confervé fur ces peuples 'monftrueux, & contre lequel ils s etoient toujours précautionnés vainement, leur fit penfer qu'ils devoient tout facrifier pour n'en plus étre laproie : ils murmuroient haurement contre leur fouverain, prétendant que 1'infracHon des loix leur avoit attiré ce fiéau. Za-ra-ouf, fans s'étonner de ces murmures , donna de fi bons ordres, que le Bafilic, c'eft ainfi qu'ils appeloient ce chien ( i ) Lorfqu'il étoit prouvé qu'un Trifoldaïfte avoit jnanqüé a fa parole, on lc livroit aux Monftres-crapauds comme un infame, & il étoit deftiné a fervir les Troukadors.  L A M ! X i S, i„ fidéle, fut attrappé; tout ce qu'on me dit a fon fujet, me donna une curiofité infinie de le voir & den être lamaïtrefle; il me fembloit.fi je pouvois me 1'attacher, que je me ferois un proteóteur de eet animal contre ces monftres que j'abhorrois. Ce fut Ie motif qui m'engagea a feindre une connoiffance que je n'avois pas. Le refte de mon hiftoire vous eft a préfent connu, ó Motacoa, pourfuivit la belle princefie des Amphitéocles; vous futes enlevé, j'appris votre atrivée avec horreur. Je me crus pour le coup perdue /lorfque Za-ra-ouf m'annonCa qu'il avoit enfin en fa pofiêffion les deux Tumpingands convenus pour être murilés de compagnie. Afin de rendre la cérémonie plus authentique, il me fitplacer fur le rrone; oü je devois, difoit-il, régner a jamais. II fe cacha pour vérifier des foupcons qui lui avoienr été donnés a mon occafion par une Trifoldaïfte, jaloufe de mon élévation prochaine. II favoit votre nom, il 1'avoit appris par Ie monftre qui avoit enlevé Boldéon, il vous en rappela; je trelfaillis alors, & me fouvins du rêvé myftérieux oü vous aviez fi grande part; votre abord achevade m'enprouverla réalité, mesfensm'abandonnèrenten vous reconnoifiant pour le mêmeque le fonge m'avoit repréfenté. Après être revenue de ma foibleffe, je me ttouvai prés du barbare Za-raouf. Je n'ai plus rien a ajouter, acheva Nafildaé, le prince vous a détaillé ce qui fuivit cette heureufe  3 L A M Ê K I S. rencontre, je lui dus tour, pourrai-je jamais lerracet? de ma mémoire! il faudroit que je furie la plus ingrate de toures les créatures. Nous remerciames la belle princeife des Amphitéocles de la complaifance avec laquelle elle nous avoit conté fon hiftoire, nous en admirames tous la fingularité, Sc elle fit Ie refte du jourl'objet de nos réflexions. Le lendemain a la poinre du jour, Boldéon fut reconnoitre les pafTages par lefquels nous devions fortir de la terre inférieure; il vint le même foir, & nous aflura qu'il étoit facile, en tenant la même route, de quitter ces climats monftrueux. Le jour fiuvant, nous nous munes enmarche &letroifième jour , nous arrivames chez Boldéon, oü nous fümes cachés avec tout le foin qu'exigeoit l'affaire importante qui nous y amenoit. Boldéon nous apprit le lendemain qu'Houcaïs mon père ayant reconnu par des épreuves faites de fa part, 1'innocence de Nafildaé, s'étoit fait defcendre dans le puits d'Hufaïl, pour la chercher, & que depuis ce temps on n'avoit point entendu parler de lui. II nous apprit que fon premier miniftre étoit mort, & que celui qui avoit époufé fa fille Ruraos, dont il a été parlé, étoit plus puiftanr que jamais. II avoit fait mourir ou éloigner tous ceux qui pouvoient fervir a mon rétablifïement fur le tröne : non content de cette barbarie, continu»  Lamekis. ^1 notre ami folicle, il cherche avec un foin extréme tous ceux qui ont été attachés au feu roi. Cette retraite n'eftplus sürepour vous, ó prince! ajoutat-il en me portant la parole; il faut que nous nous réfugions tous a 1'autre extrémité du royaume, & que nous y menions une vieprivée jufqu'a un temrs plus favorable, afin de ne donner aucun foupcon de cë que nous fommes. La, nous attendrons leffet des trames fecrètes que je vais mettre en ufage pour vous faire monter fur le rróne. Je vous formerai un parti; lorfqu'il fera temps, vous paroïtrez tel que vous etes, & vous reprendrez une place qui vous eft due légirimemenr. Nous connoiffions trop bien Boldéon, il étoit trop bien éclairé pour ne pas nous abandonner entièrement a fa conduite. Trois jours après nous partïmes, & dès que nous fümes arrivés ici, la princeiTe des Amphitéocles voulut bien unir fon fort avec le mien. II avoit été réfolu qu'elle rerourneroit dans fon royaume, & qu'elle m'alTocieroit a fon tröne. Mais Boldéon y ayant été envoyé de fa part, rapporta qu'après le départ du grand Lindiagar, les peuples s etoient révoltés , avoient rétabli le culte de Fulghane & déclaré la princeffë incapable de les jamais gouverner. C'étoit a 1'inftigation des prêtres chaffés que ce cruel événement étoit arrivé. Si cette nouvelle affligea mon aimable époufe, ce fut par le chagrin qu'elle relfentit de ne  32 Lamekis. point me donner une couronne que fon généreüX cceur m'avoit deftinée; je lui marquai ma reconr- noiiïance , de pareils fentimens étoient dignes d'admiration, & je lui jurai que fa pofteffion m'étoit plus précieufe que tous les trbnesde 1'uni- vers. Nous jouiffions d'une vie paifible, lorfque la mort de la reine, ma mère, ttoubla notre tranquillité; nous la regrettames fincèrement & elle le méritoit. Celle de Ruraos qui occupoit mon trone, & que jê viens d'apprendre, o Lamekis, continua Motacoa, vient d'apporter bien du changement dans ma fituation. Boldéon, depuis qu'il nous a placés ici} étoit refté inconnu a la cour pour mes intétêts; je viens de recevoir de fes nouvelles, il me mande de me tenirprêt a partir au premier avis, avec aiTu* rance que leparti qu'il m'arormé, eft le dominant, & que je me reverrai dans peu fur le trone de mes pères. Voila, mon cher enfant, me dit Motacoa, en me ferrant le genou, quelles ont été les fortunes que j'ai courues jufqu'ici^il n'a pas tenu a moi d'orner ce récit d'un fervice important que j'ai été a laveille de vous rendre, en fauvant la vie a votre illuftre père. Cet endroit vous intérene de trop prés pour ne pas le détailler avec le foin qu'il mérite. Un jour que je revenois de la pêche avec Falbao:} métier que j'ai toujours fait depuis que je fuis ici j afin de ne point m'expofer a être découvert, j'en- trevis-  Lamekis. trevis h barque fur laquelle vous étiez environné de plufieurs autres qui en tiroient ceux qui périfioient. La curiofité & 1'humanité me firent preifer pour y arnver a tems; il faifoirprefque nuit, & i peine les objets pouvoient-ils fe. diftinguer- le tems que je mis d fendre les flots, m'amena malheureufement trop tard; votre barque étoit coulée a ro„d, & les autres bateaux éloignés. J'allois me 'enter, lorfque Falbao fe jeta dans la mer & vous rapporta, ó Lamékis ! Sans doute que vous ayiez eté oublié dans k barque. Je me félicitai d avoir ete alfez heureux pour vous fauver & ;e vous emportai d mon habitation. Le lendemain j W« a la ville prochaine qu on avoit pris des biancs, & qu'on devoit les conduite au roi. Je ne dourai pas qu'ils ne fuffent les malheureux qui avoient eté enlevés la veille, & ma curiofité me Porta a les aller voir dans 1'endroit oü ils étoient detenus. La majefté d'un viellard fit naitre ma compaffion; je 1'exprimai parquelquesmots; mais quelle fut mafurprife den êtreremercié parvotre fige père; car c'étoit lui dans mon idióme qu>U par on auffi bien que moi. J'étois en ce moment feul avec ce vénérable vieillard, je lui témoWrf la douleurque je relfentois den'être pointen fitua"on de lm fauver la vie, & de n'avoir pas été aiTez heureux pour lui rendre le même office que fe vous avois rendu. A ce difcours, il m'interromi lome ii. q r  >34 Lamekis. avec vivacité, mepriaavec ardeur de lui faire votre portrait, & vous ayant reconnu a mon rapport, il leva les yeux, hurk (i), m'apprit que vous étiez fon nis, & me dit qu'il mouroit content, puifque j'étois fauvé; il le parut en effet, & me raconta une pattie de fes aventures & des perfécutions qu'il avoit elfuyées de la part de la barbare Semiramis. Je m'intéreffai vivement a ce détail, & lui appris par quel moven je pouvois empêcher que vous ne tombaffiez entre les mains du roi, eh vous teignant le vifage de la couleur des peuples du pays. 11 me remercia dans les termes les plus vifs, & me recommanda votre éducanon. J'allois le rafTurer , fur le feul regret qui lui reftoit de voir périr ceux qui avoient été enlevés avec lui, en lui faifant comprendre qu'il n'y avoit que les males blancs fujets a 1'ordre cruel de profcription, lorfque les gardes qui s'inquiérèrent de notre long entretien, nous obligèrent de nous féparer: je n'ai rien appris depuis ce tems, de votre augufte père 3 mais il y a apparence qu'il a fubi fon fort. Le ryran étoit trop jaloux de la deftruction des blancs pour lui avoir fait grace, & c'eft en eet efprit que je vous ai appris fa mort. Plaife au père de la lumière que jemefois trompé, & qu'il l'ait confervé, pour que vous ioyez un jour fa confoktion. (, i ) Manière de prier Vilkonhis,  Lamekis. 'g' Motacoa finit ainfi, & je me mis ï pleurer amèrement : confolez-vous, mon fils , reprit-il on ne peut rien contre les decrets éternels. La fou'mif. fion eft un moyen infaillible pour les rendre favorables. Vpus avez retrouvé en moi un père qui ne vous abandonnera jamais, & qui n'aura point de plaifir plus doux que celui de vous donner des preuves continuelles de fa tendrefie. En erfet le généreux Motacoa m'a tenu parole, & il n'a ' tenu i lui que je n 'aye été le plus heureux de tous les hommes. Quelques jours après le récit de cette hiftoire Boldéon arnva lui-même, fuivi des principaux du' royaume; fes bngues avoient eu le plus heureux fuccès; Boldéon avoit obtenu i force de folli cirations, 1 alfemblée des Etats. La, il avoit appris 1 hiftoire de Ia reine Nafildaé, avoit prouvé fon innocence & étalé les grandes & royales quaIités de fon fils, qu'il appeloit le légitime fouverainaprès cette exorde, il avoit demandé hautemenJ qu il rentrat dans les droits dont il avoit été iniuftement dépofiedé : après une longue délibération on avoir nommé des fages députés pour vérifier le rapport de Boldéon : ils trouvèrent les chofes conformes aux déclarations, en firent leur rapport & les ordres en conféquence furent de reconnoïtre Motacoa, Houcaïs; il me 1'apprit lui-même, en m aiTurant que dans les fujets de joie dont ^ Cij  Lamekis. comblé, celui de m'élever au plus haüt degré dd faveur, étoit 1'un des principaux. Je remetciai le ciel de tant de faveurs, Sc, pour m'en rendre digne, je m'attachai de pl us en plus a 1'aimable fouverain qui me les difpenfoit avec tant de bonté. Le nouvel Houcaïs fut recu dans fes états avec les tranfports de la joie la plus vive. Son premier foin fut d'élever Boldéon Sc Lodaï aux premières charges de 1'empire. Le fecond'de calfer la loi barbare, qui profcrivoit tous les blancs; Sc le troifième, de me faire donner une éducation disme de remplacer un jour le premier miniftre, en cas qu'il vint a manquer. Dans les genres d'études qui furent offerts a mon inclination, je m'attachai principalement a la philofophie, & j'y trouvai tant de goüt, que j'y fis en peu de tems des ptogrès confidérables: je m'y étois donné tout entier, & exceptéles heures oü je faifois ma cour a mon aimable fouverain, jepaflois toutes les autres au travail. J'érois au milieu d'une courbrillantedans une folitudeperpétuelle; 1'on s'en étonnoit d'autant plus, que les plaifits régnoient Sc fe fuccédoient tour a rour. Le rendre Houcaïs ne fe laffoit point de donner des preuves a fa belle époufe, de fa conftance & de fa paffion; mais je les évitois ces plaiiirs avec foin. Plus j'avancois dans 1'étude de la fagefle, & plus ils me fembloient infipides. Peut-on, difois-je, quelquefois, con-  Lamekis. 37 fumer un tems précieux & qui ne revient plus, a des amufemens auffi vains & auffi frivoles ! N'eft-ce pas contracïer avec le monde des engagemens que la mort détruit? Si nous fommes nés pour les chofes du ciel, pourquoi nous occuper des terreftres ? C 'étoient-ld mes réflexions. dans ce tems fortuné; heureux, fi j'euffe toujours penfé de même i Mais hélas! nous navons qu'une feule raifon a oppofer a mille paffions dont on eft obfédé, Eft-il furprenant que fa voix foit fi fouvens étouffée par leurs clameurs tumultueufes, fur-tout lorfqu'on eft aifez malheureux pour leur avoir permis une fois 1'entrée de fon cceur? J'avois choifi 1'endroit le plus folitaire & le plus reculé du palais pour vaqtier a mes rravaux, ma feule dilïïpation étoit de lever quelquefois les yeux au ciel, de i'admirer 8c d'adorer 1'auteur de fa créaEion; jamais aucun mouvement corporel.n'avoit diftrait jufques-la cette élévation fublhne • j'en remertiois quelquefois le ciel du plus profond de mon ame. En étudiant 1'homme, j'avois appris les différentes paifrons dont il eft fi fouvent laproie, 8c je me regardois comme prédeftiné, de n'en connoirre encore que lenom. Qui auroit cru, après être venu jufqu'd 1'ageoüj'étois, muni de fentimens folides & éclairés,que je recufleaufli aifément les impreffions donr je vais parler. Ah! fouveram Villconhis, Yous le permites fans doute, pour me prouver h Ciij  3 8 Lamekis. néant de l'homme& votre grandeur toutefüprème, anulle autre comparable. L'amour vinttroubler ma tranquülité, renverfa ma philofophie, & caufe encore aujourd'hui tous les malheurs de ma vie. Un jour que j'étudiois avec une application infinie, un paflage important fur le principe de 1'homme avant fa création, je fus diftrait par un chant argentin &c tendre qui m'alla jufqu'au cceur. Je levai les yeux avec précipitation, & ils fe por-, tèrent fur un appartement ouvert, dans lequel j'entrevis deux femmes, dont la plus jeune chantoit pendant que 1'autre plus agée la coiffoit : elles éroient 1'une & 1'autte placées de facon a ne pouvoir être vues au vifage, de la place ou je les confidérois; de ma vie je n'avois fongé a. une femme, le moment en étoit venu, je treffaillis, fans en pénétrer la caufe, & cette émotion faifoit un ravage prodigieux dans mon cceur. Je rougis intérieurement de eet état, & la réflexion étant futvenue, j'augurai que ce trouble étoit rintroduclio.n a. un fentiment dont je devois me défier. Je baiflai les yeux, & me remis au travail, mais en vain; une diftraélion opiniatre s'oppofa a ce defir; mes idéés fe choquoient 6c ne vouloient plus rien produire; unaimanttrop puiilant attiroit mes regards; j'avois beau les captiver, ils fe portoient naturellement vers la fenêrre. Le frein de la raifon les retint pendant un tems, s'ils s?échap-  Lamekis. 39 pèrent, ils ne virent rien, & jufques-la jetois en1 core victorieux de cette rentation. Mais la voix ayant ceffé tout-a-coup de chanter, je ne pus m'empêcher de vouloir en favoir la caufe. O ciel, dans quel état devins-je! Un vifage plus brillant que 1'aurore éblouit mes fens étonnés: une jeune perfonne faite par les mains des graces, achevüit d'ajufter des cheveux plus noirs que le jais , autour de fon front; le bras qu'elle avoit levé d'une rondeur féduifante, paroilToit, par l'attirude qui luiétoitpropre, dans toute £1 beauté. O Sinoiiis, que ne reflentis-je point! que ne fuyois-je!.. Mais pourquoi fuir? Eft-ce un crime d'admirer ce que le ciel a créé pour nos plaifirs ? Je reftai dans 1'admitation. En vain 1'étude de la morale, en vain la raifon me dit que la fuite eft un triomphe en ' pareille occafion, je n'écoutai plus rien, je m'abandonnai au charme d'admirer; hélas! je reffentois trop de plaifir. Cependant la jeune perfonne ayant baiffó les yeux de moh cóté, & furpris mes regards, fit un mouvement, comme lorfqu'on eft frappé d'une chofe imprévue , rougit & fe retira fur le champ > tout cela fe fit a la fois. Un inftanr plus tard, la raifon qui me prefloit, reprenoit Ie deffus, & malgré le charme, je me ferois peutTêtre retiré le premier 5 mais ce qui venoit d'arriver, me rendit rempreffement dont j'étois. a la veille de me défaire; je- - Civ  4° • L A M E K £ S. foupirai de la perte du plaifir que j'avois reffenti, je fis des vceux pour qu'il fe repréfentat; en 1'attendant, je ne perdis point de vue 1'endroit charmant, oü il m'étoit apparu. Plus de deux heures fe pafsèrent fans que 1'inconnue fe fit revoir; j'avois recours a 1'oreille que je prêtai attentivement, pour écouter fi quelques,, mouvemens fairs dans 1'appartement-, m'indiqueroient qu'elle y fut encore; elle fe remontra une feconde fois. Fut-ce delTein prémédité d'achever ma conquête, ou fimple hafard ? Elle écoit habillée d'une gafe jonquille, a travers laquelle on voyoit. le. contour admirable de fon corps, 8c cette couleur fembloit être décidée pour en faire valoir la blancheun O ciel!-de quel raviffement ne fus-je point. ttanfporté a la vue de tant d'appas, mais que je payai. cher ces douceurs! L'inconnue fe retire avec le. même embarras que la première fois, & je reftai comme un terme fans fentiment. Plus de huit joutsfe pafsèrent fans qu'elle reparüt a. la fenêtre, j'eus la conftance de refter a la mienne pendant tout ce tems, dans 1'efpérance qu'elle s'y r.emontreroit a la fin, Affreufe impatience, que ne me coutates-vous point! En vain je voulus arracher de mon cceur le trait envenimé dont il; étoit frappé; plus vainement encore, voulus-je avoir recours a ma raifon & a la philofophie, ferriblable au poilfon ftupide qui s'eft lailfë prendre i  Lamekis. 41 l'appatféduifant, je medébattois vainement, plus je faifois d'efForts, & plus la bleffure faignóK, rien n'étoit capable de 1'érancher. Malgré les foins imporrans dont étoit occupé Motacoa, qui travailloit férieufèment a ménager un parti dans le royaume des Amphitéocles pour remettre fous Ia puiilance de la reine un trone qui lui appartenoit fi légitiment; malgré, dis-je., les diftraciions que ces grands foins devoient lui caufernaturellemenr, fon amitié pour moi, le fit appercevoir du changement qui s'étoit fait en ma perfonne & en mon humeur; mon filence fur letar oü je me trouvois, lui fit penferquela trop grande application produifoit mon abbattement; dans eet efprir, il voulut que je me trouvalTe aux aflemblées brillantes, oü toute la jeuneffe imaginoit tous les jours des plaifirs nouveaux, afin qu'en. les partageant, je perdiife peu-a-peu l'humeur noire & mélancolique dont j etois embruni. Je lui devois nop, il s'étoit expliqué de manière a ne pas être défobéi fans être défobligé; je promis de la foumiffion. Pouvois-je moins pour un prince a qui je devois ranr de toutes les fa^ons ? C'éroit toujours avec un regret mortel que je m'éloignois de mon appartement : la crainte 4o perdrel'occafion defirée avec tant d'ardeurde revoir mon adorable inconnue, en étoit la caufe. II me (embloitqu'a peine en étois-jefoifi, elle avoit parui  41- Lamekis; fa fenêtre, & cette idéé me mettoit a Ia gêne par- tout oü je me trouvois. A peine eus-je quitté 1'Houcaïs, que je volai a mon appartement; je trelfaillis en jetant les yeux fur la croifée de mon inconnue, j'entrevis une main qui rangeoit un rideau, & il me fembla voir une ombre qui regardoita. 1'un des coins; quelle émotion ne redentis-je pas? 1'amour rend adroit. Je penfai que la curiofité occafionnoic ce détour, & qu'en imitant la conduite de rinconnue , je 1'obligerois a. fe montrer tout-a-fait. Mes conjectures ne furent pas vaines; elle fut inquiète fans doute de cette manoeuvre, & parut a découvert, me croyant dans le fond de 1'appartement, pour démêler la caufe d'une retraite a laquelle elle n'étoit pas accoutumée, comme elle me 1'a avoué depuis. Je goutai a 1'aife le plaifir de la voir. Si le premier coup d'ceil lui avoit été fi favorable, elle. ne perdit pas au fecond; je la trouvai ravifiante. Quels yeux, quelle bouche! Pardonnez ó Sinoiiis, ces exclamations, jamais elles n'ont été fi excufables! Elle me parut enfin faite pour triompher de tous les cceurs. Je ne pus refter plus long-tems dans 1'admiration, un tranfport auffi vif qu'imprudent y fuccéda, je. me remontrai en joignant les mains avec vivacité, & en m'humiliant devant elle, comme devant une divinité. Elle fe retira brufquement en rougiftant  Lamekis, 45fans doute de ce que jell'avois aihfi furprife; je me repentis de mon imprudence fans en être faché, Elle jugera par^la, me dis-je a moi-même, que je 1'aime; le tranfport perfuade; peut-être prouverat-il mieux que la déclaration la plus étudiée. C'eft ainfi que je raifonnois : 1'amour eft un délire perpétuel, il parle toujours. J'eus bientót lieu de me flatter que mon adion n avoit point déplu. J'entrevis une feconde fois 1'ombre de mon aimable inconnue au rideau , & ia main qui le tenoit comme la première fois. II n'y avoit pas d'apparence de conjedurer de 1'indifterence 011 du dépit a cette manoeuvre. A peine devient-on amoureux quon devient comédien; je feignis de ne point être vu, je me mis a parler feul, a lever les yeux au ciel & a le prier tout haut. de permettre que 1'adorable perfonne qui m'avoit charmé, füt fenfible a. mon amour. On ne perdit pas un mot du monologue, on paroifloit écouter avec beaucoup d'attention, du moins j'en jugeai par 1'attitude contrainte Sc continuelle oü 1'on fe tint pendant tout le tems qu'il dura; je fus fans doute éloquent; il n'étoit pas poflibie de ne pas 1'être, 1'amour m'infpiroit, c'eft un maitre bien habile. Hélas! il me fit faire bien du chemin en peu de tems. Un ordre de la part de 1'Houcaïs, de me rendre dans 1'appartement de la reine, oüdl y avoit une  44 Lamekis. fête appeiée Lak-tro-al-dal (i), afin d'en partager le plaifir, interrompit malheureufement pour moi (i) II n'y avoit que les rois qui fuflent en état de fe donner cette fête. Quatre hommes nuds comme la main, débutoient par fe dire les injures les plus groffières, & par fe faire des défis muruels; ènfuite un cinqüième des plus robuftes furvenoit avec un fpuet noueux, & les étiïlloic jufqu'a ce qu'il les eüt mis en fureur, & que le fang ruiffelat de toutes parts : plus ils faifoient de «is & de mines extraordinaires, occafionnés par les douleurs qu'ils reflentorent, & plus ils faifojent rire 1'aflemblée. Après cette efpèce d'entrée, les fuftigés tomboient tous a la fois fur I'auteur de leurs fouffiances, le failuToient chacun par 1'cndroit qu'ils pouvoient 1'attraper, & fe 1'arrachoient mutuellement; bientót il étoit en fang, & réfiftoit jufqu'a ce que les forces lui manquaffent & qu'il tpmbat par terre'; lorfqu'on en étoit vcnu la, chacun de ces athlètes tenok une corde par le bout, qui fc trouvoit diagonalement croi,iée; au point du milieu de cette corde, s'attachoit une efpèce de tabouret rond fur lequel on mettoit 1'athlète vaincu, Sc les quatre fuftigés, tirant en même tems la corde, It faifoient fauter en 1'air, & la beauté du jeu étoit qu'il rctcmbat a chaque fois fur le ftrapontain. Cet exercice duroit une hcure, & caufoit un plaifir fans pareil; il étoit terminc par jeter le vaincu par les fenêties, & 1'ori attendoit, pour cet eftet, que Ie peuple fut en grand nombre defious. C'étoit le comble du plaifir, paree que tous les bras étoient prêts a le recevoir & a le rejeter mutuellement de 1'un a 1'autre, & a fe 1'arracher vigoureufement. La fête fmifloit par 1'enterrer jufqu'au col, & pour dédommager le patiënt de toutes les pcines qu'il avoit efluyées pour amufer la, cour & le  Lamekis. ^ celui que j'aurois préféré d tous les autres; je veux dire de refter k ma fenêtre, & de recevoir la queL ques preuves que mes tendres fentimens avoient cte compns. La fête fut admirable & galante, la cour & la ville s'y amusèrent, tout refpiroit la joie, moi feul demeurai rêveur Sc inquiet, Sc d'autant plus malheureux que la décence m'obligeoit de me contraindre : 1'Houcaïs avoit d tous momens lesyeuxfur moi, &dchaqueacclamation du peupie me fourroit un doigt (i) dans les narines, en me difant:eh bien! cela n'eft-ilpas bien admirable? cette mine ne vous a-t-elle pas plu ? & cent autres propos de cette facon, touspropres dme faire tenir fur mes gardes. Le roi avoit une qualité qui rendoit fa grandeur refpedable & bien chère, il s'amufoit par complaifance, des plus petites bagatelles Sc peupie Ie reu, la reine & tous Ies gra„ds furvenoient lm prfoient 1'un après I autre fur la tétcj après quoi 1c peupie en foule aeeouroit a qui mieux mieux lui donner cette marqué d'amitié & de diftinétion. Les quatre athlètes au rapport de Strabon , n'étoient pas honorés d'une fi grande faveur; auffi „e la méritoient-ils pas tant. Après Ia ceremonie on leur faifoit paffer la tètt au planehe falte exprès, & le peupie leur arrachoit les che- chauvef 1 kS qUitt0k l01'f<1U'iIS ét°ient cntiè™ ( O Marqué de diftindion de la part du Rol, & méprl, iouveram de celle d'an particulier.  46" L A M E K I Si même a force, de s'y être habitué , elles lui devenoient agréables; il fortoit de fon palais auffi fimplerhenr qu'un particulier;, en fautant fur une jambe, & lorfqu'il étoit dans la rue, il faifoit arrèter les paffans & fautoitpardeffus leurtête,en la leur faifant,il eft vrai, un peu baiffer, paria crainte de les renverfer par rerre, ce qui arrivoit fouvent. Après que la fête fut terminée,leroime propofa de Bil-gou-router (i) avec la reine, randis qu'il (i) Ce jeu étoit royal, & il n'y avoit que les grands qui euflent la prérogative de s'en amufer; il fe nommoit Bil-gou-ta-ber-ker, & fe jouoit de cette facon. Tous ceux qui étoient nommés pour Bil-gou-router, s'afleyoient en rond le ventre a terre, enfuite on apportoitlc Bil-gou-rout, rat fauvage d'une grolfeur prodigieufe, qu'on lachoit au milieu du rond ; tous les mentons touchoient la terre & les boucbes étoient ouvertes, afin de donner au rat la facilité de fe fauver dans celle qui lui plairoitle plus. La fin du jeu étoit d'attraper le rat: lorfqu'il vouloit s'y refugier, un efclave debout 1'y obligeoit en le fuftigeant a coups de fouet, & le rond étoit fi exattement fermé, qu'il ne lui étoit pas poffible de fe mettre a couvert du fouet, a moins d'entrer dans 1'une des bouches. Dès que le Bil-gou-rout étoit pris, celui ou celle qui avoit eu ce bonheur, fe levoit & le cachoit adroitement dans le fein des joueurs, & il demandoit enfuite a 1'un d'eux : ou eft le rat? Ilfalloit le deviner, ou obéir a un commandement. L'ordre rouloit fur une ehanfon ou un baifer, quand on avoit été aflez fortuné pour le deviner; fi c'étoit un homme, il avoit la prérogative de faire lever  / ■ Lamekjs. 47 travailleroit avec fon premier miniftre qui avoit recu des nouvelles favorables des environs de la grande muraille du royaume des Amphitéocles, dont un pan entier étoit tombé fans qu on put pénétrerla caufe (1) de cet écroulement; événement favorable qui ouvroit 1'entrée de ce royaume, & dont 1'Houcaïs vouioit profiter, afin de remerrre la reine fur un trone qui lui appartenoit. Je penfai refufer le roi, je prévoyois que Ie jeu dureroit longtems, Sc il m'étoit bien cruel depenferque j'allois perdre des momens dont j'aurois peut-être fait un meilleur ufage. Mais une réflexion merendir docile a cette faveur; qu'auroit-on penfé de mon refus? La reine n'auroit-elle pas cherché a le pénétrer? Les femmes font plus fenfibles que les hommes", & plus adroites i démêlèr; je chériffois mon fecret' & je ne voulois pas me mettre dans le cas de le rifquer. Mais combien n'eus-je pas lieu de m'applaudic de ma complaifalice, lorfque je fus paffé dans la falie du jeu! Croiriez-vous, ó Sinoüis, avec qui je une de celles qui lui plaifoient le plus, & de lui dire-dans un cabinet voifin, ou il s'enfermoit avec elle, tout ce qu'il lm plaifoit. II en étoit de même des femmes, le privilege étoit égat. - 0 ( 1) L'écroulement de cette muraille fut occafionné par un tremblement de terre. Voyel Heinfius dans fon traité des écroulemens, page 13 de 1'édition de Londres  ^.8 Lamekis;' me tröuvai! O ciel! vous favez 1'excès de 'mott tranfport, en reconnoiflant, en entrant mon aimable inconnüe. Elle fe mit a röugir; je ne fus pas moius embarralfé. La reine qui aimoit a la folie le jeu que nous allions jouer, ne nous laifla pas le tems de nous troubler davantage ; on prit fes places. La mienne me mit èn face de ma charmante voifine; je pus Ia confidérer fans obftaclës. Dieu, que j'étois heureux ! Le Bil-gou-rout ayarit été laché & fouetté, fit trois toürs, & courltt enfin fe cacher dans la bouche de la reine, qui le prit par les dents, elle en fut tranfportée. On regarda alors comme un heureux préfage, ce hafard, & elle en fut complimentée. Après les feintes faires pour bien cacher le rat, la reine me choifit pour deviner; Je n'avois que 1'inconnue en tête, pouvois-je en nommer une autre qu'elle ? Je lui jetai le Bul-gil (1)., Elle le recut d'un air honteux, qui fit jeter un cri général. O Sinoiiis, quelle fut ma joie! j'avois deviné, il m'étoit permis de la faire lever, de la conduire dans lé cabinet, de 1'entretenir. Je me conduifis on ne peut pas mieux d'abordj mais a peine fus-je feul avec elle, que je me rrouvai (1) Boule attachée par une ficelle, afin d'avoir la facilité de la retirer a foi lorfqu'on s'étoit trompé, & qui fervoit ie preuves pour fubir le commandement, paree qu'alors ea la gardoit iiifqu'a ce qu'on y eüt obéi. comme    Lamekis^ 49 fcomme üh terme; je neus rien a lui dire, mes yeux feuls parloient, & il ne me fut pas pofiible de proferer une feule parole. Cependant il falloit fmir; la règle du jeu n'accordoit que quatre minutes, lefquelles palfées, il falloit reparou-re; elles étoient plus que fonnées, le Troukador (1) que la reine battit, nous en avertit. Je foupirai de rage d'avoir fi mal employé un tems précieux; je voulus en fortant lui demander pardon de mon trouble & de ma ftupidité; mais je n'avois q ue 1'ufage des réflexions, il ne me fut pas poffible de mexprimer. L'inconnue en fourit, & fut reprendre fa place en me jetant un ris malin, qui acheva de me rendre le plus fot de tous les hommes. L'occafion perdue ne fe recouvre guère; du refte 'de la foirée, il ne me fut pas poffible de la retrouver. Nous allions quitter le jeu, les treize tours étanc achevés, lorfque le roi qui revint du confeil, en demanda une reprife: il prit place, le Bil-gou-rout qui fut apporté, & qui étoit frais, donna beaucoup de plaifir, & fut long-tems fuftigé fans prendre fon parti: c'étoit le comble de 1'amufement. Enfin il fe fourradans Ia bouche du premier miniftre; 1'on en rit beaucoup, paree que 1'ayant grande, le rat s'y étoit'fourré tout entier, & il eut toutes les peines (1) Cloche cairce, Tórne II, D  •5 o Lamekis. du monde a 1'en retirer. Le roi, Ia reine Sc toute Ia cour qui alfiftoienta cetre récréation, en étoufToient de rire. Enfin le Bil-gou-rout fut caché; Clémelis le devina, &, felon fon droit, c'étoit a elle a faire lever un homme; je me flattai un inftant qu'elle me rendroit la politefle que je lui avois faite; mais, ó rigueur fans pareille! le roi recutle Bul-gil. Je me trouvai alors dans un état a faire pitié, fans en , bien démêlet le fujet : le prince étoit difparu avec 1'inconnue, les quatre minutes me femblèrent un fiècle. Que 1'on fouffie quand on voir ce que 1'on aime au pouvoir d'un autre, il n'y a pas de tourment qui puiffe égaler celui-la^ Le roi revint avec Clémelis, { c'étoit le nom de cette inconnue) que la reine prononca pendanr fon abfence, en la louant de fon choix. J'entrevis un air de fatisfaétion fur fon vifage, qui m'altéta jufqu'au fond de mon cceur. L'Houcaïs qui s'éroit remis a coté de moi, & qui me trouva prodigieufement changé, me demanda avec bonté fi je me trouvois mal; je neus pas la force de répondre, cette queftion avoit achevé de me glacer les fens, Sc je tombai en foibleflê. Je me retrouvai dans mon apparremenr, lorfque jerevins, environné de mes gens & des docteurs. Pour me délivrer de leurs foins, je demandai qü'on me laiflat repofer, en aflurant que c'é^it le feul moyen pour me remettre entièrement.  Lamekis. Sous leprétexte de ne pas me mertre dans le cas de foufTrir, on me faifoit enrager; je fus obligé de me facher pour obtenir la liberté que je defirois. Lorfqu'on fe fut prêté a mes defirs, & que j'eus moi-mêftie mis ma porte en état de ne pas être» furpris, je volai a. ma fenêtre; ó douceurimprévue, bonheur fans pareil! Clémelis y étoit. Elle me fit un figne obligeant, joignit les mains, en mit une fur fa té te, 1'autre fur fon cceur , & me laiffa entendre qu'elle avoit ptis une vraie parr a 1'accident dont elle avoit été témoin; ma langue fe délia alors. Je fuis le plus heureux des hommes, lui disje , puifque vous femblez vous intérelfer a mon fort; que ne puis-je a vos genoux en exprimer la reconnoilfance la plus fincère & la plus vive! Un figne de Clémelis me fit comprendre qu'il n'en falloit pas dire davantage. J'obéis fur le champ, ënlui.marquant par mes geftes mon amour & mes tranfports : elle fembloit s'y complaire, penchoit la tête de coté, & me regardoit avec des yeux mais des yeux ó Sinoiiis, qu'ai-je perdu,y 'a-t-il malheur comparable au mien! Je goutois dans ce rapport mutuel de fentimens un plaifir inexprimable, lorfque Clémelis fe retira tout d'un coup en mefaifant un figne précipité d'en faire autant : j'obéis en murmurant en moi-même "oontre la raifon qui avoit donné lieu a cet ordre; Dij  ]$ï L A M E K I 5% une inquiétude extréme fuivit ce mouvement*, jé me placai de fa^oil que je ne pouvois être vu; mais il n'en étoit pas dë même de mon cóté, lesfenêtres de Clémelis étoient ouvertes, un vent frais faifoit mouvoir des rideaux d'une finelfe & d'une légèreté extréme, & lorfque cela arrivoit, j'enrrevoyois jufqu'au fond de 1'appartement. Un tems aiTez conlidérable fe pafTa fans que mes yeux miffent a profit ces faveurs; mais tout-a-coup je vis palfer un homme, & je reconnus cet homme pour le roi. Cette vilion me rappela ce qui s'étoit pafTé la veille ; qu'en devois-je penfet? Clémelis s'étoit retirée brufquement;elle avoit desraifons fans doute pour ménager 1'Houcaïs; je me jetai dans un abïme de réflexions. Elles étoient biennatutelles. Clémelis, la plus belle perfonne de la cour, ne pouvoit-elle pas avoir fait fur le cceur de ce prince les mêmes impreflions que celles dont j'étois agité ? L'Houcaïs m'avoit toujours paru aimer tendremenr Nafddaé j mais n'étoit-il pas poffible que cette tendrelfe fut ufée ? Mille réflexions plus cruelles les unes que les autres, me rouloient dans 1'efprit a ce fujet. J'étois jaloux, j'avois trop étudié dans Ia morale les paffionspour m'y méprendre. O philofophie, autrefois fi chère! a quoi me fervïtes-vous alors ? Si voiisaviez deflein que je vous fuffe fidéle, pourquoi ne vous montriez -vous pas fous une figure auffi aüoable  Lamekis.' qne celle de Clémelis, je ne vous aurois jamais changée? Je fus deux heures dans 1'état le plus cruel; j'avois beau me rafliirer, 8c pour y réuffir, me rappeler les fignes obligeans qui m'avoient été fairs je tremblois ; ces fignes pouvoienr être équivoques,' & la vifite du roi ne 1'étoit pas :. ce prince, qui favoit que les vues de mon appartement donnoienc fur celui de Clémelis, s'y montra, 8c parut fouhaiter d'appercevoir quelqu'un de mes gens pour leur parler, ou pour me faire dire quelque chofe : fans laifler pénétrer ce que j'avois penfé, je lemis dans le cas d'expliquer fon deflein, en appelant quelqu'un , & en me remetranr dans mon lit. Ce que j'avois conjecturé fe trouva vrai, le roi demanda avec bonté ce que je faifois, & fi j'étois en état qu'il me vit; a la réponfe qui lui fut fake, il'.traverfa une galerie dont il avoit feul la clef, & fe rendit dans mon appartement; fans le préjugé crue! que j'avois contre lui, j'aurois été. combiéde cet honneur, il étoit infigne 8c une preuve certaine de f amitié dont il m'honoroir.. Lamékis, me dit-il, après s'être affis, je me fuis enfin appercu de la caufe de vorre langueur, vous aimez,& fi je ne me trompe, je.connois 1'objet de votre amour; j'attends un aveu fincère de votre part, pour vous aider a devenir heureux; je vous ai fervi jufqu'ici de père, c'eft a vous a me Düj  5-4 Lamekis.parler en fils, faites-moi part de vos penfees les-, plus fecrètes, j'exige cet aveu, & vous vous en trouverez bien. Auheu dere'pondreavec confiancea des marqués de bonté fi pofitives, je niai avec aflurance les conjeébures tirées fur ma mélancolie; deuxraifons me déterminèrent a prendre ce parti. La première, la prévention oü j'étois qu'Houca'is aimoit Clémelis, & qu'un aveu de cette nature étoit capable de nuire a mon amour, pour des motifs aifés a iniaginer. La feconde, une fauffe hontede démentir les principes d'une philofophie contraire, dont j'avois fait gloire trop haurement, pour ofer m'en écarter avec tant de légereré- j'éludai, dis-je, & rejerai fur ma conftitution le dérangement de ma fanté & de mon humeur. Comme le roi ne m'avoit prelfé fur cet article que par 1'intérèt qu'il prenoit a ce qui me regardoit, il changea d'entretien, lorfque je 1'eus affuré de ce que je viens de dire; il me paria d'une fête qu'il vouloit donner a la reine & a route fa cout. Deux jours après il eut la complaifance, pour mamufer, de m'en faire le détail, en m'affurant de la retarder, fi je n'érois pasenfituationd'en partagerles plaifirs. L'idée d'y voir Clémelis, & d'examinerfa conduite, dans le préjugé oü j'étois de fon intelligence avec le roi, me fit avance^ que je me portois affez bien pour profiter du glorieux.avantage de faire ma cour i mon prince, en ajoutant, en fourianr, que je com-  Lamekis.' mencoïs a penfer en homme aflez raifonnable, pour ne point me priver des plaifirs qui Taccompagnoient en rous lieux. Ce difcours fut bien recu, 8c le mit de la meilleure humeur du monde. En faveur, me dit-il, de cette facon nouvelle de penfer qui me plaïr beaucoup, je veux vous faire faire une connoiflance dont vous me faurez un grand gré; vous avez fauvé la vie a une fille de la reine que nous aimons beaucoup, il eft jufte d'en recevoir de fapartles remerciemens convenables. Adieu, vorre air furpris m'annonce votre curiofité, elle eft a fa place, j'en conviens; mais je me fuis fair une loi de ne la point fatisfaire; avec de fefprit & de la pénétration on doir deviner, & vous y parviendrez fans doute aifément. Après ces mors accompagnés d'un fouris malin, le roi fe retira 8c me laifla dans une furprife qui n'a jamais eu d'égale. J'avois fauvé la vie a une fille de la reine, 8c quand, grand dieu! en quell e occafion! ma mémoire étoit donc bien mauvaife, ou me fervoit bien mal; 1'on devoit m'en faire des remerciemens, cette fille n'ignoroit pas fans doute qu'elle m'étoit obligée j d'oü vient donc attendoit-elle fi long-tems a me marquer cette reconnoiffance, par quel canal le roi étoit-il mieux inftruitque moi? Toutes ces chofes me confondoient; une autre réflexion m'en fit naitre mille. Le roi fortoit de chez Clémelis; fon premier difcours avoit roulé fur une paffion qu'il. Div  5^ Lamekis.' me fuppofoitj que vouloit dire tout cela? Je m'y perdois; d'ailleurs, Clémelis avoit d'abord évité de xenconrrer mes regards, & puis tour-a-coup elle fe préfente cent fois a la fenêtre, adoucit les flens, me fait des fignes obligeans; quels reiforts fecrets font donc mouVoir toutes chofes? voila bien des fujets de penfer. Je médirois profondément fur toutes ces chofes, lorfque la charmanre Clémelis reparut a la fenêtre avec une femme d'un age avancé, a laquelle elle me montra, en s'entretenant fans doute de moi. Cette remarque m'intimida, me futptit & m'empêcha de fuivre les tranfports que fa préfence m'avoit rendus. Toutes les fois que mes regards rencontroient ceux de Clémelis, les fiens me fourioienr& me découvroient un fonds de bonté dont je ne pouvois afTez m etonner; la deftinée agiffoit, & elle ne tarda pas a me conduire au but qu'elle me deftinoit. Quelques feigneurs de la cour, qui setoient trouvés préfens lors de ma foibleffe , fe firent annoncer, & je ne pus honnêtementleur empêcher 1'enrrée de mon apparremenr. C-'éroit bien moins a moi qu a THoucaïs qu'ils faifoient leur cour. Lim de ces courtifans, homme léger, volage, & quine pouvoir fe tenir en.place, fut s'appuyera la fenêtre, y refta quelque tems & fe rerourna vers moi en me félickant du voifinage de la perfonne, difoit-il, la  L A M £ K J S.' 'ff plus aimable du royaume. L'un deux qui s'étoit tenu a fa place, & qui ignoroit de qui le petitmaïrre parloir, lui en demanda le nom , c'eft Clémelis, reprir-il: Clémelis, ajouta un troifième, en me portant la parole; que vous êtes heureux! Je ne vois rien dans le monde qui lui foit comparable. Pour moi, je mettrois une couronne a fespieds, continua-t-il en élevant la voix, & en s'approchant de la fenêtre, afin d'être entendu fans doute, & tout de fuite, en feignant de nous parler, lui fit une déclaration dans les formes. J'enrageois, & me taifois, le ton étoit pris, il auroit été inutile de vouloir faire changer d'objers 1'entretien. Après beaucoup de galanteries débirées, on entra dans urr détail qui ne me déplut point. Nous favons rous qu'elle eft étrangère,nous dit le petit-maitre; mais aucür» de nous n'a pu encore découvrir par quel endroit l'Houcaïs Fa prife fousfaprote&ion; finous le connoiffions moins, nous nous ferions imaginé qu'il eft blelfé de fes charmes; mais la conduite qu'il a tenue envers elle, en la donnant a la reine, a retenu nos jugemens; ce qui nous excède, eft le fecret gardé fur fon origine : elle a beau faire cependant, ajouta-t-il comme par reflexion, nous Je faurons, cela ne peut long-tems nous échapper; il en fera de cela comme du fecret qu'elle garde précieufement fur les affaires de cceur. Elle Fa touché, elle a beau s'en défendre, on eft connoiffeur, quel-,  '5*' Lamekis. qu'adroit que foit le manége, il ne tardera pas a être public; pour moi qui 1'adore, & qui fuis piqué auvif, jen'aurai aucun repos que je ne fois au fait de tous ces myftères, & j'y travaille aótuellement. Le petit-maïtre en refta la pour cette fois; un autre fou de fon genre releva la converfation , quoique fon difcours ne décidat rien, il ne fervitpas peu ame faire perfévérer dans ma première prévenrion. II ne faut pas tant fe toutmenter, s'écria-t-il, pour deviner le renanr de cerre belle perfonne, vous 1'avez nommée fans y faire alfez d'attention. Quoi, le roi, inrerrompit le petit-maïtre! oui le foi, continua le courtifan; le hafard me 1'a fait reconnoïtre dix fois qui alloit chez elle, ou qui en fortoit; aujourd'luii même, aujourd'hui il y apafTé la matinée, & li vous voulez faire une remarque, quin'eft rien en apparence, & qui décide de rout, •frous conviendrez aumoins qu'elle donne lieu a bien des conjeétures. J'attendis cette demie preuve avec impatience, en 1'expliqua. Le roi, depuis quelque tems, convinton, afliftoit aflidüment a tous les petits jeux oü Clémelis fe trouvoit, & on avoit remarqué qu'il n'avoir pas été toujours de même. Ce difcours me fit impreffion, & me caufa de la douleur; je n'en témoignai rien ; mais il me plongea dans une diftraétion fi grande, qu'elle me délivra de mes fècheux j ils me crurent fans doute en conféquenc-e  Lamekis. 5^ incommodé, & ils prirent enfin congé de moi, en m'afTurant d'une amitié dont je les aurois fort volontiers difpenfés. Jugez, o Sinoüis, de la fituation nouvelle 8c facheufe ou je me trouvai après leur départ. Quelcjues jours auparavant j'avois été comblé des fignes obligeans que Clémelis me faifoit; dans ce quartd'heure je les envifageai comme enfantés par une politique inconnue, & qui ne tendoitqu'ame faire tomber dans un piége dont je n'étois pas en état de démêler le principe. Certe idéé fir une impreflion fi. vivefur mon efprir, que je réfolus de combattre ma paffion, & de ne plus reparoïtre a ma fenêrrefans confulter fi j'étois aflèz forr pour rendre ce combat; jele réfolus, & pour commencer a me donner amoimême des preuves de ma fermeré, je palfai dans un autre appartement , ou je reftai dans les mêmes fentimens jufqu'au jour de la fête dont je ne pouvois me difpenfer, après Ia parole que j'avois donnée au roi de m'y trouver. Cette conduite m'attira un mefTage auquel je je n'avois garde de m'attendre; le troifième jour un efclave inconnu fe fit annoncer, & demanda de me remettreen mainpropre un biller dont il étoit chargé; il ne contenoit que quatre mots, les voici: Lettre de Clémelis. « On eft inquiète dene plus vous-voir; on faic  £0' Lamekis.' »' que vous n'êtes point aflez malade pour ne point » paroïtre; a quoi pourroit-on attribuer des em»> preflemens fuivis d'un fi grand froid & d'une » conduite li extraordinaire? On voudroit bien »> deviner tout cela, onn'ofe,on craindroit d'ap» prendre des chofes qui déplairoient, on vous eft » trop redevable pour rifquer de fe brouiller avec •> vous». Adieu. Cette lettre au Iieu de me jeter dans le ravifleïnent, nefitqu'augmentermadéfiance,&redoubler mes embarras : mon premier mouvement fut de renvoyer 1'efclave fans réponfe, une réflexion politique m'arrêta; 1'on doit une certaine confidération aux femmes, a laquelle un homme bien élevé ne doit jamais manquer. Je mis la main a la plume, & j'écrivis ces mots : Lettre de Lamekis. « L' o n n'ofe fe flatter des bontés dont il eft t> queftion dans le meflage qu'on a recu avec toute v la reconnoilfance poffible : cette conduite dont » on feint de fe plaindre, eft naturelle, & la fuite n de réflexions judicieufes. On voudroit a fon tour y favoir deviner, on feroit moins inquiet d'un dif» cours d'obligation auquel on ne comprend rien. 5» On feroit trop heureux encore d'y avoir donné g lieu j 1'on s'en applaudiroit, mais on ne s ecarté-  Lamekis; g4i w roït point par des fentimens déplacés, du refped »> du a un fouverain auquel on eft aufli redevabfc » qu'attaché ». Le brouillon de ma lettre étoit bien plus intel& gible, & fe fentoit de mes préventions j mais avant que de 1'envoyer, je jugeai a propos d'être plus obfcur, & mon billet fit 1'effet que jen avois attendu. Clémelis me prouva par la fécherefle de fes regards, lorfque je me trouvai avec elle le jout de la fête donnée par le roi, combien elle étoit fenfible a la manière cavalière aveclaquelle j'avois répondua fa lettre. Jufqu'a ce moment je m'étois cru fondé, je metois-même applaudi de ma fermeté; je ne 1'aime plus, me difois-je, ma raiforj a percé le nuage, & m'a fait reprendre 1'empire fur mes fens éronnés. Qu'ofois-je dire! je n'avois jamais tant aimé, jene tatdai pas a m'en apperce; voir. La fêre dura trois jours, & pendant ce tems,1 Clémelis me parut fi belle, fi fage &fi mefurée, que je me reprochai d'avoir pu la foup§onner de manége & d'artifice. La candeur fe manifeftoit fur fon vifage adorable; dans toutes les occafions elle eut fouvent des conférences avec le roi; je les fuivis même dans un bofquet reculé, oü fans témoin il étoit facile de juger de Ia vérité, ou du faux de mes préjugés j mais je ne remarquai rien qui put les  '6t L A M E K I s. affurer. Toutes les fóis que 1'Houcaïs lui parloir," les yeux de cette belle fille étoient baifles, 8c fes joues relevées d'un rouge annoncant 1'innocence 8c la pudeur; fi elle fourioit, c'étoit avec des graces 8c une décence qui nepouvoient être trop admirées. Lorfque le cceur eft blefle, les imprefiions bonnes ou mauvaifes fe fuccèdent rapidement: avant le troifième jour pafte, j'étois revenu entièrement furie compre de la belle Clémelis, & je m'étois déja reproché mille fois d'avoir manqué des occafions aufli favorables que celles qu'offroit une fête oü la liberté régnoit. Je réfolus de chercher a réparer une conduite fi blamable; 1'Houcaïs m'en fournit les moyens, en me demandant fi ma philofophie 8c mon indifférence étoient toujours montées fur le même ton : vous m'aviez affuré, me dit-il, que vous étiez plus raifonnable fur le compre des plaifirs; cependant en vous exaxninantde prés ces jours-ci, je vous ai trouvé rêveur, diftrait & rnélancolique, & comme un homme qui fe livre paria feule complaifance. Mon defiein étoit de vous tenir parole fur un point dont je vous ai parlé chez vous; mais vous m'avez paru fi peu difpofé a vous prêter a mes bonnes intentions, que j'en fuis refté la. Le roi ajouta a ce difcours, que j'étois bien peu curieux, après ce qu'il m'avoit dit : ou vous êtes le plus indifférent de tous les hommes, continua-t-il, ou vous êtes le plus difli-  Lamekis. mule'; Je ne vous pafierai ni 1'ün ni Tautre, conclut-il, en riant, prenez-y garde, jen ferai éclairci plutöt que vous ne penfez. Je répondis afiez naturellement a cette nouvelle attaque, & jen profitai fort adroitement pour faire parler 1'Houcaïs. Seigneur, je fuis rêveur & diftrair, jen conviens, repris-je, mais qui ne ne le feroit pas, après le difcours qu'il vous a plu de me renir? Ma pénétration n'eft point alfez vivepour deviner des énigmes impénétrables. Depuis que j'ai fufage de raifon je vis fous vos loix, jamais je ne m'en fuis écarté, & il ne m'en eft rien arrivé d'important , que vous n'eia ayez éré pleinement informé. Commenr donc aurois-je pu fauver la vie ï une fille de la reine ? & par quel endroit ? Je vous interromps , repartit 1'Houcaïs en fouriant, votre excufe eft légitime §c mérite de la confidération : fuivez-moi, conrinua ce prince, je ne veux pas vous faire languir davanrage, il eft jufte de vous éclaircir. En achevant ces mots, il me prit par la main, 8c me conduifit dans un falon, ou la reine jouoit au cheval-fondu (i) avec fes femmes, 8c la tira en particulier avec Clémelis 8c une femme dont le regard me remua jufqu'au fond du cceur. (i) II n'y avoit que les princes a qui il fut permis de jouer ce beau jeu : & par une bonté toute royale il étoit permis au peupie d'y affifter.  64. Lamekis: Lamékis me fait pitié, leur dit-il, j'avois réfola de lui taire le fecret qui FintérelTe , jufqu'au tems convenu entre nous ; mais fes inquiétudes & fa langueur m'ont décidé : je vous laiffe, ajouta-t-il a la reine, je vais prendre votre place, & continuer votre jeu, comblez-le de la joie la plus pure. Après ces mots, ilfe retira, & la reine avec un fouris gracieux me paria en ces termes : Ne vous fentez-vous point ému, ó Lamékis, me dit-elle, en obfervant fixement mes regards? je n'ai qu'un mot a vous dire pour vous rendre le plus heureux des hommes. Je voudrois bien avant de m'expliquer, que la nature vous aidat a me deviner; vous avez devantvous une perfonne, bien chère, rappelez votre enfance 8c le jour fatal, oü expofé fur la mer, vous perdites ce bien précieux. Ah! m'écriai-je, enfixanr cerre femme qui accompagnoir Clémelis, mes yeux s'ouvrent, mon cceur parle , je vois. . .ah ma mère!...je n'en pus. dire davantage, mes genoux plièrent fous moi, je voulus me jeter dans les bras de Milkéa; c'étoit elle-même, le ciel me 1'avoit confervée. Mais 1'émotion dont je fus agité, m'en óta la force : elle me ferroit de toutes fes forces, m'appeloit dudoux nom de fils , j'étois enfin au comble de la joie. Cette fcène fut bien vive & bien intérefTante pour moi, la reine & Clémelis en étoient fpedtaSrices, 8c fembloient partager cet événement fi précieux.  Lamekis." tf'ji öenx. A peine eus-je exprimé mes premiers tranfporrs, que je demandai avec empreflement des nouvelles de mon père : 1'embarras & la trifteflequi parurent tour-a-coup fur le vifage de Milkéa, m eclaircirenr entièrement fur fon fórr; je ceflai mes queftions. Le fflence fuccéda, & jepleurai aufli amèremenr que fi la chofe eut été nouvelle pour moi & qu'elle m'eüt été apprife dans ce moment. La reine interrompit ma douleur, en me repréfentant la foumiflion que nous devions tous aux décretséternels. Vorre illuftre père a rrop bienvécu, me dir-elle , pour ne pas être au comble de la gloire : Ie ciel demande aujourd'hui des adres de reconnoiflance & non de douleur; Ia faveur extréme qu'il vous accorde en vous rendant une mère chérie, doit faire celfer tout autre fentiment. Ces mots féchèrent mes pleurs, la vue d'une mère & refpedable me combla en eflêt de plaifir & de joie, & je 1'exprimai de nouveau par les plus rendres embraflemens. Milkéa m'apprit alors 1'hiftoire de mon illuftre père, que j'ignorois entièrement, & me la rappor» telle que je vous 1'ai contée, ó.Sinoiiis ! mais lorfqu'elle fut a lamcle de notre expofition fur les eaux (i) & de 1'erfroyable exrrémité oü la faim nous avoit tous réduirs, elle s'arrêta. C'eft ici, C- ) ^°ye\ 'a première parcie. Tome II. J£  SS Lamekis.' s'écria-t-elle, en élevant les yeux au ciel,ou.les reflbrts d'une providence fuprême doivent être a jamais adorés. Tout périt de misère & de faim! je perds une fille chérie, mon illuftre époux eft a la veille de fuccomber; Harouza paye le rribur a la nature; une mère barbare veur dévorer fa propre fille; un enfanr eftprêt apérir; un inftant plus rard il rentroit dans la nuit éternelle. Votre fang, o mon fils! lui rend la vie. Elle fuce votre plaie, & cette nourritute aftreufe la conferve. Ah! que me dites-vous, interrompis-je, en jerant des yeux étonnés fur Clémelis , voila donc 1'énigme expliquée, Sc ces obligations dont le roi a bien voulu m'entretenir ? Serois-je alfez heureux, puifque le ciel abien voulu me faire 1'inftrument de fa gloire, que fon choix fur encore tombé fur la perfonne du monde qui m'enparoit la plus digne ? Cetembraffemenr que ma reconnoiffance autorife, interrompir Clémelis en rougiffant, aflure entièrement votre conjecture : fans les ordres qui m'ont retenue jufqu'aujourd'hui, je me ferois acquittée de cette obligation dès 1'inftant que j'ai appris que vous étiez mon libérateur Ce difcours & les graces qui 1'accompagnèrent, firent reprendre a mon cceur toute fa vivacité pour Clémelis ,& détruifirent toutes les idéés con§uesau fujet de fon intelligence avec le toi. Rien n'étoit plus naturel que les entrevues qu'ils avoient eues  Lamekis, 'cy enfemble, il m'étoit aifé de penfer que je les avois occafionnées ; d'ailleurs cette aimable perfonne n'avoit jamais quitté mon illuftre mère; je venois de 1'apprendre par 1'hiftoire qui venoit de m'être rapportée -.elle avoit remplacé mafceur, & elle étoit regardée de Milkéa comme une fille chérie que Ie ciel lui avoit fait adopter: en moins d'un inftant toutes ces réflexions fe firent a la fois. A ce trouble dévorant dont j'étois -agité depuis quelques jours, fuccéda dans mon cceur une joie pure & fenfible; je la rémoignai dans les termes les plus vifs; je fis plus, j'avouai tous les fentimens qui m'avoient été infpirés; la reine & ma mère les approuvèrent & m'afiurèrent que 1'Houcaïs étoit difpofé a confentir i mon bonheur. La feule Clémelis fe tut; mais fon filence étoit favorable & doux : ciel que j'aurois éré heureux, fi j'avois fu mettre a profit les faveurs dónt le ciel me combla bientót! Mais hélas! eft-on né pour Fêtre dans la vie? Le roi qui fur bientöt ma paffion pour Clémelis, me fir d'obligeans reproches de la lui avoir cachée: vousfaviez que je vous aime, me dir-il avec bonté, & quepouvant vous rendre heureux, il n'étoit pas poffible de me refufer a tous vos defits. Je neus garde de lui avouer les raifons qüi m'en avoient empêché; il fe contenta de celles auxquelles je recourus, & la fin de la conférence fur une déci- Eij  &$ -Lamekis*; fion formelle de nous unir au plutót, Clémelis c& moi, par de facrés liens: en attendant le tems marqué il me fut permis de la voir a toutes les heures du jour. Si les charmes de cette perfonne adorable m'avoient féduit dès le premier inttant que j'avois eu lieu de les entrevoir, le brillant de fon efprir, la douceur de fon caraótère achevèrent de me faire comprendre que j'allois être le plus fortuné de tous les hommes. En effet, fes grandes qualités étoient au-delfus de 1'apologie qu'on en pouvoit faire» O ciel! qui auroit cru que ce qui devoit afTurer mon bonheur, dür être la fource dans la fuire de norre féparation ? Mais permettez , ö Sinoiiis , que j'éloigne encore quelque tems ce funefte moment, il doit être prévenu par des circonftances abfolument néceffaires pour le mettre dans tout fon jour, & pour me rendre, s'il fe peut, moins condamnable: voila 1'effet de 1'amour propre; il met tout en ufage pour s'empêcher d'être blamé. Boldéon avoit un fils qui partageoit avec fon père les faveurs de 1'Houcaïs;, il m'avoit ptévenu de rant de bontés, & fa phifionomie étoit fi douce & fi flatteufe, que je n'avois pu m'empêcher de 1'aimer & de répondrea une amitié dont je me trouvois fort honoré. Cependant quelle que fut ma prévendon pour lui, je lui avois caché jufques-la ma paifion pour Clémelis. Je crus devoir, dans 1'occa-  L A M E K I si' fion préfente,sêrre le premier a lui apprendre un événement qui alloit devénir public -y il auroit eu Eeu de me faire de juftes reproches, & de douter d'une amitié donr je raffurois tous les jours. II me parut furpris de cet aveu, me paria des charmes de 1'union conjugale „comme d'un joug pefanr 8c pénible dont je me repentirois tótou tard: il ajouta que Clémelis étoit trop belle pour me rendre heureux. Vous 1'aimez beaucoup, me dit-il, vous 1'aimerez encore davantage après la poffelfion, la délicatere fervira d'introduction a la jaloufie, & la jaloufie au malheur de vos jours. Les arnans que fa beauté lui attirera, vous tiendront toujours dans 1'inquiétude; tant queladélicatelfefubfiftera, cette inquiétude ne tombera que fur vos rivaux; mais a peine la jaloufie y aura-r-elle fuccédé , qu'elle changera cruellement d'objet; l'eftime, la bafe du véritable bonheur s evanouira;. vous croirez votre époufe capable de vous manquer dans les chofes les plus importantes , 8c dès que cette prévention aura lieu, vous vous rendrez mutuellement malheureux. J'ai fenri dans toute fon étendue, la vérité de ces maximes, 6 Sinoüis; mais ces préjugés cruels étoient bien moins enfantés par 1'amitié que par lapolitique. Zélimon, c'étoir le nom de eer ami,: avoir fes raifons pour me tenir ce difcours, vous ne rarderez pas a en être pleinement convaincu. Le retour de Boldéon du royaume des Amphi^ Eüj  7& Lamekis. téocles ,oüil s'étoit rendu pour menager les intéréts de la reine, apporta des changemens bien flatteurs dans celui de 1'Houcaïs. La reine étoit reconnue fouveraine de ces climats par les brigues de ce miniftrehabile, & la conjuration qu'il avoit tramée pour eet effet avec les fujets qui étoient reftés fidèles au parti de Nalïldaé, avoit réuffi au-dela même de ce qu'on en avoit attendu; la joie étoit générale, 8c les Abdalois la témoignoient par toutes les fêtes que 1'ufage a confacrées auxévènemens les plus heureux. J'en partageai les douceurs par Punion que je contractai avec Clémelis : 1'Houcaïs, la reine & route la cour afliftèrent a ce mariage. Zélimon, Ie plus cher de mes amis alors, me fervit d'Ab-fokcor (i). L'épreuve ne fit qu'alïurer mes préven- ( i) II eft d'ufage dans le royaume des Abdalles d'infïruire une fille prête a entrer dans Ie lit nuptial, des devoirs qu'elle y doit remplir; Sc celui que 1'époux choifie pour endoctriner fa future, répond , en fon propre Sc privé nom , au mari de la virginité de celle qui lui eft confiée. La veille du jour de la cérémonie 1'Ab-fok-cor, ou celui qui eft chargé de la part du futur de l'inftruélion des dcvoirs conjugaux, fe rend au couchcr du foleil dans la maifon de la vierge; il préfcnte Con pouvoir au père, a la mère, ou a ceux qui les repréfentent. Le pouvoir eft une chcmife du futur, lur laquelle eft écrite, en caraétèrcsrouges, la procuration. Dès qu'elle a été lue avec des marqués de «onfidératior., on fait venir la vierge, & on Ia reiaet a  Lamekis. rions, je me trouvai le lendemain le plus fortuné de tous les hommes. Quelques mois fe pafsèrent dans Pivrefle des plaifirs que caufe une tendrefle mutuelle. L'adorable Clémelis 1'étoit toujours a mes yeux; la douceur de fon cara&ère, fes fac,ons féduifanres , tout m'enchanroit en elle; rien ne paroiflbit capable d'altérer ma félicité. Mais que je connoiflois peu le monde, ou pour mieux dire, que je me connoiflois peu moi-même! Je fentis bientót par une farale expérience, que plus on fe croir heureux, & plus on eft a la veille de ne plus 1'être; les révolutions de la vie , comme celles des faifons, fe fuc- 1'Ab-fok-cor; il s'enferme avec elle dans un appartement fans lumière, ufage modefte ordonné par la loi, pour ne point trop faire fouffrirla pudeur. La, fur un fofa étendu, la future écoute, fans qu'il lui foit permis de répondre, toutes les obligations que 1'hymen va lui faire contrader. Après un fermon fort étendu fur la manière dont elle doit s'attirer les chaftes embraflemens d'un époux, il lui demanda fi elle eft pure; elle répond ordinairement oui, (& cela eft de tous les pays) alors 1'Ab-fok-cor s'écrie fans doute....... & puis par réflexion , pen doute; a quoi la vierge doit répondre : prouvez. Le chafte auteur de cette hiftoire n'en dit pas davantage. L'Ab-fok-cor, au lever du foleil, fe retire, fe rend chez le mari, l'embra(Te & lui dit: 1'enfanc dort; a quoi le futur répond : allons donc le réveilier. Enfuite 1'on va au temple ou 1'on confomme la cérémonie. Eiv,  ^ Lamekis." cèdent les unes-aux autres j c'eft ce qui nefera bien'* tor que rrop prouvé. La reine qui brüloir du defir de mettre la couronne des Amphitéocles fur la rête d'un époux aimé le plus rendremenr, follicitoir de jour en jour inftamment den faire le voyage. L'Houcaïs enfin lui donna cette fatisfaótion; les ordres du déparr furent donnés. Clémelis fut nommée pour accompagner la reine; pour moi je reftai prés du roi, qui ne devoit fuivre que quelques jours après. Ce retard étoit un effet de politique, afin de donner ie rems aux fujets de. la reine de la recevoir avec la folemmté requife en une pareille oecafion. Certe cruelle Sc petite féparation fut un préfage funefte d'une plus grande, & la fource terrible de tous mes égaremens. A peine Clémelis fut-elle partie, qu'une inquiétude mortelle s'empara de mon efprit. Ces rivaux que je n'avois point redoutés tant que je m'étois trouvé en place d 'être témoin de leur emprelfement pour ma femme, meparurent alorsinfupportables & dangereux; j'avois beau chercherdans h fagefiè de Clémelis un antidote certain contre le poifon fatal qui fe glifioit dans mon cceur, rien ne calmoit mes alarmes : peu-a-peu ces inquiétudes pnrent un fi grand empire fur ma raifon troublée, que je n etois pas le mai'tre den dérober les fympïomes, Zélimon s'en appereut. Eh bieri, me dit-i{  L A M E K I S.' 7$ un jour après m'avoir confidéré avec pitié, ne nous voila t-il pas dans 1'érar que je vous ai prédit? Vous êres jaloux, vous périflez peu-a-peu, & fi cela continue, cette humeur vous mettra aux portes du tombeau; je vois d'autant moins de remède au fupplice dont vous êtes accablé, que la caufe n'en eftpas prête acefler. Clémelis eft jeune, fes chatmes nefontqu'a leurprintems, les amans augmenteront de jour en jour, 8c par conféquent vos tourmens. Heureux, fi dans le nombre de fes adorateurs il ne s'en trouve pas d'aflez aimables, d'aflez puiflans, 8c qui plus eft, d'aflez conftans dans leurs pourfuites, pour ne pas voiis mettre dans le cas de vous défier de la fagefle de celle qui fait lafource de vos peines.C'eft alors qu'elles viendroienta leur comble, rien ne feroir capable de les foulager. Zélimon de jour en jour me tenoit de femblables propos : au lieu de me raflurer, il ne m'ehtretenoit que de 1'inconftance & de la perfidie des femme:; fa morale étoit fans celfe empoifbnnée des traits les plus odieux & des exemples les plus outrés; ils me frappoient quelquefois au point, que vingt fois je fus a la veille de partir fecrètement, & d'allermoi-même vérifier mes ombrages; la feule honte me retenoit; hélas! pourquoi ne duroit-elle pas toujours ? Le tems fixé oïi 1'Houcaïs devoit aller rejoindre la reine; CEan't arrivé, il fe prépara a partir. Sa cour  74 Lamekis; étoit lelie Sc brillanre, chacun des coumfans l 1'envi avoit grolïi fon cortège, & fait fes efforts pour faire honneur a fon monarque puiffant; le mien n'étoit pas 1'un des moins apparens; j'ofe même dire qu'après celui du roi il étoir le mieux ©rdonné; I'idée de me monrrer a ma chère Clémelis avec des dehors qui puffenr lui plaire & darter fa vaniré, n'avoir pas peu contribué aux foins que je m'étois donnés pour y réuflir. La reine Sc route fa cour devoienr fe rrouver fur des tribunes a notre entree; c'étoit un jour a fe faire valoir; des autres aux plaifirs, & je n'en excepte aucune. » Jugez avec ces difpofitions fi 1'amour languit? » Non, Lamékis; il échauffe de fes Hammes » voluptueufes tous nos courtifans, 1'on ne vit » plus ici que par lui. » Le roi vous aime roujours beaucoup, il dit *> fouvent qu'il lui manque quelque chofe, & c'eft » vous qu'il défigne; vous devez avoir recu avant » hier un courier de fa part; il eft furpris, comme rout le monde, de la continuation de votre -mala» die. S'il fe trouve de 1'indiftérence dans quelques » cceurs, on ne les irrite pas. On vous defire, on » vous aime, Sc Ton fera comblé de votre rerour; j' preftez-le donc, pour moi, il ne peut rien m'arrij» ver de plus heureux ». . Cette lettre décida toutes mes irréfoluüons;  7*^ L i m j ï i s; fans rien me dire de pofitif, ne me difok-elie pas tout? Je la relus cent fois, Sc plus jen fis l'analyfe, & plus elle me perfuada que Clémelis m'étoit infidelle. Ce paflage fur-tout me plongeoit dans un abïme depenfées : 1'on dit a 1'oreille que 1'Hocaïs eft amoureux, & que les fêtes brillantes qu'il donne . fans cefle, ont un objet reconnoiffant & digne de tant de foins; mais je me tais, & le filence eft prudent. Que devois-je augurerde ce filence & de cette difcrétion déplacée? Sans raifonner davantage, je pris ma réfolution, malgré ma foiblefie, je voulus parrir, & je le fis incognito. En paffant dans un village, ou je fus obligé de relayer, &oiï je me repofai quelques heures a caufe de ma foiblefie, j'appris qu'une femme de la cour en fortoit accompagnée d un feul homme qui alloit devant fa chaife; je m'informai fans defiein de fon nom, on ne put me le dire; mais on me la défigna fi belle, & le potrait qu'on m'en fit, avoit tant de reflemblance avec celui de Clémelis, que fans la prévention oü j'étois qu'elle ne pouvoit être forrie de la cour, je n'aurois pas héfité a la reconnoïtre. Lorfque je fus arrivé, je me rendis fecrètement chez Zélimon; il me fit attendre long-tems, & nevint que bien avantdans la nuit; il recula deux pas en me trouvant dans fon apparrement, devint pale, & parut interdit. Ah! Lamékis, me dit-il, que venez-vous faire ici? & d'oü vient le myftère  Lamekis." ^ que vous afleótez en y arrivant ? II auroit bien mieux valu que vous euffiez annoncé votre voyage quinze jours plutor, & puis il fe rur, comme un homme qui fe repenr d'en avoir rrop dir. Je le preflai de s'expliquer, mais ce fur inutilement; il me défefpéra par fon lilence, & jen fus fi piqué, que je me retiraidans un appartement qui m'avoit été préparé, avec le parti pris de changer de logement dès qu'il feroit jour. Quelquc befoin que j'euflè de repos, il ne me fut pas poffible den prendre, j'étois a bout, je ne favois quelles conje&ures titer de la réception de Zélimon & de fes procédés. L'un & 1'aurre cachoienc des myftères donr 1'obfcuriré faifbit mon fuppliceQue vouloit dire cette précaution d'annoncer mon voyage; il étoit donc dangereux de furprendre Clémelis O ciel! que 1'incerrirude eft cruelle lorfque le cceur eft agiré par des endroirs aufli fenfibles! J'étois au fupplice, & s'il avoit continué, je n'étois pas en état d'y pouvoir rélifter. J'étois pret a fortir de chez Zélimon, je donnois mes ordres a un afTranchi pour me chercher une maifon oü je pufles continuer a garder 1'incogniro, lorique cet ami fatal entra dans mon apparrement. J'étois fi piqué contre lui, que je continuai a me faire habiller, fans daigner répondre a un compliment ordinaire. II ne me dit rien qu'au moment qu'on vint m'apprendre que mon loge-  8o Lamékis/ ment étoit pret, & que je me difpofai a fortir. Que veur dire cette conduite, s'écria-t-il en me rerenant? vous figurez-voUs que je vous fouffre ailleurs que chez moi ? Je répondis a ce difcours avec froideur, & je voulus fortir. Non, me dit-il, jecroyois vous obliger en gardant un filence convenable avec vous; mais puifque vous prenez les chofes avec une prévention aufli injufte, je le romprai; remettez-vous au lit, Lamékis, continua Zélimon avec un air plus ouvert, votre fituation le demande, la vous ferez inftruir de ce que votre imprudente curiofité vous force a favoir. L'idée de fortir de mon incertitude, me rendit ma férénité; je fus docile a tout ce qu'il voulut, je me mis au lit, en effet j'en avois bien befoin. Lorfque je fus en état de 1'écouter, il ordonna a un efclave de dire a fa porte qu'il n'y étoit pour perfonne, & après cette précautiou pour ne point être interrompu, il me paria en ces termes: SEPTIËMË  Lamekis. Si SEPTIÈME PART IE. X L ne falloit pas moins pour me faire parler, ö Lamékis, que la crainte de perdre une amitié qui m'eft chère, & dont je fais le plus grand cas. Souvenez-vous que vous me contraignez a rompre le filence, & que vous exigez une fincérité dont je tremble pour vous. Après ce préambule je commence; vous regretterez, mais trop tard un aveu qui va faire votre infortune. Plür au père de Ia lumière que je ne vous eufle jamais connu! Je ne me trouverois pas dans le cas de vous apprendre les chofes les plus cruelles, votre trop tendre & rrop crédule amour vous amène en ces lieux, vous venez en mari rendre & fidéle furprendre une époufe inconftanre & volage, & lui donner fans doure des preuves d'un attachement qu'elle ne mérite pas. O malheuteux Lamékis, que je vous plains! Clémelis eft difparue depuis quelques jours, fon voyage eft un fecret ptofond, a peine eft-il permis de le pénétrer; n'eft-ce pas même trop rifquer de prétendre avoir rrouvé le nceud d'une intrigue conduite avec toute la prudence & 1'habileté poffibles? Mais que dis-je! Ne m'en croyezpas, ce ne font peut-être ici que des conjeétures ; il faudroit des preuves convaincantes, & je n'ai a vous rapTome IL F  Si Lamekis. porter que des foupcons; ils me féduifent peuo ètre; ce fera a vous d'en juger. Ce début me fit treffaillir jufqu'au fond du cceur; mais je dévorai mon émotion par la crainte qu'elle ne me dérobat quelques circonftances de de mon malheur. Zélimon qui m'obfervoit, me voyant prêt a 1'écouter reprit ainfi fon difcours. II y a quelques jours qu'étant enfermé avec le roi, auquel je rendois compte d'affaires importantes, je fus témoin de la réception d'un billet lu avec des marqués d'embarras & d'émotion; je feignis de ne pas m'en appercevoir, & je conrinuai mon travail. Le porteur de cette lettre me parut être un des officiers de Clémelis; il attendoit les ordres de 1'Houcaïs, & j'eus le tems de 1'examiner. Plus je le confidérai, & plus je me perfuadai que je ne me trompois pas. Cette idéé fit naïtre ma curiofité, votre époufe adorable avoit des occafions perpétuelles de voir 1'Houcaïs chez la reine, & je ne pouvois m'empêcher d'être étonné qu'elle eüt recours a des lettres pour lui faire part de chofes indifférentes, J'obfervai adroitement fi je pourrois éclaircir les foupcons d'une intelligence marquée depuis long-tems, & dont j'avois cependant rejeté 1'idée jufques-la. Le roi me donna bientót lieu de m'en convaincre; il conduifit 1'officier de Clémelis dans un cabinet voifin, & oublia la lettre qu'il en venoir de recevoir, fur un marbreoü il s'étoit appuyé  Lamekis. 83 pour la lire; j'y jetai les yeux le plus promptemenc que je pus ; le billet étoit figné de Clémelis, 8c en le parcourant , j'entrevis qu'il contenoit des mots d'amour, d'impatience & de voyages, qui ne me donnèrent pas lieu de douter qu'il s'agilfoit d'un commerce réglé entre le prince & cette charmante femme. Le roi que j'entendis rentrer, m'empêcha de m'éclaircir davantage, & me fit remertre promptement a ma place; il parut quelque tems rêver profondément, enfuite il fe remitatravailler. Je nedourai pas que Clémis n'eüt part a ce que je venois d'obferver, & je ne tardai pas a en être parfaitement convaincu. Environ une heure après ce qui venoit de fe pafler, j'entendis fiffler (1) dans la ferrure dupetit cabinet, je voulus me lever pour épargner au fouverain la peine d'aller favoir qui demandoit a y entrer; mais ilm'ordonna de refter & de continuer a travailler jufqu'a fon retour; il ferma enfuite la porte après lui. Cette précaution me fembla fufpedte; je me rendis a cette porte, & au travers de la ferrure j'examinai fi je ne pourrois point parvenir a démêler (i) Il n'y avoit que chez le roi oü il füt permis de fiffler. C'étoit la marqué du plus profond refpeél; avant que. d'avoir 1'honneur de lui parler, il falloit le fiffler, & c'étoit lui en demander permiffion. Fij  84 Lamekis. la perfonne qui étoit enfermée avec le roi : le hafard & mon induftrie me fervirent le plus heureufement du monde; j'enttevis 1'Houcaïs quidonnoit fon genoux (i) a baifer a Clémelis : elle lui paria enfuite avec beaucoup d'adion , & puis 1'Houcaïs la prit & la conduifit plus loin; quelque chofe que je fïs pour en voir davantage je ne pus y réuffir; je tentaid'entr'ouvrirla porte leplus doucemenr qu'il me fut poffible, mais elle étoit fermée en-dedans; cette précaution me fir penfer bien des chofes: ö Lamékis, n'en auriez-vous pas penfé autant a ma place? Mais on peut fe tromper, je vousl'ai déjadit,les apparencesne doiventpasêtre légèrement crues. Je rêvois a toutes ces chofes en plaignant en moi-même le forrfaral attaché a 1'union conjugale , & en faifant en moi-même de bons fermens de ne jamais me mettre dans le cas que pareille chofe m'arrivat. Lorfque la porte s'ouvrit, le roi •me fit figne de me retirer. II avoit un air d emotion dont je ne pouvois pas deviner la caufe; j'obéis. Le même jour ce prince tint un confeil fecret, a 1'iffue duquel il nous apprit qu'il feroit quelques jours fans nous voir, devant s'enfermer, affiiroit-il, pour des affaires d'importance, avec fon premier miniftre. (i) Faveur que les rois n'accordoient qu'aux prijicss 4e leur fang, ou a leur favori.  Lamekis. 85 Tout le monde le crut, pour moi j'en doutai. Je penfai cjue cette conduite renfermoit un myftère, & qu'elle étoit une fuite de fon entrevue avec Clémelis. J'avois les yeux rrop ouverts pour ne pas voir clair, & je compris bientót que je ne m'étois pas trompé. Je fus chez la reine a l'afTemblée qui fe tenoit routes les après-diner; quoique je duffe m'attendre a n'y pas rencontrer Clémelis, j'en fus aufli ■ furpris que fi je n'euffe eu aucun lieu de m'en défier; je m'informai adroitement de la caufe de cette abfence : on me répondit qu'elle étoit incommodée, & que la reine lui avoit défendu de fortir de fon appartement, qu'elle ne fut entièrement rétablië. Ce prétexre m'a femblé d'autant plus fingulier , ó Lamékis! qu'il femble que Ia reine en foit de moitié. Je n'ai pu rien comprendre a cette conduite, mes conjectures onr toujours varié jufqu'ici ; en efFet, fur' quoi les affeoir? L'Houcaïs continue d'être abfent, ou ne voit perfonne ; Clémelis eft enfermée, affure-t-on, dans fon appartement; je n'ai rien de plus a vous dire. C'eft a vous, ó Lamékis! a pénétrer, fi vous pouvez , un myftère fi obfcur, pour moi jë n'ofe en dire davantage; mais qu'ai-j'e fair, n'en ai-je pas trop dit pour votre tranquillité? Mon imprudence en ce cas feroit extréme, & je m'en repentirois ie refte de mes jours. L iij  8 6 Lamekis, Je fus aflez maïrre de moi-même pour dérober a Zélimon une partie de la fureur dont j'étois tranfporté; pendant qu'il me plongeoit un poignard dans le fein par fes conjedures cruelles, je méditois la plus terrible vengeance; elle n'alloit pas moins qu'a. faire pórir les criminels auteurs de mon deshonneur. Ma réponfe a Zélimon fut concife , je lui dis qu'après ce qu'il m'avoit rapporti, le feul parti qui me reftoit, c'étoit de m'éloigner pour jamais. Le traïtre combattit par politique ce deflein fuppofé; mais que fes moyens pour me retenir , étoient expofés avec malignité! combien n'avois-je pas de compagnons de mon infortune, me difoit-il ? la cour même n'en faifoit-elle pas voir un nombre confidérable ? Si quelques ma'ris par brutalité plütot que par honneur avoient recourus a des partis violens, ajoutoit-il, qu'avoient produit les effets cruels de leur vengeance? La perre de leur fortune & le blame univerfel: aux malheurs fans retour la patience eft le feul remède; il y en a même qui les ont fait fervir a monter au plus haut degré de fortune; & tout confidéré, fi ce parti n'eft pas le plus eftimable, du moins eft-il le plus sur & le moins dangereux. Je contins. encore 1'horreur que j'avois pour ces cruelles maximes, aufli bien que celle que me caufoit fa préfence; on ne peut aimer ceux qui nous portent 4es coups auffi fenfibles ; je pris en averiion  Lamekis. S7 Zélimon, & dans la crainte de ne pouvoir la contenir, je prétextai ne pouvoir plus vivre dans des lieux oü mon honneur étoit déchiré par d'aulïi fenfibles endroits. II me demanda ce que je voulois devenir ? Fuir a 1'autre extrémiré de la terre, fuppofai-je , rompre commerce avec tout le genre humain, & ne me remontrer jamais. Helas! je ïie croyois pas dire fi vrai; 1'expérience m'a fait connoxtre que j'avois fu prévoir tout ce qui m'ett arrivé. Au fortir de chez Zélimon, jë fus me cacher dans la maifon qui m'avoit été arrêrée, j'artendis la. 1'occafion favorable pour remplir le deflein de vengeance que j'avois concu. Je voulois furprendre 1'Houcaïs avec ma femme , & laver dans leur fang criminél les raches de mon déshonneur; mais je ne voulois rien rifquer. II n'étoit pas facile de s'introduire dans 1'appartement de Clémelis , a caufe qu'il n'étoit pas éloigné de celui de la teine, & felon les apparences, il devoit être confondu avec celui de fes autres femmes; il falloit s'introduire adroitement, & pour y parvenir reconnoitre les lieux. J'étois encore fi foible, que je défefpérois quelquefois de venir a bout de mon deflein. La fureur fuppléa a la force; elle éroit d'autani plus redoutable, qu'elle raifonnoit & pefoit avec tranquillité 1'importance des coups qu'elle vouloir F»  88 Lamekis. porter. Je me rendis a. 1'appartement de Clémelis déguifé en Bour-rouk (i), & j'avois fais prendre Ie même habit a un efclave dont je connoifïois le zèle , la bravoure & la fidéliré. Les appartemens des rois fonr roujours ouverts, excepté aux heures indues; j'efpérai,fous monhabillement refpecfable, m'introduire jufqu'a 1'appartement de ma femme perfide, en faifant croire aux gens inquiets & curieux de la caufe de mes informations, que j'avois des lettres de crédit a lui remettre, pour me proréger auprès de la reine, & qu'ignorant 1'heure oü ■ je devois me préfenter, je faifois les perquifitions requifes en pareilles occafions. II fut heureux pour les coupables qu'ils ne fe fuflent pas rrouvés fous ma main. Nous pénétrames jufques dans 1'appartement de Clémelis : il y régnoit par tout une folitude qui me furprir:, un feul cabinet vitré étoit fermé a clef; 1'idée que j'eus qu'elle y éroit renfermée, ( car un jaloux fe perfuade les chofes les moins vraifemblables) me (i ) Bour-rouk, efpèce d'hermites qui avoient la prcrcgative d'entrer par-tout, en criant ab-da-kak, qui Irgnific gloire au très-Haut. Ces perfonnages étoient vêtus d'une robe de fer-blanc, avoient une toque de cuir de Roufli, le vifage teint de couleur de merde d'oifon & des fandalcs d'ofïcr, un fur-:out de peau de vache paffée a 1'urine de bouc, leur fervoit de manteau & leur donnoit un air de niajefté qui infpiroit beavteoup de refpectv  Lamekis. 89 fit defirer d'y entrer j après beaucoup d'efforts pour y parvenir, nous enfoncames la porte. Tout étoit fait fans doute pour confirmer mes préventions, je reconnus a la lumière d'une bougie portée dans une lanterne fourde un portrait en porphire (1) de 1'Houcaïs, qui alluma a un tel point ma fureur, que je le brifai en morceaux. L'agitation que me caufa cette expédition, a laquelle je prenois un fingulier plaifir , me fit trouver mal; je me jetai fur un fopha, a cóté duquel étoit une table fur laquelle je m'appuyai. Mais ayant touché de la main quelque chofe , qui fit du bruit, je fis approcher la lumière; c'étoit un papier écrit, oü étoit le brouillon d'une lettre, chofe que je reconnus telle au nombre de ratures dont il étoit rempli , le cara&ère en étoit de Clémelis. Je lus, ou pour mieux dire, je déchiffrai avec emportement ce qui fuit. Lettre de Clémeiis. «Si je vous aime , ingrat , en avez-vous ( 1) La peinture n'étoit point en ufage dans ce tems, & 1'on tiroit le portrait d'une facon très-finguliere. L'on avoit le fecret de fondre le porphire; lorfqu'il étoit liquide, on vous couvroit le vifage d'un maftiquc aveclequel on attrapoit tous vos traits, enfuite on jetoit ce porphire fondu dans ce maftique réfroidi, ce qui rendoit un vifage traits pomr traits.  9° Lamekis. » jamais pu douter? A peine vous ai-je connu » que mon cceur vous a été attaché par les liens » les plus doux. Si je vous aime, hélas! il n'y a » point d'inftans dans ma vie qui ne vous foient » confacrés; je vous vois en tous. lieux j je vous » cherche par-tout, & je vous. demande a rour ce » que je vois; après cela demandez-moi li je >» vous aime» ? Que peut la prévention lorfqu'on eft aveuglé par la jaloufie! Je frémis de rage a. la vue d'une palfionfi légitimementexprimée. Je confervai cette lettre comme une preuve de la juftice de mon reflentiment , & je me cachai dans ce même cabinet, dans 1'efpérance que la perfide viendroit tót ou tard fe livrer a ma jufte fureur. Je me trompai, je palfai la nuir & Ie jour fuivant fans que perfonne parut: mon étonnement fut fans égal, je ne doutai pas que je ne fufle trahi ; mais ce qui me confondoit , étoit de favoir par qui; je n'avois confié mon fecret a perfonne; mon efclave même ignoroit les raifons. qui m'avoient amené dans ces lieux \ pour Zélimon, a moins qu'il ne s'entendit avec Clémelis, ce. qui ne paroiflbit pas naturel, perfonne ne pouvoit m'avoir découvert. Le réfultat de ces obfervations fut de penfer que ma femme étoit avec 1'Houcaïs dans quelqu'une de fes maifons de campagne ;  Lamekis. 91 cela certain, il n'y avoit pas lieu cte pouvoir me fatisfaire, & encore moins de m'y acheminer fans rifquer mon projet; je 1'avois trop a cceur pour le rendre incertain, mon parti fut d'attendre. Je me tins caché dans une maifon écartée jufqu'au retour de Clémelis ; j'envoyois mon efclave tous les jours a la cour, afin d'en être informé fur le champ. La perfide., me difois-je, ne fera pas toujours dans les bras de fon amant, elle reviendra tot ou tard, ma vengeance la pourfiik, il faudra bien qu'elle y fuccombe a. la fin. Huk jours étoient déja paiTés fans avoir aucune nouvelle de Clémelis , je commencois a m'en impatienter & a. prendre des mefures pour en fake une recherche nouvelle, lorfque 1'efclave dont je me fervois pour m'en rendre compte, arriva tout eiToufie & la joie peinte dans les yeux. Je lui avois donné o'rdre de m'avertir dès que 1'Houcaïs ou ma femme feroient de retour; il s'imaginoit fans doute, a caufe de mes inquiérudes, donr il étoit fouvent le témoin, que 1'une & 1'autre de ces chofes me tenoient égaiement a, cceur. II m'apprir que le roi venoit de parokte en public ; j'en treflailiis de joie , felon mes préjugés, Clémelis ne devoit pas tarder de revemr a la cour. O trop funefte hafard! ma con- jeóbure ne fut que trop jufte, elle y revint dès le même fok.  91 Lamekis. A peine m'en fus-je aflüré, que je me rendis au Palais, fous le déguifemenc donc j'ai parlé. Mais quelle fut ma furprife & ma douleur en approchanr de 1'appartement de Clémelis, de le voir environné d'une foule de monde , qui annoncoir qu'il s'y étoit palfé des chofes exrraordinaires. Lorfque je m'en fus informé, je n'en fus pas furpris , j'aurois bien dü m'y attendre, & par conféquent les prévoir. Le cabinet de Clémelis que j'avois ouverr de force, & le bufte du roi calfé, occafionnoient la rumeur. Ma femme qui n'en avoir pu pénétrer la caufe, & qui en avoit été effrayée, s'étoit plaiiite de cette violence. Le roi en étoit averti, & s'étoit rendu lui-même dans cet appartement, afin d'être mieux au fait d'une aventure aufli fingulière. On répandoir fourdement le bruir d'une conjuration fecrète : aux évènemens les plus fimples on attribue dans les cours les principes les plus importans.. Le roi refta plus de rrois heures chez Clémelis, & en fortit avec un air diftrait & rêveur. Je proritai de 1'inftant que la foule le fui voir, pour m'introduire dans 1'appartement de ma femme; je me jetai dans le premier endroit oü je pus me cacher : c'étoit une garde robe, elle avoit une porte qui rendoit a la chambre a coucher de Clémelis; je la reconnus a travers de la ferrure, pouvois-je être mieux placé ?  Lamekis. p3 J'attendois avec. une impatience qui ne peut s'exprimer, que le calme de la nüir favorisat mon deflein. La zenguis a la main, & collé a la porte du cabinet, j ecourois attentivement, afin de me glifler dans 1'appartement de Clémelis quand le tems me paroïtrojt favorable, lorfqu'un cri percant m'émur & redoubla mon attention j la porte que j'avois entr'ouverte, me fit entendre ce qui y avoir donné iieu; un homme fe tiouvoit caché comme moi dans fa chambre, & avoit voulu fe porter fans doute a quelque violence. Quelle fur ma furprife ! c'étoit Zélimon , je 1'appris aux premiers reproches de Clémelis; quel étoit fon deffein ? Jugez, ó Sinoiiis , fi je fus attentif; j'appris dans ce moment qu'il étoit un. traïtre & le plus fourbe de tous les hommes, vous en allez juger. Clémelis après 1'avoir traité de tous les noms qu'il méritoit, lui dit avec une hauteur impofante de fe retirer, ou qu'elle alloit le perdre ; fans la confidération extréme que j'ai pour votre père, ajouta-t-elle, ie roi feroit infprmé dans le moment de votre exrravagance— Vous m'aimez, ditesvous ? plaifante excufe, & beaux moyens pour me le perfuader! Je vous avois cru jufqu'ici un homme raifbnnable, mais je ne vous connoiflbis pas, vous avez fans doure perdu 1'efprit, & le mieux qui pourroit vous arriver, feroit qu'on vous mit Aws un lieu de furore; fortez, vous dis-je, & ne  54 Lamekis. me répliquez pas, vous devriez déja m'avoir obéi. Zélimon, au lieu de fe retirer, denianda un moment d'entretien, non pour donner des couleurs, difoit-il, a fa faute, mais pour en obtenir le pardon par un fervice important, d'oü dépendoit le repos des jours de Clémelis. A peine voulut-elle 1'entendre , mais mon nom qu'il prononca', la fit changer de conduite. Elle lui demanda avec emprelTement s'il favoit ce que j'étois devenu, & la raifon pour laquelle il en étoit mieux informé qu'elle. Cette queftion embarrafla Zélimon, tout préparé qu'il étoit a. répondre, il fe coupa dix fois; il débuta d'abord par dire que 1'amour que j'avois pour une jeune phénïcienne, étoit la caufe de mon éloignement. Un inftant après, que j'étois jaloux , & que fans lui, je me ferois porté aux dernières extrémités contr'elle : il n'avouoit pas que c'étoit lui qui m'avoit appris tout ce que je croyois. Ce que je conjecturai dans toutes ces chofes, fut qu'il étoic un fourbe , un fédudeur, & que, comme tel, je devois m'en venger. II n'en fut pas de même de Clémelis; non-feulement elle crut tout ce qu'il lui plut de lui dire , mais même elle lui pardonna, pourvu, difoir-elle, qu'il lui rendit un compte fincère de mon intrigue avec la jeune maïtrelTe qu'il m'avoit fuppofée, &  Lamekis. ^5 qu'il lui aidat a me retrouver. Zélimon qui étoic le plus amoureux de tous les hommes, & qui fe crut alors le plus heureux , me peignit avec les couleurs les plus noires, & détailla de moi des avencures auffi éloignées du vrai, qu'il étoirfaux lui-même. Je n'y pus pas renir davantagej j'entre tóut-afCQup : malgré mon.déguifement, Clémelis me reconnoït, elle me tend les bras, un coup de zenguis répond a des careffes que je crois fuppofées. Zélimon qui fe voir convaincu de perfidie, veut en vain s'échapper, il demeure comme un terme, & recoit lapunition qu'il mérite. A peine eus-je farisfair a une vengeance que je croyois légitime, qu une réflexion cruelle vint en empoifonnet la douceur. Si Clémelis étoit innocente, me dis-je, & que le traïtre que je viens de punir m'en eur impofé fur fon compte comme il a fait fur le mien, ne ferois-je pas le plus barbare & le plus cruel de tous les hommes ? Cet égard enfanta mille remords. Je jetai les yeux furl'infortunée Clémelis, la paleur de la mort couvroit fon vifage adorable, elle éroit tombée les bras érendus & dans la même fituation qu'ils s'étoient préfentés pour m'embrafler. Mes yeux fe mouillèrent de pleurs a ce cruel afpecf. : ó ciel , mecriai-je, qu ai-je fait! Je n'en pus dire davantage, le fentiment du remords & de la douleur me faun avec tant de force, que je m'évanouis.  g L A M E K i S. Lorfque je revins de mon faififlèment, je me troüvai dans les chaïnes & dans un cachot rénébreux,environnédegens qui faifoient leuts efforts pour me faire revenir, & qui n'attendoient que ce moment pour me faire parler. A peine eus-je ouverr les yeux, qu'une voix s'écna , quon averriffe Boldéon. Je frémis 5 il devoit m'mterroger fans doute ; qu'avois-je i lui répondre ? Quelles preuves pouvois-je lui donner de mon déshonneur, pour excufer les crimes qu'il m'avoit fait commettre ? De fimples conjeftures, une lettre qui pouvoit s'interpréter différemment, les difcours d'un traïtre qui n'étoit peut-être plus, 011 qui fauroit les nier avec autant d'impudence qu'il me les avoit tenus. Bien loin de me prévaloir de ces chofes , j'en eus horreur; j'aimois mieux mille fois périr fur un échaffaut, que de chercher a me fauver par 1'aveu d'une hiftoire fi honteufe; il me fembloit que c'étoit être déshonoré doublement. Boldéon furvint comme je fongeois i ces mftes chofes; je m'attendois a être accablé des reproches les plus cruels , je me trömpai; s'il m'abordaavec ttri airrrifte, il éroit mêlé de douceur; d me demanda par quelle raifon je-m'étois porti i d'auffi cruelles extrémités, & ce qu'avoit pu faire fon fils pour s'attirer le rraitement horrible donr je 1'avois accablé. Je viens moins ici, me dit-d, en  Lamekis. ^7 en pere qui doit folliciter votre fupplice, qu'en juge qui cherche autant a 1'excufer qua le punir. Le roi, tout irrité qu'il eft contre vous, veut bien entrer dans le détail de votre juftification: répondezmoi fans fard, votre fincérité trouvera peut-être grace : pour moi je ne puis me perfuader que vous vous fbyez porté a de tels excès de cruauté fans desraifons aufli extraordinaires que légitimes; parlez, je fuis pret a vous écouter. Jeperfévérai a garder le filence: Boldéon qui en fur furpris, fe fervir de route fa politique pour me faire changer de réfolurion- connoiffant, après de vains efforts, que ces foins étoient inutiles, il fe leva en m'avertiffanr férieufement de changer de conduite, ou que je me mettrois dans le cas de périr indubitablement. Je ne répondis pas plus a ces menaces qu aux promefles qu'il m'avoit faites un moment auparavanr,& il me quitta en plaignant, difoit-il, mon aveuglement & le fort que je me préparois. ' Une heure après, la porte de mon cachot s'ouvrit, on y ramenoit le malheureux efclave qui m'étoit attaché, il venoit d'efluyer la gil-gan-gis (i) & on ( i ) La queftion : les peuples de ce pays la donnoienc fort extraordinairement: on livroit celui qu'on vouloit faire parler, a quatre bourreaux qui épuifoient le patiënt a force de coups de fouets garnis de pointes de fer. Alors on lui faifoit Tome II. G  ^8 Lamekis. lui fervit le repas conforme a ce fupplice. A peine fut-ilentré, qu'il fe jeta a mes piecls &mefupplia avec un torrent de larmes de lui épargner lefecond alfaut auquel il alloir êrre livré, fi je m'obftinois a ne rien déclarer. Si vous faviez, feigneur, me dir-il, rour ceque je viens de fouffrir, vous auriez pinéde votre efclave infortuné; la mort la plus cruelle feroit préférable a de pareils tourmens. Je le plaignis intérieurement; mais ma réfolurion étoit prife. Je lui ordonnai fans répondre a fa.prière, de me rendre compre de ce. qui s'étoit palTé depuis 1'inftant oü j'avois perdu connoifTance. II m'apprit que les femmes de Clémelis ayant été éveillées au eri que Zélimon avoit fait quelques momens après le coup que je lui avois porté,elles étoient entrées fuivies des gardes du palais, & avoient jeté des cris fi effroyables a la vue du fang répandu, que le roi, la reine & toute la cour en avoient été éveillés, & étoient furvenus en foule a 1'apparremenr de Clémelis pour en apprendre la caufe; que 1'Hou.caïs en avoit paru furieux,& avoit juré parfon facréventre (i) depunir du dernier fupplice, le coupable auteur de cette tragédie; qu'il avoit paru d'une furprife extréme, fervir la chère la plus exquifc, & on le remettoit a ce fupplice jufqu'a ce qu'il mourik entièrement. ( i ) Serment fi terrible pour les rois, qu'ils ne pouvoient y manquer qu'en'fe faifant faire la ponetion.  Lamekis. 99 en apprenant de Zélimon qui avoit repris connoiffance, que j'étois le criminel contre lequel il venoit de j uter; que la reine non-feulement avoit approuvé fon reiTentiment, mais confirmé le ferment de rHoucaïs de me perdre : Qu'après ces chofes, on avoit examiné la bleffure de Clémelis, & que les dodeurs, d'une voix unanime, convenoient qu'elle nepouvoiten réchapper fans miracle; ce qui avoit redoublé 1'indignation générale contre moi; que lui malheureux efclave, fur le refus d'avouer, avoit été condamné a la gil-gan-gis, oü il perdroit la vie fans miféricorde dans le tourment des quatre (1), fi je n'avois pitié de fon fort malheureux. Deux heures après ce détail, Boldéon reparut, il venoit favoir ma dernière réfolurion; & fur ma perfévérance a me taire, me déclara que j'étoijS condamné. Je recus cet arrêt fans parler, & ayec une ttanquillité qui le furprit. Le fouper fervanr d'introdudion a la gil-gangis qü'on m'apporta vers le milieu de la nuit, ébranlama conftance; je ne pouvois me réfoudre a l'eiTuyer, il n'y avoit cependant point de miféricorde, il falloir parler ou être livré aux quarre avant deux heures; 1'Houcaïs vouloit abfolument (1) C'eft-a-dire des quatre bourreaux prépofës a lui donner la queftion. Gij  ioo Lamekis. favoir les raiibns qui m'avoient porté a commettre les violences dont on a parlé. La gil-gan-gis en étoit un moyen qu'il croyoir infaillible; il 1'avoit ordonnée , perfonne n'avoir ofé s'intérefTer pour moi, tout étoit également irrité , que ferois-je devenu, grand Vilkonhis, fi tu n'avois pas eupitié de ma misère! Le Goulu-grand-gak (i) commencoit a m'öter ma tunique pour me livrer enfuite aux quatre, lorfque le grand Tok-ha-dor fe fit entendre. A ce fon refpectable, nous nous mimes tous ventre a. terre, jufqu'a ce que les crieurs publics eulTent publié la caufe de cette annonce refpe&able; ils ne tardèrent pas a paffer. L'Houcaïs & la reine alloient fe faire faire la ponction pour fe relever du ferment prononce contre moi. J'en bénis Vilkonhis; le goulu-grand-gak me remit ma timique, & 1'on me reconduifit dans mon cachot, jufqu'a ce qu'on m'eut déclaré le fort qui m'étoit deftiné. Boldéon vint me trouver deux heures après: la ponótion royale eft faite, s'écria-t-il, & le roi dégagé de fon fermenr, m'envoye ici pour la der- (i) Chef des bourreaux. Il avoit le privilege de defhabiller les patiens, & lorfqu'ils mouroient, il avoit les émolumens de leurs peaiix : on les pafloit a 1'urine, & elles fe vendoient chèrement; elles fervoient a faire des habiw aux femmes de diftinfticn.  Lamekis. ' 101 nière fois; votre grace eft accordée, a condition que vous déclarerez les vraies raifons qui vous ont porré a. vouloir faire périr la charmante Clémelis' & mon malheureux fils. Malgré routes celles qu'il me dit pour m'engager a répondre i ce defir, je perfévérai a me raire. II fortir avec un air d'indignation, qui ne me laiffa pas lieu de me flatter qu'on en refteroit-la; en effet, quelques jours après on vint me chercher, on me fit faire une route fort longue, efcorté d'une garde nombreufe, &c dès que nous fümes aux bords de 1'Océan, deux hommes me firent entrer dans une barque, prirent lelarge, m'enfermèrent dans un tonneau, & me jetèrent au milieu de la mer. O ciel! que me dires-vous, interrompit Sinoiiis > Voila donc quel fut le fruit de cette ponction falutaire. Comment eft-il pofllble que vous foyez échappé a un péril fi éminent? J'allois répondre a cette exclamation en contant mon hiftoire, lorfque je me fentis frotter le corps par quelque chofe de froid & de gluant; je tournai la tête avec frayeur; un ferpent beaucoup plus gros que moi, seroir coulé a mes cötés; fa tête, fon corps & fa queue fe replioient tour a rour. Mon inftind- d'animal me fit connoïtre que c'étoit une femelle de 1'efpèce dont je paroiflbis, qui s'étoit lailfé toucher de mes charmes monftrueux. Je me retirai avec 'horreur y & me fourrai fous une roche qui fe trouva prés de G iij  ïoi 'Lamekis. moi; ma précaution fut vaine, la femelle amoureufe m'y fuivit; Iorfque je voulus en fortir, je me trouvai tellement entrelafTé de fon horrible corps, que je n'imaginois aucun moyen pour faire ceffer un fupplice fi odieux. A moi! Sinoüis, a moi! m'écriai-je, de toutes mes forces, délivrez-moi de la cruelle horreur qui m'environne. Eh! que puis-je, reprit-il triftement du haut d'une branche sèche, fur laquelle il s'étoit enfui & perché: avez-vous oublié mon impuilfance Sc la rigueur de mon trifte fort ? Ah! vous m'abandonnez,continuai je, quene tentez-vous au moins de me fecourir? RelTemblerez-vous a ces amis trompeurs qui vous abandonhent dans les momens ou ils pourroient vous être utiies ? Sinoüis fut fans doute fenfible a ces reproches, il defcendit, fans rrop favoir de quelle manière il m'obligeroit; il ofa même s'approcher jufqu'a lentrée de la crevalTè du rocher; fa vue, route trifte qu'elle étoit, me rendit le courage, je fis un effort de fureur, il ne fut pas impuiflant, puifqu'il me dégagea des liens dont j'étois environné. Je ne fus pas plutötlibre, que je fortis le plus promptement que je pus du trou faral. Sinoüis qui ne me reconnur pas, & qui crut que c'éroit mon ennemie qui fe prelfoit dé 1'atteindre pour fe délivrer des triftes cris qu'il faifoit de mon fort, s'envola fur la roche; la frayeur fayoit faifi au point qu'il fe laiffa tomber dans  Lamekis. 105 Fïnftant précis oü le ferpent fortoic pour me fuivre. Heureux hafard! il me délivra de mon implacable femelle. A peine, Sinoüis 1'eut-il touché (1) de fon corps, qu'elle fiffla trois fois , s'étendit, ouvrit la bouche, & expira a nos yeux. Ce fpeótacle fut enchanteur pour moi, jen fifflai de joie a mon tour , Sinoüis en reprit courage. Je fentis dans ce moment tout ce qu'avoit du fentir mon trifte ami, & au lieu den rire intérieurement comme j'avois fait, je jurai, fi l'occaübn fe retrouvoit, de faire périr 1'ennemi de fon repos. Après nous êrre entretenus quelque tems fur la rigueur de notre deftinée, nous convïnmes de choifir un autre afyle que celui oü nous étions, jufqu'a ce qu'il plüt au ciel de terminer nos malheurs. La nuk prochaine fut choifie pour nous mettre en chemin, & mon deffein que je communiquai a Sinoüis, étoit de me rendre en quelque habitation , & de tacher adrokement de favoir le climat oü nous nous trouvions, & la route qu'il falloit tenk pour retourner dans le royaume des Abdalles, oü je voulois chercher cette femme divine, qui devoit nous rendre la première forme. Si Clémelis, me difois-je, vit encore, je trouverai peut-être les moyens de jouir de fon adorable préfence; une ( 1) Voyei Plinc dans le chapitre des ferpens, page 15 5 chapitre IX. Giv  104 Lamekis. lueur d'efpoir me faifoitquelquefois imaginer que ma vengeance avoit étéinjufte, & que ce feroit a elle a qui je devrois un jour le bonheur auquel j'afpirois. En attendant 1'heure décidée pour commencer le voyage projeté, Sinoüis me prelTa de fatisfaire a la curiofité de favoir par quel miracle j'étois forti du tonneauje continuai de cette forte. Le roulis du tonneau me tourmenta fi vivement, qu'un feu dévorant s'empara bientót de mes fens; j'invoquai mon créateur, & je lui fis un facrifice de la mort cruelle a laquelle je me voyois condamné. L'on dit qu'un rayon d'efpoir luit toujours dans notre ame en quelqu'extrémité qu'on fe voye réduit; je ne 1'éprouvai poinr dans cette occafion, je ne me flattai aucunement; je me crus réellement perdu & rempli de cette terrible idéé,.je ne cherchai ma confolation que dans Pefpoir d'être bientót anéanti, & de ne plus fouffrir. L'on a beau fe croire fort, qu'on eft foible quand on voit la morr approcher! Un accident qui arriva a. mon tonneau, ébranla non-feulement une réfignation apparenre, mais même me fit trembler du péril cruel que je courois. Je m'appercus que 1'eau entroit dans mon vaifïeau roulant, j'en rreffaillis d'horreur, je cherchai avec emprelTement a remédier a. cette efTroyable aventure, je découvris enfin après bien des recherches 1'endroit fatal par oü la mort entroit peu-a-peu; c'étoit un trou 3 j'y mis le  Lamekis. iej doigt pour le boucher. A chaque flot, le mouvement du roulis me faifoit quitter prife; 1'eau faififfoir ces momens, & enrroit peu-a-peu; que pouvois-je alors pour ma confervation ? O Vilkonhis, m'écriai-je avec fureur, pourquoi me fais-ru tant languir ? achève ma perte, ru 1'as jurée, je le vois; mais quel plaifir trouve-tu a me jeter dans le défefpoir ? Je ne te demande plus de grace que celle de me faire mourir dans le moment; ferois-tu aflez cruel pour me refufer ? J'achevois a peine ces mots, qu'une agitation cent fois plus forte que je ne puis lexprimer; me fit penfer que j'allois être exaucé. II ne me fut pas difficile de démeler qu'une horrible rempête foulevoit les flots jufqu'aux nues, un gémilfement afFreux accompagnoit les fecoufies les plus violentes. O ciel! comment pus-je foutenir ces terribles inftans? II me fembloit que Punivets fe bouleverfoit; je croyois a chaque minuteque toutes les planches de mon frêle vaiiffeau alloient s'enfoncer; le choc perpétuel des vagues faifoit le même effer fur mon tonneau que les coups redoublés des forgerons fur 1'enclume. O Sinoüis! quel état étoit le mien? II étoit incompréhenfible; ce font de ces fituations indéfiniffables , en vain m'efforcerois-je a vous la bien exprimer. Cet état épouventable dura un tems confidérable, encore quelques heures c'en étoit fait, les forces  iocT Lamekis. commencoient a me manquer, je ne fongeois plus au nou par lequel la mer étoit libre d'entrer, le tonneau fe remplifToit infenfiblement, il étoit prefqu'a moitié.Enfin j'allois périr par mille endroits, lorfqu'une fecoufle,plus terrible encore que toutes celles que j'avois efiityées , fracafla mon afyle en mille pièces, & me mit en pleine eau. En vain, un refte de courage, ou pour mieux dire, 1'approche de la mort me firent-ils remuer les bras pour conferver une vie contre laquelle tout s'acharnoit; il falloit couler a fond, le poids de mon propre corps m'entrainoit, déja la mer entroit dans ma bouche & dans mes oreilles, quand, par un miracle, au • quel je n'avois garde de m'attendre, je fus arraché au fort qui me perfécutoit. Un oifeau d'une groffeur énorme m'enleva dans les airs; fon vol rapide & la manière cruelle dont il me ferroit, me firent ouvrir les yeux : b ciel! d'un péril inévitable je patTois dans un autre. J'étois au plus haut des cieux, -il fembloit que tous les élémens fe fuflent ligués contre moi; b Sinoüis! ne vous laflez-vous point de me voir en proie a des événemens fi prodigieux ? Nous ne fommes pas cependant encore i la fin, a peine, pour ainfi-dire, ai-je commencé. Après avoir travetfé un efpace immenfe , 1'oifeau defcendit tout-a-coup vers des rochers efcarpés voifins de la mer. Que 1'homme eft foible & extravagant! Je n'aurois pas couru moins de rifques,  Lamekis. 107 en tombant dans la mer que fur les rochérs: cependant mon effroi fur terrible, & leur afpeót mes cheveux fe drefsèrent d'horreur a ce nouveau danger, je mourois mille fois avartt que de mourir (1). Mon fupplice changea bientót de nature, jé ne m'attendois pas au genre de mort qui m'étoit deftiné, il n'étoit pas moins que d'être avalé tout vif. L'oifeau m'avoit enlevé pout fervir de pature a fes petits, mais quels petits, Sinoüis! nos bceufs ne font pas plus grands. Ils battirent des alles > & a. 1'approche de leur mère, leurs têtes fortirent du nid avec un bec ouvert & un gazouillis de joie qui relfembloit aux plaintes d'un lion rugiffant. Voici donc le tombeau qui m'eft préparé, m'écriai-je avec fureur, & en jetant des hurlemens affreux! Soit, mais je rougis pour le ciel d'une barbarie fi manifefte. Ces blafphêmes vomis par le défefpoir effrayèrent fans doute mon raviifeur; jufques-la je n avois pas ouvert la bouche, il n'étoit pas fait au langage des hommes, ou leurs cris avoient un affcendant inconnu. Quoi qu'il en foit, a peine eusje parlé, que l'oifeau me lacha tout-a-coup; j'étois ( 1) La mort eft la moindre des douleurs auxquelles nous fommes fujets dans cette vie; il n'y a que les approches qui en font terribles, & 1'idée de ce que deviendra 1'ame après être fortie de fon corps.  Ie>8 Lamekis. au-deflus du nid, & je tombai rudement fur les petits qui fe mirent a jeter de grands cris. Je me fis moins de mal que j'aurois dü en attendre , les petits aiglons (car je n'ai jamais vu d'oifeau de cette efpèce, & je n'ai point d'autre liom a leur donner) étoient fi gras & fi doux, que le duvet dont ils étoient abondamment couverts , me préferva du froifiement auquel j'aurois été fujet fans cela. Au lieu de me dévorer, comme je le préfumois, ils fermèrent leur bec, baifsèrent la tête & me regardèrent avec des yeux qui 'me faifoient connoïtre qu'ils n'étoient point accoutumés a une pature comme la mienne. La crainte d'être leur proie, me tint éveillé pendant quelque tems; mais enfin tant de Iaffitude effuyée, le froid que je perdois peu-a-peu par la chaleur de ces animaux, & la douceur avec laquelle j'étois couché, tout cela, dis-je, m'aifoupit infenfiblement; j'eus beau vouloir réfléchir au nouveau péril que je courois, prendre un parti & lutter contte le fommeil,il fallut fuccomber, je m'endormis, mais d'un fomnieü aufli doux & aufli paifible que fi j'eufle été couché dans le meilleut lit. A mon réveil je me trouvai aufli frais que li je n'eufle point effiiyé toutes les fatigues dont je viens de vous faire le détail. Les petits aiglons, en fe remuant, m'avoient fait une place bien commode, j'étois coulé au fond du nid oü j'étois i  Lamekis. ig». Ma réponfe fut fimple : rehvoyez ces peuples, lui dis-je, & reftez. A peine eus-je prononcé ces mors, que le vieillard s'arracha un ceil & me le préfenta: je détournai la rête a cette horrible offrande, & le miniftre La retira. Les autres perfonnages apporrèrent un baflin de criftal, regurent 1'ceil & 1'emportèrent avec cérémonie, en fautant a pieds joints. Lorfque je fus feul avec le vieillard, je commencai par ce qui m'intéreffoit le plus, & lui demandai la route qu'il falloit tenir pour fe rendre dans le royaume des Abdalles; mais au lieu de me ( 1) Seigneur de toutes chofes. (O Ns prenoient Laroékis pour le père du foleil. (3 ) Miféricorde. répondre,  L A M E K I S. -l^i ïépóndfe , il danfoit fur fa tête. J'enrageois , jamais vieillard ne fut plus extravagant & plus têtir; il n'étoit pas poffible de le mettre a la raifon , il fautoit toujours. Je pris le parti de le laifFer faire & d'attendre que la laffitude le contraignit a cefler-de fauter; mais fa vigueur n'étoit pas a bout, il cabrioloit de mieux en mieux. L'aiglon, qui étoit jeune, trouva fans doute cette manoeuvre amufanre, & fe mit auffi a fauter : je ne pus m'empêcher d'en rire, & d'en fauter a mon tour. Enfin ce rnaudit vieillard fe laiiTa romber a la rénverfe ; j'en bénis le ciel. Je pais donc enfin vous parler, lui dis-je? Puis-je efpérer que vous me répondrez, & que vous m'apprendrez la route que je dois tenir pour me rendre dans le royaume des Abdailes ? Lan-douil-loc, reprit le viellard , en pouvant a peine parler de fatigue, tu fais tout, & tu me queftionne ! Si cela étoit, repris-je, je ne vous interrogerois pas: au nom de ce que vous ave» de plus cher, répondez-moi. Soit, Lan-douil-loc, reprit-il, tu badines, mais qu'importe: le royaume des Abdailes eft; a ta gauche : en fuis-je bien éloigné ? A mille bajdaillak (i). Quel eft le nom ( l) Journécs : elles étoient mefurées fur la dourfe d'un homme depuis le lever du foleil jufqu'a fon couchcr, ce qui alloit a environ vingt lieuet. Terne II. K  IjL<» Lamekis. de cette terre, continuai-je? L'Egypte, répondit le vieillard. A ces mots je treiTaillis , c'étoit mon pays. Je demandai avec empreflement le nom de la ville , & j'appris que c'étoit la capitale, féjour heureux oü mon illuftre père avoit donné des preuves de fa grandeur & de fon héröïfme; fa réputation étoit toujours dans la plus haute eftime, Sémiramis vivoit encore. Je concus fur le champ le deflein de venger la mort de mon père, j'en' avois une occafion favorable. Mon deflein avoit été de défabufer le viellard fur ma divinité prérendue; il étoit grand prêtre & fucceifeur de Lamékis, je ne crus point oftenfer le ciel, en demeurant a ce fujet dans le filence & en me fervant des moyens qui m'étoient donnés pour punir une reine criminelle. Après m'ètre inftruit de tout ce qui pouvoit ètte'propice a mon projet, je renvoyai le vieillard, avec ordre de m'amener Sémiramis, a laquelle je voulois , fuppofois-je , expliquet mes volontés fuprèmes : a peine eus-je parlé que je fus obéi. O ciel! fe peut-il que lage occafionne de fi prodigieux changemens! Cette reine dont la beauté fuprème avoit été la fomxe de tant de crimes, me parut un fquelette vivant monftrueux : quatre viellards coifés de tètes de bceufs la portoient fur un brancard en fautant a pieds joints. A fa vue, ma fureur s'alluma : recois la punition de tous tes forfaits! m'écriois-je , tu vois le fils d'un père  Lamekis. 147 illuftre que tu as fait périr; Lamékis 11e vit plus , mais le ciel m'a confervé pour venger fes manes irritées. En prononcant ces mots, je déchargeai vingt coups de batons fur la tête de Sémiramis, elleen fut affommée. L'aiglon qui m'obfervoit 'a fon ordinaire, & dont 1'infHncT: lut dans mes yeux mon indignation, acheva le fupplice, il la dépeca en plufieurs morceaux, & fi les prêtres de Sérapis (car c'étoienr eux) ne fe fuflent enfuis aux premières marqués de fa fureur, il n'y a pas lieu de douter qu'ils n'euffent été déchirés a leur tour. J'avouerai fincèrement, ó Sinoüis, que cette vengeance eut pour moi des charmes, il me fembla qu'elle fervoit de préfage a une autre que je croyois auffi légirime. L'idée de Clémelis infidelle & féduite par Motacoa , ne me forroit point de 1'efprit; cependant avant de m'abandonner au tranfport qui me dominoit, je voulus être utile a ma patrie en faifant mes efforts pour la tirer de 1'aveuglement oü elle étoit au fujêt de fes faux dieux. Toute la ville étoit afiemblée dans une grande place au pied de la tour oü toutes ces fcènes venoient de fe jouer. Le peupie paroiffoit dans une confternation qui n'a point d'égale; je voulus, avant de le quitter, 1'haranguer, le défabufer fur l'honneur qu'il me faifoit, de me prendre pour un dieu, & me fervir de cette occafioa pour'J'engager Kij  •14S' Lamekis: a quitter la fuperftitlon & a exiger un culte ïégP time & plus vrai. Dans cet efprit, je remontai fur l'aiglon, je leprelTai doucement dugenou,, lui appuyant la main fur la tête (il entendoitces fignes) êc je le hs defcendre fur un döme d'oü je pouvois êrre enten du. Mon projet eut toute la réuffite que j'en devois attendre. Le peupie', a mon arrivée, s'affembla de toutes parts, je demandai le grandprêtre, il favoit ma langue, & il me fervit de truchement. A peine les peuples eurent-ils appris que j'étois le fils du grand-prêtre Lamékis, qu'ils témoignèrent leur joie, & me prêtèrent une grande attention. J'en profitai pour expliquer mes vues; je les Templis avec tant de bonheur, que fur la fin du jour, le culte de Sérapis & de routes les fauffes divinités fut anéanti; les preuves qui m'en furent données, ne me permirent pas d'en douter. Ils apportèrent toutes leurs idoles au milieu de la place, & les brulèrent avec des cris de joie qui me prouvèrent la fincérité dè leur converfion. Cependant, ces peuples m'avoient demandé une gra'ce qui me jeta dans le dernier embarras s & qu'il étoit bien difbcile de refufer. C'étoit celle de les inftruire dans la nouvelle voie que je venois de leur tracer; ils me propofoient d'être leur grandprêtre, de faire batir un temple au grand Vilkonhis,;  Lamekis." 149 Sc de leur enfeigner fes loix. Au lieu de tout quitter pour répondre a un honneur auffi infigne Sc auffi flatteur, ma vengeance projetée m'occupoit tellement que je remis a un autre tems un ouvrage quï exigeoit le premier de mes foins. O Vilkonhis, tu m'en as puni, j'en fouffre encore aujourd'hui, la fuite de mes malheurs en eft une preuve bien convaincante, il eft jufte que j'expie un auffi grand crime, 8c que j'en recoive la punition avec une entière & refpeétueufe déférence. Les Egyptiens parurent humiliés de ce que je ne reftois pas avec eux, j'eus beau les affiirer d'un prompr rerour , ils fe mirent a jeter des cris pitoyables Sc douloureux : l'aiglon en fut li emir, qu'il s'envola; je n'en fus point faché, il mepa» gna, par cette fuite, bien des fujets d'atteudrilïement. Je lui tournai la tête Vers Ia gauche, Sc ne lui donnai du relache qu'en paffant au-delfus d'un •bois oü je vis des arbres chargés de fruits; la faim me prelfoit; j'en cueillis, en mangeai'& fus me défaltérer au bord d'un ruiiTeau. Des moutons qui pailToient dans les environs, fervirent de panne X mon pent, il en croquaun qui s'étoit écarté, k. nous être repus 1'un & 1'autre, nous nous remimesf en chemm, & nous fumes nous coucher fur un. rocher dont la cime s'élevoit jufqu'aux nues^ Küj  i 5 e Lamekis. Nous voyageames de cette manière pendant ringt jours, en tirant toujours fur lagauche, felon l'inftruótion qui m'avoit été donnée par le vieillard. Le vingt-unième, fur les midi, je reconnus la grande aiguille de la capitale du royaume des Abdailes, qui fe voyoit de trente lieues a la ronde. Mon cceur s'émur a cet afpeób & treifaillit de joie & puis de fureur; je fus palier la nuit dans une forêt prochaine, Sc la fuivante je defcendis dans un quartier écarté de cette ville fi chère, chez un affranchi qui me devoit fa fortune, & fur lequel je croyois pouvoir comprer. J'en fus recu effeótivement avec des tranfports fi vifs d'amitié Sc de plaifir, que je ne craignis point de lui faire part des raifons qui me ramenoient. II ne pouvoit aflez s'étonner que je fufle échappë au fupplice auquel j'avois été condamné, & 'tiroit cette conféquence, après le récit de mes aventures, que le ciel ne s'étoit pas déclaré fi hautement mon protecleur fans avoir des deffeins bien grands & bien dignes d'admiration. J'appris de lui que 1'Houcaïs étoit revenu du royaume des Amphitéocles, dans le fien, peu de tems après ma profcription. Pour le rapport qu'il me fit de Clémelis, il m'étonna, elle vivoit dans une retraite auftère, ne voyoit plus perfonne, pas même la reine Sc fes plus' jntimes amis, Sc pafloit fes plus  Lamekis. 151 beaux jours dans une rrifteffe & dans une langueur eonrinuelles. J'appris encore que peu de tems après mon départ, 1'Houcaïs, la reine & Boldéon avoient fait tous leurs efforts pour la porter a unir fon fort avec celui de Zélimon, qui étoit réchappé de fes bleffures; mais que cette époufe, encore trop chère a mon cceur, s'étoit déclarée hautement fur toutes les vues qu'on pourroir avoir fur elle, en proteftant qu'elle ne feroit jamais a perfonne. Je m'informai curieufement de quelle manière 1'Houcaïs vivoit avec elle, & s'il n'étoit pas poffible qiie cette retraite ne füt un prétexte habile pour fe voir avec plus de liberté; 1'affranchi m'affura le contraire, &pour ne me laiffer, difoit-il, aucun doute a ce fujet, m'offrit de me faire cacher dans la maifon de Clémelis pendant tout le tems qu'il me plairoir. La chofe lui étoit facile, fon frère en étoit 1'économe, & avoit fon logement difpofé de forte qu'il ne pouvoit entrer ni fortir perfonne de 1'appartement da ma femme, fans qu'il s'en appercüt; 1'occafion même étoit la plus favorable, 1'économe étoit abfent pour les affaires de fa mairreffe, 1'afTranchi, pendantjcerems, vaquoit a fa place aux affaires de la maifon. J'étois trop inquiet & trop jaloux pour laiffer échapper unmoyenfi favorable; je témoignaia 1'af Kfv  152 Lamekis. fr-anchi combien fa propofition é:oic de mon goüt, & combien je lui ferois obligé deme mettrea mêdte de me corivaincre ou' de m'afliirer fur des foupcons trop légitimes; il me promit de m'iritroduife, la même nuir, dans 1'appartement de fonYrère. Je me préparai a cette importante affaire, en me mumffant d'un zenguis, afin'de m'en fervir une feconde fois, en cas que mes conjeótures jaloufes, fe vérifiaffent; j'étois encore dans 1'opinion que cette retraite cachoit ma honte & mon deshonïiéür, & que 1'Houcaïs poffécloit des biens dont la puiffance n'étoit due qu a moi feul 5 je me fondai fur la manière affreufe & barbare dont il m'avoit ëjoigné de fes états, après tant de preuves d'amitié données précédemmenr. Je jugeai qu'il n'y avoit que 1'amour & un amour inquiet & jaloux qui eüt pu le potter a d'auffi cruelles extrémitésLes difcours de ces jeunes gens'donr j'ai parlé, la lettre ttouvée, les entrevues fecrètes du roi & de Clémelis & les rapports de Zélimon, tout cela me ïouloit dans 1'imagination, & entretenoit mes idéés. Enfin les moyens metoient offerts pour éclaircir rous mes doutes, je les faifis avec une jaloufe avidité. Avant que de me rendre a 1'appartement de Clémelis , j'emfermai l'aiglon dans une, grande cbambre, dont 1'affxanchi me donna la dfefj je ,  Lamekis: 155 lui avois attaché une chaine au pied, & il étoit retenu de facon1 qu'il n'étoit pas poffible de le perdre; je le recommandai a 1'arFranchi comme le feul bien qui me reftoit, & il devoit avoir de lui un foin exttême; je 1'avois prévenu fur la qualité des alimens qu'il falloit lui donner, & fur la manière dont il en devoit ufer avec cet animal, afin de ne point nfquer a s'en faire dévorer. Nous nous rendimes vers le milieu de la nuk chez Clémelis, mon cceur battit en y entrant; fon appartement étoit encore éclairé, je n'en témoignai rien devant Paffranchi, il me quirta eivme prometranr qu'il viendroic tous les jours dans la matinee pour y recevoir mes ordres. Mon premier foin fut de parcourir 1'appartemenr, & d'en erudiet bien les étres, afin de pouvoir m'y conduire fans lumière , en cas que 1'occafion 1'exigeat. Le lendemain j'examinai foigneufement les dehors; il n'y avoit qu'une cour qui me féparoit de Clémelis, mes croifées étoient vis-a-vis les fiennes, le même corridor fervoit aux deux apparremens, & de la fenêtre qui y donnoit, il ne pouvoit entier ni fortir perfonne de chez mon adorable femme, que je ne m'en appercufle. Je fus comblé de cette découverte, il me fembloit qu'elle affuroit abfolument mon repos. Dès qu'il fut jour, je me mis en embufcade  154 Lamekis. pour épier s'il ne fortoit perfonne de 1'appartement; j'attendis plus de deux heures fans que rien y parür, la porte s'ouvrit enfin, je reconnus Milkea, cette mère fi refpedtable & que je chériffois tant; cette vue m'arracha des larmes; elle étoit accompagnée d'une femme que je favois artachée a Clémelis; elle avoit 1'air rrifte, & fon vifage étoit fort changé. Je ne doutai pas que les pleurs que j'avois dü lui caufer par ma conduite & par 1'idée que je n'étois plus, ne fuifent la fource de ce changement & de cettenoire mélancolie; j'en foupirai & je la plaignis avec un véritable fentiment de douleur & d'affection. Mais fi cet objet memut, que ne devins-je pas lorfque Clémelis parut! O Sinoüis, que fa perfonne me toucha ! fa beauté s'étoit confervée dans fon éclat, mais fa langueur me la rendit mille fois plus belle; fon air étoit trifte & rêveur, elle vint fe promener vis-a-vis de mes croifées, s'aflit fur 1'herbe d'un boulingrin en face; elle en arrachoit des brins avec diftraófion, Sc paroiflbit rêver profondémenr : tantót elle jetoit fes beaux yeux au ciel, Sc ils me paroifloient alors mouillés de larmes; enfuite elle regardoit la terre, foupiroit, & j'entrevoyois, aux mouvemens de fes lévres Sc a fes geftes contrahits, qu'elle proféroit des plaintes douloureiifes. A peine refpirois-je, je ne  Lamekis. i j t perdois pas un de fes mouvemens, tout metoit cher & précieux, 1'amour feul dominoit, j'en étois abforbé, & tant que je jouis de cette chère préfence , je ne me ttouvai pas capable delamoindre réflexion. Milkea furvint avec une autre fille que celle qui étoit fortie avec elle de 1'appartement; elle avoit a la main un oifeau des Indes qui fiffloit fur fon doigt, & 1'apportoit a Clémelis pour diftraire , fans doute , fa profonde mélancolie. Tour eft précieux quand on aime, les mouvemens de mon cceur & de mon vifage avoient fuivi précédemment tous ceux de Clémelis : elle fourit en recevant 1'aimable oifeau ; je fouris avec elle , il fut careftë, il diffipa un moment fa rêverie; mais que cet intervalle fut court! Milkea & l'oifeau fe préfentoient vainemenr, Clémelis ne voyoir plus rien , fes pleurs avoient pns le deffus, & elle s'abandonnoit haurement au chagrin qui la dcvoroit. Un état (1 touchant m'attendrit, & me fit faire une réflexion. II n'étoit pas vraifemblable que Clémelis fut aimée de 1'Houcaïs ,• & qu'il payat fa tendrefle de rigueur; elle étoit trop digne d'être aimée, pour qu'une paflion réciproque fut la fource de la fatale fituation a laquelle elle étoit en proie. Ces douleurs, fi bien  '15^ Lamekis-; exprimées &'fi peu fufpecles, ne pouvoient prendre leur fource que dans un amour irïgrat, ou pas affez reconnu ; Clémelis étoit trop aimable pour fe trouver dans ce cas. Que pouvoit-on donc augurer des pleurs qu'elle verfoit ? Sans mes préventions cruelles, n'avois-je pas bien lieu de me flatter? ■ • La nuit fuivante , je me gliffai adroirement prés de fes fenêtres , & la je fus témoin des mêmes marqués de douleur. Trois jours entiers d'examen ne. fervirent qua me prouver combien Clémelis étoit innocente, & combien j'étois criminel. Je commencois a. me euérir entièrement d'une jaloufie que je ne voyois appuyée d'aucune vraifemblance ; déja je defirois de la furprendre, de m'éclaircir de mes foupcons , & de lui rendre enfuite toute ma tendrefle ; j'en avois prévenu 1'affranchi le même jour; il applaudit a mon deflein , mais j'aurois été trop heureux. Un hazard malheureux renverfa ces projets favorables, «Sc me rendit tous mes anciens préjugés. O ciel! je n'y puis encore fonger fans en frémk de fureur. Mettez-vous a mas.place, O Sinoüis ! & vous conviendrez qu'elle étoit légitime. Prévenu des mouvemens dont je viens de vous entrerenir, je fortois la quatrième nuit de mon appartement, dans rintcntion de  Lamekis.' 157' frapper doucement aux fenêttes de Clémelis, & après m'être fair reconnoitre, de lui demander une audience fecrère pour m'expliquer avec elle, lorfqu'en ouvrant la porte de 1'appartement, j'entrevis quelqu'un qiu's'introduifoit dans celui de ma femme; je demeurai interdit; malgré 1'obfcurité de la nuit, j'avois fort bien démêlé que c'étoit un homme, & a fes habits, qu'il n'étoit pas du commun; je ne doutai pas que ce ne fut le Roi, il n'y avoit dans cette maifon d'autre homme que moi. Outre que 1'afrranchi m'en avoit averti, mon propre examen m'en avbit convaincu. Quel autre auroit été s'introduire a une telle heure dans cette maifon, qu'un prince puiflant, ou un amanr privilégié ? L'un & 1'autre m'étoientégals. Je réfolus pour le coup de prendre fi bien mes mefures, que les coupables n'échapperoient plus a ma jufte vengeance; il'ne s'agiifoit que d'épier le moment oü la porte s'ouvriroit; il y avoit apparence que 1'amant fe retireroit avant que le jour parüt. L'attente n'étoit pas longue; je me mis a cöté de la porte, le poignard a la main, & mon deffein étoit, après en avoir' frappé mon rival, de pénétrer jufques dans 1'appartement de Clémelis, & de la facrifier a la fureur de mon reiïènriment. Plus 1'inconnu talda a paroïtre, & plus Clé^-  Lamekis. melis me parut coupable; 1'intelligence étoit trop bien prouvée, pour que mon cceur ofat prendre le parti de 1'infidelle, «5c il étoit prefque jour, que rien ne paroifloit; j'étois dans une agitanon horrible; une fueur froide me couvroit le front; 5c moi qui voulois frapper, a peine pouvois-je me foutenir. Enfin la porte fatale s'ouvrit; que vois-je? Clémelis appuyée fur le mêmé homme ; je preffai li fort ma vengeance, que le poignard güffa fur celui que je prenois pour mon rival, un fecond coup 1'étendit a mes pieds ; ma fureur étoit au comble, j'avois reconnu Clémelis, elle reconduifoit 1'inconnu , & fe féparoit de lui avec «ne douceur qui ne laifla plus de doutes a mes foupcons. Trois coups de zenguis, portés avec ane jaloufe fureur, mé parurent fuffifans pour lui arracher une vie criminelle. Après cette pumtioh que je croyois on ne peut pas plus légitime, je m'enfuis chez 1'affranchi; j'avois la clef des deux maifons, je fortis de 1'une, &c je renrrai dans 1'autre fans aucun empêchement. Jerois plongé dans un trouble fi affreux, que je ne fogeai point a mon cher aiglon, il falloit pour cet effet que je fuffe bien agité, car je favois combien cet animal aimable fouffroit de mon abfence, 1'affranchi m'avoit rapporté qu'il  Lamekis. 159 étoit d'une trifteflè extréme , & qu'il ne vouloit plus manger. J'avois réfolu a cette nouvella de revenir exprès le voir , pour cet inftant, je n'y fongeai nullement, je n'étois rempli que de ce qui venoit de fe palier; mais fi mon honneur me fembloit fatisfait, mon cceur ne 1'étoit pas. Malgré tant de fujets de haine & de mépris, contre Clémelis j je n'ayois jamais cefle un inftant de 1'aimer. Selon 1'état fecrer de mon ame que mes cruelles réflexions développoient, je prévoyois trop que cet amour ne feroit terminé qu'au tombeau. J'étois plongé dans un abime de regrets , de remords & de foucis les plus ameres, lorfqu'on frappa a la porte a coups redoublés, j'en fus faifi fecrètement. Ah ! Sans doute , me dis-je a. moi-même, qu'on en veut a ma liberté , & qu'on va me punir une feconde fois de la récidive de mes crimes. Cette idéé fit une impreflion fi vive fur moi, & celle de la barbarie dont on avoit ine dans le premier fupplice , m'érnut au point que je courus a la chambre oü étoit renfermé l'aiglon , avec le projet de le détacher , d'ouvrir les fenêtres, & de me fauver avec lui. Ce cher animal ne m'eut pas plutöt entrevu, qu'il jeta des cris de joie , battit des ailes, & me donna toutes los preuves clu contentement  l66 L A M E K I S. le plus parfait; j'attendis a 1'en remercier clans un rems plus commode. J'entendois un bruit épouvantable & les clameurs les plus funeftes. En fortant par la fenêtre, je vis un grand monde affemblé, & un corps porté par des efclavesqui entroient dans la maifon. Sans m'éclaircir d'une aventure a laquelle je 'ne devois pas avoir part, je preffai des genoux l'aiglon, & bientót après, nous nous perdimes 1'un & 1'autre dans les airs. HUI Tik ME  L A M È K ï S. I6Y HUITIÈME ET DERNIÈRE PART1E. Pendant que ïïiofi aimable petit fe laifioit entrainer aux charmes de fa liberté nouvelle, en ine faifant parcourir 1'efpace immenfe des cieux, je méditois profondément fur mon dernier malheur ; il n'étoit pas poffible que je querellafle mon fort, j'en avois été moi-même 1'artifan. d'ailleurs, aucun remords ne devoit s'élever, la punitton étoit bien légitime. Voir ce qu'on aime , une femme entre les bras dun autre , (car ce que j'avois vu éroir a-peu-près la même chofe; ou du moins je le penfois), eft un fpecfacle bien affreux pour un homme donr les fenrimens ne font pas communs. Je croyois Clémelis criminelle , j'avois vengé dans fon fang mon offenfe, pourquoi m'en ferois - je affligé ? Ne s'étoitelle pas elle-même attiré cette infortune ? Voila comme je raifonnois : fi 1'amour fe faifoit encore reflentir dans mon cceur pour une femme fcéléiare & perfide, 1'honneur étouftoit ces rrop tendres mouvemens, en me la repréfentant volage , infidelle , & la coupable caufe de tous les maux que j'avois foufferts jufques - la. je poufiois plus loin les motifs de ma confolation, en 1'accufant d'avoir été d'intelligence avec 1'HouTome II. l  ■i6"i Lamekis. caïs pour me perdre, & pour fe délivrer a jamais d'un époux embarraflant, & qui n'auroit jamais fouffert fes égaremens. De ces réflexions, je paflois a ce que j'allois devenir; j'étois encore jeune , & felon les loix de la nature , j'avois quelques années devant moi y a quoi devois-je les employer? A peine cette idéé fe futelle fait remarquer, que je fongeai aux propofitions qui m'avoient été faites en Egypte ; pouvois - je mieux confacrer le refte 'de ma vie malheureufe qu'au fervice d'un être immortel Sc au bonheur de ma patrie ? Un culte fuperftitieux venoit d'en être aboli par mes foins; la voix du ciel ne s'étoit - elle pas fait entendre ? Ne devois - je pas 1'écouter ? D'un moment a 1'autre, on pouvoit féduire un peupie infatué des préjugés de 1'enfance ; un nombre de prêtres intérefles devoienr fans doute tout mettre en ufage pour réhabiliter leurs autels détruits ; n'étois-je pas obligé en honneur de m'y oppofer, Sc d'achever un ouvrage fi heureufement commencé? Quelle gloire n'en pouvois-je pas acquérir. Ce fentiment m'émut & me décida, je m'orientai, je preflai du genouil l'aiglon , Sc .repris la route par laquelle j'étois arrivé dans le royaume des Abdailes ; je gouvernai le vol . de mon petit, de faccui que ne perdanr point  Lamekis, 16".$ la terre de vue , je me guidois par les objets déja remarqués pendant ma première route. Cette conduite me réuflit; au bout d'un mois, je reconnus 1'Egypte, j'en bénis le ciel, je me rendis dans la capitale , & je defcendis comme la première fois, fur la grande rour : il étoit nuit, Sc je la paffai en prière; la piété dominoit, j'invoquai le grand Vilkonhis , & le priai ardemment de bénir mes bonnes intentions. Dès qu'il fut jour , & que je vis le peupie en mouvement dans les places & dans les rues, je defcendis fur le döme. Mon apparition fit jeter un cri général d'étonnement Sc de joie j en moins d'une heure tous les habitans de la capitale fe raifemblèrent & environnèrent le döme. Je leur parlai, Sc je leur demandai s'ils étoient reftés fidèles au culte que je leur avois prêché y je jugeai par leur filence qu'il s'étoit pafie quelque chofe d'extraordinaire pendant mon abfence; je les preffai de m'en informer. Un Egyptien , fidéle a la nouvelle doólrine , monta fur le döme, & vérifia ma conjeéture. A peine avois-je été parti , que les prêtres , chaffés de leur temple, s'étoient promenés dans les rues avec de nouveaux dieux fabriqués , en hurlant ■ Sc en faifant des clameurs aftreufes, & en prophétifant des malheurs épouvantables. Le Nil, leur crioient-ils, alloit s'anéantir, rentrer dans Lij  I;6*4 L A M I ï I le fein de la rerre, & les expofer a tout ce que k familie a de plus affreux; il n'en avoit pas tant fallu a ces peuples groffiers pour les émouvoir; peu inftruits de la fcience du ciel, ils étoient retombés dans leurs premières erreurs. Le mal étoit grand , j'en gémis , & je réfolus de faire tous mes efforts pour le réparer. Mais les coeurs éroient prefque tous retenus par les menaces récidivées des prêrres du fanatifme; je parlai plus de fix heures fans fruir. Les miniftres dès faux dieux n'avoient pas plutot été informés de mon retour & de mes deffeins, qu'ils étoient accourus vers le peupie , &c par le. trouble qu'ils occafionnoient, 1'empêchoient de m'entendre. Le grand-prêtre, fur-tout, fe faifoit remarquer en proférant des malédicüons qui faifoient drelfer les cheveux a la tête; infenhblement il prévaloit , & je reconnoiffois avec douleur, que le menfonge alloit 1'emporter fur la vérité. Une fainte horreur me faifit , il falloit un coup d'éclat pour reprendre une confiance que j'avois perdue par mon éloignement trop fubit. Au défaut des miracles, je fis agir la politique; je bailfai la tête de l'aiglon, & defcendis jufques ptès du vieillard outré. En vain voulut-ïl éviter l'aiglon , cet aimable animal fair a ma voix fondit fur lui; je le faifis par cette toque tant refpeófée autrefois; & d'un coup de zenguis, je terminal fes blafphêmes & fa vie.  Lamekis. 16$ Cet exemple en impofa ; le peupie rentra dans le filence, & les autres prêtresi, auteurs du troubls & de la rébellion s'enfuirent & fe, cachèrenr; & par-la , me laifsèrent le maitre de continuer ma harangue. Je la rendis la plus pathérique & la plus perfuafive. Après trois jours confécutifs d'inftrucTdens, je remportai la vi&oire ; le grand Vilkonhis fut adoré, les idoles rejerées, & moi reconnu premier miniftre de la religion. Je ne crus pas manquer a fes principes, en alliant fes intéréts avec ceux de 1'état; il falloit 1'appuyer de 1'autorité fouveraine pour lui donner des fondemens qui fulfent a 1'abri des affauts perpétuels qui lui feroient donnés infailliblement. Pour cet effet, je vis le roi nouvellement élu; 1'entretien de la nouvelle doctrine le perfuada & le porta a la regarder comme k bafe la plus folide de la monarchie; je lui communiquai les dogmes de cetre religion , d 1'aimoit bien avant le tems oü j'avois été uni avec elle, & convint qu'il avoit fait tous fes efforts pour empêcher cet hymen : il paffa enfuite a toures les fuppofitions que j'ai rapportées; vint a. 1'évènement hardi qui 1'avoit introduit dans 1'appartement de Clémelis, en fubornant, a force d'intérêts, une de fes femmes. II avoua que fon exil n'avoit fervi qua augmenter fa paffion & a lui faire prendre des mefures plus certaines pour la fatisfaire a quelque prix que ce fur. Pour en faire naïrre les occafions, il avoit une feconde fois gagné une des efclaves de Clémelis, O baflèffe digne des plus grands chatimens! Cette malheureufe avoit averti Zélimon de 1'arrivée de 1'afTome II, Jsf  15?4 Lamekis. franchi, & de la joie que fa maïtrelfe avoit reffentie après favoir enrretenu. Zélimon continua en ces termes: Je ne fus pas plutót informé des tranfports que votre époufe faifoit paroïtre depuis 1'arrivée de faffranchi, que je réfolus d'en apprendre la caufe a quelque prix que ce fut. Pour eer effer, je me rendis fecrètement chez cet homme, & me fervis de rous les moyens les plus féduifans pour 1'amener au point de confiance oü je le defirois. Mais vains efforts! fa fidélité & fa difcrétion furent des obftacles invincibles; je m'en irritai. Plus on apportoit de foins a me cacher un événement qui paroiffoit intérelfer fi fortement mon amour, & plus je perfütai a 1'approfondir; il n'y avoir que la violence qui püt m'y faire parvenir, 8c j'y recourus. Pour cet effet, je fis enlever faffranchi au milieu de la nuit : 1'entreprife avoit été fi bien dirigée, qu'on mel'amena, fans que cette violence eut fait le moindre bruir. Je le fis defcendre dans une cave , oü, a force de fouffrances, il m'avoua ce que je voulois favoir. Je fus tranfporté d'apprendre que Clémelis vous attendoit; je méditai fur cela le projet de fatisfaire un amour qui languilfoit depuis li long- tems. Dans la crainte que 1'affranchi ne fit échouer mon deffein, fi je le  Lamekis. i 9 5 laiffois libre, & qu'il ne fe plaignïr de la violence avec laquelle je 1'avois traité, je lui ótai moimême la vie. 11 n'y a que le premier crime qui coüte ; il y avoir long-tems que j'y étois accoutumé : mais avant de le précipiter dans la nuit du tombeau, je lui fis écrire une lettre a Clémelis, dans les termes que j'avois imaginés pour la réuffite de mon entreprife. II étoit infaik lible, avec cette pièce, que je n'échouerois pas. Je communiquai, a 1'efclave gagnée, le projet que j'avois formé de m'introduire dans 1'appartement de Clémelis, au milieu de la nuit, fous le nom de fon époux.... Quoi! fcélérat, m'écriai-je avec rranfporr, en démêlant le nceud de cette intrigue, quoi! tu aurois pouffé la perfidie j.ufqu'au point de me déshonorer réellement ? 11 eft inutile reprir le traitte , que je vous déguife rien; il n'en feroit ni plus ni moins, je n'ai que ce moyen pour efpérer ma grace, je ne veux rien avoir a me reprocher pour ma confervation. Après ces mors le perfide reprit de cette manière : L'efclave voulut en vain me remonrrer les conféquences de ce projet; j'érois réfolu de me perdre, ou de me fatisfaire. La nuit fuivante fut prife pour donner la demière main a 1'entreprife : fur la fin du jour je fis remettre, par un inconnu, la lettre Nij  jptf Lamekis. que j'avois obligé 1'affranchi d'écTire a Clémelis, elle étoit concue en ces termes : LETTRE. cc Lamékis vient d'arriver, il bmle du defir » d'expier a vos pieds fes offenfes; il vous fupplie 5> d'ordonner a une de vos efclaves de lui ouvrir » les portes lorfqu'elle entendra battre trois fois 33 des mains. II exige encore que fon retour foit 33 fecret, pour des raifons dont il vous fera fentir 33 la conféquence; & pour éviter toute furprife, 33 que votre appartement foit fans lumière : il eft 3> fi tranfporté du plaifir raviffanr de revoir une 33 époufe qu'il adore, qu'il ne s'eft pas trouvé en 3» état de 1'exprimer lui-même 33, Zinouk-Bour, le plus foumis de vos efclaves, Clémelis ,• non - feulement fut tranfportée de plaifir a la réception de cette lettre, mais même penfa faire échouer mon deflein par 1'empreflement qu'elle reflentit de vous voir, ö Lamékis! Elle vouloit fur-le-champ fe rendre chez 1'affranchi , & prévenir vos embraffemens fuppofés ; fans 1'efclave gagnée, c'en étoit fait, mon entreprife échouoit ; mais elle lui repréfenta avec tant d'adrefle de ne point faire cette démarche , en  Lamekis. i 97 lui faifant craindre finement qu'elle ne vous déplüt, qu'elle captiva fes defirs, & m'atcendic comme je 1'avois prévu. Je me rendis vers le milieu de la nuir a la maifonde Clémelis; je batcis trois fois des mains, & elle me fut ouverre. L'efclave féduite, m'introduifit dans 1'appartement de Clémelis, cette adorable femme courut au devant de moi , fe jeta dans mes bras... fa prévention heureufe Ah perfide ! m'écriai-je en interrompant le fcélérar, Sc en lui donnant mille coups qui 1'étendirent par terre , recois la punition d'un crime qu'un million de vies comme la tienne ne pourroit expier. Ma fureur étoit portéè a fon dernier comble; je fis rous mes efforts pour mettre en morceaux le coupable auteur de toutes mes infortunes; mais par un prodige qui me furprit, je ne pouvois Ie déchirer, fa peau étoit auffi dure (1) que fon cceur. Ma rage étoit d'autant plus affreufe, que par le récit du traïtre, je me croyois déshonoré fans retour. Mon amour outragé, par de tels endroits, ne me permettoit plus de fonger a. une (1) Zélimon avoit une cotte de maille de poiflon; c'étoit ainfi ciu'on'les portoit dans ce tems, elles étoient a 1'épreuve du javelot, & c'eft fur ce mcdèle qu'on en a fait de fer dans. ia fuite. • '  I9S Lamekis. femme, pour laquelle je fouffrois depuis fi longte ms. Enfin, malgré 1'oracle de Dehahal , je me voyois condamné a refter ferpent le refte de mes jours ; cela étoit bien cruel & vraiment digne de défefpoir. A peine me perfuadai-je que Zélimon n'étoit plus , que je me reprochai fa morr. En effet, mon imprudence étoit extréme, je m'étois óté par-la la feule voie qui me reftoit de m'inftruire a fond d'un détail le plus inté'reffant, quelqu'humiliant qu'il fut pour moi; & quelque lieu que j'euffe de me perfuader que mon déshonneur étoit conftaté , de certaines circonftances le rendoient plus ou moins grave ; il me reftoit a favoir ii ma trop crédule époufe étoit dans 1'ignorance de 1 infamie dont elle me couvroit; en ce cas elle étoit moins criminelle, quoique mon affronr n'en fut pas" moins fanglant. Je bouillois encore du defir d'apprendre fi l'auteiTr fcélérat de mon infortune s'étoit fait reconnoitre , ou s'il avoit continué a profiter de la crédulité de Clémelis. Dans la fureur dont ces idéés me tranfporroient, le defir de punir l'efclave malfieureufe qui avoit prêté fon mmiftère a ces coupables attentats, trouvoit auffi fa place. Jamais morrel n'a été accablé de tant d'horreurs a la fois : il falloit que j'euffe une vie ce ferpent pour n'y pas fuccomber.  Lr AM B. K I S. Je paflai plufieurs jours dans un défefpoir fi cruel, que je fis tous mes efforts pour terminer moi-même mon deftin malheureux : il n'y eut forte de moyens que je n'employaffe pour y réuffir j mais en vain. Le ciel en me méramorphofant, m'avoit revêtu d'une peau fi dure, qu'il ne me fut pas poffible de m'arracher une vie que j'avois en horreur. J'allois & venois comme un furieux, je ne pouvois quitter le cadavre de Zélimon , il n'y avoit pas d'inftant que je ne le déchiralfe de nouvelles morfures; fa vue entretenoit mon aigreur , & je ne pouvois m'en éloigner. Cependant, quelques bucherons paflèrent par hafard prés du cadavre , s'en approchèrent, 1'examinèrent foigneufement, & après avoir donné des marqués qu'ils le reconnoifloient, jetèrent des cris affreux a cette vue : gliflé deflous une roche voifine, je ne perdois pas un de leurs mouvemens 8c le moindre de leurs difcours. Les payfans raifonnoient, & ils ne raifonnent quelquefois pas mal. Après bien des difcours & des exclamations fur la mort de Zélimon, a. laquelle ils attribuoient bien des caufes , 1'un d'eux fe détacha pour aller, difoit-il, dans le village prochain en avertir fa familie & fes gens. Après fon départ, ceux qui refloient s'entre- Niv *  26® Lamekis. tinrent eonfidemment de cet accident. C'efl une punition que cette mort imprévue, secria le plus agé ! Zélimon ne craignoit point le ciel, étoit dur & barbare envers fes inférieurs, Sc fe portoit contr'eux aux dernières extrémités, pour peu qu'il crüt en avoir de fujet. Depuis que notre grand roi, eontinua ce bon homme 3 1'a exilé dans fa terre, il n'a celle de nous tourmenter tous, Sc de nous faire partager cruellement un certain chagrin qui le dévore, & dont 'on ignore la caufe. Oh! je m'en doute bien moi , interrompit un des payfans, Sc je gagerois trik-&-bak (i) que je ne me trompe pas. Pour vous faire voir que je ne me trompe pas, continua-t-il en frappant de la main fur une pierre oü il étoit appuyé, je vais vous conter ce qui m'eft arrivé ces jours palfés, vous jugerez enfuite li j'ai grand tort de me vanter d'en favoir tant. Les bucherons, a ce difcours 1'environnèrent, -Sc le payfan conta aibfi i'aventure dont il s'agilfoit: ïl y a environ un mois, qu'une nuit, en dormant d'un profond fommeil, je fus réveiilé en furfaut par Zélimon lui-même ; il portoit une lanterne föurde a la main , & avoir Pair d'un homme qui a couru & qui s'eft échauffé; il me prelfa de me lever, de le fuivre & de prendre (i) Mon bien, & ma inaiticflc,  Lamekis. 201 avec moi des outils de ma profeffion. Je connois ta diferétion , me dit—il en chemin , je t'ai choili . pour me rendre un fervice, & je t'en récompenferai; mais fi tu es aflez hardi pour qu'il t'arrive jamais d'en tenir le moindre propos, ta vie me vengera de ta défobéiffance. A cela il n'y avoit rien a répliquer ; il me fit defcendre dans une cave profonde, oü il m'employa quelques jours a y arranger un appartement, & il m'aidoit luimême toutes les nuies; nous le meublames des meilleurs de fes meubles; il n'y manqua rien au bout de quatre jours : nous en pafsames autant a mettre les porres en bon état; il y fit faire des ferrures & des verroux, dont la groffeur faifoit trembler, je m'en étonnois quelquefois a part moi. II veut fans doute, me difois-je , enfermer ici quelqu'un qui 1'a offenfé , & il faut que celui-la foit d'importance, car il ne prendroit pas tant de foins pour le mettre a fon aife. En effet, hots la liberté, toutes les commodités de la vie y étoient en abondance, c'étoit un vrai plaifir. J'aurois bien voulu favoir bonnement le nceud de cette aventure ; j'en hafardai une fois quelques mots, mlis il me répondoit par un air fi farouche & fi fier , que je n'ofai en reparler davantage. Après que tout fut dans 1'état qu'il avoit ckr firé , il me renvoya, en me renouvelant la dé? feufe qu'il m'avoit faite d'en parler, avec les  lai Lamekis. mêmes menaces dont il 1'avoit accompagnée Ia première fois. Je n'ai eu gardé d'y manquer , d ne m'auroit pas épargné , vous le connoilfez tous auffi bien que moi, & c'eft aflez. Le rapport de ce payfan me fit une impreffion extraordinaire, fans bien démêler quelle forte d'intérêt je prenois dans cette hiftoire : je formai furIe-champ la réfolurion d'éclaircir un fait fi intéreiïant. Pour cet effer, dès que les bucherons furent parris, je me glilfai dans les habits de Zélimon. On viendra fürement 1'enlever d'ici, me difois-je, on ne s'appercevra pas que j'y fuis, on le portera chez lui, & lorfque j'y ferai, il ne fera pas difficile de pénérrer dans cette cave myfténeufe. Un cerrain je ne fai quoi me le faifoit fouhaiter avec ardeur, & me donnoit un defir violent de' réuffir dans mon projer. J'artendois avec impatience le quart-d'heure oü l'on devoit arriver, il ne venoit point ■, la moitié de la nuit étoit prefque paifée fans que perfonne parüt. Je commencois a en défefpérer, lorfqu'au point du jour j'entendis un bruit qui m'annonga 1'arrivée des gens du fcélérar Zélimon > en effet, c'étoienteux : ils conduifoient fur un char un tou-lcam-bouk (i) pour y dépofer le cadavre ( i) Cercueil d'une ftructure fingulière. C'étoit une cfpèce de tonneau fort profond, dans lequcl on roeuoit.k  L A M E K I S. iS J de leur maitre : les pleureurs marchoient a. la tére du convoi, & ils étoient fuivis d'un nombre prodigienx d'habitans, qui jetoient des hurlemens affreux. A peine furent-ils arrivés, qu'ils firent un cercle aurour du mort. Le filence alors fuccéda, Sc chacun des chefs de la cérémonie lugubre vint 1'ini après 1'autre lui dernander, felon (i) 1'ufage, s'il étoit mort; pourquoi il avoit quitté la vie & fes dernières volontés; & a toutes ces queftions le cadavre ne branla pas. Après la cérémonie du préfent (2), il fut enlevé Sc mis dans le toukam-bouk Sc moi avec lui. Le char traïné par des efclaves (3), partit enfuite comme un trait cadavre debout, & qu'on renipliffoit d'aromates, afin dc le conferver. ( 1 ) Lorfqu'un Abdalois avoit payé le tribut a la nature, on le décliaufloit, on lui mettoit les pieds dans 1'eau, Sc enfuite on 1'habilloit de fa tunique la plus précieufe, alors tout le monde entroit, 8c lui faifoit les queftions qui ont donné lieu a la note. (i) Ce préfent étoit un dé, une aiguille, du fil Sc des cneaux, afin de pouvoir raccommoder fes habits en cas qu'ils fe déchiraflent en chemin. ( 3) Les efclaves étoient pbligés non-feulement de trainer leur maltre dans le tombeau, mais même d'y lailfer chacun un de leurs membres, comme la tête, le bras ou la jambe.  204 Lamekis. d'arbalete ; les relais firent leur devoir, & en moins d'une heure nous nous trouvames a un chatêlu, dont la grandeur & la majefté me fur- prirenr. Après les cérémonies du deuil, on fufpendit le tou-kam-bouk (i) dans 1'appartement qu'avoit babité Zélimon, felon la coutume ordinaire. Dès qu'il fut nuit, & que les Guer-ma-ka (2) fe furent endormies, je mis la tête hors du tombeau, pour examiner de quelle manière j'en defcendrois ; & dans la crainte de me faire du mal, je m'élanau fur 1'une des Guer-ma-ka, qui, en fe réveiliant en furfaut , fut fi effrayée de mon apparition, qu'elle en mourut fubiremenr. Je m'en embarraffai peu, a caufe de la gloire (3} que je lui faifois acquérir. Je defcendis un efca- ( 1) On attachoit une corde au plafond a un crampon defliné a cet efFet; Sc afin que le mort ne s'ennuyat point, on le faifoit balancer fans celle, & il étoit d'humanité d'aider a ce travail, c'étoit une preuve de vénératidn pour le défunt. (1) Femmes qui s'enivroient pour faire rire le mort. II n'y avoit que les grandsl qui cette diftinétión fut accordée. ( 3 ) C'en étoit une que de mourir de mort violente chez les Abdaloisj ils prétendoient que c'étoit une preuve que ie foleil avoit befoin d'eux, Si les. choifilToit pour 1'accompagner dans fa courfe.  Lamekis. 205 lier, j'examinai oü étoient les foupiraux des caves, & après en avoir rencontré , j'entrai dans le premier qui s'offrit a mes regards. Je jugeai, par une foible lumière qui parvint jufqu'a moi, que le hafard m'avoit choiii celui que je recherchois avec tant d'empreffement. Mais au lieu de me rrouver, comme je m'en flattois, dans 1'appartement dont on m'avoit parlé, je reconnus que je n etois que dans la route qui y aboutiffoit. Cette lumière provenoit des lampes pendues pour en éclairer les paffages. Après un chemin aflez long dans ces caves fouterraines ; j'arrivai a une porte, qui me parut celle de 1'appartement defiré. Ce fut en vain que je voulus pénétrer dans les lieux dont elle donnoit 1'entrée : elle étoit fi exa&ement fermée, qu'il n'étoit pas poffible, quelqu'effbrt que je prétendiife faire, de m'y gliffer. Pendant que j'examinois de tous mes yeux, des plaintes qui fe firent bientót entendre, me firent prêter 1'oreille avec beaucoup d'attention. O ciel! il me fembla reconnoitre la voix qui les proféroit, je la crus de Clémelis: le cceur me battit, je voulus écouter,'mais en vain, 1'épaiffeur de la porte étoit un obftacle invincible; j'étois furieux, je me plongeois dans un abïme de réflexions. Comment fe peut-il, me difois-je, que cette femme foit dans cette prifon obfcurs?ne me trompai-je point ?  io6 Lamekis, Quelle apparence que Zélimon 1'ait engagée a le fuivre dans d'auffi triftes lieux, ou 1'ait enlevée au milieu de fes gens Sc d'une ville fi peu-' plée? Ou Clémelis eft la plus malheureufe de toutes les femmes, ou la plus fcéiérate. Mais pourquoi cette défiance ? ignorai-je quel eft le traitre Zélimon ? teprenois-je, fa conduite odieufe, fes pratiques perfides ne font-elles pas plutöt la caufe d'un événement fi cruel ? Attendons a juger que nous foyons mieux éclaircis; 1'expérience ne doit-elle pas m'avoir corrigé ? Cléme^ lis, après les fupcons qui paroiffoient les mieux fondés, s'eft trouvée innocente, ne fe pourröit-il pas que les mêmes apparences euffent la même folution ? Si cette époufe infortunée m'a été fidéle dans les tems ou elle croyoit ma perte certaine, n'ai-je pas lieu de préfumer, qu'inftruite de mon fort, elle me confervera une foi, dont elle a tant de preuves qu<3 je fuis jaloux ? Ces idéés me raffuroient & affoibliffoient le cruel détail dans lequel étoit entré Zélimon quelques momens avant fa mort. L'amour prenoit le parti de Clémelis; il dominoit toujours dans mon cceur. Plus je trouvai d'obftacles a pénérrer dans ce lieu defiré, & plus je fis d'efforts pour y parvenir ; je ne trouvai point d'autre moyen que celui de fouiller la terre & de tacher de m'ouvrir un  Lamekis. 207 paffage fous la porte. Le travail fut long & épineux ; quoique ferpent, j'avois confervé de la délicatelfe; le tact & 1'odorat fouffroient comme quand j'étois homme ; j'en avois retenu toutes les factdtés & tous les fentimens. L'on a beau changer d'état, l'on conferve toujours les premiers préjugés. Deux jours furent employés a ce pénible travail , & j'étois prefqu'a bout lorfque j'entrevis enfin de la lumière, il éroit tems ; mes forces épuifées reprirent alors de la vigueur, & me firent enfin pénétrer dans un endroit fi cher a mon cceur. Je le parcourus d'abord des yeux, Sc y cherchai la caufe de tant de peines & de foins. Un lit, dont les rideaux étoient tirés, me donna lieu de croire qu'il renfermoit 1'objer de mes defirs. Si j'en avois cru mon premier mouvement, je m'y fetois d'abord rendu. Mais hélas! un retour fur moi-même me retint; quel erfroi ne devoit pas caufer ma monftrueufe apparition? N'étoit-elle pas faire pour glacer les fens de ma chère époufe, fuppofé que ce fut elle qui füt renfermée dans ces lieux ? Un ferpent de ma taille étoit un objec bien affreux; a peine ofois-je m'errvifager moimême ; comment auroit-elle pu foutenir ma préfence ? J'aurois bien defiré cependant me convaincre de mes foupcons ; je ne trouvai pas de moyen plus natutel que celui de paffer adroite-  io8 Lamekis. ment dans la ruelle de ce lit, & d'envifager, en me cachant, la perfonne que je foupconnois y être renfermée. Je m'y gliffai, mais vainement; il étoit vide, Sc je ne tardai pas a connoitre par des plaintes qui vinrent jufqu'a moi, & qui partoient d'un cabinet voifin, que mes conjeétures n'écoient pas vaines. C'étoit Clémelis elle-même; je la vis rentrer dans la chambre oü j'étois. Malgré la trifteffe dans laquelle je la vis plongée, & un abattement extréme, elle confervoir toutes les gtaces qui Favoient toujours diftinguée de fes femblables. O ciel! que ne foufffis-je point en la confidérant? Elle pleuroit amèrement, & proféroit les difcours les plus chers & les plus touchans a. mon cceur, J'étois 1'objet de fes larmes elle m'appeloit a fon fecours, m'affuroit de 1'amour le plus fidéle & le plus tendre, Sc fans rien expliquer, j'avois tous les lieux du monde de me flatter que mon bonneur étoit a couvert des taches horribles que ie rraïtre Zélimon m'avoit laiffé entrevoir. Le charme de retrouver une époufe fi adorable, avoir concentté toutes mes idéés , Sc m'avoit empèché de faire une réflexion judicieufe; elle fe fit quelques momens après, Sc me jeta dans 1'état le plus affreux. Ma métamorphofe devoit cefler en rencontrant une femme chafte & fidéle; j'étois auprès de Clémelis, & je reftois ferpent. O ciel! que derins-je après ce moment ? Mes fens fe  L A U f. K t s. k$4 fe glacèrent peu-a-peu, la chaleur s'éteignk en nïoi, & je perdis entièrement le fentiment. J'ai dit que je m'étois gilde dans le lit de Clémelis , fans doute que le charme qui devoit me rendre ma prémière forme, confiftok a être touché par celle qui devoit 1'opéren Quoi qu'il en foit, en reprenant mes fens, je me troüvai 'tel que je devois être, mais fans autre vêrement que la peau de ferpent que je veiiois de quitter, qui-me fervoit de Ceinture. Mon premier mouvement fut de remercier le ciel de la faveur infigne qu'il me faifoit; le fecond * dé me jetet aux pieds de ma Clémelis. J'étois tranfporté de la joie la plus pure; ce qui venoit de m'arriver, me prouvok fa fagefle & fa fidélké; je parcourois fon appartement, dansle delfein de lui exprimer tous lesfentimens dont j'étois agité. Mais hélas! je n'étois pas encore a la fin de mes malheurs. Clémelis ne fe trouvoit pas, & je ne pouvois comprendre oar quel prodige nouveau eiie étoit ainfi difparue; il me fembloit qu'un fort fatal s'opposat fans ceffa a notre réunioii. Cette joie a laquelle je venois d'être fenfible, fut de bien courte durée, lorfque je ne pus plus dourer que mon adorable époufe étoit difparue : j'eus beau preffer mon imagination pour tacher de dé* méler par quel miracie je ne la retrouvois plus, je fis de vains efforts. Tout étoit fermé fi exacteTome IL O  aio Lamekis." ment, qu'a. moins de foupconner une métamorphofe femblable a. la mienne, je ne pouvois penfer qu'elle m'eüt quitté par les voies ordinaires. Cette réflexion me replongea dans la douleur. O ciel! m'écriai-je, jufqu'a quand me perfécuterez-vous ? En effet, mon fort pouvoit-il étre plus déplorable? Je me voyois de nouveau en proie aux plus horribles extrémités, en prifon nu comme [la main, fans alimens pour foutenir ma vie malheureufe ; que devois-je donc devenir, & a quoi le ciel me deftinoit-il ? Ces cruels envifagemens de moi-même m'attendrirent peu-a-peu; mes foupirs devinrent plus fréquens, 8c je m'en trouvai a la fin fi fuifoqué, que, pour me foulager, je me mis a pleurer amèrement. Je paflai trois jours & rrois nuits dans cet état affréux jfut la fin de la quatnème, j'entendis ouvrir mes verroux, je levai la tête, en attendant avec impatience qui venoit me vifiter. Je me flattai un moment que c'étoit Clémelis ; mais quelle fut. ma furprife de reconnoitre a 1'ouverrure de la porte ce même Sinoüis, que j'avois vu hibou, 8c que j'avois cru mort ? II étoit enchainé comme une béte féroce,. & fuivi d'une troupe de culambis (i), (i) Ateliers ou gardes qui arretoierk & veiljoient les criminels; il ne leur étoit permis d'avoir qu'un ceil, ils portoient l'au*e pendu au col; c'étoit la marqué de leur of-    Lamekis.' tl i mars ce qui me jeta dans une furprife extréme, étoit qu'il avoit confervé le bec de hibou. A peine m'eut-il. envifagé, qu'il jeta un cri d'étonnement & de joie, leva fes bras appefantis de fers & vouluc venir a moi; je leprévins.'Quoi! je vousretrouve, mon cher Sinoüis, m'écriai-je en Ie ferrant tendrement dans mes bras, quoi! c'eft vous que j'ai cru mort 8c pour qui j'ai tant verfé de pleurs P'.Les culambis ne nous donnèrent pas le tems d'en dire davantage, ils fe jetèrentfur moi, mechargèrent a mon tour de cruels Hens , & fe retirèrent fans vouloir m'apprendre par quel ordre j'étois traité fi inhumainement. Tout ce qui m'arrivoit, étoit fi extraordinaire & li peu fujet a la vraifemblance, que je m'en étonnai moins que je ne 1'aurois dü; d'ailleurs la préfence de Sinoüis occupoit toute mon attentiou. Nous fümes long-tems 1'un & 1'aütre a garder le filence , & a nous obfervër 'réciproquement; enfin il le rompit pour më. demander par quel prodigé je me trouvois enfermé dans 1'endroit oü il me rrouvoit.Pour le fatisfaire, jelui rapportai tout ce qui m'étoit arrivé depuis 1'inftant de notre féparation. Ce récit, au lieu de le conföler de fes fice. Lorfqu'ils arrêtoient quelqu'un, ils lui donnoicnt un foufïlet, eh lui difant : vive la liberté. On ne fauroit être trop clair lorfqu'il s'agit d'inftruiïe un le&eur cijneux. O ij  2. li L A M I K I 5. malheurs , lui arraclia des larmes. O Lamékis! s'écria-r-il, a quoi donc fommes-nous deftinés? que fignifient tant de peines & de traverfes? y ferons-nous toujours en butte, ne cefleront-elles jamais ? Après cette exclamation, il jeta un profond foupir, & me rapporta en ces termes fa dernière aventure. Après le trait fatal dont vous me vïtes percer, ó Lamékis! je tombai dans un lac qui fe trouvo.it derrière le rocher ; cet événement me fauva la vie. Un pêcheur dans fa nacelle, qui jetoit fes filets , Sc a cöté duquel je fus précipité , me releva, & me donna a. un perit garcon pour lui fervir de jouet, & pour appaifer fes pleurs enfantins. Cet enfant m'arracha le trait qui me traverfoit, Sc £l force de me rourmenter, me fit revenir de ma foiblelfe; mais le cruel me fit payer cher cette faveur. 11 fe mit, pour le divertir, a m'arracher les plumes les unes après les aurres, & a. chaque cri que la douleur m'occafionnoit, il rioit de routes fes forces; s'il m'en étoit refté alfez pour me venger, je lui aurois donné mille coups de bec dans le vifage; mais a peine pouvois-je me foutenir ; il ne ceffa point de me plumer qu'il ne m'eüt dépouillé Sc mis nu comme la main. Je ne favois a. quel deflein ce maudit enfant me réduifoit dans un fi déplorable état, Sc j'attendois impatiemment qüil lui plut de ceffer fes rigueiurs,  Lamekis. 215 lorfqu'il fouffla dans un rechaud de charbon ailumé, en difant au pêcheur qu'il alloit me rbtir & me manger a fon déjeuner. En effer, il m'étendit fur le charbon; ma douleur extréme me prêta des forces, je jetai un cri aigu, & fis un bond fi heureux , que je fautai dans le lac. L'enfant s'en étant apercu, fe mit auffi a crier & a fupplicr fon père, avec larmes, de lui rendre fon déjeuner, & de courir après moi. II lit en effet fes efforts pour m'attèindre; mais tout foible que j'étois, je m'éloignai avec tant dè vïteffe, qu'il lui fut impoffible de me rattraper. Cependant j'évitois un danger pour en courir un autre. Cent poilfons de diverfes figures me fuivoierit a fleur d'eau, & faifoient tous leurs efforts pour me dévorer; leur nombrefeul retardoit & empéchoit ce malheur, en fe difputant ma proie, ils prolongeoient ma fin. A peine 1'iin d'eux m'avoit-il. faifi par les pattes, que les autres fe jettoient fur lui & 1'obligeoient a me lacher. Ce manége du-ra affez long - tems, & me fatigua a. un tel point que j'étois pret a fuccomber. Un chien qui vint fe défaltérer au bord du lac, & qui m'enrrevir, vint changer la forme de mon fupplicé; je lui parus un appat friand „ il fe mit a ia nage, tira droit a moi, me faifit au travers du corps, & me rapporra de 1'autre cóté. II m'avoit mis a terre, & »ie confidéroit avec le O rij  2I4 Lamikis. deflein fans doute de faire un bon, ou un mauvais repas de mon corps; déja il me léchqit, & me retournoit de fon nez pour appuyer fa dent meurtrière dans lesendroitsquiluiplaifoient davantage, lorfqu'unevoix, qui s'écria tok-brifs (i), fitretourner la tête au chien & me fauva la vie; c'étoit le maitre de ce chièn, il avoit un are & des flèches, 8c chaflbit fans doute fur les environs du lac : il s'approcha de moi, me confidéra & fe retira en difant a fon chien, fur la tête duquel il appuya la main, fi! Je crus en être quitte a ce prix ; en effet le chien fuivoir fon maïtre, 8c ne paroiflbit plus fonger a moi. II avoit bien tourné la tête plufieurs fois de mon cöté , mais je ne m'en inquiétois point, quand tout-a-coup il prit fa coutfe , 8c parut Ia gueule ouverte pour m'emporrer, 8c me ronger fans doute a 1'infcu de fon maitre dans quelque Coin. J'en fus fi effrayé, que je m'écriai de toutes mes forces tok-brifs, tok-brifs! Le chien s'arrèra, ( i ) Tout beau. Prefque tous les favans conviennent de la précifion avec laquelle 1'auteur a rendu la douceur de cc mot. Cependant un illuftre de nos jours 1'explique bien autrernent, il dit que tok veut dire ton, & brifs, fraisj'par conféquenc tok-brifs fignifieroit du ton frais, ce qui ne paroit pas vraifemblable. II falloit que ce favant aimat ce poifion, & qu'il füt bien aife de s'en rappeler 1'idee toutes les fois que fon imaginatioji pouvoit y donner lieu.  Lamekis. 215 & re maitre.qui étoit a trente pas, fe retourna cV chercha des yeux comme pour apprendre d oü provenoit la voix qu'il venoit d'entendre; Le chien étoit en arrêt de tems en tems, il vouloit me piller, mais m'étant bien trouvé d'avoir parlé, je le faifois routes les fois qi e ma vie étoit en danger, je m'en trouvois rrop bien pour y manquer. | Cependant, le chaffeur dont 1'inquiétude étoit extreme, & qui ne pouvoit concevoir d'oü venoit le tok-brifs qu'il entendoit prononcer a tous momens, s'approcha enfin de fon chien & de moi, & s'appercut bientót d'oü partoit la voix. II recula de furprife & d'efrioi lorfqu'il fut convaincu qu'elle venoit de moi, & me demnnda avec un air tremblant la caufe d'un phénomène fi extraordinaire. II me vint dans 1'idée une réponfe qui parut convenable a ma fituation préfènte; je ine dis avoir été élevé par un grand philofophe qui m'avoit appris a. parler, & qui avoit trouvé le moyen de débrouiller mon inftinót, Cette réponfe raffura le chafTeur, & il trouva ma rencontre fi précieufe, qu'il me releva, me mit dans fon chapeau, me couvrit de fon mouchoir en me flattant & en me difant qu'il m'alloit rendre l'oifeau le plus heureux de la terre. Je ne crus pas devoir répondre a ce difcours, & encore moins parler fi fouvent, dans la crainte d'encourir de Oiv  ftI Lamekis. nouvelles difgraces; il fuffifbit que j'euffe tro.uvé ce moyen .pour conferver mes jours; quelques malheureux qu'ils fuffent, je ne pouvois me réfoudre a les perdre. Cela paroït incroyable, ó Lamékis! mais j'avoue ma foibleffe, je n'ai jamais pu prendre fur moi de mourir de fang frcid. Le chaffeur me porta en un chateau voifin, me préfenra a m'anger , nettoya ma plaie ; & eut de moi unfi grand foin, qu'aubout dequelques jouts je me retrouvai en parfaite fanté. Mes plumes même commeucoient a me repouffer, & je ne tardai pas a me retrouver 1'un des hiboux du pays ïe mieux vêtu ; je me trouvai fi bien en compraifon de ce que j'avois été précédemment, { a la réferve de 1'inquiétude de ce que vous éties devénu , 6 Lamékis! ) que j'entretenois la bonne volonté que l'on avoit pour moi en parlant de tems en tems, avec cette précaution cependant de ne point paroitre trop raifonnable , dans la cramte que ce prodige ne donnar lieu a de trop férieufes réflexions; cette conduite meréuffit. Dans Fefpérance de me faire parler, il n'y avoit point d'attention qu'on neut pour mei; j'étois mironné comme l'oifeau le plus précieux, Toutes les fois que mon maitre fortoit, il m'enfermoit dans une cage, óVprenoit routes les précamions poffibles pour que je ne lui fuffe point volé, Ln jour qu'il aVoi: été plus.long -tems  Lamekis.' ïtj qu'a 1'ordinaire a me revoir, il revint accompagné d'un homme que je reconnus a fon difcours , pour être le fcélérat dont vous m'avez tant parlé, ce Zélimon, auteur de vos difgraces. Si j'avois eu autant de forces , que je reffentis d'indignarion a cette connoiffance, vous n'auriez pas eu le plaifir de vous venger de ce traitre , je 1'aurois mis en morceaux. Le chaffeur qui lui appartenoit, a ce que je compris par leurs difcours, favoir mis au fait^de ce qu'il prérendoit que je valois. C'eft un vrai préfent a faire a la reine , difoit-il, il eft unique, jamais oifeau de fon efpèce n'a parlé, & qui plus eft, avec tant de raifon; voili un moyen infaillible pour rentrer en grace. J'en conviens, reprit Zélimon, mais voila vingt fois que je me cache pour être témoin de ce que vous me dites, fans être affez heureux pour en pouvoir juger par moimême, & affurément je ne me hafiirderai point a. faire la démarche dont il eft queftion, que je n'en fois pofitivement affuré. Ce qui venoit d'être dit, me frappa, je me fentis un defir extréme de changer mon forr, il me fembloit qu'il feroit plus doux lorfque j'appartiendrois acette reine qu'on ne nommoit pas. Dans cet efprit je crus devoir parler, & je le fis; le peu de mots énoncés de ma part, fe trouva fi conve-  218 Lamekis. nable a ce qui venoit d'être dit, que Zélimon m'en parut tranfporté. Ne parions point de préfent a la reine, s ecriat-ilen enlevant ma cage, celui-ci me paroit trop précieux pour le donner a d'autres qu'a celle quirègne dans mon cceur; tu connois mes empofremens pour cette adorable femme, pour laquelle je foupire depuis fi long-rems, & a qui ma paffion a donné des fers; tu fais a quel excès je me fuis porté jufqu'a cejour; voila un vrai moyen pour me faire regarder dun ceil plus doux. Cet oifeau fervira a 1'amufer dans fa prifon, & peut-être a quelque chofe de mieux; je me fuis prefcrit un tems pour amener cette cruelle femme au point que je defire; je lui en ai donné ma parole, je ne veux rien négliger de ce qui pourra contribuer a la remplir dignement; mais après cela, fi j'ufe des droits que je me fuis acquis en 1'enlevant, qu'elle ne s'en prenne qua elle feule, je n'aurai plus rien a me reprocher. En prononcant ces paroles , qui ne me parurent pas du goüt du confident, quoiqn'il feignit d'y applaudir, Zélimon m'emporta, paffa dans fon appartement, y prit de groffes clefs enfermées dans un cabinet, leva une trappe, & defcendit un efcalier éclairé par des lampes fufpendues. Je ne favois que penfer de toutes ces chofes, nous en&V  Lamekis. 2.19 James plufieurs ,caves les unes après les autres, il s'arrêta enfin a une porte qui me parut de fer, il 1'ouvrit, & nous entrames dans un appartement magnifiquement meublé. II étoit compofé de plufieurs pièces, nous les traverfames fans y trouver perfonne; mais A la dernière, que vis-je, ó Lamékis! cette adorable Clémelis 1'objer de vos defirs. Je n'en pus douter, fon nom fut prononcé, & je 1'aurois reconnue au portrait que vous m'en-avez fait fi fouvent. Ses larmes répondirent au compliment de Zélimon; elle le regarda moins comme un amufement, que comme unaugure qui lui annoncoit la continuation de fes malheurs; elle s'abandonna a mille plaintes amères, traita fon raviffeur de tous les noms qu'il méritoit,& lui juraqu'ellefe donneroit elle-même la mort s'il ofoit encore fe préfenter a fes yeux. Malgré la cruauté de ce traïtre, il fe retira & obéit; cependant, avant que de la renfermer, il lui dit qu'il feroit docile a fes ordres jufqu'au jour qu'il lui avoit accordé , mais que paffe le t^ms, il prétendoit a fon tour voir reconnoitre fes égards. Clémelis ne daigna point répondre a ce difcours , '&z continua a s'abandonner a fa douleur. Cette fituation amère me rappela la mienne, & me jeta dans 1'accablement. O ciel! m'écriai-je, fans faire attention que j'étois devant Cléme-  i2° Lamekis. lis , fe peut-il que tu puilfes te compkire a faire des malheurs ? Quoique votre refpeéfcable époufe dut s'attendre a m'entendre parler, puifque Zélimon 1'en avoit prévenue, elle jeta un cri d'étonnement & d'effroi. Raffiirez-vous, lui dis-je, fi le deftin vous pourfuit, vous n'êtes pas la -feule en proie a fes rigueurs; Lamékis, cet époux fidéle , continuai-je, en eft une preuve bien fatale.... Lamékis! s'écria Clémelis, en me regardant avec frayeur y eh ! comment fe peut - il que vous foyez inftruit de fon fort ? Remettezvous, Clémelis, pourfuivis-je.... Ah! Je n'en fuis pas la maltreffie; oifeau trop adorable, répartit Clémelis en fe laiffant aller fur une pille de carreaux, vous m'étonnez rrop prodigieufement pour furmonter mon effroi j je ne fuis point accoutumée a des évènemens auffi prodigieux. Qui êres-vous donc, vous qui me connoiifez fi bien ? Faites celfer au plus vite une incerritude cruelle, il n'y a que cela feul qui puilfe me raffurer. Je me preffai de lui dire qui j'étois. A peine m'eus-je annoncé pour votre ami 8c pour votre confident, qu'elle me demanda en tremblant par quel prodige j'avois changé de forme, & en quel lieu je vous avois laifle. Je fatisfis pleinement i fes defirs, elle m'écoutoit avec une attention qsii prouvoit fon amour pour vous & fa furprife. Mak  "L A M E K I S." 22Jf lorfque j'en vlns a vorre métamorphofe, elle jolgnic les rnains, fixa les yeux au ciel, & demeura fi long-tems dans cette attitude, que je la crus pérrifiée. Je 1'appelai plufieurs fois, enfin elle me répondit par fes larmes , elles la fuffoquoientj elle fut plus d'une heure fans pouvoir proférer une feule parole. Un cceur vraiment compatiflant oublie fes propres maux pour s'attendrir de ceux des perfonnes qui l'intéreffenr. J'employai tout mon zèle pour confoler 1'aimable Clémelis; 8c pour y parvenir, je lui fis efpérer que le ciel vous ramèneroit un jour auprès d'elle , 8c que vous lui fe-riez redevable de la fin de vorre métamorphofe & de vos malheurs. Cette idéé parut la calmer. Ah! s'écria-t-elle, fi ce bonheur dépend de la foi que je lui ai confervée, Lamékis ceflera un jour d'être ferpent; le ciel jufqu'iei a protégé ma vertu , malgré les affauts tetribles' & féduifans qu'elle a eus a. foutenir, je la crois pure. Cela eft certain , repris-je , confolez-vous , ó Clémelis ! confolonsnous! Le grand Dehahal nous a promis que nous reprendrions, Lamékis & moi, notre première fbrme ; il eft trop grand & trop refpectable pour s'être abaiffe a. nous vouloir tromper. Nous paffames trois jours entiers, Clémelis & moi, a. nous ra'pporter réciproquement tout ce qui nous étoit arrivé, Comme il eft a préfumer, é>  lil Lamekis. Lamékis ! continua Sinoüis, que vous n'êres pas informé de ce qui fuivit 1'entreprife odieufe de Zélimon, lorfqu'il s'introduifir fous vorre nom dans 1'appartement de votie époufe adorable, & que dans le récit que vous m'avez fait de 1'aveu forcé de ce trairre, la mort que vous lui donnates , en interrompir le détail, le voici ; c'eft Clémelis qui parle, je ferai mes efforts pour vous rapporter jufqu'a fes propres^xpreflions. Malgré les preuves que j'avois de la vertu de mon adorable époufe, 1'idée de ce détail me fit palir. Eh bien! m'écriai-je , d'une voix entrecoupée, par quel miracle s'arracha-t-elle des bras de ce malheureux ? C'eft ce que vous allez apprendre, continua Sinoüis; ne tremblez point, votre honneur avoit été confié en des mains trop fiiges , pour qu'il püt vous être ravi. Malgré la prévention agréable oü j'étois que j'embraffois mon époux, continua Clémelis, je me fentis tout-a-coup une cettaine répugnance qui ne me parut point naturelle; mes tranfports s'affoibliifoienrinfenfiblement; un je ne fais quoi s'oppofoit fecrètement a 1'ardeur des defirs qui m'étoient exprimés; & pour y répondre , il auroit été néceffaire que j'eulfe eu recours a cet art impofteur qui décore le dehors des fentimens qui n'exiftent point dans 1'intérieur. Je m'en fus d'abord le plus mauvais gré du monde , je pris pour  Lamekis. 123* fefientiment des fujets que j'avois de me plaindre de mon époux , ce qui n'étoit qu'un effet du preffentiment. Plus je devenois froide, & plus celui qui me paroiffoit mon époux me donnoit d'affurance de fon amour. Je me trouvai tout-acoup dans un état fi pénible, que je fentis mes genoux plier fous moi; j'eus recours a 1'artifieé pour dérober ma froideur; je dis que je me trouvois mal, 8c je le feignis; je voulois avoir Ie tems de refpirer, 8c de me demander Ia caufe d'un état fi furprenant, je n'avois garde de la foupconner. Cependant mon époux prétendu , dans la confiance que j'avois perdu le fentiment, s'éloigna avec vivacité , 8c reparut un moment après avec un flambeau d'une main, & une bouteille remplie fans doute d'elixir pour me rappeler a la vie, J'entr'duvris les yeux, dans 1'efpérance qu'une vue fi chère me rendroit mes tranfports expirans; je crus ne les avoir pas affez ouverrs, puifque je ne reconnoiffois pas des traits fi bien confervés dans mon cceur; fixer mon regard & jetet un cri affreux fut la même chofe. Ah ! Scélérar, m'écriaije, en reconnoiffanr Zélimon , & en me levant avec fureur; voila donc de res tours criminels 8c perfides ? Garde-toi bien de m'approcher, je faurois t'óter une vie qu'il y a long-tems qui t'auroir dü être arrachée. Le traitre , dans la furprife  3(14 L A M E E I Si ixttêóte oü il fut d'être découvert, laiffa tombet fon flambeau qui s'éteignit. Je me mis a jeter alors des cris fi affreux, que tout le monde accóurut. Zélimon, dans la cramre. d'être arrêté, senfuit* Sc me débarraffa enfin de fon horrible prêfence» Je fis tant d'informations dans mon domeftique, que je découvris enfin la fcélérate efclave qui m'avoit trahie ; je la mis deiiors avec tous les défagrémens qu'elle méritoit; & pour ne poinc courir a 1'avenir de pareils rifques , je pris la réfolution de ne jamais me coucher que je ne fuffe enfermée. Après les deux entreprifes téméraires de ce perfide Zélimon, je ne pouvois rrop me tenir fur mes gardes ; j'en fis de nouveau mes plaintes au roi; fans Boldéon , j'aurois été vengée; mais fa grace en cette confidération lui fut accordée , a condition qu'il ne remettroit jamais les pieds a la Cour. Plufieurs mois s'étant paffés fans que j'euffe entendu parler de lui, je me flattois que je ne ferois jamais dans le cas d'en rien redouter, lorfau'une nuit, dormant d'un profond fommeil, je fus réveillée en furfaut par un bruit affreux qu'on faifoit a ma porte; je me jetai a bas de mon lit, je courus aux fenêtres, & appelai de toutes mes fotces; mais foins frivoles! Les mefures étoient fi bien prifes , que je ne fus point fecourue. La porte de mon appartement fut jetée a bas j.  Lamekis. bas; Zélimon parut, un poignard a la main , & me fit enlever par ceux qui le fuivoienr. Après une longue route, il me fit defcendre dans eer appartement fouterrain, oü il m'annonca le même foir que j'y ferois renfermée jufqu'a ce que j'euffe répondu a fa paflion. Jugez, ó fage ami du plus digne époux! pourfuivit Clémelis en verfant un torrent de larmes, ce que je devins après ces artentats odieux ; les jours & les nuits fe pafsèrent dans la douleur , la rage & le défefpoir. Comme ces paflions m'affoiblifioient peu-a-peu, 6c que j'en tombai malade , mon trairre raviffeur, dans la crainte de me voir mourir, fit des fermens affreux qu'il n'auroit jamais recours a la violence ; & cette promeffe qui fufpendit mes craintes 6c mes inquiémdes, empêcha 1'accroiffement de ma maladie. Peu a peu je revins, 6c repris malgré moi une vie qui m'étoit a charge, & que j'aurois tranchée moi. même mille fois, fi 1'efpérance de revoir un jour 1'époux que j'adore, ne m'en eut empêchée. Depuis ce tems, mon ravifieur ne s'eft point hafardé a vouloir me contraindre. Cependant, il y a quelques jours qu'il m'a paru moins refpectueux ; fur les plaintes que je lui en ai faites, il m'a dit déterminément qu'il falloit enfin me réfoudre a répondre a une paffion fi violente , qu'il n'y avoit plus d'égard qui le retint. Malgré mes Tome IL p  iz6 Lamekis. larmes , mes prières & mes menaces, il m'a fignifié de prendre mon parri, de le rendre heureux, en me jurant qu'après un mois, il ufera de violence. Voila , ó Sinoüis! oü j'en fuis ; jugez de la juftice de mes pleurs ; je ne yois plus que la mort pour m'arracher au deftin affreux auquei il femble que le ciel m'ait condamné fans retour. A peine Clémelis1 achevoit-elle ces mots , que nous entendimes le bruit affreux des verrouils qui nous annoncoit la venue de Zélimon ;, Clémelis en treffaillit. Ah! Sinoüis, me dit-elle, que vaisje devenir ? Le tyran vienr fans doute déployer le refte de fes rigueurs; le tems approche, c'eft pour m'y préparer ; le ciel ne protégera-t-il donc jamais enfin 1'innocence ? La porre s'ouvrit, mais au lieu de Zélimon, parut le chaffeur. Confolez-vous, b Clémelis ! lui dit-il en 1'approchant refpectueufement, dans peu votre fort changera. Je'voudrois bien dans le moment pouvoir vous rendre votre liberté, mais elle ne feta que reculée; fans la crainte de rifquer vos jours précieux, je vous■ ouvrirois a 1'inftant les portes d'une prifon odieufe ; mais en fuivant les mouvemens d'une compallion que je ne faurois trop vous exprimer, nous nous mettrions tous deur dans le cas de périr ou de refter a jamais fous la domination du cruel Zélimon. Je le connois par ttop d'aétes inhumains pour en pouvoir dou»  Lamekis. 227 ter; le parti que jeprends aujourd'hui eft le plus fur; je vais a la cour, j'avertirai le roi de votre détention & des rigueurs dont on ufe envers vous; fon ordrefuprême brifera vos fers 8c vous vengera de votre ennemi cruel. Las d'obéir a un ryran, dont je détefte les crimes , je vais les déclarer & me mettre a 1'abri de fon reffentiment; 1'injuftice avec laquelle il vient d'en uLr avec moi, en m'ötant d'autorité un tréforprécieux avec lequel je prétendois faire ma fortune , m'a fait prendre enfin mon parti. J'avois deftiné cet oifeau s la reine , je le lui porte a 1'inftant, je ne vous en dis pas davantage, ó Clémelis! Avant qu'il foit peu , vous aurez lieu de vous applaudir de mon zèle , mais en attendant, fouvenez-vous de ne point me décéler au tyran; il eft trop occupé de vous pour fonger a l'oifeau. Je vais remettre les clefs ou je les aiprifes, je n'en dis pas davantage , le tems eft trop précieux. En achevant ces mots , le chaffeur m'emporta dans ma cage; mon premier mouvement fut de crier, le fecond m'arrêta, rien ne pouvoit être plus gracieux a Clémelis & a moi que le parti que cet homme prenoit, il étoit aifé de juger que le feul intérêt en étoit le motif; mais quel que füt le principe de cette entreprife, il n'en pouvoit réfulrerqu'un grand bien. J'allois a la cour, je devois appartenir a la reine; quand même il feroit Pij  .nS Lamekis. arrivé que le chaffeur eut changé de réfolurion, & n'eüt point parlé de Clémelis, dans la crainte du reffentiment, j'y étois , & je favois parler; ces réflexions adoucirent le chagrin de quitter la refpeétable Clémelis; c'étoit fe féparer pour mieux fe réunir. Jamais on n'a fait une route avec tant de yïtefle; le chaffeur fe preflbit d'arriver, je lifois dans fes yeux fon inquiétude; il croyoit a tout moment êtte fuivi du redoutable Zélimon $ j'en jugeois a la quantité de fois qu'il retournoit la tête; enfin tant d'inquiétudes cefsèrent, nous arrivames a la cour. II fe rendit le lendemain chez la Brouk-chailloc (i), & le furlendemain il fut préfenté a la reine, comme il 1'avoit defiré; fon préfent avoit été nop agréablement recu , pour qu'il fouffrit le moindre délai. La reine fut enchantée lorfqu'on lui rapporta la facilitéavec laquelle je m'énoncois. L'Houcaïs qui étoit préfent, en fauta a pieds joints; l'on me mit dans une cage magnifique, & je fus fêté (2) de ( 1) Première dame d'honneur, a laquelle il falloit faire xxa préfent pour obtenir audience de la reine. Ce préfent étoit confidérable, il ne pouvoit être que de trois chofes, d'unhareng'laité, d'un peigne de fer blanc ou d'une paire de boucles d'étain. Celui du chalTeur fut d'un peigne de fer blanc. (x) Manière d'exprimer de la fatisfa&ion.  Lamekis. 225) toute la cour, l'on attendoic avec beaucoup d'impatience que je parlalfe, j'attendois moi-même que lechaflburlefït;j'efpérois toujours qu'il rapporteroit la fituation de Clémelis, & qu'il rendroit compre de la manière dont Zélimon en ufoit avec elle. II avoit fait fans doute fes réflexions. Je crus devoir débuter par-la, j'étendis les ailes, j'alongeai le col, me dreflaifur mes pattes, fixai le roi en face,, & m'écriai; b grand Houcaïs! b reine! ó grands de la cour! écoutez-moi, je vais parler. A ces mots, tout le monde tira la langue (i) & me prêta une longue attention. Le chaffeur aufli bien que tout Ie monde, ne fut pas peu furpris de la manière dont je contai 1'enlèvement de Clémelis, fait par Zélimon, je n'en omis aucunè circonftance. L'Houcaïs ernporté par la plus grande colère, en but (2) trois (1) L'original dit Fla-ri-crok-dol-ki-kan-gran-douil» guerlache, qui veut dire a la lettre, chacun lailla tomber la langue. En effet, c'eft le vrai fens, car la note prétend que lorfqu'on vouloic prêter une grande attention, on laiffoit pendre la langue tant qu'on éeoutoit , Sc les gens bien élevés avoient grand foin de tenir la main delfous pour en recevoir la liqueur découlante. Les femmes dequalité avoient le privilege de badiner avec le bout de leur langue, comme les Gauloifes avec leurs éventails.. (z) La marqué d'un violent dép:t étoit de boire, & c'eft depuis. la connoifl'ance des maeurs de ces peuples, qu,'cf&  230 Lamekis. coups confécutifs & donna des ordres fur le champ pour aller délivrer Clérnelis. Après être revenu de fon bouillant dépit , il fe tourna vers Boldéon, & lui dit a demi-voix, qu'il falloit me mettre a la gil-gan-gis, que j'étois fürement Grouil-grou-gran (i), & qu'iln'étoit pas poffible que j'eulTe un inftinft aufli raifonnable fans que le Bar-bu-fou (2) s'en mêlat. Je treflaillis a ces mots, la crainte du fupplice dont on me menacoit, me fit demander audience, je fifflai le roi, il retira la langue pour m'écourer; j'allois lui conter toutes mes aventures, & enrrer dans le détail des vótres , b Lamékis! lorfqu'un prodige qui parut affreux a route la cour, .& qui me fut bien agréable, épouvanta 1'aflemblée dont j'étois environné. Tout d'un coup, mes os craquèrent avec un cliquetis épouvantable, a la place de mes ailes mes anciens bras fortirent, & mes jambes fe trouvèrerit fubftituées a mespattes; cette méta¬ venue cette manière polie de parler, en invitant un convive a boire: allons donc monfieur, madame, mademoifelle, &c. avalons la douleur : je vous rends grace, allons j'avale la douleur. Grotius qui aimoit fort la table, ne fe fervoic cependant jamais de cette facon de parler, non plus que Ciceron, Ariftote, Virgile, Tacite, &c. ce qui devient extrêmement embairafTant. ( 1) Sorcier. (1) Diable.  Lamekis. 231 morphofe fe fit fi fubitement, qu'en moins de rien je redevins rel que j'avois été, & que vous me voyez aujourd'hui. II fut heureux que ma cage fut grande, fans cela j'étois eftropié pour le refte de mes jours; par malheur pour mon nez il fe trouva fi preffé, qu'il n'a pu rrouver de place pour fortir, il m'eft, comme vous voyez, refté celui de hibou; cela eft trifte, mais j'efpère que le grand Dehahal me 1'arrachera, il eft trop grand 8c trop refpe&able pour ne pas me faire cette faveur. L'Houcaïs & la cour furent d'une furprife extréme du prodigieux changement qui venoit d'arriver en moi. II fut convenu tout d'une voix que j'étois Grouil-grou-gran: j'eus beau vouloir défendre mon humanité , 1'ordre fut donné de m'envoyer ici jufqu'au jour de ma mort. La reine dont la fottife n'eft pas pardonnable, exigea que je fulfe renfermé dans cette prifon, & cela paree qu'en lui en faifant la defcription, j'avois affuré qu'elle étoit d'une profondeur extréme; chofe fur laquelle j'avois appuyé pour lui en donner plus d'horreur, 8c afin d'émouvoir de plus en plus la compaflion pour Clémelis enfermée. La raifon qu'elle donna du choix de cette ptifon, fut qu'étant fi profonde, je ferois moins en érat de nuire, «8c qu'érant polfédé du Bar-bu-fou, l'on ne pouvoic erop prendre de précaution» Quoi qu'il en foit, j'ai été enchaïné 8c mis dans Fiv  232 Lamekis. 1'état oü vous me voyez; il n'y apas d'apparence qu'on m'y laifle long-tems, fi l'on s'obftine a vouloir que je fois Grouil-grou-gran, vous favez la loi, ó Lamékis! elle eft fans appel, après la gilgan-gis il faut m'oürir. Voila qu'elle fera la fin de toutes mes aventures ; ó Vilkonhis ! pourquoi m'avez-vous tiré du chaos pour me rendre fi malheureux ? Sinoüis finit ainfi, & fe mit a pleurer comme une.'vache ; je fis mes efforts pour le confoler. Nous fommes, vous & moi, dans le même cas, lui dis-je, nous courrons les mêmes fortunes, mais le ciel fe laflera de nos malheurs; il nous rend notre première forme, & nous réunir; préfage certam qu'ils celferonr bientót; pour moi je n'ai plus que des graces. a lui rendre, felon le détail que vous venez de me faire, je juge que Clémelis eft a la cour. Ne r'en flatte pas, s'écria une voix {ortant d'un cabinet voilin, tout dans les fers que je fuis, Clémelis eft mon efclave, 8c elle n'en for\ tira point que je ne fois libre. Nous treifaillïmes a. ces mots; qui pouvoit les avoir proférés ? L'intérêt que j'y prenois, me fit lever pour m'en éclaircir. Malgré la pefanteur de mes fers, je me traïnai dans le cabinet; ó furprife extréme! c'étoit le même Zélimon dontje croyois m'être vengé, aquij'avois donné tant de coups, 8c que j'imaginois devoir ftrtj réduit en poudte. O ciel! voila de ces chyfes, '  Lamekis. 23 j fiuxquelles on ne s'attend pas, je n'avois garde de Jes prévoir. Mais que dis-je? O grand Vilkonhis! n'es-tu pas tout puiifantj & lorfqu'on décrit tes miracles, eft-il permis a qui que ce foit d'en douter ? Malgré la rage dont j'étois poffédé a la vue du traïtre dont je continuois a recevoir tant de maux, je crus devoir diiiimuler, pour tacherde favoir en quel endroit Clémelis refpiroit. Je démêle tes vues reprit-il, après que j'eus parlé, elles font inutiles , je ne te dirai rien de ce qui peut te plaite, il n'en fera pas de même de 1'aventure qui m'a rendu la vie, elle t'afflige êc cela me fufEt pour te la détailier. Apprends donc que je feignis d'être mort, 5c que je ne 1'étois pas; je jugeai du rifque affreux que je courqis & de 1'obligation oü j'érois de dilïimuler; il fut même heureux pour moi d'êtte revêru d'une cuiralfe que je porte toujours, fans quoi ta rage ne m'auroit point laifle que tune m'eufle dévoré entièrement: toutes ces chofes re furprennent, c«s n'eft cependant rien en comparaifon de ce que j'ai a ajouter. Tire la langue , ó. Lamékis ! je vais te porter des coups plus mortels quq ceux dont tu as. cru m'accabler, J'ai rout eutendu, 8c je juge par le rapport de ron Sinoüis , que tu te flattesque Clémelis n'a pas fiiccombé a mes aflauts, n'en crois rien, ó. Lamé-  234 Lamekis. kis, j'ai poffédé les tréfors dont tu es fi jaloux, j'avoue que c'eft fous ton nom qu'ils m'oiit été accordés, mais qu'importe, je n'en ai pas moins joui, ne fois point féduit pat 1'aifurance du contraire , une femme n'avoue jamais de tels faits: Voila la vérité, crois-moi fi tu veux. La manière avec laquelle ce fcélérat me dit ce peu de mots, me fit impreflion & me mit en fureur. £h bien! Sinoüis, lui dis-je en me tournant de fon cóté, que dois-je penfer du récir que vous m'avez fait ? Que Zélimon eft un fcélérar, reprit-il, digne des fupplices les plus affreux, il fent bien qu'il faut périr, & la noirceur de fon ame voudroit que fi perte fut fuivie de celle de tous fes ennemis; fe peut-il que vous ofiez encore dourer de la fageffe de la femme la plus refpeótable ? Après avoir repris notre première forme, cette preuve n'eft- elle pas convaincante , & ne décide-t-elle pas abfolument en fa faveur ? II n'y avoit rien a répliquer a ce difcours, aufli me rendit-il ma tranquillité; mais il ne m ota pas 1'incertitude oü j'étois du fort de Clémelis. Zélimon paroiflbit fi fcélérat, & fembloit fi peu craindre fa fin , que j'avois lieu de penfer qu'il mourroit fans jamais avouer ce qu'il en avoit fait. Sinoüis étoit de ce fentiment, & le traitre a chaque inftant ne ceflbit de m'en aflurer. Nous apprimes enfuite de fa bouche, de quelle  Lamekis. 23 5 manière il avoit paré les ordres que 1'Houcaïs avoit prononcés contre lui, il ne nous cachoit rien des chofes qui pouvoienr nous accabler. Uh de fes gens avoir rencontré le chaffeur lors de fa fuite, & Fen avoit averti fur le champ; il n'avoit pas douté, difoit-il, après s'en être convaincu, que ce dorneftique n'eut euune conférence avec Clémelis, qu'il ne fut gagné, & qu'il n'allat le déclarer a la cour. Dans le rifque de ce qui en pouvoit arriver, il avoit commencé par s'affurer de Clémelis, 1'avoit transférée la nuit, de fa prifon dans uneaurre, & s'étoit mis lui-même a 1'abri de fa détention chez un ami fur lequel il comptoit; mais comme il étoit un fcélérat, il en avoit trouvé un autre, qui, pour faire fa cour au roi, Favoit livré a Fofhcier envoyé de la cour pour 1'arrêter; il ne doutoit pas, difoitil, de périr, mais il juroir avec des blafphèmes horribles que Clémelis & nous, tout périroit avec lui. Si nous n'avions pas été hors d'état de nous venger de ce fcélérat, nous n'autions pas attendu plus long-tems a lui arracherfa coupable vie; mais nous étions enchamés de facon qu'il n'étoit p~s poffible de nous abandonner a notre reffentiment. Les otdres de la cour qui devoient arriver de jour en jour & décider de notre forr, nous furent enfin apporrés; on nous fit partir, Sc dès que nous fumes dans la capitale , on nous remit entre les  x$6 Lamekis. mains de la juftice qui procéda a notre procés; Zélimon eut fa grace en faveur du rang de fon père & des preifantes follicitations de fes amis. On y mit une condition, ce fut de rendre Clémelis a la reine, & il y foufcrivit, lotfqu'il apprit que Sinoüis 8c moi dëvions périr, malgré notre innocence; nous étions étrangers, cela fuffifoit pour que nous fulfions abandonnés de rout le monde. D'ailleurs il avoit été néceifaire, pour fauver le fcélérat Zélimon, que nous fuflions coupables, il avoit fuffi de nous déclarer Grouil-grou-grans 8c poffédés du Bar-bu-fou; on ne leur faifoit point de grace, 8c nous n'avions plus rien a efpérer. Nous attendions, Sinoüis & moi,^dans un cachot, qu'on vint nous en tirer pour nous donner la gilgan-gis, 8c pour nous conduire de-la au fupplice ; nous nous entr'aidions 1'un 8c 1'autre pour nous porter a la réfignation due aux décrets divins, lorfque le même officier qui nous avoit transférés, parut, 8c fe préfenta devant nous- avec une politeffe qui nous fut d'un augure favorable. Raffurezvous, me dit-il, en me portant la parole, vous avez une puiffante avocate en Clémelis; elle a porré la reine a demander votre grace auroi; il apromis de vous 1'accorder, pourvuque vouslui prouviezvotre innocence furl'accufation forméecontrevousd'êtte Grouü-grou-grans. Nous refpiramesa cetre bonne nouvelle; loué foit le grand Vilkonhis! s'écria  Lamekis. Sinoüis, puifque nous paroiffons devant le grand Houcaïs, nous n'avons plus rien a redouter. L'innocence va triompher, & le crime gémira; Clémelis eft libre! elle refpire, m'écriai-je, cela me fuffit Sc je ne crains plus rien. Nous fümes transférés dans un appartement auffi riant que celui que nous quittions étoit trifte & affreux. Vous attendrez ici de nouveau* ordres, dit 1'officier, fans la mélancolie oü le roi eft plongé, vous paroïtriez dès aujourd'hui devant lui, mais cela ne peut tarder, en attendant priez le ciel qu'il ote au roi les caufes de fon chagrin. Je demandai a cet homme poli s'il n'y avoit point d'indifcr'étion a vouloir favoirles raifons importantes de l'afflicfion de 1'Houcaïs? Elles font bien légitimes, reprit-il en me portam la parole; perfonne mieux que vous ne connoit Falbao, ce chien admirable qui s'eft donné au roi, qui lui a fauvé la vie tant de fois Sc qui depuis ce tems n'a pas quitté le prince... Eh bien! interrompis-je avec empreffement, lui feroitil arrivé quelqu'accident finiftre ? J'en ferois au défefpoir, & je partagerois avec bien des larmes la douleur de ce prince. Outre que j'aimois moimême ce chien rendrement,j'ai reffenti parlaperte que j'ai fake d'un aimable animal (i), combien (i) Le petit aiglon. Depuis 1'impreffion de ce livre 1'autcnr a eu des nouvelles de cet aimable aairnal par l'incei-  2^8 Lamekis. cesibrr.es de privations font fenfibles. Au ciel, ne plaife, continua 1 officier, que Falbao ne fut-plus, 1'Houcaïs en mourroir, non Lamékis, il vit; mais il eft tombé depuis quelques jours dans une langueur qui fait préfumer que fa fin eft prochaine. Le roi a mandé tous les dofteurs de fon royaume, aucun n'a pu jufqu'ici le guérir, tous conviennent de la caufe de fa maladie (c'eft langueur), mais nul ne peut la guérir. Un feul Ethiopien d'ongine allure que la peau d'un ferpent qui fe trouve vers le pole antar&ique, pourroit faire certe cure; mais il convienr en même tems de la difficulré de favoir, & par conféquenr jette Ie roi dans les plus cruelles crainres. La cour qui adore ce prince, parrage fes frayeurs, & il n'y a perfonne qui ne voulut, au dépens de fon proprefang, lui donner dans cette occafion', des preuves de fon rendre & refpectueux attachement. Pendant que 1'officier nous rapportoit ces chofes , je fis une réflexion qui ne fut pas vaine ligence a qui l'on eft redevable de cette admirable hiftoire. II fe propofe dans la fuite de les communiquer au public; il nattend pour cet effet qu'une feconde appaiition de 1'efprit; en attendant on apprend au ledeur que l'aiglon ne mourut pas, comme il eft rapporté. Le tradudteur qui a eu recours a 1 erudition d'un critique pour ce paffage, 1'a mal rendu, & a occafionné cette faute confidérable : on tacheia de la réparer dans la fuite.  Lamekis. x^ dans la fuite ; je me fouvins, lorfque je fus métamorphofé en ferpent, & précipité fur la terre, que je me trouvai prés dun des poles, je ne pouvois me relTouvenir lequel des deux c'étoit. L'affliótion de ma métamorphofe m'avoit óté une partie de ma mémoire. Je ne rifquois cependant rien a psopofer la guérifon de Falbao ■ ma peau de ferpent qui 'ne m'avoit pas quitté, & qui tenoit encote a mon corps, étoit fi extraordinaire, qu'elle pouvoit avoir la vertu requife pour cette guérifon. Je communiquai cette conjedfure a 1'officier, il la trouva vraifemblable , & nous quitta pour en aller faire fon rapport, en me difant que fi Falbao guéthfoit par mon moyen, j'allois, du centre de 1'infortune monter au comble de la faveur. Sinoüis fut du même fentiment, & fit édater par mille tranfports amufans, la joie qu'il avoir de voir bientör ceffier fes malheurs. Quoi ! s ecrioit-Ü , je pourrai donc encore jouir de Ia vie ? Ah ! Lamékis, eft-il un plus grand bien ? Le tombeau n'eft-il pas affreux ? II m'eft donc permis de me flatter que je reverrai encore mes foyers après en avoir été féparé fi long-tems ? O mon père! ó ma mère! reconnoïtrez-vous votre malheureux fils ? Son affreux bec de hibou ne vous caufera-t-il point d'effroi ? Cet égard 1'attriftoit un moment, mais celui qui fuccédoit, faifoit évanouk fa trif-  i40 Lamekis. telTe. Jamais on n'a été fi foible & fi attaché a la vie : je lui en faifois la guerte, & il en convenok de bonne-foi. Je m'attendols de moment en moment a revoir Clémelis , 1'idée de jouir d'une préfence rant defirée, me caufoit les plus doux raviffemens. Enfin elle'parut, comment pourrois-je décrire nos tranfports ? Elle étoit accompagnée de Milkea; la conférence fur longue , mille embraffemens réciproques , mêlés de ris & de larmes y tinrent le premier rang, nous ne pouvions les celfer. O mon cher époux?-je vous revois donc enfin ! O ma chère Clémelis ? vous m'êtes rendue , vous m'êtes fidéle ? O mon fils ! b ma mère, que nous fommes heureux ! Voila les feuls difcours qui purent être proférés; les tranfports faifoient le refte, nous ne pouvions nous laffer de les faire éclater. Lodai, le premier miniftre dont il a été parlé, & qui tenoit avec Boldéon le premier rang dans 1'empire, fe fit annoncer , «Sc vint mettre plus d'ordre dans notre enttetien ; il me ferra dans fes bras, & après m'avoir témoigné la joie qu'il reffentok de me revoir, il me tira a 1'écarr, 8c me demanda fi j erois bien alfuré que la peau de ferpent que je poffédois, étoit d'une verru aifez ^nrle oour guérir Falbao. Je lui répondis que fans avok cette certkude dont il parloit, j'y avois grande  Lamekis.' 't^f giandé föi. Si la cüre répond a votre confiaftcé, me dir-il, en vous fauvanr, vous nous fauvez toiis*. Falbao eft beaucoup plus mal ce foir ; 1'Houcaïs eft en pleurs, roure la cour fouffre, & il ne faut pas tarder d'un moment a apporter le remède ; le monarque veut que je vous conduife a fon appartement , il vous ci-oit toujours Grouil-grou-gran , mais il vous fait grace en confidérarion de la reine> de Clémelis, & de tous ceux qui s'intéreffènt a votre fort. Pour votre Sinoüis, il fubira Ja loi, s'ii ne prouve pas fon innocence ; j'en doute fort; ce nez de hibou décide , je ne fais pas comment il pourra fe juftifier d'une accufation dont il porte des preuves fi convaincantes. Je vous confeille en ami de 1'abandonner, le roi le fouhaite, & entre nous il eft bien fondé. ■ Sinoüis qui n'avoit pas perdu un mot de ce dernier difcours , jeta un cri d'effroi a 1'arrêt qu'il s'entendoit prononcer, il accourur vers Lodaï : en vérité, s'écria-t-il de la meilleure foi du monde je ne fuis point Grouil-grou-gran ; fi mon malheureux nez eft coupable, qu'on me 1'arrache, je fuis prêt a le livrer aux plus honteux fupplices. Lodaï lui fit figne de la main de fe retirer : il eft GrouiL grou-gran , ■ s'écria-t-il, dès le ventte de fa mèret & il le fera jufqu'au tombeau ; cette maiheujreufe connoiffance vous a plongé dans 1'inforfune, & vous ne ferez véritablemenr heureux . Tome II. Q *  Lamekis; que lorfqu'il aura fouffert les rigueurs (i) de "k loi. Ce miniftre entêté de fon fentiment, ne me laifla pas le tems de répondre , il me conduifft chez 1'Houcaïs. L'état oü je le vis, me fit; pitié, ii pleuroit a chaudes larmes, & ferroit étroitement entre fes bras Falbao dont 1'ceil mourant annoncoit une mort prochaine. Le roi me fit figne de m'approcher , me prit le genouil d'une main , & de 1'autre me montra Falbao. La reine & toute Ia cour préfens me firent des fignes obligeans; j'y répondis de la même manière, 8c je fifflai le roi; il m'accorda la permiflion de parler; je lui demandai s'il permettoit que je touchaffe Falbao: il me 1'accorda; je mis la main fur la tête de cet aimable animal, il ouvrit les yeux , me fixa attentivement, remua la queue, & me donna des marqués qu'il me reconnoiflbit. L'Houcaïs en fut furpris , 8c dit tout haut qu'il auguroit bien de ce fymptóme, il y avoit long-tems qu'il n'en avoit fait autant. Mais s'il en fut étonné , ce ne fut rien en comparaifon de ce qui fuivit. Falbao qui ne ceftbit de me fixer, leva tout-a-coup la tête, porta le nez en haut, me flaira de tous les cbtés, 8c puis tout-a-coup fe leva & fauta fur moi; je penfai en (i) Elles confiftoient a être obligé d'avaler fes boyaur jout vivant.  JL, A M E K I S.' être renverfé ; le roi jeta un cri dé joie : ah! s ecria-t-il, Falbao eft fauvé. Je ne doutai pas que la peau de ferpent dont j'étois environné , ne fut la caufe fecrète de ce prodige. Dans cette prévention j'ótai mon habit, & me mis tout nu; Ie chien admirable neut pas plutót entrevu cette peau, qu'il la faifit avec fes dents, & la dévora, avec une avidité dont tout le monde fut furpris. La reine & les dames qui prenoient un finguliec plaifir a ce fpe&acle , me demandèrent toutes a la fois par quel miracle j'étois poffefleur d'un tréfor aufli précieux, 8c s'il m'étoit facile de trouver des peaux qui euflent la vertu dont je venois de rendre un fi bon témoignage. L'Houcaïs , dans la joie oü il étoit du rétabliflement de Falbao, qui par mille courbettes prouvoit fa guérifon entière , s'écria qu'il me devoit Ia vie , 8c qu'en cette confidération il m'accordoit tout ce que je lui demanderois. Deux chofes, repris-je fans héfirer, la o-race d'un ami accufé d'être Grouil-grou-gran , qui ne l'eft pas, & la punition du fcélérat Zélimon ; elles me furent accordées. L'Houcaïs, outre cela , mé ïïomma fon premier Bilchou-car , (i) & j'en fus lalué tel fur le champ. ( i ) La fur-intendance de tous les malades du royaume ; Par» des-premières charges, paree que celui qui eu étoit rcvêtu, hérkok de tous les cheveux de ceux qui mouroier.t r  444' Lamekis; Avant de quitter le roi pour paffer dans 1'appartement qui m'étoit deftiné, je le fuppiiai de permettre que Sinoüis fe juftifiat en fa préfence & en face de toute fa cour, il me 1'accorda; on 1'envoya chercher , mais a peine parut-il que Falbao fe jeta fur lui, & lui arracha fon bec de hibou. Le roi fe frappa les fefies a ce prodige , êc nous en f ïmes rous autant; mais un événement bien plus furprenanr nous glaca rous les fens de frayeur ; ce bec de hibou que Falbao avoir jeté a terre, rourna tout-a-coup comme une pirouette 5 s'alongea a la hauteur d'un homme , & puis parut tout-a-coup d'une figure humaine. Salut , Houcaïs ; falut, Lamékis, s'écria-t-il, Scealgalts foit loué a jamais : je fuis le philofophe Dehahal (je 1'avois déja. reconnu) qui vous annonce un bonheur fans fin ; celui de Lamékis auroit été fuivi de 1'immortalité, s'il avoit demandé la grace de Zélimon fon cruel ennemi, apprenez , continua-t-il produit qui occafionnok des revenus immenfes. Strabon % fort bien remarqué a cette occafion 1'importante bévue d'Ariftotedans fon traité des Crinières, page 357, chapitre II, qui donne au mot houil-choul la fignification de pclé, lequel ajouté a graf-jak, qui veut dire tête, fignifieroit tête peléc; ce que n'a point prétendu 1'Auteur Egyptien qui n'a jamais éerk qu'il y eut dans le royaume des Abdailes des fur-intendans de têtes pelées; ce qu'Ariftote prétead co»tre tous les favims.  Lamekis. 2.4.5 en fe tournant de mon cóté , qu'il y a plus de gloire a pardonner, qu'a punir. En achevant ces mots il difparut. Nous étions tous encore dans 1'admiration de ce prodige, lorfque Boldéon entra, & fe jeta a mes pieds : ö Lamékis! s'écria-t-il , aie pitié de mon malheureux fils., rends - lui fa première forme, & 'fais après cela de lui rout ce que tu voudras. Je ne comprenois rien a. ce difcours 5 la fuite nous apprit que Zélimon avoit été transformé en hibou , & qu'il étcit le plus hideux de fon efpèce. Malgré 1'avis de Dehahal, je perfiftai dans mon reffentiment, je m'en réjouis dans Ie fecret de mon cceur, & je décidai que fi le ciel me laiffoit le maitre du fort, il ne reprendroit jamais fa première forme. O vous ! mortels, pour qui j'ai bien voulu écrire mon hiftoire , béniffez a. jamais le puiffant créareur de 1'univers, & le remerciez avec moi de toutes les graces qu'il m'a fiites. J'ai gouverné pendant long-tems un grand royaume , moii règne a été auffi doux que paifible; j'ai fait la guerre pour rendre la paix durable ; fans affecfer la myftérieüfe conduite d'un grand politique , mes ceuvres ont ptouvé que celles de mes prédéceffeurs n'étoient que 1'ombre de la miemie. Le royaume des Abdailes eft devenu fous mon miniftére, un Océan oü toutes les autres mers <8c tous les Qüj  Ï4 cends en ligne directe, & dont le fiére régaoit m en Perfe, prés de deux cents ans avant 1'empire .> d'Alexandre. Sans vous rappeler ici les malheurs « de ma familie, ni le meurtre qui mit Darius fur » le trone des Perfes; je vous dirai qu'après avoir .)> vécu jufqu'a préfent ignoré fur les cótes cl'Afri»> que, oü mes prédéceffeurs avoient eux-mêmes » ehoili le lieu de leur exil, & m'y étant adonné » aux fciences fecrères, ainfi que mes ancêtres , fi & fur-tout a 1'aftrologie, j'ai prévu, par 1'obn fervation des aftres , les grands changemens » qui doivent arriver d'ici en moins d'un fiècle » dans mon ancienne patrie, dont un efclave doit n fe rendre maitre. Emporré par mon zèle, je » m'étois embarqué fur le vailfeau de notre cor» faire, qui devoit y faire route; je me flarrois de » pouvoir, par mes confeils, dérourner ce funefte » événement; mais 1'aftre divin qui nouséclaire, » m'a fait connoïtre 1'inutilité de mon enrreprife » & m'a en même tems découvert que je fuis » deftiné a faire régner votre libérateur fur la » terre qu'il doit bientót aborder. Une de vous » doit être marécompenfe , je lui communiquerai » tout le favoir des mages, ck le pouvoir de cona home & de fufpeudre 1'effet des enchantemens » des fées, par la vertu d'un talifman, que nous » a laifle le grand Zoroaftre notre père ». A ces mots, les quatre jetjnes efclaves fe prirent a  E N G H A N T i; -z,y a rire, & Durham, k qui ce difcours donnoit beaucoup k penfer, profita des éclats de rire de fes capnves , pour fe rerirer fans être appercu; il crur devoir remerrre fa vifite k quelqu'autre moment. Tout marchand qu'il étoit, il n'ayoit pas laifle de lire beaucoup de cöiites de fées, & avoit ouï parler du favoir des mages. Ce qu'il venoit d'entendre lui enfla le ccèur, & lui donna un grand refpecf pour le vieux Patizithés, fon captif. Un feul point de fon difcours 1'alarmoit: c'étoit Ie choix que ce vieillard feroit fans doute en droit de faire d'une des quatre efclaves fes compagnes ; & Durham qui avoit dès ie premie* moment jeté des yeux depréférence fur une d elles, croyoit avoir raifon de craindre un rival fi dan' gereux, non par les charmes de fa perfonne, mais par le befoin qu'il alloit avoir de fon fecours, & par les brillantes promeifes qu'il faifoit k celle qu'il honoreroit de fon choix. II employa tant de tems k réfléchir feul fur fes efpérances & fur fes . craintes, qu'il étoit encore abandonné a fes réflexions au déclin du jour, lorfqu'on vint 1'avertir qu'on touchoir prefque k la terre, & qu'on dé. couvroit une anfe dans laquelle on pouvoit amarrer le vailfeau & le mettre d 1'abri. Auflköt on détacha la chaloupe & on envoya fonder la hauteur de la marée k 1'entrée de ce petit port, que la nature avoit formé , & que le fort offcoitpour Tomé II, ^  258 Le Prince afyle au vailfeau de t'heureux Durham. Ce fur après avoir ordonné , & tandis qu'on exécuroit cette opération, que Durham envoya prier Patizithés de venir le trouver; & fans faire aucun femblanc d'avoir entendu fa converfation avec les jeunes efclaves, il lui dit qu'il avoit pris trop d'eftime pour lui, Sc avoit trop de confiance en fon age Sc en fon expérience , pour ne le pas confufter fur la réfolurion qu'il croyoit devoir prendre de relacher dans ce port qui lui étoit offert, pour ainfi dire, par le fort pour y faire de 1'eau, ravitailler fon vaiffeau, dont les provifions commencoient a sepuifer, & y attendre un vent favorable pour reprendre Sc continuer fa route. Patizithés lui répondit gravemenr: cc Dur„ ham, tu ne dois point efpérer qu'un vent plus » favorable te conduife dans un port plus heureux; „ regardé déformais cette terre comme ta patrie ; » aborde-y fans crainte, tu n'as plus rien a „ redouter de la fureur des flots». Tout 1'équipage obéit a ce confeil, comme a un ordre des dieux; le vaiffeau de Durham entta fans aucun obftacle dans 1'anfe, & y fut bientót amarré. Alors les quatre jeunes efclaves furent invitées a venir, avec tour 1'équipage fur le pont, pour prendre part a la joie commune. Patizithés remarqua Sc fit obferver a Durham quelques naturels du pays en petit nombre, lefquels, eft'rayés de la vu*'  B N C H A N T é: 4^ de leur vailfeau, fe fauvoient en diligence, & gagnoient tous fans bruir une gorge entre les rochers, laquelle paroilfoir être la feule route commode pour pénétrer dans 1'intérieur des rerres oü ils devoienr avoir leurs habitations. Durham, après avoir d'abord fair routes fortes d'excufes & de politelfes afes captives, s'adrelfa enfuite en général i elles Sc aux autres Compagnons de leur efclayage, & les alfura tous que, quelque fort qui i'attendït, foit dans la terre qu'il venoit d'aborder, foit ailleurs, il le partageroit avec eux, & qu'ils y jouiroient en commun, avec lui Sc avec ceux de fon équipage, des avantages de la liberté & de la fortune que le ciel voudroit leur offrir. Un fentiment fi généreux dans un vainqueur 8c dans un maitre, lui gagna tous les cceurs; les jeunes captives donnèrent 1'exemple, & leur exemple fut univerfellement fuivi. Tous reconnurent Durham pour leur maitre, leur pere, leut roi même, Sc jurèrent de lui être foumls en tout» jufqu'a verfer leur fang «Sc facrifier leur vie pour fon fervice. Patizithés ne fe contenta pas de fe lier pat lesmêmes fermens : il déclara, en homme infpiré, que ce qui venoit d'échapper a la reconnoilfance de Zulma «Sc de fes compagnes, étoit un augure que d'heureux évènemens devoienr bientót juftifier: « mais pour parvenir, ajouta-t-il, au foccès que « j'ofe vous promettre, Ü eft néceftaire que, fans Rij  xöo L e Prince sj tarder plus long-tems, nous confultions, Durham » & moi, fur la conduite qu'il eft a propos de » tenir, & fur les meiures que nous devons prendre; » car, fans doute, a la pointe du jour, les peuples » voifins de cette cóte s'affembleront & viendront » en foule pour fe rendre maitres de notre vaif» feau, de nos richeffes & de nos perfonnes; il eft » néceffaire de les prévenir, & nous n'avons pas un sj moment a perdre ». II eut a peine fini de parler, que tout le monde fe retira pour le laiffer feul avec Durham; leur entretien fut court; ils defcendirenr tous deux a terre, Sc allèrent obferver la roure par laquelle les naturels du pays setoient fauvés; ils firent marcher devant eux quelques fufdiers qui leur furent inuriles; la route pratiquée dans les rochers fe trouva commode, la gorge par laquelle il falloit néceffairement paffer pour entrer dans 1'intérieur du pays, étoit droite &T efcarpée des deux cotés. Tandis que Durham Sc Patizithés faifoient leurs obfervations, les gens de 1'équipage, fuivant les ordres qu'ils en avoient recus, mirent a terre une partie de 1'artillerie du vaiffeau, & pendant la nuit Patizités en fit dreffer une batterie a 1'entrée de la gorge; il fit en même-tems monter fur la crête des rochers; quoiqu'avec affez de difficulrés, tout ce qui, de 1'équipage & du nombre des captifs, ne feroit pas néceffaire i la garde du Vaiffeau, au fervice Sc au  ENCHANTÉ. xSl foutien de fa bacterie. Toutes ces difpofitions fe rrouvèrent faites avant le lever de 1'aurore. Durham Sc lui avoienr gagné chacun une haureur, de laquelle, par des lignaux convenus, ils pouvoient donner les ordres, ou de concert, ou diverfemenr felon 1'exigence des cas. A pehie toutes leurs précautions étoient prifes, que deux efprons qu'ils avoient envoyés en avant, vinrent leur donner avis qu'üs avoienr appercu une grande multitude débouchée d'une forêr vóifine s'avancant vers la gorge avec promptitude, mais fans ordre, ayant plutót la contenance de gens qui cherchoient a fe devancer les uns Sc les autres, que de troupes difciplinées Sc foigneufes de garder leurs rangs. On leur donna tout le tems de s'engager dans la gorge, fans que rien pür leur faire foupconner 1'embüche qu'on leur tendoit. Leur troupe, route nombreufe qu'elle étoit, marchoit dans un filence li profond, que Durham 1'auroit encore crue loin, lorfque Patizithés fit faire une première décharge fur ces troupes mal difciplinées qui n'étoient pas a deux eens pas de fa batterie; en forte que toute leur tête fut, pour ainfi dire, hachée en pièces. Ceux qui fuivoient, furpris d'un événement fi extraordinaire pour ces peuples, s'arrêtèrent un moment, mais ne reculèrentpoinr; pdis rout a coup s'avangant fans horretir fur les cadavres de leurs compatriotes, ils marclïèrent avec le même courage, Sc éprouvèrent RiiJ  7.6 2, LePriNCE la même deftinée par une feconde décharge qui fut faite aufli a propos que la première. Alors quelques-uns s'ébranlèrent, & prefles par ceux qui les fuivoient en tumulte, ils voulurent chercher leur falut en effayant de gagner la hauteur des rochers j mais ayant été falués par la moufqueterie qui bordoit les deux cbtés de ce détroit, ils y périrent pour la plus grande partie; ceux qui fe fauvèrent ne fervirent qua mettre le défordre & laconfufion dans le miférable refte de cette populace épouvantée; tous prirent la fuite, 8c regagnèrent leurs forêts a travers un fleuve du fang de leurs frères. Le premier foin de Durham, après certe vicfoire, fut d'en faire part a fes belles captives; il chargea 1'un de leurs compagnons d'aller leur potter cette grande nouvelle : enfuite de quoi, pénétré d'un fentiment d'humanité, il voulut aller lui-même vifiter le champ de bataille, dans le deflein d'en faire retirer êc foigner les bleffés; il s'en rrouva peu qui puflent profiter de fes fecours; il eut la même attention pour faire donner la fépulture a tous ceux qui avoient péri: ils étoient en fi grand nombre, que le jour fuffit a peine pour remplir un li pieux devoir. Parmi ces derniers, il s'en trouva un d'une grandeur au-deflus des autres, & qui avoit encore fur la tête une efpèce de diadême fait d'une bande d'une peau très-flnej garnie de plumes, de petits cailloux & de coquiilagesj il avoic aufli un are &c  ENCHANTÉ. l£j un carquois diftingués des autres. Ce diadême Sc ces armes furent apportésaDurham, comme le plus précieux rrophée de fa viétoire. Lefavant Popiniay, que j'ai traduit jufqu'ici affèz fidèlement, set end beaucoup fur les fuires de cette journée, fur 1'accueil que Durham recut ^e fes belles captives après fa vieloire, fur un confeil quife tint entre Durham & Patizités, ou celuiei paria long-tems, Sc dit de trés-belles chofes; mais comme je les juge fuperflues, je me contenterai de ce que j'en dis ici, Sc de 1'extrait de ce qui fe paffa les jours fuivans jufqu'au moment oü Durham fut couronné. Le lendemain de cette première défaite , ces peuples firent encore une tentative qui neut pas plus de fuccès que la première ; enfin le troifième jour, il n'en parut aucun; & ce fut alofs que Patizités jugea qu'il étoit tems d'aflurer la fortune de Durham & Fétat de tous ceux qui l'accompagnoient. II avoit obfervé avec étonnemenr que ni pendant la chaleur de 1'attaque , ni dans le défordre de la défaite, il n'avoit entendu articuler aucune parole a ce peupie vaincu, que les bleffés même gardoient un filence opiniatre; il fe fouvint alors d'une ancienne prophétie d'un des mages, fes ancêtres, dans laquelle il étoit parlé d'un peupie de muers, Sc de la Riv  ;a mer, que ces eaux ayant diminué fucceftive» ment, avoient enfin laifle a découvert la par3> tie fupérieure des rochers qui bordent tes états, 3> qui ne furent plus alors qu'un grand lac, le33 quel s'eft defleché lui-même, a mefure que les 33 eaux de la mer fe font exhalées pat la chaleur 33 du foleil; qu'une grande quantité d'animaux 33 marins, parmi lefquels il y en avoit quelquesv uns de leur efpèce, ie trouvant alors privés de  ijl L e Prince 53 leur élément naturel, il en périt plufieurs J 33 mais que quelques-uns auxquels la fraicheur de »3 Pair qui règne en ce climat avoir permis de ré33 filter au défaut d'eau, s'étoient infenfiblemenc 33 accoutumés a refpirer un fluide plus fubtil; que »3 leur rempérament s'y étanr fait , la nature y 33 avoit elle-même difpofé leurs organes, & qu'ils 33 s'étoient habitués a vivre dans ce nouvel élé33 ment; qu'ils y avoient multiplié, chacun fe33 Ion fon efpèce; & que cette terre , par ce 33 moyen, s'étoit peuplée d'hommes & d'animaux 33 des différentes formes, les plus approchantes de 33 celles qu'ils avoient recues primitivement des 33 mains de la puiffance fupétieure qui leur avoit 33 donné 1'être j que n'ayant eu jufqu'alors au33 cune communication avec aucun être parlanr, 33 ils s'étoient contentés de fignes moins équi33 voques que nos paroles , pour exprimer leurs 3) idéés , leurs fentimens, leurs defirs & leurs be33 foins; que cette facon de vivre en filence 33 n'ayant jamais excité parmi eux aucune difpute 33 ni aucune difcuffion, y ayant au contraire fait 33 régner une longue paix, ils étoient dérerminés, 33 fur la parole que tu leur as donnée, & que 33 je leur ai fait entendre, a ne rien changer dans 33 leur facon de vivre & de fe gouverner; que 33 bien-loin d'être jaloux de 1'efpèce d'avanrage « que nous croyons avoir fur eux3 ils nous plab >3 gnoient  HNCHANTÉ. Ij $ » gnoient d'avoir ,perdu- celui dont ils jouiffent, » puifque nous fonimes dans la néceffité de perdre » fouvent en des fons frivoles , une partie pré» cieufe d'un élément fi néceffaire a la vie, & de » fatiguer par de fi fréquentes convulfions les » organes qui nous font dohnés pour le recevoir » & Ie renouveler felon nos befoins; car, par » exemple, quelques-uns d'entr'eux, m'onr fait » entendre qu'elle fatigue ne doit point avoir » un homme parlant, lorfque la néceffité ou la » contradiftion Foblige a parler long-tems, ou » avec un certain dégré de chaleur ? Surement » alors 1'air qui eft devenu fon élément naturel » ne peut lui fufEre, 8c il doir avoir befoin de » recourir a 1'élément plus groffier , dont il a » tiré comme nous fon origine, pour réparer la dé» perdition d'un plus grand volume de fluide plus » fubtil dans lequel il s'eft fait une habitude de » vivre. L'altération qu'il éprouve alors, le re» cours qu'il eft obligé d'avoir a 1'eau pour fe ré» parer, font des pfeuves, ou du moins de fortes » indications que 1'eau eft , pour ainfi dire, notre » air natal, 8c que la parole n'eft autre chofe 5» qu'un abus de notre être». » Quelle extravagance! s'écria Durham. On r.e » me perfuadera jamais que ce foit un mérite » d'être muet : Durham , réprit gravement Pati» zithés , garde-toi de juger jamais avec précipiTome I I. S  274 L e Prince \ » tation. Les préjugés & la prévention font les » écueils les plus a craindre pour les fages Sc » pour les rois. Examine avec attention les clif» férens états par lefquels 1'homme paffe fuc» celfivemenr avant que de parvenir a avoir des » idéés, & a fe fervir des fignes établis pour les 33 communiquer a ceux de fon efpèce. Concu dans >3 le fein de fa mère , il eft, pendant les premiers 33 mois de fa vie, ce qu'eft un poiffon dans le 33 fein des mers , nageant dans le fluide , fans 33 refpiration; muet d origine , au moment qu'il 33 voit le jour, il n'a pas plus de difpofition * pour 1'articulation nécelfaire au langage que 33 fes premiers^ pères en avoient dans leur état 33 primitif, fi dans la fuite fes poulmons s'élar33 giffent , ft fon cceur fe refferre dans qiielques,3 unes de fes patties, pour devenir propre a une 33 circulation du fang, différente de celle que le >3 mécanifme de la nature avoit établie toujours .3 analogue a fa première origine, c'eft 1'ouvrage 33 d'un élément nouveau dans lequel il fe trouve, 33 Sc pour lequel la nature ne fembloit pas l'avoir »3 formé. En vérité, feigneur Patizithés, reprit 33 Durham, avec une forte d'impatience, vous >3 allez vous caufer a vous-mème cette altération >3 dont vous me parliez il n'y a qu'un inftant, 33 en differtant fi favamment Sc fi longuement 33 fur des myftères de la nature que je ne com-  enchanté. 275 » prend point, que je m'embarraffe peu de com» prendre, & qui ne fauroient, ce me femblej » me prouver que 1'ufage de la parole foit un » abus, & que fa privarion foit un avantage de» firable » Mon clier Durham, répondit Ie mage, je » vous ai fait d'abord connoïtre les opinions du » peupie que vous avez a göuverner, &c j'ai cru » qu'il convenoir enfuite de- vous merxre au fait »> de quelques vérités naturelles fur lefquelles ils » peuvent fe fonder. Je n'ai garde au refte de re" garder 1'ufage de la parole comme un abus de » notre être; dans le fentiment même de ce " peupie muet, ce feroit un avantage fi l'on n'en •> abufoit jamais; mais dans combien d'occafions » la privation de cet avantage n'en feroit-il pas » un bien réel pour . les. êtres qui penfent ? Ne » devroit - on pas defirer d'être muet, quand >» 011 fe trouve dans 1'obligation de répondre i " de fottes demandes^ quand on eft contrahit i' par-la vente, de depofer contre 1'honneur ou » contre la vie de fon femblable ? Eh ! Que d'oc" cafions dans le cours de la vie, de fouhaiter que » ceux avec qui nous fommes obligés de com'5 mercèr fuffent muets ? Combien de bavards » importuns ne femblent avoir recu 1'ufage de » la parole que pour être les fléaux de la fociété? » ck fi la parole a été donnée en effet aux homn es Sij  %i§ L e Prince » pour exprimer ce qu'ils penfent, quel nombre » prodigieux en trouverons-nous qui tendent na5j turellement a fe rapprocher de la condition des 55 muets ? Le talent de parler fans rien dire , que 35 la nature a libéralement accordé aux fors, & a 35 ces hommes qu'on peut appeler de leur vivant, 33 hommes d'heureufe mémoire; ce talent, dis»je, >3 n'eft-il pas devenu un art que les courtifans, 33 les femmes, les coquettes futtout, qui font 33 le plus grand nombre, & que les gens en 33 place s'erforcent tous les jours d'acquérir ? 33 Ajoutez a cette lifte ceux qui ne s'entendent 35 point eux-mêmes, & ceux qur parient fans 33 pouvoir. fe faire entendre : quel énorme cata33 logue de muets le genre humain n'eft-il point 33 en état de vous fournir? Mais ce qui doit ache33 ver de vous convaincre, c'eft un petit nombre, 33 a la vérité, de muets volontaires qui fe ren33 contrent. dans prefque toutes les fociétés: ceux55 ci ne font ordinairement ni les fots, ni les 33 ignorans -y ce font, au contraire , les gens d'un 35 efprit jufte, plus occupés a penfer qu'a paroirre, 33 plus attentifs a fuivre qu'a prévenir les idéés , 33 plus rebutés des inconféquences, qu'ardens & 33 les relever^ ennemis irréconciliables de 1'impru33 dence de certains hommes, dont 1'intrépide >3 mémoire répond a tous propos dans la con» verfation, mais fans choix', fans lumières, fans  ENCHANTÉ. 277 » jugement, un torrent d epoques & d'anecdores, » feuls fruirs de leurs lohgs & ftériles rravaux; » hommes auxquels il ne manque que de 1'ordre » & de la méthode pour être tout femblables a » ces fquelettes d erudition , fecs Sc décharnés, » qu'on nomme tables ou canons chronologiques. » Crojs - tu, mon cher Durham, qu'un homme » d'un bon efprit, Sc d'un jugement fain , ne foit » pas alors heureux de favoir fe taire ? Ce talent fi » néceffaire a un homme fage, la nature la ac» cordé a ce peupie de muets, fans leur óter la » faculté de fe faire entendre: chez eux un fio-ne » de.tête, un gefte de la main, le mouvement '? d'un feul doigt, Ia contraétion ou la dilata» tion de quelques parties du vifage, forment •j un difcours entier , Sc fi intelligible , que ces ' mêmes fignes décèlent quelquefois parmi nous » la fauffeté de nos paroles ». »» Non, mon cher Patizithés , repliqua Dur' ham, quoique vous releviez de votre mieux' i> les avantages des muets, je fuis affuré qu'd y '» en a fort peu parmi eux, qui ne fouhaitaffent de » pouvoir s'exprimei comme nous; & fi le ciel " favorife mes vceux Sc mes foins , j'efpère. veni: 0 a bout de^ cette métamorphofe ». » Elle fe fera un jour interrompir Patizithés; > mais ce n'eft point a toi que cet honneur eft » réfervé : un oifeau jufqu'a préfent inconnu dans S iij  *78 Le Prince » cette ifle fera ce miraclej mais fois content de » ce que je viens de t'annoncer, fans vouloir » pénétrer plus avant dans 1'avenir. Sache feule» ment encore que tous les enfans qui viendronr » au monde, foit detoi-même, foit des hommes » de ta fuite, feront muets, comme leurs mères; » il n'y aura que les enfans de ma chère Zulma, » qui auront comme nous la faculté de parler : » ceux de fes trois compagnes parleront auffi , » mais très-difficilernent, & feront naturellement » begues ». Durham eut a peine entenduces dernièresparoles' du mage, qu'U le quitta aflez brufquement, renfermanr en lui-même le vif chagrin qu'il relTentit alors d'avoir cédé la belle Zulma au trop heureux Patizithés; mais enfin la raifon vint a bout de diffiper ce léger nuage; brbeauté, la tendrefle, la pofleffion de Silette, c'étoit le nom de la princefle que Durham avoit époufée , lui firent bientót oublier le mouvement ihvolontaire de jaloufie que lui avoit fait nairre le- bonheur de fon ami. Dès ce moment, tout le monde fut heureux. Durham n'étoit oceupé que de fon arnour pour la reine Silette, fon époufe, & de tousles foins quipouvoient rendre fon peupie heureux. Patizithés > dont il prenok en tout les confeils, donnoit, de fon cóté, a Finftruction & a la tendrefle de fa chère Zulma, tous les momens qui ne, lui étoient point enlcves  ENCHANTÉ. lj,tf parfon exaéHtude a remplir fes devoirs auprès du roi, 8t par les foins que lui infpiroit 1'amour du bien public, il ne fe paifa pas un an, que la belle Zulma lui donna un fils qui vint au monde fous les plus heureux aufpices. Le roi voulut le nommer luimême, & lui donna le nom de Babtl. Ce prince ne jouit pas fi-töt du plaifir de recevoir un gage aufli précieux de 1'amour de la princefle Silette. Plus de cinq ans fe pafsèrent avant que la reine devint enceinte; mais enfin la nouvelle de fa gtoffe fle ayant été publiée, elle caufa la plus fenfible joie a Durham , & la plus univerfelle dans fes états, par 1'efpérance d'y voir naitre un héntier. Cette efpérance, a la vérité, fut trompée :1a reine accoucha heureufement, mais ellene mit au monde qu'une fille. Notre hiftorien, que j'abrège toujours le plus qu'il m'eft poffible, aflure que Durham inftruit d'avance que 1'enfant qui devoit naitre de lui, devoit être muet, fe qonfola aifément de fon fexe : quoi qu'il en foit, cette jeune princefle fut très-bien élevée, & ce ne fut qu'a 1'age de quatre ans qu'on lui donna le nom de Muta. Zulma fut choifiepour être fa gouvernante; elle lui communiquatous les talens agréables qu'elle avoir apportés, d'Europe; mais elle ne put jamais la faire parler ï' le jeune Babil, fils de Patizithés & de Zulma „, fut toujours élevéprès de la jeune princefle. Inftruit. par fes pareus, il apportok dans léurs petits jeux Siv  280 Le Prince enfantins toute la complaifance & toutes les attent tions qu'on eut pu attendre de quelqu'un de plus avancé en age; il s'étoit fi bien accoutumé a entendre tous les fignes de la jeune Muta, que lorfque la raifon de cette princefle commenca a fe développer, elle préféroit a tous les plaifirs de fon age, celui de s'entretenir a fa facon avec le fils de fa chère gouvernante, Babil en recherchoit les occafions avec le même empreffement; & cette imion fit infenfiblcment naitre dans leurs jeunes coeurs un fentiment plus tendre encore, qui auroit fans doute alarmé la droiture de Patizithés & la délicateffe de Zulma , fi ce fentiment n'avoit été approuvé par Durham Sc par la reine fa femme. En effet, n'ayant point eu d'autre fruit de leur amour que la princefle Muta, le roi des muets fe confo-' loit de n'avoir point d'héritier de fon nom, par le plaifir de donner un jour fa fille Sc fa couronne au fils du fage miniftre auquel il devoit fa grandeur Sc fes vernis. A peine la jeune princefle eut-elle fa treizième année, que Durham prefla. Patizithés de former cette union; mais le fage miniftre n'y voulut confentir, que lorfqu'il fur décidé que la reine n'auroit plus d'enfans. Sa chère Zulma fut plus heureufe Sc plus féconde que la reine; elle lui donna plufieurs enfans , & Patizithés, dans une extréme vielleffe, la rendit encore mère de deux fils jumeaux, qui ne vinrent au monde que peu  enchanté. 2S1 d'années avant le mariage de leur frère ainé avec la princefle Mura. Ce ne fut que dans la vingtcinquième année de Babil, & après la dix-neuvième accomplie de la jeune princefle, que leur mariage fut célébré avec route lapompeimaginable, êc au grand contentement de ces deux jeunes époux, donr la naturelle tendrefle s'étoit accrue & confirmée avec 1'age. Quoique le jeune Babd fe fut extrêmement appliqué a acquérir les connoiflances que fon père fe plut a luicommuniquer, il ne s'étoit pas rendu moins habile dans les exercices des muers. Son adreffe a la chaflë & a la pêche, fes heureufes difpofitions pour la danfe, jointes aux avantages de fa taille 8c aux graces de fa perfonne, 1'avoient univerfellement fait aimer &defirerpour maitre par le peupie muer & par ceux de la fuite de Durham : ainfi tout le monde vit avec joie un mariage qui afluroit 1'objet des vceux publics en fa faveur. La joie qu'avoit caufée ce mariage, fut fucceflivement accrue par la naiflTance d'un prince , & enfuite d'une princefle. Mais la mort du fage Patizithés changea bientót 1'allégrefle publique en un deuil univerfel. Durham furtout en fut fi pénérré, qu'il ne furvécut que quelques mois a fon miniftre; &c la reine Silette fur a fon rourli fenfiblea cette nouvelle perte qu'elle fe retirade la cour, &courutenfevelir fa douleur dans une retraite qui devint bientót après fon tombeau. Babil premier du nom, avoit  282. Le Prince étéreconnu roi auxacckmations muettes de tout le peupie; il partageoit fon amour & fa confiance entre la reine Muta & Zulma fa mère,& fes foins paternels entre fes propres enfans, une fceur & deux frères jumeaux, tous trois encore enfans, que Ion père ,lui avoit recommandés en mourant, comme les derniers gages de la tendrefle de fa chère Zulma. II avoir nommé fa fille Zalmeïde, &fes deux fils, Patizithés & Smerdis, du nom de leurs fameux ancêtres; le roi Babil leur conferva ces noms par refpecf pour fon père; & attendit, felon les loix du pays, que fes propres enfans euflent leur quatnème année, pour donner au prince fon fils celui de Filts-Babil, & a la princefle fa fille, celui de Siletta. Qucique le roi Babil fut aflez inftruit que les enfans qu'il avoit d'une princefle mauette devoient être muets comme elle, il n'en étoit pas moins fenfible a leur état, & defiroit furtout de voir arriver de fon vivant, & en faveur de fes enfans, 1'heureufe métamorphofe que le fage Patizithés, fon père^ lui avoit fouvent pronoftiquée. C'étoit pour lui une efpèce de confolation dans cette douloureufe impatience, que de pouvoir jouir de 1'entrerien de fa mère, de celui de fa fceur, & de fes deux jeunes frères. Dès que ceux-ci eurent atteint 1'age de pouvoir prendre part aux exercices du roi leur frère, ce prince ne s'en féparolt prefque plus, & les menoit avec lui dans toutes  E N C. H A N T É. 2.8$ fes parties de chafle ou de pêche. Ils s'y diftinguoient par leur adrelfe autant que par les graces de leurs perfonnes. Ces deux frères n'avoient enfemble aucune reffemblance, qu'oiqu'ils fulfent tous deux régulièrement bien fairs : Pathizithés portoit une phyfionomie douce & tendre; Smerdis avoit fair plus fier & même un peu farouche': leurs inclinations répondoienr a leurs traits; & le feul rapport qu'il y eut entr'eux, c'eft qu'a 1'age de vingt ans , auquel ils étoient parvenus , ni 1'un ni 1'autre n'avoient encore marqué aucune paffion, ni pour les belles muettes dont la cour étoit ornée, ni pour les jeunes begues qui étoient nées des enfans de Zaïde, de Phcedim & d'Alméïde, les aimables compagnes de fa mère, parmi lefquelles il y en avoit plufieurs d'une beauté parfaite. Le roi s'alarmoir de leur voir ce caracfère d'indifférence, ik il étoit occupé de cette penfée le jour même que Zelindor Sc Zeiinde firent naufrage a la rade de la terre des muets. Nous avons vu au commencement de cette hiftoire, ces deux jeunes gens fe fauver au travers des rochers avec l'oifeau favori de la jeune Zeiinde; Sc après une route pénible • chercher a. prendre un peu derepos a 1'entrée d'une épaiffe forêt; ils y étoient encore profondémen: endormis, quand le roi, qui avoir indiqué la vieiiic une chaffe, pendant laquelle il vouloit fonder \s cceur de fes deux jeunes frères, s'étant écarté de fa  3:84 L e Prince fuite avec eux, fut guidé par Ie hafard vers le lieu Ie plus fombre de la forêt, oü le malheureux Zelindor & fa fceur Zeiinde goutoient encore les douceurs du fommeil. Le fidéle compagnon de leur aventure, le perroquet de Zeiinde, s'étoit perché prés d'elle, comme nous 1'avons vu ci- devant; & quoique les premiers rayons du foleil euffent déja percé les ombres de la forêt, il étoit naturellement fi complaifant & fi attentif, qu'il n'avoit encore olé dire un feul mot, dans la crainte de troubler le repos de fa chère maïtreffe. Mais le roi s'étant avancé avec fes deux frères affez prés de 1'endroit oü repofoient Zelindor & Zeiinde, leur cher Perro, car c'eft ainfi qu'ils nommbienr leur perroquet, ayant entendu quelques difcours du roi & de fes deux frères, foit qu'il crüt devoir avertir fes maïtres pour les empêcher d'être furpris, foit que ce füt feulemenc par 1'habitude de ceux de fon efpèce qui ne manquent guères de répéter ce qu'ils favent dès qu'ils entendent parler quelqu'un; leur cher Perro, disje, fe mit a jafer de fon mieux. Cette voix étraiigère parvint aifément aux oreilles du roi & de fes frères; üs examinèrenr d'oü elle pouvoit pattir, & le jeune Patizithés fur le premier qui appercur l'oifeau parlant: il fut furpris de 1'éclat de fon beau plumage. En effet, il n'en avoit jamais vu de pareil; fon premier mouvement fut de tendre fon are pour lui rirer une flèche, n'efpérant pas de  ENCHANTÉ. 28j renconrrer jamais une fi belle proie. Le roi Babil tour aurremenr frappé de ce prodige, & mieux infrruir, ou plus atrenrif a la prédidion de fon père, fur 1'heureux changemenr qui devoit arriver dans fon royaume par le miniftère d'un oifeau qui y étoit ïhconnü; le roi, dis-je, arrêra 1'ardeur de fon fiére, & jugea, au conrraire, qu'il éroit eflentiel d'employ er leurs communs efforrs pour richer de prendre eer oifeau vivanr. Les trois frères fe mirenr auffitót en devoir d'entourer cet oifeau merveüleux ; Sc Patizithés qui 1'avoit découverr le premier, comme le plus ardent a faire une fi belle conquêre, fut auffi le premier qui s'en approcha, dans le moment que Zelindor 8c Zeiinde, réveillés par le caquer de leur. cher Perro, Sc plus éronnés encore par 1'approche d'un jeune homme, fe relevoienr, Sc fe mettoienten pofture fupplianre pour implorer fon fecours. La furprife de Parizithés fut égale a la leur : il demeura interdir a leur vue; Sc 1'ardeur qu'd avoit eue pour s'emparer de l'oifeau inconnu , fut tout a coup fufpendue, en confidérant de pliis prés Zeiinde, fur la main de laquelle le bel oifeau s'étoit déja refugié. Ce moment de furprife Sc d'embarras réciproque donna le tems au roi 8c a fon jeune frère Smerdis de s'approcher, & de partager avec Patizithés 8c avec Zelindor Sc Zeiinde, l'air d'étonnement Sc de confufion qu'ils faifoient paroïtre. Le roi Babil , moins occupé de Ia beauré de  Le Prince Zeiinde que fes deux jeunes frères, fit figne a, Zelindor de fe relever, & releva lui-même la belle Zeiinde avec un air de bonté & de douceur, dont le frère & la fceur furent enchantés, après quoi il leur tint ce difcours : n Aimables érrangers, leur dit le roi Babil, » j'ignore quel fort voiis a conduits dans cette terre » qui m'eft foumife : mais diilipez les craintes que r> vous nous faites paroitre; vous êtes ici auili libres » que vous pourriez Fêtre dans votre patrie 5 & je » jure de n'employer mon autorité 8c mes foins, 33 que pour vous y rendre aufli heureux que vous 33 auriez du 1'êrre dans les lieux qui ont eu le bonsj beur de vous donner la vie. Si votre pays, vos 33 pareus, votre fortune, font 1'objet de vos regrets, 33 effayez de retröuver dans ma cour, dans ma ten33 drefle, dans mes richefles, rout' ce que je puis 33 vous offrir en dédommagemenf des biens que 33 vous avez perdus 33. Si Zelindor & Zeiinde furent agréablement furpris d'entendre parler leur langue narurelle au roi d'une contrée , dont 1'approche leur avoit parue ii redoutable , ils le furent encore d'une facon bien plus confolante de la générofité du difcours de ce prince 8c des graces qui 1'accompagnoient. Ils fe profternèrent de nouveau a fes pieds, & furent quelque tems fans pouvoir lui . marquer leur reconnoiflance que par leurs larmes \  enchAnté. 287 enfin Zelindor prit la parole , & s'adreffant au roi Babil: « Prince généreux , lui dit-il, tes bontés font » plus grandes que nos pertes ; fi elles n'effacent » pas de notre mémoire & de nos cceurs la perte » d'un père qui nous aimoir tendrement , que » nous aimions de même, 8c que nous avons vu » périr, elles rendent du moins notre douleur » moins amère, & ne nous permettent plus d'en» vifager qu'avec indifférence les établiflemens 8c » les richelfës qu'il étoit en état de nous procu» rer. Difpofe de notre forr dès ce moment ; » nous forames tes fujets, ne crains poinr d'exi>■> ger de moi les fervices les plus humilians, je » fuis prêt am'jf dévouer, fi je puis, en te fervant, » procurer a ma fceur une vie auffi douce & auffi » tranquille qu'elle. avoit lieu de 1'efpérer de » 1'amour du père que nous avons perdu ». Le roi eut peine a retenir fes larmes au difcours de Zelindor ; mais il vit avec un plaifir bien fenfible que fes deux frères, & furrout Patizithés en étoient encore plus tendrement affectés que lui: il fit de nouveaux efforts pour raffurer lefrère & la fceur , & leur promit non - feulement avec dignité , mais avec franchife , qu'ils jouiroient 1'un 8c l'aatre a fa cour des mêmes diftinélions dont jouiflbient fes propres enfans & fes frères. Ce dernier trait de bonté remit Zelindor 8c Ze-  188 L £ Prince linde de toutes leurs craintes, Sc ils n'eurent plus d'autre inquiétude que celle qui pouvoit nartre de la crainte modefte qu'ils avoient 1'un & 1'autre, de ne pouvoir jamais aifez reconnoïtre les bienfaits d'un roi fi généreux, Ce prince, qui en effet le fut affez pour ne leur pas laiffer ignorer 1'utilité qu'il efpéroit pour fa familie & pour fes fujets, de leur arrivée dans fes étars, ne leur cacha point, que quand même ils auroient moins mérité 1'un & 1'autre 1'accueil qu'il leur faifoit, le feul oifeau qü'ils avoient apporté dans fes états , leur auroit mérité toutes fortes de refpedts & de diftinótions; 1 mais comme il craignoit de fe laiffer ttomper par une confiance peut-être encore mal fondée, il ne voulut pas s'étendre davantage fur les efpérances qu'il en concevoir, ni fur les prédidfions du mage fon père. II fe contenta donc de les inviter a fe rendre fur le champ a fa cour avec lui; il dépêcha même Semerdis, qui éroit regardé comme le plus jeune de fes frères, pour aller porter cette heureufe nouvelle a Zulma fa mère , & donner les ordres néceffaires pour la réception qu'il vouloit qu'on fit a fes nouveaux hötes ; enfuite ayant pris Zelindor en particulier, tandis que Patizithés conduifoit Zeiinde , ils allèrent réjoindre le char du roi qui 1'attendoit avec fa fuite a 1'entrée de la forêt. Pendant la route , Babil fut curieux d'apprendre le nom de fes nouveaux hótes, & par quelle  ï N C H a N T É.' xSc, quelle aventure ils étoient abordés dans fon ïle; mais lurtout, • comment un oifeau fi rare étoit tombé en leur pouvoir. Zelindor s'empreffa de fatisfaire fa curiofité, & lui fit ainfi le court récit de fes malheurs. Je me nomme Zelindor, & ma fceur fe nomme Zehnde : Zelim notre père étoit un riche négo„ cianr, originaire deNewalbion, province de 1'Amérique feptentiriohale , entre le nouveau Méxique & la Floiïde. II avoit déjd fait plufieurs voyages aux Indes orientales , lorfqu'il perdit fa femme & notre mère. Alors le féjour de Newalbion étant devenu pour lui un féjour de trifteffe 8c d'horreur, il réfolut de 1'abandonner; 8c n'ayant point d'autres enfans que ma fceur 8c moi, il fe déterminaanous tranfporter avec toutes fes richeffes dans cette riche partie du monde, oü depuis long* tems il s'étoit aff uré de süres correfpondances j mais le commerce confidérable qu'il avoit entretenu jufqu'alors avec-Albion la grande, & celui qu'il y youloit établir, 1'obligerent de faire route vers cette grande ïle, oü il termina heureufement toutes fes affaires. 11 y a environ trois mois que nous fommes partis des cötes de cette ïle par un vent favorable'; ? nous en étions encore extrémement proche, lorfque cet oifeau dont votre majefté paroït faire tant de cas, 8c qui eft très-commun dans notre ancienne patrie, vola de lui-même, &s Tome II, '•-£ ■  afi<5 Le Prince vint fe repofer fur le vaiffeau de mon père, prononcant diftindtement plufieurs mots de notie langue, que nous avons vu avec étonnemerit être celle de votre cour. Cet oifeau s'attacha plus particulièrement a ma fceur, 8c nous continuames notre route heureufemenr auranr de tems que nous la dirigions au fud-eft, rouchant feulement quelquefois la terre pour faire de 1'eau, 8c renouveler quelques-unes de nos provifions ; mais £ peine avons-nous tenté notre dire&ion du cóté du nord-eft, que de fréquentes tempêtes , des courans infurmontables, 8c des vents conftamment contraires, onr entièrement détruit ou rendu notre manoeuvre inurile; 8c nous entraïnant avec violence vers le fudnous firent enfin échouet hier , peu avant la nuit, furies rochers qui bordent cette terre du cóté de la mer. Le choc fut fi confidérable, que le vaiffeau de mon père en fut entr'ouvert , & fi promptement fubmergé', que nous ferions péris avec ce tendre père, 8c tout 1'équipage, fans 1'aventure fingulière qui nous fauva ma fceur & moi. Le croiriez-vous, feigneur ? C'eft a cet oifeau que nous devons tous deux la vie, 8c ie bonheur dont votre préfence nous fait jouir. Mon cher Zelindor, inrerrompit le roi, ne doutez point de la fenfibiliré avec laquelle j'apprends vos malheurs & ceux de 1'aimable Zelinde : comptezl'un & 1'autre fur mes promeffesj  ï N C H A N T É.' ipi, mais achevez de m'inftruire des merveilles & di* nom de ce bel oifeau. Prince , continua Zelindor, cet oifeau fe nomme en notre langue Popinay ; nous 1'avons nonimé Perro , nom qu'il fe donne fouvent luimême , comme vous 1'avez déja entendu plus d'une fois ; car il m'a fouvent interrompu , Sc répété ces mots favoris en votre préfence ; Perro,' beau Perro. Ce font les premiers mots que nous entendimes de lui, lorfqu'il vola dans le vailfeau de mon père, comme je viens de vous le dire: ma fceur le prit dès-lors en affedion, Perro parut content, Sc même glorieux de fa nouvelle condition j il fe panadoit Sc fe faifoit de fête aufli-tot qu'elle Fapprochoit: il apprit bientót le nom de ma fceur , & répétoit a chaque inftant , beau Perro, Zeiinde, maitrelfe. En un mot, cet oifeau paroilfoir avoir un fentiment tendre pour nous ; êc nous 1'en aurions cru capable, li la joie qu'il montroit d'être avec nous , n'avoit été confidérablemenr augmentée dès 1'inftant oü commencèrent nos malheurs, & s'il n'avoit fait fes efforrs pour nous échapper au moment qu'ils fe font confommés par norre naufrage ; c'eft pourtant au mouvement qu'il fit hier pour nous quitter, & voler a terre , que nous devons ma fceur Sc moi le jour que nous voyons; car la vue du péril ayant troublé tous nos gens, Sc mon père lui-même, Tij  2t)i Le Princi Zeiinde qui avoit été attentive dans ce défordre au fort de fon cher Perrot, 1'ayant appercu qui fe difpofoit a voler d'une galerie du pont vers Ia terre, elle courut a lui pour 1'arrêter ; & moi qui ne perdois pas ma fceur de vue , qui ignorois fon deffein, 8c qui craignois, furtout, qu'elle ne fe précipitat dans les flots, je m'avancai vers elle avec tant de force 8c de précipitation, que je Fatteignis dans le moment que le choc du vaiffeau 8c Feffort de Zeiinde détachoient une partie de la galerie, avec laquelle nous tombames 1'un & Fautre dans la mer , & qui fervit a nous porter fur les rochers avec l'oifeau dont elle s'étoit faifie. Voila, feigneur, 1'hiftoire fuccinte, je n'ofe plus dire de nos malheurs, puifque nous fommes affez heureux pour avoir rrouvé grace aux yeux d'un prince fi généreux & li puiifanr. Le roi Babil parur content, & combla Zelindor & Zeiinde d'éloges 8c de careffes. Perro ne penfoit plus a s'éloigner de fa maïtreffe, mais il ne celfa de fe rendre importun pendant la converfation , en répérant a rort 8c a travers tous les termes de marine qu'il avoit reten,us pendant une longue navigation. Cet entretien venoit de finir, lorfqu'on commenca a appercevoir la capitale. Un peupie nombreux en étoit déja forti; la reine Muta ellemême , accompagnée de la jeune princefle Sileta, de ZuLna, mire du roi & de Smerdis, traverfa.  ENCHANTÉ. 2e.J cette multitude dans un char maghifique, pour venir au-devant de Babil & des étrangers qu'il conduifoir a fa cour. A peine le char du roi eut atteint celui de la reine, que le beau Perro quitta le bras de Zeiinde pour voler fur 1'épaule de Ia jeune princeffe Silera, qui en fut d'abord effrayée; mais le roi trouva cerre aéfcion d'un fi bon augure, qu'il pria Zeiinde de la pardonner a fon cher Perro , & de fouffrir qu'il fut libre de refter auprès de la princefle. Zelindor & Zeiinde qui avoient tant de raifons d'être pénétrés des bontés du roi, fe trouvèrenr heureux d'avoir, dans le facrifice de Perro, un moyen prompt de les reconnoïtre : le frère 8c la fceur , après avoir rendu leurs hommages aux princefles, & avoir recu leurs carefles & celles de Zulma, n'eurent rien de plus prefle que de prier inftammenr la jeune princefle de recevoir ce bel oifeau, comme une foible marqué de leur profonde reconnoiflance. Zeiinde paffa. enfuite dans le chat de la reine, & Ie roi continua fa roure avec Zelindor, Patizithés 8c Smerdis, dont Zeiinde avoit pris la place dans le char de la reine. Pendant le refte du chemin, Ie roi crur devoir excufer la reine 8c fa fille, du filence qu'elles avoienr gardé pendant leur entrevue ; Zulma fit Ia même chofe auprès de Zeiinde. Le frère & Ia fceur apprirent avec étonnement que 1'ufage de la parole avoit été refufé. aux naturels de cé pays, qu^ T iij  ic;4 LePrince pour cette raifon, s'appeloit la terre des muets; Enfin on arriva au palais du roi: ce prince préfenta lui-même fon fils a Zeiinde & a Zelindor, & les préfenra enfuite a fa fceur Zulmeïde. Toute la cour fut enchantée de 1'arrivée de ces deux aimables éttangers, Sc s'ernprefta a le leur marquer. La réception qu'on leur fit fut très-galanre & des plus magnifiques, fi nous en croyons 1'aureur que je traduis; mais comme il ne nous a donné aucune idéé des fêtes qui furent célébrées a certe occafion, je crois qu'il eft du devoir d'un fidéle rraduéteur de réprimer la démangeaifon qu'il pourroit avoir d'en imaginer, Sc de les attribuer a fon texte. Je pafferai donc tout de fuite, comme lui, aux grands évènemens qui fuivirent 1'arrivée de Zelindor, de Zeiinde Sc du perroquet dans le royaume des muets , & je commencerai, comme lui, par rendre compte de 1'imprellion que ces aimables étrangers firent, & éprouvèrenr euxmêmes dans la cour du roi Babil. A peine le prince fon fils eut-il appercu Zeiinde, qu'il en devint paflionnément amoureux : quoiqu'il fut plus jeune qu'elle, Sc tout muet qu il étoit, il fut aifé a Patizithés Sc a Smerdis, qu'on a déja dü juger trèsépris des beautés de Zeiinde, de s'appercevoir de 1'aj.nour du jeune prince, aux fignes qu'il en donnoit en toute occafion. Les premiers fentimens de Zeburde avoient été pour Patizithés j mais cet  I N C H A N T É. 29 5 amant difcrer & refpeótueux crut devoir renfermer dans fon fein 1'ardeur que Zeiinde y avoir fait naitre, dès qu'il s'appercut que le prince fon neven fe déclaroit fon rival; en forre que le bonheur de ces deux amans leur devoit paroitre impoffible, ou du moins fort incertain. Smerdis moins généreux que fon frère, 8c plus emporté par fa paffion , fe promettoit bien de difputer au jeune prince I nonneur d'une fi belle conquête. Zelindor, de fon cbté, n'avoit pu voir les charmes de Zulmeïde fans en être frappé ; fon efprit, fes talens,! fes graces achevèrent fa défaite, & bientbt il eut lieu de fe flatter que fes foins n'auroient befoin pour être recus que d'être approuvés du roi & de Zulma fa mère. Pour la jeune princefle Süeta, qui avoit a peine douze ans, le beau Perro eut toutes fes affections: aufli n'avoit-il jamais paru fi empreffé 8c fi complaifant poui Zeiinde, qu'il 1'étoit pour ia jeune princefle; on ne pouvoit 1'en féparer qu'avec peine; elle 1'attendoit alors avec impatience, 8c le revoyoit toujours avec un nouveau plaifir. Tandis que cette belle jeuneffe ne s'occupoit, chacun felon fon goüt,- que de 1'objet de fa paffion, le roi Babil 8c Zulma fa mère, portoient leurs réflexions, & confultoient fouvent enfemble fur de plus férieux intéréts. II étoit queftion de eette métamorphofe protnife par-le'mage,-^ fi * ' Tiv  Zcj6 Le Prince defirée du roi. II eft vrai qu'ils croyoient pouvoir fe fiatter d'avoir en leur puiflince l'oifeau iuconnu auquel ce prodige étoit réfervé; mais depuis un mois qu'il étoit a la cour, on ne s'appercevoit encore d'aucun changement. Zulma avoit feulement obfervé que, depuis quelques jours, la jeune princefle fe plaifoit a s'enfermer feule, avec fon cher Perro, dans le cabinet le plus reculé de fon appartement; elle fe réfolut d'examiner de plus prés la princefle, Sc pour cet effet elle fit pratiquer, a fon infcu, dans une chambre du palais, qui touchoit au cabinet de la princefle, une ouverture par laquelle elle pouvoit tout voir & tout entendre; elle eut.foin de s'y placer avant le moment oü la jeune princefle avoit coutume de s'y renfermer avec Perro. Dès qu'ils y furent entrés, & que la jeune Sileta eut exaclement fermé les portes, Perro paria très-diftinclemeiit, Sc Zulma entendit ces premiers mots: baifez martrefle, baifezbeau Perro. Mais quelle fut Ia furprife de Zulma, lorfqu'elle entendit la princefle dire a fon tour les ménies paroles, & les répéter plufieurs fois? Enfuite, comme fi Perro eüt voulu lui donner une nouvelle lecon, il dit: aimezyqus Perro? La princefle répéta ces demiers mots avec plus de peine; & Perro y répondit, oui, oui. Enfuite Perro redir, aimez-vous Perro? Sc la princefle dit a fon tour, oui, oui. Zulma n'en voulut point §ntendre davantage, tant eile étoit impatiente  E N C H A N T É.' 2o7' d'apprendre au roi cette heureufe nouvelle; mais comme cette converfation du perroquer & de la princefle lui parut une efpèce de prodige qui pouvoit cacher quelqu'autre myftère, elle engagea le roi, fon fils, a ne rien divulguer de ce qu'elie venoit de lui apprendre, jufqu a ce qu'en fa préfence elle eut éprouvé fur Perro un talifman que Patizi-. thés, fon mari, lui avoit confié avant fa mort. Le roi approuva la prudence de fa mère, & s'en remit afes foins pour 1 epreuve qu'elle lui propofoit, & pour choifir le jour & le moment de la faire. Zulma avoit trop d'envie de farisfaire Fimpatience du roi fon fils & fa propre curiofité, pour remettre plus loin qu'au lendemain l'épreuve de fon ralifman; elle feignit une légère indifpofition; & fit prier la princeffe Sileta de lui envoyer fon cher Perro pour s'en amufer, ayant formé le deffein de ne voir perfonne de tout le jour. La princeffe ne put refufer la demande de Zulma; 8c quoique ce fur avec regrer, elle lui obéit. Le roi, qu'on cfoyoit de fon cóté enfermé pour' affaires, venoit de fe rendre chez fa mère, par une communication fecrète de leurs appartement Lorfque le bel oifeau y fut apporté, il y parut d'abord trifte & mornej mais Zulma 1'ayant pris pour le careffer, & lui ayant pafte au col le talifman de Patizithés, le beau Perro fe mit a battre des aïles en figne de joie, & paria de la forte : « refpedable Zulma, & vous roi  ipS L e Prince » des muets, Ia force de votre talifman fufpend i « la vérité une partie de 1'enchantement qui cache » a vos yeux le prince Azor; mais il ne lui eft pas » permis de me rendre ma forme naturelle. Cepen» dant puifque fon pouvoir me fait jouir pour quel» ques inftans de la liberté d'expliquer mes penj> fées, permettez-moi d'en profiter pour vous inf» truire de mes malheurs. Peut-êrre que votre « pitié généreufe ne refufera pas de concourir a les » faire finir 3'. Le roi, a qui ce difcours avoir donné le tems de fe remertre de fon extréme furprife, promft a Perro,. en fon nom & a celui de Zulma, qu'ils mettroit 1'un & 1'autre tout en ceuvre pour abréger des malheurs, donr ils le prioientde les inftruire. Le beau Perro ne fe le fit pas dire deux fois; tant il avoit lui-même de démangeaifon de patler, & cammenca ainfi fon hiftoire.  ENCHANtE. Zf)^ S E CONDE PARTIE. J"e fais né a Damut en Afrique, & je fuis fils du prince Acroupfiki qui régnoic déja lorfque je vins au monde. Mon père avoit attaché a fon fervice un nommé Carindi, Indien dorigine, qui l'avoir d'abord féduit par la grande faciliré avec laquelle il parloit fur toutes fortes de matières ; mon père qui étoit encore dans Terreur fur le mérite de ce dangereux favori, me le donna pous gouverneur, dès que je commencai a parler. Je fus entre les mains de Carindi jufqu'a lage de quatorze ans, toujours éloigné de la cour, pour que rien ne put me diftraire dans mes exercices : ce fut alors que mon père me fit revenir a Damur pour juger par lui-même de 1'éducation que j'avois recüe de ïon favori j il fut d'abord charmé de la hardiefle que j'avois contractie de citer fur route chofe quelque trait que ma fidéle mémoire ne manquoir jamais de me fournir au befoin; mais il ne fut pas longtems a s'appercevoir que je manquois fouvent de jugement dans mes citations , & que je raifonnois forr peu, quoique je parlaife beaucoup. II s'en plaignit amèrement a Carindi; mais celui-ci répondit froidement a mon père qu'il étoit peu  '3oo Le Prince en état de juger lui-même du mérite da mon éducation, 8c qu'il pouvoit me donner a interroger aux plus favans de fes fujets, qu'il étoit certain que tous rendroient des témoignages honorables de la bonté de fa méthode & de mon favoir. Le roi Acroupfiki confentit a cette épreuve, 8c fit demander a fa cour des doéleurs en tout genre de fcience ; on m'expofa publiquement a leurs queftions. Carindi étoit prés de moi, prêt a me remettre fur les voies, en cas que je m'en écartaffe; & moi, je me difpofois a répondre avec hardieffe a. toutes les demandes qu'on pourroit me faire. Seigneur, je n'abuferai^pas de votre patience ni de celle de Zulma, eii vous rendanr un compte exaét de cet aóte public dont Carindi, mon gouverneur, fe flattoit que nous tirerions tous deux une gloire immortelle; je ne vous enrapporterai que quelques traits qui puiftent vous faire juger de la facon dont mon père en dut être affeólé. On commenca par me demander les noms & les faits les plus connus des grands hommes de Fantiquité; le tems & la durée de leurs règnes: j'étois trop fort fur cet article pour n'y pas répondre avec affurance; je prévenois même les queftions, 8c je m'ttendois fort audela de celles qui m'étoient faites, ayant peine a retenir Faffluence des, faits & des époques qui fe préfentoient a ma mémoire; 8c l'on commen-  E N C H A N T É.' j0jj coir a combler le maitre & le cTifciple des éloges les plus flaneurs , lorfqu'un commandant des troupes de mon père, enrendant mes ïéponfes au fujet d'Alexandre le grand, dont je détaillois 6c datois exacfement toutes les conquêtes, m'inrerrompit ainfi: prince, me dic-il, j'ai oui dire; ou j'ai lu que cet Alexandre dont vous nous parlez, après avoir déja poufle fort loin fes conquêtes; dévafta tout le pays qu'il avoit foumis, dans le tems qu'il fe difpofoit a porter plus loin 1'effort de fes armes; je voudrois favoir ce que vous penfez de la conduite de ce fameux conquérant en cette occafion? Moi, répondis-je, fans héfiter, je n'ai rien d penfer fur ce fujet; c'étoit 1'affaire d'Alexandre, 6c ce n'étoit pas la mienne. Le roi, mon père, qui éroit préfent, fe leva brufquement, impofa filence a tout le monde, 6c rentra d'un air férieux & méconrenr dans fes appartemens, en prononcant avec colère plufieurs fois: ' dudi, dudi, rerme qui fignifie perroquet en langue turque. C'étoit celle de mon père, quoiqu'il fut né Grec; 6c il l'avoit apportée d'Afie en Afrique , lorfqu'il y fut envoyé en qualité de gouverneur de Damut, dont, par fon efprit, fes talens & fon courage , il trouva bientót le moyen de fe rendre maïtre. Dès le lendemain, mon père m'ayant appelé prés de lui, fit venir Carindi en fa préience j il luireprocha amèrement de ne s'êtreap-  30i Li Prince pliqué pendant un fi long tems qua charger ma mémoire d'anecdotes & d epoques, 8c d'avoir négligé d'exercer ma raifon a. juger du mérite ou du vice de rant de faits qui feroient en vain mémorables, fi ils ne prévenoient pas de bonne heure en nous les avantages d'une longue expérience. Acroupfiki ajouta qu'il étoit furtout offenfé qu'il eut expofé 1'héritier de fa puilfance a. lecevoir l'af&ont public d'être jugé un prince fans «fprit & fans jugement, ce qui me fait enfin penfer, ajouta mon père, que vous en avez fort peu' vous-même. J'avoue , feigneur, que je fouffrois avec quelqu'impatience que mon père infultat de la forte a un homme que j'avois eu jufcru'alors dans une forte de vénération; mais Carindi ne tarda pas a prendre en main notre commune juftification : ardent a prendre la parole, il interrompir mon père. Prince, lui dit-il, je fuis peu furpris qu'élevé de bonne heure dans un pays oü le favoir eft prefque un crime , vous y ayez puifé des erreurs que 1'ignorance feul a droit d'adopter. Peut-on mettre un moment en balance les triftes avantages du jugement, avec les prérogarives brillanres de la fcience profonde ? Je me fouviens de l'avoir lu dans les ouvrages des anciens philofophes : le but que 1'homme fage doit fe propofer, c'eft de fe rendre heureux lui-même j d'autres ont dit qu'on  £ N C H A N T É. <^0}' n'ëft heureux qu'autant qu'on a la conference de fon propre bonheur. II n'y a pas de doute que c'eft placer Ie fouverain bonheur dans 1'amour propre fatisfair. Ét d'oü naitroit, a plus jufte titre, cette fatisfaótion de nous-mêmes, que de 1'admirarion de la mulrittide, que de la gloire qu'elle répand fur nous? & quelle gloire eft comparable a celle qui eft fondée fur un favoir profond? Ne croyez pas , feigneur, que ces grands principes foient ici jetés au hafard, & que je les employé fans en avoir pour caution les autorités les plus graves : je vais, en les réfumanr, ainfi que leurs conféquences, vous citer par fedions paragraphées, par indicarion des pages même & dans leur ordre chronologique, rous les auteurs anciens & modernes qui les ont établis. Eh! de grace , interrompit Acroupfiki, fauvezmoi les citations, & achevez votre parallèle -y faites-moi voir, fi vous le pouvez, que le jugement n'eft qu'un rrifte avantage que la nature par conféquent eut dü nous refufer. Auffi, reprit Carindi , n'a-t-elle laifle cette foible reflburce qua forr peu de perfonnes , 8c comme une efpèce de dédommagemenr qui put les confoler d'être privées du précieux don de la mémoire qu'elle a prefqu'univerfellement répandu fur fes plus chers favoris. Dès-la, feigneur , pour procéder avec prdre & méthode t ayffi que les  '304 L e Prince anciens nous 1'ont appris, comparez 1'étendue da 1'empire de la mémoire avec les bornes érroites de 1'empire du jugement; voyez qu'elle abondance de richeffes forme le patrimonie de 1'une, & la médiocrité du domaine de 1'autre; comparez-les enfuite dans leur ufage: le jugement par fa lenteur, devient prefque toujours inutile dans les occafions de difpute, les plus vives & les plus chaudes, & jamais la mémoire d'un favant ne s'y trouve en défaut: il fait accabler- fon adverfaire fous un fi énorme poids de citations & d'autorités, qu'il eft obligé de faire 1'aveu de fa propre foibleffe, lors même qu'il affeófe de dédaigner le foin de s'en relever. Achevons en deux mots ce parallèle qui eft tout a. 1'honneur de la mémoire & des favans, fes fidèles fujets , en les comparanr dans leurs effets: le jugement rend 1'homme timide 8c fcrupuleux; il décide rarement, & ce n'eft encore qu'après avoir pefé long-tems les raifons pour & contre : au contraire , la mémoire rend 1'homme audacieux 8c confiant; des fuffrages refpectables, entaffés les uns fur les autres, terminent cent queftions des plus épineufes, dans le tems qui fuffit a peine au jugement pour en difcuter une feule. C'en eft •affez , dit mon père en impofant fdence a Carindi, je vois que je me fuis rrompé dans 1'idée que j'avois prife de votre mérite & dans 1'ufage  E N C H A N T Ét" 305 1'ufage que j'en ai fait jufqu'a ce jout: je ne méprife point votre fcience , & dès demain, je fuis réfolu de vous donner un emploi qui convient a. votre favoir, & qui peut le rendre utile a mes étars. Jufqu'ici nos charrres & nos archives font reftées dans le même défordre ou je les ai trouvées a mon avénement a la couronne ; je vous dcmie le foin de les ranger dans un ordre qui puifle fervir a éclaircir 1'hiftoire de ce royaume. A 1'égard de 1'éducatiórt de mon fils, je fuis déterminé a la confier a ce même commandant de mes troupes , qui lui propofa hier une queftion , a laquelle le prince répondir d'une facon dont je fus peu fatisfait. C'eft a quói, continua leroi, en s'adreftant a moi, vous devez vous difpofer „ mon fils; je vous laifle le refte du jour pour marquer a Carindi votre reconnöiflance & vos regrets; mais demain, a la pointe du jour, vous changerez de maitre. Allez, nous dit mon père, en nous congédiant tous deux. Prince, continua Perro, je me fuis un peu étendu fur cette aventurej mais comme elle fut 1'origine de tous mes malheurs , j'ai cru ne devoir vous en laiifer ignorer aucune circonftance.^ Non, non, bel oifeau, die le roi Babil, 011 plutot prince malheureux! Ne craignez point que votre récit nous ait ennuyés; nous ne le ferons jamais que par la durée de ces malheurs, Tome II. V  3<5 Prince ingrat, ne cherches point en vain le 33 fage Carindi, il s eloigne pour jamais de la 33 cour d'un roi qui lui préparoit un affront. 33 Tu m'as accufé de n'avoir fait de son fils qu'un •« perroquet, tu peux t'applaudir d'avoir réelle53 ment prophétifé fon fort. Apprends qu'il ne 33 pourra reprendre fa forme naturelle, qu'après 33 avoir lui-même appris a parler aux muets , 8c 33 lotfqu'une princeffe , deftinée au trone, 1'ais3 mera affez pour le préférer a. ïa couronness. Jugez , prince, de la douleur 8c de 1'embarxas oü me jetèrent ma métamorphofe , & la lecture d'un li cruel horofcope : je balangai quelques momens fur le parti que j'avois a prendre; mais la crainte de paroitre aux yeux de mon père, dans 1'état oü je ine trouvois , fut plus forte chez moi que tout autre fentiment. Ainfi ayant trouvé les fenêrres de la chambre de mon gouverneur ouvertes, je n'héfitai point a effayer de prendre mon vol; & j'allai cacher ma honte  ENCHANTE. 309 dans la forêt la plus voifine de la ville de Damur. J'y trouvai plufieurs oifeaux de mon efpèce; je m'accoutumai a vivre avec eux, & de leur même nourriture; mais ayant toujours 1'idée que je pourrois être un jour délivré de mon enchantement, je jugeai qu'il étoit néceffaire que je voyageaffe beaucoup, pour apprendre d'abord moimême a. articuler les paroles que mon horofcope m'obligeoit d'enfeigner enfuite aux muets, pour rencontrer ces mêmes muets, & la princeffe dont la paffion feule put changer mon deftin. Je m'acheminai de bois, en bois du cóté de 1'orient, & enfuite je fuivis le cours du Nil jufqu'auprès d'Alexandrie: ce fut dans le voifinage de cette ville, qu'étanc allé exprès fur Ie bord de la mer, comme je ne cherchois point ï me défendre, je fus pris par des marchands Européens. Ce fur alors que je commencai a êrre plus careffé 8c mieux nourri. Mais , feigneur, nedois-je point craindre de vous ennuyer, en vous faifant le récit de mes voyages, qui ont duré trois ans entiers? Non, non, reprit le roi Babil ': ne craignez point de fatiguer notre attention; 1'intérèt que nous prenons,a ce qui nous touche ma mère 8c moi, vient d'être confidérablement augmenté par la connoiffance, que vous venez de nous donner de la prédicti'on de 1'Tndien Carindi fur votre deftinée: continuez, prince, a nous in-» former de tout ce qui y a rapport. Viij  jio Le Prince Prince, j'ajouterai a ce que vient de dire'le roï mon fils, dit la refpe&able Zulma, que 1'horofcor e de votre gouverneur a tant de rapport avec ce que feu Patizithés mon mari a prédit du changement qui doit arriver dans ce royaume par le miniftère d'un oifeau de votre efpèce, qu'il eft également intérelfant pour nous & pour vous-même, que nous foyons exadtement informés de toutes les particularités de vos voyages; & je me perfuaderois que ce feroit dans cette terre, qui eft celle des muets, fi vous ne le favez déja, que doit ceffer votre enchantement, fi la princeffe, ma petite •fi 11e, qui a déja beaucoup d'amitié pour vous, pouvoit efpérer de monrer fur le trone, Mais elle a un frère, qui, felon nos loix doit le pofteder après fon père : c'eft de quoi j'ai cru devoir vous prévenir, avant d'exiger de vous le récit de vos voyages, pour qu'en aucun tems vous ne puiftiez nous accufer de vous avoir féduit par de vaines efpérances. Le beau Perro parut un peu confterné par le difcours de Zulma; mais reprenanr la parole, il continua de parler ainfi : Quand je ferois affuré, madame, que ce n'eft point ici que doivent fe terminer mes malheurs, je n'en aurois pas moins de zèle a rravailler pour le bonheur des fujets du roi votre fils, & puifqu'il peut être intéreffant pour eux, que vous foyez inftruit de la fuite de mes avenwres, je ne vous en duïïmulerai riem  ENCHANTÉ. 311 Les marchands Européens, entre les mains defquels j'étois tombé, m'embarquèrent avec eur. Pendant une longue, mais heureufe navigation, j'appris avec une grande facilité, tous les termes de marine 8c dp commerce que je leur entendis prononcer, ce qui me rendir fort agréab'e a mes maitres. Ils débarquèrent dans un port dTberie : je ne vous dirai rien de mon féjour dans ce royaume, ou j'appris très-peu de chofe pendant prés d'un an que j'y féjournai fous différens maitres, prefque tous fiers, férieux 8c taciturnes, & qui, pour mon bonheur, s'ennuyèrent de mon caquet f je fus donné en préfent a. un capitaine de vailfeau, prêt a faire voile pour les Gaules fa patrie. Dés que nous y eumes pris rerre, il s'achemina pour la capitale & m'y conduilit avec lui; c'eft dans cette ville que j'ai le plus acquis r le capitaine m'y préfenta a une jolie femme de fes amies, comme une rareté des pays étrangers qu'il avoit parcourus: ce fut de cette. aimable maitrelfe que je recus le nom de Perro , que j'ai toujours confervé depuis , outre mille jolis petits mots qu'elle m'apprenoit, & fe plaifoit a me faire répéter. J'étudiois en fecret tout ce que je lui entendois dire, & je remarquaiqu'elfepaiioit trois langues différentes ; celle dont elle fe fervoit avec les femmes, qui, a. 1'exception de 1'article de la médifance, toujours aftez uniforme, n'étoit compofée que de quelques mots confacrés par la mode Viv-  312 Le Prince regnante dans les ajuftemens & auffi fujets au changement que la mode même; la langue qu'elle parloit lorfqu'elle fe trouvoit tête a tête, foit avec le capitaine, foit avec quelqu'autre cavalier, c^étoit un recueil de paroles & d'expreffions douces, infinuantes, carelfantes même, qu'elle leur répétoit indifféremment, 8c chacun d'eux en particulier devoit être, 8c paroiffoit eneffet également content; enfin, la langue dont elle faifoit ufage lorfqu'elle fè trouvoit au milieu d'une nombreufe compagnie d'hommes. Celle-ci , & la vérité , ne me parut pas auffi intelligible, quoiqu'elle fe fervit a peu prés des mêmes mpts que dans la précédente: la facon de les arranger & de les dire, y jetoit une celle obfcurité, que tout défintéreflé que j'étois, j'aurois eu peine adevinerlequel cles hommes qui compofoient ces cercles nombreux, devoit en fortir le plus content. Quoi qu'il en foit, je puis dire que c'eft a. 'cette chère maitreffe que je dois la meiiieure partie de ce que je fais,- & la confolation dont j'ai joui dans rnon malheur, de voir que prefque tous les hommes, au plumage prés, font auffi perroquets que moi. C'eft de quoi j'achevai de me convaincre pendant un voyage que ma maitreffe fe trouva obligée de faire dans une province éloignée : il y avoit déja prés dam an que j'étois avec elle; le capitaine de vailfeau s'étoit embarqué de nouveau 8c étoit ablent. Ma ma.itreffe craignk  enchanté. 313 de m'expofer aux farigues du voyage : elle communiqua fes inquiétudes a fes amis, & tous s'emprefsèrent a. lui demander la préférence, pour avoir le bonheur de me garder en fon abfence : felon fa coutume, elle ne voulut paroïtre 1'accorder a perfonne; mais en femme habile, elle les engagea a partager entr'eux le tems de fon abfence, & a tirer au forr, pour favoir, qui deux auroit 1'avantage de me polféder le premier. Selon 1'ordre de cet arrangement pris avant le départ de ma maitreffe, jepaffaifucceffivement, pendant fon abfence, d'abord chez un jeune fénateur, chez lequel j'eus occafion d'apprendre beaucoup de termes dechaife, & de ceux qu'on employé en parlant de chevaux,. d'équipages, de fpeótacles & de toutes fortes de jeux; & jecrois que j'en ferois forti fans y apprendre un feul terme du palais, li un certain homme qui étoit gagé chez lui pour 1'inflruire de ce qu'il y devoit dire, n'étoit venu 1'interrompre indifcrétement une feule fois pendant mon féjour chez lui, pour lui lire & lui donner par écritd'abrégé de quelque grande affaire dont il étGit chargé depuis long-tems. Je me fouviens auffi qu'en parlant un jour a un de fes confrères qui le queftionnoit fur le parti qu'il devoit prendre dans une autre affaire fort .importante qui devoit fe juger le lendemain; moi, répondit mon hbte, le fénateur, je ne fuis jamais embarraffé a prendre fur le champ mon parti; car  314 Le Prince je fuis toujours de 1'avis de mon voifin, ou de celui du plus grand nombre. Dès ce moment, je le comptai parmi mes camarades les perroquets. Au bout de quinze jours, un financier, 1'un des adorareurs de ma maïtrefle , me révendiqua, & devinr mon maitre pour la quinzaine ; pendant que je fus logé dans fon hótel, je devins furtout fivant dans la fcience des nombres, dans les termes d'architecture & dans tous ceux qui ont rapport a la bonne chère. Mais j'y contraótai en même tems un air de brufquerie & d'infolence , dont le nouveau maitre , chez lequel 1'ordre du tableau me fit paffer, ne s'accommodoit point, & dont il eut quelque peine a. me corriger. Celui-ci portoit, a la vénté, 1'habit d'un miniftre des autels; mais en 1'exammant & a 1'enrendre, on s'en feroit peu douté : je n'appris d'abord chez lui que le jargon des ruelles, les propos de la toilette, 8c tout ce qui peut avoir quelque rapport avec les talens frivoles; mais au bout de quelques jours, je vis venir chez mon nouvel höte un homme grave,. en habit de derviche, qui le traita comme on me traitoit moi-même, c'eft-a-dire, qu'il s'employa a charger fa mémoire d'une longue fuite de mots, que ce charmant petit miniftre n'avoit pu arranger lui-même, 8c qu'il devoir cependant prononcer a quelques jours de-la. devanr un nombreux auditoire. Autre perroquet, me dis-je a moi*  ENCHANTÉ. même; je paftai de chez lui chez un vieux militaire j ma mémoire fe remplit bientót de tous les termes de 1'art. Je n'entendois parler que de fiéges, de batailles, de flancs, de baftions, d'ouvrages a corne, de demi-lunes, de ravelins, de glacis, de contrefcarpes , de tranchées, de places d'armes, de batteries, en un mor, de tous ceux qui font du reffort d'un guèrrier; & la différence que je trouvai enrre ce nouveau mairre & celui que je venois de quitter, c'eft que celui-la brilloit en débitant ce qu'il n'avoit pas fait lui-même ; 8c. que celui-ci, au contraire, ennuyoit a coup sur, en ne parlant que de ce qu'il prérendoit que tout le monde lui avoit vu faire. Ce fut un jeune feigneur de la cour qui fuccéda a mon hóte le militaire ; je n'appris chez celui-ci, que des complimens ftériles que de grandes exprelfions d'amitié, de politefle, de proteótion, d'envie d'obliger, de zèle pour employer fon crédir; mais je compris, en examinant fa conduite, que tous ces termes faftueux étoient vides de fentimens , & qu'étant pris a la lettre, ils ne fignifioient rien, en forte que j'aurois fait peu de profit chez ce jeune feigneur, fans la compagnie qui s'aifembloit tous les jours a diner chez lui; c'étoient prefque rous de ces gens qu'on appel le beaux efprits. Parmi ceuxci , j'en vis plufieurs de 1'efpèce de Carindi, mon ancien gouverneur; d'autres 8c ceux-ci me  ?i£ Le Prince parurent les plus fêtes, étoient de vrais recueilsvivans de toutes les petites pièces fugitives , galantes, fatyriques & mèrne libres; c'étoient pour la plupart, gens qui ignoroient eux-mêmes 1'art, qui ne lailfoient pas de décider définitivement du fort de tous les ouvrages, fur ce qu'ils en avoienr entendu dire a d'autres'; auffi n'héfitai-je pis un moment a regarder la maifon du jeune feigneur, comme une volière, oü mes confrères les perroquets avoient droit de fe 'raffiembler. Je devois, après la quinzaine du jeune feigneur, palier chez un petit-maïtre ; mais celui-ci m'auroit oublié fans doute , fans un fouper qu'il fit dans une petite maifon avec une chanteufe, qui s'avifa de lui parler de fon perroquet, & qui le fit fouvenir qu'il s'étoit engagé a me garder pendant quinze jours; il envoya me prendre fur le champ, & je fus conduir dans un fiuxbourg de la ville, oü mon nouvel héte étoit alors en partie fecrète avec. une actrice fort a la mode; j'appris fort peu de chofes dans cette nouvelle demeure. Le petit-maïtre ne parloit qu'en fifflant, en danfant & en faifant mille contor/ions que je ne pouvois imiter; & fa belle commenfale chantoit tout ce qu'elle vouloit lui dire : fa mémoire fidéle lui fourniffoit toujours quelques rraits d'opéra, foit endéclaration tendre, foit' en dépit jaloux, foit en agacerie qu'elle employoit a tort & a travers, tantót pour toucher  E N C H A N T É,' }Ij !e cceur, quelquefois pour piquer la vanité, & fouvent pour ramener lartenrion du fouverain de ce petit temple de Venus, dont 1'indoleme contenance me piquoit.Je rrouvois fon ardeur mêfée de rant d'indifférence & fes rranfports accompagnés d'un air fi méprifant, que je ne pus m'empêcher de plaindre le fort de la belle chanteufe, qui pour le plumage & la mémoire, étoit une des jolies petruches que j'euffe encore vues. Mais enfin, fi je rerins peu de chofes de ce nouveau domicile , je lui dus au moins la liberté. II y avoit déja quelque tems que je me croyois affez habile pour pouvoir entreprendre d'enfeigner moi-même a parler aux muets. Le petit-maïtre chez lequel je me rrouvois, s'occupa fort peu de moi dans fa petite maifon , oü ü ne refta que depuis le foir jufqu'au jour, & je dus a fa négligence de m'y trouver feul & en liberté a la naiffance de 1'aurore ; j'eus bientót pris mon parti ;;je me remis a voyager, & je dreifai mon vol du cóté du nord-oueft. En moins de deux fois vingt-quatre heures, je me trouvai fur les bords de 1'ücéan , & ayant obfervé qu'on difpofoit tout pour le départ d'un vaiffeau qui devoit le lendemain faire voile aux cótes d'Albion, j'eus radreffe de me cacher fur une de fes hunes, que j'entendis nommer celle du perroquet. Ainfi je m'y crus en süreté. Je ne courus aucun rifque ,  *i8 Le Prince 8c ne fus même point appercu pendant la traverfée; en forte que j'arrivai fain & fauf, & en peu d'heures, dans Tule d'Albion. j'abrégerai, feigneur, le récit du féjour que j'y ai fait, paree que j'en ai retiré peu d'utilité: je m'appercus bientót qu'il y avoit peu a gagner pour moi chez un peupie qui communément parle peu, 8c raifonne beaucoup; aufli m'étois-je réfolu de m'en échapper, 8c avois-je même déja gagné les bords de la mer, lorfque j'appercus a la rade le vaiffeau de Zelim; j'ofai y dreffer mon vol, fans favoir de quelle facon j'y ferois recu; mais j'eus bientót lieu de me louer de ma témérité, par la tendreffe que 1'aimable Zelinde prit pour moi. Zelindor, fon frère, vous a rendu compte de la longueur 8c des hafards de notre navigatibn; il vous a dit même que j'avois paru plus gai 8c plus content a mefure qu'ils fe croyoienr plus malheureux; il eft vrai que, foit que je regardaffe le péril avec indifférence, comme mon érat malheureux pouvoit me 1'infpirer, foit que j'euffe un fecret preflentiment du commencement de mon bonheur que les vents, les courans 8c le naufrage devoient me procurer, je n'en fus point alarmé : ce n'eft pas, a la vérité, que ma joie devint plus grande, mais magaieté naturelle contraftoit trop avec la confternation de mes maitres , pour qu'ils ne la trouvaffent pas confidérablement suigmentée. Vous êtes inftruit, feigneur, des fuite*  E N C H A N T É. 3 i ^ du naufrage de Zelim & de notre arrivée dans vos états; ainfi je n'aurois plus rien a vous dire, fi Ie difcours de la refpeótable Zulma n'exigeoit de moi un aveu fmcère de 1 'état de mon cceur. Oui, Prince, je n'ai pu voir la prmcefie Silera, fans en êrre ardemmenr épris : vous favez qu'aum-tot que je 1'eus appercue, lorfqu'elle vint a notre rencontre , j'abandonnai ma chère maitreffè Zeiinde, pour voler fur le bras de la princeffe. Comme j'ignorois alors qu'elle eut un frère, j'avoue que 1'efpoir entra dans mon cceur. Mais, feigneur, je fuis prêt de renoncer a cette flatteufe efpérance; & la feule grace que j'ofe vous demander, c'eft de m'éloigner de cette adorable princeffe : vous en avez un prétexte, en me confiant le foin de communiquer a vos fujets le don de la parole; 1'expérience de la belle Silera qui commence a articuler quelques mots, & 1'ardeur de mon zèle doivent vous répondre du fuccès de mon entreprife. Le beau Perro fe rut après ce difcours ; fa franchife lui attira les éloges & la confiance de Babil 8c de Zulma , 8c le roi exigea de lui qu'il donneroit fes premiers foins a la reine Muta fa femme, au jeune prince fon fils , & même a la princeffe Sileta fa fille. Zulma applaudit au deffein de fon fils, & ajouta qu'elle craignoit fi peu que leprince Azor abufat de leur confiance, qu'elle étoit réfolue de lid laiffer au col le talifman de Patizithés, comme  }X0 , L I P B. I N C E devanr contribuer plus promprement a 1'aeéompliflTement de fon projet, & même de fa délivrance ; elle n'exigea point d'autre cond.mon pour ce bienfeif, que ia parole d'Azor de ne confier a qui que ce fut le fecret de fa naiffance , & celui de fon enchantement. Azor promit & tint parole; on lui confia le foin d'mftruire la reine Muta , 8c il fijt admis en même tems i 1'éducation du prince Filts-Babil, & de la princefle fa fceur. Sês foins eurerit tous les fucccs qu'on pouvoit s'en promettre: la reine-paria, & paria beaucoup. Filts-Babil qui brüloit de pouvoit exphquer a la charmante Zeiinde , 1'ardente paffion qu'il avoit concue pour elle, devint en fort peu de tems aufli grand pafleur que le beau Perro fon maitre. Sileta n'avancoit pas, a beaucoup prés, autant que fon fiere , paree que Perro , felon fa promefle, étoit beaucoup plus retenu avec elle. II n'étoit plus queflion dans les lecons qu'il lui donnoit, ni de baifez , ni d'aimez-vous Perro ? Mais enfin , comme elle commencoit aufli a fe faire entendre , on crur qu'il étoit tems d'etablir des écoles publiques , ou tous les fujets du roi , d quelques peuplades prés, plus éloignées de la cour, fe rendirenr a 1'envi , dès-qu'ils furent informés du defir de leur maitre , & que leur reine, le prince fon fils & la princefle fa fille s'y étoient foumis. Laiflons  E N C H A N T É» jij Lailfans pour quelque tems le beau Perro préifider a ces nouvelles écoles , & y donner régulièrement deux lecons par jour , dont notre hiftorien affure que les femmes profitèrent bien plus promptement que les hommes ; voyons ce qui fe palfa a la cour, pendant que le cher Perroquet de Silera parcourut les villes & les chateaux avec des fuccès, que fon zèle rendit par tout auffi conftans Sc auffi sürs qu'ils étoient rapides. Nous avons vu que Zelindor, a fon arrivée a la cour du roi Babil, n'avoit pu réfifter aux charmes de 1'aimable Zalmeïde, & qu'il ne manquoit a cette jeune perfonne, que 1'aveu du Roi fon frère, Sc celui de Zulma fa mère, pour avouer qu'elle étoit également touchée du mérite de Zelindor ; 6c comme le roi Babil & fa mère virent naitre cette ïnclination avec plaifir, ces deux amans jouilfoient d'un fort heureux & tranquille, quoiqu'ils attendilfenr, a la vérité , avec impatience le moment qui devoit coutonner leur amour. La fceur de Zelindor ne jouit pas , a beaucoup prés , d'un fort auffi doux : Zeiinde ptévenue par les foins de Patizithés, n'avoit fait que trop d'attention fur les qualités aimables de ce jeune v prince ; mais elle s'étoit bien gardée deluienrieu faire pafoitre. Patizithés, qui de fon cóté avoit concu pour Zeiinde 1'amour le plus tendre & L'efc Terne II. X  52i L e Prince time la plus refpeéfcueufe, s'étoit appercu que Smerdis fon frere étoit fon rival. La violence du caracfère de celui-ci, lui infpiroit, a lavérité, quelque crainte ; mais bientót il fe connut un rival plus dangereux dans la perfonne de FiltsBabil fon neveu. Ce prince n'avoir pas atrendu qu'il eür acquis 1'ufage de la parole pour faire déclarer les fentimens qu'il avoit pour Zeiinde; 8c dès qu'il fut s'exprimer, il ne paria plus que celui qui en étoit le conducteur , & qui ignoroit 1'infame projet de Smerdis , étoit feerctement attaché a Patizithés; & jugeant que la téméraire entreprife de fon frère lui cauferoit , ainfi qu'a toute la cour, une douleur mortelle, il eut 1'adrefle d inftruire un de fes gens, & de le faire partir pendant le trouble que causèrent dans 1'équipage 1'arrivée & les cris de Zeiinde, pour aller porter cette trifte nouvelle a Patizithés , Sc même au roi & au prince fon fils, s'il en étoit befoin , les faifant affurer qu'il trouveroit le moyen, en écartant Smer dis de fa roure , de leur donner le tems de le réjoindre dans le bois, oü il fe faifoit fort de 1'égarer. Tandis que Smerdis glorieux & enivré de fon bonheur , enlevoit fa proie fous la conduite de fon infidèle, mais vertueux guide , 1'homme qu'il avoit dépéché a la cour, y avoit déja répandu I'alarme. Le jeune prince qui fut inftruit des premiers de la violence avec laquelle fa chère Zeiinde venoit d'être enlevée , pendant que le roi fon père confultoit avec Zulma & Patizithés fur le parti qu'ils devoient prendre, profita du trouble de h  5}° LePrinc» cour pour s'en échapper feul avec un de fes écuyers , & fe mir indifcrètement a la fuite de celui qui venoir de tui ravir ce qu'il avoit de plus cher au monde. Comme la nuit n'éroir pas fort obfcure, il n'eut ps' de peine a fuivre les traces du char de Smerdis, & de fa nombreufe fuitej il pouffa fon cheval avec tant d'ardeur, qu'il les. atteignit; & s'étant approché du char, il s'adreiïa va Smerdis lui-même, avec un courage au-delfus de fon age : téméraire, lui dir-il, ou remers a 1'inftant Zelinde entre mes mains , ou fonge a défendre ra vie....... Jeune préfbmprueux , je crains peu ra menace , lui répondit Smerdis, en fautant en bas de fon char ; viens, li ru peux, me ravir Zelinde , ou crains plutót que ron fang répandu ne m'alfure doublemenr ma conquête i le prince étoit déja defcendu de cheval, & fe préparoit a combattre fon oncle y 1'écuyer du prince & plufieurs des gens de Smerdis même, excirés par Zelinde, voulurent féparer ces deux rivaux ; mais les quatre laches favoris de Smerdis , s'opposèrent a leurs efforts 3 & les deux combattans s'apprêtoient a fe porter les plus rudes coups , quandZelinde, voyant que fes prières reftoient fans effers , s'élanga du char, dans le deffein de fe mettre elle-même au milieu de leurs armes. Ce mouvement de la généreufe Zelinde > fit tremblex  ENCHANTÉ: 35 L • le prince pour fes jours; il vola vers elle a travers les coups dont il étoit menacé; & dans le moment qu'il vouloit 1 'écarter du champ de bataille , le coupable Smerdis eut la lacheré de lui plonger fon poignatd dans le cceur : le malheureux prince tomba dans les bras de Zelinde, il eut a peine le tems de lui dire en expirant, belle Zelinde, je meurs ; mais je meurs pour vous, & c'eft dans vos bras que j'expire. Ce fpeótacle artendriffant pour la trifte Zelinde, &c pour rous ceux qui en avoienr été témoins, ne fit qu'augmenter Ia fureur & la barbarie de Smerdis \ il commenca par faire lier derrière fon char le malheureux écuyer du prince, & il fe mertoit lui-même en devoir d'arracher Zelinde au cadavre fanglanr de fon neveu qitelle renoit étroitemenr embraffé, lorfqu'un grand bruit d'hommes & de chevaux lui fit foupconner qu'il éroir pourfuivi. Son premier mouvemenr fut de joindre Zelinde a la première viétime de fa fureur; mais en étant empêché par fes propres gens , indignés d'une relle barbarie r & ne pouvant douter du péril qui le menacoit lui-même , il monta promptement fur le cheval du prince, & traverfant au hafard les bois avec fes quatre principaux complices, il évira en fe fauvant les reproches du roi & de Patizithés, & la jufte punition de fon crime j car, c'étoit en  '3 3 2' Le Prince effet Babil & fon frère , accömpagnés d'une nombreufe fuite , qui, guidés par celui que le conducteur des équipages de Smerdis leur avoit dépêché, arrivoient fur les traces de leur coupable frère. Quel fpectacle pour 1'un & 1'autre 1 le prince fans vie , Zelinde refpirant a peine,8c toure couverre de fang , leur lit penfer que Smerdis les avoit immolés- tous deux a fa cruelle jaloufiePatizithés vola le premier au fecours de Zelinde qu'il jugea expirante ; elle ne qukta le corps du prince qu'elle tenoit encore dans fes bras, que pour palier 'dans ceux de fon cher Patizithés. Le roi pénétré de douleur de la' mort de fon fils , ne laiffa pas d'être fenüble au bonheur d-'a-voir an moins fauvé la vie de Zelinde par fa diligence^ ïl ordonna fur le champ que fes plus braves officiers fe miffent a la pourfuire de-Smerdis & de fes complices : il affura le conducteur d'une protection marquée, 8c lui promit des. récompenfes proportionnées au zèle qu'il avoit fait paro'itre: il' pardonna au refte de ceux de 1'équipage , qur n'avoient rien fu du projet de Smerdis, quoiqu'ils euffent eu part a -fexécution8c ce fut en conddération de Zelinde, dont ils avoient confervé la vie, qu'ils obtinrent leur grace. On fe mit enfuite en marche pour retourner a la cour i comme on fut obligé de fe fervir dii  t N C H , A N T f. 3 j j' *har de' Smerdis pour y conduire Zelinde, le roi & Patizirhés y montèrent avec elle, & le corps du prince fut laifle a la garde de fon fidéle écuyer, & de quelques officiers , qui devoienc attendre qu'on vïnt 1'enlever avec la pompe convenable , pour Ie tranfporter dans le tombeau du feu roi. Lorfque le trifte cortège , qui recanduifoit Zelinde a la cour , y arriva , la nouvelle de la mort du prince s'y étoit déja répandue par quelqu'un de la fuire du roi, qui s'étoit emprelfé de venir 1'apprendre a la reine, aflurant que Ze linde qu'il avoit vue couverte de fang , avoit éprouvé le même fort. Zelindor qui étoit alors dans 1'appartement de cette princeffe avec Zulma Sc fa chère Zalmeïde , tous dans une égale conftemation, ne recurenr qu'une légère confolarion, lorfque Zelinde conduite par le roi, leur fur préfentée. La douleur de la morr du prince étoit fi univerfelle & fi vive , qua 1'exception de Zelindor, qui recouvroit une fceur fi chère, route la cour refta aufli confternée, que fi cette aimable perfonne eut encore été Ia victime de la fureur de Smerdis. On avoit caché toutes ces horreurs a la jeune princeffe: elle ne les apptit que le lendemain , lorfqu'elle fut obligée de prendre avec toute la cout un grand deuil, qu'elle porta longtems dans le cceur , par le fincère Sc rendre atta ■ chement qu'elle avoit eu pour fon frère.  jj4 Le Prince Les premiers ordres que donna le roi, furent pour régler la pompe funèbre de fon fils : un cortège nombreux fe rranfporta en grande cérémonie jufquau lieu oü le corps du prince éroit gardé; & ce fur avec une magnificenfe aufli pompeufe que lugubre, qu'on rendit les derniers honneurs a ce prince, en conduifant fon corps dans le rombeau du roi Durham, fon aïeul. Quelques jours après les obsèques du prince, ceux que le roi Babil avoir envoyés a la pourïuite de Smerdis, revinrenr a la cour, & lui appiirenr que c'étoit en vain qu'ils avoient mis tous leurs foins a découvrir la roure qu'il avoit prife ; que rien n'avoir pu leur donner le moindre indiee de la marche qu'il avoit tenue; & ils ajoutèrenr qu'il y avoit toure apparence que, fans avoir fuivi aucun chemin réglé, il s'étoit dérobé a leurs pourfuites en fe cachant de jour, & ne marchant que de nuir, a rravers des forêrs peu fréquentées, ou par des montagnes impraticables. Quelque peine que fït au roi le rapport de fes émiflaires, on peut juger que dans la néceffité oü il fe trouvoir de pourfuivre & de punir le meurrrier de fon fils , il ne fut pas abfolument mécontent de n'avoir poinr a venger lui-même lë fang de ce jeune prince dans celui de fon propre frère. Le roi fe contenta donc de profcrire la tête  JNCHAttTÉ. <3e Smerdis, fans en faire faire de plus exaétes perqmfitions; il devoir au moins cet aéte de juftice d fa propre tendrefle & aux vceux de rout fon peupie. Tant que dura le deuil du prince, il ne fut queftion d'aucune fête, ni ada cour, ni a la ville : ainfi le bonheur de Zelindor & celui de Patizithés, i qui Zelinde venoit d'être promife, furent différés de plufieurs mois ; mais il y furvinr bientót de nouveaux obftacles. Plufieurs courriers apportèrenr au roi la nouvelle que Smerdis s'étoit fauvé chez les rebelles, 8c qu'indigné d'avoir perdu Zelinde, & de favoir qu'il avoir été condamné a perdre la rêre, il avoit foulevé ce qui reftoir de muets fur les frontières , 8c qu'il marchoit pour s'approcher de la capirale , a la rêre d'une armée qu'il en avoit formée. Le roi avoir appris, peu de jours avant, que le zélé Perror avoir enfin rempli la miflion donr il avoir été chargé, en communiquant 1'ufage de la parole a routes les provinces du centre de fon royaume; en forte L E P R I N C 8 dis ne lm dreflat quelque embüche; Sc en même tems il affembla une puiffante armée pour aller 'i la rencontre de celle des rébelles. Patizithés ernr devoir s'excufer d'en prendre le commandement 7 le roi approuva fa prudence , & le confia a Zélindor. Ce généreux étranger ne différa point de fe mettre a la tête des troupes, a la fuite defquelles le roi fit marcher une partie de 1 artillerie qui avoit fervi a Durham pour fe rendre maitre de la terre des muets, L'armée fe mit aufli - tót en marche; «Sc elle n'avoit point encore jemt celle des rebelles , lorfque Perro revint a la cour. Comme la mort du jeune prince rendoit la princefle Sileta héritière du trone de fon père , il en concut les plus heureufes efpérances pour 1'entière deftrucfion de fon enchantement; mais pour f parvenir, il crut qu'il éroit néceffaire que les rébelles, habitans de la frontière , recuflent de lui le don de s'exprimer par des paroles qu'il avoit déja répandues dans toutes 'les' autres parties de 1'état. Ainfi, craignant de fe livrer trop au plaifir' de recevoir «Sc d'entretenir la charmante Sileta , il ptofita de quelques entretiens fecrets qu'il eut avec le roi «Sc Zulma, pour obtenir d'eux qu'il lui fut permis de voler vers le camp des rébeües. Ce fut avec peine qu'on lui accorda cette -permiflïon; Sc ce fut avec plus de peine encore que  E N C H A N T É.' que SÜeta remarqua 1'irhparience qu'il avoit den ufer pour fe rendre i ï'armée. La préfence de fon cher Perro étoit 1'unique confolation qu'elle eut eue depuis la mort de fon frère; ellé ne put fouffrir de s'en voir encore féparée, furtout lorfqu'elleferepréfentales dangers qu'il alloit courir. Livrée tout & la fois d un fentiment dont elle ignoroit la nature & les fuites, & i la crainte den perdre 1'objet, elle profita , en préfence du roi & de Zulma, du dernier moment qu'on lui accorda, de faire quelques carefles dfon cher Perro avant fon départ, pour s'en faifir & le ferrer dans fes bras , demandanr avec larmes a fon père & a fon aïeule qu'il lui füt permis de le garder, 8c même de 1'enfermer dans une cage pour qu'il ne fut plus maitre de lui échapper. Le roi y eut peut-être conféntl, craignant lui-même d'en être a jamais privé par les trahifons de Smerdis ; mais Zulma qui obfervoit les trahfports de la jeune princelfe avec des yeux plus éclairés , fut fans doute infpirée dans ce moment, 8c dit a la princefle : « ma chère Sileta, je ferois la pre» mière a confeiller k mon fils ce que vOus paroif>' fez defirer avec tant d'ardeur', fi je n'étois re» tenue par vos propres intéréts. Songez qu'il » y va peut-être pour vous de la couronne , fi » vous vous obftinez a garde,r prés de vous ce bel » oifeau, vous ne favez pas a quoi le ciel le defTome II. y  J38 Le Prince tine...ï. Non , non, s 'écria la jeune princefle avec tranfports, j'aime mieux mon cher Perro ?j que tous les trónes de Funivers » Elle neut pas le tems d'en dire davantage; la parole Sc prefque le fentiment lui manquèrent a la fois, lorfqu'elle s'appercut qu'au lieu» d'un perroquet 4 elle tenoirdans fes bras un jeune prince d'une beauté parfaire : les plumes dont il avoit été couvert pendant fon enchantement, s'arrangèrent de facon dans fa nouvelle métamorphofe, qu'elles lui formèrent une couronne & un habillement des plus galans, a la mode du pays oü il étoit né. Dans fon faififlement, Sileta Favoit abandonné , Sc s'étoit éloignée de lui ; mais Azor , en reprenant fa forme naturelle, n'ayant rien perdu de fa paflion pour la charmante Sileta , après avoir rendu fes premiers hommages au roi 8c a Zulma', qu'il regardoit avec raifon comme fa libératrice, fe jeta aux pieds de la jeune princefle qui étoit a peine revenue de fon faififlement. Belle princefle! lui dit-il , le prince Azor ne vous paroïtrat-il point téméraire, fi, craignant de perdre dans votre cceur les fentimens que vous lui avez prodigués fous une forme étranoère , il ofe vous fupplier de;décider de fon fort? Vous avez daigné m'aimer aflez fous le nom 8c fous la figure de Perro pour me préférer a une fourojine: un prince *qui étoit né pour la porter  N C H A N T i. , ,„ Iiu-.même, un piince qui vous adore, feroir-il attez malheureux pour vous déplaire ? Et pourriez-vous me réduire au point de regretter 1'encbantement, qui, en me cachanr k vos yeux, m'avoit ouvert le chemin de votre cceur Om, prince, répondit Sileta, qui s'étoit remife de fon étonnement, & k qui le prince Azor parut pour le moins auffi aimable que l'oifeau qu'elle venoit de perdre ; oui, prince , je ne le cacherai point; j'ai eu pour mon cher perro des fontimens trop tendres pour les oublier jamais 5 ■ c'eft k lui que je dois la liberté d'exprimer ce que je fens; & je ne crois pas qü'ii m'eüt jamais communiqué 1'ufage de la parole, s'il eut prévu que je pufte m'en fervir pour condamner ou pour méconnoïtre les fentimens que le prince Azor veut bien avoir pour moi; c'eft au roi, c'eft k ma chère Zulma k me permettre d'en dire davantage , & je me flatte que leurs ordres s'accorderont avec les vceux de mon cceur. La vue du prince Azor n'avoit garde de diminuer la reconnoifTance qu'on avoit de fes fervices ainfi fes vceux & ceux de la princefle furent autorifés du confentement du roi & de celui de Zulma; ils ne voulurent pas même differer d'y joindre celui de la reine, & les applaudiffemens de Zelinde , de Zalmeïde & de Patizithés; on les manda dans 1'appartement de la reine , avec  Li P r ï n c e ' tout ce qu'il y avoit de plus grand a la cour. Le prince Azor fut loué & admiré univerfellement; chacun s'emprefla de s'en approcher pour lut rendre graces de fes bienfaits : la reine confirma de fon confentement la parole du roi, fon man ; & le prince ne lui eut pas plutót marqué par fes remerciemens, combien il eftimoit la récompenfe qui lui étoit accordée au-deffus des fervices qu'il avoit pu rendre, qu'il fupplia cette princeffe de trouver bon qu'il marquat en particulier fa reconnoiffance a la belle Zelinde pour tous les foins qu'elle avoit eus de lui. Cette jeune perfonne s'étoit un peu écartée de la foule , & navol pu •/empêcher de rougiren fecret de toutes les cardïes qu'elle avoit prodiguées a un prince fi aimable fans le connoïtre. Son abord la déconcetts ; mais les applaudiffemens de toute la cour, & le fouvenir des fervices d'Azor , lui aidèrent uteilir avec dignité les complimens du prince, & même les plaifanteries du roi fur fa tendreife. ppiir le beau Perro. Enfin le prince Azor, comblé des bontés du roi & de toute la familie royale, lui demanda une nouvelle grace , comme une occafion favorable de mérirer celles qu'il en recevoit; il lui marqua le defir ardenr qu'il avoit d'aller partager avec Zelindor la gloire de foumettre fes fujets rebelles. On s'attendoit que la princetfe, Sileta alloit s'oppofer aux defirs du  snchantÉ. 341 prince; mais elle fit elle-même entendre au ro'r cjue le courage du prince la rafluroit fur les craintes qu'elle avoit eues pour fon cher Perro , Sc qu'elle lui favoit même gré de vouloir remettre 1'ordre & la paix dans un état dont il devenoit la plus chère efpérance; aiufi tout le monde applaudit au deflein du prince : on lui prépara en peu de jours des équipages magnifiques & convenables a. fa naiflance \ d partit avec des lettres du roi qui inftruifoient Zelindor de 1'heureufe métamorphofe de fon beau Perro, Sc lui ordonnoient de remettre le commandement des troupes au prince Azor a fon arrivée au camp. Le jour même que le prince s'y rendit, Zelindor venoit de remporrer un avanrage confidérable fur 1'armée de Smerdis; il l'avoit conttainte d'abandonner un camp avantageux, dont elle avoit eu le tems de s'emparer : ce fur au retour de cette expédition, que Zelindor recur dans fa rente le prince Azor & la lettre du roi. La furprife que lui caufa la vue du prince fut grande; mais la leélure de la lettre du roi, lui en caufa une plus grande encore, lorfqu'il fe vit obligé de reconnoïtre dans le prince Azor le cher perroquet , auquel il croyoir devoir la vie de fa fceur Sc la fienne. II auroit eu peine a ajouter fbi a ce prodige, fi le prince, en lui racóntant fon hiftoire,ne lui eut rappelé mille circonftances de leur voyage Yiij  34z Le Prince que lui feul pouvoit favoir; il ne tarda pas a fe mettre en devoir d'obéit aux ordres du roi, & voulut fur le champ remettre au prince toutes les marqués & toute 1'autoriré du commandement ; mais Azor qui ne favoit rien du conrenu de la lettre qu'il avoit apporrée, refufa conftanv ment cette diftinction. Zelindor eur beau prérexter fa générofité de 1'obéiifance qu'il devoit a fon fouverain; le prince lui répondit, qiie puifque le roi confentoit que toute fon autorité fut dépofée entre fes mams, il alloit commencer a s'en fervir, en écrivant lui-même au roi les fuccès d'un jour -fi glorieux, & en lui apprenant qu'il ordonnoit en fon nom, a Zelindor déja vicforieux de fes ennemis, de conferver les marqués de fadignité, & le cominandemenr de fon armée; qu'il fe tiendrbit heureux, & même honoré de combattre fous fes ordres. Zelindor perfifta vainemenr; & ce ne fut que par obéiffance qu'il fe foumit enfin a conferver 1'autofité du commandement. Alors, Azor & lui s'embrafsèrent tendrement; & Zelindor de fon cóté n entreprit plus rien fans le confeii du prince. Bientót on prit le parti de marcher aux ennemis: Azor ambirionna toujours le commandement de 1'avant-garde, & fe préfenra par-tour oü il y avoit quelque péril a craindre & quelque gloire a acquérir. II fe palfa prés d'un mois fans aucune affaire décifive, pendant lequel il n'y eut  E N C H A N T É. , >45 de part & d'autre que quelques efcarmouches, dans lefquelles les rebelles eurent toujours du défavanrage 8c perdirent beaucoup de monde 8c de terrein. Smerdis fut bientót inftruit qu'un jeune guerrier arrivé depuis peu dans Tarmée de fon frère, avoit par-tout contribué par fa valeur a la défaite de fes meilleures troupes. II employa en vain toutes les rufes de guerre pour Fatrirer dans. quelques embüches ; Azor les prévit toutes, & déconcerta tous fes projets par fa prudence & par fa bonne conduite; en forte que Smerdis, honteux de n'avoir pu féuflïr par fes arrifices cachés, fe réfolur enfin a courir les rifques d'une ad ion générale ; il fe flarroit de pouvoir, dans la chaleur de Fadion, joindre & combartre ce héros inconnu, après la défaire duquel il efpéroit venir aifément a bour de Zelindor & de fon armée. Dans cette idéé, il fe rapprocha par une marche préeipirée, de la frontière qu'il avoit abandonnée,. & choilit, pour y affeoir fon camp, une iituation avantageufe, foit poury attendre & y combattre Zelindor, s'il ofoir Fattaquer, foit pour lui procurer & a fes troupes, en cas que le hafard des armes ne lui fur pas favorable, une retraite facile dans le pays, qu'il étoit au moins réfolu de défendre jufqu'a la dernière extrémité„ Zelindor fuivit Farmée desrébelles, fans voulöir Êitiguer la fienire par des marches forcées: U étoic Yiv  5 44 L e Prince perluadé que Smerdis n'ofant paroitre devant les troupes du roi en baraülerangée, fongeoit férieuf.ment a repaflèr les montignes, pour être en état de 1'arrêter dans les paffages, & de foutenir enfuite le fiège defesplaces. Mais fes efpions lui avant rapporté au bout de quelques jours, la pontion de 1'armée des rebelles , Zelindor s'arrêra pour confulter avec le prince Azor fur le parti qu'il avoit è prendre; ce jeune héros ayant pris, fur le rapport des efpions, une jufte connoilfance de la fituation de 1'armée ennemie &des lieux voifms, par lefquels ils s'étoient ménagé leur retraite , dans le cas oü la victoire ne fe déclareroit pas pour eux; certain d'ailleurs que la valeur & la prudence de Zelindor, le courage & la confiance de fes troupes, étoient plus que fuffifans pour jeter la terreur dans le camp ennemi; Azor, dis-je, concut un projet hardi, mais périlleux; il demahda a Zelindor un décachement compofé a la vérité, de 1 élite de fes foldats , mais peu nombreux ; &c lui fit part du deffein qu'il avoit concu. Ils convinrent enfemble du jour auquel Zelindor offriroit la bataille a Smerdis, & au refus" de laquelle il attaqueroir fes retranchemens; après quoi le prince Azor a la tête d'un dérachement plus fort qu'il ne l'avoit demandé, s'écarta de la route de 1'armée, & déxoba fi bien fa marche aux émifiaires de Smerdis, qu'il occupoit déja les défilés des  ENCHANTÉ, 345 montagnes derrière 1'armée des rebelles, lorfque Zelindor arriva, & fe mit en bataille en leur préfence. : II envoya d'abord un officier de diftincbion au camp de Smerdis , pour le fommer de fe rendre , en lui promettant fa grace; mais ce jeune guerrier, fier de 1'avantage de fa pofition, & d'une démarche qu'il imputoit a. la foibleffe de fon adverfaire, répondit avec hauteur a. fon envoyé qu'il alloit fe difpofer a le bien recevoir. En effet, il profita de la nuit pour fortir de fes lignes, Sc pour fe former fur le bord d'un ruiffeau qui le féparoit de 1'armée du roi, Sc défendoit tout le front de la fienne. A la pointe du jour, les troupes de Zelindor fe mirent en mouvement, Sc après quelques décharges qui avoienr déja. fort incommodé les rebelles, il paffa le ruiffeau,. les armes a la main, avec tant d'intrépidité , que les troupes de Smerdis en furent ébranlées : celles de Zelindor , animées par ce nouveau fuccès , les fuivirent jufques dans leurs retranchemens , & y jetèrent encore plus de rrouble & de confufion. Déja. 1'arrière-garde de Smerdis, effrayée par le défordre qui régnoit dans le corps de bataille, commenooit a fe débander & a chercher fon falur dans la fuite. Smerdis > outré de douleur & de colère, fe hata de gagner les défilés des montagnes, pour tacher de prévenir Sc de rallier fes troupes efixayées; mais quelles  '346 LePrince nouvelles alarmes n'éprouva point ce général, iorfqu'il fe trouva prévenu & arrêté lui-même dans ces défilés, qu'il avoit regardés comme fa dernière & plus süte relfource I Son courage en parur d'abord abartu; mais bientót il reprit toute fon audace, ■lorfqu'il vit venir a lui ce héros inconnu qu'il avoit eu un defir fi violent de combattre: c'étoit Azor lui-même. Le moment oü ces deux guerriers s'appercurent, fut pour eux Ie fignal d'un combat qui ne pouvoit manquer d'être fanglant. Smerdis avoit fans doute plus d'expérience aux armes que le prince Azor; mais celui-ci, avec un courage égal a celui de Smerdis, avoit encore Favantage du terrein , & celui de combattre pour la juftice. Ils mirent tous deux leurs .lances en arrêt, 8c fe précipitèrent 1'un fur 1'autre avec tant de violence, que la lance de Smerdis étant fautée en éclats fur Fécu du prince, la fienne. porta un fi furieux coup a. Smerdis, qu'elle lui fit perdre les arcons , & 1'étendit lur la pouifière.. Azor defcendit de fon cheval, 8c s'armant de fon cimeterre, il s'avanca vers Smerdis qu'il convia lui-même a. fe remettre de fon étourdiflement,. pour recommencer un combat plus égal, ne voulant point, lui dit-il, punir fes crimes 8c fon audace par une lacheté. Smerdis, honreux de fa chüre, indigné dé trouver tant de valeur dans un rival de fa gloire, qui Fofoit braver, fe releva plus fu-  P. NCHANTÉ. 54.7 rieux, & fondk fur Ie prince les armes a la main. Le combat fut long & opiniatre: plus d'une fois ils diirent tous deux la vie a la bonté de leurs armes ; mais enfin la juftice triomplia de la trahifon; Sc Smerdis tomba fous les coups du prince Azor , clans le moment que Zelindor, après avoir défaic enrièremenr 1'armée des rebelles, voloit au fecours du prince dont il foupconnoit le danger. Mais fe trouvant vainqueur, il crut devoir fes premiers foins au fecours de Smerdis. Ce farouche guerner, craignant qu'on ne vint a bout de lui conferver la vie, pour le conduire en triomphe au roi fon frère , fe perca le cceur d'un coup de poignard, & vengea ainfi fur lui-même la mort du prince fon neveu, Sc la criminelle révolte qu'il avoit excitée contre le roi fon frère. La nouvelle de fa mort ne fut pas plutór répaiïdue, que tout ce qui n'avoit pas été défait de fes troupes fe foumit au vainqueur. Zelindor fit p'romptement paffer cette nouvelle a la cour, avec les' éloges que niéritoient, en cette occafion , la prudence Sc Ia vaieur du prince Azor. On fit enfuite embanmer le corps de Smerdis, qui fut porté fans cérémonie a la capirale, & remis de même dans le tombeau de Patizithés fon père, fans que pour cela on inteitompit les fètes qu'on célèbroit a la cour, pour les brilkns fuccès du prince Sc de Zélindor. Cependant ces deux généiaux pénétrèrent avec  54s LePrince leur armée viétorieufe, & les débris de celle desrebelles, jufques dans le cceur de leur province : leur préfence 8c la clémence dont ils usèrent envers les coupables, vinrent bientót a bout de les ranger entièrement a leur devoir : non-feulement ils ne craignirent plus d'être inftruits, mais ils marquèrent tous le defir qu'ils avoienr de 1'être; 8c le prince Azor ne voulut point retourner a la cour, que par lui-même & par quelques-uns des fujets fidèles du roi, il n eut fait parler tout ce qui reftoit de muets dans cette province éloignée. Mais auffi le prince Sc Zelindor avoient trop d'impatience de fe rendre a la cour, pour différer plus long-tems d'en reprendre le cliemin. Ainfi dès qu'il n'y eut plus de muets fur la frontière , ils reprirent la route de la capitale; ils recurent partout fur leur paffage les honneurs & les éloges les plus flatteurs; 8c ce fut enfin au milieu des acclamations publiques, qu'ils rentrèrent dans la ville, 8c qu'ils furent conduits dia cour. Je paffe fous filence la réception qui fut faite a ces deux héros, 8c je me garderai bien de m erendre fur la magnificence des fêtes dont la cour s'occupa pour honorer leur victoire. Sileta Sc Zulmeïde étoient moins fenfibles aux honneurs qu'on rendoit a leurs amans , qu'au plaifir de revoir ce qu'elles aimoient. Ce qu'il y avoit de plus flatteur pour elles, c'étoit leur retour : elles  E N C H A N T É. j49' laifsèrent donc a la cour & au peupie le foin de publier la gloire du, prince & celle de Zelindor; 8c au roi, celui de récompenfer leurs fervices, fe contenranr Tune 8c 1'autre de forrner fecrètemenc des vceux pour leur commun bonheur. II ne fut pas long-tems différé : Ie roi ne fufpendit la cérémonie des trois mariages qu'il avoit arrêtés, qu'autant de tems qu'il en fallut pour en faire les préparatifs- & ce moment étant enfin arrivé, le prince Azor époufa folennellement la princeffe Sileta : Zélinde fut accordée aux vceux de Patizithés : Zelindor obtint Zulméïde, & la même cérémonie combla les vceux de ces fix tendres amans, ceux du roi, de la reine, de Zulma , & ceux de tout le peupie. Azor fut proclamé 1'héritier du trone, par la déclaration que le roi en fit publiquement dans l'aflemblée de fes états, 8c par 1'acclamation générale de tous ceux qui y afïïftèrent. Mais ce n'étoit point encore aflez pour fatisfaire la reconnoiffance de ce monarque : il propofa non-feulement qu'un monument public confervat a jamais la mémoire de 1'enchantement du prince, & du favorable changement qu'il avoit apporté dans fes états; mais que, pour éternifer encore plus surement cette heureufe métamorphofe, 8c pour faire oublier jufqu'au nom des muets, fon royaume portat déformais celui de Terre des Perroquets. Cette doublé propofitiori  L i Prince du roi, fut unaniniement approuvée : on travailia aufli-tót a élever une fuperbe pyramide, au haut de laquelle étoit un perroquet d'une grandeur fort au-deffus de la nature; & fur le piédeftal qui foutenoit cette pyramide, on fit graver cette •infcription. AZOR, Pfittacus olim Magifher artis ingcniique largitor , Nunc Princcps, Imperii fpes maxuma, Populum iïbi pofthac rcgcndum ; Qucm mutum invcncrat, Totum Pfittacum fecit. In cujus rei memoriam , Hoe gratitudinis mqnumentuni Erexit, Et Principi dicavit, ' Pfittacopolis. Le tems n'a pas feulement épargné ce glorieux monumeht élevé a la gloire d'Azor. Le nom de la Terre des Perroquets, adopté par le roi Babil & par fes états affemblés , s'efi: confervé jufqu'a ce jour. Nous en avons un témoignage célèbre d'un fameux géographe nommé Abraham Orte-  enchante. 3 5 f; lius ï qui Fa placée environ a cinquante degrés de latitude auftrale, & k prés de foixante de longitude; & nous ne pouvons mieux finir cette chronique, que par ce que le favant Ortélius en dit lui-même: Pfittacorum Regio fic appellata, ob incredibilem earum avium (i) magnitudinem. (i) Un critique favant, &. même judicieux du fiècle paffe:, a prétendu que le texe d'Ortelius avoit été altéré dans fédition de fua Atlas, & qu'il faut lire multitudinem, & non pas magnitudinem. FIN.  '35* T A B L E DES VOYAGES IMA GIN AIRES Conrenus dans ce Volume. Suite de Lau.ékis. jIvertissement de l'Éditeur, page ii SlXlEME partie, 3 Septieme partie, 8i: huitieme et derniere partie, \6ï, Azor ou le Prince enchakté.' Première partie, 249 Seconde partie, 29a Fin de la Table;