V O Y A G E S I MA G INA I RE S, RÖM'ANESQUES , MERVEILLEUX, ALLÉGORIQUES, AMUSANS, COMIQVES ET CRITIQÜES. S U 1 VIS DES SONGES ET VISIONS, E T D E S ROMANS CABALISTIQvUES.  CE VOLUME CO NT1 ENT Les Hommes volans, ou les aventures de Pierre WilJtms , traduites de 1'anglois.   LES HOMMES VOLANS, o u LES AVENTURES D E PIÉRRE WILKINS; Traduifès de 1'anglois. TOME PREMIER.'   Hes les unes aux autres. Les matelots héfitoient d'abord d'en approcher, difant que c'étoit, peut-être, un monflre qui renyerferoit la chaloupe & „ous feroit périr : mais l'entendant parler anglois, je leur reprochai en colère leurs vaines terreur? , & faifant gïüTer les rames deffous lui , nous ie tirames dans la chaloupe. II avoit une longue barbe & des cheveux tirant fur le noir. II étoit prefque ép.uifé : dès qu'il put parler , il me prit famiiièrement la main, paree que j'étois prés de lui ponr 1'obferver, & më remercia , ainfi que töus les matelots, de lui avoir fauvé la vie. Je lui demandai par quel accident il fe trouvoit réduit en eet état ; il feC0ua la tête , & ne voulut pas iatisfaire ma cunofité. Alors fongeant que. fon épuiferoent lemettoit hors d'état de parler , & que nous aurions affez de loifir pendant le voyage, lui pour raconter , & moi pour entendre une hiftoire qui, de la manière furprenante dont il étoit  Introductjon. xv tombé, me paroiffoit devoir contenir des chofes fort fingulières , je n'infiftai pas davantage pour le moment. Arrivé au vaiffeau', & voyant fes babits mouillés , je le fis mettre au lit dans ma chambre ; j'avois beaucoup de provifion a bord ; je le pris en amitié, & lui fournis tout'ce dont il avoit befoin. Dans nos différentes converfations, il m'avoit dit certains traits des événemens de fa vie , qui augmentoient en moi le defir d'apprendre le refte. Quand nous commencames a doubler le cap , le capitaine penfa a faire de 1'eau au premier endroit ; ainfi voyant que letranger n'avoit point dargent pour payer fon paffage , & qu'il y avoit trente-cinq ans qu'il avoit quitté 1'Angleterre , défefpérant par conféquent d'en pouvoir rien tirer , il lui fignifia qu'il feroit mis a terre , quand on iróit cliercher de J'eau. Cette dureté allarma letranger* & me fit tant de peine , que je réfolus, en cas que le capitaine fut affez brutal  xvj Introductïön. pour tenir parole, de me charger du paiement de fon paffage. En appTOchanuiu lieu oü 1'on comptoit de faire aiguade , le capitaine s'expliqua plus nettement. Je n'avois encore parlé de mon defTein ni a lui, ni a perfonne. L'étranger , un matin, les larmes aux yeux , me vint dire que le capitaine aH-oït le mettre a terre. Ne voulant pas lui déclarer tout-d'un-coup ce que j'avois réfolu de faire en fa faveur , je lui demandai s'il n'imaginoit pas quelque moyen pour payer le capitaine, ou tout autre qui s'engageroit pour lui} comment il prétendoit vivre en Angleterre , étant fans pareus & fans biens. A quoi il me répondit : depuis que je fuis a bord, en fongeant a ma malheuxeufe deftinée , j'ai con^u le deffein d'écrire mes aventures: chacun fera bien aife de lês connoitre, a caufe de leur fmgularité \ j'efpère tirer de mon matiufcrit de quoi me mettre en état de Yivre : mais je fens très-clairement que je  1 JST t r o d u c t r o N. xvif je ne reverrai plus TAngleterre fans votre feeours; fi vous vouliez répondre de mon paffage & écrire ma vie, je vous communiquerois de fidèles mémoires qui vous dédommageroient de laj dépenfe que vous pourriez faire pour moi. Charmé de cette ouverture, je lui: promis de 1'aider , non par 1'idée degagner fur fon manufcrit , mais par Fefpérance d'apprendre ce que- je défirois depuis long-tems de favoir. II en fut tranfporté de joie& m'appella fon libérateur ; il avoit déja la bouche ouverte pour 1'aller dire au capitaine: n'en faites rien-, lui dis-je; je perfifte toujours a apprendre votre hiftoire ; mais le capitaine peut changer d avis, & ne pas perfifter a vous mettre a terre ; dans ce cas , je ne feroispas obligé depayer,. ni vous d'engager votre manufcrit pour me rembourfer. II convint que j?avoi& raifon , & refta tranquitle. La provifion d eau étant finie , & la chaloupe allant a terre pour la dernière: k  V O t A N 'S. 5 tions pour moi, & lui dit ün jour, pour la flatter , qu'il avoit remarqué dans tout ce què je faifois, un certain tour d'efprit qui promettoit de grandes chofes, & qui n'avoit befoin que d'un peu de culture. Un pareil difcours, de la part d'un homme qui paffoit pour vrai , fit effet fur 1'efprit de ana mère ; le defir qu'elle avoit de feconder mes difpofitions s'accrut de plus en plus ; Sc elle en vint jufqu'a lui demander ce qu'il lui confeilloit de faire pour y parvenir. Mon gentilhomme fut au comble de fes defirs ; car, après s'être défait de moi, il n'étoit pas embarraffé de gagner ma mère. II demanda du tems pour fonger a une matière fi importante; & lui dit, peu de jours après, que le meilleur moyen fon avis, feroit de me mettre chez un bon maïtre de penfion ; qu'il en connoiffoit un è dix ou douze lieues de la, dans le comté de Sommerfet; qu'a la vérité le nombre des penfxonnaires y étoit fixé, mais que, fi je pouvois y être admis, il ne doutoit pas que je ne juftifiafle les grandes idéés qu'il avoit prifes de moi. Ma mère , qui ne cherchoit que mon avancement, prêta 1'oreille a cette propofition ; mon ami s'offrit a aller voir s'il y avoit une place vacante , Sc a arranger les conditions. Aij  4 les Homles En effet, trois jours après , il nous fit un rap* port flaneur du pays, du maïtre, des écoliers, de !a chambre qu'il .avoit déja retenue : enfin il dit ce qu'il crut de plus capable de faire entrer ma mère dans fon projet. Quoiqu'il eüt un mptif fecret qui le faifoit agir, je ne puis m'empêcher d'avouer que c'étoit le feul parti è prendre pour un gar?on de feize ans, né pour avoir un certain bien , & qui favoit a peine lire. Dès ce moment, on ne fut plus occupé dans la maifon que des préparatifs de mon départ. Mon ami, qui y avoit le plus contribué, ne paflbit pas un jour fans s'informer exaftement comraent tout alloit ; &, pour s'infinuer de plus en plus dans 1'efprit de ma mère, il tkchoit de m'égayer de fon mieux , fans cependant qu'il parut la moindre affeclation dans fa Conduite. Enfin le jour du départ arriva. Pour adoucir le moment de notre féparation, qui auroit rompu toutes fes mefures, fi je ne m'y fuffe pas preté de bonne grace , ma mère, après les exhortations ordinaires en pareil cas, me donna une doublé piftole en or, & quelque monnoie, pour m'empêcher, difoit-elle, deJa changerfitöt. Jamais je ne m'étois vu fi riche; -car, excepté les jours de foire & d'autres occafions femblables , jamais je n'avois eu plus  V O Li N S, J- d'un fcheling dans ma poche ; encore étbit-ce pour Ie dépenfer fur le champ. Notre amt voiilut être du voyage , & m'introduire luimême. Je montai donc en voMure avec plus degaieté & de réfolution qu'on ne devok en at« tendre d'un jeune homme qui n'avoit jamais, perdu de vue la maifon paternelle. Vidée de la hberté dont j'allois jouir dans ma. penfion , les difcóurs flitteurs de mon ami, & plus que tout cela , le poids de mon argent, dont je croyois ne pouvoir jamais trouver Ia fin, toutcelame fourintdans ce moment critique. Nous couchames le- même foir dans une auberge voifine de Ia penfion , & le lendemain matin je. fus inftallé. Mon ami me préfenta, en partant, une guinée. ïl faut avouer que , me trouvant & . nche, je fouhaitois, de tout mon coeur, qu'ilsfufient déja bien loin , pour avoir le foifir de compter mes efpèces > & d'en faire les difpo^ fitions que j'avois déja préméditées. Le lendemain, je me trouvai au comble de. mes defirs. Ma mère viat toe dire adieu : elle ne s'attendoit guère que ce fut pour la dernièrefois; elle m'accabla de careïïes, fit mille fouhaits^ pour ma fanté, me donna encore une guinée , & partif. Je ne vous racontcrai point comment je fus. «ecu.de mon matfre & de mes compagnons^ Aiij,  6 les Hommes ni de quelle manière je m'acquis 1'amitié des derniers par de petites largeffes que mes fonds me mettoient a portee de faire dans 1'occafion. Mais je vous avouerai qu'après avoir paffe feize ans chez ma mère dans 1'oifiveté, je n'avois guère le cceur au travail, & que le rudiment étoit peu de mon goüt. Comme j'étois le plus vieux de la bande , j'étois honteuxde me voir au rudiment, tandis que d'autres qui avoient cinq ans moins que moi, lifoient déja les épitres amoureufes d'Ovide , & les odes d'Horace. Ainfi je regrettois d'avoir perdu tant de tems, èc je défeiperois de pouvöir jamais rien apprendre. Ces réflexions me jettèrent dans une mélancolie profonde. J'en écrivis bientót k ma mère , de qui, fans doute par le confeil de mon ami qui la recherchoit alors, je ne recus point d'autre reponfe , finon qu elle ne me laifferoit manquer de rien , pourvu que je m'appliquaffe.  VOLANJ. 7 CHAPITRE II. Comment Wilkins paffe le tems a fa penfion ; fon intrigue avec Patty ; il tépoufe fecrettement. II demande a fa mère de Sargent ; fon beau-per e lerefufe. Patty va faire fes couckes cke^fa tante, revient enfuite continuer fon fervice, 6" devienc grojfe une feconde fois. J'Avois déja paffé ainfi plus de trois mois dans ma penfion, partagé entre le chagrin de me voir fi peu avancé parmi des camarades qui Pétoient beaucoup, & le défefpeir de jamais pouvoir les atteindre , quoiqu'ils fuffent tous bien plus jeunes que moi. On imagine aifément qu'avec de pareilles difpofitions, je faifois des progrès bien Ients. Ces idéés trifies me caufoient un fond de chagrin qui aitéroit mon humeur: pendant toutes les récréacions, je me dérobois pour aller feul dans ma chambre rêver a ma fituation. Un jour Patty, la première des gouvernantes des penfionnaires , m'y furprit ; & , me raillant de mon humeur taciturne: Wilkins , me dit-elle , il faut que vous ayez 1'amour en tête, pour être fi trifie a votre age. Vous me faites pitié ; je crains que vous A iy  8 IÊS HOMMEi pp tombiez malade. Sérieufement, continua? t elle, ouvrez-moi votre cceur; y a-t-il iq quelqne objet qui vous chagrine ? Votre état öönt je m'appercois depuis long tems, m'intéreffe en votre faveur : fi je puis quelque chofe pour vous en tirer , je vous foulagerai, du 'moins par mes confeils. Cette fraochife me plut: je lui avouai le füjet de mes peines. Puis, fongeant quelle étoit maïtreffe d'un fecret que je ne voulois pas qui fut connu de mon maitre, je lui demandai de la 'difcrétion ; & , pour ttiieux m'en affurer, je lui fis prefent d un écu. Cette génércfité me la gagna abfolument. De? puisce moment, elle étoit affidue a me chercher,' & épioit toutes les occafions de me rencontrer feul dans ma chambre. Ces fréquentes entrevues, &c ces converfations particulières étabhrent estr.e nous un commerce de confiance. Nous n'-en reftames pas long-tems aux termes de la fimple amitié. Patty étoit jeune & joüe , & j'entrois dans 1'age oii les paffions commencent a fe faire fentir. Infenfiblement, elle m'infpira de i'amour. Peu accoutumé a me gêner fur mes penchans, je ne tardai pas a lui déckrer mes fentimens; malheureufement je ne la trouvai que trop difpofée a y.répondre ; elle les partageoit déja en fecret; & même, k ce qu'elle. W%$& d5Puis?, 1« fienf avoient précédé les.  V O L A N S. 9 plens. Ce commerce innocent dura quelque tems , & nous y trouvions mille douceurs. Je repris ma première gaieté ; il me fembloit même que je fentois moins de répugnance pour "étude. Dans une de nos converfations, Patty m'avoit fait confidence de fes malheurs; quoi- que réduite a la néceffifé de fervir , elle n'étoit pas née pour un état fiabjeft. Son père, qui étoit un gros marchand, avoit effuyé plu-)fïeursbanqueroutes coup fur coup, qui i'avoient obligé d'en faire une lui-même. Des créanciers inhumains , fans égard oour fon infortune &C pour^ fa 'probité, I'avoient tenu long-tems en prifon , oü il étoit mort de chagrin. La mère de Patty n'avoit pas furvécu plus de fix mois a fon mari: ainfi cette pauvre rille, reftée en bas age, orpheline & fans biens, avoit été élevée chez une tante qui en avoit-eu le plus grand foin. Cette tante elle-même avoit peu de förtune ; de forte que la petite Patty, parvenue a un certain age, avoit été obligée de prendre le parti de fervir, du moins en attendant que les circonftances de fa fortune priffent un tour plus favorable. Car outre cette tante, dont elie devoit hériter , elle avoit encore un oncle k la Jamaïque, qui n'avoit pas voulu fe marier, & dont elle efpéroit un jour avoir quelque feien,  10 lesHommes La violénce de mon tempérament ne me permettoit point de mettre des bornes k mes defirs : ,'avoue qu'ils n'étoient pas purs, & que ,e ne cherchai d'abord qu'a féduire cette Pauvre fllle ; mais je trouvai en elle une fagr ffe a toute épreuve ; rien ne put la vaincre : fermens, proteftations, promeffes même , car je lm promis de 1'époufer un jour , rien ne put detruire les fentimens de vertu qu'on lui avoit mfpirés dès fon enfance. Le petit fonds d'argent que ma mère m'avoit laiffé en me quittant étant épuifé, je lui écrivis pour en demander une .nouvelle prov^fion. Quelle fut ma furprife, lorfque je re9us , quelques jours après , la réponfe fuivante ! « Mon fils Pierre, » Après vous avoir fi amplement pourvu w d'argent, nous fommes très-furpris, votre » mère & moi, que vous en demandiez. en» core. Jl n'y a plus que quelques mois'd'icï » aux vacances, nous pourrons vous envoyer » chercher pour les paffer ici. En atfendant, » tranquillifez-vous : un écolier qui trouve » dans fa penfion tout ce qui lui eft néceffaire, » ne peut pas avoir befoin d'argent. Je fuis » votre affedionné beau-père, J. G.» Jugez quelle dut être ma confternation, h  V O L A N S. II' la le&ure d'une telle réponfe. Je commencaï dès-lors a foup9onner que mon ancien ami cherchoit I me fruftrer de ce que mon grandpère &z mon père avoient amaffé pour moi avec tant de peine. II me pafia mille idees par la tête, qui fe combattoient les unes les autres, & je ne fayois alaquelle m'arrêter. Je montrai la lettre k Patty, qui me plaignit, & chercha cependant k me confoler. La fenle réfolution que je pris, fut de m'attacher plus que jamais a 1'étude , prévoyant que peutêtre un jour elle feroit mon unique reffource. En efFet, je fis en fort peu de tems des progrès fi rapides , que mon maïtre lui-même ne pouyoit s'empêcher d'en marquer fa furprife. Cependant mes liaifons avec Patty acquéroient de jour k autre de nouvelles forces, & la violence de mon amour devint telle, que je la preffai vivement de répondre a mes defirs. La pauvre fille fe mit k pleurer. Wilkins, me dit-elle, j'ai toujours été fage. Ne vous flattez pas que j'abandonne la vertu. C'eft le feul bien qui me refte. Voudriez-vous me l'arracher?Je vousaime; j'enrenouvelle 1'aveu avec plaifir. Mais vous, fi vous m'aimez véritablement, comment pouvez-vous exiger de moi ce qui feroit capable de m'öter votre cceur, fi j'étois affez lache pour y confentir ?  12 les Hommes' Vous m'avez offert de m'époufer par la fuïte| fi vous êtes fincère, que rifquez-vous de commeneer par-la ? Si vous ne 1'êtes pas, ne feroisje pas bien malheureüfe. de me fier a vous ? Je fens que vous avez quelques raifons affez fortes du cdté de votre mère, pour ne pas avouer «n manage fi difproportionné en apparence. Mais telle eft ma tendreffe pour vous, que, fi vous le voulez , je confens non-feulement a temr le mariage caché, mais encore a refter dèns la fervitude, afin d'être toujours auprès de vous, jufqu'a ce.que vos affaires changent. Examinez-voüS bien ; k ce prix, je fiiis k vous, Autrement, je dois vous fuir , & je fors dela maifon pour ne vous revoir jamais. Cette alternative me fit trembler. Cependant confidérant que tout mon bonheur' étoit attaché k la poffeffion de cette aimable fille, & que peut-être je trouverois un jour une reffource dans ce même mariage qui ne préfentok alors rien que de défavantageux, je confentis k fa propofition. Nous nous rendïmes, dès le lendemain, chez un minifire qui nous maria , & nous revïnmes k la maifon, fans qu*on eut foupconné même que je fuffe forti. J'avois urj intérét fenfible a ne pas laiffer pénétrer monfecret k mon maïtre, qui auroit pu en donner eonnoiffance. k mpn beau-père : j'étois hie»  14 les Hommes faire le voyage fans permiffion, ce feroit fournir des armes a mon beau-père , dont je vois que les intéréts font incompatibles avec les miens. Tout examiné, je réfolus , pour voir ma femme, ma fille & notre bonne tante , d'attendre une occafion plus favorable. Telles étoient les idéés qui m'occupoient, lorfquun jour, revenant de me promener le long de la rivière au bout du jardin oü j'allois prendre mes récréations, je fus furpris de trouver Patty dans la cuifine avec ma vieille maitreffe, mère de mon maïtre , & furintendante de fa maifon. Sa vue me troubla. La vieille dame me voyant changer de couleur, m'en demanda la caufe : je lui répondis fur le champ , qse , fans doute, cela venoit de la fièvre qüe j'avois depuis le matin. La bonne femme me tata le pouls, & , le trouvant un peu énm, courut dans fon cabinet chercher d'une üqueur qui , a ce qu'elle difoit, avoit fait des merveilles en pareil cas. Je profitai de eet inftant pour embraffer Patty, & lui demander des nouvelles de notre tante & de ma fille. Ma vieille maitreffe, k fon retour , me fit boire de fa liqueur, après quoi je fongeai k me retirer, mais elle ne le voulut pas permettre. II me fallut apprendre que cette eau étoit de fa facon, de qui elle en avoit eu la recette , & le  Jl  V O Y A G E S I MA GINAIRESy SONGES, VISIONS, ET ROMANS CABALISTIQUES, Omes de Figures. TOME VINGT-DEUXIÈME. Seconde divifion de Ia première claffe, contenant les Voyages Imag'.naires merveilleux. A AMSTERDAM, Etfe trouvt a Paris , RUE ET HOTEL SERPENTE. M. D GC. I XXXVl7lT  AVER.TISSEMENT ' DE L 'É DIT EUR DES VOYAGES IMAGINAIRE$* Depuis qtie Ton eft parvenu k s'élever dans les airs Si a y faire dès courfésaffez longues pour être regardées comme de véritables voyages , les Hommes Volans rre doivent plus êfre rangés au nombredes merveilies. Mais ce quenous devons cl-'l'aft, les Glums en font redevables a lar nature ; elle a orné leur dos & leurs. épaules de longues & larges aiie.s avec lefquelles ils fe prom-ènent k leur gré dansles vaftes régions des airs. Ce n'eft pas Iefeul fecours qu'ils tirent de ce bienfait: leurs aiks, différentes de celles des 01lëaux, rre font pointcou vertes de plumes;: ce font de larges' peaux ou membranen qui fe plient & s'étendent k- voionté, de la même manière que nos parafols ou les alles des chauves-fouris ,' Sc qui fervent: eneore de bateau naturel au Glum, Ie & m  AvERTlSSEMENT foutiennent fur les eaux. Sr lui donnertt la même facilité de franchir les mers 7 que de parcourir les airs. Avec des dons fi diftingués, 1'efpéce des Glums paroit particulièrement favorifée de la nature , & s'élever beaucoup au-deffus de 1'efpèce commune des mortels, qu'elle a condamnés a ramper fur Ia terre; cependant ces richefles apparentes couvrent une véritable indigence ; ces peuples vivent dans une nuit éternelle; la lumière du jour bleffe leur vue trop foible pour la foutenir ; les arts & les fciences font inconnus parmi eux , & l'iiflduftrie eft une chofe qui leur eft tout-a-fait étrangère , ék dont ils n'ont même aucune idee. Tout ce qu'ils ont, ils le tiennent de la nature j &, contens de fes libéralités , ils ne cberchent point ailleurs de nouvelles jouiflances. Nous ne nous étendrons pas davantage .fur cette fingulière & intérefTante produélion : nous ne voulons pas anticiper fur le plaifir que 1'on aura a Ia lire.  DE L' É D I T E U Rr i% On y trouvera des lecons d'une moraLe douce & faine, & les agrémens d'une ficlion ingénieufe. Nous. en. devons la traduclion imprimée pour. la première fois en 1763 , a M. de Puifieux. Philippe-Florent de Puifieux eft né a Meaux «1171-3; fon goüt pour les lettres le fixa a Paris, Ör il y prit une femme qui fe möntra une digne compagne de fes trayaux littéraires. M. de Puifieux fuivit d'abord le barreau ; mais fon amour pour les lettres 1'entraina , & lui fit préférer la littérature a la jurifprudence , a laquelle néanmoins il ne renonca pas touta-fait. La plupart des ouvrages de M. de Puifieux font des tradu&ions de 1'anglois, parmi lefquelles on diftingue quelques ouvrages d'hiftoire & de géographie, tels que la Grammaire gêographique, \\HiJloirc navale d'Angleterre , & beaucoup de romans. Nous citerons Amelie& la Vie de Jofeph Tompfon. Ce premier; roman , qui eft de Fielding , a été aufli  £ AvERTISSEMENT DE L'ÊdITEUK; tradnit par madame Ricoboni; cette feconde traduction, plus élégante & mieux écnte, eft auffi moins exaéte que celle de M. de Puifieux; les Voyageurs modemes; les Frères , ou ffi/Ioire de Mifs Of mond; la Campagne , &c. M. de Puifieux eft mort a Paris en 1772. Nous avons dit que fa femme s'eft montrée fa digne émule dans la carrière littéraire; cependant, en produifant un nombre prefqu egal de volumes, elle a peu emprunté d'un fond étrangér ; on obferve que madame de Puifieux a d'abord donné des ouvrages de morale & de critique , & qu'elie a fini par des romans. Quoi qu'il en fok, parmi cette multitude de volumes, il en eft que 1'on diftingue, tels que les Caractères , ouvrage imprimé plufieurs fois. Parmi les romans , quelques perfonnes lifent encore les Mémoires de la comtefe de Gurlac ; Algarac, ou la NéceJJlté d'êtreinconflant ; & les Mémoires de mademai^ felle de TervilU»  I N T R ODUCTION. L E lecleur nattend pas , fans doute, qu'ayant a raconter la vie d'un autre , je 1'entretienne ici de mes propres affaires , & du fujet qui me fit voysger dans les mers du Sud. Je me contenterai donc de lui dire , qua mon retour en Angleterre fur le vaiffeau i'Hector , en qualité de paffager , nous trouvant dans 1'arrière faifon a la hauteur du cap de Horn, les courants & les vents contraires chafsèrent notre vaiffeau hors de fa route. Au 7 je ou 76* degré de latitude fud , le vent changea, & nous commen^ames a reprendre notre route. Vers le milieu de juin , faifon oü les jours font au plus court , par un beau clair de lune & un ciel bien étoilé, nous appergümes a queique diffance un nuage noir , qui n etoit ni fort élevé , ni bien grand : il avancoit vers nous auffi vite que le vaiffeau, & chacun  Xlj ƒ # TRODÜCTIÖ JV« étoit fnonté fur le tillac pour en confidérer le mouvement. Comme de tems k autre ce nuage fe divifoit, fe raflembloit, & ne reftoit pas long-tems fous la même forme , notre capitaine , qui jamais n'avoit été fi loin au fud, faifoit mille conjeftures fur ce phénomène; chacun hafardoit fon avis , tous s*accordèrent a- dire que , fans döute, il fe formoit dans 1'air une tempête , dont ce nuage étoit le pronoftic. Comme il nous fuivoit pas a pas & faifoit la même route , nous appréhendiöns qu'il ne crevat au-deffus de notre tête , & ne nous coulit a fond , fi nous n'avions la précaution de Téviter. Le commandant fit tirer un coup de canon , pour effayer fi la répercuffion de 1'air ne pourroit pas 1'écarter. Auffitót nous entendimes k quelque diftance du vaiffeau, du cöté de bas bord, un bruit prodigieux dans 1'eau , & de grands cris dans 1'air ;. le nuage que le coup de canon av&it diffipé , fe ïaffembla par  Introductiom. xiij degrés , & difparut en un moment. Tout le monde étoit furpris de eet accident imprévu ; pour moi qui luis naturellement curieux , & qui cherche a connoitre les caufes de tont, je priai le capitaine d'envoyer la chaloupe pour voir, s'il étoit poffible , ce qui étoit tombé du nuage ; je m'öffris k y aller moi-même. II s'y oppofa beaucoup d'abord , a caufe du retard que cela apporteroit au voyage, d'autant plus que nous avions Le vent trés - favorable. Pendant ce débat , nous entendimes diftinöement une voix qui appelloit au fecours en anglois , & qui fembloit venir d'une perfonne dans la détreffe. Je preffai le capitaine de ne pas laiffer périr un homme fous prétexte dun peu de retard. Vaincu par mes inftances, il fit relacher les voiles j & la chaloupe ayant été mife a la mer, j'allai moi huitième au cri , & nous trouyames #n vieillard les bras attachés & de longue? perches fort légères, 8c  XVlij ï N T R ODUCTJOK. fois, le capitaine appellant 1'homme fingulier (c'eft ainfi qu'on le nommoit) lui dit qu'on alloit le conduire a terre avec quelques provifions. Le pauvre homme trembloit qu'on ne le forcat d'entrer dans la chaloupe , fans que j'en eulïe connoiffance. II demanda au capitaine avec inftance la permiflion de me parler avant que de partir. On me fit appeller , quoiqu'avec difnculté , car le capitaine ne m'aimoit guère, & avoit pei&e a me pardonner d'avoir pris fouvent la liberté de lui reprocher f©n humeur brutale. Je lui repréfentai 1'inhumanité d'une telle aclion, & qu'il eut mieux valu laiffer ce pauvre homme périr dans la mer, lorfqu'il étoit a 1'extrémité., que de le fauver pour 1'expofer k une mort/ auffi certaine, après avoir langui a terre quelques jours. Mais le cruel avoit pris fa réfolution. Voyant donc que rien ne pouvoit 1'émouvoir, je payai une partie du palfage, & m'engageai de donner le refte a notre arrivée en Anglet'erre.  Introduction. xix Après avoir ainfi fecouru ce pauvre homme , ce que i'eus de plus preffé fut de commencer ma fonction de copifte. Maitres de notre tems $ nous employións tous les matins deux heures a écrire fes aventures qu'il me diftoit; & fouvent, lorfque le vënt ou le gros tems nous tenojt jenfermés , nous donnions quelques momens de 1'après-diner a eet exercice, jufqu'è. ce que nous eümes fini entièrement. Enfin 1'ouvrage étant achevé a notre fatisfaction , je le ferrai fous clef pour le lire dans mes momens de loifir. J'avois delfein de le lui remettre en arrivant en Angleterre, pour en difpofer comme il le jugeroit a propos , & dc la manière la plus avantageufe ; car j'étöis réfolu de n'en pas profiter, malgré nos conventions & les fervices que je lui avois rendus. Mais ce pauvre homme étant tombé malade, ne fit que languit jufqu'a notre arrivée, & mourut la nuit Hiême que nous débarquames. Ses funé-  xx Intröbucti&nï willes ayant été faites k mes dépens ; j'ai cru pouvoir difpofer du manufcrit. Cependant je ne 1'aurois pas fait imprimer, fi quelques amis judicieux ne m'eufTent engagé a ne pas priver le public d'une relation fi intéreflantc LES  LES HOMMES VOLANS. CHAPITRE PREMIER, Naijfance de t auteur ; tendr'ejfe de fa mere : il efl mis en penfion par le c> morte : ce que vous demandez ne feroit que » coüter, fans être d'aucune utilité: un homme » deftiné è vivre de fes études ne fauroit trop » s'y occuper ». A cette nouvelle, le peu d'efpérance qui me reftoit, s'évanouit; j'allai, les larmes aux yeux, la communiquer a mon maitre , qui me vouloit du bien. Pierre, me dit-il, que fignifie cette lettre ? II y a du myftère la - deflbus, quelque mauvais deffein caché. Puis prenant la lettre & lifant: « un homme deftiné a vivre » de fes études » ! Ceci, continua-t-il, en dit plus que nous ne penfions. Quoi! n'avez-vous pas un patrimoine qui doit vous revenir ? Pierre, je ferois d'avis que vous allaffiez voir votre père, & lui demander en quel état font vos affaires. Mais il ne faut pas que vous y alliez feul. Quand mes écoliers feront partis, je vous y accompagnerai de tout mon cceur. J'ai déja fongé a vous ; je trouve que vous êtes en age de choifir parmi vos parens ou amis un tuteur qui vous faffe rendre juftice. Je le remercjai de  V O L A N S. 19 cette ouverture ; & , comme je n'avois point de proches pareus, ni d'autre ami que lui, je le priai d'accepter eet emploi de confiance : ce qu'il fit bien volontiers. Dès que nos penfionnaires furent allés en vacances, mon maïire me procura un cheval, & nous partïmes pour aller nous mettre en pofleffion des biens qui devoient m'appartenir. Arrivés k ma maifon paternelle , on nous fit une réception qui ne nous fit rien zugurer de bon : tout ce que je pus dire , fut que j'étois bien affligé de la mort de ma mère. Mon beaupère répliqua froidement qu'il en étoit faché auffi; & nous gard&mes un profond filence, qui dureroit encore, fi mon maitre, homme entendu, & qui ne vouloit laiffer perdre aucun moment de notre -féjour , qu'il prévoyoit bien ne devoir pas être long, ne 1'eüt rompu par ces mots : M. G...., le chagrin que caufe k M. Wilkins la mort de fa mère, ne lui laiffe point de termes pour s'expliquer : vous m'excuferez, fi, comme fon précepteur & fon ami, je prends la liberté de vous demander en quel état font fes affaires, &comméhtona difpofé" de fes effets? Je ne doute pas que vous n'ayez pris foin de tenir état de ce qui dok lui reve-. nir : quoiqu'il n'ait pas encore atteint l'3ge da gouverner fon bien, il eft capable maintenani Bij  atö les Hommes d'en connoitre la nature & la quantité, & d'approuver la difpofition qu'on en a faite , auffi-bien que s'il avoit un ou deux ans de plus. Pendant ce difcours , M. G. palit, rougit, étoit prêt a 1'interrompre , & cependant fe retint pour écouter mon maitre jufqu'au bout. Monfieur, lui répondit-il, en fecouant la tête, je ne fais a quoi tend ce difcours, auquel je ne comprends rién ; je ne connois a M. Wilkins aucun bien dont j'aie a tenir état. Ce que je fais , c'eft que fa mère poffédoit un bien d'environ 100 guinées de revenu, quand je Pai époufée ; mais elle m'en a fait donation avant le mariage, pour en difpofer après fa mort en toute propriété. A Pégard de fon argent & de fes meubles, les loix me les adjugent en qualité de mari. Je fus prêt a tomber de mon haut en entendant ce difcours: je n'eus pas Ia force de dire une feule parole. Mon maitre , quoiqu'affez étonné de ce langage, répliqua: Monfieur, je fuis informé que le bien & 1'argent dont vous parlez, appartenoit a M. Wilkins au temps de fa mort, & je ne puis concevoir que quelqu'un y prétende plus de droit que mon pupille fon fils unique. Ce que vous dites a quelque vraifemblance, & eft vrai en partie , répondit M. G. Je conviens que M. iWilkins avoit ce bien, & quelques mille livres  VOIANSi 21 d'argent comptant qu'il a poffédé jufqu'a la mort; mais on vous en a impofé, en ee qu'on ne vous, a pas informé , fans doute, qu'immédiatement avant que d'entrer dans la rébellion fatale qui a fait fa perte , il a paffé un a£te par lequel il a tout donné k feue ma femme, fans réferve & fans aucune condition. Elle en a joui depuis fa mort ; Sc maintenant, comme je vous Pai déja dit, le tout m'appartient de droit. Cependant, comme je n'ai point d'enfans, fi Pierre fe conduii bien Sc que vous en foyez content , je confens de payer encore une année de penfion pour lui ; après quoi, ce fera k lui k fonger a fa fortune. Hélas ! m'écriai-je, k quel fort fuis-je donc réfervé ? Pourquoi ne m'a-t-on pas placé chez quelque ouvrier laborieux , oü j'aurois appris a travailler Sc k gagner ma vie felon mon état ? Je vois bien qu'il n'y a plus rien k prétendre pour moi ; il faut me föumettre a ma malheureufe deftinée. Mon maitre, qui étoit un homme droit , fut indigné de ce qu'il entendoit: n'ayant plus rien a faire, nous primes congé., Mon beau-père nous répéta que fi je me conduifois bien, il payeroit encore une année de penfion; Sc, en le quittant, il me donna un écu que je n'ofai refufer, de peur de déplaire k mon maitre. B iij  21 les Hommes Nous rerournames donc chez mon tuteur, oh je ne reftai qu'une femaine pour fonger au parti que j'avois a prendre. II fit tout ce qu'il put pour me confoler ; &c m'offrit, fi je voulois refter avec lui en qualité de fous-maitre , d'achever mon éducation gratis, & même de me donner des appointemans. Mais j'avois le cceur trcp haut pour vouloir être domeftique fi proche de chez moi, tandis qu'un autre étoit en poffeffion de mon bien : cependant, n'ayant pas le premier fol pour tenter de rentrer dans mes droits , je lui promis de réfléchir k fa propofition. Tant que je demeurai chez lui, il chercha k me tranquillifer , & parvint prefque k me perfuader de me foumettre k mon fort. Un jour, qu'après m'être plaint des rigueurs de la fortune, & m'être écrié que j'étois né pour être malheureux : vous avez tort, me dit- il, fi vous penfez que le hafard ait aucune part k vos malheurs ; il ne fe paffe rien ici bas qui n'ait été prévu par Dieu ; c'eft a nous k nous foumettre, & k travailler nous-mêmes k notre féücité. Le moyen d'y parvenir eft d'agir toujours fuivant lajufKce & la piété. Toutes les chofes ont différentes faces. Envifageons-les toujours du bon cöté, & peffuadons-nous que ce qui nous arrivé eft pour notre bien ; quoiqu'on en puiffe  V O L ANS. IJ dire, eet effort n'eft pas hors de la portee d'un être raifonnable ; & fi nous nous perfuadons bien que nous fommes nés pour être heureux , nous ne manquerons pas de faire tout ce qu'il faut pour le devenir; au contraire , un homme qui fe met dans 1'efprit qu'il eft deftiné pour le malheur-, fe relache néceffairement, & fes acüons elles-mêmes juftifient fa condamnation. D'ailleurs , mon ami , vous n'ignorez pas que les crimes des pères font fouvent punis dans la perfonne des enfans , auffi-bien que fur eux-mêmes. Votre père s'eft élevé contre le magiftrat légitime (bon ou mauvais , n'importe), il a voulu lui arracher fa puiffance, Son deffein étoit formé , & fes arrangemens pris de manière, qu'en tout événement, il croyoit que fon bien pafferoit a ceux a qui 'i\ le deftinoit: dans tout événement, il a voulu; empêcher la confilcation ; mais fa politique étoit comme un mur élevé fur le fable, que le moindre vent renverfe. Quand une aöion eft mauvaife, les fuites ne peuvent jamais en être bonnes. Ses biens font paffes dans des mains étrangères par une fuite des précautions mêmes dont il s'étoit fervi pour vous 1'affurer. Dieu 1'a voulu, adorez fes décrets, foumettez-vous, n'allez pas , par v^otre propre faute, mettre le B iv  a4 les Hommes comble a un malheur qui ne vous eft arrivé que par celle de votre père. Souvenez-vous plutót que la main qui vous abat, eft la feule qui peut vous relever. CHAPITRE IV. II quitte fecrettement fon maitre, voyage a Briflol; fes riflexions religitufes en chemin ; U entre dans un vaiffeau en qualité de munitionnaire du capitaine. Il me fembloit que mon maitre parloit comme un ange , & que fes difcours m'avoient convaincu; cependant, dés que je le quittois, le même trouble venoit m'affaillir. Sans rien examiner davantage , je me levai un matin de fort bonne heure, & je partis; j'avois eu la précaution d'écrire a ma femme 1'éfcat de mes affaires, & ma réfolution de quitter 1'Angleterre, en 1'affurant que fi je réuffiffois dans mes proJets, je ne manquerois pas de lui en faire part que je 1'inftruirois du lieu oii je me fixerois. Afin que mon maitre ne fit pas courir après moi, je marchai fort vïte par des routes détournées , qui me conduifirent le foir dans un petit village oii je réfolus de m'arrêter. II fe trouva que j'avois déja fait douze lieu.es, fan*  Vö LA NS. *ï manger de toute la journée ; la faim & la laffitude m'accab-loient, mals mon écu étoit encore entier. Cependant je mangeai peu, abforbé par le mauvais état de mes affaires & la confufion de mes penfées. Je dormis affez bien la nuit, & le jour ramena mes peines. M'étant informé de l'endroit oii j'étois, on me dit que j'étois a cinq lieues de Briftol: je me propofai de m'y rendre. Je partis donc ; &, après avoir fait une lieue en fongeant aux difcours de mon maitre, je me fentis 1'efprit beaucoup plus tranquille qu'il n'avoit été depuis que j'avois quitté mon beau - père ; &, m'en étant demandé la catife, je me jettai dans des réflexions moins affligeantes. Je commengai a écarter les craintes & les difficultés de mon état ; &, m'encourageant dans ces mouvemens , je continuai ma route bien fatisfait : j'arrivai a Briftol fur les quatre heures du foir. Après m'être un peu rafraichi, j'allai le foir même fur le quai m'informer des vaiffeaux qui étoient dans le port,' de leur deftination, & du tems de leur départ. Je m'adreffai a un grand nombre de gens; mais, quoique je me propofaffe pour être matelot, je ne pus pas trouver d'emploi. Après avoir cherché inutilement, je retournai a la petite auberge oii j'avois dïné , & je me couchai fort inquiet. Le lendemain je retournai fur le quai,  10 les Hommes demandant de 1'emploi i tous ceux que je retïControis, & qui avoient 1'air de matelots ; mais ft en trouvant point, paree qu'il y avoit beaucoup de gens qui en cherchoient, je penfai que peut-être mon air, qui ne reffembloit point a" celui de ces fortes de gens, étoit un obftatle k mon deffein. Découragé de ce peu de réuffite, ,'allai au lieu du débarquement, & je demandai k quelques matelots qui mettoient deux meffieurs k terre, s'il n'y ^„roit pas de 1 occupation pour moi fur leur bord. L'un des deux, qui étoit le maitfe d'un vaiffeau deftiné pour la cöte d'Afrique , fe retourna, & m'ayant envifagé .- jeune homme , me dit-il, cherchezvous de 1'emploi k bord ? Oui, monfieur, lui répondis-je en le faluant. Hé bien, me dit-il, on ne fauroit parler d'affaires ici, par le tems qu'il fait; allez m'attendre dans cette auberge, _(& il me la niontra du doigt), je vous y joindrai dans. 1'infèant. Je ne 1'attendis pas long-tems. II arriva ; & , après plufieurs queftions , il me demanda fi j'avois déja été en mer. Je lui répondis que non, mais que j'apprendrois bientót le métier de matelot. Alors, me regardant, il fecoua la tête, & me dit que j'avois la main trop douce , & qu'il ne pouvoit pas me prendre. Je lui répliquai qu'étant déterminé k aller en mer, je travaillefois de cceur, & que ma main s'endurciroit. II feroit  V O L A N 5; %J £ach\eux , répliqua-t-il, de mettre un beau jeune homme tel que vous au pied d'un mat; fi vous faviez bien écrire & calculer, je pourrois vous prendre pour mon munitionnaire, & je vous inftruirois de ce qu'il y a k faire. Je lui répondïs que j'acceptois fon offre avec joie. II me demanda alors oü étoit mon coffre; car, dit-il, fi le vent n'eut pas été contraire , je ferois déja parti ce matin. Je lui dis franchement que je n'avois point d'autre équipage que ce que je portois. Jeune homme , dk il , je vois que vous êtes encore novice: le moindre matelot a un coffre. Venez , venez, mon enfant, votre phyfionomie me plait, foyez honnête homme , je vous avancerai de 1'argent, &C je le retiendrai fur votre psye. A l'inffant il tira fa bourfe; mais je le priai, puifqu'il avoit tant de bontés pour moi, de me faire tout acheter par quelqu'un , paree que j'ignoróis ce qu'il falloit avoir, & 1'endroit oii cela fe trouvoit. II me loua de ma prudence , m'affura qu'il i'acheteroit lui-même, & le feroit embarquer , fans que je m'en mêlaffe ; puis il me confeilla d'ailer k bord au retour de la chaloupe, & afin qu'on m'y reciït, il me donna un billet. Quand je fus au rivage, la chaloupe venoit de partir: ï'appellai , & ayant montré mon billet , on revint me prendre , Sc on me conduifit au vaiffeau,  *s ï-es Hommes CHAPITRE V. Sa réception dans k vaiffeau. On met d la voile. Combat contre un corfaire frangois. Wilkins eft fait prifonnier&mis auxfers. ringt prifonniers & lui font abandonnés en mer dans une chaloupe avec des provifions pour deux jours. Quand je me vis a bord avec des appointemens , je me crus en bon chemin, & je fongeai a la manière dont je devois me conduire. Perfonne ne favoit encore fur quel pied j'étois dans Ie vaiffeau; on me prit pour un paffager, d'autant que mes habits n'annoncoient pas un matelot. Ainfi, comme je me promenois de cöté & d'autre, chacitn me venoit accofter. Un jeune homme m'adreffant la parole : monfieur, me dit-il, ferviteur; a ce que je vois, notre capitaine a enfin trouvé un paffager. Monfieur , lui répondis-je , vous vous frompez, je ne fuis point paffager. Que pouvez-vous donc être , me répliqua-t-il ? Je fuis, lui dis-je , munitionnaire du capitaine. Vous, impertinent, reprit-il en fureur, vous, munitionnaire ? Non , monfieur, non, cette place eft en des mains meilleures que les vótresj  V o l a n s: £ § & il me tourna le dos. Je ne favois que penfer de cette algarade , & je craignis d'avoir donné dans quelque piége. D'autres vinrent caufer avec moi; j'étois fort réfervé dans mes réponfes, de peur de les offenfer. Enfin un vieux matelot s'étant affis prés de moi , nous causames de chofes indifférentes: je lui demandai qui étoit le jeune homme qui m'avoit li mal traité auffitót mon entrée dans le vaiffeau. Ah ! ah ! dit-il, c'eft un impudent , un dröle fans conféquence, le munitionnaire du capitaine. II ne faut pas prendre garde k lui, il ne traite pas mieux le capitaine luimême. Ils ont eu difpute enfemble aujourd'hui; & fi ce coquin-la m'en eüt dit la moitié autant, je Paurois fans facon jetté k la mer. Monfieur, lui répondis-je , vous me furprenez; le capitaine m'a envoyé ici pour ëtre fon munitionnaire, & nous fommes convenus de nos faits cette après-dinée. Ah ! je vois ce que c'eft, dit le matelot: k fon retour le capitaine va fans doute le congédier : il n'auroit pas du le garder fi long - tems ; mais nous attendions le vent , & LI n'en avoit point d'autre. En effet, le capitaine vint k bord le foir même , & ayant redemandé les clefs k eet homme, il me les donna? & le fit mettre &  3° les Hom Mes terre. Le lendemain le capitaine y alfa auffi lui-même. Vers le midi Ie vent nous étaut favorable, il revint avec mon cofFre, Sc avant la nuit nous mimes a la voile, Sc defcendïmes la riviere. Je ne faurois vous dire ce qui fe paffa les quinze premiers jours du voyage ; je fus malade pendant tout ce tems , Sc ne parus prefque point fur le tillac; mais ma fanté fe rétabht emuhe: nous conrinuames notre route & relachames prés d'une femaine a Madère pour y prendre des rafraichiffemens. Le capitaine qui m'avoit pris en amitié , n'exigeoit de moi que des chofes faciles ; ainfi je paffois le tems très-agréablement. Arrivés k foixante lieues du Cap de Palmes , un matelot découvrit une voile , Sc vint nous en donner avis. Le temps étoit affez calme ; cependant le peu de vent qu'il faifoit ne nous étoit pas favorable. Le capitaine qui ne foupconnoit point de danger , n'y fit point d'attention, Sc nous avancjimes chemin autant que le vent pouvoit le permettre ; mais la nuit étant venue , nous nous trouvames k la pointe du jour k portee d'un corfaire qui arborant pavillon franc/ns , nous fomma d'amener le notre. II étoit fi proche de nous, que notre capitaine eut a peine le tems de fonger a ce  V O L A N S. 31 qu'il y avoit a faire : cornme il avoit vingtdeiix hommes & huit canons fur fon bord , il étoit en état de réfifter; ainfi ayaut appellé tout fon monde fur le tillac, & fait entrevoir le danger qu'il y avoit de fe rendre , il leur demanda s'ils vouloient le foutenir. Tous jurèrent de combatre & de couler a fond p'.utöt que de rendre le vaiffeau. Le capitaine ordonna donc,de vuider le pont, de préparer les armes , & d'être attentifs au commandement. Puis voyant que le corfaire avoit beaucoup plus de monde que nous, il fit apporter fur le tillac la moufqueterie toute chargée, il commanda d'amener tous les canons qu'on pourroit du même cöté, &: de les charger k mitraille, mais de ne point tirer fans ordre. Le corfaire qui étoit un vaiffeau léger, paffa devant nous a la faveur d'un petit vent qui s'éleva, nous tira un coup de canon, puis un autre ,'nous fommant toujours de nous rendre, Nous ne répondimes point , jufqu'a ce qu'il fut k la portée du pifïolet; alors voyant que notre vaiffeau étoit petit , il voulut venir a 1'abordage. Notre capitaine lui fit lacher une bordée , & tout d'un coup le pont fut couvert de monde ; lui-même affifta au premier feu le fufd k la main, & j'étois k cöté de lux avec un autre. Nous tuames huit hommes  $1 les Hommes & en bleffames plufieurs. Le corfaire nous renvoya une bordée en fianc , & tachoit toujours de nous accrocher ; mais nous fitnes une décharge de moufquéterie avec beaucoup de fuccès, & chacun alla travailler a recharger les canons, a 1'exception de quatre hommes qui reflèrent avec moi pour charger les fufils. On ne fauroit croire avec qu'elle promptitude ils eurent tiré Ie canon & reparurent fur le pont. Cette dernière bordée étant chargée k a boulets, endommagea trés-fort le corfaire. Enfuite nous fimes une décharge de moufquéterie & retournames fervir les canons. Nous effuyames trois bordées, & en rendimes autant fans perdre un feul homme ; & je crois que fi nous euffions fait une troifième . décharge , & qu'il ne füt pas venu de fecours au corfaire, nous nous ferions échappés. Le capitaine appercut une voile qui avoit le delTus du vent & venoit k nous, & diftinguant avec fa lunette que c'étoit un vaiffeau franeois, il en fut tout déconcerté. Le corfaire , au contraire, reprit courage & redoubla 1'attaque. A la première volée de leur moufquéteterie, notre capitaine fut tué roide. Quoique le lieutenant , homme fort expérimenté , fit tout ce qu'un brave homme pouvoit faire pour animer fon monde , le découragement fut  V O t A N S. 4*' fut Vifible, & notre perte inévitable; ainfi nous èmenames notre pavillon , & les francóis pa£ sèrent .fur notre bord. Nous eürries fur la fin de Paction deux hommes tués, & cinq qui moururent enfuite de leurs bleffures. Oh nous fit paffer fur Ie vaiffeau francois, oïi nous fümes enchaiiés deux a dtiiy > & renfermés dans le fond de cale. Enfuite on pilla notre vaiffeau ; & Pautre corfaire , qui avoit beaucoup fouffcrt la veille en combattant contre un vaiffeau de guerre anglcis de vingt canons, étant arrivé , on envoya le notre avec lui dans le port pour y être radoubé. Je reftai dans eet état pendant fix femaïnes avec quatorze hommes de notre équipage ; les Chaïnes nous avoient rongé la chair juiqu'au* Os ; & Ia puanteür du lieu penfa nous fuffoquer. Le Glorieux, c'eft ainfi que fe nommoit le corfaire qui nous prit, fut clnq femaines fans tróuver occafiön de rien faire, ce qui excito.it le murmure de fon équipage ; ainfi, ayant tenu confeil, il fut réfolu que nous croiferions plus aunord entre Sierra-Leone & le Cap-Verd. Le lendemain k midi, on découvrit un navire marchand, qüi faifoit route k Pouefi-nbrd-oueft par un vent frais : le Capitaine fit tout préparer pour le recevoir , & 1'attendit. Quoique cë Vaiffeau nous eüt appercu, il continua fa route j Tome 1, q  34 les Hom w es feulement vin peu plus au fud. Alors le vent ayant fauté au, nord-eft, il le prit a pleines voiles, & nous fimes la même manoeuvre pour lui donner la chaffe. Quoique bon voilier, il étoit fort chargé,; ainfi nous gagnions fur lui infenfiblement, & nous Patteignimes avant la nuit : comme c'étoit un gros navire & qu'il faifoit un tems gris, nous différames le combat jufqu'au lendemain. Au matin ,*nous trouvames qu'il s'étoit échappé ; nous le rejoignimes ; & arborant pavillon francois, nous lui tirames un coup de canon, auquel il ne répondit pas; le capitaine psffa devant lui, Sc lui envoya une bordée ; puis refferrant les voiles, lui livra un combat fort vif. Les boulets frappoient tellement contre le vaiffeau , que nous autres prifonniers qui étions a fond de cale , coniptions toucher a notre dernière heure. Le vailTeau marchand, qui tiroit beaucoup d'eau , manceuvroit difficilement: il fut obligé de fe rendre après un combat de deux heures, après avoir eu fes mats &C fes cordages fort endommagés. On y envoya douze hommes , & on fit paffer fur notre bord le capitaine &c plufieurs officiers. L'équipage de cette prife montoit en tout a trente-huit perfonnes, y compris les paffagers, qui tous, a 1'exception de cinq qui avoient été tués dans 1'aftion % furent enchainés & mis a  V O fc A K S. f$ fond de cale avec nous qui y étions depui* prés de fix femaines. Cette capture mit le ca. pitaine de bonne humeur, & le détetmina k s'en retoufner. Deux jours après, on appercut que la prife faifoit une voie d'eau fi prothe du fond, qu'on n'en fut inftruit que quand Peau eut gagné de plufieurs pieds. On fit chercher la voie d'eau; les ouvriers affurèrent qu'elle étoit trop baffe pour y atteindre, Les prifonniers furent employés k la pompe ; mais ce fut en vain , 1'eau gagnoit toujours de plus en plus On déchargea tout ce que 1'on put des marchandifes, & le vaiffeau coula k fond, , An m°yen de cette perte , les prifonniers etotent en trop grand .nombre pour lespouvoif garder ; d'ailleurs on appréhendoit qu'une fi grande augmentation de bouches n'obligeSt bientöt k diminuer les rations , paree qu'il reftoit une longue route k faire. On réfolut, pouf sen débarraffer, de les mettre dans la chaoupe de la prife qu'on avoit fauvée, & de les laiffer au gré des eaux. II y en avoit en tQu£ quarante-trois. Le capitaine ayant perdu beaucoup de monde darts les deux combats, chodit, pour les remplacer, ving^deu* des' pats vigoureux. Les vingt - un autres , du nombre defquels j'étois, futent embarqués dan. C ij  56 les Hommes la chaloupe avec des provifions pour deux jours , & un peu de munitions , & envoyés a la dérive. CHAPITRE VI. La chaloupe fe trouve a deux eens lieues de terre ; bien loin dé en approcher, elle ejl chaffle plus ■ avant en mer par le Vent. Wilkins & fes compagnons yivent pendant neuf jours a un quart de radon : il en meurt de faim neuf avant le quatorföme jour, & le lendemain un autre qu'ils mangent. Ils appercoivent un vaiffeau qui les recoit , & obtiennent leur pajfage d la cóte djfrique ; ils font envoyés d une expe'dition fecrete ; tombent dans une embufcade, font faits tfclaves , & conduits fort avant dans les terres. C^uoique nous euffions accepté avec joie 1'ofFre d'être embarqués dans la chaloupe , plutöt que de périr miférablement dans la priioninfette oü nous étions depuis fix femaines, nous ne fümes pas plutöt abandonnés en mer, que notre état nous fournit des réflexions bien triftes. Nous nous trouvions a plus de deux eens lieues de terrè , vers les huit degrès de latitude feptentrionale, & par un vent de nordeft affez fort , qui nous empêchoit de faire  V O t A N S. jroitte. Nous aurions voulu gagner quelque port d'Afrique ; mais n'ayant ni voiles, ni bouffole, ni inftrumens , nous reculions plutöt que d'avancer; nos obfervations fe bornoient a nous régler fur le foleil, & a courir au fud , 011 plutöt comme le vént nous conduifoit : car nous avions perdu le pöle du nord. Avec des vivres feulement pour deux jours , nous fentïmes qu'il falloit nous réfoudre a mourir de faim peu-a-peu , pour ne pas périr tout-d'uncoup ; car nous ne pouvions pas, en fi peu de tems, gagner la cöte, fi jamais nous y parvenions, & même la chofe ne nous paroiffoit pas poffible, a moins que le vent ne cbangeat toutd'un-coup, ou que la providence ne fit trouver tout-a-propos quelque vaiffeau fur la route pour nous délivrer. En un mot, nous vïmes arriver le neuvième jour fans aucun fecours, quoique nous nous fuffions réduits h un quarï de ration : il ne nous refioit plus qu'un peu d'eau, & rien du tout a manger: ce qui nous mettoitau défefpöir. Le douzième jour, quatre d'entre nous moururent de faim ; il nous reftoifc k peine affez de force pour les jetter a la mer< A la vét ité, nous ne manoeuvrions plus depuis quelque tems, perfuadés qu'a moins que le.venö ne changeat, c'étoit épuifer inutilement le pen de forces qui nous r-eftoit, Le quatorzième jour^.. C iij.  3§ les- Hommes pendant la nuit, il en mourut encore cinq, & üt» autre étoit prêt a expirer. Le quinzième au matin, notre charpentier fe levant tout foible qu'il étoit, coupa la gorge au fixième qui venoit de mourir, & qui étoit encore chaud, pour en faire fortir le plus de fang qu'il pourroit: il le dépouilla, nous invita a diner, & leva une pièce du cadavre qu'il dévora avec autant d'avidité, en apparence , que fi c'eüt été un morceau délicat. Son exemple fut fuivi de tous les autres. Comme il étoit tombé de la pluie & de la rofée pendant la nuit, nous avions étendu nos linges & nos habits pour la recevoir : nous nous rafrakhimes un peu en les iordant & buvant 1'eau qui en fortoit ; après quoi nous les mïmes en un tas a couvert du foleil, pour en conferver 1'humidiïé, qui fervit h nous rafraichir le palais peu a-peu pendant deux jours; car nous avions, alors plus befoin d'eau que de nourriture. Je me fuis fouvent étonné de* puis, comment nous avions pu nous déterminer fi facilement a manger la chair de notre camatade qui venoit de mourir a nos yeux ; mais , quand une fois nous en eümes goüté, nous nous efiinifimes fort beureux de 1'avoir, & nous la ©angions avec auffi peu de fcrupule que le ffieilleur- mets. du monde ; &z même, après avoit waogé celui-cis nou* comptions bienf  V O L A N S. 39 s'il n'en mourrolt pas quelqu'un, égorger ur» de nous pournourrir lesautres. Notre plus grande peine , comme je viens de le dire, étoit de manquer d'eau ; chacun avoit fi fouvent bu la fienne , que nous n'urinions plus que du fang ; & encore goutte k grutte. La foif nous avoit écorché la langue & la bouche, & nos dents étoient prêtes a tomber-, A la vérité, nous avions effayé de filtrer un peu d'eau de mer k travers les cbemifés& les habits de nos camarades morts; mais cette opération ne lui ötoit pas fa mauvaife qualité. Si elle nous rafraichiffoit un peu le gofier en paffant, nous en étions fort incommodés, &C un inüant après la foif nous tourmentoit encore plus qu'auparavant. Le cadavre, ou du moins ce qui en reffoit, fentoit très-fort, & chacun commencoit k regarder fon camarade de travers. Le charpentier avoit déja fait la propofition de tirer au fort a qui feroit égorgé le premier , & le jour étoit fixé au lendemain. Telle étoit la malheureufe extrémké otr nous étions réduks, lorfque , par un coup deIa providence, le vingt-unième jour, nous appercumes un vaiffeau du cöté du nord-efl. Notre facrifice fut différé jufqu'a ce que nous viffions fi nous en ferions appercus ou non. Nous mïmes quelques hardes au bout d'une rame pour être G iv  4° les Hommes y.ues de plus lob, Nous ne pouvions pas alle*, a lui. Heureufement il dirigea fa courfe fi prés , de nous, qu'uhe heure avant le coucher du foleil, nous n'en étions qu'a une lieue. Comme il fembloit porter a 1'eft, nous craignions fort qu'il ne vit pas notre fignal. Nous n'avions pas la force de crier & de faire entendre notrevoix a trente toifes de diftance. Le charpentier fit un effort pour fe lever ; & prènant un fufil, il en ïira plufieurs coups. En moins d'une demi-heure, I le vaiffeau vint è nous ; & voyant notre état déplorable, il nous recut a bord au nombre de onze, Quoiqu'on ne négligeat rien pour nóus rétabhr , il en mourut quatre , & les fept autrqs reyinrent peu-a-peu. Ce vaiffeau étoit portugajs , & deftiné pour Saint - Salvador. Nous priames le capitaine de nous laifier gagner notre . paffage avec lui, jufqu'è ce que nous priffions terre , en quelque éndroit que ce fut; & nous lui dimes qu'alors , s'il ne vouloit plus nous garder , nous tacherions de trouver quelque moyende retourner enEurope. Mais lui ayant rendu a pendant le voyage , tous les fervices dont nous étions capabies, il nous engagea de refter pour travailler k la manoeuvre du vaiffeau, h fièvre lui ayant enlevé plufieurs hommes aufiitöt qu'il avoit mis a la voile, Npus arrivames au port j & peu de. jours  V O L A N S. 4t après, le capitaine, qui avoit une entreprife fecrète a faire , loua un navire cötier, & 1'erivoya a dix-fept lieues plus loin fur la cöte , pour prendre des ordres de quelques comptoirs du pays. On choifit neuf hommes pour le conduire, & je fus du nombre. Faute d'entendre. la langue portugaïfe, j'ignorois ce que nous allions y faire. Après avoir füivi la cöte pendant dix jours , fur le foir, nous nous trouvames au milieu d'une flotte de chaloupes en embufcade, qui nous firent prifonniers. On nous mena fort avant dans le pays, & nous fümes enfermés dans une prifon, oü nous mourions de faim. Aucun de nous n'en favojt la caufe ; il n'y avoit que notre officier qui, a ce qu'on nous dit, avoit été mené plus loin jufqu'a Angola; mais nous n'en entendimes plus parler, quoiqu'on nous eüt promis qu'il nous feroit renvoyé. Nous reMmes dans cette prifon prés de trois mois , au bout defquels notre geolier vint nous dire qu'on ailoit nous trahs'férer. En effet, on nous enckiïna deux a deux , & on nous envoya fous süre garde a Angola : puis , ayant traverfé une grande rivière , on nous fit travailler k enlever les décombres & les pierres d'un cklteau. ou fortereffe qui avoit été détruite depuis j?e« par un tremblemeflt de terre & par le ton-  4X les Hommes perre. Nous y reftames encore environ cinqmois, fort mal nourris, & renfermés a clef toutes les nuits. Cependant ce lieu nous femblolt un paradis, en comparalfon de nctre première prifon ; &c comme on ne nous furchargeoit point d'ouvrage.j nous nous trouvions affez bien, étant en compagnie , §> ayant de 1'air pour nous rafraichir pendant la chaleur : nous étions au moins trois cent,; & je m'imaginois être a la tour de Babel, 011 ehaque ouvrier parloit une langue differente. Les travaux tirant a leur fin , nos gardiens fe relachèrent un peu de leur exaftitude. J'avois fait fociété. en arrivant avec un naturel du pays, mais d'un autre royaume , qui étoit efclave aufii-bien que moi. Étant parvenus a nous emendre 'paffablement , il me dit un jour qu'il défiroit fort de revoir fa patrie & fa famiile , a qui ii n'avoit pu donner aucnne ■ de fes nouveiie, depuis long-temps. Elle ne favoit s'il étoit mort ou vivant, depuis fept ans qu'il Tavoit quittée pour venir faire la guerre dans ce royaume. II me fit cómpren- ' dre , qu'ayaat de 1'amitié pour moi , fi je voulois tenter de m'échapper avec lui,& que nous en vinffions a bout, il prèndroit foin de tooi: car , voyez-voits , continua- t-il % a pré-  V O L A N S. 43 fent que nos travaux vont finir, nous fommes gardés plus négligemment; mais fi nous reftons _ jufqu'a la fin > on pourra nous commander pour de nouveaux ouvrages a 1'autre extrémité du royaume , & notre captivité durera autant que notre vie: pour moi j'aime mieux mourir en tachant de recouvrer ma liberté , que de languir plus long-tems dans 1'efclavage. Ces rsifons & beaucoup d'autres me déterminèrent k me joindre k lui, d'autant mieux qu'il connoifibit le pays, poury avoir voyagé précédemment en faifant la guerre a différente:; nations. Ainfi ayant pris notre réfolution , ie lendemain au foir après notre ouvrage de la journée,& avant le tems de nous renfermer , nous nous retirames a 1'écart , mais toujours a portée d'entendre ce qui fe paffoit, afin que fi on nous trouvoit de moins & qu'on nous appellat, nous pufïions paroitre& nous excufer, finon , avoir toute la nuit devant nous pour marcher. Au commencement on avoit eu grand foin de nous appeller tous les jours matin& foir, &C bn prenoit garde a toutes nos démarches: mais aucun de nous ne s'étant jamais abfenté, on fe relacha peu-a-peu de cette exadtitude, & fouvent on oublioit de faire 1'appel. Ainfi nous conclümes que fi nous pouvions nous  44 les Hommes écbapper , nous aurions bien du chemin dfe, fait a vant la nuit, & qlie nous ferions a coup sur hors de danger d'être atteints, en cas de. pourfuite , d'autant plus que nous nous propofions de faire la plus grande diligence. ' CHAPITRE VII. Vauteur fe -fduve de prifon avec Glanlep^e. Fatigucs de leur voyage. 11 pille une ckaumière. Ses craintes. Aventure d'un crocodile. Paf age d'une rivière. Aventure de la üonne & du lionceau. II arrivé a la maifon de Glanlepie;. ent revue tendre du mari & de la femme. Réfexions de Üauteur. Comme on ne s'appereut pas de notre abfence , nous partimes charmés Pun & 1'autre de notre expédition : ce n'eft pas que nous, fuffions fans appréhenfion dans Ie commencement du voyage ; mais a mefure que nous^ avancions , nos craintes fe diffipoient. Après avoir marché vingt-quatre heures fans nous. arrêter , la nature nous fit fentir deux befoins. preffans , Ia faim & le fommeil ; il n'étoif pasen notre pouvoir de fatisfaire le premier, faute de nourriture ; il fallut nous conten-  V o l a n s; 45 I Yer du fecond jufqu'a une occafion plus favorable. Le lendemain nous nous trouvames afFamés >" quoique le repos d'une bonne nuit eut contribué a nous rafraichir. Ce qui augmentoit encore notre inquiétude a ce fujet, c'eft que nous ne pouvioos efpérer d'y remédier que par des fruits, & que pour gagner les bois j, il falloit marcher encore douze lieues dans un terrein pierreux & très-difficile. Uri ruiffeau d'excellente eau que nous rencontrames nous fit un grand bien. Nous marchames avec courage jufqu'a la forêt, quoique tout-a-fait éloignés de notre route. Nous y trouvames plufieurs fortes de fruits que je n'avois jamais vus; mon compagnon les connoiffoit fort bien ; nous en appaisames notre faim pour le moment , & en fimes provifion pour la iuite; ce qui ralentit un peu notre route ; car chaque livre que nous portions le matin 3 en pefoit bien fix avant le foir. Notre voyage n'auroit pas été a beaucoup prés fi pénible , fans 1'embafas d'aller chercher nos provifions fort loin. Si nous ne voulions pas employer de même la moitié du lendemain , il falloit en emporter une doublé charge ) & retarder d'autant notre marche. Enfin nous allames en avant, & au bout de huit jours nous fortimes des terres d'Angola.  4^ les Hommes Le huitième jour, mon compagnon qui fe nommoit Glanlepze , me dit que nous étions proches des frontières du Congo ; mais qu'y ayant encore a une demMiéue un petit viüage du pays d'Angola , par oii il falloit paffer , fi je voulois nous y pouvions trouver quelques provifions. Je lui répondis qu'étant dans un pays tout-a-fait inconnu pour moi , je le fiuvrois par-tout. Cependant lui ayant demandé sd ne craignok rien de la part "des habitans, comme étranger , il me dit qu'y ayant en des guerres entr'eux & fon pays, en qualité d'auxdiaire du Congo , il ne fe foucioir pas de tout ce qu'il pourroit leur faire, ni eux h Iiu.Pour plus d'affurance, eontinua-t-il, vous öyez un couteau , nous couperons deux bons barons ; fnivez-moi fans rien craindre. Nous coupames en effet des efpèces de maffiies, & marchant a travers des brouffailles entremêlées de quelques arbres épars, nous découvrimes une cabane plus grande , mais auffi mal batie que nos étables è cochon , ' vers laquelle nous avancameshardiment. Glanlepze en entrant trouva un vieillard couché fur des rofeaux. En nous voyant Ie bon homme vouluts'enfuir; mais nous lui barnes les pieds & les mains. II jetta alors des cris fi horribles, que fi Glanlepze ne 1'eüt menacé de le  V O L A N S. 47 ïuer , & ne fe fut mis en devoir de le faire, il auroit attiré fur nous tout le village; nous lui imposames ilience. Nous furetapaes par-tout pour chercher des provifions , qui éroient la feule chofe que nous voulions : nous trouvames heureufement une bo'nnë 'partie d'un , chevreau pendu derrière une natte au bout de la chambre. Dans le même tems arriva une femme avec deux petits enfans , c'étoit une fille de ce-vieillard qui pouvoit avoir vingt-cinq ans. Glanlepze hflia auffi a cöté de fon père ; pour les enfans nous les laiffames en liberté. Elle nous dit , après 1'avoir queftionée , que le vieillard étoit fon père , & que fon mari ayant tué un chevreau ce matin , étoit allé en porter une partie a fa foèur : qu'ils n'avoient point ou trés-peu de bied; & que fi nous voulions de quoi manger, il y avoit un pot de terre dans lequel nous pouvions faire cuire du chevreau , fi nous le jugions-a propos. Voyant que c'étoit tout ce qu'on pouvoit avoir, nous allions faire notre paquet, Iorfqu'un mulet vint a propos mettre le nez a Ia porte. Glanlepze s'en faifit auffi-töt, & me difant de décrocher la natte & le reftant du chevreau, il prit une corde qu'ilattacha au col du mulet, & pofant la natte fur fon dos,  4* les HommeI nous y empaquetames la chair de cHevréad avec une petite calebaffe remplie de bied ■ 5c nfimes le pot de terre par-deffus. A chaque chofe que nous chargions, Glanlepze s'écrioit, il n'y a point de maldepiller 1'ennemi. Cela fait, nous nous éloignames. Les fuites de cette aventure me donnèrent plus d'appréhenfion que je n'eh avois eu jufqu'alors: car, difois-je , fi le mari de cette femme revient bientöt, ou qu'elle & fon père puiffent fe délier, ils enverront tout le village après nous , & nous fommes perdus. Glanlepze fe moquoit de mes craintes, en m'affurant qu'en moins d'une .heure nous fortirions d'Angola ; que le roi de Congo étoit en guerre avec eux pour foutenir le roi de Loango dont il étoit fujet^&que ceux d'Angola n'ofoientfortir des fromières de ce cöté-la paree qu'il y avoit fur notre route un village' du Congo bien plus confidérable , qui ne manqueroitpas de s'affembler & de les tailler en pièces, en cas qu'ils en approchaffent en nombre : qu'enfin , quoique la guerre fe fït prés de la mer , & que les frontières fuffent affez tranquilles, tout le pays feroit en allarme au moindre mouvement, & .que nous nous retirerions en füreté par les bois. Nous marekmes donc en diligence Ie refte du  V O L A N S. '40 du jöur le long d'un rideau qui föfmoit urt long bois , oü nous pouvions nous retirer eri cas de befoin.' J'étois continitellement aux aguets : mais ne voyant & n'entendant rieri qui put nous nuire , & d'ailleurs la pente du terrein nous faifant efpérer d'arriver bientöt dans quelque plaine ou vallon, oü nous trou* verions fans doute de 1'eau pour nous,& de la pature pour le mulet, nous ne voulümes faire halte & nous arrêter que quand rious ferions au bas de la montagne : nous y arrivames une demi-heure après, & rencontrant un ruif* feau d'une eau bien claire , nous réfolümeè d'y paffer la nuit. Nous attachames donc notre mulet par la corde a un pieu enfoncé dans terre ; & comme il n'auroit pas eu fuffifam* ment de p&ture jufqu'au lendemain , nöus coup&mes de longues bandes de la natte, pat le confeil de Glanlepze , & après les avoit bien trempées dans 1'eau , nous en fimes uné longue corde telle qu'il nous la falloit. Enfuite. ayant ramaffé chacun un fagot de branches fèches dans le bois , j'allumai du feu avec mon couteau & un caillou fur du bois pourri j nous mïmes bouillir un bon morceau de che* vreau dans le pot dé terre : c'étoit bien lé meilleur repas que nous euflions fait depuis plus de trois mois ; nous nous couchame^ Tornt I. D  ï° les Hommes enfuite & dormimes tranquillement iufqu'au lendemain. , Dès Ia P°inte du jokt nous emballames nos equipages, & rempliffant d'eau notre ealebafie nous cha-geames le mulet, & pourfuivïmei gaiement notre route ce jour-la & les jours fuivans. Un jour vers Ie midi , nous eümes une aventure qui me chagrina fort, & m'öta prefque toute efpérance de pouvoir continuer Ia route. Nous rencontrames une grande rivière, dont j'ai oublié le nom , de prés d'une lieue de large , & qui étoit remplie , du moins fur les bords, de grands arbres tombés des montagnes , & que les torrens y avoient entrainés. Glanlepze me dit qu'il falloit la traverferrSa vue feule me fit frémir ; je lui dis que , s'il pouvoit la paffer , je n'empêchois pas qu'il ne raccourcit fon chemin pour aller voir fa familie ; mais que pour moi j'aimois mieux prendre le chemin le plus long par les bois , que de paffer la riviere pour me noyer, Hal ha! repliqua Glanlepze , vous ne favez donc' pas nager ? Non , lui dis-je, pour mon malheur. Eh bien, repliqua-t-il, ne vous inquiétez pas, mon ami , je vous la ferai traverfer. Alors il me dit de couper une braffée des plus grands rofeaux qui croiffoient fur le bord ,  V O L A N S." 5* tandis qu,il en arracheroit une autre oü il étoit, & de les lui apporter. Ge cöté de la rivière alloit en pente douce , de iorte qu'il n'y avoit pas beaucoup d'eau oü étoient ces rofeaux , & ils étoient fort ferrés. J'avancai quelques pas pour couper les plus longs; & enfoncant jufqu'aux genoux dans 1'eau & la boue , a chaque pas il me falloit lever les pieds fort haut pour les débarraffer des racines qui étoient entrelacées. Je crus avoir marehé fur le tronc d'un de ces "arbres dont j'ai déja dit qu'il y avoit beaucoup aux environs; & levant 1'autre pied pour le pofer auffi fur eet arbre prétendu , je fentis qu'il remuoit en même tems que moi; je jettai un grand cri. Glanlepze n'étoit pas loin ; devinant tout d'un coup ce que c'étoit, il me cria de m'éloigner & de courir fur le rivage a droite. Je ne favois Ce qu'il vouloif. dire \ cependant je fuivis fon confeil, & je gagnai le bord ; puis, regardant derrière moi, je vis dans les rofeaux une agitation qui avan^oit peu-a-peu vers le bord de mon cöté. J'en fus fort effrayé, & je courus a Glanlepzë, qui m'apprit alors le danger dont j'étois échappé, & que ce que j'avois pris pour, un arbre , étoit un crocodile. Au feul nom d'un animal fi dangereux, tout • mon fang fe glaca dans mes veines. II n'eut pas D ij  ^ les Hommes plutöt fini de parler, qüe j'appercus en efFet ce monfire hideux. Glanlepze courut mettre en SÜreté le mulet; enfuite prenant la corde dont il avoit été attaché , & la liant aux deux bouts d'un troncon de groffe branche d'arbre qu'il trouva par terre, il marcha tranquillement vers le crocodile ; & commencant vers la queue , & paffant une jambe d'un cöté & 1'autre d'un autre, il s'avancoit toujours5 proportionnant fon pas a la marche de 1'animal, jufqu'a ce qu'il eüt gagné jufqu'aux jambes de devant ; alors, avec Ia corde qu'il tenoit en main, il laiffa pendre Ia branche devant le nez de 1'animal, qu'il en frappoit de tems en tems. Le crocodile ouvrit une gueule affez grande pour engloutir le mulet tout entier ; alors il lui tira avec force la branche entre les müchoires & jufqu'au gofier , de manière qu'il ne pouvoit plus faire ufage de fes dents, ni farmer la gueule. Quand il le tint dans eet état, il jetta un bout de la corde fous la machoire inférieure du crocodile, qui rampoit toujours en avant, & la reprit de 1'autre cöté par-deffous le ventre proche la jambe de devant; il fit la même chofe avec 1'autre bout de la corde; puis prenant les deux bouts, il les lia fortement lür le dos de 1'animal : ce qui lui affujettit le baillon dans Ia gueule. Après    V O L A N S. ff cette opération , Glanlepze me cria de lui apporter mon couteau. Je m'étois toujours tenu affez éloigné , & je tremblois d'approcher, paree que le crocodile avoit la tête tournee de mon cöté ; cependant, faifant le tour pour gagner le derrière de la béte, & obfervant les moindres de fes -mouvemens, j'avanc'ai jufqu'a une certaine diftance, d'oü je jettai le couteau a Glanlepze, qui le ramaffa: ils'étoit toujours tenu derrière les pieds de devant du crocodile; & fe penchant en avant, il lui creva avec le couteau les dewx yeux, &i fautant de deffus fon dos, il vint a moi en courant. Pierre, me dit-il, 1'affaire eft faite. En vérité, lui répondis-je, je n'en ferois pas autant pour tout le royaume de Congo. Bon , bon, Pierre, répliqua-t-il, il n'y a rien dont un homme ne puiffe venir a bout avec de, la réfolution, pourvu qu'il ait bien combiné le pour & le contre , les obftacles & les moyens: ce que vous m'avez vu faire tout-a-l'heure , n'eft qu'une bagatelle; je connois parfaitement eet animal & moi-même, je fai jufqu'oü va fa force of la mienne. Je n'ai fait qu'employer les moyens de furmonter la fienne; mais coniinua-t-il, tous ces raifonhemens ne nous porteront pas de 1'autre cöté de la rivière: venez., les rofeaux que j'ai arrachés feront fuffifans, D iij  ?4 les Hommes car il ne faut pas fürcharger le mulet. Comment, dis-je, efi-ce que le mulet les portera? Non, me répondit il, ce feronteux qui vous porteront. Mais, repliquai-je , je ne- pourrai jamais me tenir deffus. Je ne vous lacherai pas , dit-il, n'ayez pas peur ; coupez un baton fort & de la longueur de ces rofeaux. Ma fd, lui dis-je, je n'entends rien a tout cela , & je ne vois pas encore comment je pourrai paffer la rivière, a moins que je ne monte fur le mulet avec ces rofeaux, & que le Mton mefervea me conduire. II faut avouer, dit-il, que vous favez bien deviner! Alors prenant une brafiée de rofeaux & les étendant par terre : mamtenant, dit-il, mettez le Mton fur ces rofeaux , liez-les par les deux bouts, puis couchez-vous deffus en travers. Ce!a fait, Glanlepze prenant encore une braffée de rofeaux cpPil avoit réfervée, me la mitfur.le dos, & la lia avec les autres tout auprès de mes épaules & par les deux bouts. Allons, me dit-il alors , levez-vous : c'étoit tout ce que je pouvois faire. Ma figure plaifante fit rire Glanlepze. Je le priai de ne point badiner & mettre en ~ danger ma vie pour une plaifanterie, je n'entrevoyois point encore a quoi tout cela aboutiroit. Ne craignez rien,. me dit-il, allez k la  V O £ A N 5. y| riviëre, & attendez-moi fur le bord. Alors amenant le mulet, il me lia environ a frois pieds de diftance de fa queue, & prenant era main la corde , il conduifit le mulet & moi dans 1'eau. Nous n'étions pas encore bien loin, que mon guide commenea k nager, enfuite le mulet; j'avois alors de 1'eau jufqu'au menton^ je comptois k chaque inftant que j'allois me noyer ; cependant après avoir été fi avant; je n'ofois crier. Je perdis terre; les rofeaux commen?ant k me pörter, je m'arrangeai deffus*. & ils me foutinrent avec toute la facilité imaginable. Ainfi mon guide nous conduifit fi adroitement a travers les arbres, que nous afrivames fans accident de 1'autre cöté de la rivière. Nous nous trouvAmes alors dans un pays bas, uni & agréable : la chair de notre chevreau fe' paffoit déja, tant par la chaleur du foleil, que par celle du dos du mulet. Cependant nous Gomptions encore pouvoir faire un bon repas deffus, avant qu'elle fut tout-a-fair giuée. Ainfi après avoir marché une bonne lieue, nous nous logeames fur une hauteur, après avoir Hé Ie mulet dans un vallon a quelque diftance de nous , oh il étoit auffi-bien pour paturer, que nous k Fendroit que nous avions dioilL. D iv  5^ les Hommes Après avoir foupé, nous cherchions, en nous promenant,un endroit commode pour y paffer la nuit, lorfque nous entendimes dans un petit bofquet fur notre droite, un bruit & une efpèce de rugiffement qui fembloit s'aoprocher de nous. Glanlepze qui étoit fur fes gardes, fe leva.tout k propos, &appercut a quarante pas une lionne & fon petit qui venoient k nous, attirés fans doute par 1'odeur de notre chevreau , qui fentoit très-fort. II fauta d'abord du cöté oppofé è celui oü étoit le chevreau , & fe m\t k remuer vivement Je feu, qui étant de bois fee, éleva bien des étincelles autour de nous. Ces animaux approchant toujours a petits pas, rencontrèrent les cötes & aut^es os du chevreau, dont nous avions déja enlevé la chair: ils s'en faifirent; nous les entendimes bientöt craquer fous leurs dents. Alors Glanlepze prit de chaque main un tifon enflammé, & s'avanca vers eux; ils en furent fi épouvantés, qu'ils s'enfuirent avec précipitation & regagnèrent le bois. Le lieu que nous avions choifi étoit fi commode, qu'il nous fa-choit beaucoup de le quitter; mais toutes réflexions faites, nous jugeames a propos de,nous éloigner. Car ces animaux ayant laiffé les os, nous devions ROiis attendre a une autre vifite fi nous refüonsj  V O L A N S. 57 & il n'y avoit point de repos a efpérer. D'ailleurs, nous aurions bien pu perdre notre mulet. Ainfi nous allames nous établir une lieue plus loin, oü nous repofames avec tranquillité. J'ai fouvent été étonné en fongeant è 1'inconféquence de 1'efprit humain. Je vous ai raconté les penfées qui m'étoient venues fur la prière dans mon voyage h Briftol, les avantages que j'en avois retirés, & combien j'étois convaincu alors de fa néceffité : on penferoit naturellement qu'il ne m'en falloit pas davantage pour me faire perfifter dans les mêmes réfolutions. Cependant il n'eft que trop vraï que, malgré les embarras que j'avois effuyés,' les inconvéniens que j'avois furmontés, & les dangers de mourir de faim fur mer , ou d'être égorgé pour fervir de nourriture a mes camarades, dans des femps oü j'avois le plus de befoin d'implorer Paffiftance divine, je n'avoispas penfé une feule fois a prier Dieu, ni a le remercier de ma délivrance, jufqu'au moment que la lionne fe fut retirée. Je fentis alors un mouvement qui me preffoit de rendre graces h Dieu de m'avoir fauvé d'un fi grand péril, & je le fis avec autant de ferveur que 1'autre fois. Sans entrer dans le détail des petits acci-  *8 x-es Hommes dens de notre voyage, qui dura deux mois & Plus, ni des moyens que nous prenlons Pour avo.r des vivres, je paffe tout d'un coup * notre arnvee è Quamis. Je dirai feulement que fouvent nous étions obligés de faire dé grands détours , & qu'une fois nous fümes arretes tout court par une coupure que mon guide eut au pied: cette bleffure s'envenima, & Apres tout, ne puis-je pas trouver une mort naturelle ici comme ailleurs? Dieu veut fans doute me conduire par le chemin de 1'affliction au repentir de mes fautes, en détruifant ces affeöions fenfuelles qui mW empêché jufqu'^ préfent de 1'aimer & de le fervir • il faut donc me foumettre a fa volonté, & efpérer en fa miféricorde. Ces penfées me tranquilhsèrent, & me rendirentpeu-è-peu ma folitude fupportable. Je me promenai dans le vaiffeau, dont j'étois alors maitre & propriétaire, & je m'occupai a chercher comment il étoit attaché au roeher: mais ma recherche fut inutile. Je battis le fufil & defcendis dans le fond de cale, pour faire Ia revue générale de tout ce qui y étoit. J'y trouvai une grande quantité de longues  V O L A N S. 70 barres de fer deftinées a trafiquer avec les Noirs. Je remarquai que toutes touchoient par un bout a la proue , & je penfai que cela venoit du cboc violent qu'elles avoient recu quand le vaiffeau heurta contre le rocher. Je voulus en prendre une petite barre qui débordoit des autres , & la mettre fur le tas ; je ne 1'eus pas plutöt foulevée qu'elle me gliffa des mains , & alla frapper contre la tête du vaiffeau avec tant de force & de bruit , que je crus.qu'elle avoit percé la planche. Je m'arrêtai pour voir s'il n'y avoit point de dommage, & je courus fur le pont: mes cheveux fe drefferent de frayeur, & je crus que quelqu'efprit malin me jouoit ce tour pour in'épouvanter. , Je fus plufieurs jours fans ofer redefcendre è fond de cale quoique tous mes vivres y fuffent : cette idee qui me rouloit toujours par la tête , m'öroit le repos; & je craignois que tout ceci ne fut le préfage de quelque accident tragique. Huit jours après, voulant changer d'habillement, je mis une paire de fouliers neufs que je trouvai a bord, & ötant une de mes boucles.de fer , je la pofai fur un bout du mat brifé qui me fervoit de fiége: quelle fut  go ï-es Hommes' ma furprife, de voir cette bouclé s'alleratt* cher d'elle-mêmeau rocher? Je.'crus que lediable i'avoit emportée. Je pofai plufieurs autres chofes au même endroit ; rien ne branla , jufqu'a ce que j'y mis 1'autre bouclé qui s'échappa comme la première , pour s'aller colier au rocher. Je fongeai quelque tems a ce phénomène; & ne pouvant en imaginer la caufe , j'implorai 1'affiftance de dieu. Enfin , la raifon 1'emportant fur mes craintes folies , je commencai k croire que tout ceci pouvoit avoir quelque caufe naturelle , & je fus curieux de la découvrir. Pour eet effet, je fis beaucoup d'expériences pour effayer quelles étoient les chofes qui couroient au rocher, & celles qui ne remuoient pas. J'allai dans la chambre du capitaine , & ouvrant une armoire dont la clef étoit k la ferrure, j'en tirai une pipe, une bouteille, un livre , une cuillère d'argent, une taffe 'k caffé, &c. Je les mis fucceffiveprès du rocher : rien ne s'y attacha. Tandis que j'étois ainfi occupé , la clef de 1'armoire que j'avois paffee k mon doigt tomba ; dés qu'elle m'eut échappé , elle courut fe colier au rocher. J'effayai encore plufieurs morceaux de fer avec le même fuccès : tout cela joint a ce que 1'aiguille de ma bouffole pointoit auffi  V O L A N Si Ik ' luffi vers le rocher , me fit penfer qu'il conterioit ime grande quantité d'aiman , cu qu'il étoit même tout d'aiman , & que la charge de Fer avoit été caufe de la courfe violente du vaiffeau comme on 1'a vu ci-deva.u. Cette découverte mé tranquilhfa du cöté des efprits; j'eus une meilleure nuit que les pré'cédentes ; 8c mes craintes étant évanouies j je paffai affez bien le tems dans ma folitude, avec laquelle je me familiarifois peu-a-peui J'avois fouvent défiré de grimper fur lé haut dé mon rocher ; mais il étoit fi uni dans eertains endroits, & fi efcarpé dans d'autres l que Pimpoffibilité vifible d'en venir a bout ni'avoit empêché de 1'entreprendre. Depuis trois mois que j'étois dans le vaiffeau » j'avois vu les jours fe raccourcir par degrés^ jufqu'a ce qu'ayant perdu de vue le foleil pendant quelque tems , ils devinrent tout-a fait fombres; c'eft-a-dire , qu'il n'y avoit plus de différence marquée entre le jour & la rtuit: cependant il ne faifoit pas fi obfcur , que je ne puffe voir affez bieu autour de moi fur le tillac. Ce qui m'inquiétoit le plus, étóit mon eau; j'en avois en abondance, mais ellé étoit devenue fi mauvaife, que j'avois peine a en fcoire: il n'y avoit pas moyen d'en avoir dè Tofre I. F  fcESHOMMÉS meilleure. II tomboit de tems è autre de la neige , & j'en profitois ; mais cela ne me fuffiioit pas. N'ayant rien de mieux a faire, je m;s deux tcnneaux défoncés fur le pont &tirant de Peau du fond de cale, j'en remplis un , & la laJffai repofer vingt-quatre heures; enfuite je la verfai dans 1'autre , & je la tranfvafois tous. les jours. Je trouvai qu'en y incorporant ainfi un air nouveau, fi je ne lui rendois pas fon premier goüt, elle étoit du moins plus fupportable qu'auparavant. Je fuivis conftamment cette méthode pour 1'eau que je buvois, tant que je reftai dans le vaiffeau. J'effuyai enfuite des mauvais tems , & le froid augmentant, je me mis a-fureter dans le vaiffeau plus exacïement que je n'avois fait encore, & ouvrant un petit cabinet fous le pont, j'y trouvai une bonne provilion d'eaude-vie, beaucoup de bouteilles , & quelques petits barils de vin de Madère & d'autres liqiieurs. Après avoir pris un peu de 1'une & de 1'autre, je fermai la porte, &c ne pouffai pas alors plus loin ma recherche. Le lendemain j'examinai mes provifi-ns , & voyant qu'une partie de la viande falée étoit prtfqu'a fee, je fis de nouvellefaumure que je jettai par-deffus , & la rentermai. Je trouvai auffi ce jour-la plufieurs  V O L A N S. §j feomages èncaiffés dans du plomb ; fen enïamai un , fur lequel je dïnai: j'aurois dé Xk peine a^dire fi ce fut de jour ou de nuit que je fis ce repas. Je rencontrai beaucoup dé caiffes bien garnies , & entr'autres une ou deux remplies d'outils , qui me furent d'un grand fecoürs quetques années après , quoique je ne m'attendiffe pas en les trouvant, qu'ils duffent jamais m'être d'aucüne utilité. C'eft ainfi que je paflai mon tems jufqu'aU retour du grand jour , qui rrie donna bieri de la joie. Je m'étois foüvent flatté pendant la faifon obfcure , qu'il paffoit des vaiffeaux prés de moi, & que je jouirois encorë une fois de la fociété des hommes. Au peu de tlarté qu'il faifoit , je croyois avoir vu de grands corps fë mouvóir a une certaine diftance , & fur-tout lorfque la lumière avoit commencé a reparoïtre ; mais quoique j'euffe crié de toutes mes folrces pour me faire entendre, & même tiré mon Fufilj on ne m'aVoit jamais réporidu. Je m'appercus éü retour de la lumière que les jours augmentoient dans la même proportion qu'ils avoient diminué; ce fut urte confolation pour moi. Je réfolus de lancer k 1'eau ma petite chaloupe , & de cötoyer 1'ïle ( car je croyois que c'en étoit une ) pour voir & F ij  $4 t e s Hommes elle éfpit habitée i & par qui: je me déter*' minai auffi k faire quelques lignes pour pêcher, a porter monfufil pour chaffer, en cas . *ilie je trouvaffe un lieu pour débarquen Quoique depuis mon arrivée jen'euffe pas vu un être vivant, fi ce n'eft mon chat, & des infeöes dont j'avois appercu quantité dans 1'eau & dans 1'air avant la faifon obfcure , & qui commencoient a reparoitre , je ne pouvois me perfuader qu'il ne s'y rencontrat pas des bêtes & des oifeaux. En mettant ma chaloupe a la mer, je trouvai qu'elle faifoit eau ; je la laiffai rémplir , "& refter dans eet état huit ou dix jours pour faire renfler le bois : puis m y giiffant le long, du coté du vaiffeau, je la vuidai entièrement & je la trouvai en état de fervir. J'y embarquai mon füfil , des lignes , une bouteille d'eau~de-vie , une valife pour me fervir de fiége , avec un peu d'eau & des provifions pour une femaine. Je me mis en mer, après avoir pris toutes les obfervations néceffaires pour regagner mon vaiffeau , en cas d'accident, quoique bien réfolu de ne pas quitter de vue le rocher, fans y être contraint. Je n'avois pas encore ramé long-tems, que je crus voir a une lieüe de diftance fur ma droite , une ile vers laquelle je voulus diriger  V O L A N S. ma courfe, la mer étant fort calme'; mais en approchant , je trouvai que c'étoit un gros. glacon de plus d'une demi-lieue de longueur^ & qui s'élevoit bien de vingt toifes au-deffus de 1'eau. Quand j*eus appercu mon erreur, je regagngi le rocber le plus vite que je pus, & parcourus une partie de fa circonférence i. quoique je 1'euffe cötoyé deux ou trois lieües, il me parut auffi efcarpé par tout. A 1'égard de i'ïle prétendue , je conclus que ce que j'avois pris précédemment pour des vaiffèaux „ étoient auffi de grands morcëaux de gjace qui. flottoient. J'effayai enfuite mes lignes : j'en attachai plufieurs longues au cöté de ma chaloupe, &; j'y mis de plufieurs fortes d'amorces: je ne pris qu'siin feul poiffon k peu prés femblable k une merluche , & du poids de quatre livres„ J'en accommodai une partie pour fonper après;, mon retour au vaiffeau , &c il fe trouva fortbon. Le lendemain je fif un petit voyage de 1'autre cöté du vaiffeau , dans 1'inten'tion de pêcher , mais je ne pris rien. Je formai le deffein alors d'avitaiüer ma chaloupe , & de me préparer pour une croifière de deux ou, trois jours ; je crus pouvoir 1'entreprendre4'a«tant plus süremenf, que je n'avois point F ij]  ®6 les Hommes vu la mer agitée depuis mon arrivée. J'en^ tendois fouvent fouffler les vents au-deffus de ma tête; mais ils yenoient du cöté de terre. & ne troubloient point 1'eau dans le voifipage du rocher. Je pris la même route que la première fois , comptant employer trois jours a aller & autant pour le retour , & réfolu , 5'il étoit poffible, d'aller toujours Ia fonde en main. Pour eet effet j'avois préparé une longue ligne, au bout de laquelle j'avois attaché un gros boulet entortillé de linge; mais je ne trouvai de fond que le foir du fecond jour. Le lendemain matin j'avois trente braffes d'eau, enfuite j'en eus vingt , puis feize. Mais dans mes deux voyages , je ne vis point de diminution dans la hauteur ni dans Ia roideur du rocher. Je tendis mes lignes a environ quatorz,e bJ-afïes d'eau , & les laiffai pendant une ou deux heures , au bout defquelles fentant de deffus mon fiége plufieurs fecouffes , je fus. affuré qu'il y avoit quelque chofe de pris. Je tirai donc mes lignes les unes après les autres, & j'amenai d'abord une anguille de fix pieds de longueur, auffi groffe que ma cuiffe, qui avoit la tête , le cou & les nageoires rouges comme de 1'écarlate, & le corps auffi blanc que la ndge. Elle étoit fi forte dan$  V Ó t A N.Sa 87 Peau & fi pefante, que j'cus peine a la tirer dans ma chaloupe, mais j'en eus encore plus pour la tuer; car quoique je lui euffe coupé la tête dès qu'elle fut a bord, avec une hache que j'avois portee pour couper du bois , en cas que je trouvaffe un endroit pour débarquer , elle penfa plufieurs fois me caffer les jambes & me renverfer a la mer y avant qu'elle fut morte tont-a-fait; Sc je n'en vins a bout qu'en lui coupant la queue, & même le corps en plufieurs troncons. Je pris enfuite un poiffon de Pépaiffeur d'une tanche, d'une autre couleur , Sc beaucoup plus gros. J'en pêchai encore plufieurs autres longs & plats, jufqu'a. m'en laffer ; alors je repris la route de mon, vaiffeau , oh j'arrivai le troifième jour. Pendant tout ce tems, je ne tirai qu'un feul coup de fufil, en revenant, fur un animaï qui s'ava.n^a fur la pointe du rocher. Je le tirai a balie , de qrainte que le petit plorntfc ne portat pas aff z loin. Cet animal bleffé a mort fit un faut & roula le long du rochejj tout auprès de moi; il étoit a peu pres femBlable a nos lapius, & du même poil, mais.. il avoit les oreilles. plus courtes, la queue plus. longue, 8c de la. cprne aux pieds comme ujv chevreau. £|e retour au vaiffeau K je déchargeai mék I iv  fs les Hommes cargaifon , & j'allumai du feu pour faire ma cuifine ; je ne favois par oü. commencer. Ie voulois d'abord faire gril Ier mon lapin , &c mettre un peu de poiffon k l'étuvée; comme j'étois fatigué , je gardai la viande pour Ie' lendemain , & fis bouillir de deux ou trois^ fortes de poiffon , pour effayer lequel valoit mieux. La plupart m'étoi.ent inconnus; je mis cuire auffi un troncon de mon anguille , pput le manger dans le cas ou les autres ne leroient pas de mon goüt. Enfuite je fis la fauce avec de rhuiie , & je me mis k table , auffi fatisfait qu'un roi, Ces d:fférens mets me parurent tous fi bons , que quoique" 1'anguille fut excellente , je préiérai les petits poiffons pour le moment, & la-ffai le refie de 1'anguille ainfi que les autres poiffons jufqu'au lendemain, que je les falai pour un autre tems. J empl-yai ajors une femaine entière chez moi k fureter encore dans mon vaiffeau • j'ouvris une caiffe de vin de Madère qui prenoit 1'eau , & je confommai le refie de mon poiffon & de ma viande , qui étant un peu avancés quand je les falai, ne fe feroient peut être; pas fi bien confervés que mes anciennes provifions. J'ajo.itai auffi a mon régal un pen de pain frais, & j'adoucis par la méthod? qu'on a vue ci-deffus, une plus grande  V o l a n s. quantité d'eau ; puis ayant fini d'arranger mes affaires'domeftiques, je projettai un nouveau voyage. CHAPITRE X. Wilkins embarque des provijïons abondamment % & va faire le tour du rocher. Après trois femaines de voyage , il ejl attiré fous le rocher dans une cavtrne ou il vogue cinq fmaines.^ Defcription de cette caverne. Ses rèfexions & fes embarras. II arrivé enfin dans un grand lac , &débarque dans le beau pays de Graundevoleu J'avois envie depuis long-tems de vifiter 1'autre cöté du rocher ; car , difois-je en moimême , peut-être y trouverai-je quelque endroit pour débarquer , même une habitation convenable : je réfolus donc d'effayer d'en faire le tour. Incertain du tems qu'il me faur droit pour ce voyage , je fongeai k me munir de provifions , d'inftrumens de route efpè-. ce , & des uftenfiles néceffaires , pour me gaKantir le mieux que, je pourrois de tous accidens. Ainfi je tirai du fond de cale une grande, caiffe, & la defcendant dans. ma chaloupe, pe la remplis d'une pacotille de vin, d'eaud-e-vie , de pain , d'huile & autres chofes.  9° les Hommes femblables, fuffifante paai", un, long voyage». Je pris auffi un grand fenneati que je remplis. d'eau, & une bonne quantité de fel , pour accommoder le poiffon- que je pêcherois en chemin. Je portai a bord deux fufits '% deux paires. de piftolets & d'autres armes. , avec des munitions a proportion, de plus une du deux haches , une fcie , pour couper du bois, &c enfin les outils qui pouvoient roe fervir en cas de débarquement. J'ajoutai a fout cela une vieille voile , pour mettre mes provifions & mon artillerie a couvert des ma.uvais tems. Enfuite ayant fermé lecoutille & ferré tout ce que 1'humidité auroit pu g&ter dans le vaiffeau , je partis pour mon expédition , & me mettant encore une fois entre les bras de Ia providence, je pris, la même route qu'a mon premier voyage. • Je. n'allois pas. extrêmement vïte ; m'arrêtant fouvent pour pêcher , je prenois beaucoup de poiffon , que je falois &s faifois fécher de mon mieux. Pendant trois, femaines. &plus , je ne vis autre chofe que ie même rochertoujours efcarpé,& point d'endroit peur débarquer. II me reftoitfipeud'efpérance a eet égard , que je fus prefque tenté de retourner; après une mure délibératioa, je réiolus d'allerencore quelques jours Je n'euspas avancé;  V O L A N S, 91 un jour de plus „ qu'aux approches de la nuit j'entendis un grand h.ruit, comme d'une chute d'eau. Je me propofai d'attendre au lendemain pour voir ce que c'étoit ; mais le courant m'attirant infenfiblement, je me trouvai bientöt au milieu. Pour lors toutes mes forces ne fuffireut pas pour arrêter la chaloupe; je me vis en un inftant englouti fous une arcade baffe, oü fans la précaution que j'eus de me coucher a plat, j'aurois fans doute été brifé en pièces, ou jetté a la mer ; je n'avois de clarté que ce qu'il en falloit pour appercevoir le danger. Je fentis ma chaloupe tomber avec une viteffe incroyable dans un précipice, oü elle fit deux ou trois pirouettes fur elle-même : 1'eau s'élancoit contre le rocher avec un bruit horrible. Je m'attendois a chaque inftant de voir ma chaloupe b.rifée, & moi-même englouti dansles eaux; je fus long-tems fans ofer rega.rder le danger oü j'étois. Enfin, 1'agitation de 1'eau ' étant diminuée, & peu-a-peu le courant deyenu plus tranquille , j'eus le courage de lever la tête ; mals figurez-vous de quelle horreur je fus faifi, en me trouvant dans 1'obfcurité la plus. noire , & fans la moindxe apparence de clarté. Cependant fentant ma chaloupe voguer ai% 

rter k la grotte tout ce que j'avois :■ a. force de travail , tout fut- fait en peu de jours , a 1'exception de mes deux grandes caiffes Ö£ de mon tonneau que je ne favois comment tranfporter». Ce dernier étoit le plus effentiel ;. j'eus plufieurs fois envie de le bien boueher & de le rouler jufqu'a ma grotte: cependant 3 comme il y avoit beau»  i04 les Hommes coup a monter k travers le bois avant que d'arriver, & que d'ailleurs je craignois qu'il ne fe défoncat, ce qui eüt été pour moi une perte irréparable , je jugeai qu'il m'étoit impoffible d'en venir a bout par mes propres forces, & je fus obligé de remettre ces deux articles a une autre fois, quand j'y aurois réfléchi plus mürement. CHAPITRE XII. Defcription de la grotte. Ü auteur y ajoute une chambre. Ilfabrique une petite charrette, & une efphe de petit baffin pour y mettre fa chaloupe. 11 va chercher des provifions. Defcription de diverfes plantes & fruits ; il en rapporte une voiture de différentes efpèces che^ lui, & les éprouve. Grand embarras. 11 fait de bon pain ; ne voit jamais le foleil. A yant fixe tout-a-fait mon choix fur Ia grotte pour y faire ma principale demeure, il eft bon que j'en donne la defcription. Cette grotte, éloignée d'environ un quart de lieue du lac , étoit pratiquée dans le rocher qui environnoit le bois. L'entrée n'avoit que deux pieds de large & prés de neuf de haut , & depuis ia hauteur de fept pieds jufqu'au haut  V o i a n s: 'lof elle fe terminoit en pointe. Le dedans avoit quinze pieds de longueur fur cinq de largeur. Comme j'étois obligé de me coucher dans fa longueur, il y en avoit fix pieds du fond d'occupés uniquement par mon lit, & il ne reftoit è cöté qu'un paffage pour y aborder. Le refte de la longueur fervoit d'abord pour mon atre que je plac,ai au cöté de la porte le plus enfoncé: mes provifions 8c autres meubles remplifloient tellement tout le refie, que je trouvois k peine un paffage commode pour gagner mon lit. On a vu ci-devant que j'avois mis dans ma chaloupe une caiffe pour me fervir de fiège: en 1'ouvrant j'y trouvai un matelas, quelques chemifes , des fouliers , des bas, 8c d'autres meubles ; une petite caffette remplie de bouteilles de liqueur 8c quelques inftrumens de chirurgie. J'emportai le tout a la grotte avec une bonne quantité de poiffon falé. Mon habitation fe trouva furchargée de meubles. Comme je ne voulois ni la quitter, ni rien laiffer expofé aux injures du tems, je cherchai les moyens d'agrandir mon logement. Ne pouvant élargir la grotte même, ilme vint dans 1'efprit de conftruire une autre chambre au dehors. Cette idéé me plut fi fort, que je m'y arrêtai, 8c dés le lendemain je travaillai  ïo6 les Hommes / è en former le plan , & j'en tracai même les fondemens. J'ai déja dit qu'il y avoit entre le bois & le rocher un efpace fuffifant pour paffer une charrette. Ayant a batir pour ia vie, du moins je Fimaginois ainfi, cette largeur ne me parut pas fuffifante pour mon nouvel appartement. Ainfi je réfolus de prendre un peu fur Ie bois. J'examinai que Is étoient les arbres a une certaine diftance de la grotte , qui pourroient fervir dans 1'état oü ils étoient a former les montans de la porte ; je trouvai qu'en en coupant trois des plus proches, je remplirois mon deffein. II y en avoit plufieurs autres a environ vingt pieds de la grotte placés parallelement au rocher, & fi heureufement pour mon projet , qu'ils pouvoient me tenir lieu de murailles & de fortifications extérieures. Je pris ma hache pour couper les plus voifins. J'allois mettre la main a eet ouvrage, quand une autre idéé qui me vint me fit changer de réfolution. Conformément a ce nouveau plan , je fixai lahauteur que je voulois donner au plancher,. & je fciai les arbres les plus proches a. cette hauteur. Je laiffai fubfifler les troncs pour fervir de colonnes, tant pour 1'utilité que póur Pornement del'édifice; & je les taillai en pointe par  V O L A N S. IO7 léhaut, afin qu'ils puffent porter desefpèces de folives en travers pour former le toit. Enfin , je travaillai fortement a eet ouvrage : en un mois tout mon bois fe trouva coupé dans les longueurs qu'il falloit ; mais je fus fort embarraffé pour placer les pièces de bois néceffaires pour mes murs & les montans de ma porte. Je n'avois ni bêche ni pioche , &c le terrein étoit auffi dur que du caillou. Je vis alors que Ie plus difficiie refloit a faire : cependant i'allai en avant, & ayant imaginé de couper la tête des arbres k 1'endroit oü ils commencent a pouffer des branches qui fe féparent de la tige, j'en pofai un tout droit contre le rocher; enfuite je pla$ai une de mes folives par ün bout fur le haut de eet arbre, & de 1'autre bout fur un arbre vis-a-vis , dont j'avois auffi coupé le fommet : je fis la même opération de 1'autre cöté ; après quoi je pofai un nombre fuffifant de folives en travers , que j'attachai toutes enfemble avec 1'écorce des jeunes arbres que j'avois coupée en longueur , ce qui me réuffit affez bien. Je continuai ainfi a travailler, jufqu'a ce que le toit fut affez folide, pour n'avoir pas a craindre que les différentes pièces s'en dérangeaffent.' J'étendis enfuite par-deffus de petites branches fur lefquelles je placai dü gazon fort épais; puis je  fio§ les Hommes formai la couverture avec des feuilles affez iemblables a celles du palmier, mais un peit 'moins larges & beaucoup plus épaiffes ; de forte que la furface en étoit auffi unie que la main, & tellement difpofée en pente douce de tous cötés, que la pluie couloit par-deffus. Ayant ainfi couvert mon batiment, il fallut travailler a finir , & fermer les murs de clöture : la carcaffe en étoit faite de perches placées en travers comme un treillage , & üées enfemble. Pour remplir les vuides, j'y entrelacai des rejettons de taillis les plus longs & les plus plians que je pus trouver, & ne laiffai qu'une ouverture d'un coté pour fervir de porte, laquelle étoit formée par deux tiges d'un arbre dont le tronc fe partageoit a deux pieds de terre , & qui dans le refte de fa hauteur croiffoit comme fi c'eüt été deux arbres voifins 1'un de 1'autre ; ce qui fit è 1'entrée de mon appartement comme une efpèce de perron. Cela fait, je détrempai de la terre au bord du lac, & la mêlant avec de la vale que j'en tirai, je 1'appliquai comme un enduit fur mes murailles de la manière fuivante. Je la partageai en boules de la groffeur d'un ballon : j'appliquai ces boules les unes prés des autres fur mon treillage, & en appuyant fortement deffus avec les mains , j'en faifois  V O L A N S. 109 pafier une partie a travers les intervalles , , & alors j'uniflbis les deux cötés du mur avec le dos de ma fcie de ■Fépaiffeur d'environ cinq ou fix pouces : par ce moyen j'eus autour de mon nouvel appartement une muraille d'un pied d'épaiffeur. Cette opération me coüta beaucoup de tems & de travail. J'avois plus d'un quart de lieue k faire du lac k la grotte , & je ne pouvois porter que fort peu de mortier a la fois, k caufe de fa pefanteur. II fallut en paffer par la, faute d'avoir plus prés de la terre propre a eet ouvrage & de Feau pour la détremper. A la fin mon batiment fe trouva achevé , il n'y manquoit plus qu'une porte; pour la faire, je fus forcé de prendre le couvercle de mon coffre que j'aurois bien voulu ne pas employer k eet ufage ; mais je n'avois rien autre chofe pour y fuppléer; d'ailleurs j'y trouvai 1'avantage , que les gonds étoient tout placés. Ce fut alors que je commencai a jouir d'une nouvelle habitation, comme feigneur & maitre abfolu du pays ; car je n'avois encore vu, depuis mon arrivée, ni hommes, ni bêtes, fi ce n'eft dans les arbres quelques animaux femblables a nos écureuils, & quelques rats d'eau autour du lac : cependant il y avoit dans les bois Sc fur le lac plufieurs efpèces d'oifeaux  %jö les Hommes finguliers, que je n'avois jamais rencontrés ailleurs. I Ce qui m'inquiétoit le plus maintenant, étoit de trouver un moyen de placer mon eau plus proche de moi que le lac. Je n'avois pas de plus petit vafe que mon tonneau , qui tenoit plus de quatre-vingt pintes , & c'eüt été pour moi un travail infupportable de le monter jufqu'a ma grotte. Voici donc ce que j'imaginai. Je vous ai dit que j'avois pris le deffus de mon coffre pour faire une porte a mon antichambre; car c'eft ainfi que je Fappellois : je réfolus d'en faire fervir le corps a un ufage tout différent de celui auquel il avoit été deftiné. J'allai au lac oii j'avois laiffé ce coffre ; j'en fciai les deux bouts & les cötés jufqu'a trois pouces du fond, puis ayant arrondi les deux bouts du mieux que je pus, j'en formai deux roues, & avec un des cötés , deux autres; je les percai par le milieu avec un fer chaud ; & fabriquant deux effieux de bois, je les attachai au fond de la caiffe avec les clous que j'en avois tirés ; j'y ajuftai mes roues. Cette machine me coüta bien du travail , mais j'en fus affez fatisfait. J'aurois fouhaité d'avoir une bete pour la trainer , ne fut-ce même qu'un ane ; mais il fallnt me réfoudre k le faire moi-même, faute d'autre fecours. Je fabriquai donc , avec mes lignes a  V O I A N S, ïlf pêcher, une corde grofle & forte pour m'aider a trainer ma voiture ; & quand tout fut prêt, je remplis d'eau mon tonneau, je le chargeai & Pamenai a ma grotte avec une facilité qui me charma. Ce premier effai ayant fi bien réüffi,' je ri'eus pas plutot déchargé mon tonneau, que je retournai au lac avec ma charrette, ou plutöt mon traineau, & j'en rapportai mon autre eaiffe que j'avois laiffée entière. Je n'avois plus maintenant prés du lac, que ma chaloupe , & j'eus prefque envie d'efiayer de Papporter ; mais, fongeant qu'elle m'étoit fouvent néceffaire pour aller chercher de Peau, dont j'ufois plus abondamment qu'auparavant, tant pour boire que pour d'autres ufages, je rejettai cette idee , & me contentai de chercher un baffin commode a 1'abri du vent & des mauvais tems pour la conferver. Ainfi quelque tems après ayant trouvé un endroit marécageux , garni d'une efpèce de longs rofeaux, j'y cönftruifis un baffin féparé du lac, k Paide d'une efpèce de pêle que je fabriquai avec une planche. Ma chaloupe & tous mes meubles étant en süreté , j'examinai mes-provifions, & je vis qu'elles me manqueroient bientöt, fi je ne trouVois möyen d'y fuppléer : car, quoique j'en euffe pris en abondance en partant du vaiffeau,  in les Hommes & que je les euffe épargnées autant qu'il m'avoit été poffibïe , j'aurois été obligé bien plutöt ;\ chercher de la nourriture, fans la grande quantité de poiffon que je pris, & que je falai avant que d'entrer dans Ia caverne. Je jugeai donc qu'il étoit prudent de ne pas attendre que les vivres me manquaffent tout-a-fait pour en chercher de nouveaux. Dans cette réfolution , je m'équipai comme la première fois, & pris avec moi mes outils & mes armes. Au lieu de cotoyer le lac , j'allai le long du bois, oii je trouvai quantité de fruits fi différens des nötres & de tous ceux que j'avois vus, que j'eus peine a me déterminer a y goüter. Je remarquai parmi les buiffons beaucoup de fruits (ou comme on voudra les appelier) , qui croiffent comme une corne. de bélier, fort pointus auprès de la branche oii ils font attachés , & garnis tout autour d'anneaux ou cercles les uns fur les autres, qui vont en s'élargiffant jufqu'a la groffeur du poing ; après quoi ils diminuent peu-a-peu, &C fe terminént encore en pointe a 1'autre extrémité. Tous ces cercles ou anneaux étendus en longueur avoient bien au moins trois pieds. J'examinaiattentivement cette plantefingulière; elle avoit une écorce ou croüte que je ne pus pas rompre avec la main: je la fendis avec mon  V O t A N S. jjj mon couteau, &z il en fortit prés d'une chopine de liqueur laiteufe, dont je trouvai Ie goüt auffi doux que celui du miel. Cependant je ne pus me réïoudre a faire plus que d'en goüter. Je trouvai enfuite fur de grands arbres plufieurs fortes de fruits femblables a des poires ou des comgs : la plupart étant durs & d'un gout défagréable, je perdis toute efpérance de ce cöté., A une lieue de ma grotte , je rencontrai un grand efpace de terrein garni d'une plante baffe formée d'une feule tige Iigneufe, de fix pouces de hauteur, doii fortoit une tête ronde, d'un pied de diamètre, tout-a-fait plate, épaifle d'un pouce, & précifément femblable a un fromage a la crème pofé fur fon bord. Ces plantes croiffent fi ferrées les unes contre les autres que quoique les tiges en foient affez fortes pour* ne rompre ni même plier que difficilement, le vent frappant contre ces têtes larges, les oblige è fe toucher, ce qui forme un fon mufical trèsagréable. J'admirai quelque tems eet arbriffeau , & en ayant coupé un fruit, je trouvai qu'il pefoit prés de deux hvres. Son écorce ou enveloppe étoit dure, unie, & le dedans rempli d'une pulpe fibreufe & très-blanche. Je fis plufieurs autres eflais de fruits, de racines, d'herbes & autres chofes que je pus rencontrer; mais j'en Tome ƒ.  z 14 les Hommes tirai peu de fatisfaflion, par Ia crainte que j'avois de leur mauvaife qualité. Je m'en retournai donc en réfléchiffant fur tout ce que j'avois vu, bien réfolu d'amener ma voiture la première fois, & d'emporter chez moi une charge de ces différentes efpèces de plantes, pour en effayer plus a loifir. Ma charrette étant plate & n'ayant point de cötés, je vis bien qu'elle porteroit peu de chofe , & même que ce que je pourrois y charger tomberoit k la moindre fecouffe. Ainfi je fis du feu, & devins forgeron: je rompis avec beaucoup de peine une groffe clef , & 1'ayant fait rougir, je la fa$onnai peu-a-peu comme une efpèce de poingon, dont je me fervis pour percer des trous autour du fond de ma charrette, oii j'enfoncai des batons de deux pieds de hauteur, que j'avois pointes exprès par le bout. Ma charrette étant par ce moyen en état de porter une charge, je la trainai au bois, & coupant une petite quantité de chaque efpèce d'herbes & de fruits que je pus trouver, & que je liai féparément, je revins le foir bien chargé, & tins confeil avec moi-même fur 1'ulage que je pourrois tirer de chacune. J'ai déja dit que parmi mes meubles , j'avois un chaudron de cuivre qui tenoit environ quatre pintes; je le mis fur le feu avec de 1'eau, & fis  V-OUNS. 11 5 bouiilir tour-a-tour un peu de chaque efpèce de mes denrées, que j'avois foin de remuer avec un baton , & de vifiter de tems en tems ,Jsour tater fi elles étoient cuites : mais deplus de vingt plantes que j'effayai, je n'en trouvai qu'une de mangeable ; toutes les autres devenoient dures, fibreufes & infipides en cuifant. La feule que j'ai exceptée, étoit une plante dont les feuilles étoient rondes, épaiffes & lanugineufes, qui s'attendriffoit en cuifant, & avoit le même goüt que nos épinards. C'eft pourquoi j'en confervai quelques feuilles pour la reconnoitre, & je lui donnai le nom de cette herbe. Je commencai enfuite 1'effai de mes fruits par feptou huit fortes différentes, qui reffembloient k des poires & k des coings; mais je trouvai qu'on n'en pouvoit rien faire , la plupart étant auffi durs & acres au goüt après la cuiflbn qu'auparavant. Enfin je fis bouillir enfembïe de mes cornes de bélier & de mes fromages a la crème. En goütant des derniers, je les^rouvai fi aqueflx & fi infipides , que je les rejettai comme inutiles. J'entamai 1'autre, & j'en trouvai^ le jus fi agréable , que j'en bus deux ou trois gorgées, après quoi je la rejettai dans le chaudron. Après avoir fini 1'examen de mes différentes plantes exotiques, j'eus envie de les examiner H ij  n6 les Hommes de nouveau quand elles-feroient refroidïes ; mais il n'y eut que les épinards dont je pus! faire ufage. J'effayai auffi plufieurs fortes de fruits a noyau 8c de noix ; prefque tous étoient fans goüt. Enfin je recommengai la vifite des fruits, il ne s'en trouva que deux efpèces dont je pus tirer quelque chofe : je choifis les meilleurs, 8c je jettai les autres. Cette opération m'occupa une journée entière. Je débarraffai ma maifon de tout ce qui n'étoit propre a rien, 8c je retournai examiner mon fromage qui étoit refroidi. Je le trouvai fi fee Sc fi dur, que je ne pus pas y mordre : j'allois le jetter auffi hors de ma grotte, en difant, va-t-en , fruit maudit (car j'avois pris 1'habitude de prononcer tout haut ce que je penfois ); cependant je m'arrêtai ; 8c , ne pouvant 1'entamer avec les dents, je voulus effayer ce que mon couteau y pourroit faire. En effet, je commencai par la pointe , car je n'en avois fait cuire qu'un quartier. L'écorce étoit devenue fi dure 8c fi caffante , que le couteau n'y put entrer. En gliffant deffus , il en détacha un peu d'une poudre fort blanche. Je vis alors qu'il étoit poffible de le raper en poudre, a 1'écof ce prés; c'eft pourquoi je le mis a part pour Feffayer encore une autre fois. Pendant cette opération , la corne de bélier  V O L A N J, I17 étoit toujours fur le feu dans Ie chaudron; 1'entendant bouillonner , & voyant qu'il n'y avoit plus qu'un peu de liqueur , je 1'ötai de deffus le feu, de crainte que le chaudron ne brülat au fond, & je reftai plus de deux heures fans y faire d'autre attention. De retour k ma grotte , je voulus laver le chaudron ; j'eus de la peine a détacher la corne de bélier, qui tenoitau fond: en la tirant, elle emportaavec elle une fubftance glutineufe noiratre , qui filoit comme de la gomme. J'en fus étonné, & je crus que c'étoit 1'écorce de la corne de bélier qui étoit fondue: j'en mis un peu fur ma langue ; c'étoit la meilleure caffonade que j'eiüTe jamais goütée. Cette nouvelle découverte me fit plaifir; je détachai tout ce qu'il y avoit de bon, que je mis prés de ma grotte fur une grande fauille d'arbre , longue de deux pieds , & large k proportion, pour empêcher que cette liqueur ne coulat & ne fe perdit en 1'ótant du chaudron. J'y trouvai un petit morceau du fromage , qui, fans doute , s'étoit détaché en le remuant: comme il étoit amolli ^ je le portai a ma bouche : c'étoit, peut-être, le morceau le plus agréable & le plus délicat. Cet heureux hafard m'engagea k effayer encore les meilleures de mes poires. Ainfi ayant rincé men H iij,  ii8 les Hommes - chaudfört avec un peu d'eau, j'y fis cuire deut des meilleures poires coupées par quartiers f avec un peu de ma caffonade : cela me fit auffi tin excellent mangen Ayant fi bien réuffi, je rcfolus de faire encore un voyage avec ma charrette : pour eet êffet, je pris la route du pont de pierre , pour Voir ce que produifoit 1'autre cöté du lac. En marchant dans le bois, je rencontrai entr'autres chofes beaucoup de grandes gourdes , qui * gnmpant le long des arbres, portoient leurs fruits a vingt ou trente pieds de terre. J'en cötipai un grand nombre de différentes formes, qui, avec quelques fortes d'herbes & de fruits nouveaux, firent toute ma récolte de ce jourla. Je vous avouerai que j'eus bien de la peine k les conduire chez moi, car , arrivé au pont de pierre , je le trouvai fi haut, joint a ce que le chemin en étoit plus rude que la peloufe OU la terre, que je ne pus paffer. Je craignois d5ailleurs de rompre mes roues ou de faire fauter mes effieux. C'eft pourquoi il me fallut décharger & porter toute ma pacotille a bras de 1'autre cöté du pont: cela fait , j'y trainai ma voiture fans crainte, mais pourtant avec pfécautiört ; & ayant rechargé de nouveau , j'ftfrivai chez moi a bón port. Je fus bien aife de Pacquifition que j'avois  V O L A N S. ÏI9 faite cë jotir-la. Maintenant, me difois-je, j'aurai plufieurs uftenfiles néeeffalres. Ainfi je pafiai les deux jours fuivans k vuider mes gourdes. L'écorce m'en paroiflant foible & pliante, j'allumai du feu , 8c, après les avoir mifes fécher k une diftance raifonnable, je fortis pour aller faire quelqu'autre chofe ; mais, arrivé au logis pour examiner fi mes gourdes étoient sèches , je me trouvai bien loin de mes efpérances; elles étoient toutes déjettées, 8c avoient perdu leur forme: j'en eus du chagrin; cependant, en coupant les cötés , je vis que quelques - unes pourroient encore me fervir , paree que le fond en étoit bon. Hé bien ! me dis-je alors , fi j'ai perdu mes gourdes, j'ai gagné de 1'expérience ; je les ferai sécher la première fois toutes entières , 8c , après en avoir durci 1'écorche, j'effayerai de les vuider. Cette idéé me plut fi fort, que , dès le lendemain matin , j'allai avec ma charrette en chercher une autre charge, & je 1'amenai k ma grotte avec les mêmes attentions que la veille, pour paffer fur le pont. Ces gourdes féchées avec précautions fe trouvèrent propres k divers ufages, 8c j'en fis des plats, des bouteilles , des afliettes & autres vafes. Enfuite je fis provifion de cornes de bélier; j'en remplis un grand nombre de mes gourdes ^ H iv  120 les Hommes tnVU^deh"ff°nade qUei'en Je fis bovdhr & sécher pareilleme„t une J quantite de mes fromages , que je fufPendi pour m'e„ Wr au befoin; car depuis'que ! que tems j'enfaifoisdupaiu^nles réduknt en fanne, que ,e pétriffois avec de la caffonade & de leau. Ce pain étoit fi doux & fi nour. nflant, que j'aurois pu me paffer de toute autre nournture ; cepend-nt je le perfeöionnai encore par lafoite.en mêlant avec ma farine «ne petite quantité du fuc laiteux de mes cornes de beher,&lefaifant cuire a mon Stre, en Je couvrant de cendres. Cette liqueur , loin doter au pain rien de fa douceur & de fa dél-teffe^erendoit beaucoup plus lé n auroit pu faire la caffonade feule. Je ne craignis plus alors de mourir de faim • bien au contraire, je trouvois de jour en jour quelques mets nouveaux k ajouter k mes repas tant pour le néceffaire que pour 1'agrément dé ma tabIe' & j'étois fort fatisfait de ma conditiën préfente. La feule chofe que j'avois k taire , etoit de me précautibnner contre les maladies&la faifon obfcure. Les jours, qui duninuoient fort , m'avertiffoient que cette dernière étoit prête k arriver. En effet, depuis hx mois que ,'étois entré dans la caverne , je navo1S point vu le foleil, quoiqu'il y eüt peu  VOLANS. III de nuages, Sc encore moins de pluie ; le jour le plus clair reffernbloit tout-au-plus au cré» pufcule d'un jour d'été d'Angleterre. Dans le premier tems, je ne remarquois prefqu'aucune différence entre le jour Sc la nuit; ce que je puis appeller nuit,ou moindre clarté, étoit plus long que le jour; Sc cette diminution arrivant peu-è-peu, je fentois que bientöt il y auroit une obfcurité totale, telle que je I'avois éprouvée 1'année précédente dans mon vaiffeau. CHAPITRE XIII. L'auteur fait un magaftn pour lui fervir dans ld faifon obfcure. II entend des voix. Penfées d ce fujet. II fe perfuade que c'eft un fonge. 11 les entend encore : il fe détermine d voir ft quelquun habite dans le rocher, & fe convainc qu'il n'y a perfonne. Réflexion fur ce qu'il a vu. Iltrouve une herbe qui rejfemble a de la ficelle; d en fait un filet pour pêcher, & prend un monftre : fa defcription. 11 en fait de thuile. IVIA grotte étant bien fburnie de toutes fortes de provifions d'hiver, j'attendis patiemment 1'obfcurité totale ; jé fortois peu; Sc, renfermé chez moi, je me précautionnai contre la rigueur du froid. Pour eet effet, je ramaffai une grande  '*** les Hommes quantité de rofeaux ; &, après les avoir fait sécher, j'en étendis une bonne épaiffeur dans ma chambre k coucher, & mis mon matelas par-deffus. Enfuite je me fis un doublé drap avec te voile que j'avois apportée pour couvrir mes effets ; &, coufant enfemble plufieurs des habits que je trouvai dans la caiffe, j'en compofai une couverture, de manière que j'étois couché affez commodément pour paffer les longues nuits de 1'hiver. Un jour ou une nuit ( car je ne fais Iequel des deux ) j'entendis clairement le fon de plufieurs voix humaines, & quoique j'en diftinguaffe aifément les articulations, je n'en comprenois pas le moindre mot. Ces voix me paroiffoient différentes de ce que j'avois jama^ entendu; elles avoient quelque chofe de plus doux & de plus foaore. Je me levai fort étonné, je m'habillai, & pris mon fabre & mon fufil que j'avois foin de tenir toujours chargé. Dans eet équipage, j'allai dans mon antichambre, oü j'entendis plus diflin&ement ces voix, qui peu-a-peu diminuèrent infenfiblement. Après avoir fait le guet pendant quelque tems, n'entendant plus rien, je retournai dans ma grotte, & me jettai fur mon lit. J'eus envie de tenir la porte de mon antichambre " ouverte, mais j'avoue que j'avois peur; d'ail-  V O l A K S' izj leurs, quand je 1'euffe fait, il ne m'eüt pas été poffible de rien découvrir de loin , k caufe de 1'épaiffeur du bois qui m'environnoit. Cet événement fingulier me fit naitre mille imaginations.-Je ne pouvois concevoir qu'il y eüt dans mon royaume ( car c'eft ainfi que je 1'appellois ), d'autre créature que moi, & que je n'euffe jamais découvert aucune tracé de leur habitation. D'un autre cöté , quoique j'euffe parcouru tout le lac, n'ayant point fait le tour du bois auprès du rocher, il pouvoit s'y trouver d'autres grottes telles que la mienne. Je fongeai que peut - être il y avoit quelque caverne auffi fpacieufe que celle qui m'avoit amené dans le lac, &c qu'enfin ce beau pays pouvoit être peuplé , quoique je ne m'en fuffe point appercu. Mais, me difois-je , s'il y avoit des habitans, refteroient-ils renfermés dans leurs tanières pendant le jour comme des bêtes fauvages, & ne fortiroient-ils que la nuit pour chercher leur proie ? Si cela eft, ils me rencontreront, & tot ou tard je ne manquerai pas de devenir leur pature. Cette penfée me rendit plus fédentaire : je ne fortois prefque plus que pour aller chercher de 1'eau ou du bois. A la fin , n'entendant plus ces voix , & ne voyant plus perfonne , je me tranquillifai, & j'en vins k me perfuader que c'étoit une illufion pure  ti4 les Hommes fans réalité. Quelquefois même , quoique je fuffe certain d'être bien éveillé, quand je les aVois entendus, je me figurois m'être levé en dormant, après avoir rêvé de voix; & je me rappellois différentes hiftoires qu'on mavoir racontées dans mon enfance, de gens qui marchent en dormant, & des effets furprenans qui en réfultent. A force de m'entretenir dans ces idéés, toute l'impreffion que ces voix avoient faite fur moi s'évèribuit. J'avois joui a peinè huit jours de cette tranquillité, que mes craintes fe renouvellèrent en cntendant les mêmes voix deux fois dans la même nuit, & feulement pendant quelques inftans. Ce qui me faifoit plus de peine , étoit qu'a en juger par la foibleffe du fon , elies étoient a une telle difèance, que quand j'aurois ouvert ma porte, je n'aurois pu rien voir a travers les arbres, & je ne voulois point fortir du bois. Mais auffi je me propofai, en cas que ces voix approchaffent de ma grotte, d'ouvrir ma porte, de voir ce que c'étoit, & de me mettre en défenfe, quoiqu'il en püt arriver f car, meHifois-je, 1'entrée dé ma grotte ëff fi étroite & fi' haute, qu'il ne peut s'y préfenter qu'un homme k la fois. Si ce font des fauvages , je puis aifémént en dépêcher une vingtaine avaat qu'ils jfe.rendent maitres de ma perfonne ;  V O L A N S. lij fi i au contraire, ce font des créatures fenfibles & compatiffantes , ce feroit un grand bonheur pour moi de faire fociété avec elles. J'aVois ainfi formé mon plan; mais ayant été long-tems fans rien entendre , j'eus honte de mesfrayeurs", & jeredevins tranquille. La clarté revenant, ramena auffi mes travaux. Je recommencai mes occupations ordinaires, & j'étois fortement tenté de parcourir toute la circonférence de mon domaine; je me diföis a moi-même: il peut y avoir dans le rocher un paffage pour aller dans quelqu'aütre pays, d'oii venoient les gens que j'ai entendus. Si-töt donc que les jours approchèrent de leur plus grande longueur , je me préparai pour ce voyage. J'avois fi bien vécu chez moi depuis mon établiffement dans ce pays, que je ne voulus pas m'en tenir a ce que je pourrois trouver dans le bois pour fubfifier , qui me coüteroit bien du tems a chercher, & peut-être ne feroit pas de mon goüt. Ainfi je réfolus de porter des provifions pour tout le tems que dureroit mon voyage. Quoique j'euffe fait le tour du lac en deux jours, je fentis que j'aurois un chemin beaucoup plus long, & peut-être moins commode, en prenant le long du rocher: d'ailleurs , me reffouvenant de mon voyage en Afrique avec Glanlepze, Sc de 1'embarras qu$  ri6 les Hommes nous avions eu a porter des fruits pour notre fubfiftance, je fongeai donc k mettre ma pro- vifion de pain , de nourriture, & fur-tout de fruits fur ma charrette , & a la trainer avec moi. Après m'être pourvu ainfi, je partis avec joie, & je fis ma route avec affez de facilité, quoiqu'en certains endroits je fuffe obligé de me frayer un paffage avec la hache, tant le chemin étoit garni de brouffailles. Je vifitai exacfement le rocher de toutes parts le long de ma route; je n'y vis aucun paffage , fi ce n'eft une ouverture dans laquelle j'entrai , & qui, au bout de quinze toifes de longueur fur trois pieds de largeur, étoit terminée par le rocher folide. Après avoir voyagé quelques jours, & fait mes obfervations fur les différentes plantes & les arbres que je rencontrois, je me trouvai un peu affoibli: j'eus envie de prendre pour mon fouper du jus de corne de bélier: j'en coupai une; mais, en Pouvrant, je n'y trouvai qu'une pulpe vifqueufe d'un mauvais goüt. Je fuppofai qu'elle étoit encore trop jeune pour donner un fuc laiteux, d'autant plus que, quand j'en avois coupé 1'année dernière, c'étoit trois mois plus tard. Ainfi en appercevant fur un autre arbriffeau une qui, a fa couleur plus  V O 1 A tf S, I27 foncée, me parut avoir paffe 1'hiver, je 1'entamai, & la trouvai pleine de lait; je voulus la porter è ma bouche : ce lait étoit auffi sur que le meilleur vinaigre. Comment! me dis-je alors, voila de quoi faire mes fauces. II me vint dans 1'idée de préparer des gourdes pour y mettre du vinaigre, & m'en fervir pendant 1'hiver. A force de marcher, j'étois prefque arrivé a mon ruiffeau, lorfque j'entrai dans un terrein tout couvert d'herbes entrelaffées les unes dans les autres. Mes roues s'y embarrafsèrent de telle forte, qu'elles ne pouvoient plus avancer ni reculer. Je ne pouvois moi-même les débarraffer avec les mains; c'étoit comme autant de cordes qui arrêtoient ma voiture: il fallut employer la hache pour me faire un chemin a travers. De ma vie je n'avois vu de plantes fi longues ni fi fortes que cette herbe; elle n'étoit pas plus groffe qu'une petite ficelle, & j'en arrachois des bouts de plus de cinquante pieds de long, encore étoient-ils caffés, de forte qu'ils pouvoient bien en avoir le doublé. Ces filets étoient tellement tortillés enfemble, qu'il falloit bien de la patience pour les féparer. Ce qui m'étonna le plus, c'eft que les brins qui paroiffoient foibles & même pourris, fe trouvoient être les plus forts. En examinant de prés  128 les Hommes cette plante, je la trouvai compofée d'un nombre infini de petits filets tortillés en ligne fpirale précifément comme une corde. Je penfai auffitöt que cette herbe pourroit me tenir lieu de ficelle, faute de laquelle je m'étois fouvent trouvé fort embarraffé , & je formai le deffein d'en emporter une charge a ma grotte. A la vérité, la difficulté d'en amaffer beaucoup dans 1'état oü je la voulois, m'inquiétoit un peu: car, difois-je , fi j'en coupe avec ma hache , comme j'avois eu envie de le faire d'abord , je n'aurai que depetites longueurs qui me feront inutiles: fi, au contraire, j'en veux amaffer de bien longs, il me faudra beaucoup de tems & de peine. En réfléchiffant de quelle utilité cette herbe me feroit, j'effayai ce que j'en pourrois faire. Je me mis a Pouvrage fur le champ, & coupant un brin prés de la racine, je dégageai ce fil précifément comme un homme qui détordroit une corde. Quand j'en eus une longueur fuffifante, je le coupai; & recommencant la même opération, je parvins, en trois heures de tems bien employées, a en préparer une charge complette dans les longueurs qu'il me falloit. Cette tache faite, je remplis d'eau aa gourde ; & ayant vifité le refie du rocher, |e m'en retournai chtx moi par-deffus le pont de pierre. Ce  Vol a n s* i Ce voyage, quoique long & fatiguant, me donna beaucoup de fatisfa&ion. Perfuadé que je n'avois dans mon domaine ni rivaux, ni ennemis a craindre , je me tranquillifai par 1'impofïïbilité de venir dans le pays, a moins que ce ne fut par le même paffage que moi; auquel cas, j'étois sur qu'on ne pourroit jamais en fortir : je me raillai moi-même de mes idéés fur ces voix , que je regardois comme une imagination creufe. Le lendemain , je confidérai ma charge d'herbe a ficelle ; j'en féparai les brins fuivant leurs longueurs. J'en trouvai plufieurs de quarante 4 cinquante pieds , & je me propofaï d'en amaffer encore un bon nombre pour en compofer un filet, afin de pêcher dans le lac ; &, deux jours après , j'en allai chercher une autre charge. Alors, je choifis un endroit uni fur Ja peloufe ; & ayant préparé beaucoup de chevilles de bois courtes, j'étendis une ligne de ficelle d'environ dix pieds de long , que j'attachai par ehaque bout a une cheville ; j'enfongal une rangée de chevilles le long de cette ligne , è un pouce de diftance les unes des autres: enfuite je formai une autre ligne femblable & parallèle a quarante pieds de diftance de la première, oü j'enfoncai pareillement des chevilles pour répondre è celles de la première Tome I. \  i}o les Hommes rangée. Alors , attachant d'une cheville k la ctejville correfpondante de*l'autre ligne, une longueur de ma ficelle ; & faifant Ia même opération a toutes les chevilles, mon ouvrage fe trouva femblable aux cordes d'un clai ectrh Enfuite, enfoncant des chevilles de la même ma.nière dans toute la longueur des deux longues, lignes extérieures, j'attachai d'une cheville k 1'autre des ficelles plus COttrtes, qui traverfoient les longues lignes , de forte que mon ouvrage reffembloit aux Cürreaux d'une raquette. Puis , ayant affivjetti lei 3ngles de chacun de ces carrés avec de petits bouts de la même herbe, que jé liai fortement, je me trouvai avoir un filet complet, large de dixpieds , fid long de quarante. Quand j'eus achevé eet ouvrage , j'entortillai plufieurs pierres dans des chiffons, que j'attachai au bas pour le faire enfoncer dans Peau; &c je liai k fa partie fupérieure de petites gourdes fèches pour la faire furnager. Pour lors i! me prit envie d'aller pêcher , & je portai mon filet dans ma chaloupe a cette intention. Après deux ou tiois effais , dans lefquels je pris quelques petits poiffons noiratres fans écailles , je vis que mon filet ne pouvoit pas me fervir , faute de longueur, & je le laiffai dans la cnaloupe , réfolu de 1'allonger au plutöt. De retour a ma giutte, je foupai  V" O L A N S. ij| & ma pêche, & me mis auffi-tèt k examiner les moyens de fuiyre mon entreprife avec plus de fuccès. Je me póurvus donc d'iine autre próvlfiort de ficelle, & j'en formai une ponion de filet de même hauteur, que je joignis 'k la première; & 1'attachant par un bout fur le bord du lac avec une perche que j'avois ehfoncéö exprès, je me mis dans ma chaloupe avec !e filet , & embrafTai uneefpace d'eau en rond pms^revenanr a terre, je tirai mon filet hors de 1'eau par les deux bouts. Je vis qu'il étoit mamtenant en bo„ état, & q„e j'avois trouvé la bonne facon de m'cn fervir ; car en cinrt coups je pris environ fëize poiffons de tröis ou quatre efpèees différentes , & entr'autres un coquillage k peu prés femblable a uné écrevifle, quoique fans groffes pattes5 & avec une queue petite & courte. Cette fingularité, jointeè ce qu'il avoit le corps auffilöng qu'üri'ë ecrevifle.me fit penfer qu'il ne hageoit point fen arnère comme elle • fes patres plus courtes & p!lis fortes étoient toutes difpofées en devant i & fa queue fervoit a ethpêchér par fon mouvement la partie de derrière de trainer', comme j'eus lieu de le temarquer , lorfqu'il fut fur la terre, qu'il frappoit (ÜLlvenr ayec ^ queue courte. Me trouvant riche en provi* 1 ij  131 les Hommes fions , j'en mangeai une partie fraiche , & je falai le refie : par 1'événement , mon écreviffe fe trouva un rnanger délicieux. Voyant donc que je pouvois avoir du poiffon , je n'eus point de ceffe que mon filet ne fut encore agrandi: car quoiqu'il fut fuffifant pour ce qui me falloit de poiffon , j'avois remarqué que , même après 1'avoir allongé , je ne pouvois embraffer qu'un petit efpace d'eau. Je rne mis donc a 1'ouvrage , Sc en peu de tems je parvins a en doubler les dimenfions. J'eus envie alors de 1'aller effayer auprès de 1'embouchure de mon ruiffeau: ainfi le prenant avec. moi , la première fois que j'eus befoin de faire provifion d'eau , je 1'attachai a ma perche au cöté droit du ruiffeau , & je fis un long circuit jufqu'au cöté gauche; puis joigrant les deux bouts, jeyoulus le tirer dans le canal du ruiffeau. Quand j'eus amené les deux tiers du filet , je fentis une réfiftan<:e qui m'étonna ; j'avois peine a ne pas céder a la force qui tiroit contre moi; je fus obligé de m'affeoir , & cramponant mes pieds, je tirai fi fort, qu a la fin je 1'emportai, & j'amenai a terre 'un monftre hideux. Je fus prêt a me fauver dès que je Tappercus; mais confidérant que 1'animal, quel qu'il fut , étant embarraffé dans mon filet, ne  V* o l a n s; pourroit pas faire autart de réfiffance fur terre que dans 1'eau, je trainai le filet auffi loin du ruiffeau que mes forces le permirent ; puis courant chercher mon fuiil dans la chaloupe, je retournai examiner ma prife. J'avoue que d'abord je n'eus pas affez de réfolution pour approcher ; enfuite reprenant courage peu-apeu , je la trouvai fi fingutièr'ement conftruite ^ qua peine en pouvois-je diffinguer les parties. Alors prenant un des bouts du filet pour débarraffer 1'animal, je vis la chofe la plus furprenante ; il s'éleva tout droit dé la hauteur d'environ trois pieds ; tout fon corps étoit couvert dé long poil noir, femblable a celui .dun ours , depuis Ia tête jufqu'aux pieds. H avoit deux nageoires larges & longues , qui; quand il étoit droit, reffèmbloient a des bras, qu'il remuoit en cercie avec une viteffe incroyable. J'en fus étonné d'abord ; mais je vis bientöt après que c'étoit le mouvement de fes nageoires qui le faifoit tenir droit: car quand elles ceffoient de fe motivoir , il retomboit fur le ventre. II avoit deux grands pieds, fur lefquels il fe dreffoit, mais il ne pouvoit pas courir, ce qui fit que je me hatai moins de de le dépêcher. Après avoir refté environ quatte minutes fur fes pieds a fe battre les flancs de fes nageoires 3 il retomba fur 1$ ventre. i ft  les Hommes Perfpadc qu'il ne pouvoit pas m'aftaquer^ je m/avancai un peu plus : a mon approehe il fe releva & agita fes nageoires comme auparavant, Cc fut alors qu'en le confidéran* de tous cötés, je vis qu'il n'avoit point-de queue; que fes nageoires de derrière ou pieds affez fembiabJes è ceux d'une grande grenouille s avoient au moins dix pouces de largeur & dix-huit de longueur , depuis le talon jufqu'au bout des doigts; & que fes jambes étoient fi .courtes , que quand i! fe drefioit , fes cuiflés po/oient par terre: fon ventre me parut large. & d'une couleur cendrée , auffi bien que fa poitrine. Ses yeux petits & bleus, plus ovale* que ronds, avoient une grande tache noire dans le milieu. II avoit un long mufeau comme un. ours , & armé de grandes dents. Après Favoir examiné vivant prés d'une dcmi-heure, je le fis relever encore & lui tirai un coup de fuiil. II jetta un grand cri ou hurlement', &C tomba mort. J'eus alors Ie tems de vifiter le refie de ma capture; & retournant mon filet, j'y trouvai quelques poiflbos que je connoiffois déja ; quelques autres d'une forme plus plate , & une petite maffe de chair informe. Cette 'dernière. me. parut être le fraj de celui que je, veneus de mer.  V O L A N S. 13 5: h crus qu'il me faudroit couper ce .grand animal par morceaux pour le mettre dans la chaloupe , tant il étoit pefant. Après avoir embarqué le refie , je tirai celui-ci a bord avec affez de peine ; puis ayant rempli mon tonneau , je repris le chemin de ma raaifon» Arrivé a terre, je fus obligé d'aller chercher mon chariot pour coriduire a ma grotte mon poiffon-bete ; car c'eft ainfi que je le nommai. J'eus d'abord envie d'en goüter , & en cas que fa, chair me fembiat bonne , de fal'er ou fécher le refie. Ainfi 1'ayant écorché &c vuidé > j'en fis griller un morceau : la graifTe qui en découloit s'enfiammoit, & fa chair fe trouva fi dure , que je n'en pus manger.. Je commencai alors a regreter la peine que j'avois prife inutilernent ; dans 1'eftbrt que j'avois été obligé de faire , mon filet s'étoit déchiré a déux ou trois endroits. J'étois prêt a jetter eet animal ; cependant étant aecoutumé a réfléchir fur tout, j.e voulus. 1'exami-ner encore avant de le jetter , §C. je ne tardai pas a changer d'avis. Voila , me dis-je % une peau bien chaude , qui,. en la,faifant fécher , pourra me faire un bon couffin^ II y avoit déja long-tems qee je n'avois pas d'autre ktmière que ceile du jour ; voyant donc, cue la graifie qui étoit fprtie en fi grande quaailté . ;- , ' - , l &  *35 les Hommes d'un petit morceau que j'avois fait rótir , senfiammoit aifément , ne pourrois-je pas, contmuai-jcen le faifant bouillir , en tirer dufuu oude 1'huile? Si j'en viensabout, je naura, pas fi maJ employé mon tems que je croyois. . ry travailIai f»r ««= champ ( car je ne laiffois jamais refroidir un projet dés qu'il étoit for- "e) J'en fis büllilIir tant que mon chaudron put en tenir ; pius Ja ]auTant refroidir - trouvai que toute la graifie s'étoit changée en une huile très-bonne a brüler. Ce fuccès excita mon induftrie ; je continuai mon opération , & ,'en tirai dix pintes d'huile qui me dedommagèrent bien de ma peine Cet animal étant fortement imprimé dans mon imagination , y fit naïtre une idee nouvelle en fongeant aux cris qu'il avoit fait en mourant, je cher,chai a me perfuader, & je par_ vins a croire que les voix que j'avois entendues pendant la faifon obfcure, venoient d'un nombre de ces animaux ou poiffon? qui jouoient dans Peau ou fur le bord du lac. Cette idéé ne comribua pas peu a diffiper mes craintes.  V O L A N S. Ï37 CHAPITRE XIV. Vauteur entend Les voix pendant l'kiver, fort & voit un fpeclacle fingulier fur le lac : il en ejl troublé. Songe. Soliloque. 11 entend encore les voix. Quelque chofe tombe brufquement fur fa maifon : il trouve une femme qu'il croit morte ; il la fait revenir. Defcription de cette femme; elle refie avec lui, J'avois paffe Tére fort agréablement, quoique je n'euffe pas encore vu le foleil; je m'é. tois occupé a 1'ouvrage que je viens de décrire ; j'avois pris encore deux poiffons bêtes qui m'avoient donné beaucoup d'huile : je m'étois fabriqué une cheminée dans mon antichambre , avec des briques faites de terre èc de vafe, &c cuites dans mon atre. J'avois pratiqué a un bout de cette chambre une fenêtre pour recevoir chez moi le peu de lumière qui venoit a travers des arbres, quand je ne voudrois pas ouvrir ma porte. J'avois fabriqué une lampe de terre pour brüler mon huile : enfin j'avois travaillé a amaffer des provifions , tant fraiches que falées , pour jout 1'hiver. Telles avoient été mes occupa-  *3'5 les Hommes tbns dans la belle faifon. A préfeht que lfjiver approchoit , &c que les jours devenoient fort courts , ou plutöt qu'il n'y avoit plus qu'tme efpèce de crépufcule , je reffois Ie plus fouvent dans ma maifon , moins cepen-. dant que 1'hiver précédent, faute de lumière je paffois prefque tout mon tems a dormir ou a me tranquillifer ; car a préfent ma lampe reitoit toujours aliumée. Je me fis une couverture de lit avec deux peaux de poiffonsbëtes y &l une troifième fer vit a fabriquer un couffin pour m'affeoir ; & je vous affure quece couffin étoit bien doux & fort chaud. Tout cela me rendoit la vie agréab.le & même affez, commode. Quelqu'un dira peut-être , en lifant ceci: que vouloit-il donc de plus ? En effet je fus content, tant que ma fituation refta telle que je viens de la décrire : mais quelque-tems. après , 1'obfcurité étant venue , les voix fe firent entendre de nouveau , tantöt en petit nombre, tantöt beaucoup a la fois; mes craintes fe renouvellèrent, & il me prit une mélancolie profonde. J'entrepris follement a diverfes reprifes de mettre la tête a la fenêtre^ pour clécouvrir d'o?i-partoient ces voix extraordinaires quoique je fcuffe fort bien, q'.ï'il faifoit trop fombre pour rien appe-ree.' voir.  V O L A N S. I3f En réfléchiffant mieux , je demeurai convaincu que ces voix ne pouvoient pas venir , fans le fon de fa voix. En la regardant de plus prés, elle me fembla la plus belle créature que j'euffe jamais vue. J'allois la prendre dans mes bras , lorfque le trouble de mes efprits m'éveilla.  '144 les Hommes Quand je fus levé, je reftai chez moi, né' me fondant pas alors de fortir. Mon fonga m'occupoit tout entier , & je n'avois que Patty dans la tête. Hélas ! m'écriai-je, que je ferois heureux , fi je pouvois la tenir dans cette foütude ! Que n'eft-ce une réalité plutöt qu'un fonge 1 J'en étois cependant fi frappé , que j'eus peine a m'empêcher de courir au lac pour voir fi je la rencontrerois. A la fin rappeliant ma raifon, je connus ma folie , ol je me tranquillifai. Cependant je m'écriai : quoi n'avoir perfonne avec qui converfer ! Perfonne qui puiffe m'aider , me confoler ! Quel état trifte! Je continuai ainfi a me plaindre tant que je me fentis fatigué. Alors j'entendis tout d'un coup les voix qui revenoiente Ecourons , dis-je , les voila encore. Eh bien j'y fuis réfolu , il faut me montrer , quoi qu'il en puiffe arriver. Ce n'eft point la folitude que je crains ; me voir environné de gens de toutes parts , fans favoir qui , eft pour moi une fituation mille fois pire que tout ce qu'ils pourroient me faire fouffrir. Pendant ce foliloque, les voix augmentèrent, & enfuite diminuèrent par degrès comme a 1'ordinaire. Je me faifis de mon fufil , & j'allois fortir , pleinement déterminé a me montrer , lorfqu'il tomba quelque chofe fur le  V O L A N S. ,4y U ïóit de mon antichambre ; tout 1'édtfice en fut ébranlé; Ja frayeur me faifit; j'entendis en même tems ün grand cri; & un mouvement qui fe fit auprès de Ia pofte de mort appartement, acheva de me troubler jufqu'au fond de 1'ame. Cependant déferminé è voir ce que c'étoit, j'ouvris réfolument ma porte & je fortis ; je ne vis perfonne ; tout 'étoit tranquille, & rien ne fe préfenta è moi qua mes craintes. J'allai enfuite doucement 'au coin de mon batiment , & regardant par terre a Ia lueur de ma lampe qui étoit poféë fur la fenêtre , je vis étendu è mes pieds quelque chofe qui reffembioit a un homme. Qui êtes-vous? m'écriai-je. Point de réponfe! Le courage , les forees m'abandonnèrent, je reftai quelque tems fur la place auffi immo* bile qu'une üatue : enfin reprenant mesfens, le courage me revint ; j'allai ch.rcher ma lampe , &c a mon retour je vis cette même %ure charmante, fous laquelle Patty m'avoit apparu en fonge. Sans porter plus loin n es réfiexions , je crus véritablement la voir devant moi ; d'abofd je la crus fans vie. En regardant de tous cötés , car jufqu'alors je «'avois pas détourné mes yeux de deffus fort vifage , je trouvai qu'elle avoit autour de la **te une efpèce de treffe> comme un ruban Tornt I, jr  146 les Hommes auquel étoient attachés & entortillés fes chs^ ,veux: elle me parut couverte d'une étoffe de foie mince , de couleur de chair ; en effayant de la foulever, je lui fentis encore un refte de chaleur qui me fit penfer qu'elle n'étoit pas morte. Je la pris donc dans mes bras,& marchai en arrière quelques pas ; ma lampe fe renverfa. Je 1'emportai avec moi dans ma grotte fans voir clair , & après 1'avoir couchée fur mon lit., j'allai rechercher ma lampe, Voila une aventure bien fingulière , difoisje. Comment Patty a-t-elle pu venir ici s habillée de foie & de baleine ? Je ne penfe pas que ce foient la les habillemens a la mode en Angleterre. Dans mon rêve elle étoit morte: auffi paroït-elle 1'être. Quoi qu'il en foit, elle eft encore chaude. Je ne faurois dire fi c'eft ici le lieu que 1'on va 'habiter après la mort; car je vois qu'il y a du monde , quoique je ne le connoiffe pas; h bon compte elle me paroït de chair & d'os. Si je puis parvenir k la faire revenir & a la pofféder comme ma femme , ce fera toujours un agrément & une confolation pour moi. Sans doute elle ne feroit pas venue ici, fi ce n'eüt été pour mon bien. Rempli de cette idéé , je rentrai dans ma  V O L A n s;. • grotte, & après en avoir fermé Ia'porte, je rallumai ma lampe. Puis allant auprès de ma Patty , car je m'imaginois toujours que c'étoit elle , je crus lui voir remuer un p6u les yeux. J'éloignai la lampe, de peur de lui mcommoder la vue, fi elle venoit a la tourner de ce cöté; & faifant chauffer le dernier verre que j'avois réfervé de mon vin de Madère, je le lui portai; elle étoit toujours fans mouvement. Je fuppofai alors que fa chute Pavoit blefiee confidérablement; je portai ma main fur fon fein , & je fentis que fon cceur battoit encore. J'en fus enchanté, & repre»ant efpérance, je trempai mon doigt dans le vm ; j'en humeöai fes lèvres deux ou trois fois, & Je crus fentir qu'elle les ouvroit un peu. Je m'avlfai d'aller prendre une cuiilèrei thé, & je m'en fervis pour lui verfer dans Ia bouche quelques gouttes de ce vin. Voyant qu'elle Pavoit avalé , je lui en donnai une feconde cuillerée , puis une troifième , jüfqira ce qu'enfin elle reprit fes fens peu-a-peu, & fe mit fur fon féant. Tout cela fe paffoit k la lueur foible que fourniffoit ma lampe d'un coin de ma chambre oh je I'avois placée , comme j'ai déja dit, hors de la portée de fa vue. Je lui fis alors diverfes queflions, comma K ij  t|£ les Hommes fi c'eüt été Patty , & qu'elle eüt pu m'en»-" tendre. De fon cöté elle me parlóit un langage auquel je ne connoiiTois rien , d'un ton ' vraiment fonore , & avec les plus doux accens que j'eüffe jamais entendus. Je fus chagrin de ne pas comprendre ce qu'elle me difoit: cependant croyant qu'elle pourroit peutêtre fe lever &c fe tenir de bout , je voulus 1'aider a fortir du lit. Quelle fut ma furprife en la touchant! D'un cöté il fembloit qu'elle fut encaiffée dans de la baleihe, & en même tems elle étoit auffi douce &c auffi chaude que fi elle eüt été toute nue. Je la pris dans mes bras , & la raportant dans mon antichambre , j'efiayai d'entrer avec elle en converfation. Je vis bien qu'il falloit renoncer è fon entretien , a moins que je n'apprïffe fa langue, ou elle la mienne. Mon fonge m'avoit tellement préoccupé 1'efprit de Patly & de fon changement, que je ne pouvois me perfuader que i'objet préfent a mes yeux ne fut pas elle ; cependant après un peu plus de réflexion, je fentois que Patty, quelque jolie qu'elle m'eüt femblé, n'approchoit pas de cette belle créature. II eft vraifemblable que les mêmes troubles nous agitoient 1'un & 1'autre; & je ne doute pas qu'elle ne fut auffi furprife que moi, de  VOIANS. J^y fa manière dont nous nous trouvions enfemble. Je lui offris de tout ce qu'il y avoit dans, ma grotte , Sc que je- crus propre a lui plaire elle en accepta pkifieur-s chofes avec reconnoiflance , a en juger par fes regards Sc fes geftes. Mais elle évitoit avec foin la lueur de ma lampe, Sc lui tournoit toujours le dos.. J'en fis la remarque , Si croyant qu'elle n'agiffoit ainfi que par modeftie , je ne voulus pas la gêner ; j'avois attention moi-même de la placer de la manière qui lui étoit agréable , quoique je me privaffe par la do la vue d'un objet qui me plaifoit infiniment. Après être refiés tous les deux affis quelque tems a jargonner fans nous entendre, elle fe leva Sc fit plufieurs tours dans mon appartement. Dans cette a-ttitude ,. fes, graces Sc fes mouvemens me charmèrent , tant fa taille étoit parfaite; mais la fingularité de fon habillement m'embarraflbit furieufement; je ne pouvois concevoir ce que c'étoit, ni comment elle s'en couvroit. Nous foupames enfemble; je lui fervis tout ce que j'avois de meilleur.. Quoique nous ne puffions pas nous entendre 1'un Fautre r nous. ne pümes nous empecher de parler chacun notre langage. Après le fouper je lui donnai quelques, & iij  ifo ie s'. Hommes verres de liqueur qu'elle but avec plaifir; & par des geiles tout-a-fait 'intelligibles, elle me remercia de mes attentions. Quelque tems après lui montrant mon lit, je lui fis figne d'aller s y coucher; elle parut allarmée de cette propofition, jufqu'a ce que je lui euffe fait entendre oh je comptois coucher moi-même, en me montrant du doigt,& enfuite un autre lit. Dès qu'elle m'eut compris, elle fe coucha fans facon. Pour moi je remis en place tout ce dont nous nous étions fervi pour le fouper : je couvris mon feu, &me couchai auffi. Car le moyen d'avoiraucun foupcon, ni d'appréhendér aucun danger d'une créature auffi charmante ? Je la traitai quelque tems avec tous les égards poffibles, fans vouloir fouffrir qu'elle fit la moindre chofe de mon ouvrage. 11 étoit bièn incommode pour tous les deux d'avoir 1'ufage de la parole,& de ne pouvoirnous exprimer que par des fignes. Je vis avec un plaifir véritable qu'elle fe donnoit toufces les peines poffibles pour apprendre a parler comme moi. A la vérité je n'étois point en refie, & je tachois auffi del'imiter en tout. Ce qui me furprit le plus dans les premiers tems, fut qu'elle ne marquat aucune inquiétude de fe voir renfermée : car dans les commencemens je tenois ma porte toujours biea  V O t A N Sl ï-fó clofe, de crainte de la perdre, & je m'attendois qu'elle ne manqueroit pas de profiter de la première occalion pour s'enfuir & me quitter; je nepenfois guère alors qu'elle put voler„ CHAPITRE XV. Wilkins apprêhende de perdre fa nouvelle maitreffe*. lis pajfent enfemble tout thiv.er , & commencent d apprendre la langue l'un de Üautre. Longue converfation entreux. Elle voie devant lui. Ils s'engagent d vivre enfemble comme mari &ïfemme.. {^uane> manouvelle maitreffe eutpaffé quinze jours avec moi, je m'appercus que mon eau baiffoit. L'idée de la quitter pour en aller faire provifion m'inquiétoit, & je le lui fis entrevoir par une trifteffe apparente. D'abord elle n'en pouvoit concevoir 1'objet. Cependant me voyant troublé, elle conjedïura que c'étoit mon inquiétude pour elle qui me rendoit firêveur elle me fit entendre par des geiles affez clairs que pouvois être tranquille , & qu'il ne lui arriveroit aucun mal en mon abfence» Alors je la priai ■ de mon mieux de ne point fortir avant mon ratour. Sitöt qu'elle l'eut compris, elle s'affit les bras cioifés ötappuya fa tête contre la muraille^ K  'ï* les Hommes pour m'anurer par cette attitude qu'elle ne botf gero.tpo.nt Cependant commej'avois aupt avant attaché une corde endehors de Ia poTte, el accrochat par précaution a un arbr , de crainte d'accident, qil0iqu'en effet elle n'eül pas le moindre deffein de s'en aller Je pris donc ma chaloupe, mon filet Sc mon tonneau, comme al'ordinaire:]'avo)S envie de wpporter au logis du poiffon frais pour diner ^^^^-^-j'-pêchaidecjuoifa e pufieurs repas,&n.lêmepoure * 6 ^ ce_qui en refioit,& je trouvai qu'elle 1'aim i mieux {^ de quelques jours, que frais celui qut etoit falé plus anciennement. Mon fel *mnw auffi, quoiqu, je 1'euffe épargné ^ üjutre, & en effet, ^ vins a bout 1'été Nous paflln.es ainfi le refie de 1'hiver enfemblenffquaceque la faifon devint affez claire po- que ,epuffe fortir un peu vers Ie«ai«« c7üeu7 eodols Ph,sVelIe me quitté; mileo eUtVOUUï'elle--^ntrouvé mdle occafions pour une, & elle ne 1'avoitjamais tenté. , • ' * '^^■^^^^^'^ obfcrvation qu'on aura peine k croire, C'eft  V O IA N S. 155 qu'étant de fexe différent, ayant chacun des defirs particuliers, enflammés d'amour 1'un pour 1'autre, fans que rien put mettre obftacle k notre fatLfaclion, nous avions vécu feuls fous le même toit pendant cinq mois, converfant enfemble du matin au foir; ( car pendant ce tems elle avoit appris affez bien 1'anglois, & moi fa langue) fans que je 1'euiïe jamais embraffée, ni que je luieuffe marqué d'autres defirs que ceux qu'une complaifance continuelle pour tout ce qu'elle fouhaitoit, pouvoit lui faire entrevoir. Je puis certifier même que je ne favois pas encore que fon habillement fut naturel, & non un ouvnge tie 1'art; réellement je le croyois de foie : il ett vrai que je ne I'avois jamais vu qu'a la uieur de ma lampe. Sa modeftie & la douceur de fa conduite avec moi, m'avoient donné une telle appréhenfion de lui déplaire, que, quoique rien au monde ne fut plus propre a infpirer de la paffion que fes charmes, je ferois mort plutöt que de la faluer même, fi je n'en avois eu un prétexte tout naturel. Le tems étant^devenu plus clair & les jours pluslongs, je pris fur moi un jour de lui propofer une promenade jufqu'au lac. D'abord elle s'en excufa avec douceur fur ce qu'elle déteffoit Cette grande clarté du jour : puis regardant dehors, elle meditque,pourvuqueje nelonifib  *?4 t es Hommes pas du bois, elle m'y accompagneroit; nous convinmes donc d'y aller faire un tour. J'avancai le premier fur le feuil de la porte, & le croyant trop élevé pour elle, je Ia pris dans mes bras pour la paffer de 1'autre cöté. En la tenant de cette manière, je ne favois que penfer de fon habir,tantil meparoiffoitjufte&ferré. Quand je la vis dans le bois a un jour plus naturel & plus vrat que la lumière de ma lampe, je la priai de me dire de quelle étoffe de foie ou autre fon habit étoit fait ? Elle fourit, & me demanda fi celui que je portois fous majaquette, n'étoitpas de même? Non vraiment, luirépondis-je, je n'ai autre chofe fous meshabits que ma pea». Que voulez-vous dire ? répliqua-t-elle , avec quelque aigreur. En effet j'ai toujours craintque ce vilain habit que vous portez, ne couvrït quelque chofe que vous he voulez pas que 1'on voye. N'êtes-vous pas un Glumm (i )? Qui, belle créature, lui dis-je. ( Quoiqu'elle me parlat dans ma langue, elle y mêloit toujours quelques mots de la fienne.) Hé bien, dit-elle, je erains que vous n'ayez été un méchant homme, & que vous ne foyez crashée (i); franchement j'en ferois défefpérée. Je fuis perfuadé, lui (i) Un homme. (2} Mutilé.  V O I A N S, IJJ répondis-je , qu'aucun de nous n'efi auffi parfait qu'il devroit 1'être; je compte pourtant que mes crimes ne font pas plus énormes que ceux des autres hommes. J'ai effuyé dans ma vie bien des traverfes ; mais la providence m'ayant enfin établi dans ce pays, d'oh il y a apparence que je ne fortirai jamais , je ne regarde pas comme une de fes moindres faveurs , de m'avoir donné en vous la co'mpagnie du plus excellent de fes ouvrages , & je lui en rendrai grace toute ma vie. Surprife de ce difcours, elle répiiqua : fi vous ne cherchez pas a m'en impofer, & que réellement vous ne foyez pas crashée, pourquoi dites-vous que vous ne voyez pas jour a fortir jamais d'ici ? N'avez-vous pas les mêmes voies que moi & tous les autres pour vous en aller ? Je crains vraiment que vous ne foyez mutilé : aütrement ( continua-t-elle en maniant les pans de mon habit) vous ne porteriez pas cette couverture embarraffante : vous rougiffez fans doute , de montrer fur votre habit naturel des preuves d'une mauvaife vie. J'avois beau rêver, je n'appercevois aucuri moyen de fortir de mon domaine ; cependant , penfois-je , s'il n'y avoit pas quelque iffue, elle ne parleroit pas fi pofuivement. 'Quant a mon habit & a me montrer tout nud , cette idee me faifoit rougir; fans la honte qui me retenoit, je  tf* 1ESHo M«B , ■efcrois deshabillé pourta foïsfaire. Madame, fo.djs-je, vous vous trompez; j'ai parCoum tous les recoms de ce nouveau monde, je nV V»I»eftpa»poftbled.retoi,rnerpaplem&ne E7fl ^ * vem* Quoi, dit-elle, oue Wez-vous dire, & qiieHe route pouvez-vous foubAter que celle par oft vous |fes ^ > % vous n'êtes pas crashée, 1'air ne vous efi-ilpas covert? Ne pouvez vous pas vous y promeL comme les_autres? Je vous fe répéte encore, monfieur, Je crains que nous n'ayez étémutilé pour vos crimes; quoique vos bontés pour moi " engagent k vous aimer de tout mon ceeur fc/e Ie croyois, je ne refierois pas un momenÊ avec vous; je ferois au défcfpoir de vous Vutter, maïs je ne pourrois m'en difpenfer. , me tr°uvois dans un étrange embarras ■ quentendoit-dle par être mutilé ? I-lmepaffoit a ce fujet mille idéés fingulières par la tête • l entendois affez bien le iens natllFeI de ce mors ««ais je ne favois de quelle manière ni par quelle Jgure de difcours elle m'en faifoit 1 application. ^nfin voyant qu'elle me regardoit avec un peu «te colere : madame, lui dis-je, ne vous fachez Pomt, je vous prie, daignez m'apprendre ce que vous voulez dire par le mot crashée, que vous répétez fi fouvent; j'en ignore aWblumêot  V O L A n s. $|-? fe fignification. Monfieur, me dit-elle, répondez-moi d'abord > par oü êtes-vous venu ici* Madame, répliquai-je, il eft aifé de vous fatisfaire; venez vous promener jufqu'au bord du bois, & je vous montrerai le paffage. Non, me «üt-eüe, je connois parfaiiement la chaïne de rochers qui environne ce pays. Sans y aller voir, la moindre defcription fuffira pour m'apprendre duquel vous êtes defcendu. Femme charmante, répondis-je, en vérité, je ne fuis point defcendu d'un rocher, & je ne voudrois pas 1'entreprendre pour mille mondes, ma perte feroit inévitable. Monfieur, me dit-elle encolère,cela eft faux, vous m'en impofez. Je vous déciare, madame, que ce que je vous dis eftexactement vrai, jamais je n'ai approché du fommet d'aucun rocher d'ici autour : nous fommes prés du bord du bois ; faifons encore quelques pas , & je vous montrerai par on je fuis entré. Allons donc, dit-elle, maintenant que cette odieufe clarté eft un peu diminuée, je veux bien vous y accompagner. Quand nous eümes avancé affez pour appercevoir le pont; madame, lui dis-je, voyez-vous cette caverne par oü la mer verfe fes eaux dans lelac? Eh bien, c'eft par la que je fuis entré. Cela n'eft pas poffible, dit-elle; voila encore un menfonge: je vois que vous me trompez, &que  158 les Hommes vous dites des chofes incroyables : adieu donc,'' 51 faut que je vous quitte. Mais permettez que je vous faffe encore une queftion. Par quel moyen êtes-vous venu a travers cette caverne? Et pourquoi n'avez-vous pas paffe par-deffus le rocher ? Quoi donc, madame, lui répondis-je , penfez-vous que ma chaloupe & moi puimons voler ? Venir par-deffus le rocher, dites-vous? Non , madame , je fuis parti du grand océan ; j'ai vogué dans ma chaloupe a travers de cette caverne, & je fuis arrivé-dans ce lac. Qu'entendez-vous par votre chaloupe ? me dit-elle. II femble que vous faffiez une difimcüon de vous & de votre chaloupe. Oui vraiment, madame, répliquai-je ; car je crois que je fuis de chair & d'os, au lieu que ma chaloupe eft faite de bois. Oui-da! dit-elle, & 911 eft cette chaloupe faite de bois ? fous votre habit ? Mon dieu! lui répliquai-je, madame, j'ai craint jufqu'a préfent que vous nefuffiezfachée;jevoismaintenant que vous voulez badiner. Quoi,porter une chaloupe fous mon habit? Non, madame, non, ma chaloupeeft dans le lac. Encore des menfonges, dit-elle. Non, madame, tout ce que je vous ai dit eft auffi. vrai, qu'il eft certain que ma chaloupe eft dans le lac. Venez avec moi; vos yeux feront témoins' de la fincérité de mes difcours. Elley confentit, patce qu'il faifoit noir, mais en m'avertiffant-:  V O 1 A N s! l*)9 que, fi je ne lui tenois parole, je ne la reverrois plus. Arrivés au lac auprès de mon bafiin; eh bien, madame, lui dis-je, vous voyez maintenant par vous-même fi je vous ai dit vrai ou non. Elle regarda bien ma chaloupe, & n'en avoit aucune idée. Voila, ajoutai-je, cette chaloupe avec laquelle je fuis parti du grand océan, j'ai paffé dans ce lac è travers la caverne. Enfin je m'eftimerai le plus heureux des mortels, fi vous daignez y refter avec moi, m'aimer & me croire. Je vous promets de ne jamais vous tromper, & d'employer toute ma vie k votre fervice. Elle avoit encore de la peine k croire ce que je difois de ma chaloupe, jufqu'è ce que fautant dedans, ie la pouffai k 1'eau, & je cötoyai le lac, tandis qu'elle marchoit vis-a-vis k terre. Enfin, elle parut fi bien reconciliée avec moi & ma chaloupe , qu'elle voulut que je la priffe fur mon bord , ce que je fis auffi-töt: nous nous promenades fur le lac; & en retournant k mon bafiin, ' je lui appris comment je m'en fervois pour aller chercher de ,1'eau, & 1'amener vis-a-vis ma grotte. Eh bien, me dit-elle, j'ai vpgué, comme vous dites, bien des fois en ma vie, mais jamais dans une machine femblable. J'avoue que cela eft bon, quand on a beaucoup de chofes a tranf-  ^ tE S tiü-MME 3 pof ter d'un lieu a un autre; mais aller fe fatiguer «nfi avec une rame, quand On ne veut que fe diyerur c'eft, „10n avis, Ia folie la plus ridicule. ^dame , Kurépondis-je, comment voudnez-vous donc que je voguaffe ? Nous aurions beaunousmettre dans la chaloupe, elle ne nous tranfporteroit pas d'elle-même, fi nous ne ranuonsavec force. Oü ave-z-vous eu, dit-elle cette machme que vous appellez „ne chaloupe ? Oh madame, lui répondis-je, c'eft une bftoire trop longue & trop facheufe pour Ia commencer «prefent; elle a été faite a plus de mille lieues d ,CI' Chez un Pe»Ple qui a la peau none , & qui eft tout-a-fait différent de nous. Quand je lai eue dabord,jenefo„geoisguèresèvoirce Pays ; je vous raconterai fidélement Ie tout quand nous ferons de retour. En effet je com mencois a fouhaiter de tout mon cceur d'être è «na grotte; carilétoit nuit fermée,&étant forti fi lom fans mon fufil, tout ce que je voyois ou entendon me faifoit peur : je le fis fentir è ma compagne; niais appercevant que ce mouvement ne lui faifoit pas plaifir, je n'infiftai pas uavantage. r Je connus alors, & j'en fus étonné, que plus ilfaifou nuit, plM elle étoit contente; la vue de ma chaloupe & notre promenade Paya,n mife en bonne humeur, je n'avois garde de la lui faire  V O L A N S. ïêt faire perdre. Je lui dis que, fi elle vouloif, nous defcendrions a terre, & qu'après avoir refferré la chaloupe, je raccompagnerois fi long-tems qu'elle jugeroit a propos. En caufant &t nous promenant le long du lac, elle fe mit è courie ün peu devant moi, & s'y jetta» Jepouffai auffi* tot un grand cri qui la fit rire, & elle me dit de lafuivre. II faifoit fi fombre, que jenelavoyois que confufément quand elle s'élanca dans le lac t alors regardant de tous mes yeux, je ne vis qu'une petite chaloupe qui nageoit fur 1'eau avec tant de vïteffe, que je la perdis de vue en un inftant; je courus le long de la cöte, de crainte de la perdre ; un moment après je la trouvai venant au devant de moi; mais plus de chaloupe. Mon cher, me dit-elle en fouriant, c'eft ainfi que je vogue, moi : 1'effroi que vous avez eu, me fait bien voir que vous ne connoiffez pas cette manière ; & comme vous dites que vous venez d'un pays qui eft, a plufieurs mille lieues d'ici, il eft bien poffible que vousfóyez fait différemment de moi: fi cela eft, le créateur nous a formés bien plus parfaits que vous : a vos difcours que j'ai écoutés avec beaucoup d'attention, je foup^onne que vous rt'êtes pas plus en état de voler que de voguer comme je fais. Non vraiment, ma belle, je nele puis pas, je voUiaffnre, Alors fe placant fur le bord du lac a un endroit Tornt 7. L  les Hommes un peu élevé, elle prit fon eflbr & s'envola de manière que je pouvois a peine la fuivre des yeux. J'en fus extrêmement furpris. Quoi, dis-je, après Favoir perdue de vue, eft-ce donc avec Unphantöme que j'habite depuis ü long-tems! II eüt bien mieux valupourmoi ne Favoir jamais vue , que de la perdre ainfi! Mais qu'aurois-je pu efpérer, quand elle feroit reftée ? II eft ciair tnaintenant que ce n'eft point une créature humaine. Cependant, me difois-je, elle eft de chair & d'os, je 1'ai bien fenti quand je Fai tranfportée hors de la grotte. Cette réflexion ne dura pas bng-tems, car en moins de dix minutes elle s'abattit devant moi fur fes pieds. Son retour me caufa une joie inexprimabie; elle s'en appercut bien, & m'a dit depuis qu'elle y avoit été fort fenfible. En effet, tous ce&événernens me causèrent une telle agitation dans Fame, que j'étois comme un homme frappé de la foudre ; je revins bientöt a moi, Sclaferrant dans mes bras avec tout Famour & la paffion que j'étois capable d'exprimer,, & pour la première fois. zvec des defirs; vous voila donc revenue , lui. dis je , mon bel ange ? Vous rendez la vie k un homme qui ne peut être heureux qu'en vous, adorant. Comment fe peut-il qu'avec tant d'avantages fur moi, vous renoncie* a to.us.les plaifirs  V O L A N S. 163 pour lefquela la nature vous a formée; vous abandonniez vos amis &c votre familie, pour accepter un afyle dans mes bras! Je vous fais don ici de tout ce qui eft en ma difpolition, mon amour 6i ma conftance Allons, allons, me dit-elle, je vois que vous êtes un plus digne homme que je ne le foupconnois; pardonnez la méfiance que j'ai eue, tant que j'ai ignoré vos perfections; maintenant jefuis perfuadée de tout ce que vous m'avez dit; & puifque vous paroifiez avoir tant de plaifir avec moi, je vous promets dene vous abandonner jamais, que la mort ou quelqu'autre accident auffi fatal ne vienne nous féparer. Partons, fi vous voulez, retournons; aufii-bien je fens que Fobicurité vaus fait peine , quoiqu'elle me plaife beaucoup a moi ; car en me donnant le plaifir de vous contempler, elle dérobe k vos yeux ma rougeur. C'eft ainfi qu'en nous difant mille chofes tendres, elle me donna la main , & nous regagnames la grotte oü notre mariage fut confcmmó cette nuit, fans autre cérémonie qu'un engagement réciproque de vivre comme mari &C femme. En effet ce confentement eft I'effentiel du mariage, 8l nous n'étions pas a portée de fairé d'autres cérémonies. Lij  164 les Hommes CHAPITRE XVI. Embarras de l'auteur en s'en allant coucher avec fa nouvelle époufe. Elle répond d plufieurs queflions qu'il lui fait, & éclair at fes dóutes au fujei des voix. Defcription des vals appelles fwangeans. L'orage vient après le calme , comme le calme iuccède a la tempête. Après le fouper, voulant laiffer a mon époufe la liberté de fe deshabiller toute feule , perfuadé que cette attenfion lui feroit plus agréable , je me retirai dans 1'antichambre, jufqu'a ce que je la crus ecuchée : enfuite ayant écarté ma lampe, j'avancai doucement prés du lit, Sc je me placai k cöté d'elle : mais en m'approchant davantage , il me parut qu'elle s'étoit couchée toute habillée. J'en fus un peu piqué, Sc je lui en demandai la caufe. En effet, je ne pouvois toucher fa chair qu'au vifage Sc aux mains. Elle fit un grand éclat de rire, Sc promenant fa main le long de mon cöté nud, elle s'appercut bientöt de la différence qu'elle avoit foupconnée entre elle Sc moi. Elle me dit donc douce-  V O L A N S. ié? ment , qu'elle , ni aiicüne perfonne qu'elle eüt jamais vue , n'avoit d'autre . habit que celui avec lequel on étoit né, & que Pon ne pouvoit le quitter qu'avec la vie. Ce difcours me déplut fort, non que la chofe me fit peine en elle-même , ou que je me fentïffe aucun dégout pour cette couverture, car elle étoit unie , chaude & pliis douce que le velours ou le plus beau fatin ; mais paree que j'avois peur qu'elle n'en fut tellement enveloppée , que quoique j'euffe a mes cötés la plus aimable compagne, il ne me fut pas poffible d'en tirer la fatisfaftion que mon amour me faifoit foubaiter. Dans le fort de mon impatienee , j'effayai plufieurs fois d'écarter cette couverture ; mais mes efforts furent inutiles. 11 faut pourtant , difois-je , qu'il y ait quelques moyens pour arriver au comble de mes defirs; autrement pourquoi auroit-elle été fi réfervée d'abord, & pourquoi maintenant qu'elle eft ma femme , auroit-ette fait la moit'ié du chemin avee tant de compiaifance? Dans tout autre tems j'aurois pouflé mes réflexions plus loin ,. & j'aurois expliqué mes objeftions fur un fait auffi fingutier, pour chercher a les éclaircir: mais plus preffé d'agir que de penfer, je gliflai ma main fur fon eftomac , pour trouver l'endroit L iij  les Hommes oh fon habit étoit croifé ;. ( car elle. étoii couchée de fon Jong:) je fe^tis plufieurs bords larges & plats, femblables è des brins. de baleine placés fous fa couverture , & qui lui enveloppoient le corps : je penfai que cela devoit être ferré comme un corps , & cher* chant le jgcet par derrière, je vis que je m'étois trompé ; ce contre-tems me chagrinoit. Craignant de me facher tout-a-fait, elle rabattit toutes ces efpèc'es de baleines le long de fes cötés , d'une manière fi imperceptible, que je ne le fentis pas, quoique je fuffe fort proche d'ellg: de forte qu'en promenant de nouveau ma main fur fon fein , je me vis fans aucun obfiacle en poffeffion du corps Ie plus charmant , qu'elle livra de bonne grace a mes embraffemens. Je dor mis profondément jufqu'au matin, & elle auffi ; mais en m'éveillant je fus curieus: de connoïtre quelle efpèce d'être j'avois eu dans mes bras, de quelle nature étoit eet ha-, bit, que je n'avois pu déranger malgré mes efforts, & dont elle s'éfoit débarraffée en un chn d'ceil, fans que je m'en appercuffe. Maintenant qu'elle eft ma femme, penfai-je, elle me fatisfera en toute chofe> & ne refufera pas de contenter ma curiofité. Jamais on n'a vu deux époux p!us amoureux  V O L A N 5, Wj & plus fatisfaits. M'étant levé le premier , j'aliumai du feu, & préparai pour le déjeuner «ne fóupe de poiffon , épaiffie avec de mon fromage a la crème. Enfuite j'appellai ma femme, les yeux toujours tournés vörsle lit, pour voir comment elle s'habilloit; mais ayant jetté de cöté la couverture , elle fe trouva toute habillée, Sc vint a mon Je 1'embraffai, & nous déjeünames: après quoi je lui dis que j'efpérois que tous les momens de notre vié feroient auffi heureux que ceux que nous vertiöns de paffer; elle me parut le défirer avec la même ardeur. Jufqu'a préfent je n'ai pis ofé vous demander votre nom , ajoutai-je ; Vous avez dü vous appercevoir par la manière dont je me fuie conduit depuis que nous fom*nës enfemble , qne j'ai eu pour vous une tendreffe particulière , Sc une attention fcrupuleufe de ne rien faire qui put vous déplaire, jufqu'a préfent j'ai fupprimé bien des queftions que j'avois a vous faire, Sc auxquelles jé vous prierai de répondre. Elle me dit qu'étant ma femme ; il étoit de fon devoir de m'écotiter & de me fatisfaire en tout; qu'elle avoit autant d'intérêt que moi a ce qui me regardoit, «e qu'elle iroit au-devant de ce qui pourröit m'obliger. Après ce préambule de complimens ( fs L iv  les Hommes je dois les appelier ainfi, Car lls . nonr U demidaS ar el'Je l"' " 2 ' ^ï^vant je vous „on. ^ n,a chere , & fi je favois votre vraJ Pom ;e le jomdrois avec cette tendre «prefJon de mon atnour. Vousfaurez tout, Sc même vous connoitrez ma familie dans une autre oc?ahon,; mon, nom n'eft pas difficile a répéter, je menomme Yoiwarkv ■ «anti T 7" APPrenez-moi mainte. Pant ie votre. Ma chère You^arky, lui dis-je, ^on nom etoit Pier™ Vilkins, quand jeFalen! endu prononcer la dernière fois: mais il y a fi J°ng-tems,quejePai prefque oublié. J'afen. ïl faut que vous me feffiez Ie plaifi, de répon. dr Vous n avez qu è parler , mon cher K Eh ben, contmuai-,e, racontez-moi par quel acadentvous étiez tombée fur le toitdemon *esd dedeffiis lesrochers?Ellemeré. pondn en founaat, vous me faites trop de quef- t^sa Ja fois, Mon pays efi bien au der des rochers,aune grande difence de celui-ci-je vous en jofiruirai une autre fois pius a loifir ,'en JS^lff férence de notre vue , & de la peine 'qu'elle reffentoit da ne pouvoir fortir avec moi dans tous les tems. Son chagrin me donnoit a moi une grande inquiétude. Je ne crois pas a la vérité , lui-je , que ma vue puiffe venir au même point que la votre; mais peut-être pourrai-je mettre la votre en état de fupporter la plus forte lumière que j'aye encore vue dans ce pays. Cette idéé me plait fort, mo% cher Pierre , répondit-elle , j'en fuis enchanrée ; car je ne connois pas de peine égale a celle d'être obligée de refter a la maifon quand vous fortez pour vos affaires, & je fuis réfolue, fi vous voulez, de tenter votre expérience ; je fouhaite de tout mon cceur qu'elle réuffiffe ; j'en doute pourtant. Je me mis a 1'ouvrage fur le champ, J'allai chercher dans ,mes vieux chiffons ; par bonheur j'y trouvai un méchant crêpe dé cha- peau^  V O I A N S. ' IJ/ peau. Je 1'effayai eh le mettant devant mes yeux pendant la plus forte ïurruère du jour ; mals croyant qu'il ne 1'obfcurciffoit pas encore affez, je le.doublai & je jugeai qu'il pourroit fervir en pet état ; pour plus de fureté , je le püai en trois , & le trouvant trop obfcur pour découvrir aucun objet au travers avec mes yeux , je penfai qu'il pourroit convenir a cëux de Youwarky. Car je voulois faire quelque chofe qui put réuffir tout d'un coup fans revenir a un fecond effai , pour ne, pas ^ la décourager en lui faifant croire la chofe impratiquable. II ne me falloit plus maintênant qu'un moyen pour fixer mon crêpe , Sc j^ comptai en venir a bout aifément; j'y trouvai plus de difficulté que je n'avois cru. J'eus envie d'abord de lier le crêpe fur fes yeux ; je 1'effayai fur moi-même, & fentis qu'il étoit rude 8c me bleffoit: je voulus enfuite 1'attacher a une vieille forme de chapeau , dans laquelle je ferrois mes hamecons & mes lignes k pêcher, 8c le laiffer pendre fur fes.yèüx : ce moyen avoit trop d'inconvéniens; car 'fa machine lui auroit battu fur le vifage pendant le vent, & loin de lui être utile , elle 1'auroit fort incommodée en volant. Ainfi me trouvant plus. embarraffé qu'auparavant ,ca la/fin j'imaginaitfiï moyen qui réuffit très-bien.'t^dée Tornt I. . M  ï?§ LES H O M M E S m'en vint de ce que j'avois vu k mon maitrê de penfion , & qu'il appelloit des yeux de bceuf, qu'il lioit autour de fa tête pour conferver fa vue en lifant. Je fis mon inflrument fur le même plan , avec mon vieux chapeau , des morceaux de corne de bélier,& le crêpe dont je viens de parler. ' Quand j'eus fini eet ouvrage, & après 1'avoir efTayé fur moi-même, j'eus lieu de croire qu'il rempliroit mon delTein , & je courus k Youvarky. Eh bien , ma chère, lui dis-je ; voulez-vous venir au ruiffeau ce matin ? II faut que j'y aille, car nous n'avons plus d'eau. Hélas! me dit-elle , en fecouant la tête Sc les larmes aux yeux , je Je voudrois bien. , Attendez , voyons fi le jour n'efi pas trop grand. Non , ma belle , continuai-je , vous ne fbrtirez que pour venir avec moi. En vérité, me repondit-elle, fi cela ne me faifoit pas mal a la tête & aux yeux , vous n'auriez pas la peine de me le dire deux fois. Eh bien , lui dis-je , ma chère Youwarky , je fuis venu exprès pour vous emmener; & afin que vous n'en fouffriez pas, tournez-vous , je viens vous appliquer le remède dont je vous ai parlé pour votre vue. Elle vouloit d'abord voir ce que c'étoit, je la priai d'attendre qu'elle eüt eflayé s'il pouvoit lui fer-  V O L A N S, t^c> Vir Ou non. Je lui ajuftai ma machine fur la tête. Maintenant, lui dis-je , fortons, & furtout prenez garde è l'effet que cela produira fur vous ; dès 1'inflant que la lumière vous fera mal , ne manquez pas de m'en avertir. Nous nous mimes en route fur le champ , &£ nous allames jufqu'au lac fans qu'elle en fit la moindre plainte. Quand nous y fümes arrivées ; eh bien , ma chère Youvarky , lui dis-je , en Pembraffant, que dites-vous de mon invention? voyez* vous bien avec cela? Oui, me répondit-elle j fort bien: mais , mon cher Pierre, vous avez pris 1'avantage du crépufcule pour me tromper ; & j'aurois bien mieux aimé refter au logis , que de vous mettre dans le cas de revenir la nuit pour avoir ma compagnie; Je. 1'affurai que nous n'étions tout au plus qu'au milieu du jour , ce qui lui fit bien plaifir; &£ pour Pen convaincre , je déliai le cordon pat derrière , elle vit que je ne lui en impofois point. Quand je lui eus rajufté de nouveau la machine elle y porta les mains pour fentir les différentes chofes .dont elle étoit faite, & après m'en avoir marqué fa furprife: mon cher Pierre , me dit-elle, c'eft a préfent que vous pouvez dire véritablement que vous vous ctes ernbarraffé d'une femme ; dès que je M ij  180 les Hommes puis .iitpporter fi aifément le grand jour , je ne vous laifferai plus fortir feul. Youwarki étant ainfi de bonne humeur, je lan9ai la chaloupe a 1'eau ; nous allames au ruiffeau remplir mon tonneau ; je jettai un ou deux coups de filet, & nous retournames. Tolite la foirée elle ne paria que des lunettes ; ( c'eft ainfi que je les avois nommées ) & de la pêche a laquelle elle avoit pris bien du plaifir : mais elle re venoit toujours aux lunettes. Elle les maniok , les retournoit de tous cótés , & ne finiffoit point de les confidérer; elle me fit même k ce fujet plufieurs queftions bien raifonnables ; par exemple ,■ comment elles pouvoient produire eet effet fur fes yeux, & la mettre en état de regarder le grand jour fans en être bleffée, &C d'autres femblables. Le lendemain elle fortit feule avec fes lunettes pour les effayer encore : après quoi elle me tint parole; car depuis elle ne vouloit plus me laiffer fortir fans elle , & m'accompagnoit par tout avec plaifir.  V O l a n s. l8l CHAPITRE XVIII. Youwarki devient enceinte. Provifions de Filkins. 11 ny a ni bites ni voijfons dans le pays de Youwarki. Elle entend, des voix : fes raifins pour ne pas voir ceux: de qui elles venoient. Elk accouche d'un fils : paroles aigres d cette occafion. lis appercoivent divers oifeaux ; en confervmt les ceufs. Manière dont Wilkins comptoit. lts tems. Trois mois après notre mariage, Youwarky s'appe'rcut qu'elle étoit enceinte: j'en fus bien charmé; car quoique j'euffe eu autrefois deux enfans de Patty, je n'avois jamais vu ni 1'un ni 1'autre ; ainfi je défirois fort d'être père. ■Je m'amufois quelquefois de mille idéés chi-, mériques ; par exemple fi Penfant auroit un Graundy ou non? a qui de nous deux il reflembleroit le plus ? comment nous ferions pour nous palTér de fage-femme ?, comment nouspourrions élever Penfant, faute de lait, en cas que Youwarky ne put pas Ie nourrir ? A Ia vérité , j'avois tout le tems de me livrer a ces rêveries; car ayant refferré nos- provifions d'hiver , nous n'ayions pas d'autre oe> M iij  f8z les Hommes Cupation que de paffer le tems auprès d'un: bon feu, a jafer, badiner enfemble, & faire la meilleure chère que nous pouvions : en effet , nous ne la faifions pas trop mauvaife; car nous avions le plus beau pairt du monde, des poires de réferve, & toute forte de poiffon féché; de deux femaines 1'une , nous mangions du poiffon frais pendant trois ou quatre jours, de fuite i jkvois du vinaigre , & une certaine herbe mordicante qui me tenoit lieu de noivrej nous avions auffi des noix de plufieurs fortes; ainfi rien ne nous manquoit, Vers ce rems-tè , Youwarky vint un jou* avec moi au ruiffeau pour renouveller notre provifion dseau; & ayant jetté quelques coups de filet, je pris plufieurs poiffons , dont quelques-uns m'étoient encore ineonnus. Au retour nous nous occupames a en faler & préparer quelques- uns je m'avifai de demander è Youwarky , comment on accommodoir Ie poiffon dans fon pays , & s'il y en avoit de bien des fortes? Elle me répondit qu'elle n'avoit jamais vu ni entendu parler de poiffon a jufqu'au moment qu'elle étoit venue avec moi. Quoi} lui dis-je , point de poiffons chez vous ? Vous êtes donc privés d'un des mets >les plus. délicats? Vous ne vive? donc crue de viande 4Poorpt-fwangeanti, lui dis-je? De la viande,  V o t a n s: ïS$ sne répondit-elle en riant, & de quoi? Bon» répliquai-je , vous dèvez favoir mieux quemoi, quels font les animaux de votre pays. En Angleterre , oü j'ai été élevé, nous avons. des bceufs , des pores , des moutons , des agneaux , des veaux; c'eft ce qui fait nos repas ordinaires : enfuite nous avons des bêtes. fauves , des lièvres , des lapins, on en fert fur les tables délicates , fans compter un nombre infini de volailles différentes, & du poiffon tant qu'on en veut. Je n'ai jamais entendu parler de ma vie de toutes ces chofés, me répondit Yoüwarky: on ne mange que des fruits & de3 herbes , & les mets qu'on en compofe k Normbdsgrfutt. Vous prononcez encore ce vilain raot ? lui dis-je. Ah ! mon cher , repritelle vi vement, je vous demande'pardon. Ehbien, nimoi, ni qui que ce foitdema connoiffance, n'a jamais rien mangé de tout cela a DoorptfVangeanti. Mais en vous voyant manger ce que vous appellez du poiffbn , je n'ai point eu de fcrupule d'en manger auffi , & je le trouve fort bon, fur-tout celui qui eft falé jufqu'a mon arrivée ici t je n'avois, jamais goüté non plus ce que vous appellez da fel. Je ne faurois donc concevoir , lui dis-je , quelle forte de pays eft ie votre , ni comment vous y viyez tous. Ah-! me dit-elle, on n'y / ML tv  les Hommes manque de rien, & je fouhaiterois que nous y fuffions , vous & moi J'appréhendai d'ayoir trop parlé de fon pays : ainfi je changeai adroitement de converfation. L'hiver ne fut pas plutöt arrivé , qu'un jour étant au lit avec Youwarky , j'entendis encore les voix. Quoiqu'elle m'eüt parlé des gens de fon pays , & des parties de plaifir qu'ils viennent faire dans le notre , j'avoue que je fus un peu effrayé: je la réveillai. Dès qu'elles les eut entendues , elle s'écria ; oui vraiment, les voila ; il y a dix contre un k parier que ma fceur eft de la bande , ou quelqu'un de notre familie. Ecoutons , je crois entendre fa voix. J'écoutai moi-même avec beaucoup d'attention ; & comme je favois déja une grande partie des mots de leur langue, je diftinguois les différens interlocuteurs , & je comprenois prefque tout ce qu'ils difoient. Je voulus engager Youwarky a fortir & les aller appeller. Je ne le ferois pas pour tout au monde, me répondit-elle vivement: avezvous envie de me perdre ? Quoique je n'aye point I'intention de vous quitter , je fuis groffe : s'i's alloient vouloir m'emmener par force , ils pourroient me bleffer , & me mettre en danger de perdre la vie , ou du  V O L A N S. 185 moins de tuer mon enfant. Cette réflexion me parut fi jufte , que je n'infiftai pas davanjage; je lui fcus bon gré de cette attention , & je 1'en aimai dix fois plus qu'auparavant, fi cela eft poffible. L'été fuivant elle me donna un Yavm (1) auffi blanc que Falbatre. Cette pauvre femme accoucha fans les fecours ordinaires, & cependant très-heureufement. Après lui avoir fervi une foupe de poiffon que je fis de mon mieux, & lui avoir donné un peu de liqueur, je n'eus rien de plus preffé que de voir fi mon Yawm avoit le Graundy ou non : voyant qu'il en avoit un ; enfin, dis-je k Youvarky, vous m'avez donné un héritier légitime pour fuccéder a mes domaines. Perfonne ne lui difputera furement fon titre , car il eft des vötres. Je lui tins ce difcours avec autant de plaifir & de joie, que j'en euffe reffenti de ma vie , & je le faifois bien innocemment; cependant la pauvre Youwarky fondit en larmes, & en prit un chagrin qui la rendoit inconfolable. Je lui demandai la raifon de fes pleurs, & la conjurai de m'apprendre ce qui lui faifoit tant de peine ; ce fut inutilement. Enfin me voyant prefque en colere, ce qui (1) Enfant male.  iS6 les Hommes étoit tout nouveau pour elle, elle me dit enfanv gfotant qu'elle étoit au déteipoir que je foupconnaffe fa fidélïté. Comme je n'en avois jamais eu 1'idée, ce difcours me furprit. Non,, chère femme , lui dis-je, je n'ai jamais conga Ie foupcon dont vous m'accufez , & je ne comprends pas ce que veut dire un pareil reproche. Je fuis bien füre du moins, répondit-elle , que vous n'en avez aucun fujet : cependant vous avez dit que ce pauvre enfant étoit un des nötres; n'eft-ce pas me faire entendre , que s'il eüt été k vous, il auroit du naitre comme vous, c'eft-è-dire fans graundy. Je ne faurois fupporter cette idéé ; & fi vous continuez a penfer ainfi, c'en eft fait de moi: ótez-moi la vie tout d'un coup, plutöt que de me la rendre odieufe par de pareils reproches. Je n'avois pas imaginé qu'on püt donner k ce que j'avois dit un fi mauvais fens; cependant je fus au défefpoir de m'être fervi de pareils termes. Mais venant a confidérer qu'elleétoit Ja femme la plus fidelie & la plus attachée qu'il y eüt fur la terre , & que le- véritable amour eft dé'licat fur tout ce qui peut tentir tant foït peu le mépris ou le reproche, même dans un fens forcé , j'attribuai ce reffen». timent mal fondé a 1'excès de fa t«ndreffe j  V O L A N S. 187 je me jettai fur le lit, & baignant fon vifage de mes larmes , je 1'affurai que je n'avois eu aucune idéé qui püt favorifer le fens qu'elle donnoit a mes paroles, & je lui proteftai que je n'aurois jamais le moindrefujet de jalouiie. A force de PaiTurer par les fermens les plus forts d'une confiance abfolue en fa vertu , elle fut pleinement convaincue de fon erreur , 8c avoua qu'elle avoit été trop prompte a m'accufer. De nouvelies proteftations d'amour nous réconcilièrent fur le cbamp , & nous redevinmes auffi bons amis qu'auparavant, Youwarky étant entièrement rétablie de fes couches, fe trouva trés- bonne nourrice, & mon petit Pedro ( car c'eft ainfi que je nommai mon fils) devint un enfant charmant; k un an il marchoit feul , & commengoit a parler a vingt mois. J'eus encore deux autres fils dans 1'efpace de trois ans. Yoirvrarky les nourrit tous , & ils s'élevèrent trés- bien. Je ne parlerai pas de mille chofes toutes ordinaires qui nous arrivèrent dans eet efpace de tems. Aller a la pêche , faire de fréquens voyages au ruiffeau pour avoir de Peau, ramaffer pendant 1'été des provifions pour 1'hiver , avoir foin de ma faline , voila les travaux auxquels j'employois le tems, & je me trouvai en état de foutenir afléz bien ma petite familie,  jg8 les Hommes Dans le même efpace de tems je découvris encore plufieurs mets nouveaux , tresbons k manger. J'ai déja dit ci:devant , que j'avois remarqué dans les mois de 1'été quantité d'oifeaux autour du bois & du lac. Dès mon arrivée dans le pays , je leur avois tiré quelques coups de fufila deux ou trois reprifes, ce qui les a^oit fait prefque tous déferter de mes dörnjaines ; ayant paffé enfuite plus de trois ans fans les troubler , ils étoient revenus en auffi grande quantité qu'auparavant. La tranquillité dont je les avois laiffé jouir m'avoit été très-avantageufe; car leurs ceufs fourniffoient pour ma table un furcroït qui ne me manquoit jamais; j'en mangeois de frais en été , & de falés en hiver, C'étoit vers le mois d'oöobre que ces oifeaux avoient coutume de venir ; le mois de novembre étoit le tems de leur ponte , &£ je trouvois alors leurs ceufs dans les rofeaux le long du lac, oii j'en ramaffois en quantité: il y en avoit auffi beaucoup dans les bois parmi les brouffailles & dans les taillis. Je les fervois fur ma table de différentes manières ; car j'avois appris a ma femme k en faire d'excellent boudin, en y mêlant de la farine de mes fromages k la crème, & un peu de jus de cornes de bélier : j'en mangeois, auffi de  V O L A N Si Ï89 bouiilis ou grilles , & fouvent j'en prenois pour faire la fauce de mon poiffon, A 1'égard des oifeaux mêmes , comme je ne les tuois plus depuis long-tems a coups de fufil, j'avois trouvé le moyen de les prendre avec des filets que je tendois entre les arbres; j'en attrapxi même de plufieurs fortes avec des trébuchets, depuis la grolTeur d'une grive jufqu'a celle d'un poulet d'inde. Comme je m'étendrai davantagefur cette matière, quand ilfera queftion de ma baffé-cour & de ma volaille , je n'en parlerai pas davantage ici. On fera peut-être furpris que j'ai pu conferver affez précifément la fuite des tems pour parler des mois en particulier. Je vous dirai donc qu'a mon arrivée d;Amérique, j'y étois fórt exact1: nous étions partis le quatorze noVembre, je n'avois échoué prés du rocher que le premier ou le fecond jour de février. Jufqu'alors mon compte étoit jufte. 11 n'en fut pas de même par la fuite; cependant, a quelque chofe prés, j'obfervai les dates, autant que je pus, jufqu'è ce que les jours dimiriuèrent au point de m'en empêcher. Après ce tems, je me fis une année a ma mode. Je trouvai que la durée de 1'obfcurité, ou ce que je pouvois appellar nuit, dans le cours de vingt-quatre heitres ou d'un jour plein, crojf  JOO LES Ho M MES foit pendant fix mois; qu'enfuite elle décroiffoit pendant un tems égal, & qu'alors la partie éclairée du jour avoit fon tour comme dans les autres pays du monde, mais dans un ordre renverfé ; c'eft-a -dire, que le décroiffement de la lumière devenoitlenfible vers le milieu de mars, & qu'il étoit a fon plus haut point a la fin d'aoüt ou dë feptembre; qu'au contraire, dans le refte de 1'année les jours augmentoient jufqu'a la fin de février, ou ils étoient a leur plus grande longueur. D'après cette obfervation , je divifai 1'année en deux faifons , & je commencois 1'hiver au milieu de mars, & 1'été au milieu de feptembre. Ainfi mon hiver comprenoit le printems & 1'été de TEurope , & mon été arrivoit pendant Fautomne & 1'hiver d'Angleterre. Après avoir ainfi arrangé les tems, je ne m'embarraffai guère des jours ni des femaines; je ne comptois plus que par les faifons de 1'été & de 1'hiver; de forte que je me fuis rapporté affez jufte quant k leurs révolutions, quoique je n'aye point fait regiftre du quantième des années, &c qu'a£luellement que j'écris, je ne fache pas précifément en quelle année nous fommes.  V O L A N S. C.H A P I T R E XIX. 'jEmbarras dt Wilkins pour habiller Pedro fon fils aini. Converfation avec fa femme au fujet du, -vaiffeau : elle y prend fon effor. Réflexions zrijles de /auteur jufqu'a fin retour. Ce qu'elle yfit,&ce qu'elle en rapporta. Ellehabille fis enfans, &fait unficond tour au vaiffeau. J'Ai déja dit que mon fils Pedro avoit le graundy. Quand il fut devenu un peu grand, ce graundy fe trouva trop petit, de forte qu'il étoit vifible que jamais il ne pourroit voler; Car a peine rejoignoit-il pardevant , au lieu qu'il auroit dü croifer jufque fur les cötés. Cette circonftance fit plaifir a Youwarky; car quói que j'eufie faitauparavant pour la diffuader, elle étoit füre maintenant que je ne pourrois plus la foupconner. Quoi qu'il en foit, le graundy de eet enfant n'étant pas un habiliement fuffifant pour lui, il falloit néceffairement fonger a lui en donner un autre. Je retournai toutes mes hardes fans rien trouver qui fut propre, ou du moins que je fguffe Ie moyen d'ajufter pour lui. J'avois fait a You?Farki la defcription de Phabillement des petits  191 les Hommes gargons de mon pays, elle s'en étoit formé une idéé affez jufte; mais nous n'avions point ce qu'il auroit fallu pour les travailler. Hélas! ma chère, lui dis-je, fi j'étois né avec le graundy, je n'aurois pas beioin de me mettre 1'efprit a la torture pour habiller mon fils. Qu'entendezvous par la ? répondit-elle. Hélas! ajoutai-je , j'aurois déja fait un tour a mon vaiffeau (je lui avois raconté depuis long-tems mes aventures fur mer, jufqu'au moment oü le vaiffeau alia échouer contre le rocher d'aiman ) & j'en aurois rapporté bien des chofes dont vous ne pouvez avoir aucune idéé, paree qu'on ne s'en fert point chez vous. Elle me parut curieufe de: favoir comment un vaiffeau étoit fait, & a quoi il pouvoit reffembler; comment une perfonne qui n'en avoit jamais vu, pourroit le connoitre & la feule defcription ; de quelle manière on y entroit; & quantité d'autres chofes femblables. Enfuite elle me demanda ce que c'étoit que des aiguilles, & autres uftenfiles dont je lui avois parlé en différens tems; dans quel endroit du vaiffeau on les mettoit d'ordinaire. Pour fatisfaire fa curiofité , voyant qu'elle prenoit plaifir' è m'entendre, je répondis a toutes fesqueftions; j'étois bien éloigné alors de concevoir fon intention. Deux jours après, étant forti pendant deux OW  V O L A N 5'J Ï9J ou trois heures de la matinee pour aller couper du bois, je trouvai en arrivant le petit Pedro en pleurs qui s'égofilloit a force de crier, Sc fon petit frère Tommy quile tiroit & le traiuoit fur le plancher pour le fuivre. Le plus jeune qui étoit encore un petit enfant, dormoit profondément fur une des peaux de poiffon-bête, dans un coin de la chambre. Je demandai a Pedro ou étoit fa mère: le pauvre enfant ne put pas me dire autre chofe , finon, maman s'en eft allée, maman eft partie. Je m'étonnai oü elle pouvoit être; car jufqu'alors je ne I'avois jamais trouvée abfente. J'attendispatiemment jufqu'au foir : point de femme. Ce fut alors que je me livrai a mon inquiétude. Cependant mes enfans étant accablés de fommeil , je crus n'avoir rien de mieux a faire que de m'aller coucher Sc refter tranquille. Ainfi les ayant fait fouper tous les trois , nous nous couchames : ils s'endormirent. Pour moi j'avois 1'efprit trop inquiet pour fermer 1'ceil : il me paffa dans la tête mille idéés chimériques aufujetde ma femme. Tantöt je m'imaginois que fes compatriotes I'avoient' emmenée ; tantöt qu'elle s'en étoit allée volon« tairement pour faire la paix avec fon pè-e. Je ne pouvois m'arrêter a cette penfée, vu fa teni dreffe pour fes enfans Sc fon amitié pour moi. J'étois für qu'elle ne voudroit pasm'abandonner Tomé I. N  194 LES, H ommes du moins fans m'avertir. Mais hélas! difois-je, peut-être eft-elle bien proche de moi; fans doute elle fe fera trouvée mal, & n'aUra pu regagner la maifon, ©u bien elle fera morte fubitement dans le bois. Je reftai long-tems dans cette perplexité fans trouver de raijbns pour excufer une fi longue abfence. Eh bien, penfois-je, fi elle eft morte, ou qu'elle m'ait quitté , ce qui feroit auffi facheux, que vais-je faire de mes trois pauvres petits enfans ? Encore s'ils étoient plus forts , ils pourroient me fecourir & m'aider les uns les autres : mais a un age auffi tendre, comment pourrai-je les élever fans la tendreffe «l'une mère ? L'idée feule de les voir languir k mes yeux fans pouvoir les fecourir, me feroit mourir de chagrin. Ne pouvant ni dormir, ni refter couché , je me levai dans le deffein d'aller chercher Youwarky par tout le bois, & de 1'appeller de tous cötés, afin que, fi par hafard elle échappoit a ma vue, elle püt du moins m'entendre. Comme j'ouvrois Ia porte & que j'allois fortir, je fus agréablement furpris de la voir arriver avec quelque chofe fur les bras. Ma chère Youv/arki, lui.dis-je, oü avez-vous donc été? Que vous eft-il arrivé pour refter fi long-tems dehors? Nos pauvres enfans fe défoloient de ne point vous yoir, & moi j'étois inconfolable, & j'allois  V O L A N S. i^j eourir comme un fbu pour vous chercher. Youwarky fut toute confufe en penfant au chagrin qu'elle m'avoit donné & a mes enfans. Mon cher Pierre, me dit-elle en m'embraffant, pardonnez-moi, je vous prie, la feule chofe que j'aye jamais faite pour vous offenfer; ce fera, je 1'efpère, la dernière fois que je vous aurai donné ftijet de vous plaindre de moi. Sortons un peu, & je vous raconterai plus au long 1'hiftoire de mon abfence. Vous fouvenez-vous du plaifir que je pris 1'autre jour a vous entendre parler du vaiffeau ? Oui vraiment je m'en fouviens, lui répondis-je. II faut que vous m'excufiez, répliqua t-elle, je fuis allé le voir. Cela n'eft pas pofllble, répliquai-je; & en effet pour cette fois je crus qu'elle vouloit me tromper. Je vous affure , dit-elle, que j'y ai été ; c'eft une chofe bien furprenante : fi vous ne voulez pas m'en croire, j'en aiapporté la preuve ; venez feulement jufqu'au bord du bois, vous en ferez cpnvaincu. Mais je vous prie, dis-je, qu'avez-vous la fur le bras? Je vous jure, répondit-elle, que je n'y penfois déja plus : tenez, ceci vous coafirmera encore ce que je viens de dire. Je retournai le paquet fens deffus deffous, & le regardant de plus .prés: en effet, dis je, cette vefte reffemble parfaitement s une autre qui eft dans une armoire de la chambre du capitaine. N ij  196 les Hommes Ne elites pas qu'elle lui relTemble, répondit-elle, dites plutöt que c'eft elle-même ; car je puis vous le certifier; &ii vous euffiez été avec moi, nous aurions pu rapporter tant de chofes pour nous & pour nos enfans, que nous n'en aurions pasmanqué quand nous vivrions cent ans : quoi qu'il en foil , j'ai laiffé quelque chofe hors du bois, que vous pourrez apporter. Quand nous eümes caufé quelque tems, elle entendit remuer fes enfans, les leva , & vouloit leur préparer a déjeuner comme elle avoit coutume de faire. Tenez, ma chère , lui dis-je , vous devez être fatiguée de votre voyage ; allez vous repofer , & laiffez-moi ce foin. Mon cher, répliqua-t-elle, vous croyez, a ce qu'il me paroït, que ce vol eft fatiguant ? vous vous trompez ; j'ai plus fatigué a aller jufqu'au lac &revenir , que dans tout le refte du voyage. Ah! continua-t-elle , fi vous aviez le graundy, vous vous repoferiez en volant après le plus grand travail; car les merljpres qui font en agitation en marchant, font tous en repos quand on voie ; & au contraire , ceux dont on fe fert pour voler, font en repos quand on marche fur la terre, Toute la fatigue du vol n'eft qu'en s'élevant de terre pour prendre fon effor : quand une fois on eft fur le graundy & a une certaine hauteur, le refte n'eft qu'un jeu, une bagatelle. II ne faut  V O 1 A N Si Ï97 quefonger afon chemin, Sc fe tourner de ce cöté la , le graundy vous y dirige auffi promptement, que les pieds vous obéiffent fur la terre, fans que vous faffiez attention atous les pas que vous faites. Cela n'exige point un travail comme votre chaloupe, pour vous faire avancer. Après nous être ün peu remis, nous nous promenames au bord du bois pour prendre la pacotille que ma femme avoit apportée dn vaiffeau. Je fus furpris de fa groffeur, Sc voyant au-dehors que c'étoient des habits, je les mis fur mon épaule avec bien de la peine Sc les portai au logis. Mais en Pouvrant j'y trouvai des chofes bien plus précieufes que je ne I'avois cru; car il y avoit un marteau, beaucoup de chevilles de fer Sc de clous, trois cuillières^ environ cinq affiettes d'étain , quatre couteaux & une fourchette , unejpetite jatte a punche, de porcelaine , deux taffes k chocolat, un papier d'éguilles & plufieurs d'épingles, une cefiaine quantité de gros 61 , une paire de fouliers , & beaucoup d'autres chofes qu'elle m'avoit entendu fouhaiter, 6c dont je lui avois fait la defcription ; fans comptet de la toüe Sc de 1'étoffe de laine de plufieurs fortes, dont elle s'étoit fervie pour empaqueter le refte : elle avoit auffi attaché par-deffus le paquet un grand N iif  198 les Hommes plat d'étain a potage. Tout cela étoit auffi proprement empaqueté que fi elle eüt été éievée a ce métier toute fa vie. Quand j'eus vifité ce paquet & s'étendent horifontalement; mais elles font moins longues que les autres. L'efpace d'entre ces cötes Sc les premières eft rempli par la même membrane, & au-deffous il y a un plpprofond & lache de cette membrane , de facon que pendant le vol, les bras peuvent être au-deffus oü au-deffous des cötes ; mais ils font toujours au-deffus quand le graundy eft fermé. Ces dernières cötes s'ajuftent alors fous les fupérieures , Sc tombent auffi avec elles par devant jufqu'a la ceinture, mais elles ne font pas jointes avec les cötes de deffous. II règne le long de Pépine du dos un cartilage large , plat Sc fort, auquel font jointes plufieurs "au-. tres cötes femblables , qui toutes s'ouvrent horifontalement: la même membrane en remplit les intervalles ; Sc elles font jointes aux cötes de la perionne, précifément a I'endroit oii le plan du dos commence a prendre fon contour vers la poitrine Sc le ventre. Quand  aotS les Hommes ces cötes font repliées , elles enveloppent le cbrps tout autour jufqu'a 1'autre cöté , en s'ajuftant 1'une fur 1'autre. De la partie la plus baffe de 1'épine du dos fortent encore deux autres cötes , qui étant ouvertes s'étendent horifontalement & fe joignent aux hanches ; elles font affez longues pour croifer fur le ventre jufqu'a la jointure qui eft de 1'autre cöté. Depuis la jointure de la hanche, c'efta-dire, a Pextrémité la plus haute de l'os de la hanche, eft un cartilage flexible qui règne en dehors le long de la cuiffe & de la jambe jufqu'a la cheville du pied. De ce cartilage fortent d'efpace en efpace plufieurs autres petites cötes horifontales quand elles font ouvertes; mais qui étant fermées enveloppent la cuiffe & la jambe, & retournent en dedans oh elles recouvrent le cartilage ; leurs intervalles font pareillement remplis de la même membrane. Depuis les deux cötes qui joignent la partie inférieure de 1'épine du dos, pend une efpèce de tablier court , fort pliffé, qui règne d'une hanche a 1'autre, Sc qui defcend au-deffous des feffes jufqu'aux jarrets. Ce tablier a auffi d'efpace en efpace de petites cötes fort déliées. Précifément au-deffus de la jointure inférieure de 1'épine du dos Sc pardeffus le tablier, il y a deux autres longues  V O L A N S. 107 branches, qui fermées fe couchentle long-du dos jufqu'aux épaules, ou chaque cöte a une efpèce d'agraffe qui s'y accroche juftement ious le ph des branches ou cötes fupérieure* ce qui tient ces deux cötes applaties fur le' dos dans la forme d'un V: les efpaces intermediaires font auffi garnis de la membrane Cette dernière pièce, pendant le vol, fe détache des épaules, & tombe prefque jufqu'a la cheville des deux pieds, oü les deux a-aW saccrochant le long de chaque jambe en dedans , la tiennent trés-ferme : alors le tablier court par la force des cötes qui s'y trouvent, fe rephe entre les cuiffes, & remonte par devant pour couvrir les parties naturelles & les ames , jufqu'au du bas ventre oü il fe termine Les bras font pareillement couverts depuis les épaules ,ufqu'au poignet , de la même membrane délicate attachée a des cötes d'une grandeur proportionnée , & qui font jointes è im cartiiage placé en dehors, de même qu'aux jambes. ^ On ne fauroit concevoir Ia différence qu'il 7 a entre ces cötes quand elles font tendues & quand elles font pliées. Pliées , elles font auffi fouples que Ia plus fine baleine, & en core plus. Étendues au contraire, elles font auffi fortes & auffi dures que des qs  io8 les Hommes" vont toujours en diminuant depuis leurs racïnes, & font plus ou moins larges , felon les lieux qu'elles occupent, & les fonöions auxquelles elles, font defiinées , jufqu'a leur pointe qui eft auffi fine qu'un cheveu. Je n'ai jamais rien vu de fi élafiique que la membrane qui les fépare. Quand elles font fermées , cette membrane n'occupe pas plus d'efpace que d'une cöte a 1'autre , & elle eft auffi plate & auffi unie qu'il eft poffible ; majs quand le graundy eft ouvert, elle fe dilate d'une manière furprenante. Sitöt que Yoirwarky eut étendu tout fon graundy, comme nous étions fur un terrein uni , elle fit quelques pas en avant , en fe balanc-ant d'abord d'un mouvement pefant, ce qui me donna de 1'inquiétude: mais quand elle eut donné quelques coups dé graundy , & commencé a s'élever un peu , elle fendit 1'air comme un éclair , & en moins de rien el!e fut fur le bord de la chaine de rochers , oü je la perdis de vue. C'eft la chofe la plus furprenante du monde que d'obferver 1'expanfion du graundy- quand il eft ouvert, & de le voir quand ileftfermé ( ce qui eft 1'affaire d'un moment) fi ferré & fi jufte au corps , qu'un tailleur ne pourroit jamais en approcher: pour lors les différentes cötes  V O 1 A N Si 109 cötes fe trouveni tellement arrangées fur les membres, qu'au lieu de gSter la taille, comme on fe 1'imagineroit , elles donnent au corps & aux membres une tournure élégante: 1'ajuftement différent des cötes du graundy fur Ie corps tk les membres reffemble affez è 1'habit des guerriers romains avec leurs cottes de maille, & a 1'air beaucoup plus noble qu'aucun habit que j'aie jamais vu ou imaginé. Quoique ces peuples reffemblent beaucoup aux européens pour la grandeur & la taille, il y a pourtant cette différence qu'ils ont le corps plus large & plus plat; leurs membres, quoique longs & bien tournés , font rarement auffi épais que les nötres. C'eft ce que j'ai remarqué dans prefque tous ceux que j'ai vus, pendant le long féjour que j'ai fait chez eux dans la fuite ; mais ils ont la peau bien plus belle & plus blanche qu'on ne 1'a en Angleterre. Ma femme étant allée faire fon fecond vöyage , je retournai chez moi, & je ne quitta pas d'un inftant mes enfans jufqu'a fon retour. Trois jours après fon départ , j'étois au lit encore , quand elle frappe a.la porte; j'allai M ouvrir & je 1'embraffai de bon cceur. Elle m'apportoit des nouveües bien agréables; elle me dit que d'abord en furetant dans tous les To;n& 1, q  jio les Hommes recoins du vaiffeau , elle y avoit trouvé quan~ tité de chofesquinousauroientrendus très-heureux, fi nous avions pu les avoir. Enfuite elle avoit tenu la route que je lui avois prefcrite pour trouver le gouffre. Elle avoit fort appréhendé de ne pas le pouvoir découvir, quoiqu'elJe voltt fort bas pour entendre mieux ia chute de 1'eau , afin de ne point la paffer. Elle ne fut pas long-tems a y arriver ; mais alors elle appergut qu'elle auroit pu s'épargner bien de la peine , fi elle y eüt été par un autre chemin ; car ce ne • fut qu'après avoir volé prefque tout autour de 1'ïle , qu'elle commenca a entendre la chute ; '& en y arrivant, elle trouva qu'elle n'étoit pas a plus de fix minutes de vol du vaiffeau. Elle me dit encore que Pentrée en étoit étroite & beaucoup plus baffe que je ne la lui avois repréfentée , & qu'elle avoit a peine difcerné aucun efpace entre la furface de 1'eau & la voüte du rocher. Je lui répondis que cela pouvoit venir du plus ou du moins de hauteur de la mer même. Je fus charmé d'apprendre que le vaiffeau en fut fi proche ; car je ne pouvois chaffer de mon imagination 1'idée du vaiffeau,& de fa cargaifon. Elle me dit alors qu'elle avoit laiffé un petit paquet hors du bois , & courut voir fes enfans. Pour moi j'allai cher-  V O L A N j; 211 cher Ie fardeau , & quoiqu'il ne fut pas a beaucoup prés fi gros que 1'autre , j'y, trouvai plufieurs chofes utiles, enveloppées dans qua. tre ou cinq aunes d'étoffe de 1'aine d'un bleu foncé, dont je ne fais pas le nom , mais qui ■étoit mince & légere, & d'environ un aune de largueur. Je lui demandai oii elle avoit trouvé cette étoffe ? Elle me répondit que c'étoit oü il y en avoit encore d'autre fous quelque chofe qui reffembloit a notre lit , dans une toile comme notre drap. Eh bien , lui dis-je, que prétendez-vous en faire ? Comment, reprit-elle vivement , j'en ferai pour moi un habit femblable au votre ; car je ne veux pas être différente de mon cher mari & de mes enfans. Non , Youvarky, répliquai-je , fi vous vous faites un habit comme le mien , il n'y aura plus de diftinöion entre le Glumm ,&fa Gawry (i). Les Gawrys modefies ne voudroient pas pour toute chofe porter un habit comme les Glurnms dans mon pays: elles portent une belle parure flottante appellée robe, qui leur prend la taille bien jufte, & qui pend enfuite avec de grands plis , comme votre Barras (z) , prefque jufqu'a terre , de forte (i) Hommes & fernmes. (i) Le pan de derrière du graundy. O ij  'ui les Hommesqu'on leur voit a peine les pieds ; & elles n'ont aucune autre partie du corps décOuverte que les mains & le vifage, & a peu prés autant du cou & de la poitrine , que votre graundy en laiffe voir. Youwarky parut chafmée de cette nouvelle forte d'habillement , & fe mit a y travailler nuit & jour , pour fe garantir des mauvais tems. Tandis qu'elle s'occupoit ainfi , je travaillois de mon cöté a ramaffer des provifions pour 1'hiver. J'étois bien forcé de le faire feul , puifque ma femme travailloit a s'habiller , elle & fes enfans. II y avoit environ quinze jours qu'elle étoit devetiue couturière , lorfque' revenant le foir de mon ouvrage, je la vis accourir au devant de moi cou Verte de fa nouvelle robe. En vérité, pour ne lui avoir fait qu'une defcription bien fuperficielle de eet habillement, elle avoit affez bien réuffi. Quoiqu'il n'y eüt pas un pli autour du corps, il étoit très-jufte pour fa taille , & avoit une queue trainante comme pour une Comteffe: je crois que quand elle eüt eu beaucoup plus d'étoffe qu'elle n'en avoit, e\\e 1'auroit toute employee. Ne voyant point d'ouverture par devant, je lui demandai comment elle avoit fait pour la mettre: elle me répondit qu'après 1'avoii; étendue par terre , elle s'étoit gliffée  V O L A N S.' 115 au travers des pUs , jufqu'au fond , & avoit coufo le corps autour d'elle , après avoir fouré fes mains & fes bras danslesmanches. Je fus furpris de cette invention , & en fouriant je lm fis voir comment il falloit Ia mettre & 1'attacher par devant avec des épingles , elle raccommoda fon ouvrage , & je lui fis retrouffer orès rl'.m. a—: 1 ■ 1 ~ - w..^. ucim-dutie aes manches qui lut pendoient jufqu'au bout des doiets - • c.urdiiai en l appeliant ma ménagère. Elle fut long-tems fiere de ce titre & amoureufe de fa belle robe. CHAPITRE XX L Par quel moyen Cauteur parvient d élever une couvée de volaiüe : il conflruit un poulailler. Comment tl s'y prit pour les garder pendant l hiver. U N jour en allant vifiter mes trappes a prendre des oifeaux , je regardai dans le taillis parmi de grands arbres fur ma droite , & je vis fortir d'un hallier un oifeau que j'appellar poule de bois , a caufe de fa reffemblance avec nos poules d'Angleterre. Le bruit qtre je fis er* paffant dans les brouffailles la fit partir; je Ia laiflai paffer : quand je 1'eus perdue de vue,, Oiij  ri4 les Hommes je me gliffai a 1'endroit d'oti elle étoit forrie, & je trouvai fon nid avec feize ceufs. Je remarquai bien la place , & prenant un des ceufs, je le caffai a quelque diftance du nid, pour voir s'il étoit bien avancé ; at peine en eus-je rompu la coquille , qu'il en fortit un petit poulet. Je regardai encore dans le nid, & je vis tous les ceufs piqués & les poulets prêts a éclore. II me prit envie de les emporter tous & d'élever la couvée; mais craignant que fi je les prenois avant d'être éclos & un peu fortifiés fous la mère, ils ne mouruffent tous, je les laiffai jufqu'au lendemain. Pendant ce tems je préparai un filet de la grandeur qu'il me le falloit pour les attraper; quand tout fut difpofé , j'imaginai d'attacher mon réfeau a des piquets enfoncés dans la terre , & d'en entourer le nid &C moi-mêrne. Tant que dura cette opération , la poule ne remua pas; de forte que je crus qu'elle étoit abfente , ou qu'après avoir éclos les petits, elle les avoit emmenés ailleurs. Je ne me foucioispas beaucoup de ne plus trouver la poule, paree que je ne cherchois pas a 1'attraper ; je ne voulois que retenir les poulets dans mon filet. Cependant en approchant de plus prés „ & regardant dans le nid, j'y trouvai la mère qui fe blottiffoit tant qu'elle pouvoit contre  Vol' 'a n sC ztf terre. Je ne favois fi je devrois la prendre la première & enfuite les poulets, ou la iaiffer partir & me faifir de fes petits. Mais comme je me propofois de la laiffer fuir , je penfai que fi elle vouloit refter jufqu'a ce que j'euffe enlevé fa couvée , ce n'en feroit que mieux. Ainfi m'étant mis a genoux prés du nid , je 'gliffai ma main fous elle , & j'en pris deux très-doucement , & les mis dans un petit fac que j'avois dans ma main gawche. Enfuite j'en pris deux autres de même , puis encore deux ; mais fourant ma main pour la quatrième fois , je faififfois ma prife , lorfque la poule fe leva & s'enfuit en faifant un fi grand bruit, que quoique j'euffe vu encore fix ou fept petits poulets en un tas une minute auparavant & que j'euffe toujours eu les yeux attachés deffus , je n'eus pas le tems dcmettre dans le fac les deux que je tenois y que tous les autres étoient décampés ; je les cherchai pendant plus de trois heures fens en pouvoir trouver [un feul; j'étois pourtant bien sur qu'ils étoient dans 1'enceinte de mon filet , enfin las de les chercher inutilement, je m'en retournai chez 'moi avec les huit que j'avois attrapés. Je dis a Youwarky ce que j'avois fait y tt comment j'avois envie de gouverner cette O 'm4  les Hommes petite couvée, & de les apprivo'fer , sll étoit poffible. Nous les tïnmes pendant quelques jours bien chaudement auprès du feu , & nous leur donnions fouvent a manger , comme j'avois vu ma mère autrefois nourrir des poulets en Aogleterre ; en quinze jours de tems ils devinrent auffi forts & auffi familiers que de la volaille ordinaire. Nous les gardames long-tems dans la \maifon ; j'avois affeöé, en leur jettant a manger , une certaine facoa de les piper, que j'appris a ma femme, afin qu'ils pufïent la reconnoïtre , & fentir le tems de leur repas: ils ne tardèrent pas a s'y faire , & accouroient a ce bruit comme font les oifeaux de baffe-cour. II fe rencontra dans cette couvée cinq poules Sc trois coqs , & ils étoient fi bienapprivoifés , qu'après leur avoir coupé les ailes , je les laiffois fortir quand le tems étoit favorable : ils alloient chercher a vivre dans le bois , Sc épargnoient par la une partie de leur mangeaille ; le foir ils ne manquoient pas de revenir prendre leurs places dans un coin de mon antichambre oü je les avois accoutumés de fe jucher. Mes poules me donnèrent dans la faifon une bonne quantité d'ceufs, Sc eurent chacune une ou deux couvées de poulets , de forte que je ne favois prefque plus  V O L A N S. , 2,1* qu'en faire , tant le nombre en étoit accru. L'antichambre ne pouvant plus fuffire a les loger , je leur batis un petit poulaillier a quelque. diflance de ma maifon , pour les loger & les nourrir. Pour eet effet je défrichai un petit canfon de terrein a cöté de ma grotte, en brülant le bois & le taillis dont il étoit garni ; j'y fis une clöture , & je choifis eet endroit pour ma baffe-cour. Ma volaille parut s'y plaire beaucoup ; elle y vint a merveille , & je la voyois engraiffer a vue d'ceil. Nous prenions plaifir ma femme & moi k la vifiter, & a lui porter de quoi manger, & c'étoit un amufement pour mes enfans ; cependant a !a fin de 1'été, quand les autres oifeaux prennent leur vol pour s'en aller, toutes mes nouvelles couvées & un de mes vieux coqs me quittèrent; mais le refie des anciens demeura tranquillement avec moi tout 1'hiver. L'été fuivant, dès que mes poulets de 1'année furent un peu grands, jeleurcoupai les ailes; par ce moyen je les confervai tous, a 1'exception d'un feul, k qui fansdonte, j'avois oublié de rogner les aïles comme aux autres , ou k qui elles étoient repouffées. Jé trouvai depuis, par une longue expérience , que-quand ils avoient une fois paffé 1'hiver, il n'étoit plus  aiS les Hommes befoin de leur couper les ailes, Sc qu'il ne s'en enfuyoit pas deux fur cent; au lieu que tous ceux de la faifon ne manquoient pas de partir avec les oifeaux fauvages, dès qu'ils trouvoient quelques moyens de s'échapper. J'attrapai enfuite des ceufs de cols-noirs, iiom que je donnai a des oifeaux oui, quoiqu'avec le corps de plufieurs couleurs, ont en effet le col d'un noir très-foncé. Ils font auffi gros, & même plus, que des poulets d'inde, & d'un goüt délicieux; jefïscouver ces ceufs par mes poules de bois; il fallut leur couper auffi les ailes comme aux autres pour les conferver. A la fin, ils s'apprivoisèrent, Sc revenoient tous les foirs pendant la faifon obfcure. La plus grande difficulté alors, étoit de trouver de quoi nourrir ces animaux pendant 1'hiver ; car ils auroient refté deux jours de fuite juchés a la même place, fi je ne les èuffe appellés pour les faire manger. J'étois obligé de faire cette opération a la lueur de ma lampe, fans quoi ils feroient morts de faim dans la faifon obfcure. Je remédiai a la difette de mangeaille par une découverte que je fis par hafard. Je vis de mes cols noirs dans le bois, fauter a plufieurs reprifes après une efpèce de petites coffes ou têtes rondes fort fèches, qui ctoiffent en abondance fur un  V O L A N S. arbriffeau très-commun. J'en coupai plufieurs pieds que j'emportai chez moi pour les éplucher; chaque tête me donnoit une bonne cuillerée de petites graines jaunes; j'en jettai a mes oifeaux, & voyant qu'ils fe jettoient deffus avec avidité , j'en fis une provifiott fuffifante pour nourrir le doublé de ce que j'avois de volaille, de forte que par la fuite je n'en ai jamais manqué. J'effayai plufieurs fois auffi d'élever des oifeaux aquatiques, en faifant couver leurs ceufs par mes poules; mais de plus de dix fortes ; il s'en trouva peu qui fuffent bons a manger, & ceux qui Pétoient ne purent jamais réuffir chez moi : ils n'y voulurent pas même refter , & s'en allèrent au lac. Comme je n'avois point d'eau plus proche , mon projet d'élever des oifeaux aquatiques fe trouva impratiquable, & je 1'abandonnai. Mais en nourriffant des oifeaux terreftres dans ma ménagerie , je n'en manquois point : j'en mangeois fouvent , & en peu d'années tout le canton du pays de mon cöté du lac, devint comme une baffe-cour fi rempüe de volaille, que je n'en favois pas Ie flombre ; cependant dès que je faifois entendre mon fifflet, elle accouroit autour de moi de tous les cötés. A 1'exception du bétail, j'avois alors de tout ce qui eft néceffaire, tant pour  %xo les Hommes les befoins effentiels, que pour 1'agrément da la vie; fi j'avois pu avoir feulement une vache & un taureau, un bélier & une brebis, je me ferois trouvé trés heureux , & je n'aurois pas changé mon fort pour la couronne d'Angle- terre. CHAPITRE XXII., Reflexions de Ü auteur. II foupire après fon vaiffeau ; projette d'y aller, mais en reconnoit timpoffibiliti. Sa femme s'offre d y aller : ce quelle y fit. Remarques fur fa fagacité. Elle expedie en mer plufieurs caiffes pleines , quelle conduit jufqu'au gouffre. Danger dont elle échappa. L'auteur a une maladie. (^)ue les hommes font bizarres! Plus ils poffèdent, plus ils défirent. Avant d'avoir rien tiré du vaiffeau , j'étois affez a mon aife : content de ce que j'avois , je ne défirois prefque rien, fur-tout depuis mon union avec ma chère femme. Maintenant poffeffeur de bien des chofes que je n'aurois jamais dü efpérer, le refie qui me manquoit me donnoit des regrets, & je ne croyois pas pouvoir jouir d'un bonheur véritable , tant qu'il refferoit une planche au vaiffeau. En quelque endroit que  V O L A N S. j'allaffe, quelque chofe que je fine, j'avois toujours le vaiffeau en tête. J'aurois fouhaité qu'il füt dans le lac ,& fi j'avois pul'y tenir, je ne me ferois pas troqué pour un empereur Rien ne me manquoit des befoins de la vie,' j'avois une femme aimable, & cinq enfans que ,e chériffois. Une feule chofe que je n'avois pas, m'empêchoit de jouir de tout le refie , & jettoit dans mon ame un dégout qui en altéroit la paix. Je fus même affez fou pour ionger a m'aventurer encore dans la cavernerimpoffibilité feule de 1'entreprife m'en détourna. Je penfai enfuite que Youvarki pourroit aller encore au vaiffeau. Mais, me difoisje auffitöt, que pourra-t-elle en aoporter en comparaifon de ce qu'elle fera obligée d'y laiffèr ? Toute fa Vie ne fuffiroit pas pour en oter ainfi par petites parcelles tout ce qu'il connent. A la fin il me vint dans 1'efprit qu'y ayant a bord quantité de caiffes, fi Youwarki en rempliffoit quelques-unes & les faifoit entrer dans le gouffre, peut-être débarqueroient-elles dans le lac. La chofe au premier coup d'oeil me parut faifable; enfuite j'envifageat la difficulté de les amener. du vaiffeau au gouffre; ,e penfois qu'elles prendroient 1 eau , & que cette eau avec la charge les feroit enfoncer; que quand même eet acci».  a.ü les Hommes dentn'araiveroitpas, elles fe briferoient contfeles pointes du rocher dans la caverne. Ces craintes m'arrêtèrent tout court; cependant ne pouvant écarter cette idee; il eft vrai,me disje, que eet accident peut arriver a quelquesunes; mais quand il n'en débarqueroit qu'une fur cinq, cela vaudroit mieux que rien. C'eft ainfi que je repaffois ce projet dans mon efprit; mais j'y trouvois toujours des obftacles qui me paroiffoient infurmontables. Pendant ce foliloque, Youvarki arriva, & me trouvant un air trifte & abattu, elle en voulut favoir la caufe. Je lui dis tout net que depuis qu'efe avoit été au vaiffeau , je n'avois de repos ni jour ni nuit, en fongeant combien d'excellentes chofes alloient devenir la pfoie de la pourriture & de la mer, quand le vaiffeau fe détruiroit, au lieu qu'elles nous feroient ici d'une utilité infinie : que depuis fon dernier voyage j'étois encore plus troublé , fachant le vaiffeau fi prés du gouffre : fi je pouvois y aller moi-même avec ma chaloupe, continuai-je, je trouverois bien le moyen d'emballer les marchandifes dans des caiffes qui font & bord; je les mettrois dans ma chaloupe , & les ferois entrer dans le gouffre en les envoyant au fort du courant; & quand «lies auroient paffe par la caverne , je pourrois  V O l A N S. 13.j les prendre dans le lac. Eh bien, mon cher Pierre, répondit-elle, ne puis-je pas faire cela * votre place ? Non, lui dis-je, Ce moyen a encore fes difficultés. Alors je lui dis la crainte que j'avois que ces caiffes ne fiffent eau, ou ne fe brifaffent contre le rocher, & vingt autres inconvéniens qui pouvoient détruire mes efpérances : d'ailleurs , continuai - je , comment meneriez vous des caiffes fi groffes & fi pefantes jufqu'au gouffre , fans chaloupe ? Voilé encore une impoffibilité : non, cela ne fe peut pas. Youwarki me regardant fïxement; mon cher Pierre , dit-elle, ne vous inquiétez pas, je puis effayer; fi je ne réuffis pas, vous le faurez bientöt ; le pis aller fera de n'y plus fonger. Si j'étois au vaiffeau, lui dis-je, je vuiderois entiérement une caiffe , puis faifant fondre de la poix, j'en remplirois les crevaffes, afin que quand elle feroit a flot, 1'eau n'y entrat pas. De la poix , dit-elle, qu'eft-ce que cela? C'eft, luirépondis-je, unematière noire, dure , gluante, qui eft è fond de cale dans des tonneaux: quand on Ia met fondre fur le feu, elle devient liquide, & elle fe durcit de nouveau, en refroidiffant; elle réfifte a 1'eau, & 1'empêche d'entrer dans les chofes qui en font induites. Ha ha, dit-elle, & comment  ü4 les Hommes applique-t-on cette poix pour garnir le bord du couvercle , quand la caiffe eft fermée ? Tout cela n'eft pas poffib'e , répliquai-je , n'en parions plus. Mais, dit-elle, fuppofez que vousy fufliez vous-même , qu'en apporteriezvous d'abord ? Je lui fis alors une longue énumération de tout ce que je favois être dans le vaiffeau, & de peur de n'avoir pas tout dit, i'ajoutai : enfin je crois que je n'y laifferois rien de tout ce qui peut être emporté. Mais , mon cher , dit YonWarky , vous feriez comblé de richcffes : cependant vous n'avez pas feulement parlé d'une pauvre robe pour moi. Vraiment, lui répondis-je, il y en auroit auffi. Dites-moi donc, je vous prie, continua-t-elle , comment fondricz-vous la poix? Le voici , répondis-je. II y a dans la chambre baffe , a cöté de 1'atre du feu, une boïte a fufil & des méches; (alors je lui en fis voir une que j'avois, &. lui montrai la manière de faire du feu avec le fufil & la pierre). Hé bien , mon cher, me dit-elle, voulez-vous vous fier encore une fois a moi? Hélas! ma belle, a quoi cela fervirat-il ? Peut être a apporter de quoi faire une robe, ou quelqu'autre chofe femblable? Cependant fi vous avez envie d'y faire un tour, je  V o t a tt s: i2j je ne m'y oppofe: pas permettez-mbi du moins de revenir le plutöt que vous pourrez. Elle partit le foir, & je ne la vis que la nuit du troifième jour. J'obferverai ici que quoique le jour fut bien plus vif de 1'autre cöté du rocher oü étoit le vaiffeau, que chez nous k Graundevolet, je ne 1'entendis jamais fe plaindre du grand jour qu'elle craignoit fi fortement Paree qu'elle avoit toujours fes lunettes fur les yeux. A la vérité, elle évitoit toujours le feu &la lampe è la maifon, parce Pll>en rentrant elle ötoit fes lunettes; mais quand elle les avoit, elle regardoit 1'un & Pautre fans en etre incommodée. Elle dit k fon retour qu'elle avoit mis en mer pour moi quelques marchandifes qu'elle efperoit voir arriver k bon port, & qu'eIie les avoit chargées dans fix caiffes, après les avoir poiffées fuivant mes inftruflions. Ah' lui dis-je, vous les avez poiffées dans la mer peut-etre; car fuivant mes inftruftions, cela eft au-deffus de votre portée. Vous autres Glumms, répliqua -1-elle, vous prenez les Ga^ns pour des idiotes; mais je vous ferai voir que nous n'avons pas la tête fi dure que vous penfez. Ne m'avez-vous pas montré un jour comment votre chaloupe eft aau. dronnée & calfatée? Cela eft vrai, lui dis-je. T&me ƒ. P  n6 ies Hommes Hébietij continua-t-elle, écoutez. Après avoir vuidé &nettoyéla première caiffe, j'ai cherché votre poix, que j'ai reconnue enfin paree qu'elle s'attachoit k mes doigts. J'en ai mis un bon morceau dans un petit vafe k long manche, qui étoit fur la poix. Oui , dis-je, dans la cuülère a poix. Je ne fais comment vous 1'appellez, dit-elle; enfuite j'ai allumé du feu & fait fondre cette matière ; puis tournant la caiffe par les cötés, & enfuite par les bouts, j'ai verfé de la poix que j'ai fait couler dans les fentes; & avec un vieux bas comme les vötres que j'ai trempé dans cette poix, j'ai frotté toutes les joinlures des planches. Pour lors j'ai mis la caiffe fur le cöté du vaiffeau, & quand la poix a été durcie, je 1'ai remplie de marchandifes, & fermée avec le couvercle : mais voyant que ce couvercle ne fermoit pas fi bien que je ne puffe y paffer la lame d'un couteau , j'ai coupé de longues bendes de la toile dont je me fervois pour empaqueter; je les ai trempées dans la poix chaude, & appliquées tout autour des bords de la caiffe; j'en ai même mis deux k des endroits oü une feule ne bouchoit pas bien , & fermant le couvercle bien jufte par deffus, je 1'ai cloué tout autour comme je vous ai vu faire quelquefois : après cela, j'ai  V© LA-N J5. 21? mis une longue corde a la poignée , & j'ai jetté la caiffe dans la mer en retenant la corde. Voyant qu'elle nageoit bien , j'ai pris mon vol en-tenant ,1a corde a ma main, j'ai toe Ia caiffe après moi jufqu'au gouffre, & je 1'ai laiffée aller au courant. J'en ai fait cinq autres de même; & me voilé arrivée, mon cher : j'efpère tót ou tard en voir déboucher quelques-unes dans le lac. J'admirai dans tout cela la fagacité des Ga-wns. Hélas! penfok-je, que les hommes lom bornés! Ne regardois-je pas autrefois ces pauvres négres d'Afrique è peu prés comme des brutes, jufqu'au moment que Glanlepze m'a convaincu par 1'aventure du crocodile, par le paffage de la rivière, & par d'autres aftions, que malgré mon excellence & ma prétendue fupériorité , j'aurois péri dans le defert fans fon induftrie ? Maintenant qu'aurois-je pu faire moi, & tous fes autres chefsd'oeuvres de la nature , & favoris particuliers duciel, (car nous nous regardons comme tels) quaurois-jë pu faire deplus que ce qu'a fait cette femme, dans une circonftance ou fon éducation ne me permet pas de croire qu'elle eüt la moindre idéé de ce qu'elle alloit entreprendre ? Ce que Yoüvarki venoit de m'apprendre, Pij  aa8 LES HOMMES me rendit de bonne humeur ; la pauvre créature en étoit enchantée. Elle vint conftatnment avec moi au lac deux fois le jour pendant. quelque tems, pour voir fi rien ne débouchoit de la caverne; elle commengoit k s'en impatienter , dans la crainte, k ce qu'elle m'a dit enfuite, que je ne cruffe qu'elle n'avoit pas fait ce qu'elle m'avoit dit, ou qu'elle 1'avoit mal fait. Un jour me promenant au bord du lac, je crus voir de bien loin quelque chofe flotter fur 1'eau. Youwarhy, lui dis-je, j'appergois une voile. 'Alors courant a ma chaloupe, & 1'y faifant entrer, je ramai avec force de ce cöté, pour voir ce que c'étoit. En effet c'étoit une partie de la flotte d'Youwarky; ce qui augmenta ma fatisfaöion , ce fut de la voir u enchantée, qu'elle ne pouvoit fe contenir d'aife. Mon cher, me dit-elle, ne foyez plus inquiet fur le fort de nos marchandifes. Si cette caiffe eft arrivée, les autres viendront bientöt. Alors elle m'aida a la prendre dans la chaloupe ; nous eümes peine a en venir k bout, tant le bois s'étoit imbibé d'eau. Nous allames enfuite k mon baffm oü nous n'eümes pas plutöt déchargé notre tréfor, que nous- découvrïmes deux autres caiffes au  V O L A N S. 22fJ courant de l'eau. Nous allames les checher 1'une après 1'autre; je ne me foucioi? pas de les prendre toutes è la fois, paree que ma chaloupe étoit vieille & un peu cad . que. Cette opération nous occupa une journée entière : après quoi ayant amarré la chaloupe, nous regagnames le logis dans le deffein de revenir le lendemain avec la charrette pour conduire le tout dans ma grotte. Après fouper, Youwarki me regardant tendrement, & les larmes aux yeux; qu'auriezvous penfé, me dit-elle, mon cher mari, fi vous aviez vu votre femme fortir de la caverne, attachée a une des caiffes l Dieu me préferve d'un tel malheur, ma belle, m'écriai-je, je ferois le plus malheureux de tous les hommes. Mais , je vous prie, pourquoi me faites-vous une pareille queftion ? Elle fut fachée d'en avoir tant dit. Pour rien , mon cher, dit-elle; c'eft une fantaifie qui m'a paffé par la tête. Non, ma belle Youwarky,, lui dis-je, je veux favoir ce que cela veut dire; & je vais être en peine, fi vous ne vous expliquez plus clairement : il y a furement ici quelque chofe de plas que de 1'imagination. Ainfi, ma chère, fi vous m'aim. ne me mettez pas plus long-tems a la torture Hélas! Pierre, continua-t-eUe, il n'y a eu  230 les Hommes qu'un inftant entre la mort & moi 1'autre jour; quand j'ai vu la corde de la dernière caiffe , j'ai reffenti tant d'horreur , que je pouvois a peine me tenir fur mes jambes. Achevez, ma chère", lui dis-je; appaifez le tourment que j'endur'e,' en m'apprenant le tout. Oui, mon cher Pierre , maintenant que lë danger eft paffe, je vais vous raconter la manière dont je m'&n fuis fauvëe , avec amant de plaifir que je préfume que vous en aurez a 1'entendre. Vous faurez donc qu'ayant jetté cette eaiffë a la mer , je la trainois avec peine par la corde, paree que c'eft' une des plus pefantes, &£ qu'elle nageoit lèntement. Pour en venir a bout plus aifément, j'avois tourné deux fois la corde autour de ma main. Arrivée prés du gouffre, lé courant Pemporra avec ta'n't de violence, tk. m'entraina fi vïfe avec élle , que je n'eus pas le tems de débarraffer ma nMn de la corde, j'allai frapper contre le rocher oii la caiffe heurta rudement. Ma dernière penfée étoit pour vous, mon cher, (& en difant ces mots,- elle fe jèfta a mon cou & m'embraffa tendrement ) ; me croyant perdue, je ne faifois plus de réfiftance , lorfque par bonheur le rebondiffement de ia caiffe contre le rocher lacha un peu la corde qui tomba d'èile-même de ma main, & la caiffe  VOLANS. a3 s retournant au rocher, enfila le courant. Pour moi, je fis un ou deux'tours en Pair fur mon graundy, pour me reméttre de ma frayeur; & je retournai au vaiffeau, réfolue de prendre mieux mes précautions une autre fois. A la vérité , j'eus de la peine a reprendre mes efprits; &cedanger m'avoit tellement effrayée, que je penfai laiffer au vaiffeau les deux dernières caiffes : mais comme le péril paffé donne un nouveau courage, je me remis k travailler, & condififis encore au gouffre ces deux caiffes, que vous recevrez fans doute dans leur tems. Le cceur me faignoit; tout le tems qu'elle paria , je fentis mille fois plus de mal, qu'elle n'en auroit fouffert dans le gouffre. Ma chère Youvarky, lui dis-je , pourquoi avez-vous tant tardé a me raconter eet accident ? Hélas i répondit-elle, j'ai bien peur de'l'avoir fait encore trop tot. En effet je changeai de couleur , mes yeux fe fermèrent, & je tombai en foibleffe dans fes bras. Elle jetta un grand cri, &courut k la caiffe des liqueurs. Toutes les bouteilles étoient vuides : en les égouttant Pune après 1'autre, elle en ramaffa un verre qu'elle me fit avaler peu k peu; & en me frottant les poignets & les temples, elje me fit revenir. J'en fus fi malade , qu'il fe P iv  2-31 LES H O M M E S pafla plus d'une femaine avant que je puffe aller avec ma charrette chercher nos caiffes. Quand je fus en état d'aller au lac, Youvarky ne voulut pas me laiffer feul, & m'y accompagna. Nous vimes encore deux autres caiffes «ouvellernent débarquées, & j'eus pour deux ou trois jours de travail a les tranfporter dans ma grotte, tant elles étoient pefantes , paree que le chemin a travers le bois étoit inégal & raboteux. Nous en avions déja cinq, & nous attendïmes la fixième pendant plufieurs jours;'mais ne voyant plus rien revenir, nous la crümes perdue. Un jour cependant que j'allois chercher de 1'eau, Youvarky voulut venir avec moi, & me preffa de porter mon filet pour pêcher. Nous étant donc munis de tout ce qu'il nous falloit, nous primes le chemin du ruiffeau , & y poufiant la tête de la chaloupe, fuivant ma cqutume, afin de pouvoir remplir mon tonneau fans le décharger , Youwarki vit paroïtre ma fixième caiffe, & s'écria, en me la montrant du doigt : Pierre , ce que nous avons long-tems défiré, & dont nous avions prefque défefpéré, eft enfin arrivé : allons le féliciter de fa bonne venue. Cette imagination me fit plaifir, nous la primes dans la chaloupe, & nous retournames au logis. Nous  V O L A N 5, 235 employÉmes plufieurs jours k arranger notre cargaifon, & k faire fécher les caiffes; je dis les caiffes, car les marchandifes étoient arrivées en très-bon état; celles même de la dernière caiffe qui avoit reflé fi long-tems dans 1'eau, n'avoient pas contrafté la moindre humidité. i. Youvarky étoit attentive au fuccès de fon expédition ; mais elle regut avec plaifir les louanges que je ne manquai pas de lui prodiguer plus d'une fois, en dépaquetant chaque caiffe ; je voyois fes yeux nager dans la joie, de ce qu'elle avoit fi bien réuffi dans fon expédition. Elle avoit en èftet examiné prefque tout ce qu'il y avoit fur le vaiffeau, tant les chofes que je lui avois décrites & qu'elle connoiflbit, que celles qu'elle ne connoiflbit pas; &elle avoit rapporté un peu de chacune pour échantillon. Mais fur-tout elle n'avoit pas oublié 1'étoffe bleue; car dès 1'inftant qu'elle Pavoit vue, elle Pavoit deftinée pour fon ufage & celui de fes enfans.  i34 les Hommes CHAPITRE XXIII. Religion de la familie de lauteur. Ayant établi peu a peu une certaine règle dans nos aftions, nous commencames, Youvarky & moi, a vivre eu bons chrétiens, adtuellement que nous avions abondamment toutes les nëceffités de la vie. Ce n'eft pas que nous ménaffions auparaVant une vie païerine : non aflurément. J'avois appris k ma familie tout ce que je favois moi-même, & je fuis perfuarie que cette fnnple connoiffance, jointe a quelques inftruftions & k une vie réglée , fuffifoit pour les contluire au ciel. Mais j'aurois de bon cceur abandonné toutes mes prétentions fur le vaiffeaAi, pour une bible. Je regrettois du moins de ne pas avoir un petit livre de prières, propre a porter dans la poche. Je n'avois jamais ibngé qu'il y en eüt k bord ; & füppofé qu'il s?en rencontrat, & que Youvarky püt les trouver, je comptois qu'ils feroient en langue portugaife ; & comme j'ignorois cette langue, ils m'auroient été fort inutiles. Puifque j'en fuis fur Partiele de la religion, il ne fera pas inutile de vous donner, une fois  V O L A N S." ïjy pour toutes, une efquiffe de la mïenne, depuis mon arrivée a Graundevolet. J'ai dü vous dire que dès I'inftant que mon vaiffeau frappa contre le rocher, je commencai a prier foir & marin fans j manquer; je ne iaurois me natter de 1'avoir fait toujours avec la même ferveur. Cependant ma dévotion, toute imparfaite qu'elle étoit, ne laiffa pas de produire de bons effets; & je fuis perfuadé que quiconque remplira ce devoir avec uneintention droite, en reffentira tot ou tard autant de confolation que j'en éprouvai moi-même; c'eft-a-dire, qu'il aura plus de reconnoiffance pour les biens que dieu lui envoye , 6c moins de fenfibilité pour les maux, qu'il fouffrira plus patiemment. Or un homme qui fe trouve dans une pareille fituation, doit goüter les véritables douceurs de la vie; & c'eft k cette habitude que je me crois redevable du plus grand agrément qu'il m'étoit poffible d'avoir dans mafolitude, je veuxdire ma femme , dont après ce qu'on a déja vu , il n'eft pas befoïn de trace/ici le caraétè're, puifque fes aftions prouvent fuffifamment fon mérite. . . Depuis notre mariage, c'eft-a-dire, après que nous fümes convenus de vivre comme mari & femme, je priois fouvent devant elle; elle entendon paffablement ma langue, &nem'en  23 roUVark7 s'arrêta un peu ,& dit : véritablement je ne faurois me perfuader que Collvar , ne puiffe auffi bien, ou mieux m'entendre que fon image. Pourquoi donc, lui dis-je, ne vous adreffez-vous pas k lui plutöt qu'è elle ? C'eft Par cette raifon, ma chère , que je le prie luimême, & non fon image; je fuis bien plus für d en etre entendu & exaucé. En effet, dit-elle je n avois jamais fait cette réflexion; car nos Kag^msO) m'ont toujours dit de prier Pimage, (0 Prêtres ou hommes (aints. '  ü.40 les Hommes ou de leur faire connoïtre ce qui me manque J & qu'ils prieroient pour moi : je leur ai donné beaucoup de rappin (i) pour cela, & quelquefois j'ai doublé mes préfens, lorfqu'ils m'ont affuré que j'obtiendrois ce dont j'avois befoin. Maintenant que vous m'avez convaincue qu'il vaut mieux prier Collvar, c'eft k lui-même que je m'adrefferai dorénavant. Ayant amené mon écólière k ce point, je cbangeaide converfation ,de crainte , en la furchargeant trop, de détruire les fondemens que je venois de conftruïre. Perfuadé que, pour être bati lentement, un édifice nren eft que plus folide, je jugeai k propos de m'arrêter k ce premier principe, réfolu de travailler dans une autre occafion k élever fur cette bafe une doctrine plus étendue. Je ne commengat k donner k mes enfans des préceptes de religion & des notions de théologie, que quand ils furent capables d'en concevoir la vérité par les principes de la raifon : jufqu'alors je me contentai de leur infpirer 1'amour de la vérité, de 1'équité & beaucoup d'amitié pour moi, pour leur mère & pour leurs frères & fceursi' Quand je fus parvenu a faire croire fermement k ma femme 1'exifience d'un Etre fuprême, (i)JEfpèces da confltures. (fous  V O L A N S. , 2 (fous quelqi]e nom que ce füt, n'importe V qui peut entendre nos prières, voir nos aétions & exaucer nos demandes quand il le j,,„e è* Fopos; &que je Peus affurée qu'il a tant damour pour nous, q.,',1 fait toujours ce oui nous eft le pUts avantageux „quoique nous ne le jug.ons pas toujours tel; les grandes vérités de la creation & de la rëdemption, & 'de la «ceffite de nos devoi-s envers Dieu, allèrent de fuite comme des conféquences direöes de Ion amour ppur nous; & elle en convint aifé«nent Enfuite jelui développai de mon mieux la doctrine de la creation du monde. Pavoue que mon expücation ne fut jamais fi jufte fi detaillee nifidaire qu'elle auroit pu Pêtr'e, ^ eufi^euunebible. Je lui expliquai d «eme le myftère-de notre rédemptioi, Ma We vconte fm fi efficace,!q falk t du tems pour lui faire croire fermement ces deux grandes vérités, 1'opinion qu'elle avoit de moi & de; ma fidélité pour elle, jointe aux raüons dont, appuyai mos préceptes, lui perfuada que je n'avois point tort, & la difpofa a ecoutermes lecons : enfuite fa propre application & la grace de Dieu IWnèrent bL tot è croire fermement ces artides effentiels de la Rehgton , & è s'acquitter de fes devoirs envers D^u & les hommes. To'me /. q  242. les Hommes Quand j'eus commencé a inftruire mes enfans , je les renvoyois fouvent a leur mère ; ayant toujours éprouvé qu'une connoiffance fnperficielle jointe audéfir d'inftruire, équivaut en quelque forte k une connoilfance plus étendue: car alors on fait tous fes efforts pour développer chaque principe , &£ 1'on fe rend par ce moyen les matières plus fenfibles & plus claires. Je parvins en peu d'années k former dans ma maifon une petite églife chrétienne , d'autant plus floriffante qu'il n'y aroit parmi nous ni héritiques , ni ichifmatiques.  V. O l A » «' CHAPITRE XXIV. ^fans de Vautcur. Youvarky tes exerce d ft ***** ^t de la chaloupe. ^ouwarki forme le projet d'aller voir fon pere • chlt TJ aUV^n; envokum -y*^calJfesdanslegoufre;halilU Jes enfans; devunt euceinte , & remet fa vitte « un .autre tems. Inventaire de la dernière pa<^p* dont Cauteur traite fes enfLs. fonl r ^ T k 'pays de fonfils Tommy, 6rfes files Patty & Halicarnt I l y avoit déja prés de quatorze ans que nis donr)ai parlé ,/avois trois filles & Un Petugarco,Pedromo„ainéavoitlegraundr -a,s trop petn pour pouvoirJui fervir. W & fes trois fceursPavoient bien cotnp eT; ^ tout. Javots nomméma fiUe ainée Patty' c nno^ancesdefatnortque paring J n etolsauffiperfuad ue e ê dC ^ ^ ^cfc de fa tante. Youjw  244 i e s Hommes voulut que fa feconde fut appellée Halicarnie , du nom de fa fceur, & ma plus jeune fe nommoit Sara, comme ma mère. Je vous rapporte ici leurs noms , paree qu'ayant fouvent occafion dans la fuite de parler de mes enfans féparément , il fera plus commotie de les nommcr par leurs noms, que de dire mon fecond fils, ma fillé aïnée. Ma femme prenoit un grand plaifir a exercer au vol Tommy & Patty qui étoient déja affez grands; fouvent elle faifoit avec eux tout le tour de 1'ile , avant que je fuffe a moitié chemin du bois. Elle voulut auffi leur apprendre k nager ou voguer , je ne fais comment appelier eet exercice ; car quelquefois ils s'élancent dans Pair le nez devant, comme s'ils alloient fe jetter dans le lac ; puis quand ils approchent de la furface , ils étendent leurs jambes horifontalement , &c fe tournent fur le dos , de forte qu'on ne voit du rivage que 1'apparence d'une chaloupe qui nage : le graundy fe relève a la tête , aux pieds & fur les cötés , comme les bords d'une chaloupe ; & Pon n'appercoit alors ni leur vifage ni aucune partie du corps. J'ai fouvent envié le bonheur de faire comme eux eet exercice , dont ils s'acquittent avec plus d'aifance, que je ne pourröis remuer la jambe ou un bras.  V O L A N S. 24? Q ioique nous euffions fouvent prés de nous desfwangw «, & que j'entendiffe les voix , lis engager ma femme k fe montrer, ni a faire connoiffance avec fes compatriores. Ce qu'il y avoit de remarquable dans mes enfans , c'eft que mes trois fflles & Tommy qui avoient le graundy plein, avoient exaftement la vue de leur mère ; Jemmy & David avoient Ia mienne ; & celle de Pedro tenoit des deux; quoique jamais aucune lumière nePincommodSt beaucoup ; mais je fus obligé de faire des lunettes pour fervir-a Tommy & a toutes mes files , quand ils fortiroient de la maifon. J'avois agrandi deux fois mon habitation k mefure que 1'augmentation de ma familie rendoit ce travail néceffaire. Le dernier changement fe fit d'une manièré plus commode &c plus facile que les premières ; car le retour de ma flotte m'avoit procuré une grande quantité d'outils néceffaires , il y en avoit plufieurs de fer garnis de manches plus pefans que, ce fer même. A 1'égard de ceux qui étoient tout de fer, ou pour la plus grande partie de ce métal , ils étoient allés s'attacher au rocher, ou s'étoient collés fi fortement k la tête du vaiffeau, qu'il étoit difficile de les en fépa»er; de forte que ma femme n'en avoit apportc Q-iij:  j46 les Hommes que bien peu de cette dernière efpèce. 'Bien m'en valut d'avoir ces inftrumens pour faciliter mon ouvrage ; car j'étois obligé de travailier plus fort que jamais a amaffer des provifions pour nous tous; & mes fils Pedro &C Tommy m'aidoient le plus fouvent. Une autse pacotille de marchandifes qui m'étoient vernies par le gouffre , augmentoit encore mes commodités. Mais la cbaloupe me faifoit trembler toutes les fois que j'y entrois ; elle avoit fait tant de voies d'eau , & j'y avois mis tant de pièces , que Pon y reconnoiffoit a peine un morceau du vieux bois. Quoiqu'elle me fut d'un befoin indifpenfable , je ne pouvois yifquer de m'en fervir fans la plus grande appréhenfion. Avec mes nouveaux fecours j' avöis eu envie plufieurs fois d'en conftruire une neuve ; mais' il m'étoit toujours furvenu quelque oecupation qui m'en avoit empéché. Vers ce tems-la Youwarky qui avoit environ trente-deux ans , avoit formé le projet de faire un tour ct Arndrumnftake , ville du Royaume de üoorpt-fwangeanty , dont fon père , fuppofé qu'il fut encore vivant, étoit Colamb ( i ) fous les ordrss de Georigetti , toi du pays. En me qommuniquant fon deffein ,  V O t A N S. 247 elle me demanda permiffion d'y aller , & me propofa , fi je voulois , de mener avec elle Tommy & patty. Cette propofition fut affez de mon goüt , par la grande envie que j'avois depuis long-tems de faire connoiffaneè avec fes parens & fes compatriotes. Maintenant que j'avois tant d'enfans , dont la plus grande part,e refieroit avec moi , je ne pouvois croire qu'elle püt fe réfoudre è me quitter , a moins qu'on ne Py (ovck , & k abandonner cinq enfans pour deux qu'elle emmeneroit, d'autant plus que je ne lui avois remarqué de prédilection pour aucun en particulier : ainfi je lui dis fans héfiter qu'elle pourroit partir quand elle voudroit. Comme elle pafTa quelque tems fans me reparler de fon voyage , je crus qu'elle avoit changé d'avis , & jé ne jugeai point k propos de lui en rappeller la mémoire. Mais un jour pendant le diner me regardant férieufiement , elle me dit, mon cher, j'ai fongé au voyage' que vous m'avez permis de faire ; il eft néceffaire de préparer plufieurs chofes pour nos enfans , & fur-tout pour ceux qui n'ont point de graundy; je fuis réfolue de finir tout cela avant mon départ, afin que nous puiffions paroitredécemment tsnt ici qu'a Arndrumnftake; car je fuis süre que mon père, dont je con'I Q iv  248 les Hommes nois parfdiiement 1'humenr , fera fi charmé , de me voir & mes er.fans , qu'il me pardonnera mon abfence & mon mariage , pourvu q'i'ilait lieu de croire que je ne me fuis point ailiée d'une facon indigne de ma naiffance. Après nous avoir gardés peut-être deux ou trois mois , il viendra me reconduire luimême avec un grand cortège de parens & de domefiiques ; du moins s'il eft mort ou hors d'état de voyager , mes autres parens yiendront ou enverront une efcorte pour nous accompagner. Or, mon cher , je leur ferai bien'des éloges de vous & de la manière dont nous vivons ici. Je voudrois qu'en venant nous voir , ils fuffent frappés de 1'extérieur de notre domeftique, enfin qu'ils me cruflent heureufe. Je voudrois donc non-feulement meïtre ma familie en état de paroitre devant eux , mais encore furprendre ce bon vieillard & fa compagnie , qui n'ont jamais vu de leur vie des hommes avec d'autres habillemens que le graundy. J'approuvai fon projet qui me parut très-prudtnt , &c e'le fe mit auffitöt en devoir de 1'exécuter. Elle ouvrit toutes les caiffes , & examina ce qu'elles contenoient ; mais tandis qu'elle étoit occupée a. cette recherche , & qu'elle choififlbit ce dont elle croyoit avoir befoin , elle fe reffouyint  V O L A N S. 2+S de plufieurs chofes quelle avoit remarquées dans le vaiffeau , & qui convenoient mieux que tout ce que nous avions pour ce qu'elle voubit faire. Elle me pria donc de perLttre quellefu encore un tour au vaiffeau ,& que lommy y allat avec elle. J'avois éprouvé tant de fois fa conduite .prudente, que je confentis a fon voya-e • elle pró avec fon fils. A fon retour quelques jours après , elle me raconta que m'ayant fouvent entendu dire que ma chaloupe étoit tropvieillc&queje craignois de m'en fervir, eUe m'avoit envoyé un petit vaiffeau qu elle efperoit voir arriver heureufemeut dans fon tems. Comme elle paffa de fuite a d'autres chofes, J8,„e fongeai point alors a lui demander ce qu'elle entendoit par ce petit vaif- Z 'f laV°f qU 6n Père tendre caiües , &que voyant dans la menuiferie un petit bouton de cuivre m,';i „ ■* & nVil ~ i Vre ^ 11 Pnt P01"" unjouet, &q-ul voulut arracher,il ouvrit une armoire  M° les Hommes oü ii trouva plufieurs bijoux fort jolis , qu'il rêfer'va pour hü-même. II y avoit entr'autres chofes un petit anneau d'or & une bague de diamant qu'il mit a deux de fes doigts. Je m'éionnai que pour n'avoir jamais rien vu de femblablé dc fa vie , il en eüt fi bien découvert I'üfage ; mais il me dit , qu'en jouant avec la bague de diamant, il 1'avoit faitgliffer dans fon doigt du milieu ,• & que n'ayant pas pu la. retirer , il avoit mis 1'autre bague a un autre doigt , pour tenir compagnie a la première. Nous allions voir fous les jours sll n'arrivoit pas quelque 'partie de notre flotte. II eft furprenant qu'aucune des caiffes que Youvarky envoya dans le gouffre , n'ait été a beaucoup prés fi long-tems en route que je I'avois été moi-même , mais qu'elles arrivoient en une femaine un peu plus ou moins. J'attribuai cette différence a ce qu'elles fuivoient direéfement le fil de 1'eau ; au lieu qu'en voulant gouverner ma chaloupe & la tenir au milieu du courant , je ne faifois que retarder mon voyage. En moins de quinze jours toute la nouvelle pacotille arriva , a 1'exception d'une caiffe que je n ai jamais revue , & qui fans doute fe fera brifée contre les rochers. U.i jour étant fur le bord du lac , pour  V O 1 A N S, voir fi cette caiffe n'arriveroit pas, jW delc,n quelque chofe de fort long, P"s afa couleur &a fa formepour une jeune ^ne V que pe„dantPquelqiie ^ Jlle ne faif0lt pas beaucoup dg , rat dans ma chaloupe ,& j'allai de ce cöté Jnofois enapprocher trop , de peur que , remuer elle ne reuverst ma chaloupe. Ainfi -apProchantpeuapeu,&nela vovant pas remuer , je Ia crus morte. Je pris donc coi »?e &fal,ai fi pres, cpfenfin ,'apperc s queeetólt la feconde chaloupe du vaiffeau retournee ,fens deffus deffous. Cette découverte me remplit de joie ; c'étoit , comme je laideja dit , Ia chofe dont j'avois le plus de befom. Je men faifis auffi-töt & Pamenai au "vage , oü j'eus ie plaifir de trouver L quoiqu'elle eüt été long-tems i fee , elle étoit' encore bonne ,& que toutes les crevaffes setoient bouchëes dans; !e voyage. II fe trouva par la fuite que cette chaloupe fut de tovs es meubles du vaiffeau celui qui me fervit Ie plus. ^ trahfportai toutes les caiffes dans mon Chanot comme aPordinaire, Ma femme m'at- 2? T ,™patience»pour déhail» «.fles, afin den prendre ce qui feroit ne>_  i^a les Hommes ceffaire pour en équiper ma familie , en cas que le vieux Glurnm vint nous voir ; & elle avoit rangé toutes les caiffes dans 1'ordre oü elle vouloit que je les ouyriffe. Tommy accourut a mdi , en me difant : mon papa, ouvrez , je vous prie , cette caiffe la première , donnez-moi mes joujoux.En mêmè-tems , il me montroit celle qu'il regardoit comme fon bien. Je ne voulus pas le refufer , &c tandis que je 1'ouvrois , il fembloit que fes yeux percaffent au travers jufqu'a ce que j'arrivai a fes bijoux. Oui, les voilé , mon papa , me dit-il, fitót que je les eus découverts. Je . ne pus m'empêcher, en'es voyant , de louer 1'imagination de eet enfant ; car la première chofe qui fe préfenta , fut une jatte k punch & une cuillère d'argent , enfuite une montre d'or , une paire de cifeaux , un petit réchaud & une lampe d'argent , un grand étui de mathématique , ün flageolet , une pierre d'aiman , une douzaine de grandes cuillères d'argent , & une petite boite remplie de couteaux , de cuillères & de fourchettes ; en un mot je crois que c'étoit la plus grande partie des effets précieux du capitaine Portugais. Tommy voulant s'approprier toutes ces chofes , je ne pus -m'empêcher d'interpofer mon autorité dans cette affaire. Mon fils, lui,  V O L A N S. ' 254 dis-je , vous êtes plufieurs a qui ces chofes plairont également ; il eft jufle que vous en ayez la meilleure part , les ayant trouvées, mais il faut que les autres en ayent auffi. Quant a certains meubles qui peuvent fervir également a tous , il faut les réferver pour le befoin général; ifs feront confidérés comme la part de votre mère & la mienne. Alors je leur diftribuai a chacun une cuillère & une fourchette d'argent, fur lefquels je gravai les premières lettrés de leurs noms , & je leur partageai également le refie des bagatelles. Maintenant Tommy , lui dis-je , en lui donnant le flageolet, pour votre peine, vous aurez ceci de plus que les autres. Quoique Tommy n'osat pas s'oppofer a ce que je faifpis , je vis bien fon mécontentement; il le prit froidement , & s'en alla d'un air trifte. Tommy , lui dis-je, je croyois avoir fait un bon choix pour vous , mais je vois qu'il vous déplait. Tenez , dis-je è Pedro , prenez cela , puifque votre frère n'en veut point. Tommy murmurant entre fes dents, & d'un air plus opiniatre que je ne I'avois jamais vu , dit : qu'il le prenne , s'il veut, je retrpuverai affez de petits batons dans le bois. Pavois pour maxime de ne point battre ni gronder mes enfans, pour être dlun autre avis  2$4 les Hommes que moi ; mais je m'y prenois fi bien , que leur propre raifon leur faifoit fentir qu'ils avoient eu tort de s'oppofer a mes volontés. Par ce moyen je les avois tellement accoutumés a fe foumettre , qu'il me fuffifoit de leur annoncer mes volontés pour déterminer leur choix : auffi je ne m% conduifois point par caprice , mais avec tout ie jugement dont j'étois capable. Tommy ayant donc fait voir qu'il défapprouvoit mon procédé , je voulus le convaincre de fa faute. Pour eet effet je pris le flageolet des mains de Pedro, venez , Pedro, lui dis-je , que je vous apprenne comment on fe fert de ce petit baton , puifque Tommy 1'appelle ainfi : voyons s'il en trouvera un pareil dans tout le bois. Alors je le portai a ma bouche, & j'en jouai plufieurs contredanfes & des mufettes. Quoique ma mère m'eüt a peine fait apprendre a lire , j'avois appris lamufique & la danfe qu'elle regardoit comme les talens d'ungentilhomme.Ma femme, mes enfans , & fur-tout Tommy , fe regardoient les uns & les autres , tandis que je jouois; mais je n'eus pas plutöt commencé une mufette, que leurs pieds, leurs mains & leurs têtes furent agités de mouvemens conyulfifs , ils fe mirent a danfer; & après les  V O U N S. 2 J'obfervai avec foin les mets dont ils mangeoient le plus volontiers afin de leur en fervir quand ils n'en auroient plus ; & je trouvai que, quoiqu'ils mangeaffent très-bien du pain & des confitures , & qu'ils euffent prefque goüté de tout, ils ne touchoient point au poiffon: cela me donna 1'idée de leur en fervir un peu. Ils fe regardèrent 1'un 1'autre , & s'excusèrent d'en goüter, fur ce qu'ils avoient déja bien mangé. J'en pris cependant un morceau fur mon afiiette , & 1'ayant mangé de bon appétit, mon frère m'en demanda un morceau : je lui en coupai un ou il y avoit peu d'arrêtes; &c pour plus de fureté, je 1'avertis s'il s'en trouvoit quelques-unes , de les'öter & de ne les point avaler. Dès qu'il en eut porté un morceau a fa bouche ; Rofig, dit-il k fon ami, c'eft du padfi. J'avois cru embarraffer mon frère en lui donnant du poiffon ; ce fut lui, au contraire, qui m'embraffa: car je ne fa vois ce qu'il entendoit par padfi ; & S ij  ij6 LES HOMfMES fi ma femme ne m'eüt pas dit qu'ils n'avoient point de poifibn chez eux , j'aurois cru que padfi étoit le nom de quelque poiffon particulier. J'en fervis un troncon a Rofig , qui convint auffi que c'étoit du padfi , & ils en mangèrent tous les deux avec plaifir. Tandis que nous étions a diner ; mon frère, me dit-il, je crois ayoir vu quelques uns de vos enfans; ma fceur m'a dit qu'il y en avoit cinq a la maifon : pourquoi ne mangent-ils point avec nous ? Je m'en excufai fur ce qu'ils n'auroient fait que nous embarraffer; & je lui dis que quand nous aurions fini, je leur donnerois a fouper. 11 ne voulut pas attendre , & me pria de les faire venir. Je les appellai donc par leurs noms : ïls vinrent tous, excepté Richard qui dormoit dans fon hammac. Mes enfans, leur dis-je , en leur montrant Quangrollart , ce Gentilhomme eft votre oncle , le frère de votre maman; allez lui rendre vos refpecls. Ils le firent 1'un après 1'autre. Ils faluèrent auffi Rofig , qui auroit voulu qu'ils fe miffent a table avec nous. Je m'y oppofai formellement , & leur donnant a chacun de quoi manger , ils allèrent fouper fur leurs caiffes. Le repas fini, les enfans m'aidèrent a débartaffer la table, & alloient fe retirer dans    V O L A N S. ■ leur chambre ; mais je les rappellai, en priant leur oncle de permettre qu'ils reflaffent; que comme il m'avoit promis des nouvelles de ma femme & de fa familie, ces enfans feroient charmés de Pentendre. II me parut bien aife lui-même qu'ils fuffent préfens au récit qu'il alloit faire. CHAPITRE XXVII. Hijloire du voyage de Youwarky. Sa rêcepüox che^fon père. JE mis fur la table de 1'eau-de- vie & du vin de Madère, & leur ayant fait boire un verre de chacun', je leur marquai par mes regards & par une attitude attentive , que je défirois qu'ils commencaffent leur récit. Quangrollart prit la parole en ces termes. Mon frère Pierre, Youwarky dont je ne doute pas que vous ne foyez bien aife de m'éntendre parler d'abord, arriva heureufement a Arndrumnftake , le troifième jour après fon départ : cette route fut affez pénible pour la chère petite Halicarnie, qui refta un jour & une nuit fous le graundy: elle auroit eu même bien de la peine a arriver a Battingdrigg fans le fecours de ma fceur , qui , en la prenant S iij  2^8 Lés Hommes de tems en tems fur fon dos pour lui donner le tems de reprendre haleine, la mit en état de fournir cette carrière. Après quelques heures de repos , ils partirent de Battingdrigg , gagnèrent aifément les montagnes Manches, oü ils firent encore une petite paufe , & arrivèrent è Arndrumnftake. Ils s'abattirent prés de notre palais ; ils trouvèrent a 1'entrée des gardes a qui ils ne voulurent point fe faire connoitre , 6l demandèrent qu'on avertit mon père. Quand il eut appris que des étrangers demandoient a le voir , il m'envoya pour les introduire , s*il étoit néceffaire , ou pour donner les ordres convenables a leur réception. Arrivé a la garde, je trouvai trois Gawris (i) & un Glumm-Boff(2), dont j'avoue que 1'air & la contenance me.prévinrent en leur faveur. Je leur demandai d'oii ils venoient,& quelles affaires ils avoient avec le Colamb ? Youwarky me répondit qu'ils ne venoient pour aucune affaire publique qui concernat les fonöions du Colamb, mais feulement pour lui rendre leurs devoirs comme parens, & embraflerfes genoux. Je vais en informer mon père , leur (1) Fiïles ou femmes. (2) Jeune gar^o/.  V O L A N S. 17$ dis-je; auparavant apprenez-moi votre nom. Votre père ? répliqua Youvarky. Êtes-vous donc mon frère Quangrollart ? Em effet c'eft mon nom, répondis-je; mais je n'ai qu'une fceur qui eft aauellement avec mon père, & je ne puis concevoir que je fois votre frère. N'avezvous jamais eu une autre fceur ? me dit-elle. Oui, lui dis-je , elle fe nommoit Youvarky; mais 11 y a long-tems qu'elle eft morte. Dès que j'eus prononcé fon nom , les latmes lui vinrent aux yeux : elle fe jetta a mon cou en criant : mon cher frère , je fuis cette fceur Youvarky que vous avec cru morte : ceux que vous voyez avec moi , font une partie de mes enfans; car j'en ai encore cinq autres. Mais, je vous prie , comment fe porte mon père & ma fceur? Je reculai en arriere a cette déclaration, craignant que ce ne fut quelque impofture, 8c ne me rappellant aucun de fes traits, après une fi longue abfence : cependant je les priai d'entrer & d'attendre que j'euffe parlé è mon père. Les gardes voyant ce qui s'étoit paffé entre nous , ne pouvoient imaginer qui m'avoit embraffé fi familièrement, d'autant plus que je my étois prêté avec affez de froideur. je ne jugeai pas a propós d'informef dires* S iv  2§0 LES-HOMMES tem ent mon père de ce qui venoit d'arriver. Ainfi appellant ma fceur Halicarnie , & lui ayant raconté le tout , je lui demandai fon avis fur ce qu'il y avoit a faire : car , lui dis-je, c'eft vraifembjablement une impofture ; & comme mon père n'a pas encore oublié la perte de ma fceur , fi cette Gawry cherche a nous en impofer, fon affliction va fe renouvelier, & pourroit être fort dangereufe pour fa vie. .Comment faut-ü nous coaduire dans une circonftance fi délicate > Halicarnie ayant pefé attentivement tout ce que je yenois de dire , parut croire auffi-bien que moi qu'il y avoit de la tromperie. Nous ne pouvions nous figurer que fi Youvarky n'étoit pas morte ou mutilée , elle eüt refté fi long-tems fans donner de fes nouvelles k fa familie. Mon frère , dit Halicarnie , elle ne peut pas être fi changée en quinze ans de tems, que vous ne l'euffiez pas reconnue. Cependant vous êtiez fi jeune alors ; vous pourriez bien avoir oublié fes traits. Pour moi, depuis que nous en parions , je me les fuis rappellés; je ne crois pas pouvoir m'y tromper. Je la priai donc de venir avec moi vers ces étrangers, & de voir fi elle pourroit les reconnoitre. Nous ne fümes pas plutöt entrés dans la chambre, que Youvarky s'écria; voili  VOIANS. 281 ma fceur Halicarnie. Halicarnie reconnut auffi vite Youvarky : toutes- deux s'embraffèrent avec mille tfanfports de joie. Enfuite votre femme nous préfenta fes enfans, & il fe paffa entre nous la fcène la plus tendre que j'aye jamais vue , du moins après celle que vous allez entendre. Mon père gardoit fon appartement depuis quelque tems , pour une fièvre qui lui étoit furvenue; il nefortoitpas encore, quoiqu'affez bien rétabli. Nous appréhendions que le trouble de fon ame , en voyant fa fille & fes enfans, ne lui caufat une rechute dangereufe. Ainfi nous confultames fur les moyens de les introduire fans lui caufer trop de furprife. Nous convïnmes a la fin que j'irois lui dire que des étrangers avoient demandé a le voir; qu'ayant trouvé leur affaire de trop peu de conféquence pour le déranger , je les avois dépêchés moimême. Je devois lui dire encore que Pun d'eux reffembloit beaucoup a ma fceur Youvarky. Alors Halicarnie devoit entrer , & fuivre la converfation jufqu'i ce que nous tröuvaffions le moment favorable de lui annoncer la nouvelle. J'allai donc dans la chambre de mon père : je n'eus pas plutöt prononcé le nom de Youvarky, qu'il pouffa un grand foupir, & détourna fon vifage en fondant en larmes.  181 ies Hommes Halicarnie étant entrée comme par hazard: qu'avez-vous, dit-elle , mon père, qui vous attrifte ? Vous fentez vous plus mal aujourd'hui ? Hélas! dit-il, je viens d'entendre prononcerun nom qui ne fortira jamais de mon cceur, jufqu'a ce que je defcende dansl'Oximo (i). C'eft celui de ma fceur , fans doute r dit-elle. Oui, répliqua-t-il. Je 1'ai tout d'un coup iniaginé, ajouta-t-elle ; car j'ai vu tout k 1'heure une étrangère qui a beaucoup de fon air. Deux Dorrs (2) ne fe reffemblent pas mieux , & j'aurois juré que c'étoit elle , fi cela eüt été poffible. J'ai bien penfé que mon frère auroit 1'imprudence de vous le dire. 11 a eu tort de rouvrir une bleffure qui commeneoit a fe guérir, & de la renouveller par un pareil difcours. Non , mon enfant , lui dit mon père , cette plaie ne fe fermera jamais. Oh ! grande image, ne pourrai-je jamais découvrir ce qu'elle eft devenue ? Monfieur, lui dit ma fceur, je crois que vous n'avez pas raifon de vous affliger ainfi après une fi longue abfence. Car fi elle eft morte, k quoi cela fert-il ? Si elle ne Pelt pas, vous la reverrez peut-être. Oh ! jamais, dit mon (1) Le lieu oü 1'on enterre les morts. (2) Efpèce de fruits comme des pommes8  V o l a n s: a§3' .père : fi j'étois sfir qu'elle eft vivante, je prendrois mon eflbr, & ne fermerois jamais mon graundy que je ne 1'euffe trouvée ; je mourrois plutöt a la peine. Mais fi vous la rencontriez, lui dis-je , fa vue vous troubleroit & pourroit altérer votre fanté. Non , mon fils, dit-il, croyez-moi, je ferois tranquille & pleinement fatisfait; fi elle entroit ici dans Ce moment, je ne fentirois que du plaifir. Que du plaifir! lui dis-je. Non , pourvu qu'elle fut vivante & en bonne fanté , fépondit-il. Hé bien , monfieur , dit Halicarnie, permettez donc que je Taille chercher. A ces mots, elle fortit fans attendre fa réponfe, Quangrollart, me dit mon père d'un ton févère, fitöt qu'elle fut partie , pourquoi vous jouer ainfi de ma foibleffe, vous & votre fceur? Je ne vous le pardonnerai jamais. II femble que je vous laffe, Sd que vous cherchiez a vous défaire de moi en m'attriftant. A quel propos tout ce prélude ? Eft-ce pour introduire ici quelqu'un qui , par une fauffe reffemblance avec ma fille , m'expofe a vos railleries ? C'eft une aftion indigne dont je ne vous aurois jamais crus capables. Monfieur, lui dis-je, la grande image m'eft témoin que vous m'accufez k tort. Mais , pour ne pas vous laiffer dans le doute plus long-  -ï84 les Hommes tems , vous aliez voir Youvarky avec ma fceur. Tout ce difcours a été concerté entre nous pour vous préparer a la revoir elle &. trois de fes enfans. Eft-il poffible , dit-il, que je puiffe encore jouir d'un tel bonheur ! Oui, monfieur, lui dis-je , en voila la preuve. Pendant ce tems, nous les entendimes venir. Mon pauvre père n'eut pas la force d'aller audevant d'eux ; &, quand Youvarky s'approcha pour embrafler fes genoux, il lui prit une foibleffe , & fans pouvoir dire un mot, il tomba a la renverfe fur une efpèce de lit qui étoit derrière lui: i' y refla fa.-s mouvement, & nous le crümes mort. Les fernmes, faifies de eet accident, fe mirent a crier & fe défefpéroient. Pour moi qui confervai un peu plus de préfence d'efprit, j'appellai le calentar(i), qui en lui tirant le nez , lui pincant les pieds, & lui appliquant quelques remèdes, le fit revenir en peu de tems. II eft plus aifé de concevoir que de décrire le trouble oii nous jetta Pévanouiffement de mon père, & les complimens que nous lui fimes quand il eut repris fes fens. Comme je ne pourrois vous én faire qu'un récit bien (i) Efpèce de médecin que 1'on entretient dans les grandes maifons.  V o l a n s. 185 foible , je les pafferai fous filence , & je paffe a Ia converfation que mon père & votre femme eurent enfemble après s'être tenus long-tems embraffés fans parler. Mon père jettant les yeux fur les trois enfans qui pleuroient auffi en voyant pleurer leur mère, demanda qui ils étoient. Monfieur, lui dit Youvarky, ce font trois d'entre huit de vos petits enfans. Et ou eft votre barkatt ? demanda-t-il. Monfieur , reprit - elle, il eft refté chez nous avec les autres qui font encore trop petits pour faire un fi long voyage. Mais, monfieur, je m'appercois que ma préfence vous a caufé beaucoup d'agitation; permettez que je diffère a répondre a toutes vos queftions , jufqu'a ce que vous foyez un peu remis. Le calentar dit que vous avez befoin de vous tfanquillifer: ainfi je vais me retirer avec ma fceur ; nous reviendrons quand vous ferez en état de voir compagnie. Mon père eut bien de la peine a y confentir; mais le calentar le détermina a prendre quelque repos. Quangrollart vouloit pourfuivre. Comme il étoit tems de fe repofer, & que Rofig & lui devoient être.fatigués d'un fi long voyage, je lui dis qu'ayant déja entendu la meilleure partie de fon récit , puifque mon père avoit recu ma femme & mes enfans avec tant de bonté,  i8<5 les Hommes & qu'ils fe portoient bien tous, je le priois d'en remettre au lendemain la fuite. Ils y confentirent; & leur ayant donné mon lit, j'allai me coucher dans un hammac que j'avois de relais. C H A P I T R E XXVIII. Difcours fur la lumière. Quangrollart explique d Wilkins le mot crashy. II prend un rofeau pour un fruit. Suite de Üaccueil que Youwarky regut de fon père & du roi. Tommy & Halicarnie font pourvus d la cour. Youwarky & fon père vont voir les colambs, & en font vifttés. Son retour eft différé jufqu'a 1'hiver fuivant , avec fan père , qui fe propofe de l'accompagner. Le lendemain je préparai ce que j'avois de meilleur pour mes hótes; je tuai trois pièces de volaille, & j'ordonnai a Pedro, qui étoit prefque auffi bon cuifinier que moi, de les accommoder, tandis que nous irions promener au lac. Quoique la matinée fut fort claire quand nous fortimes, je ne les entendis point fe plaindre de la lumière. Je demandai a mon frère fi le jour ne lui faifoit point de mal, en lui obfervant que ma femme ne pouvoit le fupponer  V O L A N S. 187 fans lunettes. Qu'entendez-vous par des lunettes? me dit-il. C'eft , lui répondis-je, un inftrument que j'ai imaginé , afin que le grand jour ne fit pas mal aux yeux de Youvarky. La lumière ne m'incommode point du tout, reprit-il; j'en ai vu de beaucoup plus grande que celle-ci, & j'y fuis accoutumé; lesGlumms qui voyagent fouvent, fupportent mieux le grand jour que les Gavrys qui ne fortent guère , & ne vont qu'en grande compagnie, oii elles n'admettent que rarement les Glumms avant d'être mariées. Pour moi j'ai a Crash-Doorpt (1) une charge, qui, quoique j'y tienne toujours un lieutenant, m'oblige quelquefois a y demeurer long-tems de fuite; comme ce pays eft beaucoup plus éclairé qu'Arndrumnftake , la lumière m'eft devenue familière; il eft vrai pourtant qu'on ne parvient a s'y accoutumer que quand on y va de jeuneffe; cette habitude eft difficile k contra&er. Mon frère , lui dis-je dès qu'il eut ceffé, en parlant de Crash-Doorpt, vous me rappellez une queftion que j'ai k vous faire. Qu'entendon par le mot crashée ou mutilé, quand on 1'applique k un Glumm ou a une Gavrys ? 11 n'eft pas bien difficile , me répondit-il, de ré- (1) Le pays des mutilés.  a88 les Hommes pondre a Votre queftion, puifque vous connolffez la nature du graundy. La mutilation eft la feule punition qu'on faffe fouffrir aux criminels incorrigibles. Quand quelqu'un a fait un crime grave, ou, ce qui revient au même, qu'il a multiplié les acfes du crime, on lui attaché au col une longue corde en forme de cravate ; & deux Glumms placés a fes cötés, la prennent chacun par un bout. Deux autres fe placent, 1'un devant & 1'autre derrière , & ils prennent leur vol de manière que la corde tient le criminel au milieu d'eux. Dans eet état ils le conduifent k Crash-Doorpt, un pays auffi éloigné d'Arndrumnffake de 1'autre cöté, que le votre 1'eft de ce cöté-ci; mais beaucoup plus gros que votre ile, & fitué dans les rochers. A leur arrivée ils defcendent au gouvernement, oü mon lieutenant fait mutiler le criminel, de manière qu'il ne peut plus retourner a Normnbdfgrfutt , ni fortir du pays, oü il doit finir fes jours. Voici comment onle mutile. On couche le criminel fur le dos, lè graundy ouvert, & après lui avoir fait une récapitulation de fes crimes, & lu fa fentence, 1'exécuteur avec une pierre tranchante lui fend les membranes d'entre les cötes du graundy; de forte qu'il ne peut plus voler. Ce qu'il y a de pire pour les nouveaux venus, fur-tout quand ils ne font pas  V O L A N s. a§9 pas fort jeunes, c'eft que la lumière de ce pays eft ft forte, qu'ils font plufieurs annéesa pouvoir s'y accoutumer; quelquefois même ils n'y parviennent jamais. ' Cette explication me fit plaifir. Je lui répétai alors la converfation que j'avöis eue avec Youwarky fur cette matiere , & comment nous avions converfé long-tems enfemble fans nous entendre. Mais , lui dis-je , comment vous êtesvous fi bien accommodé de ce pays éclairé? Le voici, me dit-il : le colambat de CrashDoorpt paffe pour un des plus honorables gouvernement de 1'état, paree qu'il eft dangereux, & qu'il faut que la perfonne a qui on le confie foit jeune. Le crédit que mon père a a la cour, me le fit accorder dès Page de neuf ans. Rofig, qui eft a peu-près du même age que moi, s'eft attaché a ma fortune; il y pofsède un emploi au-deffous de moi. En un mot, j'ai été obligé d'y refter fi long-tems & depuis un age fi tendre, que je me fuis fort bien accoutumé a toute forte de lumière. En difcourant ainfi , nous arrivames a la maifon , ou Pedro nous attendoit avec un diner tel quele pays pouvoit le permettre; ilnousfervit de la marinade, des confitures , un plat d'oeufs durs, & dé.la volaille bouillie avec des épinards. Tomé I. T  a5o les Hommes Je m'attendois bien que mes hötes feroient furpris quand ils verroient de la volaille fur la table; ils ne vouloient pas y toucher, ou du moins ne fe mettoient point en devoir de le faire. Craignant que ce mets ne refroidit trop, je leur en fervis a chacun une aile , & j'en pris une cuiffe fur mon affiette; mais voyant qu'ils attendoient comment je m'y prendrois pour en manger, j'y enfoncai la fourchette, & en ayant coupé un morceau , je le trempai dans le fel & le portai a ma bouche. Ils firent de même , & trouvèrent ce manger de fort bon goüt. Jamais de ma vie, s'écria Rofig, je n'ai vu de crullmott(i) de cette forme. Puis tirant une patte, il vouloit 1'arracher, la prenant, a ce qu'il me dit enluite , pour un baton qu'on y avoit enfoncé. Voyant qu'elle tenoit: M. Pierre, me dit-il, vous avez tèles plus finguliers crullmotts du monde: en quel endroit des bois croiffentils? Oü ils croiffent? lui demandai-je. Oui, dit-il, je vous demande li vos arbres de crullmott font faits comme les nötres, ou non > Mais, répondis-je, ces oifeaux font a la vérité dans le bois, car ils couvent dans ma ménagerie. Quoi, dit-il, c'eft une plante courante comme les callebaffes? Non, non, lui dis-je, c'eft un (i) Efpèce de fruit ftmblable a un melon.  V O L A N S. 2Qt oifeau que j'ai élevé chez moi; Sc ceci, en lui montrant les ceufs, ce font les ceufs de ces oifeaux , Sc d'ou ils viennent. Ne nous embarraffons pas de ce que c'eft, dit Quangrollart, mon frère Pierre ne nous donnera rien dont nous ne puiffions manger en fufeté. La nuit nous ayant pris k table , je préfentai k mes hötes une jatte de punch fait avec ma caffonade , Sc du jus fermenté de corne de bélier , qu'ils trouvèrent très-bon. Après en avoir bu quelques rafades , jé priai mon frère de reprendre fon récitoii il Pavoit quitté. Volontiers, me dit-il. Quand mon père eut pris quelques heures de repos, fon premier foin fut de faire appelier Youwarky : elle vint fe jetter k fes pieds ; il la releva, Pembraffa, & congédia tout le monde, k 1'exception de ma fceur Halicarnie Sc moi. Puis nous ayant fait affeoir, il dit a votre femme : ma fille, j'ai long-tems pleuré votre mort; votre retour me donne la plus grande confolation que je pouvois jamais efpérer; & j'efpère qu'il va contribuer k ma fanté , Sc allonger mes jours. Vous craignez, m'a-t-on dit, que je n'aye quelque reffentiment de votre conduite paffee ( eneffet elle en avoit dit un mot k Halicarnie Sck moi), que vous imaginez avec raifon mérirer quelque cenfure : non, ma chère, ne craignez rien; je Tij  les Hommes me regarde aujourd'hui comme le père d'un enfant nouveau né; & je ne veux pas que ce jour foit paffé dans la trifteffe, ni que rien interrompe notre félicité mutuelle. Je vous défends même de m'en demander pardon par la fuite , & de chercher a vous excüferc Sachez, mon enfant, qu'une faveur accordée généreufement, a deux fois plus de mérite que quand elle a été demandée. Ainfi, en préfence de la grande image , de votre frère & de votre fceur, j'efface pour toujours de mon efprit toute idéé capable d'altérer 1'amour que je vous porte , comme je veux que,de votre cöté, vous oubliiez ce qui peutnuire a cette confiance fans réferve que vous avez toujours eue en moi. Allons, Quangrollart, continua-t-il, renvoyez la garde de devant ma maifon; que tout le pays foit défrayé a mes dépens pendant fept jours; qu'on rende la liberté aux prifonniers ; & que le chagrin ne paroiffe fur la face de qui que ce foit dans tout mon colambat. Je fortis pour faire exécuter les ordres de mon père : a 1'inftant la joie régna par-tout; & pendant fept jours tout le diftrict d'Arndrumnfiake retentit du nom de Youvarky. Si-töt que mon père eut donné fes ordres, il envoya chercher les enfans , qu'il haifa & bénit en levant les yeux au ciel, &i remerciant la  V O L A N S. 193 grande Image , du bonheur inefpéré dont il jouiflbit dans cette 'occafion. Enfuite il dit a. Youwarky de lui raconter tout ce qui lui étoit arrivé pendant fon abfence , & de 1'informer du pays oü elle demeuroit , & avec qui. Youwarky alloit commencer par s'excufer; mon père le lui défendit abfolument , & lui dit de ne lui raconter que des faits fans aucun embelliffement. Ainfi elle commenca par la partie de plaifir qu'elle avoit faite avec fes compagnes : enfuite elle nous fit 1'hiftoire de fa chute , & .nous apprit comment vous la reeütes & lui fauvates la vie. Elle nous raconta que vous aviez eu tant de bonté pour elle , qu'elle n'avoit pu s'empêcher de vous aimer , fans pourtant vous le faire connoitre , jufqu'a ce que vous trouvant digne d'elle , elle avoit confenti a devenir votre femme. Elle ajouta qu'elle n'avoit jamais voulu fe laiffer connoitre a fes amis dans leurs fwangens , quoiqu'elle eüt grande envie de nous voir, de crainte qu'on ne la forcat a vous quitter: qu'enfin elle étoit venue avec'votre confentement, & qu'elle auroit pu le faire'beauqoup plutöt, paree que vous aviez toujours eu envie qu'elle fe montrat k fes compatriotes , que vous défiriez fort de connoitre vous-même. Mon père fut fi touché de votre tendreffe & . T iij  ^94 les Hommes de votre affection. pour fa fille , que vous avez déja prefqu'autant de part qu'elle dans fon eftime; il croitne pouvoir jamais faire affez pour vous Sc pour vos enfans. Le bruit du retöur de Youwarky, & des réjouiffances que faifoit mon père, fe répandit bientöt dans tout le royaume de Normnbdsgrfutt. Le roi Georigetti lui envoya dire par un exprès de le venir voir k Brandleguarp fa capitale , avec fa fille Sc fes enfans. Nous y allames tous en grand cortége, Scyreftames vingt jours. Lè roi Sc les dames de la cour prirent beaucoup de plaifir a entendre Youwarky & fes enfans parler anglois , Sc s'informèrent de vous Sc de votre fagon de vivre. Yaccumbourfe, maitreffe du roi, prit tant de goüt pour mon neveu Tommy , qu'au retour de mon père , elle voulut Ie garder avec elle, Sc affura ma fceur qu'il ne fortiroit d'auprès d'elle que pour être placé plus avantageufement. Jahamel, foeur du roi, voulut auffi prendre Patty a fon fervice; mais celle-ci ayant demandé la permiffion d'accompagner fa mère k Arndrumnftake, Halicarnie fa fceur, qui voulut bien refter avec Jahamel, fut recue k fa place. Deretour k Arndrumnftake, mon père trosva au moins quinze meffagers de la part d'autant de colambs , cfui défiroient te congratuler fur  V O L A N S. 2Q5 5e retour de fa fille, & le prioient d'aller paffer quelques jours chez eux avec elle. Mon père n'aime la pompe qu'autant qu'il en faut pour foutenir fa dignité ; cependant il ne put fe difpenfer d'aller les vifiter avec Youwarky & une grande fuite, &z de refter chez chacun d'eux plus ou moins de jours. II efpéroit du moins qu'après cela, il auroit quelque tems k jouir en ïiDerté de fa fille avant fon départ, qu'elle commenca bientöt a preffer, paree qu'affurément, difoit-elle, fon retard vous jetteroit dans de mortelles inquiétudes. Mais, au retour de toutes ces vifites, ils ne fe trouvèrent pas plus libres que le premier jour. Les colambs inférieurs , qui épioient tous ce moment, vinrent les uns après les autres rendre leurs refpeös k k mon père; & tous les magiftrats des diftricls particuliers envoyèrent lui demander fon jour pour venir s'acquitter des mêmes devoirs. La pauvre Youwarky , voyant que cela ne finiffoit point, en marqua fa peine a mon père , qui ne pouvant arrêter la bonne volonté du peuple, ni fonger k fe féparer fi vite de fa fille, avant qu'elle eüt recu tous ces complimens, réfolut de la retenir encore tout 1'hiver, en lui promettant de la reconduire lui mérite a Graundevolet. Cependant, pour ne pas vous laiffer dans 1'inquiétude , il m'a ordonné de T iv  10)6 les Hommes vous envoyer un exprès pour vous informer de la caufe de fon retard. J'ai répondu que , s'il le trouvöit bon, je m'acquitterois moimême de cette commiffion avec Rofig. II y a ccnfenti avec plaifir, ck m'a enjoint de vous affurer de fon affeétion , & de fa reconnoifiance, pour toutes les bontés & 1'affeöion que vous avez pour fa fille. Mon frère, ajouta Quangrollart, je crois avoir rempli fes ordres a votre fatisfaótion; il ne me refte plus qu'a vous remercier de la bonne réception que vous nous avez faite. Je voudrois bien vous en marquer ma reconnoiffance k Arndrumnftake ; mais j'appréhende de n'en avoir jamais 1'occafion, tant k caufe de 1'éloignement , que paree que vous n'avez pas le graundy. Demain matin, nous comptons prendre congé de vous, mon ami & moi, & aller rejoindre mon père. Quangrollart ayant fini, je lui dis que j'étois confus des louanges qu'il me prodiguoit fans les avoir méritées ; mais que n'étant connu de lui que fur le rapport d'une femme qui, par amitié, avoit fans doute exagéré mon mérite, je ferois hien fatisfait fi lui - même avoit affez bonne opinion de moi pour en parler comme d'un homme fort ordinaire; que, quoique je ne puffe fonger fens peine a me voir privé pour fi long-  V O L A N S. 197 tems de ma chère Youvarky, les nouvelles qu'il venoit de me donner de fa fanté, Sz 1'efpoir de la voir revenir en fi bonne compagnie, me dédommageroit de ma perte. Je le priai, fi la chofe pouvoit fe faire commodément, de m'envoyer un meffager la veille de leur départ, pour me donner avis de leur arrivée. Quant a fon voyage du lendemain, je le conjurai de ne pas y fonger fitöt, d'autant que je m'étois propofé de pêcher en fa préfence, dans le lac, du poiffon frais pour lui donner a diner ; de lui montrer ma chaloupe , & de lui apprendre comment & par ou j'étois arrivé dans cette arkoé, comptant, autant que je pouvois en juger, que ce feroit une nouveauté pour lui. Ainfi lui ayant fait promettre de refter encore un jour, nous nous féparames jufqu'au lendemain.  29S les Hommes CHAPITRE XXIX. L'auteur montre fa baffe-cour a Quangrollart & d fon ami, qui en Jont furpris. II les mine avec luid la pêche, lis font étonnés de voirfon chariot, & de lui voir tuer un oifeau d'un coup de fufil. J'étois véritablement faché de perdre fitöt mon beau-frère, & encore plus en fongeant que je ferois encore long - tems fans revoir ma femme. II fallut prendre mon parti de la meilleure grace , & ne rien négliger , pendant le peu de tems que j'avois a voir Quangrollart, pour gagner de plus en plus fon eflime, & lui ïnfpirer de 1'affeótion pour moi & pour les enfans qui me reftoient. Je me levai dès le matin , afin de préparer un bon déjeuner a mes hötes; & , comme nous devions paffer la plus grande partie du jour dehors , je leur fis manger d'une foupe de poiffon chaude , Sc leur préfentai une bonne bouteille d'eau-de-vie , dont je leur fis boire dans ma taffe d'argent. Pour cette dernière pièce, je la leur montrai comme un échantillon de mes rieheffes & de 1'aifance avec laquelle je vivois ; car je voulois réferver la plus grande partie de mes meubles précier.x  V O 1 A, N S. 299 jufqu'a 1'arrivée de Pendlehamby mon beaupère , jugeant qu'd y auroit de 1'imprudence è ne pas conferver quelque chofe a déployer de nouveau pour le recevoir. Après avoir bien déjeüné , nous allames a notre partie de plaifir: j'eus foin de dire a Pedro ce que je voulois qu'il prépar&t pour le diner, & que nous reviendrions fort tard. Nous fïmes d'abord un tour dans le bois; mais je n'eus garde de les conduire auprès de ma tente ; je ne voulois pas que ma femme en fut rien jufqu'a fon retour. Je leur montrai ma baffe-cour & ma volaille ; ils furent fingulièrement étonnés de voir tant de petites créatures venir a moi quand je les appellois, & accourir dans mes jambes , quoiqu'auparavant ils en euffent a peine appergu deux ou trois. Ils me firent cent queftions fur ces oifeaux: je leur dis que c'étoient les pareils de ceux qu'ils avoient mangés la veille , & qu'ils avoient nommés des crullmotts. Enfuite je les menai entendre la mufique des fromages a la crème; précifément il faifoit alors un peu de vent qui agitoit ces plantes, & leur faifoit rendre leur fon ordinaire. Quand nous nous fümes amufés quelque tems dans le bois, nous allames a mon bafiin ; je leur montrai ma chaloupe: au premier coup-  3o? les Hommes d'ceil ils ne purent concevoir 1'ufage de cette machine. Pour les fatisfaire, je m'élancai dedans & les priai de me fuivre : mais voyant Pagitation de la chaloupe , ils n'osèrent pas s'y rifquer, jufqu'a ce que je les eus affurés qu'ils pouvoient le faire fans aucun rifque. Après bien des difficultés & des affurances réitérées de ma part , je les déterminai a fe livrer avec confiance, & k y entrer avec moi. Nous ramames d'abord jufqu'au pont, oii je leur raconrai par quel accident j'avois été entraïné par le courant de 1'autre cöté du rocher ; & qu'après une traverfée longue & dangereufe , j'avois débouché heureufement dans le lac par 1'ouverture qu'ils voyoient. Je leur dis enfuite combien j'avois été furpris , immédiatement avant que de connoitre Youvarky , k la vue de fes compatriotes , que j'appergus fur le lac , & enfuite prenant leur vol de deffus le pont : je leur racontai quelles avoient été mes penfées k cette occafion , & les frayeurs qu'ils m'avoient eau» fées. Après avoir vifité le pont , je les me'nai a mon ruiffeau ; car alors ils étoient familiarifés avec ma chaloupe, & m'aidoient même aramer; & je leur montrai comment j'allois puifer de Peau quand j'en avois befoin. Enfuite je les  V O L A N S. , 301 defcendis a terre , pour leur apprendre ma manière de prendre du poiffon. Dans ce deffein , j'avois mis mon filet en bon ordre , & Pattachant a mon ordinaire , j'embraffai urt bon efpace d'eau a 1'embouchure du ruiffeau , & je fis un beau coup de filet , que je les priai de m'aider a tirer è terre : car quoique j'euffe pu aifément le faire feul, je voulus leur donner ce plaifir , &c ils en furent bien aifes. Je m'appercus cependant que le poiffon leur faifoit peur , & que quand il en approchoit quelqu'un d'eux , ils évitoient d'y toucher. Néanmoins ayant amené le filet a terre , je le laiffai a découvert , & je ne pus m'empêcher derire en moi-même , fans en faire femblant , de 1'étonnement que le poiffon leur caufoit, & de ce qu'ils reculoient en arrière dès qu'ils en voyoient quelques-uns auprès d'eux. Je pris de ce feul coup de filet vingt-deux poiffons , dont quelques-uns avoient prés d'une aune de longueur ; il y en avoit de deux pieds , & d'autres plus petits. Quand il me virent manier les plus gros avec les mains pour les jetter dans la chaloupe , ils prirent tous les deux , fans que je les en priaffe , des plus petits qu'ils y jettèrent auffi. Mais dès qu'ils leur fentoient remuer la queue , ils les lachoient auffi-töt, de forte.que le poiffon fai- \  32 les Hommes foit deux ou trois chütes avant que d'être dans la chaloupe. Je leur demandai alors ce qu'ils penfoient de eet amufement. Ils me dirent qu'ils étoient bien furpris que je fcuffe a point nommé oii étoit ce poiffon, qu'ils n'en avoient vu aucun avant que je les euffes tirés de 1'eau , & que cependant ils ne m'euffent pas entendu fifiler. Je vis bien par-la qu'ils s'imaginoient que j"appellois les poiffons auffi-bien que mes volailles ; je ne voulus pas les détromper , charmé en moi-même qu'ils me cruffent expert dans quelque genre , comme je les croyois réellement fupérieurs a moi , a caufe de leur graundy. A notre retour , & quand j'eus remis ma chaloupe dans fon balfin , voyant qu'il y avoit trop de poiffon pour pouvoir le porter a bras dans ma grotte , jcpriaimes hótes de fe promener un peu fur le bord de 1'eau , tandis que j'irois chercher mon chariot. Je fis le plus de diligence que je pus, & j'apportai avec moi un fufil , dont j'efpérois trouver 1'occafion de tirer quelques coups : car je comptois bien qu'ils feroient beaucoup plus furpris de 1'explofion de la poudre , que de tout ce qu'ils avoient vu jufqu'alors. Ayant donc chargé mon poiffon, ils me fuivirent par derrière : ils confidéroient beaucoup ma charrette , Sc  V O L A N S. 303 cherchoient ce qui pouvoit faire ainfi tourner les roues , qu'ils prenoient pour des jambes fur lefquelles la charrelte marchoit , jufqu'a ce que je leur en eus expliqué la raifon. Pour lors ils demandèrent k la trainer , ce qu'ils firent avec beaucoup de facilité 1'un après 1'autre ; & pendant ce tems-la celui qui n'étoit pas occupé , en obfervoit tous les, mouvemens. Comme nous avancions du cöté du logis, un gros oifeau de la groffeur d'une oye fauvage vint paffer au-deffus de notre tête. Je leur dis de le confidérer , ce qu'ils firent. Je voudrois bien 1'avoir , me dit mon frère. Si vous en avez envie , lui répondis-je , je vais vous le donner. Oui vraiment , me dit-il , car jamais je n'ai rien vu de femblable. Reftez donc la , lui répliquai-je, & m'avancant deux ou trois pas , je le tirai & le jettai par terre. Me retournant pour voir 1'impreffion que le feu & le bruit de mon fufil avoit fait fur mes hötes , je ne pus m'empêcher de rire de leur frayeur. Avant que j'euffe eu le tems de me retourner , Rofig étoit déja k plus de cinquante pas , & mon frère étoit couché derrière ma charrette chargée de poiffon. Je les appellai , en les priant de venir k moi fans rien appréhender. Je voulus même  ■ 304 les Hommes donner le fufil a tenir a mon frère; il n'en voulut rien faire , & courut joindre Rofig. Voyant qu'ils faifoient de cette badinerie une affaire férieufe , car je les voyois marmotier quelque chofe enfemble, je craignis que cette ! idéé , qui m'étoit venue fort innocemment , n'eüt des fuites défagréables pour moi. Quoi, penfai-je,fi dans ce moment ils alloient prendre leur vol fans vouloir m'entendre , & raconter a Arndrumnftake que j'ai voulu les tuer , ou faire a mon beau-père quelque méchante hiftoire a mon défavantage , je ferois perdu , & je ne reverrois plus Youwarky ? Je jettai donc mon fufil auprès du poiffon, & marchant a eux tout doucement, je leur demandai pardon de 1'effroi que je leur avois caufé , en les affurant que quoique 1'effet de mon fufil eüt pu les furprendre , c'étoit un inflrument tout ordinaire dans mon pays, avec lequel chacun attrapoit des oifeaux de la même manière. Je leur proteftai que par lui-même il ne pouvoit faire aucun mal, a moins que 1'on eüt le fecret de s'en fervir , & qu'ils pouvoient compter que jamais je nel'empioyeroisque pour leur Tendre fervice. Ces raifons & beaucoup d'autres que je leur alléguai, nous réconcilièrent enfemble. Quand nous vinmes a raifonner de fang froid, ils me blamèrent de ne les avoir pas  V O L A N S; j0y pas avertis. Ea vérité , leur dis-je , je n'avois pas le tems.de vous expliquer 1'effet du fufil, tandis que 1'oifeau étoit en 1'air ; il eüt été hors de ma portie avant que j'euffe pu vous nen détailier, & fe feroit échappé; ce que je ne voulois pas qu'il fit, dés que vous m'aviez prié de vous le donner. Pouvez-vous avoir quelque défiance contre moi ? Ce feroit uneadion hornble d'homme è homme , mais fur-tout ' envers un parent,&unparent qui m'apporte les me.lleures nouvelles du monde, en m'apprenant Pamitiéque mon beau-père a pour moi, & fa réconciliation avec ma femme. Je parvins peu è peu è les ' faire avouer que leur frayeur avoit été malfondée , & que ce que je leur avois dit étoit vrai. Enfuite j'allai chercher 1'oifeau & le leur apportai C'étoit de tous les oifeaux que j'ai vus , celui qui avoit le plus beau plumage : ils furent enchantés de fa beauté , & me prièrent de le mettre fur ma charrette , & de 1'emporter avec nous dans ma grotte. Pendant tout le chemin , ils ne cefsèrent de chanter mes louanges , & de dire que le frère Pierre étoit un homme plein de fageffe. II ne faut plus s'étonner , dit Q.iangro'f art " fi ma foeur ÏWarky, dès qu'elle Pa connu ' n'a pu fe réfoudre a le quitter. Ce n'étoitpas. Tornt ƒ. y  30ó Les HomSïes a moi a les détromper ; la modeftie avec lïquelle je recus leurs complimens ne fervit qu'a augmenter la bonne opinion qu'ils avoient de moi ; & je trouvai après le retour de ma femme , que Quangrollart m'avoit dépeint a fon père avec les couleurs les plus flatteufes. J'eus encore une fois le plaifir de les régaler avec de mes anciennes provifions, & un peu de poiffon frais, tant bouilli que frit. Ils préférèrent ce dernier a 1'autre. Le fouper fut fort gai ; nous pariames beaucoup des avenfures de la journée , & du voyage qu'ils alloient faire , après quoi noüs nous féparames fort contens les uns des autres. Le lendemain nous nous levames de bonne heure , & nous f imes un petit déjeuner, après lequel Quangrollart &z Rofig garnirent leur chapelet des plus longues & plus belles plumes de 1'oifeau que j'avois tué. Enfuite étant prêt a partir , ils m'embrafsèrent moi & mes enfans. Ils alloient prendre leur vol', quand je m'avifai que, comme la maitreffe du roi avoit pris Tommy fous fa protecf ion, ce feroit peut-être un moyen de le faire aimer encore plus , que de lui envoyer le flageolet : car pendant 1'abfence de ma femme, j'en avois fait deux prefqu'auffi bons que celui-la , & fur le même modèle. C'eft pourquoi je leur demandai fi 1'un d'eux voudroit  'V O L A N S. 357 fe charger d'un petit morceau de bois qu. ï avois deffeind'envoyer a mon fils. Rofig me du qu'il s'en c hargeroh bien volentiers, & que Sil n'eto.t pas trop long , il }e mettroit dans ion colapct ( t ). Ainfi j'allai le chercher & je le préfentai a Rofig. Mon frère le .voyant tout garni de petits trous, demanda a leman.cr , après s'être affuré que ce n'étoit pas tin petit fufil. II le regarda avec beaucoup d'attention , & m'en demanda 1'ufage. Je lui dis que c'étoit un inflrument de mufique , & je me mis k en jouer plufieurs airs. Lui & fon compagnon furent enchantés ; & je ne doute pas qu'ds n'euffent refté une femaine entière avec mm pour m'entendre. Mais ayant prié Rofig d avoir foin qu'il re fe peYdït pas il le nut dans fon colapet, & tous les deux parent léur efibr. Ji) Efpèce de fac qu'ils portenc toujours amour ^ Yij  joê les Hommes CHAPITRE XXX. Pierre fe prépare d recevoir fon beau père, Embarras au fiijet de fa barke, II attend fa femme. Réflzxions fur fon retard II appergoit un meffager au - dejfus du rocher , qui lui annonce l'arrivée de Pendxhamby. L fs nouvelles que mes hötes m'avoient apportées remirent le calme dans mon efprit; ainfi ayant tout 1'été devant moi , je fongeai aux préparatifs que j'avois a faire pour le retour de ma femme : car fuivant le difcours de mon beau-fi ére , je conclus que fa fuite feroit nombreufe , que mon beau-père feroit fans doute parade de fon équipage , & que fi toute fa compagnie n'appercevoit en moi qu'un homme tout ordinaire , j'en ferois méprifé , & peutêtre auffi ma femme , ou que du moins je perdrois la bonne opinion que fon récit leur avoit donnée de ma perfonne. Je commencai donc par vifiter encore mes caiffes , oii je favois qu'il fe trouvoit beaucoup d'habits du capitaine Portugais , pour y prendre ceux qui me paroitroient les plus propres dans la circoafiance préfente,, J'y trouvai  M habit galonné de drap bleu, avec de gros boutons & de larges boutonnières d'or , & do-.b!&s de foie blanche ; une culotte1 de ve• tours no.r , fin chapeau bordé d'or „ & une cravatte de point; deux ou trois bonnes che"»'es; deux paires de fouliers a talons routes : teUX Pairesde foie, I'une blanche &C i autre ecariate ; deux épées a garde d'argent , & Plufieurs autres bonnes hardes r mais la facon ^ ceshabits,& deux lettres que je trouvai dans les poches , me firent juger qu'ils étoient dit capname Anglois , qui avoit été pris en Arnque par le vaiffeau Portugais. J'en effavai aufli-tot quelques uns qui fe trouvèrent bien, a ma taille , & j'en rempiis des caiffes partieuJieres , que je placai dans une de mes chambres , pour m'en fervir- au befoin. Je trouvai dans une autre caiffe mi W nanteau de drap écarlate galonné, une trouffe de rafoir , une paire dé cifeaux, & un petit miroir de toilette ; une perruque longue & deux autres plus courtes : je mis le tout k part , pour paroïtre Je plus magniffque que je pourrois , dans une cireonffance qui vrai^ femblablementdevoit être Ik plus intéreffante de ma vie. Quand j'eus arrangédans ma tête en quelle ©ceafionjemefervirois de ces meuMës,nóus Viii  3.io les Hom m- e s allames k la pêche1 plulieurs jours de fuite, Pedro & moi , nous p'in.es quantité de poiffons. j'en falai une partie , & ftVfécher le refte. Nous coupames beaucoup de fobi pour garnir, ma tente , Sc fervir de lit k la fuite de mon beau-père : reus coupames auffi & ondirent qu'elle étoit de deux eens gardes. J'en fus étouné d'abord , car je ne m'étois préparé que pour environ foixar.te. Allons , dii-je en moi- même , voilé tout mon fyftême renverfé. Je m'iuformai enfuite de ce grand bruit que j'avois entendu en les appercevant au deffus du rocher. Ils me dirent qu'ils n'avoient entendu que le gripfack ou trompette , qu'ils avoient avec eux , pour les diflinguer des meffagers ordinaires., Alors 1'un d'eux me le montra ; c'étoit tin long inflrument creux qu'il avoit k la main, &que j'avois pris pour un baton. Miis, me -lit-il, demain avant qu'ils arrivent , vous e f ndrrz bien un- autre bruit, & qui dur.ra bien plus long-tems. Après les avoir bien régalés , je les envnyai prendre du repos , fans ieur faire d'autres  $16 les Hommes queftions ; car je ne voulois pas anticiper fur le plaifir que j'aurois d'apprendre toutes les nouvelles de la bouche même de Youwarky. 1 Cependant mes enfans & moi, nous nous occupames a préparer tout ce que nous pümes de volaille & de poiffon , afin que chacun püt fe mettre a table en arrivant: enfuite nous allames nous coucher. CHAPITRE XXXI. Pierre règle Le cérémonial pour la rêception de Jon beau père. Defcription de la marche & de leur arrivée. IL regoit fon père , Le conduit d la grotte lui demande excufe de fon mariage. Pendlehamby Hen empêcke. 11 ne reconnoit point fa fille habillee a l'angloife. On place les'officiers dans la tente. J E m'occupai toute la nuit a régler le cèremonial que je voulois ohferver pour recevoir Pendlehamby. Le matin je dreffai le couvert le plus proprement qu'il me fut poffible ; Sc ayant habillé, Pedro , Jemmy & David , nous marchames vers la plaine , oü je portai une chaife , & chacun de mes enfans un tabouret, Pavois un jufte-au-corps de couleur C3nelle a boutons d'or , une vefie d'écarlatte r une eu-  V O L A N S. ïotte de velours, des bas de foie blancs , ma perruque naiffante , un chapeau bordé d'or avec un plumet, une cravatte de point, une épée d'argent , & mon manteau par-deffus le tont. Pour mes enfans , ils avoient les habits que ma femme leur avoit faits avant que de partir. Quand nous les entendimes , je difpofai mes enfans dans 1'ordre oii ils devoient s'affeoir: je leur ordonnai de fe tenir quelques pas derrière moi , & de faire précifément tout ce qu'ils me verroient faire. Enfuite m'étant affis fur la chaife, je fis mettre Pedro fur fon tabouret a ma droite , Jemmy a ma gauche, & David a la gauche de Jemmy. J envoyai deux des meffagers au-devant , pour inftruire Youwarky de 1'endroit oii je les attendois , afin qu'ils s'abattiffent a quelque diftance avant que d'arriver a moi. Ma femme en donna avis a fon père , & 1'ordre fut donné a toute la fuite. II m'eft inpoffible de décrire combien cette arrivée avoit Pair majeftueux en débordant de deffus le rocher, Comme le ledern- eft curieux fans doute d'en connoitre 1'ordonnance , je vais tacher de lui en donner une idée. Après avoir entendu quelque tems un bruit tel que celui d'un tonnerre éloigné , ou plutöt  , les Hommes d'un millier d'ours en amour , qui avoit que!* ique chofe d'efF-ayant , nous ap^ercü nes dans 1'air , a la faveur du crépufcule qui éclairoit le bord du rocher , une file noire qui paroiffoit avoir quarante pas de largeur. A mefure que le bruit augmentoit, la fiie s'élargiffoir. Alors nous vimes des rargées de gens armés d'efpèces de perches , 6c d'efpace en efpace un étendard. Sitöt que le corps principal parut au-cieffus du rocher , il fe fit dans l a r tin bruit géuéral qu'augmentoit encore le retentiffement des échos du rocber oppofé. A ce -bruit fuccèda un concert de voix ravlffantes , qui ne cefsèrent de chanter jufqu'a ce que 'e cortège fut arrivé affez prés de moi. Pour lors la première file compofée des trompettes , s'éleva a une hauteür confidérable , pour faire place aux rangées fuivantes qui s'avancèrent immédiatement au-deffous, & qui étoient d'environ vingt hommes de front. Chacune de ces rangées fe partageant par le milieu , s'abattirent a environ vingt pas de moi , a droite & k gauche , fdrmant Une efpèce d'allée, au bout de laquelle Pendlehamby & fes deux filles defcendirent , fuivis d'une vingtaine de gardes. Le refie du cortège compofé d'enviroh, vingtautres gardes, s'avanca en volant au-deffus de ma tête , &£ alla dtfeuidre derrière moi:  V O t A N S 515 mais pendant toute la cérémonie les gripfacks ne cefsèrent de fonner avec un bruit furprenant. La pauvre Youwarky qui n'étoit pas prévenue de mon habillement , ni que j'euffe èoupé ma barbe , fut frappée d'étonnement en me voyant le vifage enveloppé dans ma grande perruque & dans mon chapeau ; mais faifant bonne contenance , perfuadée que fi la perfonne qu'elle voyoit n'étoit pas moi , elle trouveroit bientöt fon mari, puifqu'elle reconnoiffoit fes enfans a leurs habits. Elle s'avanca a la droite de fon père jufqu'a environ trente pas de 1'endroit oü j'étois affis comme un potentat. Alors je me levai d'un air grave , & ötant mon chapeau , je les faluai refpeéhieufement. J'en fis autant & dix pas plus loin , de forte que je fis ma troifième révérence immédiatement aux pieds de Pendlehamby. Je mis un genou en rerre , & j'embraffai fa cuiffe droite ; mais il me releva & me baifa. Puis me retirant trois pas en arrière , je m'avancai de nouveau, & j'embraffai Youwarky. Pendant ce tems , les enfans faifoient avec Pendlehamby les mêmes cérémonies qu'ils m'avoient vu faire. 11 les releva auffi , & les baifa les uns après les autres. Je demandai tout bas a Youwarky, s'il y  '320 l e s Hommes' avoit dans la compagnie quelque-uns de fèS parens , pour les faluer. Elle me dit qu'il n'y avoit que fa fceur Halicarnie placée derrière, fon père. J'allai lui faire 'mon compliment, & je m'avancai a la gauche du vieillard, que je conduifis a travers les files de fes gardes jufqu'a ma chaife , oü je le fis affeoir avec Youwarky , & Halicarnie a fes cötés; & je me placai a la gauche d'Halicarnie. Après avoir remercié Pendlehamby de 1'honneur de fa vifite , je lui dis que j'avois a un iemi mille dans le bois une petite grotte oü neus irions quand il le jugeroit a propos , & que je n'avois placé ici ce fiège que pour le repofer un moment a fon arrivée. Pendlehamby fe levant , tous les gripfacks fonnèrent ; il prit Youwarky par la main , & je préfentai la mienne a Halicarnie. Arrivés a la grotte , dès que mon père fut affis , je pris Youwarky par la main , & nous lui rendimes nos devoirs. Je voulus lui demander excufe d'avoir époufé fa fille fans fa permiffion , & j'allois lui debiter un difcours que j'avois préparé exprès ; mais il m'interrompit , en m'affurant que je m'étois trompé, & qu'il y avoit confenti. J'allois répliquer que, quoique je fcïiffe qu'il avoit eu affez de Konté pour nous le pardouner , je lui de vois  V O L A N S," git Ses excufes : il m'interrompit encore. Dès que je 1'approuve , & que je vous eftime , dit-il, ' que pouvez-vous demander de plus.^Voyant ' d°nc <5ue ce di^ours ne lui plaifoit pas , je n'infiftai point davantage. Je préfentai enfuite a chacun d'eux du vin de Madère dans un gobelet d'argent, & Youjarky fe retira. Je pris un prétexte pour la fuivre , afin de favoir fi d,e approuvoit ^ que j'avois fait. Mon cher , me dit-elle que vous eft-il arrivé ? Je vous aflure que,' fans Ja crainte de furprendre mon père , je ne vous aurois pas reconnu pour mon mari, Ma belle 3uidis-,e,cethabillement eff k la mode d'Angleterre. Pierre, me répondit-elle , il eft beau je m'appercois qu'il a attiré tous les yeux fur vous , & je 1'approuve k caufe de ceux k qui nous devons chercher k plaire ; mais ne vous imaginez Pas que je vous aime mieux ainfi, que dans votre habit ordinaire C'eft Pierre que j'aime, de quelque manière qu'il feit ims : mais rentrez ; je vais m'habiller • & j'irai vous joindre.. Ma femme ayant mis fa robe k 1'Angloife traverfa la chambre oü étoit mon père, pour aller voir fon fils Richard qui étoit dans une autre. J'étois affis pour lors k cöté de lui Mon fils, me dit-il , en la voyant, je croyois Tome I, X  312 les Hommes que vous n'aviez point d'autre femme que ma fille clans cette Arkoé : car affurément vous n'avez pas d'enfans fi grands que cela ( en me montrant ma femme. ( Non , monfieur, lui dis-je, c'eft une amie. Elle vous eft donc venue, me dit-il ,pendant 1'abfence de ma fille? Pardonnez-moi, lui répondis-je, ma femme la connoit très-bien. Tandis que nous caufions ainfi , Youwarky entra avec Richard fur fes bras qu'elle avoit couverts jufqu'aux poignets avec la manche de fa robe, afin de cacher fon graundy; & jouant avec Penfant , elle lui parloit Anglois. Eif-ce-Ia votre plus jeune enfant, me dit mon père ? Je lui dis que oui. Madame, ajoutai-je, apportez-le k mon père.Vous avez la , madame, lui dit-il, un joli enfant fur vos bras; fa mère 1'a-t-elle vu depuis fon retour ? II lui parloit dans fa langue; & Youwarky me regardant, comme fi elle ne Peut pas entendu , je lui expliquai en Anglois ce qu'il difoit. Ma fceur voulut auffi voir Penfant ; & je luifervis d'interprête. En un mot, ils causèrent prés d'une demi-heure avec ma femme fans la reconnoitre, jufqu'a ce qu'enfin, parlant dans fa langue , elle lui dit: c'eft votre grand papa , mon cher Richard. Le bon vieillard , tout étonné : que je fois mutilé , dit-il , fi ce n'eft Youwarky. Cela n'eft pas  V o l a n s: 3^ pöffible ; dit Halicarnie. En vérité , ma fceur , vous vous trompez , dit Youwarky, c'eft moi-' ; même. Mon père jura qu'il n'en avoit pas eu le moindre foupcon , jufqu'a ce qu'elle eüt parlé dans fa langue. 11 1'embraffa elle & Pen* fant , & la pria de refter toujours dans cet babit pendant fon féjour. Je demandai a Pedro quelle provifion il avoit faite pour les gardes. Mon fils , dit Pendlehamby , je n'ai point amené tous ces gens pour vous être a charge ; ils ont apporté avec eux de quoi manger , & je ne veux pasfouffrir qu'on leur en donne. Je lui demandai alors s'il }' avoit quelques officiers qu'il fallüt traiter avec un peu plus de diftincfion ? Pierre, répondit-il , je vois que vous êtes attaché au point d'honneur. Je ferois fêché de vous incommoder pour eux ; mais fi vous pouvez donner une chambre a coucher, ou quelqu'endroit couvert pour une vingtaine d'entr'eux qui font fupérieurs , ou du moins pour dix , tandis que les dix autres font en fonöion , je vous ferai obligé. Je lui répondis que j'avois dreffé pour cela une tente qui pourroit en contenir aifément un bien plus grand nombre; & que comme c'étoient des gens d'une certame diftinftion, ,je fouhaitois qu'il me permït de les régaler. II y confentit après quelques wflances. x ï}  324 les Hommes Quand Pendlehamby fe fut rafraïchl ,, il voulut vifiter le quartier des officiers 8c je lui montrai ma tente. 11 n'avoit jamais rien vu dè , femblable , & alloit y grimperparle dehors qu'il prenoit pour de la terre. Monfieur, lui dis-je , vous ne pouvez pas y entrer ainfi. Alors lui préfentant la main, je le conduifis par le devant , & détournant le rideau bleu , je le fis entrer. II en fut extrêmement fatisfait , & me demanda comment elle étoit faite. Je lui dis en peu de mots ; mais j'aurois pu lui dire, toute autre chofe , car il n'y comprit rien. II 1'approuva beaucoup cependant , & appellant le premier officier : voila, lui dit-il, votre quartier. Pour lors m'adreffant a cet officier , je le priai de cominander dans ma maifon , êc qu'on lui" donneroit des provifions chaque jour. Corrime il héfitoit a les accepter , je 1'affurai que mon beau-père me Pavoit permis. Sur qimi il fe frotta le menton en figne de reconnoiffance. Je lui demandai enfuite s'il avoit quelque homme hsbile pour le fervir & préparer leur manger ; monfieur , me dit-il, il faudroit que cela' füt tout prêt , car mes gens n'y entendent rien ; pour toute autre chofe , vous pouvez en difpofer ils font a mes ordres.  V O L A N s» CHAPITRE XXXII. Diner. lis prennent le poiffon & la volaille pour des fruits. Pierre entend venir fon frère & les colambs. Comment il les couche. Réflexion de Pierre fur le défaut de graundy. Ils vont vifiter file. Serviteurs plus dificiles d contenter que les m,iitres._ Raifon pour laquelle on change d'kal'its plufieurs fois le jour. Pendlehamby ayant envie de vifiter monile , alla faire avec Halicarnie une longue promenade dansle bois jufqu'a 1'heure du diner. Comme^il m'avoit dit, avant de partir , qu'il y avoit toujours quelques-uns de fes gardes qui le fervoient a table, je mis ordre a leur diner avant fon retour. Pour cet effet , j'envoyai un grand plat de volaille froide coupée par morceaux , que je fis étendre fur des feuilles nettesplacées fur les caiffes, & j'yjoignis une quantité fuffifante de pain & de poiffon. Alors je priai les officiers , qui étoient préfens , de fe rafraïchir , en leur difant , que quand les autres auroient été relevés , on leur en ferviroit auffi. J'apperfus dans leur air un embarras que je ne compris pas d'abord  3i<3 les Hommes mais me tournant auffitöt vers Ie chef: moni fieur, lui dis-je, cette nourriture ne vous eft peut-être pas ordinaire ; c'eft celle que mon de fournit, Sc vous ne la trouverez pas mauvaife , quand vous en aurez goüté. En pariant ainfi /, je pris un morceau de volaille , Sc le trempant dans le fel , j'en mangeai moi-même, puisje lui en préfentai un autre. ïl'n'en eut pas plutot goüté, que tous les autres en prirent fans fcrupule ; fur-tout ils louoient le fel comme une chofe dont ils n'avoient jamaisx mangé , quoiqu'ils paruffent connoitre le goüt du poiffon Sc de la volaille. Je leur'enfeignai enfuite oü'je me fourniffois d'eau, & je leur dis d'en envoyer chercher par leurs gens. Après le retour de mon père & de ma fceur , Je gripfack fonna le diner. Quatre officiers de fervice entrèrent , & demandèrent a porfer les plats , comme une des fonctions de leur emploi. Je m'appercus quej'un d'eux, après avoir mis le premier plat fur la table , ne bougea pas de derrière Pendlehamby ; au moindre figne , il ordonnoit aux autres ce qu'il falloit apporter, & il le préfentoit lui-même a mon père , qui lui donnoit fouvent de ce qu'il avoit fur fon affiette : les autres officiers fervoient a table indiftinctement.  V O L A N S.' 317 'Après Ie diner , je fis une jatte de punch; Sc demandant a mon père permiffion de fuivre Pufage de mon pays , je bus a fa fanté. Ma fille, dit-il, a Youwarky , nous voila revenus a 1'ancien ufage. Mon fils, ceci n'eft pas nouveau pour moi: votre femme buvoit toujours a la fanté de fon cher Pierre Sc de fes enfans de Graundevolet , & nous obligeoit a lui faire raifon. Je vous remercie , Sc j'en vais faire autant. Auflitöt prennant un verre : mon fils Sc ma fille, dit-il, je vous fouhaite une fongne fanté , beaucoup de tendreffe & d'union , Ik vous Sc a mes petits-enfans. Nous nous levames , Youwarky Sc moi, & le remerciames. Quand nous eiimes refté quelque tems afïis : mon fils , dit mon père , vous avez vécu fi retirés, vous Sc votre femme , que je crains fort que ma compagnie Sc mes gens ne vous caufent de 1'embarras. Mon fils a deffein aufli de vous faire une vifite avec plufieurs Colambs , mes confrères; fi nous vous fommes trop a charge, dites-le-moi franchement ; car ils doivent s'arrêter demain a- Battingdrigg , pour favoir fi leur vifite ne vous gêne point. Mon fils , ajouta-t-il , la bouche eft un grand diffipateur; a force de multiplier le nombre, on peut trouver un jour la fin des provifions qui fufiiroient a votre familie pour une année, X iv  3*5 LES HOMStES Dites-moi donc fans facon , en quel état font vos provifions : il ne faut pas que pour nous recevoir vous en fouffriez du dommage. Je lui répöndis que j'avois du poiffon féché en abondance , & que ma baffe-eour étoit fi biere garnie , que je n'en favois pas le nombre : que pour du pain, je n'en manquois pas , & que j'en pourrois avoir quand je voudrois , ainfi que du poiffon frais , dont j'aurois de quoi 1 regaler toute la province d'Arndrumdfiake , & qu'il n'y avoit que les confitures dont je n'étois pas fi bien fourni. Si cela eft, mon fils , dit mon père , je puis envoyer dire a votre frère de continuer fon voyage. En effet, il dépêcha auffitót dix meffagers avec un gripfack pour preffer fon arrivée. Le vieillard donnoit de fréquentes atteinres au punch , & je m'appercus k fa bonne humeur , que cette boiffon lui plaifoit. II étoit tems de fe repofer ; ainfi je conduifis mon père au lit que je lui avois deftiné; & après avoir pourvu a tout le refte de la familie , nous nous retirames Youwarky & moi. Vous pouvez imaginer que je fus bien charmé de me retrouver feul avec ma chère Youwarky. Je lui demaadai comment Pendlehamby Pavoit recue d'abord. Elle me raconta le tout  V o L A N s. 3291 avec des circonfbances fi touchantes , que j'en pleurai de tendreffe ; & j'ai toujours aimé depuis ce bon vieillard , cqmme s'il eüt été mon propre père. Elle m'apprit que Tommy étoit déja en faveur a la cour avant le voyage de fon frère; mais que depuis que je lui avois envoyé Ie flageolet , il avoit été careffé fans mefure , & qu'il ne tarderoit pas a devenir un grand feigneur. . Qu'Halicarnie ma fille ne quittoit point Jehamel, qui la .mettoit de toutes fes parties de plaifir, &qui, fans doute , lui procureroit un bon mariage dans le tems. Quant a Patty, elle me dit que fon père vouloit, avec ma permiffion, 1'adopter comme fa propre fille. Ma femme qui'étoit fatiguée du voyage, dormit de bon cceur; mais 1'agitation de mes efprits ne me permitpas de fermer 1'ceil. Je n'avois jamais tant regretté qu'alors, de n'avoir point le graundy; car, penfois-je, maintenant que j'ai goüté les douceurs de la fóciété . comment pourrai-je en fupporter la privation totale , comme il arrivera dans quelques jours, quand toute cette compagnie fera partie , & que je me trouverai réduit a reprendre mon ancien train ? Si j'étois femblable a mes hótes, je ferois bien meilleure figure qu'eux, par la fupériorité de mes connoiffances; tout le monde  33° les Hommes feroit a moi; je pourrois m'envoler dans mor* pays ou dans quelqu'autre partie du monde ; la feule curiofité qu'on auroit de me voir, fuffiroit pour m'enrichir. Mais auffi, continuai-je , fi, avec le graundy, ma vue s'affoiblifibit de facon que je fuffe obligé de vivre dans 1'obfcurité en Angleterre, je me trouverois auffi mal que je le fuis ici: perfonne ne pourroit me tenir Compagnie , puifque mes heitres, pour fortir , feroient précifément le tems du repos des autres; perfonne ne voudroit, pour avoir ma compagnie dansun endroit obfcur, abandonner la clarté du jour, ou ils pourroient jouir de la converfation des autres. En ferois-je donc mieux pour avqir le graundy? a moins que je ne priffela réfolution de vivre ici, ou dans les environs; & alors, pour avoir compagnie, il faudroit me retirer dans des pays encore plus obfcurs, auxquels mes yeux ne font pas propres ; en un mot, il faudroit me refondre entièrement avant de pouvoir remplir mes defirs. Sois donc content, Pierre, ajoutai-je; tu as été heureux ici fans cela avec ta femme & tes enfans : ne vas pas te rendre malheureux en defirant un changement impoffible , & qui, s'il pouvoit fe faire, altéreroit peut-être ton bonheur ; au contraire , ne cherche que ce que tu peux embraffer, en pefant toutes les circonf-  V O L A N S. 331 tances; tu trouveras ta félicité en reflreignant tes defirs, affranchis des deux plus grands maux de la nature, 1'efpoir & la crainte, compagnons inféparables, mais enhemis mortels de la paix. Car 1'homme qui fe livrele plus a 1'efpoir, eft alarmé par la crainte du moindre contre- ' tems. Ces idéés me rendirent un peu de tranquillité. A coup sur, me dis-je -a moi-même, je fuis 1'être ïe plus indéfiniffabie de la nature; je ne réfléchis jamais, que quand je fuis accablé par le chagrin. O Glanlepze, je n'oublierai jamais ce que tu me dis après avoir vairicu le crocodile , qu'il n'y a rien dont on ne puiffe venir & bout avec de la réfolution, quand on embraffe d'un coup-d'ceil les deux faces d'une affaire, &c qu'on peut en pefer les avantages & les inconvéniens! Ces paroles font dignes d'être gravées fur 1'airain, & plüt a Dieu qu'elles Ie fuffent dans mon cceur; elles m'épargneroient bien des heitres de chagrin, m'aideroient a faifir plus facilement les cbjetspoffibles, & ametranquillifer quand'les obfiacles font infurmqntables. Dés que je ferai levé, je les placerai en quelqu'endroit apparent, pour les bien inculquer dans ma mémoire & celle de mes enfans. En effet, la première chofe que je fis, a mon féveil, fut de chercher un endroit commode pour écrire cette fentence; & prenant un bout ■  33z les Hommes de tifon , au lieu de pinceau , j'écrivis fur unè des portes de mon armoire: « Quiconque veut » venir a bout d'un objet, .dok en appercevoir » les deux faces dun feul coup-d'ceif, &, après » avoir examiné mürement la fin & les moyens , » fuivre ce que lui diöera la faine raifon » J'é- crivis ces mots d'abord en anglois, & enfuite dans la langue de Doorfptfwangeanti; & après les avoir relus deux ou trois fois ^j'allai chercher de 1'eau & du poiffon ; & je revins avant que mes hötes fuffent levés. Je pris foin auffi le même jour, que les officiers fuffent fervis du mieux qy'il m'étoit poffible; s'il devoit manquer quelque commodité , j'aimoïs mieux que ce fut a mon père qu'a eux; car j'ai toujours remarqué qu'il eft plus aifé de fatisfaire les maïtres que les domeftiques. Lés maïtres fe prêtent aux circonftances , & par une complaifance naturelle , interprètent favorablement une erreur ou une omiffion; au lieu que les domeftiques les attribuent a une efpèce de mépris que fon a pour eux. La compagnie étant fortie, je m'habillai comme la veille, a 1'exception de mon manteau, je mis une perruque noire & courte, & fentant approcher le moment de leur retour, je fortis pour aller au-devant d'eux. Pendlehamby m'appercevant le premier k  V o t a n s. 333 travers les arbres : ma fille, dit-il a Youwarky, je crois que vous avez un mari pour tous les jours de la femaine; qui appercois-je la-bas? Eft-ce mon fils Pierre? II n'eft pas le même qu'hier. Elle lui répondit qu'elle m'avoit toujours oui-dire que nous changions fouvent d'habits en Angleterre , & même jufqu'a deux ou trois fois par jour. Quoi donc, dit Pendlehamby ( ces gens font-ils affez méchans pour craindre d'être connus le foir de ceux qui les ont vus le matin ? Pendant ce tems j'arrivai prés d'eux, & après les avoir falués, Youwarky m'adreffa Ia parole: mon pèrene vousreconnoiffoitpas, mon cher Pierre, tant cette perruque vous change; je lui ai dit, que dans votre pays on change, nonfeulement de perruque, mais encore d'habillemens deux ou trois fois le jour. Pierre , me dit Pendlehamby, je neconeoispas pourquoi un homme cherche k fe rendre fi différent de luimême ? Monfieur, lui dis-je, cela vient des différentes chofes que Pon a k faire pendant le jour. Qu'un homme forte le matin pour quelques affaires avec fes inférieurs, ou qu'il aille au café pour apprendre les nouvelles du jour, il met un habit uni, fans facon , propre pour le travail; s'il doit aller diner avec un ami, devant qui, par égard, vil ne veut pas paroitre  ÏH t e s Hommes avec tin mauvais habit, il en met un plus propre ; & après y avoir pafte quelque tems, s'il a quelques rendez-vous a la cour, aux fpeöacles, ou chez fa maitreffe, il eft de la décence de mettre alors les plus beaux habits qu'il ait. S'il mettoit toujours ces derniers , ils feroient bientöt gatés, & il n'oferoit plus fortir dans cet équipage. En vérité, reprit mon père, les coutinnes des différens pays font bien fingulières. Pour nous, nous naiflbns avec nos habits qui nous fervent toujours, petits ou grands, & ils ne s'ufent jamais pour être portés; auffi fommesnous toujours les mêmes, au lieu que vous êtes bbligés de changer continuellementde couleur, de taille & d'habillemens. Mais oh prend-on toutes ces chofes ? chacun fe les fait donc a fa fantafie ? Non , monfieur, lui dis-je, il y a des gens qui s'occupent a faire ces chofes pour les autres. Mais, continua-t-il, ce font donc des efclaves? Non, monfieur, ils font libres, répondis-je; c'eft leur métier, ils le font pour vivre ; & ceux qui les employent, les payent. Un habit complet, comme celui-ci, ajoutai-je, en maniant le pan de mon habit, coüte la valeur de douze ou quatorze livres fterlings de notre monnoie. Je ne vous entends pas, me dit mon père. Monfieur, ajoutai- je , c'eft-a-dire, autant d'argent qu'il en faudroit a un homme  V O L A N S. - 33 y rangé, pour lui fournir pendant trois mois toutes les néceffités de la vie. II faut donc, dit mon père, que ces gens foient bien riches ? Monfieur, lui répondis-je, cela n'eft point néA ceffaire; car qu'un homme riche & connu pour tel, foit négligé dans fes habits, on dira que c'eft par goüt qu'il fe met ainfi; au contraire, un homme qui ne paffe pas pour riche, ou qui' réellement ne 1'eft pas, fait quelquefois croire qu'il 1'eft, par fon extérieur: il fort peu, & vit durement chez lui, pour épargner de quoi avoir ce bel habit; & il continue de même pour le conferver, jufqu'a ce que quelque circonftance favorable lui fourniffe les moyens d'en avoir d'autres; & il arrivé quelquefois qu'un tel homme s'enrichit par un bon mariage. Car, comme il fe montre rarement en public , il fe' met fi bien lorfqu'il y paroit, que les femmes qui fe laiffent fouvent prendre par 1'extérieur, 1'admettent d'abord dans leur fociété , & s'il a quelqu'adreffe , il les arrête'dans fes filets : 1'une d'elles, en 1'époufant, 1'enrichit, & le met en état d'être réellement ce dontil n'avoit auparavant que 1'apparence. Pendlehamby eut de la peine a entendre ce que je lui difois, & je compris, par fes difcours , que toutes les richeffes qu'ils pofiedent, fe réduifent a la nourriture & k des efelaves!  33 les Hommes En effet, Iorfque j'allai demeurer chez eux," j'eus lieu de connoïrre qu'ils n'avoient befoin de rien de plus. Je crains bien qu'en tachant de les civilifer, je ne leur aye fait prendre une autre facon de penfer. CHAPITRE XXXIII. Quangrollart arrivé avec les colambs. lis fe trouvent trop d l'êtroit, paf ent dans la tente. Youwarky n'en eft point reconnue. Pierre raconte une parde de fes voyages. Difpute fur les peaux de poijfon-bêtes. .Ayant dormi plus qu'a 1'ordinaire, je fus réveillé le lendemain matin par un gripfack de Quangrollart. Si-tót que je Pentendis, je me levai, penfant qu'ils étoient déja a ma porte; mais le meffager me fit entendre a fa manière ( car ils ignorent 1'ufage de divifer le tems en heitres), qu'ils n'arriveroient pas de plus de deux heures. Ainfi je m'habillaia mon aife; & éveillant Youwarky, ma chère, lui dis-je, votre frère va arriver; je voudrois que vous vous' habiilaffiez, afin de paroïtre devant lui comme ma ménagère. Nous allames enfuite dans la plaine : il étoit tems; car 1'ayant-garde étoit déja dans 1'ile, &  V O L A N s; '33^ ïe cortége étoit li nombreux, qu'il fenrbloit en occuper toute la longueur. L'ordre & la régularité de leur vol étoit admirable; trente bandes de gripfacks pour autant de colambs, faifoient un fi grand bruit, que je ne fcais comment ils pouvoient le fupporter eux-mêmes. Les principaux, avec chacun cinquante hommes de fuite, defcendirent k environ cent pas de moi. Les gripfacks reftèrent en 1'air , & fonnèrent tarifque la cérémonie dura. Elle fut affez ennuyeufe ; car les gardes s'abattant avec leurs colambs , fe rangeoient pré• cifément dans le même ördre que ceux de Pendlehamby ; mais ils garniffoient un efpace de terrein a perte de vue. A mefure qu'ils s'avancoient-, Youwarky & moi, après nous être tenus debout quelque tems, allames a eux è petits pas. Vous auriez été furpris des honneurs qu'ils nous rendirent; je crois que les gardes nous prenoient pour quelque chofe de plus que des hommes. Youwarky avoit mis des bas de foie blancs & des fouliers k talons rotiges; & pour cacher fon graundy , elle avoit defcendu les manches de fa robe jufqu'aux poignets, de forte que perfonne ne la reconnut. Le premier que nous rencontrames fut mon frère ; nous n'eümes que le tems de lui faire Tome i, y  33& les Hommes notre compliment en paffant; un autre colamb vint enfuite, qui fut remplacé par un troifiéme, & ainfi de fuite. Ils étoient verius au nombre de trente; les uns par confidération pour mon père & mon frère ; les autres par la fimple curiofité de me voir. A mefure qu'ils nous avoient falués, ils paffoient outre tant qu'il n'y en eüt plus a recevoir; après quoi nous retournamesjoindre la compagnie. La grotte fe trouva fi pleine , que nous pouvions a peine y tenir tous debout; il n'y avoit pas moyen de s'affeoir. Mon père s'en étant appercu , leur dit: mes amis, fi mon fils eüt été informé a tems de 1'arrivée d'une fi nombreufe compagnie, il fe feroit pourvu de fiéges pour tous ; mais quand vous conlidérerez que lout ce que vous voyez eft 1'ouvrage de fes mains, vous ferez plus étonnés des commodités qui fe trouvent ici, que fachés qu'il n'y en ait pas davantage. Mon fils , me dit-il, nous fommes ici un trop grand nombre; croyezmoi, paffons au quartier des officiers, &c qu'ils prennent le notre. Je remerciai mon père de cette idéé, Sc leur.montrant le chemin , ils me fuivirent tous ala tente oü nous eümes fuffifamment de place. Youwarky s'occupa pendant tout le diner a fervir nos hötes., Nous n'eümes pas plutöt fini,  V O L A N s; 3^ que Quangrollart me dit tout haut: frère Pierre «e verrons-nous pas ma fceur ? Je vis bien que cetott a moi qu'il parloit; mais je feignis de ne pas 1 entendre. Oü eft donc ma fceur You™rky dit il? pourquoi ne paroït-elle pas> Voie, plufieurs de fes amis qui feront charmés de la voir amfi que moi. Mon père fe mit k nre de fi bon cceur , que les autres s'en appercurent & mon pauvre frère fut couvert dt confufion. Q,oi, dit mon père, vous ne connoiffez pas votre fceur ? Nous ne 1 avons pas encore vue, dit un des colambs, ni aucune dame, excepte votre fille Halicarnie & celle qui nous fert. Mon frère s'étant alors apperc-u de fon erreur,feleva pour faluer ma femme «1 nf f?™t encore qu'en penfer jufqu'è ce quilla vitfourire:illui demanda pardon de fa meprife, en difant, que comme il Pavoit vue un peu derrière moi dans la plaine il s'étoif contente de porter fa main au menton, la penant pour quelqu'un de ma fuite. Tous les colambs a fon imnarion Ia faluèrent, protet tant quelepeu d'égards de Quangrollart, qui d^vou fcavoir mieux qu'eux a ,ui il re^ fes devo.rs, avoit été caufe de leur incivilité & chacun d'eux en avouant fa méprife, Ia rel fettalurPexemple de celui qui 1'avoit précédé. Crf£Ur — a^ beaucoupréjpui,  54o les Hommes ils proposèrent d'aller promener dans:les bois, comme une nouveauté pour eux. Mais je reftai chez moi, afin de préparer tout pour leur re- tour. Après s'être rafraichis , les colambs firent figne a Quangrollart, qui me dit que je ne pouvois faire plus de plaifir a la compagnie, qu'en leur racontant mes aventures. Je leur ai déja dit la nuit dernière toutes celles dont je mé fuisreifouvenu, dit-il; mais le nombre en eft fi grand , que ne pouvant les raconter par ordre, je les leur ai dites a mefure qu'elles me revenoient a la mémoire; & j'en ai fait des hiftoires féparées , plutöt qu'une fuite de faits. Tous les colambs fe joignirent a mon frère , & me prièrent de commencer. Je fis débarraffer la table , & fervir une jatte de punch; je bus a la fanté de toute la compagnie, & commen?ai mon hiftoire. Je comptois la finir le foir même; la chofe fut impoffible, ils voulurent que j'entraffe dans les plus grands détails. Souvent on me demandoit des explications fur des faits particulier-s. L'uri faifoit une remarque; un autre y répondoit; & un troiüème répliquoit: enfin , ils m'interrompirent fi fouvent & fi longtems, qn'oubliant eux-mêmes la fuite de 1'hiftoire ils fe perdoient dans leurs raifonnemens. Un autre qui, en réfiéchiffant fur un fait, avoit  V O L A N si 34r perdu la meilleure partie de la fnite , vouloit que je repriffe a tel endroit, de manière que je fus fouvent obligé de recommencer. Auffi ma narration tira fort en longueur; 6c au lieu de finir le même jour comme je 1'avois efpéré, elle étoit a peine commencée quand il fallut s'aller coucher. Ainfi les ayant conduits jufqu'a mon arrivée a Angola , je leur dis que, comme il étoit tard, il falloit remettre le refie au lendemain. Ils y confentirent. Quangrollart demanda alors a mon père s'il avoit été a la pêche depuis fon arrivée. Mon père lui avoit répondu qu'il ne fcavoit ce que c'étoit, toute la compagnie fouhaita de prendre ce plaifir , 6c nous projettames d'y aller le lendemain matin. Mais, meffieurs, leur dis-je, votre logement pour la nuit m'inquiéte ; je ne fcais comment faire. J'ai un petit nombre de peaux de poiffon-bêtes qui font fort douces 6c chaudes; mais je n'en ai pas fuffifamment pour tant d'amis. Je ne vois point d'autre moyen que d'étendre ce qu'il s'en trouvera fur autant de foin Sc de joncs qu'il vous plaira. J'envoyai alors un domeftique demander les peaux a Youwarky. Ils s'écrièrent tous que , pourvu qu'ils euffent des joncs bien fecs., il ne leur en falloit pas davantage. En~ un moment, j'en fis apporter une bonne quantité dans la tente, puis en ayant.' Yiij  34* les Hommes donné auffi a ceux qui reftoient a la grotte , Youwarky alïa coucher avec la foeur ; Sc je retournai a la tente poury loger avec ceux que j'y avois laifies. En entrant j'entendis un tumulte' confidérable : tous parloient enfemble , Sc fi haut, que je crus qu'ils fe querelloient, Sc alloient en venir aux coups, Dès qu'ils me virent , plufieurs accoururent h moi; ils avoient chacun une peau a la main , & les autres fuivoient, Meffieurs, leur dis-je , je vous croyois tous couchc.'. Auffi le ferïons nous déja , dit 1'un d'eux, fans fes machines-ci. I! eft maiheureux pour moi, leur dis-ie , de n'en avoir pas davantage , & de ne pouvoir vous en fournir une a chacun. Je n'en ai pas befoin , dit un autre , je 1'ai vu affez. Meffieurs , continuai-je , je voudrois qu'il y en eüt beaucoup de t'avis de ce Colamb , afin que ceux qui veu'ent de ces peaux , èn euffent chacun une. Nous na nous entendions ni les uns ni les autres. Un vieux Colamb s'appercsvant de la méprife : monfieur Pierre , me dit-il, nous difputions .... J'en fuis faché , lui dis-je; je me fuis appercu en entranf que vous étiez un peu échauffés ; il faut tacher d'arranger les chofes a vosre fatisfaöion. Je veux dire , dit le Colamb , que nous avons eu une difpute fur la nature de ces  V o l a ns. 343 chofes , & rien de plus. Je demeurai confus de mon étourderie , & fi honteux qu'ils puffent croire que je les avois 'foupconnés de s'être querellés pour les peaux , que je ne favois comment me tirer d'embarras. Excufezmoi , monfieur, lui dis-je , fi j'ai eu quelque peine , c'eft de ce que chacun ne pouvoit pas avoir une de ces peaux , on n'auroit pas été ob'igé d'attendre , & chacun eüt pu les examiner , & faire fes remarques en mëmetems. Cela ne fait rien , monfieur Pierre , il n'en faut pas davantage , me dirent-ils' tous enfemble , nous aurons demain tout le loifir de les voir : dites-nous feujement ce que c'eft que ces peaux, & cn quel endroit elles croiffent. Meffieurs , leur dis-je , chacune de ces peaux eft Phabillement d'un poiffon. Oü croif fent-elles ? demandèrent-ils. Dans le lac, leur répondis-je ; c'eff une créature vivante qui habite dans 1'eau. J'en prends fouvent quand je vais k la pêche : demain vous en aurez le plaifir. J'eus peine k leur perfuader que ces poiffons ne venoient pas fur les arbres. Mais les ayant convaincus enfin en leur difant , que peutêtre ils en verroient un vivant le lendemain ; ils furent fatisfaits, & nous allames tous prendre^ du repos. X iyy  344 les Hommes CHAPITRE XXXVI. lis vont d la pêche , ou ton prend 'un poijfon-bête. lis font effrayès d'un coup de fufil. Comment Pierre avoit perfeclionnê fon filet. Diner en poiffon pour les gardes. L E lendemain matin je parus devant eux avec mon vieil habit , & un chapeau dont les borjls étoient rongés jufqu'a la forme , une camifole de laine , & une chemife déchirée. Comment mon fils , me dit mon père , qu'avez-vous-la ? Monfieur, lui dis je, c'eft pour vous faire voir l'utüité de da mode d'Angléterre , dont je vous pariois 1'autre jour. Vous me voyez avec ce méchant habit, paree que 1'ouvrage que j'ai a faire le démande. Mais quand nous ferons de retour , & que je n'aurai plus a travailler , je m'habillerai le plus proprement qu'il me fera poflible, pour paroïtre en votre compagnie. Meffieurs , dit mon frère : êtes-vous prêts a partir ? je crois qu'il eft tems. Tous fe levèrent, nous allames au lac, oii j'entrai dans ma chaloupe , en difant que cinq ou fix pouvoient venir avec moi. Ceux qui n'avoient  V O L A N s. 34<: encore rien vu de femblable , s'en excusèrent; mais mon frère les ayant affurés qu'il n'y avoit rien a craindre & qu'il y avoit déja vogué 1'autre voyage , trois ou quatre d'entr'eux y entrèrent avec mon père & Halicarnie qui avoient envie de me voir pêcher. Je pris mon fufil felon ma coutume &C nous remontames une grande partie du lac. J'eus un plaifir infini a voir fur le graundy tous ces gens qui étoient dans file : une partie planoit au-deffus de nos têtes ; le refie voltigeoit , les uns d'un cöté , les autres d'un autre , jufqu'a ce que rencontrant un endroit propre a la pêche, , je gagnai le bord , & forEis de Ia chaloupe- Alors tous vinrent s'abattre autour de moi, & regardèreni mon filet avec des yeux étonnés , ne fach&nt ce que j'allois en faire. J'embraffai un grand efpace d'eau, fuivant 1'ufage, & je pris quelques gardes pour m'aider. Quand le filet fut a fee , & qu'ils virent le poiffon donner des coups de queue en fortant de 1'eau , tous mes foldats s'enfuirent : cependant le filet étant fort rempli, & 13 pente du rivage un peu roide, je ne pouvois feul tirer ma pêche a terre : mon frère voyant que perfonne ne fe préfentoit pour m'aider , vint me prêterla main. Vous ne fauriez vous imaginer 1'étonnement  34ö Les Hommes qm parut fur tous les vifages a Vouverture du filet , & quand ils virent les poiffons a terre : ils s'apprcxehèrent peu-a-peu pour les confidérer. Dès qu'ils virent les gros poiffons fe débattre de la queue avec force , ils reculoient vite. J'en jettai bien plufieurs dans la chaloupe; mais ne pouvant en foulever deux qui étoient fort gros , je demandai un peu d'aide, & perfonne ne fe propofa. Je m'atlendois que quelques-uns des Colambs ordonneroient a leurs gens de travailler avec moi. Ils étoient fi effrayés eux-mêmes de me les voir manier , qu'ils n'osèrent commander a leurs gens de me prêter la main. II vint pourtant un garde qui prit ces poiffons par la queue , tandis que je les prenois par la tête , & nous les jettames tous les deux dans Ia chaloupe. Je remontai le lac plus haut qu'a 1'ordinaire , dans 1'efpérance de leur faire voir un poiffonbête. J'eus plufieurs bons coups de filets oü je trouvai trois ou quatre de mes écreviffes de mer. C'étoit le fecond effai que je faifois de mon filet depuis que je I'avois changé; je pouvois maintenant d'un feul coup prendre autant de poiffon qu'auparavant en dix : j'avois trouvé que mon filet, quoique fort long, avoit befoin d'une efpèce de fac ou bourfe pour contenir le poiffon ; faute de quoi celui qui s'y trouvoit  V O L A N S. 347 pris, nageant vers le bord tandis que je tirois le filet , il s'en fauvoit une grande partie. Ainii tracant un eerde de fix pieds de diametire auteur d'un arbre dontjefciai la tête , j'enfoncai de petites chevilles k deux pouces les unes des autres tout autour de ce eerde & je clouai au haut de 1'arbre tout autour du trpnc autant de clous : puis ayant tendti de mes fice'lles depuis chaque chcViÜe jufqu'au cloucorrefpondant, j'en mis pareillement d'une chevilie k 1'autre tout autour du cercie , cVr enfuite d'autres rangées en remontant , & k deux pouces de c'iftance les unes des autres; j'en formai uh rézeau , dont j'affujettis les mailles en les liant avec des bouts de ficelle. Enfuite faifant un, trou au milieu de mon filet j'y attachai ce fuppiément par le cöré le plus large , & je liai bien ferré Pcuverture du milieu. Par ce moyen , dès que le poiffon étoit une fois entré dans le filet, il ne pouvoit plus s'échapper. Ayant fi bien réuffi, je continuai ma pêche ; & comme je pouvois aifément fosirnir de quoi manger k tout le monde ,je voulus jetter encore un ou deux coups de filet, pour avoir de quoi bien régaler tous les foldats. Je m'étois placé pour eer effet a i'embouchure du ruiffeau , & trouvant beaucoup de réfiftanee  34$ Les H o M M e s a tirer le filet , je demandai deux ou trois hommes pour le faire avec moi. Quand ia compagnie vit le filet hauffer, baiffer & rouler/ chacun prit la fuite de peur , jufqu'a ce que ■ • je les appellai , en leur difant que c'étoit tin des poiffons dont je leur avois montré les peaux. Pendant que je déchargeois les autres poiffons du filet, ils revinrent tous autour de moi. Le poiffon-bête fe fentant enliberté,fe dreffa en remuant fes nageoires en cercle , &c fit en même-tems un hurlement fi fort, que toute la compagnie s'enfuit , en difant qu'il falloit que je fuffe plus qu'un homme pour faire face a un ennemi fi terrible. J'eus beau les engager k venir le voir , perfonne n'approcha ; ainfi ne pouvant les perfaader , je tournai autour du poiffon jufqu'a ce qu'il füt entre 1'eau & moi , & je le tuai d'un coup de fufil. r Le bruit de mon fufil fit enlever tous mes gens comme une bande d'oifeaux , & je croirois bien que quelques-uns s'en retournèrent droit chez eux , &: ne revinrent plus. Je fus un peu faché de les avoir tant effarouchés, &jejettai mon fufil par terre. Mon frère qui , quoiqu'éloigné quand je tirai , favoit ce que c'étoit , vint a moi ; les autres fuivirent fon exemple , & tous s'abattirent a quelque diftance les uns après les autres.  V O L A N Si' 549 Mon .père & les Colambs furent les premiers qui osèrent approcher. Ils ne favoient comment j'avois tué ce poiffon, ni d'oü venoit tant de feu & de fumée , d'autant plus que je n'en avois point apporté avec moi. Ils me firent quantité de queftions. Je fentis bien qu'il me faudroit répondre vingt fois la même chofe ; ainfi je reniis k les fatisfaire après notre retour , afin que tous puffent entendre a la fois ce que j'aurois a leur dire. Je répondis donc que le plus néceflaire pour le préfent étoit de charger le poiffon dans ma c,haloupe; que ce poiffon étant le plus gros que j'euffe encore pris, je ne pourrois jamais le porter tout feul. Je fis en effet plufieurs efforts inutiles pour en venir a bout. Le même foldat qui m'avoit déja aidé , s'offrit encore , & demanda ce qu'il falloit faire. Les autres voyant la peine que nous avions , il s'en détacha un ou deux , a Paide defquels nous parvinmes a le mettre dans la chaloupe. Enfuite appellant les Colambs ; je fuis faché, leur dis-je , de vous avoir fait peur en tuant le poiffon : j'ai été obligé de le faire , car vous étiez trop loin pour vous aller dire mon deflein, & le poiffon fe feroit échappé avant mon retour ; d'ailleurs mon fufil ne pouvoit vous faire aucun mal. Pour dédommager vos  $1** ï.es Hommes gens de la frayeur qu'ils ont eue , permettezïnoi de leur préfenter un repas en poiffon , fi nous pouvons trouver moyen de 1 'accommoder. II me faut pour ceia des gens qui puiffent foutenir la clarté d'un grand feu. Ils fecouèrent tous la tête , a 1'exception de mon frère qui me dit qu'il avoit avec lui fix hommes du mont A'koé (i) ,-qu'il gardoit a caufe de leur vue forte pour 1'accompagner toujours a Grashdoorpt, & qui pour le bien des autres, entreprendroient la cuifine fous mes ordres &C avec mes inftrnttions. Je leur fis dire d'aller m'attendre de 1'autre cöté du lac oü je les inftruirois a mon arrivée ; après quoi je ramai de -ce cöté avec ma capture. En débarquant, je trouvai les gens du mont A'koé qui m'attendoient. Je leur demandai s'ils pouvoient fupporter la vue du feu. Ils me répondirent que leurs yeux étoient accoutumés a la plus forte lumière. Hé bien, leur dis-je , que trois de vous entrent dans la chaloupe, & mettent ce poiffon a terre. Je vis bien qu'ils craignoient plus le poiffon que le feu ; car aucun ne bougea. Après en avoir débarqué plufieurs petits , j'en pris un gros: hé bien, leur di;-je , quelqu'un veut-il m'aider ? Ils (i) Montagne biüiante.  V O L a' n s.' 3jr te regardoientlesuns & les autres; enfin 1'un d'eux s'étant aventure de le prendre , les autres fe mirent k travailler de bon cceur, & 1'afFaïre &t faite en un clin d'ceü. J'en mis alors une partie dans mon chariot pour nous & lesboers, & 1'envoyanta la grotte , j'en donnai aux cmfiniers leur, charge. Allons, dis-je , mes enfans , en éventrant un poiffon , & je£! tant les entrailles , vous ferez aux autres ce que vous me voyez faire è celui-ci. J. vous enverra, a chacun un couteau comme le mien &jefe«i potter dans la plaine fix gros tas ^ bois. Quand vous aurez accommodé le paffen vom aUumerezce bois, & je laïfferez ^ jufqu a ce que la flamme foit paffée , & que lescharbonsfoientvifs: après quoi vous étendrez les poiffons deffus ; s'ils font trop ,ros vous les couperez par morceaux ; & ave!! des batons que je vous .enverrai, yous les retournerez, en vous promeuant autour du feu. Quand ils feront cuits , vous óterez les plus petits d'abord, & enfuite les plus grands avec le cote fourchu de vos batons ;& vous aurez foin de jetter les poiffons le plUS loin du feu que vous pourrez , afin que V0S gens puiffent les prendre fans s'incommoder: vous continuerez ainfi jufqu'a ce qu'il y en ait affez ou que tout le poiffon foit cuit. Après quoi  351 les Hommer vous viendrez a la tente chercher votre ré- compenfe. Je fis amaffer enfuite fix monceaux de bois a deux eens pas les uns des autres , & préparai fix batons longs , pointus & fourchus par un bout. Tandis que les uns étoient occupés a partager le' poiffon en fix parts , j'en envoyai d'autres chercher du feP& du pain , & leur dis de m'avertir quand tout feroit prêt. Pendant ce tems , mes hötes de la tente avoient dïné ; & mon char étant revenu avec le poiffon-béte , tóute la compagnie voulut le voir. Chacun en dit, ce qu'il penfoit , & on fit une longue diflertation'fur les ouvrages merveilleux de Colwar. Quoique je n'approuvafie pas toutes leurs idees , je ne voulus pas les contredire ; perfuadé qu'on ne gagne rien a vouloir s'oppofer aux fentimens d'une mu'ltitude obfédée par de vieilles erreurs enracinées. J'ai toujours remarqué que quand une fois elle a adopté un préjugé dès Penfance , elle ne manque pas de raifons bonnes ou mauvaifes pour le foutenir. Et comme perfonne ne peut 1'abandonner fans être blamé des autres , ils s'encouragent tous dans leur,' obfiination , & tombent impitoyablement fur quiconque n'efipas de leur avis : alors les rieurs Ie raettent du cöté le plus fort, & il eft difficile  V o l a n s» 355' feiïe de les faire revenir. Mais quand un homme feul qui eft dans le tort , entend les raifons d'un adverfaire qu'il ne peut contredire, il en faifit toute la force , & fe range du même cöté, jufqu'a ce qu'on lui apporte de meilleures raifons pour le faire changer. Pendant notre differtation fur lepoiffon-bête^ on vint nous annoncer qu'on alloit faire cuire le poiffon: comme je m'attendois que ce feroit un grand amufement pour ma compagnie, je 1'invitai a m'y accompagner, en lui promettant qu'elle y auroit autant de plaifir qu'elle en avoit goüté a la pêche. Nous paffames donc a travers le bois , & arrivames dans des broffailles , oü je les placai de manière que le feu qui n'étoit plus pour ainfi dire que des charbons , ne pouvoit leur faire aucun mal. Noïts Vimes d'abord fix hommes qui fe promenoient autour des feux, & paroifïbient comme des hommes enflammés a la lueur des cendres, Sc a la tranfparénce de leurs graundys. C'étoit une chofe plaifante que de voir chaque feu environné d'un cercle de deux eens pas de diametre garni de gens ferrés les uns contre les autres. Mais quand les cuifiniers commencèrent k jetter le poiffon , ce fut un vrai plaifir de voir ces gens courrir par centaines avec un morceau de pain & du fel dans leurs Tome I. Z  354 Les Hommes mains.Tandis qu'ils fe difputoient un poiffon; on en voyoit un autre tout brülant leur tomber fur le dos ; un autre Parrachoit , & fe brülant la bouche en y en foncant les dents, il le jettoit a la face d'un troifième. Alors il en furvenoit deux ou trois qui les mettoient en pièces & en emportoient des lambeaux. Les différentes poftures de ces gens, leurs courfes & leurs débats pendant cet exercice , offrirent la farce la plus agréable que mes hötes euffent jamais vue. Cet amufement nous tint prés de trois heures. Perfonne ne remua jufqu'a ce que tout fut fini. '\ La Plus grande partie de la foirée fe paffa a difcourir fur les aventures du jour. Ces réflexions nous conduifirent jufqu'è Pheure du repos. On remit la fuite de mes aventures au lendemain au foir; mais avant de fe retirer, on arrêta pour le lendemain matin une partie de tirer au blanc ; car ils avoient envie de fcavoir comment je m'y prenois, fur-tout dans un moment oii ils auroient la commodité de me voir, &c de pouvoir faire des remarques. Pour moi' qui ne voulois pas qu'ils me priffent pour un forcier, je confentis è leur expliquer tout le myftère de la poudre, & Peffet des balles.  V o l A N Si CHAPITRE XXXV. JL os propofe une partie de tirer au blanc. Toto ont peur du fufil, d l'exception d'un JimpU garde que Pendlehamby avance d la prière dé Pierre. Difcours de Vauteur d cette occafion; Suite de fon hijloire. Départ des colambs. jE'nettoyai dès Ie matin mon meilleur fufil; & ayant préparé des balles, nous allames tous nous promener du cöté du pont. Chacun admiroit mon fufil en chemin, & on me fit a té fujet plus de cinq eens queftions auxqueiles il me failut répondre; mais je ne pus jamais eji déterminer aucun a le porter. j'eus beau les affurer qu'il ne falloit pas en avoir peur, & quëce n'étoit que du bois & du fer. Tout cela fut inutile : ils n'avoient aucune connoiffance o'ü fer. Je leur montrai comment je lui faifois fairë feu en laehant le chien ; ils trouvèrént cela fort étrange. Alors mettant un peu de poudre dans le baffinet, & 1'ayant fait brüler , je lëur montrai le baffinet vuide ; ils ne pouvoient s'empêcher de croire que j'avois öté la poudre \ laqs quoij difoient-ils, elle n'auroit jamais flii fe perdre en faifant du feu; car c'étöit uji# % ij  356 les Hommes quantité de petites boules; (c'eft ainfi qu'ils' appellent en général tout ce qui eft arrondi, comme une graine ou une noix ). Je priai 1'un d'eux d'y mettre un peu de poudre , & de lacher la détente lui-même ; il y confentit. Si je n'avois pas eu la précaution de porter la main au canon, le fufil feroit tombé par terre; car k peine eut-il fait partir la détente, qu'il le lacha & s'enfuit. Comme j'avois envie de détruire leurs préjugés, j'employai bien des raifonnemens pour leur prouver que le fufil par lui-même étoit auffi incapable de faire du mal que la baguette que je tenois alors; mais que la poudre, quand on y met le feu, occupant plus d'efpace qu'auparavant, fe fait un paffage en pouffant hors de 1'embouchure du canon, & écartant tout ce qui lui fait obftacle, avec affez de violence pour occafionner le bruit qu'ils entendoient. Nous étions • alors prés du rocher. Meffieurs, leur dis-je, vous allez voir la preuve de ce que je vous dis. Ils me répondirent qu'ils feroient bien charmés, fi je réuffifibis a leur faire comprendre une chofe [fi étrange. Hé bien , meffieurs, continuai - je , remarquez bien: je mets d'abord un peu de poudre, & avec ce chiffon je la preffe fortement. Vous voyez maintenant par la longueur de cette baguette, que  Voian s; 357 ïa poudre & la bourre n'occupent dans 1'intérieur du canon que la longueur d'un döigt. Ils me dirent qu'ils le voyoient clairement, mais qu'ils ne concevoient pas comment cela pouvoit tuer quelque chofe. Regardez encore, leur dis-je, je mets un peu de poudre dans le baffinet; vous voyez qu'il y a un petit trou qui communiqué de cette poudre a celle qui eft dans le canon. Oui, dirent-ils , nous le voyons. Hé bien, ajoutai-je, quand je mets le feu a celle-ci, elle le communiqué a celle qui eft dedans , & cette poudre enflammée n'ayant pas affez de force, pouffe du cöté de 1'embouchure du canon. Pour vous faire voir avec combien de force elle pouffe, voyez]cette balie ronde; maniez-la, vous fentez qu'elle eft pefante: quelqu'un de vous pourroit-il la jetter jufqu'au rocher qui eft a cent pasd'ici? Non vraiment, me dirent-ils. Hé bien, continuai-je, ne penfez-vous pas que fi cette poudre mife en feu peut lancer cette balie jufqu'au rocher, il faut qu'elle ait bien de la force? Bon! me dirent-ils, la chofe eft impoffible. Pardonnez-moi, leur dis-je, cette balie ira jufqu'au rocher; elle en abattra même un morceau; effayons. Je mis la balie dans le fufil; & enfuite j'ordonnai a 1'un d'eux d'aller marquer une partie du rocher avec de la boue , & de confidérer d'abord tout autour s'il n'y avoit Z iij  3|5§ les Hommes pas quelqn'endroit nouyePement brifé. II f pHa , & nous dit enrevenant, que le rocher &pit uni par-tout Sc de la même couleur. Avezvous mjs de ia boue par deffus ? Oui, me répondit il. Alors levan.t mon ftifil, pappercus qu'ils fe iauvoient tous; je le pofai de nouveau , §£ les rappellant, je raifonnai avec eux fur leur peur. Quel mal pouvez-vous craindre de ce fufil qui eft dans ma main, leur dis-je ? Suiyjc- Cdpable de m'en fervir pour vous bleffer? N'êtes-vous pas tous mes amis ou mes paren-, ? Si le fufil par lui-même pouvoit bleffer, pferois-je le manier comme je fais? Ayez donc un peu plus de courage; fervez-vous de votre raifon , Sc reftez prés de moi. J'aurai attention de ne pas vous faire de mal. II femble que vous vous défliez de mon amitié; ce fufil ne peut rien, fi je ne le dirige. Par. ces raifonnemens, je parvins a engager la, plus grande partie des colambs Sc des officiers è refter prés de moi, & alors je tirai. Malgré -laut.es mes raifons, je n'eus pas plutót laché Ia détente, que tous ouviirent leur graundy pour s'-envoler. Cependant ils le refermèrent aufiï& roe fitent cent queftions auxquelles je répondis. Nous allames enfuite au rocher, & j,e dis a celui qui avoit appliqué la boue, de ^ite voir ks changemens qu'il y arsit. $  V o l a n s; 359 nous répondit qu'il y avoit un trou rond dans la boue, quoiqu'il n'y en eüt pas auparavant; & en voulant öter cette boue, il emporta en même-tems un gros éclat du rocher. Tous convinrent qu'il falloit que la balie eüt fait ce trou & éclaté le rocher ; ils en étoient furpris fans pouvoir le comprendre. J'eus beau faire , il ne hie fut pas pofïible d'en engager un feul a tirer un coup, jufqu'a ce qu'enfin j'entendis derrière moi un fimple foldat qui difoit qu'il n'en auroit pas peur, pourvu que je lui montraffe la manière de le tirer. J'appellai cet homme; il me dit, d'un air modefte, qu'il avoit toujours penfé que ce qu'un autre faifoit, il pouvoit bien le faire auffi, & qu'il n'auroit point de repos qu'il ne 1'eüt effayé, Monfieur, ajouta-t-il, fi ce fufil ne vous bleffe pas, pourquoi me blefferoit-il ? Et fi vous pouvez le faire frapper ce rocher, pourquoi ne le pourrois-je pas auffi, quand vous m'aurez montré comment il faut s'y prendre > N'êtes-vous pas, lui das-je , celui qui in'a aidfé hier a povter le grand poiffon } 11 me répondit que c'étoit lui-même. Je fus charmé de ce garcon. Mon ami, tó dis-je , fi vous voulez , je me flatte qu'avant qu'il foit peu, vous toucherez le but. Je lui montrai le fufil, Sc comtneat il falloit le tenir; quand il fut au fait % bX Z. iu-  36a les Hommes que je 1'eus bien placé : fermez votre oeil gauw che , & regardez avec le droit jufqu'a ce que vous apperceviez fur la même ligne les deux vjfières & le milieu de la marqué; pour lors vous tirerez ce petit morceau de fer avec le fecond doigt, en tenant Ie fufil appuyé contre votre épaule. II fifivit fi exaöement mes inftruöions, qu'il toucha précifément le milieu du but fanss'émouvoir; enfuite il fe promena avec Ie fufil a la main, comme il m'avoit vu faire; & fe tournant vers moi: monfieur, me du-il gravement, je 1'ai touché. Je lui répondis que le meilleur tireur du monde ne pouvoit en approcher clavantage. II fe frotta le menton J & me rendant mon fufil, il alloit fe remettre a fa place ; je 1'arrêtai, & voyant dans fon air beaucoup de modefiie, je lui demandai k quel colamb il appartenoit ? II me répondit qu'il etoit au colamb Pendlehamby. A mon père? lui dis-je. II ne me refufera sürement pas. Auffilót je Ie pris avec moi, & le menai au colamb qui n'etoit point encore arrivé au rocher. Monfieur, lui dis-je, j'ai une grace k vous demander. Mon fils, parlez, me répondit-il, je n'ai rien k vous refufer. Monfieur, continuai - je, cet homme eft un de vos gardes; je trouve tant de nobleffe dans fon efprit & de douceur dans ion air, que, fi vous voulez m'obliger, vousle  V o l a n s; 361 ferez officier. II a trop de mérite pour n'être qu'un fimple garde. Mon père me regardant alors, me dit: mon fils, il yaune cérémonie è faire avant qu'il foit en état d'être ce que vous fouhaitez. Je pris cette réponfe pour une défaite , &z infiftant encore : monfieur, lui dis-je , que peut-il manquer a un homme de fens & de courage pour en faire un officier ? Quelque chofe, dit-il, que perfonne ne peut lui donner que moi, & que je lui accorde en votre faveur. Alors mon père 1'appellant : Nafgig, Bonyoc, c'eft-a-dire, efclave Nafgig, couche-toi. Nafgig ( car c'étoit fon nom ) fe coucha auffi-tót fur le vifage, les bras & les mains étendus fur fes cötés. Alors mon père lui mettant le pied gauche fur la tête, prononca ces paroles: « Efclave, » je te donne la vie, tu es libre ». Alors Nafgig v fe relevant fur fes genoux, rendit obéiffance a mon père, puis s'étant levé tout-a-fait en fe frottant le menton, mon père le prit par la main en figne d'égalité, & la cérémonie fut finie. Maintenant, me dit mon père, voyons ce que vous demandez, C'eft, lui dis-je, monfieur, d'avancer cet homme comme il le mérite. Mon père lui demanda s'il connoiffoit les fonótions du gorpel qui eft une efpèce d'enfeigne. Nafgig , pour toute réponfe , lui fit en peu de mots le détail de ces fonótions. Tous les colambs eu  Jös ï-es Hommes furent furpris; car même fes camarades n'ai voient jamais imaginé qu'il fut plus au fait qu'eux des fonftions militaires. Mon père lui demanda enfuite s'il favoit bien le devoir d'un duff ou capitaine. II n'héfita pas plus pour répondre k cette queftion qu'a 1'autre, & il fit le dénomhrement des différentes fonöions de cet officier en paix & en guerre, au dedans comme au dehors. Mon fils, me dit alors Pendlehamby , comment avez-vous pu en découvnr plus en une heure, que moi en un demifiècle } C'eft un myftère que je voudrois que 1 on m'expliquat. Cet homme eft né dans ma ville; il étoit mon efclave, & a appartem* depuis quarante ans a mon père & k moi. Je ferois bien aife que vous examinaffiez un peu. tous mes efclaves; j'ai peut-être parmi eux d'autres gens de mérite. Je lui répondis que des. gens tels que Nafgig ne ferencontroient pas fouvent ; & que quand on avoit le bonheur d'en, trouver, il falloit en profiter. Monfieur, ajou, «ai-je, la nature travail le différemment fur la même efpèce de matière; tantöt elle s'en joue;, tantöt elle y joint de 1'ame & du génie. Maia quand une fois elle accorde a quelqu'un les qualités propres a faire un grand homme , il eft: bien rare qu'il ne s'attache pas k en perfeclionner quelques - unes , quoique Ie public ni lui-  V O L A N S, 3ai déja cherché long-temps dans ma tête a qui je confierois ce corps; dannée; fans le danger évident de Pentrepnfe, j'en chargerois Nafgig ; mais je ferois fachc de le perdre fi-töt, après avoir connu fon merite; ainfi je fongerai k Pattacher plus pres de ma perfonne dans quelque pofte moins dangereux, quoique peut-être auffi honorable Monfieur, lui dit Nafgig, je fuis trop fen. M>le a lhonneur que vous m'avez déja fait, pourregarder aucun pofte oü je pourrai contmuer è vous fervir, comme trop bas ou trop penlleux pour moi; la valeur ne brille jamais plus que dans les grands dangers; ainfi je croirai tout mon fang bien employé dans toute  V O L A N S. ,365 entreprife 011 le devoir me condulra fous vos ordres. Je vous prie donc très-inftamment de m'accorder ce pofte dangereux, afin que je puiffe mourir a votre fervice, ou furvivre pour juflifier dans toute la nation la faveur que vous m'avez faite. Qtsel moyen aurois-je, en vivant dans 1'inacfion , de faire connoitre mon zèle ardent pour votre perfonne ? A ces mots toute 1'affemblée retentit des louanges de Nafgig. Mon père prit la main de Nafgig en figne d'amitié, & lui promettant de lui conférer ce pofte vacant, on entendit crier dans toute Ia plaine : vive Pendlehamby & fon ferviteur Nafgig. Mes hötes ayant réfolu de partir le lendemain , quelques-uns propofèrent de retourner de bonne heure, pour entendre le refte de mon hiftoire. Ainfi nous reprimes le chemin de la tente. Tout en marchant, Nafgig me tira en particulier pour me remercier. II me dit, en voyant mon fufil, que dans fon pays il n'en croiffoit point de pareils. Je lui répondis que, quand il en auroit un , il ne lui ferviroit de rien fans ma poudre. Alors je lui expliquai ce que j'avois entendu dire de notre manière de combattre en Europe; & quand je lui parlai du canon : fans doute, me dit-il, il tue tous les hommes qu'il touche ? Non, lui dis-je, il n'eft  %66 les Hommes pas fi méchant» Quelque fois il n'c.tteint que la chair; pour lors la bleffure eft faeile aguérir: quelquefois il cafie un bras ou une jambe; on peut auffi en guérir avec le tems, & même affez parfaitement pour fe fervir encore du .même membre. Souvent auffi un membre eft tout-a-fait emporté : on en guérit encore; mais fi le boulet touche ia tête Ou les parties nobles, on en meurt. Hélas! me dit-il, plaife a la grande image que j'aye la tête emportée, plutöt que des membres caffés! Après le diner, je repris mon hiftoire k 1'endroit oh je m'échapai avec Glanlepze jufqu'a 1'aventure du crocodile ; je leur répétai la maxime de Glanlepze, & leur dis qu'elle avoit fait fur moi une telle impreffion , que pour me la rendre toujours préfente a 1'efprit, je I'avois écrite fur une porte dans ma grotte, afin de ne pas la perdre de vue toutes les fois qu'il fe préfenteroit quelque circonftance embarraffante. Un des colambs m'interrompant, dit qu'il entendon fort bien le fens du difcours de Glanlepze; mais qu'il ne favoit comment je pouvois favoir écrit & le voir dans ma grotte, & que je lui ferois plaifir de le lui expliquer. Pouf me faire mieux entendre, je lui répondis que nous avions dans mon pays une méthode pouf éxpliquer k quelqu'un de fort loin tout ce que  V e t a n ï. 3 voulois vous enfeigner, changëra le nom du » pays, introduira des loix & des arts nou» veaux, ajoutera des royaumes a cet état, » tirera  V O L A N S. 3§? » tlrera du fein de la terre des tributs de cho*> fes qui auront été inconnues dans ce royaume » jufqu'alors, & dont on ne manquera plus » par la fuite; enfin retournera dans les eaux » dont il fera forti. Prenez bien garde k ne » point manquer 1'occafion lorfque vous la ren» contrerez; une fois échappée, vous ne la » retrouverez plus jamais: non jamais; & alors » malheur, malheur k ma pauvre patrie » Le ragam ayant fini de parler, mourut. Cette prédiftion fit une telle impreffion fur Begfurbeck qu'il manda tous les ragams féparément, & !a leur fit répéter. Quand il 1'eut bien apprife par coeur , il ordonna qu'elle feroit prononcée pubhquement douze fois par an en plein moucheratt, afin que le peuple püt 1'apprendre auffi, & qu'eux & leurs enfans 1'ayant bien retenue ne manquaffent pas a en faire 1'application, \orl que 1'homme forti des eaux paroïtroit. Ceft ainfi ,mon cher Pierre, continua-t-il, que cette prédiftion nous eft devenue auffi préfente k la mémoire , que fi elle eüt été prononcée tout nouvellement. Je conviens, lui répondis-je, qu'il peut y avo,r une prédiöion qui, comme vous le dites ait eté tranfmife exaftement depuis;Ie règne de Begfurbeck jufqu'a préfent. Mais comment me regarde-t-elle? quel interêt y ai-je ? Sürement TomeJ. 2b  $86 'E e s Hommes fi quelques fighes euflent dénoté que je fins cet homme , les colambs qui font venus me voir , & qui ont refié plufieurs jours avec moi, les auroient appercus clans ma perfonne , ou dans les différentes adfions de ma vie que je leur ai racontées. Les colambs , après leur retour, dit Nafgig,' nt dit a fa majefié ce qu'ils avoient vu Sc entendu a Graundevolet. Cette hifioire a couru dans tout le royaume ; mais tout le monde n'a pas le don du difcernement. Un des ragams ayant entendu parler de vous, & nous appliquant la prédiéfion, a trouvé notre libérateur en votre perfonne ; & après avoir prononcé la prédiction en plein moucheratt, il s'eft adreffé ainfi a l'affemblée. « Grand prince, honorables colambs , ref*> peöables ragams, & vous peuples de ce » royaume, vous favez tous que le fameux » roi Begfurbeck, qui régnoit au tems de la » prédi£tion , a vécu encore foixante ans dans m la plus grande fplendeur, &c n'eft mort qu'a » 1'age de cent vingt ans, après en avoir régné » quatre-vingt-dix. Vous conviendrez avec » moi, qu'aucun de nos rois avant lui, ni » depuis, n'a eu un règne fi long, Vous favez » tous pareillement, que deux eens ans après » la mort de Begfurbeck , c'eft-è-dire environ w deux fois fon règne de quatre vingt dix ans,  V O t A N Si 38f *> ïar&emon de 1'occident a commencé, &a » toujours continué depuis; que les forcés des » révoltés augmentant k mefure que les nótres » difninuent, nous rte fommes plus en état de » leurréfifter, mais nous craignohs d'ën être » fub;ugués. Jnfques-Ia vous conviendrez que » ces circonftances cadrent affez avec la pré» didhon. Mainténantilfautfongerxa favenir ' » & faifirl'óccafion qui fe préfente pour nouS » retabhr; car, une foisperdue, eilene revien» dra plus jamais. Si j'ai quelque connoiffance » dans 1 art des interprétations, le tems de no» tre déhvrance efl arrivé. » Notre prédiftion annonce les maüx paffes; » leur accroiffement & leur durée, jufqu'a ce • que les eaux de la terre produifent un glumm. » Jen appelle k tous les honorables colambs » ici prefens, fi leS eaux ne font pas pröduk » ce glumm dans Ia perfonne du glumm Pierre » de Graundevolet, comme ils 1'ont apprls de Tous les colambs fe Ievèfent, &, faluan£ le toideclarèrent que c'étoit Ia vérité. « La prédiöion dit qu'il doit être velu'au* «tour de Ia tête; c'eft aux colambs ici préfens » a declarer fi fa perfonne ne fe rapporte pas k » cet égard avec la prédi&on». Les colambs fe levant alors , déclarèren$ Bb ij  388 les Hommes qu'ayant vu le glumm Pierre , & converfé avec lui', ils n'avoient pas remarqué qu'il fut velu fur le devantde la tête. Mais je répondis qu'en vous quittant j'avois apper9u des poils fort courts fur vos joues & fur votre menton. Je n'eus pas plutot fini de parler, que votre père fe leva , & dit a 1'affemblée qu'il n'y avoit pas pris garde étant chez vous , mais que fa fille lui avoit dit un an auparavant que vous aviez du poil fur le vifage auffi long que par derrière. Cette déclaration donna un nouveau courage au ragam, qui continua ainfi: « On peut vérifier ce fait en envoyant une » ambaffade au glumm Pierre ; fi le fait fe rap» porte a la prédiftion, il n'y a plus lieu de » douter du refte. D'ailleurs, il eft clair par le » rapport des colambs, que le glumm Pierre '» n'a point de graundy. L'article fuivant porte » qu'il doit nager & voler ; or je fuis informé » qu'il nage tous les jours dans une chofe qu'il » appelle chaloupe , & tous les colambs en » conviennent. II faut auffi qu'il voie, afin que » la prophétie foit accomplie ; car chaque » ter me doit avoir fon interprétation; en effet, » il faudra bien qu'il voie, fi jamais il vient » ici. C'eft pourquoi je fuis d'avis que 1'on » imagine quelque moyen pour amener chez » nous le glumm Pierre dans les airs, 6c pour  V O L A' N Si 389 » lors* nous remplirons encore cette partie de » la prédiö ion. Je crois la chofe fort poffible , >» & même je n'en doute pas. « Voyons maintenant les avantages qui nous m fonr prédits, & qui doivent réfulter de 1'ar» rivée du glumm Pierre. La prédi&ion dit » qu'il détruira le traitre de Poccident avec un » feuck une fumée inconnue» Y a-t-il rien de » plus ciair ? Les colambs ici préfens favent » qu'il fait du feu & de la fumée inconnue: j'en » appelle a leur témoignage. Jufqu'a préfent » nous avons heureufement réuffi dans la dé» couverre de la perfonne ; mais les avantages » ne fe bornent nas a la mort du traitre: il y » en a d'autres qui font rapportés dans la pré» di&ion. Ce font des bénédiflions a venir. *> Qui peut en connoitre le terme ? Je crois » donc avoir rempli mon objet dans ce que je » viens de dire ; je laiffe au foin de ceux a qui » il appartient d'empê.cher qu'aucun des mal» heurs prononcés contre nous n'arrivent, de » ne point perdre une occafion qui, fi on la » laiffe échapper, ne fe préfentera plus ja» mais ». L'affemblée étoit déterminée a vous envoyer une ambaffade pompeufe ; mais votre père opina a ce qu'on m'envoyat tout feul ; car,' dit-il, mon fils penfe plus favorablement fur Bb iij  39® les Hommes fpn compte que fur le refie de notre natïon.' On m*a donc chargé du foin de cette importante affaire , avec ordre d'imaginer un moyen de vous amener; c'eft ce que je ne puis effectuer par moi-même ; je m'en rapporte k vos lumières pour 1'invention de ce moyen. J'avois écouté attentivement Nafgig. Après ce qu'il m'avoit déclaré, je ne pouvois pas nier qu'il n'y eut une grande reffemblance entre moi & la perfonne prédite. Cependant, difois-je , ce font des idolatres : la providence voudra-t-elle coopérer a une affaire ou toute la gloire du fuccès doit retourner aux idoles? Après. tout, n'eft-il pas fouvent arrivé la même chofe d'après les oracles , dans des cas oü toute la gloire retournoït aux fauffes divinités? D'ailleurs il eft prédit que la religion doit être changée fur le plan du vieux ragam: ce fera peut-être d'abolir 1'idolatrie. Je ne fais qu'en dire ; mais fi je croyois, en y alfant, attirerune feule ame a la vérité, je n'héfiterois pas; un inftant a hafarder ma vie dans 1'entreprife, J'appeltai alors Youwarki, & lui' ayant raconté ia prédicfion , je trouvai qu'elle en avoit fouvent entendu parler, & qu'elle auroit pu même me la répéter au befoin. Je lui dis que le roi 6< les états avoient jetté les yeux fiir moi, comme fur la perfonne déiignée ; & qu'on  Vot AKS. 3Q¥ avoit envoyé Nafgig pour m'ameuer. En effet ma chère, lui dis-je, fi c'eft une vraie prédiaion , elle me paroït affez applicable a ma perfonne. Oui vraiment, me répondit-elle, je 1'appercois maintenant que je 1'examine fous le même point de vue que le ragam. Les prophéties, lui dis-je, ne font jamais claires au point de nommer les perfonnes; cependant, quand elles s'accompliffent , elles deviennent aufii intelligibles. Les circonftances de celle-ci fe rapportent trés exactement. Que dois-je faire ? Irai-je, ou n'irai-je pas ? Aller, dit-elle : 8z comment le pourriez-vous ? Ne vous inquiétez point de cela, lui dis-je ; fi cet ordre vient d'en haut, les moyens feront bientöt trouvés» La providence ne prefcrit jamais rien fans donner les moyens de Pexécuter. Youwarky , qui ne fongeoit qu'aux dangers de Pentreprife, éprouvoit un violent combat» Elle étoit tellement partagée entre Pamour de, fon pays, & celui qu'elle avoit pour moi 6c fes enfans, qu'elle étoitincapable d'aucun con-; feil. Je Ia preffai de me dire fon avis. Suivezy me dit-elle , ce que vous dicte votre raifon». Sans Iacrainte de vous perdre , & mon inquiétude pour mes enfans, mon-avis feroit bientöt donné, puifqu'il eft queftion du bien de mon. pays; mais vous favez mieux que moi ce qu'lt faut faire, fib,  39* les Hommes Youvarky,. lui dis je, plus j'y penfe, plus je trouve la prédiöion claire. Le cha, gement de religion me paroït le plus intéreffant de tour. Si je puis faire fortir un état entier de 1'efclavage de ridolaïrie , & ï'amener a la counoiffance du vrai Dieu , vraifemblablement par fes ordres, dois-je héfirer a rifquer ma vie? Souffnra-t-il que je périffe avant que d'avoir exécuté fa volonté ? Que fais-je même fi ce fi'efl pas peur cela que la providence m'a amené ici 1 Ne craignez rien, ma chère Youvarky ; j'irai. ^ J'appellai Nafgig, & lui dis que ma réfolution etoit prife, & qu'il n'avoit qu'a préparer les moyens de me conduire. II me répondit qu'il s'en rapportoit a moi, perfuadé que mes propres réflexions me fuggéreroient le plus sur & le plus facile. Je voulois d'abord me rifquer fur le dos de quelque Glumm vigoureux & robufte ; mais Nafgig dit qu'un feul ne pouvoit pas foutenir .le poids de mon corps dans une traverfée fi longue. Ce qui me charma le plus , c'eft que 1'aimable Youvarky s'offrit a me porter elle.même. Si je ne puis pas aller jufqu'au bout, •mon cher, me dit-elle, du moins nous tomberons tous les deux enfemble. J'embraffai cette femme charmante, les larmes aux yeux,  V O L A N I. 393 fans pourtant vouloir effayer cette expérience. Je dis a Nafgig qu'il falloit partager ma pefanteur entre deux ou quatre Glumms, ce qui me paroiffoir aifé è faire , & je lui demandai fi chacun d'eux en pourroit porter le quart. II me répondit qu'il n'en doutoit point, mais qu'il craignoit que je ne gliffaffe entre leurs graundys, ou que je ne les empêchaffe de voler. II s'imaginoit que je voulois me coucher fur leur dos, ck m'appuyer ainfi fur chaque perfonne. Je lui dis donc que fi deux ou quatre Glumms pouvoient fans difficulté me porter pendant un fi long efpace de chemin, je ferois en forte de ne leur donner d'autre embarras que celui de mon propre poids. II regarda cette pefanteur partagée entre quatre comme ' une bagatelle, & me dit qu'il feroit bien volontiers 'un des quatre. Si quatre ne peuvent me porter commodément, lui dis-je, huit Ie pourront-ils ? II me répondit que ne fachant ce que je voulois dire, & ne pouvant imaginer qu'il fut poffible de divifer un corps auffi petit que le mien en huit poids différens , il ne pouvoit répondre a ma queftion ; que , fi je lui faifois part de ma méthode, il me donneroit fon avis. Alors 1'ayant quitté, je pris mes outils, & je choifis une forte planche que ma femme  394 les Hommes m'avoit envoyée du vaiffeau , & qui pouvoit avoir douze pieds de long fur un pied & demi de large; j'y attachai vers fe milieu une de me s chaifes. Alors prenant une corde de 3 4 pieds de longueur, a chaque bout de laquelle je fis un nceud pour pouvoir la tenir avec Ia main, je la clouai par le milieu au - deffous de la planche, & le plus prés du bout qu'il me fut poffible. J'en pris une autre de même longueur, que je clouai pareillement a 1'autre bout de la planche: enfuite j'en attachai encore deux autres de vingt pieds de long a trois pieds de chaque bout de la planche , au moyen de quoi les cordes les plus longues étant a égale diftance des plus eourtes, les Glumms qui les tenoient pouvoient voler plus haut & plus en avant que ceux qui tenoient les plus eourtes, afin qu'eux Sc leurs eordes ne caufaffent point d'embarras dans le vol; ce qui feroit arrivé fi les cordes euffent été de même longueur, ou a des diftances inégales. Enfuite confidérant qu'une fecouffe vive pouvoit me renv-erfer de ma chaife , je pris une autre corde plus courte pour m'y attachcr par le milieu du corps; & j'étois sur qu'en cas que je tombaffe dans la mer, j'aurois du moins ma planche & ma chaife pour me foutenir, jufqu'a ce que les Glumms fuffent le tems de defcendre peur me fecourir.  V O L A N s. 395 Ayant fait porter ma machine dans !a plaine par deux des hommes de Nafgig, tandis qu'il étoit allé a la promenade , & ne 1'avoit pas encore vue , je fis affeoir un des hommes fur ma chaife, & je dis a huit autres de prendre les cordes & de s'envoler; mais , en prenant leur effor, ils ne purent pas monter tous également , & erilever Ia machine d'une manière égale;'& le derrière s'étant élevé le premier, le devant retomba encore fur terre, & jetta cet homme hors de la chaife. C'eft pourquoi lés faifant arrêter , jappellai huit autres hommes, a chacun defquels je fis tenir une des cordes le plus haut qu'ils pouvoient au-deffus de leurs têtes. Alors je dis aux huit porteurs : élevez-vous en 1'air, & venez doucement deux a deux par derrière; prenez chacun une corde; puis planant dans l'air , jufqu'a ce que vous foyez tous prêts, élevez-vous enfemble en tenant toujours les yeux fur la machine, afin qu'elle ne monte pas plus d'un cöté que d'un autre : lorfque vous fentirez tous également votre poids, traverfez le lac en volant , 8c revenez. Ils exécutèrent mes ordres, & portèrent la machine avec autant de facilité qué s'ils n'euffent rien eu a leurs mains. J'eus envie moi-même de reffayer ; ainfi, prenant la place du Glumm, je me mis dans la chaife; & me  39^ les Hommes Kant fortement, je leur demandai fi quelqu'un favoit de quel cöté étoit allé Nafgig. L'un d'eux me montrant du doigt le lieu oü il favoit vu auparavant dans le bois, je leur commandai de m'enlever comme ils avoient fait leur camarade , & de me porter de ce cöté. En arrivant è 1'endroit oii 1'on m'avoit dit que Nafgig étoit, je 1'appellai de toutes mes forces. II reconnut ma voix , accourut au bord du bois, & me vit dans ma chaife volante. Je lui dis en badinant que je partois, & lui demandai s'il n'avoit rien a m'ordonner. II vola auffitöt jufqu'a nous, & voyant la facilité avec laquelle ces gens me portoient: êtes-vous certains tous, leur dit il , de pouvoir le mener ainfi jufqu'è Battinggrid? Oui, répondirent-itë, très-aifément. Hé bien, repliqua Nafgig, je vous en charge. Si vous ne le faites pas, vous ferez tous mutilés; fi vous portez notre libérateur, & qu'il arrivé fans accident, vous êtes tous libres. II croyoit véritablement que je partois; mais je le détrompai en ordonnant a mes porteurs de retourner, & de me defcendre oü ils m'avoient pris. ■ Na%i8 s'étant abattu auffi, & voyant le fuccès de mon invention : hé bien, Pierre, me dit-il, vous voyez que c'eft une chofe bien fimple. Oui, lui dis-je, voila ce que j'ai pu  V O L A N S. 307 faire de mieux. Ah ! Pierre, ajouta-t-il, ne dites pas cela; car fi les plus grandes difficultés que toute ma nation & moi trouvions a vous tranfporter dans mon pays , vous coütent fi peu a vaincre , que fera-ce donc des moindres chofes ! Non, Pierre, fi j'ai dit que cela étoit fimple , ce n'eft pas que cela fut aifé k faire; mais je 1'ai dit relativement k celui qui 1'a inventé. Ici, le plus court chemin pour arriver a un but eft toujours le meilleur, 8c celui qui a moins d'inconvéniens. Je crois véritablement que „ quoique la chute ou Pélévation de notre pays dépendent de vous, vous feriez toujours refté a Graundevolet fans cette invention. Hé bien, quand partirons-nous ? Je lui dis qu'il me falloit quelque tems pour arranger les affaires de ma familie, 8c pour voir ce que j'avois a emporter avec moi , 5c qu'il me faudroit au moins trois jours pour tout cela. Nafgig, honnête homme 8c fort zélé pour fes patrons , fut faché de ce retard : néanmoins, fongeant que ce délai étoit encore affez court pour un homme qui alloit s'embarquer pour une telle entreprife , il fut charmé que je ne différaffe pas plus long-tems. Auffi-töt il dépêcha un gripfack pour annoncer que Ie quatrièmé jour il s'abattroit a la hauteur de'Battingdrigg, & que je devois 1'accompagner dans  398 i-ès Hommes; une machine que j'avois imaginée moi-même; Je commencai a confidérer enfuite quel perfonnage j'avois k faire k Doorpt-Swangeanti j car je ne pouvois ni ne voulois 1'appeller au* trement après mon arrivée : c'étoit même ce que Pon attendoit de moi, d'aprcs les termes exprès de la prophétie. Je dois tuer un traitre , me dis je ; cela peut être : il faut donc que je porte un fufil Sc des munitions. Pourquoi ne porterai-je pas auffi des piftolets & des fabres ? Si je n'ai pas occafion de me fervir de tout cela, je puis en apprendre 1'ufage k d'autres. J'en prendrai donc plufieurs , Sc tous mes fufils, k 1'exception de deux, & d'une paire de piftolets dont je peux avoir befoin fi je reviens. Je prendrai auffi deux de mes meilleurs habits, 8c le refte de Pajuftement; car, fi je dois faire tout ce qui a été prédit, Ü fe paffera du tems avant que je revienne. Youvarky, penfois-je, reftera ici avec les enfans: fi je me plais lè-bas, je pourrai toujours les envoyer chercher. Je fentis alors qu'il étoit néceffaire au moins de faire une autre machine pour porter mes effets. Comme ils feront fort pefans, il faudra un plus grand nombre d'efclaves pour fe relayer en les portant : car j'en veux avoir feize pour ma propre machine. Comme la diftance eft fort grande, ils pourront par ce moyen fe repofer les uns Sc les autres.  Vol an si j^p' M'étant 'arrêté a cette réfolution, j'appellai Nafgig, & je lui demandai'encore huit efclaves pour accompagner mon bagage, & il me les choifit auffi-töt. Ainfi ayant tout arrangé chez moi, & pris congé de ma femme & de mes enfans, je les chargeai de ne point quitter la grotte que je ne fuffe parti ; & les laiffant en pleurs , je me rendis, le cceur gros, dans la plaine, oii je trouvai toute Pefcorte, & mes deux machines qui m'attendoient. CHAPITRE XXXVIII. ■Pi/cours de Pierre aux foldats. IL Leur promet la liberté. Son voyage. Le roi vient au-devant de lui. On le renvoie, & pourquoi. Pierre defcend dans le jardin du roi. Son audiencti Defcription de fon fouper & de fon lit. En arrivant dans la plaine, je priai Nafgig d'arranger tous fes gens autour de moi, & je leur demandai qui d'entr'eux entreprendroit de me porter ? II n'y en eut pas un qui ne m'offrit fes fervices , & ne defirSt ce qu'ils appelloient le pofte d'honneur. Mes amis, leur dis-je, je ne vous fais cette queftion qu'en cas de néceffité, afin de favoir fur qui je puis compter ; car mes porteurs étant déja ehoifis  4oo les Hommes je n'en ai befoin d'autres qu'en cas d'accidens; mais, comme vous méritez tous autant par 1'ofFre de vos fervices, que fi vous étiez acceptés, y en a-t-il quelques-uns d'entre vous qui aient envie de devenir libres ? Tous répondirent enfemble : c'eft moi, c'eft moi. Alors m'adrefiant a Nafgig : avant que de partir, lui dis-je, faifons une capitulation, vous & moi; votre honneur me répondra de 1'exécution des articles. II faut que vous fachiez que je fuis ennemi de 1'efclavage : ainfi, fur le point d'entreprendre ce qu'aucun homme n'a jamais fait encore, de quitter mon pays, ma familie , & toutes les douceurs de la vie, pour aller dans un pays que je ne connois point, & d'ou je ne reviendrai peut-être jamais ; je .veux, en cas que jeïois affez heureux pour arriver sürement chez vous, avoir la farisfaction de voir tous mes compagnons de voyage auffi heureux que moi : ainfi je prétends que tous ces gens qui arriveront heureufement avec moi , foient affranchis au moment que nous toucherons la terre; fi vous ne me le promettez fur votre honneur, je vous déclare que je ne bouge point d'ici. Nalgig s'arrêta un peu avant de me répondre ; car , quoique mes porteurs fuffent de fes efclaves, & qu'il püt en difpofer, les autres' étant  V O L A N S. 4Q1 étant au roi, il ne favoit jufqu'a' quel point il pouvoit s'engager. II auroit fouhaité de me voir deja au-deffus des rochers ;&, craignant jufques-la que ,e changeaffe d'avis, il sWea d obtenir du roi leur liberté: pour moi, ce que jen faifois, étoit pour rendre ces gens plus zeles è mon fervice. Alors, leur ayant permis de m'enlever, ils memportèrent au-deffus des rochers auffi vite que la penfée. Dès que je fus accoutumé k cette facon d'aller, je fentis qu'il n'y avoit rien a craindre pour moi ; car ils étoient fi surs de leur vol, que je n'éprouvai pas Ia momdre fecouffe pendant tout le chemin, quoiquun demi-pouce de dérangement, plus haut ou plus bas, auroit fuffi pour faire perdre a Ia machine fa direaion perpendiculaire. Mes porteurs ne fe relayèrent que deux fois jufqu'a notre arrivée a Battingdrigg, & ce fut moi H . de ma chaife, leur en enfeignai la manière. J ordonnai aux porteurs frais de planer au-deffus de ceux qu'ils devoientremplacer, & d'étendre leurs mams jafqu'a ce qu'ils atteigniffent a celles des autres ; & alors les anciens porteurs fe laiffoientghffer au-deffous de la chaife, & les «ouveaux continuoient la route. Cette opératon fe fofoit un 4 lln,juVa ce tQus TolTs'Je remarquai Mn jf une ^n Cc  %oï i e s H o m m e $ vigoureux qui tenoit la première corde courte a ma droite , & qui voyant que je le regardois plus que les autres, eut 1'ambition de ne pas vouloir être relevé jufqu'a ce que nous eümes atteint Battingdrigg; je le pris dans la fuite a mon fervice. Comme nous étions alors dans les grands jours, j'efpérois jouir d'une belle vue pendant ma route ; mais quand la clarté auroit été plus grande , je n'en aurois pas été plus avancé pourcela. Quoique j'euffe paffé autrefois fur des montagnes très-hautes en Afrique, je n'avois jamais été affez haut pour ne plus appercevoir les objets qui étoient au-deffous; mais ici, au plus élevé de notre vol, nous ne pouvions diftinguer la terre qu'a travers une efpèce de brouillard, & tout avoit pour moi la même face. Quelquefois mes porteurs, d'une haureur inexprimable oünous étions, s'élancoient obiiquement comme une étoile qui file, parcouroient un efpace incroyable, prefque jufqu'a la furface de la mer. J'étois alors fur mon fiège auffi grave qu'un Efpagnol. Je leur demandai Ja raifon d'une defcehte fi prodigieufe, voyant fur - tout qu'ils avoient beaucoup a travailler enfuite pour remonter a la même hauteur qu'auparavant. Ils me répondirent que, par cette méthode, ils repofoient leurs graundys, 6i d'ail-  V O L A N S» leurs qu'ils en alioient moitié plus vïte que S'ils voloient horifontalement • que quoiqu'il jue parüt pénible de s'élever a une fi grande hauteur, ,ls alioient néanmöins fort vïte ; mais qu en defcendant, la vïteffe de leur vol étoit au-deffus de toute comparaifon. Ils avoient ra.fon ; dans leur defcente , un trait'd'arbalêtre n auroit pas pu nous atteindre, En moins de feize heures (car j'avois ap~ porte ma montre), nous arrivames a la hau* teur de Battingdrigg ; je crus être retourné k mon ,1e, tant celle-ci lui reffembloit, quoique beaucoup plus grande. Nous nous y reposames quatre heures. J'óuvris ma caiffe, & donnai k chacun de mes porteurs un coup d'eau-de-vie. Nafglg & moi ne fimès qu'en humefler notre bouche, & nous mangeames un morceau de conferve pour nous rafraïchir. Tous les gens de notre fuite s'affirerit, & mangèrent ce qu'ils avoient apporté dans leur colapet: car ouand ils ont de longues traites a faire, leur méthode eft de porter quantité de fruits durs, arrondis & plats Comme mes fromages a la crème, mais beaucoup plus petits, remplis d'une efoèce de fanne qu'ils mangent toute sèche, & qui, quand ds boivent , renfle dans leurs corps , &. les gonfle aqtant qu'un bon repas de toute autre chofe. Nous vïmes quantité de beaux étangs Cc ij  404 les Hommes fur le haut des rochers. Ils me dirent que les jeunes glumms & lesgawys venoient féparé- ment Sc en grandes bandes dans cette ile pour s'y réjouir fur un beau . lac ; & que delè ils alioient quelquefois, mais rarement, jufqu'a la mienne. Après s'être repofés, ils fermèrent leur colapet qui eft pendu a leur col, tantöt pardevant & tantöt fur leur dos; & traverfant cette ile & une grande mer qui n'a rien de comparable a la première-, nous arrivames en fix heures fur le haut des montagnes blanches, oü Nafgig me dit qu'étoient les confins des Etats de Georigetti. Ma foi, difois-je , a qui que foit qu'elles appartiennent, cela eft affez indifférent ; car je n'ai jamais rien vu de plus ftérile que le fommet de ces montagnes; mais auffi 1'intérieur du pays eft bien dédoinmagé par un prodigieux nombre de grands arbres couverts de fruits finguliers. La plupart de ces arbres femblent fortir fur rocher même, & Pon n'appercoit pas un pouce de terre dans leur voifinage. L'air n'étoit guères plus obfcur de 1'autre cöté de ces montagnes que dans mon ile; car je faifois en chemin toutes les obfervations que je pouvois. Alors appercevant de loin plufieurs lumières, qui étoient pour moi des objets touta-fait étrangers, ils me dirent que la plus grande  V O L A K S. ^of étoit le volcan du mont Alkoé, que j'avois entendu nommer autrefois, & les autres des montagnes brülantes plus petites. Je leur demandai fi ces volcans étoient fur le territoire de Georigetti. Non, me répondirent -ils , ils appartenoient autrefois a un roi dont les fujets étoient auffi amateurs du feu, que ceux de Georigetti le déteftent. Beaucoup de ces gens s'occupoient a y travailler, & faifoient un bruit infupportable. Cette réponfe me fit naitre 1'idée que, peutêtre , ces ouvriers étoient des forgerons qui travaillent en fer, ou autres métaux. Je fo.uhaitai de tout mon cceur d'être avec eux ; car ayant frequenté autrefois une forge de notre voifinage , lorfque j'étois enfant, j'en connoiffois tous les inftrumens ; ainfi je réfolus par la fuite de m'informer plus amplement de ce pays. Mes porteurs reprenant leurs pofies , & fe préparant a continuer la route, je ceffai de leur parler : car ayant obfervé autrefois en, Angleterre quantité de gens qui ne peuvent travailler quand on leur parle, je craignois qu'en répondant a mes queftions pendant le chemin , mes porteurs ne négligeaffent leur devoir, & ne me laiffaffent tomber. Sur la fin du voyage, Nafgig me demanda oii je voulois defcendre. Chez mon pere s lui Cc iij  405 les Hommes répondis-je ; car, quoique je fois venu faire vifite a votre roi, il ne feroit pas refpectueux de paroïtre devant lui tout en arrivant. J'aurois pu me difperifer de régler ce point; car dès que nous eümes paffe les montagnes noires , qu'on appelle ainfi de ce cöté , quoique de 1'autre elles portent le nom de montagnes blanches, nous entendimes les gripfacks, & une efpèce de mufique 'bruyante & trés - forte. Nafgig me dit que le roi étoit fur le graundy. Comment connoiffez - vous cela? lui dis-je. Je ne vois perfonne. C'eft, me répondit-il, par le gripfack & la mufique , qui ne jouent jamais que dans cette occafion. Bientöt après , je crus que tout le royaume étoit en 1'air. J'allois ordonner a mes porteurs de retourner a la montagne , de peur de les rencontrer ; car , penfois-je , ils vont me cuibuter a force de civilités, & je me cafferai ie col pour fatisfaire leur caripfité. Ainfi je dis a Nafgig, que , s'il ne trouvoit pas quelques moyens d'arrêter cette mültitude, je voulois retourner a la montagne, pour ne point.aller heurter con re cette troupe. Nafgig s'avanca vers le Roi, & 1'inftruifit de ma crainte; mais fa majefté ne voulant point renvoyer fon peuple, de crainte de le dégoüter, ordonna a toute fa fuite de fe ranger k  V O L A N Sv 40f droite & a gauche, de laiffer un grand efpace de chaque cöté, Sc. de nous fuivre par derrière^ fur-tout il défendit expreffément d'approches de moi, de crainte de malheur. Auffitöt toute Ia troupe fe partagea en deux grands demi» cercles , qui fe placèrent. en queue ,.immédia-»; tement derrière ma chaife. '-Nafgig avoit auffi perfuadé au roi de fe retirer dans fon palais y en lui difant qu'il n'en étoit pas de moi comme des autres Glumms ,. qui peuvent s'aider eux-mêmes en cas d'aceident; & qu'étant conduit par d'autres dans une fituation oü tout autre que moi auroit eu peine a fe rilquer ', il étoit certain-que je ferois. plus fatisfait de fa bonne volonté, que de le recevoir en cet endroit. Mais, continua-t-il, afin que votre majeftd puiffe voir fa machine 9. je le ferai defcendre dans les jardins du palais., oü vous pourrez le confidérer a loifir.. Le roi étant retourné, fit affembler tous les colambs. qui attendoient mon arrivée : en paffant fur la vilie, je fus furpris de voir tout Ie rocher dont elle. efi compolée , couvert de monde, & une grande quantité de gens dans; 1'air , qui fe réjouiffoient de ma venue. Comme? nous n'étions guères plus élevés, qu'eux, chacun avoit quelque chofe a me dire , les uns s'étonnoient de ma machine; d'autres juroleat Cc iy/  408 les Hommes qu'ils avoient vu fur ma face des cheveux auffi longs que le bras , & tous en général faifoient des vceux a la grande image pour ma fanté. Le roi étoit préfent loriqu'on me defcendit dans lejardin; & lui-même m'étant venu tirer de ma chaife, je mis un genou en terre pour lui baifer la main ; mais me prenant dans fes bras, il m'appella fon pè^e , & dit qu'il efpéroit que je rendrois fon règne auffi glorieux que celui de fon illuftre ancêtre Begfurbeck. Après quelques complimens, il me mena dans une petite falie, oij il me fit goüter du vin a leur manière : ,'y trouvai auffi des cornes de belier, & des confitures sèches & liquides. II me dit alors qu'il y avoit encore une cérémonie k faire ; après quoi il efpéroit pouvoir jouir librement de ma préfence. Je lui répondis que les cérémonies d'ufage, quelles qu'elles fuffent, devenoient néceffaires, & que je m'y conformerois volontiers. Alors fa majefté dit a une des perfonnes de fa fuite , qu'elle alloit k la falie d'audience, & lui ordonna de m'y conduire quelque tems après. Je fuivis mon guide. Après avoir traverfé une efpèce de place fort longue, nous entrames par une voute magnifique , & fculptée avec foin, dans une falie fpacieufe, éclairée d'un nombre infini de globes de lumière. II  V O L A N S. 4O0i m'y fit affeoir fur itn piédeftal de pierre rond,1 couvert de feuillages , & dont les cötés étoient auffi garnis de feuilles courantes très-bien travaillées. On voyoit gravées fur les murailles des figures de Glumms dans plufieurs attitudes , lur-tout s'exer^ant au combat, & aux autres fonöions militaires, le tout repréfenté en hautrelief fort hardi, & entremêlé de hiéroglyphes. Je m'affis après avoir falué le tröne , & les différens colambs qui étoient rangés des deux cötés a la gauche & a la droite du roi. Celui qui m'introduifoit, s'avancant au milieu de la falie , paria ainfi: « Puiffant roi, Sc » vous honorables colambs,' voici le glumm » Pierre de Graundevolet : j'attends vos or» dres; de quelle manière voulez-vous qu'on » le recoive » ? Alors le roi & tous les colambs s'étant levés, une autre perfonne vint a moi, & me regardant, car j'étois debout : Glumm Pierre de Graundevolet, me dit-il, le puiffant roi Georigetti, & tous ces honorables colambs vous félicitent de votre arrivée aNormbdsgrutt, & m'ont ordonné de vous placer fuivant votre mérite. Alors le roi & les colambs s'affirent, 6t Pon me conduifit a la droite du roi, oh Pon me fit affeoir fur la même pierre que fa majefté, & a quelque diftance.  4io les Hommes Le roi me témoignant enfuite le plaifir què je lui faifois , & aux colambs , d'être venu fi prompternent après leur meffage y dit qu'il ne défiroit autre chofe pour le préfent, que favoir comment je voulois être fervi. II me pria de demander a un officier qu'il m'enverroit , tout ce dont j'aurois befoin. Alors donnant ordre h un officier de me mener au logement qui m'étoit deftiné, on me permit d'aller me rafraichir. Je fus donc conduit è mon appartement par une rampe de pierre fort longue & voütée. Je crois qu'elle avoit bien au moins cinquante pas de longueur ; mais, comme la montée en étoit unie & facile , j'y arrivai fans la moindre fatigue. Par-tout oii j'allois , je trouvois des globes de lumière , comme dans la falie d'audience. L'efcalier , fi on peut Pappeller ainfi „ étoit artiftement fculpté, tant a la voute que fur les cötés. Parrivai enfin dans une galerie de quatre-vingt pas de longueur & de vingt de largeur, ou il y avoit auffi des globes fufpendus de chaque cöté. A Pextrémité de la galerie , j'entrai par une voute étroi'te & trèsbien travaillée, dans une chambre ovale, au milieu de laquelle, a main droite, étoit un autre petit paffage voüté. Quand j'y eus fait environ dix pas, je trouvai a droite Ik a gauche  V O 1 A N 5. 4"' deux voutes plus petites, oü il j avoit trois pas a monter; & nous arrivames a une efpèce d'auge de pierre plate, de fix ouvfept pieds de long & autant de large, que mon guide m'apprit être le lit oü je devois coucher. Je lui demandai s'il .étoit d'ufage chez eux de coucher fur la pierre nue. II me répondit que quelques-uns le faifoient, mais qu'il avoit ordre de me fournir un coucher. Auffitöt je vis entrer quatre hommes avec de grandes nattes, ou du moins qui me parurent telles a la lumière de mes globes, remplies de quelque chofe qui, a les leur -Voir porter fi aifémeiit, me parut être fort léger. Ils 1'étèndirent fur le lit de pierre ; & après Tavoir battu d'abord avec de grands batons , & enfuite avec de petites houffines , ils fe retirèrent. Tandis que je coniidérois la fingularité du lieu, mon condufteur s'en étoit allé auffi. Quoi, dis-je, tout le monde s'en va 1 ils om apparemment deffein que je me couche dès-a-préfent. J'allai donc dans ma chambre a coucher/, oh il y- avoit auffi des globes de lumière ; & voyant mori lit élevé de quatre pieds au deffus de la pierre, je voulus tater ce que c'étoit; mais en mettant la main deffus, il me parut fi mollet, que je ne fentis de réiiftance qu'a prés 1'avoir preffé quelque tems ; en effet, une  41- les Hommes ihouche y auroit enfoncé, tant la matière en étoit légère. Forr bien , dis-je en moi-même , ce lit n'eft pas mauvais; je n'ai jamais été fi bien couché. J'allai enfuite faire un tour dans ma falie ovale: j'y remarquai le plancher & les murs, Le tout étoit d'une pierre fort unie, fans être' polie ; & tout ce qui étoit fufceptible d'ornement, étoit garni de fculpture & de gravure. H n'y avoit encore perfonne avec moi; mais je ne me fouciois pas de m'informer de tout k la fois : j'aurois voulu favoir feulement ce que 1'on brüloit dans ces globes qui rendoient une lumière fi douce , & qui cependant paroiffoient renfermés tout autour fans aucune ouverture pour paffer la fumée. Sürement, penfois-je, ces globes , qui font de verre, doivent être extrêmement échauffés du feu qui y eft renfermé, ou avoir quelque ouverture que je n appercois pas : alors m'élevant fur la pointe des pieds pour les tater, car ils n'étoient pas fort hawts, je les trouvai tout-a-fait froids. Tandis que je m'amufois ainfi, j'entendis venir quelqu'un le long de la galerie , & je vis arriver une bande de domeftiques, aVec des vivres autant que cent hommes en aurolenf pu manger, & des vins a proportion. Ils pla«èrent le tout ala partie fupérieure de la cham-  V O L A N S. ' 4Ï bre ovale , fur une groffe pierre plate qu'on avoit laiffée expres, en conftruifant cette falie', pour fervir de table. Les mets qui étoient liquides , étoient fervis dans des efpèces de jattes d'une pierre grife ; & ceux qui étoient fecs, dans des corbeilles de bois k jour. Les domeftiques s'étant tous retirés dans la galerie, a 1'exception de mon officier, je lui demandai fi quelqu'un devoit manger avec moi. II me répondit que non. En ce cas , lui dis-je, je fuis étonné que 1'on m'envoie tant de chofes. II m'apprit que c'étoit la fourniture que le roi avoit ordonnée pour mon appartement. Je crois qu'il y avoit bien vingt mets différens fur table. Je ne favois par Ou commencer, Sc j'aurois voulu trouver quelque prétexte pour écarter mon officier qui reftoit toujours derrière ma chaife, afin de pouvoir tater de tous ces mets avant que d'en manger; car je n'en connoiffois aucun. Je demandai donc a cet homme quel étoit fon pofte a la cour. II me dit qu'il étoit un des cinquante officiers deftinés au fervice des favoris du roi, quand ils font k la cour. Mais, ajoutai-je, êtes-vous prépofé pour me fervir r Je fuis le principal , me dit-il; mais il y en a au moins foixante autres qui ont divers emplois dans cet appartement. En ce cas, je voudrois favoir votre nom, lui dis-je. Et ayant appris  4*4 Les Hommee qu'il fe nommoit Quilly: Quilly, lui dis-jê£ favez-vous ee qu'eft devenu mon bagage SC ma chaife ? 11 devina fort bien ce que je voulois lui dire par mon bagage ; mais le nom de chaife 1'embarraffa , & je fus obligé dè ie lui expliquer. Allez donc , je vous prie , vous en informer, & faites - les apporter dans Ia galerie. M'en voilé débarraffé , penfois-je alors; mangeons. A peine avois-je touché a un de mes mets, que je le vis revenir; il n'avoit fait que paroitre dans la galerie pour donner fes ordres. Quilly, lui dis-je , je fuis étranger ici: chaque pays a fes coutumes différentes, tant pour manger que pour autre chofe ; 8c ces mots ne font pas acccmmodés a ma facon : je voudrois que vous m'en nommaffiez quelquesuns , afin que je puffe les reconnoitre par la fuite, quand je les verrai. Quilly me les nomma tous les uns après les autres. II n'y a guères que le roi, me dit-il , qui ait de ce mets fur fa table : celui-ci eft un plat de padfi: celui-la Arrêtez , Quilly , tui dis-je , effayons d'abord de ceux ci, avant d'aller plus loin ; car je me reffouviens qu'a ma grotte tout le monde prenoit le poiffon pour du padfi. J'en coupai une tranche avec un couteau que je portois toujours dans ma poche ; 8c le mettant fur une efpèce de ga-  V O 1 A N s? 4tf teau qui me fervoit d'affiette, j'en goütai, & j'y trouvai réellement le même goüt, a 1'exception qu'il ne s'effeuilloit pas comme le poiffon : ce que je remarquai, paree qu'il étoit coupé en tranches toutes prêtes a manger. Je lui demandai avec quoi ces chöfes étoient coupées, puifqu'ils n'avoient point de couteaux comme le mien. II me répondit que le cuifinier les coupoit avec une pierre aiguë. II me nomma enfuite plufieurs autres chofes ; èc quand il en vint au crullmott , dont j'avois entendu parler plufieurs fois, je voulus en goüter ; en vérité , j'aurois juré que c'étoit de la volaille hachée. Je lui demandai fi les crullmotts étoient fort communs. II me répondit qu'il y avoit quantité d'arbres de crullmotts dans le bas des montagnes. Non , non, lui dis-je, ce ne font point des arbres dont je vous parle , mais des oifeaux, de la volaille. Je ne fais ce que vous voulez dire, ajouta-t-il; ces crullmotts viennent fur de grands arbres. Mais,' lui dis-je, fi vos oifeaux viennent ainfi, affurément vos poiffons ne croiffent pas fur des arbres. Nous n'en avons point dans ce pays , dit-il. Vous n'en avez point, continuai-je! je viens d'en manger tout-a-l'heure. Je ne fais donc point oü le cuifinier les a eus. Quoi, lui dis-je, ce que vous appellez padfi, je 1'appelle  416 Les Hommes du poiffon. Ah! répordit-il, le padfi croit fur un buiffon dans les meines bois. Bon 1 lui dis-je voila le premier pays que j'aie jamais vu, oü le poiffon & les oifeaux croiffent fur les arbres II y a dix contre un k parier, qu'avant de vous quitter , je trouverai un boeuf pendant k quelque arbre par la queue. J'avois fait un fort bon repas de ces deux ou trois chofes dont j'avois mangé ; & refferrant mon couteau dans ma poche , je demandai a boire. Mon officier me pria de lui dire ce que je voulois. Ce que vous voudrez vousmeme , lui répondis-je. Alors il m'apnorta un vaiffeau plein d'un vin de fort bon goüt quoique trop doux : en y mettant un peu d'eau' je le trouvai affez bon. Mes meffagers étant de retour, & ayant mis tout mon bagage dans la galerie, je priai Quilly de faire deffervir. A 1'inftant il vint plus de domeftiques qu'il n'y avoit de plats : en un Jour de main, tout fut'enlevé. Je me fis laiffer un peu de vin & d'eau. Quilly, lui dis-je, je vois ici deux lits; pour qui font-ils ? II y en a un pour vous & un pour moi, répondit-il; car nous autres officiers nous ne quittons point les favoris du roi. Pourquoi , lui demandai-je encore , toutes les charades oü j'ai été n'ont-elles point de portes ? De portes l  V .8 JC ï N 83 |«3ftês! dit-il, je ne eonnois point cela» Quoi^ lui dis-je, v ous ne fermez point vos appartemens la nuit' Non , dit-il: fermer la nuit! je n'ai jamais entendu dire rien de pareil. Je crois, Quilly, qu'il eft tems de fe coucher; qu'en dites-vous ? Non, répondit-il, le gripfack n'a point fonné. Alors je lui demandai £ comment favez-vous dans Ce pays-ci,, quand ii faut fe coucher & fe lever ? car ma femme m'a dit que vous n'aviez point d'horloge. Non, dit-il, point d'horloge. Comment, lui dis-je, chacun fe léve & fe couche-t-il quand il veut, ou vous levezvous & vous couchez-vous tous dans le même tems ? Oh! dit Quilly, vous entendrez tout-al'heurè le gripfack; il y a plufieurs glumms chargés tour-a-tour de fonner la retraite , & alors nous favons qu'il eft tems de fe coucher-. & quand il fonne une autre fois, il eft tems de fe lever. Je trouvai par Ia fuite que ce peuple étoit fi accoutumé a deviner le tems , que d'un fon k 1'autre, il y avoit douze heures fufte de diftance, k quelques minutes prés ; & je réglai ma montre en Ia mettanr k chaque 'fon fur lix heures. Je me trouvois très-fatigué de mon voyage ; car quoique je n'euffe autre Chole k faire que de refter affis, la viteffe exceffive de ce mouvement, auquel je n'étois goint accoutumé, m'avoit retiré les mufcles  4i8 Les Hommes Völans. autant que le travail le plus pénible. 11 faut vous imaginer que d'abord j'étois toujours dans 1'appréhenfion a la moindre variation que faifoit ma chaife; & quoique je ne puffe pas re&ifier tout-a-fait ce mouvement en m'inclinant de cöté ou d'autre, nous avons naturellement une difpofition qui nous porte k garder 1'équilibre, & d'après laquelle nous nous penchons malgré nous de cöté ou d'autre pour Ie conferver : d'ailleurs , la refpiration me manquoit prefque par la vïteffe du vol , & par un eifet de ma crainte: joignez a cela qu'ayant été prés de trente heures dans cet exercice, & prés de quarante fans dormir, j'avois befoin de repos. Ainfi je dis k Quilly que j'allois me coucher , & qu'on me laifsat tranquille jufqu'a ce que je m'éveillaflë de moi-même. Je ne pus empêcher mon domeftique officiëux de me mettre au lit, & de me cóuvrir de ce duvet dont j'ai parlé ; car n'ayant point de draps, je n'ötai que mon habit, ma perruque & mes fouliers; & mettant mon bonnet de nuit, je me couchai fans facon. Fin du prtmier volume des Hommes Folans,  TABLE DES VOYAGES IMAG1NAIRES CONTENUS DANS CE VOLUME. HOMMES VOLANS. jtrERTISSEMENT DE L'ÈDITEÏ/R , page vij In TS.O D UCTION y *j Chap. I". Naifance de Vauteur ; tendrejfe de fa mère : il ejl mis en penfion par le confeil de fon ami; fes réflexians d ce fujet, i chap. II. Comment Wilkins pafje le' tems d fa penfion ; fon intrigue avec Patty ; il tépoufe fecrettement. II demande d fa mère de targent; fon beau-père le refufe Patty va faire fes couches chei fa tante j revient enfuite continuer fon fervice, & devient grojfe une feconde fois, 7 Chap. III. Wilkins s'applique a tétude ; il infiruh fon maitre du mariage de fa mère, 6- de lafagotz dont on agit avec lui. II en apprend la mort; choifitfon, maitre pour tuteur , va avec lui pour fe mettre en pojfefjion de fon bien ; apprend qus fa mère a tout donné au beau-père. Réfiexions fur fon état & fur le crime de fon pèrey 16 Dd ij  42° TABL Ë; CHAP. IV. Tl quitte ficrettemem fon mattre; voyage 0 Bnftol; fes réflexions teligieufes em chemin ; il entre dans un vaiffeau, en qualitê de munitionnaire du capitaine, z^ CHAP. V. Sa rèception dans le vaiffeau. On met a la voile. Combat contre un corfaire frangois, Wilkins eflfaitprifonnier& mis aux fers. Vingt prifonniers & lui font abandonnis en mer dans une chaloupe avec; des provifions pour deux jours, ^ CHAP. VI. La chaloupe fe trouve d deux eens lieues de terre; bien loin d'en approcher, elle eft chaffée plus avant en mer par le vent. Wilkins & fes com. pagnons vivent pendant neuf jours d un quart de ral^n : il en meurt.de faim neuf avant le quator\ieme jour, & le lendemain un autre qu'ils mangent. Ils appergoivent un vaiffeau qui les regoit , & obtiennent leur paffage d la cöte d Afnque ; ils font envoyés a une expédition fècrete ; tombent dans une embufcade , font faits ej'claves, & conduits fon ayanf ^ ^ terres , ^ CHAP. VII. L'auteurfefauve de prifon avec Glanlepie. Fatigues de leur voyage. II püle une chau, mière. Ses craintes. Aventure d'un crocodile, Paffage d'une rivière. Aventure de la lionne & dw. honceau. -II arrivé d la maifon de Glanlepze * mmvue.tendre du maft e> & U femme. jtexiem de iauteur % ■ M  TABLE. , 41l CHAP. VIH. Comment l'auteur paffe fon tems avec Glanlepze : il fait connoiffance avec quelques prifonniers anglois, qui projettent de s'évader. II fe joint d eux. Ils semparent d'uh vaiffeau portugais, & fe mettent en mer. L'eau leur manque. Ils jettent l'ancre prés d'une ile déferte, & envoyent la chaloupe d terre pour faire aiguade. Ils perdent leur ancre dans une tempête, & l'auteur avec un nommé Adams font chaffés en mer, & arrivent miraculeufement d un rocher'. Adams efl noyi. Etat dlplorable de l'auteur, 65 CHAP. IX. Wilkins veut fe dêtruire lui-même: réflexion d ce fujet. Etrange aventure d fond de cale. Sa furprife. II ne peut pas grimper fur le rocher. Sa méthode pour adoucir l'eau. II ft met en mer dans la chaloupe d plufieurs reprifes , & prend beaucoup de poiffon. II efl prefque renverfê par'une anguille , ^ CHAP. X. Wilkins embarque des provifions abondamment, & va faire le tour du rocher. AprU trois femaines de voyage , il efl attir'i fous le rocher dans une caverne oit il vogue cinq fe. maines. Defcription de cette caverne. Ses réflexions &fes embarras. 11 arrivé enfin dans un grand lac , & débarque dans le beau pays de Graundevolet, , g CHAP. XI. Sa joie en débarquant. 'Defcription du lieu; il n*ft point habité. Wilkins manque Dd iij  4*£ TA'ïtE // s'établit dans une grotte. II mupt de t eau, vifite le pays , & porte fes provifions dans fa grotte , 96 j§DHAP. XII. Defcription de la grotte. Vauteury ajoute une chambre. II fabriqué une petite charrette , & une efpèce de petit bafiin pour y mettre fa chaloupe. 11 va chercher des provifions. Defcription de diverjes plantes & fruits ; il en rapporte une voiture de différentes efpeces che^ lui, & les éprouve. Grand embarras. 11 fait de bon pain ; ne voit jamais le foleil, 105 1CHAP. XIII. Vauteur fait un magafin pour lui fervir dans la faifon obfcure. II entend des voix. Penfées d ce fujet. 11 fe perfuade que cefi un fonge. 11 les entend encore : il fe détermine d voirfi quelquun habite dans le rocher, & fe cenvainc quil rfy a perfonne. Réflexion fur ce qu'il a vu. II trouve une herbe qui reffemble d de la ficelle; il en fait un filet pour pêcher, & prend un monjlre : fa defcription. 11 en fait de Chuile , j 21 [ChAP. XIV. Vauteur entend les voix pendant ïhiver, fort & voit un fpeclacle fingulier fur le. lac : il en ejl trouble. Songe. Soliloque. li entend encore les voix. Quelque chofe tombe brufque- ' ment fur fa maifon : il trouve une femme quil croit morte ; il la fait revenir. Defcription de utte femme; elk refie avec lui , 137  T X B E li . 41-5 fSffAP. XV. Wilkins apprihende de perdre fa nouvelle maitreffe. Ils paffent enfemble tout 1'hiver; & commencent d apprendre la langue l'un de 1'autre. Longue converfation entreux. Elle voie devant lui. Ils s'engagent d vivre. enfemble comme mari & femme , l j \ Chap. XVI. Embarras de l'auteur en s'en allant coucher avec fa nouvelle époufe. Elle répond d plufieurs queftions quil lui fait, & éclaircit fes doutes au fujet des voix. Defcription des vols appellésfwangeans; 164 'Chap. XVII. Youwarky ne peut fouffrir le grand jour. Wilkins lui fait des lunettes pour foulager fa vue : defcription de ces lunettes, 174 Chap. XVIII. Youwarki devimt enceinte. Provifions de Vilkins. II n'y a ni bêtes ni poiffons 4ans le pays de Youwarki. Elle entend des voix : fes raifons pour ne pas voir ceux de qui elles venoient. Elle accouche d'un fils: pardles aigres d tette occafion. Ils app&rcoivent divers oifeaux ; en coiïfervent les ceufs. Manière dont Wilkins comptoit les tems, igj chap. XIX. Embarras de Wilkins pour habilkr Pedro fon fils ainé, Converfation avec fa femme au fujet du vaiffeau : elle y prend fon effor. Réflexions triftes de l'auteur jufqu'd fon retour. Ce qu'elle y fit , & ce qu'elle en rapporta. Elk habillefes enfans, & fait un fecond tour au yfificau \ ^  4m table. Chap. XX. L'auteur objèrve le vol dé Youwarki, Defcription d'un Glumm avec le graundy : elle trouve le gouffre d peu de diftance du vaiffeau ; rapporte encore un paquet, dont elle Je fait une robe, avec les inftruclions de fon mari, 205 CHAP. XXI. Par quel moyen l'auteur parvient d élever ^ une couvée de volaille : il conftruit un poulailler. Comment il s'y pril pour les garder pendant 1'hiver , 2r^ CHAP. XXII. Réflexions de l'auteur. II foupire après fon vaifieau ; projette d'y aller, mais en reconnoit l'impoffibilité. Sa femme s'offre d y aller : ce qu'elle y fit. Remarquesfur Jdfagacité. Elle expédie en mer plufieurs caifes pleines, qu'elle conduit Jufqu'au gouffre. Danger dont elle échappa. L'auteur a une maladie , 2zo CHAP. XXIII. Religion de la familie de lauteur, CHAP. xxiv. Enfans de Vauteur. YouwarkyIt exerce d fe fervir du graundy. Mauvais état de la chaloupe. Youwarki forme le projet d'aller voir fon père: elle fait encore un tour au vaiffeau ; envoie une chaloupe & des caiffes dans le gouffre; habille fes enfans; devient enceinte, & remetfa vifite d un autre tems. Inventaire de la dernière pacotille. Manière dont l'auteur traite fes enfans. Youwarki part pour le pays de fon père avec fon fils Tommy, & Jcs filles Patty & Halicarnie , ? *43  T A B L É. 4ij CHAP. XXV. Route de Graundevolet d Arn~ drumnflake. Inquiétude de l'auteur pendant Tab-i fence de fa femme. Préparatifs pour recevoir fon beau père. Comment il paffoit le tems avec fes enfans, '\ 2^7 Chap. XXVI. Inquiètu ies de tauteurfur te rttard de Youwarky; réflexions fur fon état. Quangrollart , frère de fa femme , & un autre viennent le vifiter. II les reqoit dans fa grotte. Quangrollart fe fait connoitre pour fon beau-frère, & Wühns lui préfente fes enfans , 266 Chap. XXVII. Hifloire du voyage de Youwarky. Sa réceptkn chiffon peré, 277 chap. XXVIII. Difcours fur la lumière. Quangrollart explique d Wilkins le mot crashy. II prend un rofeau pour un fruit. Suite de taccueil que Youwarky regut de fon père & du roi. Tommy & Halicarnie font pourvus d la cour. Youwarky & fon père vont voir les colambs , & en font vifités. Son retour efl diferé jufqu'a thiver Juivant , avec fon père , qui fe propofe de taccompagner, ^6 Chap. XXIX. L'auteur montre fa baffe-cour d. Quangrollart & d fon ami, qui en Jent furpris. 11 les mène avec lui d la pêche^ lis font étonnés de voir fon chariot, & de lui voir tuer un oifeau d'un coup de fufil, £hap, XXX. Pierre fe prépare d recevoir fon hay£  4*6 'TABLE. père. Embarras au fujet de fa barhe. 11 attendfa femme. Rèfiexions fur fon retard. Il apperqoit un meffager au- deffus du rocher, qui lui annonce rarrivée de Pendlehamby , -08 chap. XXXI. Pierre règle le cérémonial pour la réception de fon beau-père. Defcription de la marche & de leur arrivée. II regoit fon père, le conduit d la grotte, & lui demande excufe de fon mariage. Pendlehamby ten empêche. II ne reconnoit point fa fille habillée d l'angloife. On place les officiers dans la tente , 318 chap. XXXII. Diner. Ils prennent le poiffon & la volaille pour des fruits. Pierre entend venir fon frère & les colambs. Comment il les coucke. Réfiexion de Pierre fur le défaut de graundy. Ils vont vifiter l'ile. Serviteurs plus difficiles d conttnter que les maitres. Raifon pour laquelle on change d''habits plufieurs fois le jour, 325 Chap. XXXIII. Quangrollart arrivé avec les colambs. lis fe trouvent trop a l'êtroit, paffent dans la tente. Youwarky n'en ejlpoint reconnue. Pierre raconte une partie de fes voyages. Difpute fur les peaux de poiffon-bêtes , 336 Chap. XXXIV. Ils vont a la pêche, oü Pon prend un poijfon-bête. lis font effrayés d'un coup de fufil. Comment Pierre avoit perfeclionné fon filet. Diner en poiffon pour les gardes,, 3-44 chap. XXXV. L'on propofe une partie de tirer  TABLE. 4i7 au blanc, Tous ont peur du fufil, d Vexception d'un fimple garde que Pendlehamby avance d la prière de Pierre. Difcours de l'auteur d cette occafion. Suite de fon hijloire. Départ des colambs , 3 ^ c Chap. XXXVI. Pierre trouve fes provifions bien diminuées. II envoie Youwarky au vaiffeau. II reqoit une invitation de la part de Georigetti de fe rendre d fa cour, 371 Chap. XXXVII. Nafgig vient chercher Pierre. Long débat fur le voyage. II eft, chagrin du refus de Pierre. 11 lui raconte une prédiclion, & ce qui efl arrivé en conféquence d la cour. Pierre confent d s'y rendre, & prépare une machine pour cet effet, 377 Chap. XXXVIII. Difcours de Pierre aux foldats. II leur promet la liberté. Son voyage. Le roi vient au devant de lui. On le renvoie, & pourquoi. Pierre defcend dans le jardin du roi, Son au~ dience. Defcription dt fon fouper & de fon lü> 399 Fin de Ia Table.   La