7  urn   VOYAGES / MA G INA IR E S, ROMANESQUES, MÈRVEILLEÜX, ALLÉÓORIQÜÈS, AMUSAI>ïS^ GOMIQUES ET CRITIQÜES* S UI VIS DES SONGES ET VISIONS, E T D E S ROMANS CABALISTIQUES,  CE VOLUME CONTIE NT: La fiate des Hommes Volans, ou les Aventures de Pierre Wilkins , traduites de 1'Anglois. Les Aventures du VoyagEur AÉrien, par M***. MicromÉgaï, ou Voyage d'un habitant de 1'étoile Sirius, par Voltaire.  V O Y A GES / MA GIN AIRES, SONGES, VISIONS* E T ROMANS CABALISTIQUES. Ornts de Figures. TOME VINGT - TROISÏÈ M E. Seconde cüvifïon de la première claffe, comenan^ les Voyages Imaginaires merveilleux. A AMSTERDAM, Et fi trouve a PaRist RUE ET HOTEL SERPENTE. M. DCG, LXXXVIIL,   LES HOMMES VOLANS, o u LES AVENTURES D E PIERRE WILKINS, Traduites de 1'anglois. TOME SECOND.   AVERTISSEMENT DEVÉDITEUR £>ES VOYAGES IMAGINAIRES. tures de Pierrc Wilkins Vm~ L'ouvragc qui Mt contient encorc nn<» [fCaSx-r fs faits dans ie^~ ie voyageui ne decouvre pas des nennl^c nouveaux : fon fecret ne lui fertquTSf counr rapidement notre globe, &5an?ïS" d fferentes contrées qu'il %ifitc imÊhè plufieu* aventures très-variées & très-ln é reffantes. On juge de-la que le aenennes de notre Vovawnr L r col rles moyen dy réunirplufieurs morecaux don? " aef^ayas, & enfin des critictues • 7-7  Vlij AvERTISSEMENT DE l"ÊdITEUR. Le volume eft terminé par Micromégasl Dire que eet ouvrage eft forti de la plumc de Voltaire, c'eft en faire le plus brillant éloge. Le vöyageur court encore dans les Vaftes régions du ciel; c'eft. un géant échappé de 1'étoile Sirius, qui fe promène de planètes en planèfes, avec autant de facilité que nous allons d'unvillage aun autre, aune diftance de quelques lieues. II en eft oü il trouve a peine de quoi repofer fa tête : notre pauvre monde eft une machine bien petite, bien frêle & bien méprifable aux yeux d'uri colofle haut de cent-vingt-nlille pieds : il ne peut fe perfuader que le créateur ait daigné jetter les yeux fur ce vil morceau de boue, & qu'il l5ait peuplé d'êtres animés. Quelle eft fa furprile, lorfqu'il voit que ce petit monde , pour lequel il témoigne tant de mépris , eft habité , & qu'il eft habité par des êtres penfans, inftruits, intelligens , & qui 1'ont de beaucoup devancé dans la carrière des fciences! On juge quel fonds de morale & de philofophie doit fortir, fous une pareilleplume, une fidion en apparence auflï extravagante. Ce voyage termine les courfes acrienes ; & il faut convenir qu'après la hardiefle de celle-ci, il eft diffir cile d'en entreprendre de.nouvelles. LES  LES HOMMES VOLANS. C H A P I T R E XXXIX. Defcription des appartemens du roi. Wilkins y eft introduit. Moucheratt convoquê. Converfation de Wilkins avec le roi fur la religion. J'ai connu des gens d'un gout fi fingulier , qu'ils ne pouvoient dormir ailleurs que dans leur lit: graces a mon étoile, je ne me trouvai point dans ce cas ; car ayant regardé k ma montre , lorfque je me couchai, & la trouvant a fa fin, je la remontai; 1'aiguiilè étoit alors fur trois heures de jour ou de nuit, n'importe. Le lendemain quand je me réveillai, il en étoit neuf paffées, de forte que i'avois dormi dix-huit heures. Un pareil repos étoit bien raifonnable. Comme je me fentois de Pappétit, j'appellai Quilly pour me faire donner a déjeuner. Quilly me dit que le roi étoit venu pour Tome II, p.  % Lu Hommes me rendre vifite, mais qu'il n'avoit pas voulu fouffrir qu'on interrompït mon fommeil. Je le priai de preffer le plus qu'il pourroit mon déjeuner, & de me donner del'eau pourlaver mes mains. II alla porter mesordres aux domeftiques dans la gallerie , & töut fut pret dans 1'inflant. Le déjeuner confiftoit en une liqueur brune , dans laquelle on avoit mis d'une efpèce de petits grains ou femences agréables au goüt èc trés-bonnes. La crainte que le roi ne révïnt encore , avant que je fuffe prêt a le recevoir , m'ernpêcha de demander ce que c'étoit. Ainfi dès que j'eus fini, je lavai mes mains. Quilly me préfenta une ferviette qui reffembloit a 'de la gro(Te toile écrue, mais elle étoit douce & moëileiife ; & j'appris par la fuite qu'elle étoit faite d'écorce d'arbres. Je mis mon habit brun, mon épée & ma longue perruque; & j'envoyai Quilly favoir quand il plairoit au roi que j'allaffe le trouver. Je m'étois fi bien accoutumé a la lueur de la lampe dans ma grotte , que les lumières de cette demeure ibmbre ne me parurent pas aufll extracrdinaires qu'elles auroient femblé a lout autre étranger. Le roi me fit dire qu'il me recevroit fur le champ ; & Quilly me condmftt a fon appartement. Nous pafsames par une gallerie, au bout  V O L A N 3. j de laquelle étoit une fort belle voute de plainpied avec 1'efcalier; ce fut par-la que Quilly me conduifit dans la grande falie des gardes. J'y vis plus de cent Glumms rangés en haie armés de piqués, les unes garnies de pierres' coupantes & pointues, d'autres de maffues a plufieurs pans , d'autres enfin de boules de pierre. Après avoir paffé au milieu deux, nous entrames dans une autre gallerie auffi longue que celle de mon appartement ; puis fous une autre voute qui nous mena k une petite falie quarrée , extrêmement chargée de fculpture. A droite & a gauche étoient deux autres arcades, qui conduifoient dans de trésbeHes falies; mais nous ne les vïmes qu'en paffant^: nous traversames cette petite falie , & entrames par une autre voute vis-a-vis de nous, dans une gallerie d'une hauteur prodigieufe , au bout de laquelle Quilly détournant un paillaffon , me fit entrer, & me laiffa dans le plus bel endroit du monde. Ne voyant paroïtre & n'entendant perfonne , je m'occupai a en confidérer la magmficence, & je crus alors qu'il y avoit de quoi s'y amufer pendant une année entière. Elle avoit plus de centtrentede mes pas en longueur, & quatre vmgt.quatorze de largeur. On trouvoit au milieu, de chaque cöté, 8c a chaque bout, des Aij  4 LesHomMes arcades; & la voute qui oecupoit toute la largeur de la pièce , étoit chargée de la plus délicieufe fculpture; on y voyoit fufpendus quantité de globes delumière placés fansordre', ct qm meparoiffbit alorsenaugmenrer labeauré. Au ceutre de ce fation pendoit un luilre prodigieux des niêmes lumières, mais fi bien difpo!é.-s , qiPell.es paroiflcient n'en faire qu'une grande ; & plufi urs rangées d'autres, piacées a certaines diftances au-deffus les unes des autres , régnoient tout autour de la pièce. Ces lumières me femolèrent repréfer.ter affez bien les étoiles avec la lune au milieu. Lerfque je fus plus iriftrüit du pays, j'appris qu'elles repréfentoient les conftellations de 1'hémifphère méridional. Les arcades étoient ornées des plus beaux emb'êmes ; & les frontons de chaque cöté étoient foutenus par des %ures coloffales de glumms. Sur les cötés & aux deux extrémités du fallon , s'tlevpient de dix pas en dix pas , des colonnes portées fur des bafes larges & quarrées, trés bien fculpttes , & qui foutenoient des ccrniches fervant de foubaffemens a fa voute. On voyoit fur les par.neaux, entre les colonnes , les différens combats & les exploits les plus remarquables, exécutés par B'-gfurbeck en perfonne. Au-deffus de 1'areade par laquelle j'entrai, étoit la ftatue de  V O L A N S. j Begfarbeck, & k Vaatte bout oppofé celle du vieux raga.n , prophéte. Au milieu de Ia falie «ïgnoit une longue table de pierre bien travaillée, qui en oecupoit toute la longueur excepté vers Ie milieu, cii elle étoit partagée a peu prés de la largeur des arcades , par un pa%e pour aller de Tune a 1'autre. II faudroit un volume entier pour décrire cette feule pièce. II y avoit bien une heure & demie que j'étois dans.ee fallon, étonné de ne voir venir perfonne , lorfqu'en me r/etournant j'appercus deux glumm-s qui s'approchèrer.t de moi,'& m'ayant falué, me prièrent de paffer chez le roi. Nous allames donc par 1'arcade du milieu , &c après avoir détourné une natte au buut de h pièce, on me conduifit dans une autre oii fa majefté étoit affife avec un autre '?} 7 m 'S fe k'vé. ent tous les deux lorfque jentrai, & mé pre. ant ch'acun par une main , me hVent affeoir entr'eux. Après quelqties complirnens fur mon voyage & fur la mmière doit je ma trouvois dans le pays , le roi me 'dit qu'il ne m'auroit pas fait atte dre li long-rems, s'il nVüt eu quelques dépêches preffantes k faire, & que vou.lant me parler en particulier , il s'étoit ima.g>ne que je pourxefis m'amufer pendant.ee A iij  6 LesHommes tems-la dans le Boske ou grand fallon. Je lui avoüai que je n'avois jamais rien vu qui en égalat la grandeur &C la magnificence, mais que fur tout la fculpture & la difpolition des lumières m'avoient paru parfaites. Pendant que je parlois ainfi , je fentis que 1'autre glumm manioit ma perruque; il examinoit fi elle avoit cru ainfi fur ma tête, ou enfin ce que c'étoit. II avoit gliffé fon doigt fous la coëfFe , &c tiroit mes cheveux pardeflbus. Je tournai la tête. Glumm Pierre, me dit le roi, n'ayez pas de peur; le Ragam ne vous fera aucun mal; c'eft feulement pour fatisfaire fa curiofité; & j'ai voulu qu'il fe trouvat ici, afin de confulter plus a loifir avec vous, comment il faudra nous conduire dans les befoins préfens de eet état. Mes colambs m'ont inftruit pleinement de 1'hifioire de vos voyages, 6c nous avons rendu graces a la grande image, de ce qu'après tant de dangers & de fecours , elle vóus a fait arriver heureufement ici pour nous défendre. Le ragam voulut favoir fi tous ces cheveux , voulant dire ma perruque, croiffoient fur ma tête ou non. Je lui répondis que non; que je ne les mettois que de tems en tems comme un ornement , mais que j'en avois d'autres qui croiffoient fur ma tête; & ötant    v o i a n s; 7 ma perruque, je les lui montrai. Alors le ragam maniant ma barbe , qui eft une cbofe inconnue chez les glumms , me demanda li j'avois auffi par-deffous ces cheveux d'autres qui fuffent de mon cru. Je lui dis que ce poii y croiffoit de lui-même. O parly puly , (douce image ) dit le ragam en fe levant, c'eft luimême, c'eft lui-même. Ragam, lui dis je, quelle eft ce Puty dont vous parlez? C'eft Pimage du grand Collwar, me répondit il, de celui qui a fait le monde» Mais, infiftai-je , qui eft-ce qui a fait fon image ? Oh! dit-il, nous avons fait l'image. Ne pouvez-vous pas auffi la rompre,lui demandai-je > Oui, dit-il , fi nous voulons être frappés de mort a Theure mé me; car telle feroit a coup sur la fuite d'une pareille entreprife. II fuffiroit mênv? pour cela d'y toucher du bout dit doigt avec mépris. Quelqu'un eft-il déja mort de cette manière, intenrompis je è Non , dit-il, car perfonne n'a jamais ofé commettre un tel attentat. Peutêtre , lui dis-je , qu'en 1'eflayant, on verroit que cette aflion n'auroit pas une fuite fi funefte. Mais, je vous prie, qui peut avoir donné è. Coliwar une fi grande complaifance pour cette image ? Ctft , répondit Ie ragam , que rette image eft Ta vraie reffemblance de Collwar, & qu'il lui accorde tout A iv  8 LesHommes ce qu'elle lui demande ; car nous ne nous adreflons qu'a elle. Oui, c'eft cette image elle-même qui vous a fait venir parmi nous. Je ne crus pas devoir alors contrarier ce ragam , perfuadé qu'il n'en pouvoit réfulter aucun bien. Un miniftre ne fe laiffe convaincre que par un parti plus fort que le fien ; ainfi je réfervai mes argumens fur cette matière pour une occafion plus favorable. Très-admirable Pierre , me dit le roi, vous êtes le Glumm fur qui nous comptons aujourd'hui , pour accomplir une ancienne prédicrion faite par un vénérable ragam. Si vous voulez, le ragam ici préfent vous la répétera; vous vous y verrez défigné clairement, non par une explication détournée, mais en propres termes, & par les circonftances même de votre hiftoire. Jufques-la j'avois conclu que je póuvois bien être 1'homrhe 'annoncé dans la prédiftion. Voyant donc la plus belle occafion de travailler a 1'avancement de la religion, par adrefTe ou autrement, (car je fentois bien que mes propres forces n'en étoient pas eapables toutes feules) , je réfolus de prófiter du moment, ou de ne rien faire pour ces gens-la. Nafgig m'avoit inftruit en partie de ce que le vieux ragam avoit voulu établir, & qui étoit affex  V O L A N S. t) 'de mon goüt. Je projettai en moi-même d'y ajouter ce que je jugerois a propos, comme faifant partie de fon deffein, au cas que fes propofitions eufTent été acceptées. Je dis au roi que je difpenfois le ragam de me répéter la prédiüion, en ayant été informé par Nafgig; que concevant moi-même que j'étois la perfonne qu'elle avoit en vue , je m'en étois déterminé plus volontiers k une expédition , que rien au monde n'auroit pti me faire entreprendre que 1'efpérance d'un fi grand bien - & que je comptois en venir a bout avec la grace de dien , & accomplir la prophétie. Le roijlit ravi de m'entendre parler ainfi. II me dit qu'il alloit convoquer un Moucheratt, pour avoir 1'avis de tous les colambs; & qu'enfu.ite on agiroit. En efFet il ordonna au ragam de 1'indiquer pour le fixième jour ; & qu'en attendant, lui & fes frères prieroient jour & nüit 1'image de guider leurs délibérations. Quand le ragam fut parti, je dis au roi ,' que i'avois certaines chofes a cqmmuniquer a fa majefté, fur quoi il m'étoit important de favoir fes fentimens, avant de paroïtre publiquement au Moucheratt. II me pria de parler librement. Après avoir confidéré quelque tems  'io Les Hommes la prédièTion du vieux ragam , & ce quï y a donné lieu ; je vois trés- clairement, lui dis-je, que tous les malheurs qui font tombés fur eet état, ne font arrivés que pour avoir méprifé le plan que le vieux ragam avoit propofé au fujet de la religion , p'an qui avoit Fagrément du grand Begfurbeck , votre illuflre ancêtre, & que tout fon peuple auroit adopté auffi, fi les ragams ne s'y fuffent oppofés. Vous favez par tradition , que ce roi a eu un règne long & glorieux. Je prétends rendre le vötre beaucoup plus heureux encore que le fien, non-feulement pendant votre vie par un éclat extérieur, mais auffi par une gloire durable dans la fuite des tems. Voyant le roi fort attentif a mon difcours, je continnai ainfi. II fatit que votre majefté fache que c'eft le plan du vieux ragam que je prétends exécuter dans toute fon étendue. Comment, dit le roi, il vouloit abolir le culte de la grande image. Oui fans doute, répondis-je, il 1'auroit fait, & j'ai deffein de le faire auffi. Non feulement j'ai ce deffein ; mais il le faut, & cela fera fait avant que je m'engage a travailler a votre délivrance ; & alors je compte réuffir avec la feule affiftance du grand Colhvar que j'adore , & que vous devez adorer auffi, fi vous attendez de raoi quelque fervice.  VOLAN S. I( Votre majefté voit que je me fuis expliqué nettement & en peu de mots; je la prie de me répondre d'une manière auffi claire & auffi précife fur eet article; car je n'ai plus rien a lui dire jufqu'a ce que je fache fes fentimens. Le roi me voyant fi preffant & fi ferme , répondit en ces mots. Glumm Pierre, dit-il, en regardant de tous cötés fi perfonne ne pouvoit nous entendre , j'ai trop de bon fens pour croire que notre image puiffe nous faire ni bien ni mal : fi elle eüt été capable de faire du bien , pourquoi ne 1'auroit-elle pas fait depuis prés de deux eens ans qne nos malheurs durent? Pour moi , je n'y ai pas plus de confiance que Begfurbeck , mon illuftre ancêtre ; mais la difficulté confifte k choifir un autre objet du culte public ; car je fens bien moimême , que par une certaine impulfion naturelle , il faut au peuple un objet fupérieur a qui il obéiffe, comme un enfant k fon père , de qui il puiffe attendre du fecours dans les accidens divers. Ainfi , avant d'abandonner ce culte , il faut en avoir un autre tout pret; autrement, au lieu d'une partie du peuple qui s'eft révoltée, je me verrois bientöt abandonné de tous fans exception. Ils fe repofent maintenant fur 1'efpoir d'être fecourus par la grande image ; ils lui attribuent la moindre ombre de  1 * Le« Hommes Wsjs'ilnous arrivé des malheurs, fe ^ gams ne manquent pas de !es rejérter fur ce que le peuple n'eft pas foigneu, de la prier & de lux faire des offrandes, ces patres gens, •q-fentent le poids qui les accable, aimeL mieux comme on le leur dit, fe charger euX•memes de tout le blame , que d'eh u U j » hue a en taue tomber Ja momdre partie fur l'imaae ' :ïefenslefoibIedetoutD;ia, cont;n„a fc ^ m^sfi /alloisled^, ^ vie ne ^ pas en surete. Les ragams enverroient queloue -etTagecontremoi de la part de limage,p roi k qui me donneroit le premier coup & tentet les autresfuivroient leur exemple Cette-declarationfranche^ laquelle je ne m a tendois pas, me donna pour li roi LZ coup de confiance. Je lui pr0mis,s'il jug,0it apropos, de me laiffer faire, de conduife les chofes de mamere que tout retomberoit fur -os^qualorsjeleveroistousfesfcrupules, & le rendroxs un prfnee heureux & fl0riffant* Mais ,e ne pus m'empêcher de réfléchir en »eme tems, combien il y avoit de reiTemblanceentre ce prince éloigné & fon peuple, avec la plupart des états de 1'Europe.  Vouns; • ,j CHAPITRE XL. Rêfiexions de Pierre. Avis a fon fis & d fa fdle Globes de lumïere; crèatures vivantes. Il prend Malech d jon fervice. NafgJg dhouvre a Pierre un complot formé d la cour. Révolte de Gavingrunt. Ayant donc entamé cette affaire k ma fatisfaction , j'étois réfolu de la pouffer vigoureiifement, ou de mourir a la peine. Quoi! me dübis-je, tandis qu'il fe préfente une fi belle occafion de manifefter mon créateur a toute une nation qui m'appelle pour accompli.-, une prédidion, la poiïlbilité d'un danger doit-elle me faire trembler ? Peut-être même ce danger n'eft-il pas probable. La nation eft dans le plus grand embarras, & par conféquent difpofée a effayer toute-forte de remèdes pour en fortir. Cette image a refté toujours muette depuis deux eens ans. II exifte une ancienne prophétie , ou du moins fi elle n'eft pas vraie , on la croit auffi fermement que fi elle 1'étoit; & pjur le peuple, cela revi'ent au même. Mais pourquoi ne feroit- elle pas vraie? E'le eft mieux atteftée pour avoir été fouvent répétée depuis ce tems jufqu'a pré-.  14 Lee Hommes fent, que bien des traditions dont j'ai entendu parler parmi nous autres chrétiens. Si je puis parvenir , fans employer la fraude ni la violence , a faire connoïtre la vérité a ce peuple, & que je fois le feul qui ait ce pouvoir, pourquoi n'y travaillerois - je pas de toutes mes forces?Oui, sürement je 1'entreprendrai. La providence ne fe ferr-elle pas tous les jours , pour agir, de moyens auxquels nous aurions toutes les peines du monde a livrer notre confiance? Confidérons donc avec prudence comment il nous faut conduire dans 1'exécution de notre projet. O providence divine, faitesmoi arriver au but que je me propofe. Aprcs 1'examen le plus férieux, je m'arrêtai aux réfolutions fuivantes. i°. D'infifter fur 1'abolition du culte de 1'image, & de tacher d'introduire la vraie religion par les moyens les plus propres que je renconrrerois. 2°. Comme les révoltés n'ont fait" autrefois qu'un peuple avec ceux que je voudrois fervir,qu'ils ont la même prtdiftion k laquelle ils ont intérêt auffi dans 1'efpoir de fon acccmpliiTement futur ; fi je puis leur faire favoir que la perfonne prcdite a paru , & qu'elle eft prête k exécuter fes projets , peut-être ébranlerai-je 1'attachement qu'ils ont a leur nouveau Diaitre. Par conféquent il faut chercher  V Ö L A N 5. |f les moyens de leur donner cette connoiffance. 3°. Avant de rien faire, je dois être en état de n'être pas aifément repouffé; car le moindre échec détruiroit les efpérances , abattroit Ie courage de ceux de mon parti, & mon fyftême de religion feroit anéanti. II fera donc a propos que j'aie du canon. 4°- Je prétends aller a la guerre dans ma chaife volante, & avoir pour la süreté de ma perfonne , une garde volante armée de piftolets & de fabres. Je tins ces réfolutions fecrettes jufqu'après le Moucheratt, pour voir auparavant comment les chofes tourneroient. Tandis que j'attendois 1'afiemblée du Moucheratt , mon fils Tomy & ma filie Halicarnie vinrent me rendre vifite. II eft étonnant que les jeunes gens prennent fi promptement les impreffions du mauvais exemple. Je les trouvai tous les deux charmés de me voir; car , me dirent-ils, chacun affure que vous devez être notre libérateur. Ils avoient appris la prophétie par eeeur , & parloient de 1'image avec la même vénération que les fujets naturels du pays. Dés que Tomy m'en paria: jeune homme, lui dis-je , que font devenus les bons principes que j'ai pris tant de peine a vous inculquer? Tous mes foins pour votre  jó Les Hommes falut feront-ils donc en pure perte? Êtes'vous devenu un réprouvé, un déferteur de la foi que vous avez fuccée avec le lait ? La divinité que je vous ai fi fouvent enfeignée, eft-elle un dieu de bois ? Répondez-moi, ou ne me revoyez jamais. Le pauvre enfant fut confondu de m'entendre parler dun ton fi févère & fi dur. En vérité , mon chèr père, me dit-il, j'ai excité votre colère fans le vouloir; je n'avois pas deffein de vous montrer aucune vénération particuliere pour 1'image; car, graces a vos inftruaions, je n'y ai aucune foi. Ce que j'en ai dit, n'eft qu'une faeon de parler qui eft dans la bouche de tout ie monde. Je ri'y entends ni bien ni mal. Tomy, lui dis-je, c'eft une grande faute de donner dans une erreur pour fe conformer a la multitude. Quand on a des principes purs & fondés en raifon, le nombre ne doit jamais nous ébranler. Vous êtes jeune; écoutez-moi, & vous auffi, Halicarnie. Quelqvfe chofe que vous voyiez faire au peuple de ce pays en faveur du culte de cette idoïe , ne 1'imitez pas; gardez-vous bien de vous joindre a lui. Confervez dans votre mémoire les bonnes lecons que je vous ai prêchées; & quand les ragatns ou tous autres entreprendront de vous attirer  V Ö 1 a n J, ij attirer au même culte qu'eux , gu qu'ifs youdront vous faire agir ou parler en faveur de 1'Idole ; penfez a moi & a mes préceptes; rendez vosadorations au fouverain père des ames, & non a des dieux de bois, de pierre, ou d'argile! . Mes enfans fe mirent a pleurer, & promirent bien de fe reffouvenir de moi, & de faire ce que je leur avois enfeigné. J'étois alors dans ma chambre ovale feul avec eux. 11 me vint en fantaifie de m'informer de certaines chofes que j'étois honteux de demandcr a Quilly. Tomy, dis-je a mon fils, quelle efpèce de feu' conferve-t-on dans ces globes? Et de quoi font-ils faits ? Mon papa , me dit-il, il y a la.bas un homme qui les change; allez-y, vous les verrez. J'en fus curieux en effet, & j'allai droit è lui : mais a mefure que j'approchois, U me parut avoir fur fon bras quelque chofe qui étoit tout de feu. Je demandai ce que c'étoit. Ce font des vers luifans , me dit Tomy*. Pendant ce tems m'étant approché de eet homme: monami, lui dis-je , que faites-vous la? Je change les vers luifans, monfieur, répondit-il, afin de les nourrir. Et avec quelle buile les nourriffez-vous ? lui dis-je. De Phuilei reprit-il; ils ne mangent point d'huile, cela les feroit mourir tous. Cependant, lui dis-je )e nourris ma lampe avec de 1'huiie. Tome II. g  i8 Lés Hommes Tomy ent peine a s'empêcher de rir'e; ifiaib de peur que le domeftique n'en fit autant, il me tira par le bras. Ainfi m'étant retourné avec lui : mon papa , me dit-il, ce n'eftpas de 1'huile qui fournit cette lumière;'ce font des vers luifans , des créatures vivantes. II en a plein fa corbeille; il retire les vieux pour les fa re manger , & en remet de nouveaux. On les change & on les nourrit ainfi deux fois par jour. Quoi, lui dis-je, ce nombre infini de globes que je vóis, font des créatures vivantes? Ken, me dit-il, les globes ne font autre chofe que la peau tranfparente d'une gourde femblab'e a nos calebalTes ; mais la lumière vient du ver luifant qui y eft renfermé. Voyons donc , ajoutai je , eet homme en a t-il la quel* ques-uns? Oui, me dit-il, vous pouvez les voir, Le roi, les Colambs , & même toutes les perfonnes un peu confidérables, ont un lieu pourélever & nourvir les vers luiians. Allons les voir, lui dis-je; cela me paroït fort curieux. Tomy pria eet homme de me montrer les vers luifaHS-, II pofapar terre fa corbeille qui étoit garnie d'une an(e , 6i partagée en deux avec un couvere'e a chaque divifion pour 1'ouvrir & la nrrner. Elle étoit faite de petits brins de pailles de couleurs entrelacés, mais  V Ö L A N s: ,9 fi légère, qu'a peine avoit-eJJe aucun poids. En ouvrant un des cötés; je diffinguai difficilement ce qu'il contenoit; Ie fond m'en parut couvert de quelque chofe de très-blanc. Cet homme me voyant furpris de cette lumière, en tira un qu'il voulut me mettre dans la m'ahr Comme j'héfitois è le tenir , il m'affura que' c'étou Ia chofe du monde la plus innocente Je le pns donc ; il étoit fort doux au toucher, & auffi froid qu'un morceau de glacé. J'en adm:rai beaucoup la couleur brillante. II me dit qu'il avoit rempli fon devoir, & qu'on allpit le faire manger; mais que ceux qui n'avoient pas encore travaillé, étoient beaucoup plus luifans Alors ouvrant 1'autre divifion de fon panier " jen vis- en efFet qui parqiffoient beaucoup plus bnllans, & même plus gros que les autres Je demandai de quoi on les nourriffoit Dé feutlies & de fruits , me répondit cet homme • mais ils aiment fort Ie gazon , quand je «fa leur en trouver; & ,e leur en donne quelquefois. ^ Ayant renvoyé mes enfans, je £s appeliejf Nafgig pourtirerde lui quelques infouöions dontj'avoisbcfoin. Au moment que je le vis paroitre, ,e me rappellai la mémoire de mes nouveau* affranchis; & je Jui en demandai des nouvelles. II me répondit que le roi, au pre- Bij /  lo Les Hommes mier mot, avoit accordé ma demande. Je vous en fuis obligé, lui dis-je , vous avez acquitté votre parole ; mais vous m'avez promis que mes porteurs feroient libres auffi. Ils le font pareuiement , ajouta-t-il. J'ai encore une chofe k vous demander, lui dis-je : ce feroit de voir lefecond porteur qui étoit k ma droite, & qui n'a pas voulu qu'on le relevat pendant le voyage. J'aurois envie d'attacher ce garcon auprès de moi. Je 1'ainie ; fi vous pouvez 1'engager k venir me voir, je voudrois m'arranger avec lui pour cela. Mon ami Pierre , dit Nafgig , je vois que vous êtes un homme de pénétration , quoiqu'il me fied affez mal de parler ainfi. Je puis \ous afïurer que c'eft le plus fidéle garcon du monde ; & que vous ferez une bonne acquifition,fivous lui convenez autant qu'il paroit vous plaire ; car comme il fcait qu'il a du mérite , il ne voudroit pas s'attacher k tout le monde. Je n'appréhende pas, lui dis-je, de ne pas lui convenir; car j'ai pour maxime de faire aux autres ce que je voudrois qu'on me fit' è moi-même. S'il eft homme d'honneur , comme vous me 1'affurez , il doit faire comme moi, & nous ferons bientöt d'accord. Mais, dit Nafgig, il y a dé,a quatre jours qu'il eft affranchi, il fera peut-être parti; car iln'eft  V O l At N S. 21 ■ point de cette ville, il demeure au mont Alkoé. Si Quilly peut le trouver, il viendra. AuiTi-töt il ordonna a Quilly d'envoyer chercher Maleck du mont Alkoé , & de me 1'amener. Nous paffames d'un difcours a un autre, & h la fin, nous en vinmes aux affaires du roi Géorigetti.Ah! Pierre, me dit Nafgig en pouffant un foupir, nous allons perdre ici le tems, jufqu'è ce que nous ayons 1'ennemi fur le dos. II y a quelque chofe qui fe trame^ & je voudrois que . mon maïtre ne fut pas trahi. Par qui? lui demandai-je. Par qui? répbné'it-i , par les gens qu'il foupgonne le moins. Quoi , lui dis - je , vous en êtes favorifé , &: vous le fouffrez? Je crois, reprit Nafgig, qu'en effet je fuis en faveur, & il ne tient qu'a moi de continuer è y être, fi je veux me joindre aux autres pour le ruiner ; fans cela je ferai bientöt difgracié. Ce que vous me dites eft une énigme , lui dis-je ; expliquez-vous. Ah ! continua-t-il, quand on dit de ces chofes, il faut avoir la tête dans les dents; cela eft dangereux, Pierre, cela eft dangereux. Je crois , réphquai-je, que vous ne me foupconnez pas ? Non , répondit-il, je cónneis bien votre ame. II y a dans ce royaume trois perfonnes qui ne laifferont pas mon maitre tranquille ; jufqu' ce qu'il foit hors du tróne, ou dans 1'Hoximo B iij  %% Les Hommes Jenefuis dans fes bonnes graces que depuis peu ; mais j'ai peut-être fait plus de remarquesque ceux qui ont pafte bien du tems a la cour. Nafgig , lui dis-je , vos inquiétudes partent d'un coeur fidéle & honnêie : ne renfermez pas ce que vous avez a dire : fi je puis vous donner sürement un bon confeil, je le ferai ; finon, je vous le dirai de même. 't Pierre , me dit-il, GéoWgetti étoit fils unique d'un père fort aimé, fur le tröne duque! il eft ■monté k fa mort , il y a dix ans. Harlokin, pnnce des révoltés, dont 1'efprit n'eft jamais tranquiüe , voya-t que les méchantes hiftoires qu'il avoit fait répandre fourdement contre Géorigetti , ne pouvoient éhranler raffjöion de fes fujets, a effayé les moyens de le ruiner lui-même, Comment cela ? lui demandai-je. Le voici, continua-t-il. II eft parvenu , a force de pratiques, a faire entrer un de fes parens au fervice du roi; il ne pouvoit chcifir un meilleur fujet pour fes deffeins. Celui-ci en flattant l'humeur du roi, & lui promettant des merveilles , s'eft infinué dans fa faveur : il fe «omme Barbarfa. C'eft un homme rongé d'an> bition, &-de ces caraöères bouillans & impétueüx, qui font capables de tout, & h qui xh \ ne coüte póur parvenir a Ieurs fins. La few* Gu'ü s'eft acquife auprès. de Géorigetti  V O l A N 5, ' 2-3 1'a mi's a portee de voir affez familièrement la princefie Tafpi. Vous favez que cette princefie eft parente du roi; mais ce que vous ne favez. pas , cVft qu'elle eft defcendue de la nvj ne tige que lui , & qu'eMe eft au même degré. Des circonftances particulières ayant fait prérerer1'ancêtre de Georigeri a fon frère , dool la. princefie dtfcend , elle conferve quelques pré* tentions éloignées a la couronne, L'habitnde de fe trouver avec Barbarfa, & ur.e certaine conformité de fentimens , lui a infpiré puur lui un goüt vif qui a dégéné é en une paffion vic? lente. Cet homme rufé a fait fervir cet amour k fon ambition,, il a profité du pouvoir qu'il a fur le cceu.r de Ia princefie , pour réveil'er en elle 1'efpoir de régner, qui ne fembloit éteint que par 1'impoiTibilité de réuffir k faire valëir fon droit- prétendu. I's ont comploté avec Harlokin, chef des.rebelles & fon par-nr. Barbar f 3 a gagné auffi; un homme appelléMicor, qui juf-, qu'alors avoit été trés-fidele. Ils font convenüx enfemble de trainer la guerre en longucur , jufqu'a ce qu'a force de ftratagê.més , ils fatTent révolter G.ayingrunt, province très-étendue Sc, fortpeuplée , qui nous fépare mainrenant d'avec les rebelles , & deux ou trois autres plac.es £ après quoi ils doivènt perfuader a GeorigettL 4.e s'enfuir. Alors Barbarfa fera roi, Sc Tafpi B iv  24 Les Hommes reine. Ils doivent enfuite fermer une affiance avec Harlokin, & faire la paix en reftituant quelques-unes des provinces ufurpées, k condition encore que 1'un d'eux , ou fes enfans , venant k monrir fans poftérité, le tont fera' réuni fur la tête du furvivant, ou de fes enfans. .Ils fe moquent de la réunion que vous devez faire de toutes les parties du royaume , & font mille railleries fur 1'ancienne prédidion. Nafgig, lui dis-je, ceci eft fort férieux, & , comme vous dites, on ne doit pas en parler a la legére. Mais favez-vous, mon ami, que qui cache de pareilles chofes, eft un traitre? Etes-vous en état d'en fournir des preuves > Je le leur ai entendu dire a eux-mêmes, répondit Nafgig. Et vous nele découvrez pas> rephquai-je. Pierre, me dit-il, tout cela ne m'inquiète pas moins que vous. Mais faut-il que je me faffe chaffer, mutiler , & envoyer a Crashdoorpt, pour avoir eu une bonne intention , fans être en état d'effefluer mon deffein ï Quel avantage en reviendra-t-il au roi, ou 'k moi? En quel endroit, & quand avez-vous entendu ce complot? lui dis-je. Plufieurs fois me répondit-il, dans mon lit. Dans votre lit * repris-je? Oui, me dit-il; lorfque je refte au' palais, comme je fuisobligé fouvent dele faire quand je fuis de fervice, il y a un lit particulier  V O LANS, 2^ deflinépour moi. Or, tput le palais eft "taillé dans le roe ; quoiqu'il y ait fort loin de lentrée de 1'appartement de Tafpi, k 1'entrée du mien , mon ht fe trouve tout proche d'un autre qui depend de fon appartement. A la vérité, la léparanoneft de pierre; mais foit qu'elle n'ait pas beaucoup d'épaiffeur, ou qu'il fe trouve dans le rocher quelques crevaffes que je n'ai pas encore pu découvrir, je puis entendre , mot pour mot, tout ce que 1'on dit de 1'autre cote. C'eft dans ie tems qu'ils font enfemble au lit,que j'ai entendu tout ce que je viens de vous déclarer. N'en parlez point davantage, lui dis-je, & laiffez-moi faire, Dans Ie moment le meffager revint avec Ma.eck. Nous nous arrangeames enfemble, & je Ie pns k mon fervice. J'allai me coucher comme k I'ordinaire; mais Ibftoire de Nafgig m'occupoit tellement, que je ne pus fermer 1'oeil de la nuit. Cependant j'é. tois refolu d'être mieux infermé , avant que d'en parler au roi. Le lendemain, dés que je fus levé , ie roi vint dans ma chambre appuyéfurl'épaule °e Barbarfa,&me dit qu'il venoit d'apprendre Parun expres Ia révolte de Gavingrunt. Pierre "etr^ff V7V°^ez ^onarqueaccablé' de tnfteffe,un homme abfolument ruiné.Grand  '%&. Les Hommes! prince, dit Barbarfa, vous vous affligez tropi vïte. Ne craignez rien; voiia monfieur Pierre qui eft venu pour vous fecourir ; il diflipera tous vos chagrins. Je regardai fïxement cet homme ; & quoique la prévention puiffe quelquefois faire tort a un honnête homme, je. vis que c'étoit un fcélérat dans 1'ame; car tandis même qu'il affeéfoit un air tnfte & un ton affligé, il regardoit avec attentioa mon chapeau bordé &t mon plumet qui étoit fur un fiége ; d'oii je conclus qu'il n'y avoit rien de ft peu d'accord que fon cceur & fa bouche. En, voyant foh chagrin fimulé , je fus tenté de 1'arrêter en la préfence du roi; mais fa majefié m'ayantparlé dai;s ce moment, m'endétourna. Avant que le roi me quittat , je lui dis qu'ayant certaines propofitions a faire le lendemain au moucheratt, peut-être il lui faudroit du tems pour les examiner; qu'ainfi il feroit a. propos, dans une occafion auffi critique , de le faire affembler quelques jours de fuite, jufqu'a ce que cette affaire fut finie. Le roi. ordonna a Barbarfa de faire ce que je difo's} 5c nous nous féparames.  V O L A N S, zj. chapitre xli. Moucheratt affemblL Dl/cours des Ragams & des Colambs. Pierre ètablit la religion. 11 informe le roi d'un complot, Envoie Nafgig au vaiffeau% pour en apporter du canon. Le lendemain étant au Moucheratt, je me trouvai placé a deux pas de 1'idole. Jamais on n'y avoit vu un tel concours. Quand tout fut tranquille, le roi ouvrit l'affemblée, en annoncant la révolte de Gavingrunt, 1'approche de 1'ennemi, & declarant qu'il n'avoit point de troupes a lui oppofer. II paria dans des termes fi touchans, qu'il fit pleurer tout le monde. Alors un des colambs fe leva, & paria ainfi. Si le détail que fa majefté vient de faire, eft vrai, comme il n'en faut pas douter, nous ne pouvons être trop vigilans. II parort que vous avez tous autant de confiance que moi dans Ie fecours qui doit nous être propofé aujourd'hui, en exécution de notre ancienne prédiétion. Je ne doute pas que le Glumm Pierre ne foit la perfonne défignée, & que nous ne foyions fecourus par fon moyen ; mais exa©inons fi on n'auroit pas pu prévenir ces maux  i8 Les Hommes preiTans , & fur-tout lederni.r, en prenantdes précautioasde meilleure heure. Queile eftiaprovince ou quels font les membres del'état qui ne fe rangent pas du cöté d'une armée nombreufe prête k les dévorer , fi le chef ne peut leur donner aucune affiftance ? Je fcais qu'il y a plus d'un an que fa majefté a donrié fes ordres, êc que perfonne ne s'y eft rendu encore. Pouvonsnous eLérer que Pierre aille feul comhattre une armée ? Notre prédiflion dit-elle qu'il ira feu! > Non, il tuera , c'eft a-dire lui & fon armée ; car tout ce que fait une armée eft toujours atmbué au général. Examinez donc votre conduite paffee : établiffez Pierre pour votre gen :ra\, & ayez conflance dans la grande image. Sa majefté dit alors, que fi jufqu'a préfent on avoit exécuté fes ordres avec négügence , on oe 1'avoit fait fans donte que pour lui rendre fervice; qu'on trouveroit un tems plus favorable pour faire une recherche de cette nature, & que la préfente alTemb'ée n'étoit convoquée que pour propofer a Pierre 1'exécution de ce qiii reftoitaaccomplir de la préd:clion , ou du moinsla partle dont 1'accompliiTementfembloh devoir fe faire k préfent ou jamais. En cet endroit un ragam dit k 1'aiTemblée , en fon nom & celui de fes frères, que la prédidion n'ayoit jamais été applicable a perfonne  V O L A N S. 20 jufqu'a 1'arrivée du Glumm Pierre; que fa fagacité feule étoit fufïïiante pour lui faire donner la conduite dei'entreprile ; & qu'il requeroit que le Glumm Pierre fut déclaré proteöeur de 1'état, & qu'on le mït a la tête de 1'armée pour rétablir la füreté publique , & faire rendre a la grande image 1'honneur qui lui eft du. Je ne pus pas me retenir plus long-tems; & m'étant levé, je prononcai le difcours fuivant : puiffant roi, vénérables ragams , honorables colambs , & vous peuples de certe augufte affemblée qui m'écoutez, je fuis venu ici, attiré par la force de votre prédl&ion , a la prière de fa majefté & des états, & au péril de ma vie, pour accomplir les chofes qu'on dit ayoir été annoncées de moi, qui fuis le Glumm Pierre. Si donc vous avez une prédiöion, li je fuis la perfonne qu'elle défigne , & fi ]es circonftances des tems fe rencontrent juftes , il faut en péfer mürement toutes les parties, afin que je puiflé fa voir quand & par oii je dois commencer mon opération , & par oh la terminer; car, en fait de prédictions, il faut que le tout loit accompli, ainfi que les parties. ^ On dit que je détruirai le traitre de 1'Occident : je fuis prêt k partir, & k rétabür les anciennes limites de la monarchie. Voulez-vous donc que cela foit fait, oui ou non? Chacun  3° Les Hommes répondit, oui. Voulez-votis auffi que j'établiffe ce que le vieux ragam vous auroit enfeigné ? Le roi alloit fe lever; mais Barbarfa lui ayant fait figne , paree que chacun vouloit êrre guidé par la voix des ragams, il fe remit en fa place , & perfonne ne répondit. Je répétai alors la même queltion, & je dis : cette affaire vous regarde tous perfönnellement; j'attends votre réponfe avant d'aller plus loin. Un des ragams fe leva, & dit: On ne peut rien ftatuer fur cette partie de la prédiéfion ; car elle regarde ce qu'il auroit enfeigné. Or, qui fgait ce qu'il auroit enfeigné ? Toute 1'affemblé garda le filence. J'avois déja la bouche ouverte pour parler, quand un ancien & vénerable ragam fe leva : Je fuis faché , dit-il, que la vérité ait befoin d'un avocat. Mon age & mes infirmités auroient dü m'excufer de parler dans cette affemblée, oü je vois tant de mes frères plus jeunes & plus propres k cette fonflion que moi; mais puifqu'il eft. queltion d'une chofe facrée , & que perfonne ne fe met en devoir de déclarer la vérité , on pourroit m'accufer d'avoir confenti a la fupprimer, fi je reftois dans le filence. Qu'il me foit donc permis de parler un moment. Mon frère , qui a parlé le premier , dit que ces mots , & ètablir d'un. commun confentement ce que faurois enfeigné, font obfeurs, & qu'on ne peut pas y compter :  'V ö l A n Si avec fa permiffion, je penfe tout difléremmentk Nous favons tous ce qu'il auroit enfeigné; la mémoire nous en a été tranfmife auffi exadement que la prédidion même. Comment nos ancêtres auroient-ils pu s'oppofer a fa doclrine, s'ils ne 1'euffent pas entendue & défapprouvée? Nous connoiffons tous la prédiöion; la doctrine du ragam nous a été tranfmife auffi de boiiche en bouche, quoique malheureufemeut nous ne 1'ayons pas proclamée auffi franchement que la prédidion. Quand tous mes frères, ici préfens, feront a mon age, & fur le bord' de 1'Hoximo, c'eft alors qu'ils regretteront de ne pas avoir enfeigné cette dodrine. Pour moi, je la regrette fort; car je la crois & je 1'approuve. Le vieillard ne put en dire davantage ; Ia refpiration lui manqua , & il s'affit. Me voyant fi bien appuyé , je repris la queftion ; & un autre ragam fe levant auffi-töt, dit qu'il n'y auroit point de fin è cette affemblée, fi l'oa vouloit examiner tous les points a la fois; qu'enfuite on agiteroit fans doute quel payS' il faudroit conquérir & mettreè contribution, & quel tribut on en exigeroit; ce qui s'appelle' febattrepour le fruit, avant que la fem'ence foit en terre ; que fon avis étoit qu'on devoit étouffer la rébellion, & rétablir la Monarchie •  32 Les Hommes &c qu'enfuite on pafferoit aux autres points. Je leur dis que s'ils faifoient aflez peu de cas de la prédidion, pour ne pas déclarer publiquement, puifqu'ils le favoient, ce que le ragam auroit enfeigné, il ne me convenoit pas d'être plus zélé dans ce qui les regardoit , qu'eux-mêmes; que j'imaginerois qu'elle n'étoit véritable dans aucune de fes parties , & que je ne rifquerois point ma vie pour 1'amour de gens qui refufoient de dire la vérité pour fauverle royaume; que je n'étois pas homme a foufFrir qu'on m'amufat , & que je demandois aux états la permiffion de m'en retourner; que j'étois venu chez eux de ma bonne volonté , fans que perfonne put m'y forcer; qu'on pourroit bien m'öter la vie, mais jamais fouiller mon honneur; que cependant j'étois für de pouvoir aifément , s'ils y confentoient , accomplir tout ce qu'on leur avoit prédit. Le plus ancien des colambs me voyant difpofé a fortir, fe leva; & me pria d'avoir un peu de patience, & de ne point quitter 1'afTemblée avant qu'il eüt parlé. On agite aujourd'hui, dit-il, une matière dont la connoiiTairce n'eft pas moins importante au corps & aux- membres du peuple , qu'au Glumm Pierre. Je fuis furpris, a moins .que les ragams ici préfens ne croyent ce que leur  V O L A N S. 21 ïeurprédécerTeur nous auroit enfeigné, beaucoup meilleur que ce qu'ils enfeignent, ( car » n7 a que cela qui puifle nous y faire conientir ) je fuis furpris, dis-je , qu'ils faffent difficulte de nous 1'annoncer. Nous fommes auüi bien des adorateurs de Collwar qu'euxnjemes. Pourquoi veulent-ils nous cacher des cnoles qu'il nous eft fi important de ccnnoïtre > Mon avis eft donc qu'on oblige les ragams 4 declarer la vérité. Si la prédiöion eft véritable tout ce qui y a un rapport immédiat , 1'eft auffi; & j'mfifte a-ce que nous le fachions. _ Voyant que les ragams ne parloient point je pnai le peuple de m'entendre. Puiftant roi' honorables colambs, & vous bon peupl, de' ceroyaume,dis-je;) car c'eft a vous que je parle maintenant ) écoutez-moi avec attention. W crcgrez peut-être que vos ragams, en fuppnmant la vérité ( ce qui vient de leur être reproché par le plus refpeöable de tout leur corps, que fes infirmités mettent hors d'éfat de vous déclarer ce fecret, quoiqu'il en ait la bonne volonté ) empêcheront que vous ne iachiezceque-le ragam auroit enfeigné. Vous vous trompez; ne croyez pas que je fois venu ici au hafard, pour tenter fi je pourrai vous féeourir. Je fuis fur de le faire, fi vous y con. fentez ; c'eft de moi que vous allezapprendre la lome II. Q  J4 Les Hommes doctrine que le ragam vous auroit enfeigné. Li ragam auroit démoli cette piéce de boue , cet idole trompeur , auquel on a donne une face & des couleurs horribles pour effrayer les enfans. Oui, il 1'auroit anéanti, bien certain qu'il ne peut faire ni bien ni mal, donner du chagrin ni caufer de la joie a perfonne , &c qu'il ne fert uniquement qu'a entretenir une troupe de gens inutiles qui m'entendent, & qui favent bien la vérité de ce que je dis. Pouvezvous croire que ce morceau d'argile , ce vilain v marmouzet m'entende ? Quelques ragams s'écrièrent: oui. Croyez-vous qu'il puifle fe venger de 1'affront que je lui ferai ? On entendit crier : oui affurémenf Eh bien , dis je, qu'il le fafie donc , s'il 1'ofe; & tirant mon fabre , je lui abattis la tête d'un revers. Voila, ó Glumms , voila ce que les ragams favoient , &- je les défie de le nier. Maintenant, continuai-je, je vais vous apprendrea qui le vieux ragam vouloit qu'on s'adrefsat, & qu'on rendit des adorations. C'eft a 1'être fuprême , au créateur du ciel & de la terre, & de toutes chofes, qui nous cnvoye la nourriture & fournit a nos befoins , en faifant produire a la terre, qu'il a créé les chofes néceffaires pour notre ufage. C'eft cet être dont vous avez entendu parler fous le nora de Collvar , & a qui 1'on vous apprend maiur  V o i a » »; || tenant que vous ne devez point vous adrefler, J'en appelle a vos propres cceurs, fi jamais aucun de vous a penfé a lui. Pour le peu qu'un homme foit en état de réfléehir, qu'il me dife fi une chofe qu'il peut faire, & qu'il fait de fes propres mains , ne jjfeit pas plutöt dépendre de lui, que reeevoir fes hommages,? Pourquoa donc ne nousadrefiotfs-nous pasa celui qui nous a faits, en reconuoiffant que nous lui devons tout? Vous êtes dans 1'erreur , Glumms , continuai-je, fi yous imaginez que je veuille exclure tous ces révérends ragams de leur* place*, Non, ils .connoifient trop ce qui eft jufte & bon, Ainfi ceux qui voudront continuer afervir dans le tenjple, enfeigner fidélement I3 doctrine du ragam, & les autres conijoifiances qu'ils recevront ci-après de 1'être tout-puiflant pourront être toujours vos ragams; & on en .choifira d'autres que 1'on él^vera dans cett« doétrine. En eet endroit le bon vieux ragara fe ley? avec beaucoup depeine, MonfieurPierre , dit-il vous êtes 1'homme de la prédidipn s vous avez déclaré le defiein du vieux ragam # mes cpn* frères le fa vent tous très-bien, ■ Sentant donc le peuple de mon cóté, car j« m doutois point du roi & des colambs, drefia1a1nfilapa.role aux ragams. Révérends,  35 Les Hommes kur dis-je, vous voyez aujourd'hui votre prédiction fur le point d'être accomplie; car fi elle eft vraie, aucune force humaine ne peut s'y oppofer. Vous voyez votre image détruite : vous voyez, & j'en appelle a vous-rrêmes que ce que le ragam vouloit enfeigner a été découvert fans votre afliftance. Je voudrois donc que rompant les liens & 1'efclavage de 1'idolatrie, vous vous tournafliez vers le vrai Collwar. Rien ne peut être plus glorieux pour vous. Y a-t-il quelqu'un d'entre vous qui dorénavant veuille fervir Collwar , & quitter entièrement le culte de 1'idole ? Ceux qui prendront ce parti, refteront au fervice du temple. Si aucun de vous ne le veut, je me charge d'inftruire un nombre fufiifant de vrais ragams, pour former une fuccefiion de miniftres. Le fuccès de cette grande affaire dépend de la réponfe que vous allez rendre. Ils attendirent quelque tems que quelqu'un prit la parole; & le bon vieux ragam fe levant avec peine , dit : Pour moi-jxje continuerai les fonöions, & tacherai de faire tout le bien dont je fuis capable. Béni foit ce jour oii la prédiöion eft accomplie pour le bien des générations futures. Que je me trouve heureux d'avoir vécu aflez long-tems pour le voir ! Tous les ragams fuivirent fon ,exemple les uns après les autres. Ainfi fe ter-  V O L A N S. 37 mina cette grande affaire de la religion, avec les acdamationsprodigieufes des ragams & dn peuple. Ce fuceès me confirma de plus en plus dans 1'idée que la prédiction étoit véritable. Je leur dis alors, qu'avant de marcher contre les rebelles , j'aurois befoin de fept eens hommes, & que je fouhaitois qu'ils fuffent commandés par Nafgig: on me les accorda auffi-töt. •* Je leur dis encore, que ne voulant rien faire fans qu'ils y concouruffent avec moi, je priois les colambs de refter dans la ville jufqu'a mon départ, afin de pouvoir les affembler promptementquandille faudroit. ïe demandai enfuite qu'on me laiffêt feul & fans compagnie jufqu'au moment de mon départ. Alors je pris Nafgig avec moi; & étant retournés enfemble dans mon appartement: mon eher ami, me dit.il, qu'avez-vous faitaujourd'hui ? Vous avez détruit une puhTance , qm jufqu'ici avoit été inébranlable. Je ne croiraj déformais rien de trop difficile pour vous. Nafgig, lui dis-je, je fuis bien-aife que cela foit fait. Maintenant vous allez entrer dans un nouvel emploi; mais, avant tout, pouvez-vous me procurer cinquante Glumms honn^tes & fidèles pour une expédition particulière ? II me C iij  |§ Lés ti o M m é § faut des gens de bon lens, fecrets & patiens. ff rne dit qu'il 1'alloit faire furle ehamp, & qu'il! reviendroit me tröüver. Je deraandai alors une audience particuliere au roi, qui, en me voyant paroitre , me paria dé mon expédition du Moucheratt. Prince, lui dis-je , fi, feul & étranger que je fuis , j'ai pu m'y faire entendre, qüe n'auröit-ce pas été, fi vous m'euffiez fecoftdé? Après m'avoif dit que vous n'avièz aticune foi a 1'image , je m'attendöis que Vous vous fangefiei de mon cöté. Ah! Pierre i me répondit le roi, les monarques ne voyent j h*éntendent & ne compf ennent que par les aufrès ; ils ne peuvent fe fetvir de leurs propres yeux; de leurs oreilles, ni de leur juge-* ment, j'auröis bien voulü le faire; mais Barbarfa m'en a empéché, en m'affurant que ce feroit me pérdre. C'eft rftön ami de coeur: quels fepröchës n'auroit-il pas eu k me faire , fi la chofe eut échöué ? 11 faut que je vous ie eohfefie; lui &t Nicöf'font d'avisque votrearrivée dans ce pays, qüe nous fegardons tous coriime le plus grand bonheur, fera caufe un jouf de ma ruine. Car , difent-ils, quand II pourröit exécutef ce que Vöüs efpéfèz. de lui * on ne doit pas fuppcfef qu'il en laifiat retómber tdut 1'avantage fur Vous. S*ii peut opéter ces grandes chofes, il pÈüt auffi bien vous öter votre coufonne4 Ainfi $  V O L A N S. j£ qitoiqtte je n"aye aucun foupcon fur vous, j'ai Fefprit continuellement troublé de craintes &£ dejaloufies; je ne faurois ramener k ma, facoa depenfer des gens.que je erains, paree qu'ils. favent tous mes fecrets^ Puiffant prince, repris-je , je ne fuis pas venus ici pour pofiéder votre royaume ; c'eft pour le rétablir. Je vivois plus a mon aife dans ma grette que dans ce palais.Grand roi, ajoutai-je, voila mon épée :percez-moi le cceur ; tran-" quillifez-vous en me donnant la mort, plutöt que de me laiffer vivre pour vous défier de moi.. Ce n'eft pa» moi qui cherche h vous faire tort. Quoique- je ne fois que depuis peu dans vos états, j'ai découvert des gens qui ont ce deffein, & qui 1'exécuteront fans doute 5 fi vous ne fakes connoïtre que vous êtes roi „ en détruifant ces harpies, qui, tonjoursappliquées a vos oreilies, y foufSent la défiance & 1'inquiétude* Pierre , reprit le roi, que voulezyous dire ? Je n'ai plus de traitres. dans mes états. Pardonnez-moi, Sire, répfiquai je , vous en avez. Etes-vous en état de le prouver, Pierre T dit-il ? Je ne fuis pas venu ici, repris-je , pour faire la fonftion de détateitr, mais pour réformer Ie mal; ainfi je ne vous dormeraï fatisfaaion qti'autant qu'il le faut pour vous mettre en état de les connoïtre vous même. C iv  40 Les Hommes Pour cela, laiffez-vous conduire abfolüment par mes confeils pendant trois jours : vous ferez a même de faire telles informations que voudrez, fans que je vous le dife. Pendant ce tems, ne paroiffez pas plus inquiet que de coutume, & ne changez point votre ufage ordinaire. Nafgig m'ayant envoyé les cinquante hommes , je leur demandai fi on pouvoit compter fur leur fidélité, &C s'ils exécuteroient adroitetement une commiflion importante. Ils'm'affurerent qu'ils le feroient fidélement. Eh bien donc , leur dis - je , je ne puis vous donner de meilleures inftructions, que de vous déclarer mon deffein , &de vous en laiffer abfolüment la conduite. Ma confiance en eux les rendit plus diligens que tous les ordresque j'aurois pu leur'donner. Jeme contentai de leur dire que j'avois deffein de faire connoïtre aux villes révoltées, & a 1'armée ennemie, que la perfonne prédite depuis fi long-tems étoit a Brandleguarp ; que pour parvenir a les réduire, & h tuer Harlokin, fon premier pas avoit été de changer la religion , fuivant le plan du vieux ragam ; qu'ils ne devoient plus a.ttendre que leur deftruclion, fi-töt que je paroitrois contr'eux avec le feu & la fumée inconnue que je portois tou-  V O L' A N s. : 4i jours avec moi; qu'on regardoit déyk Ia chofe comme feite dans tout Brandleguarp. Après avoir divulgué ces bruits ; ils devoient'revenir fens être appercus. Ils me promirent d'exécuter mes ordres avec foin, &partirent. Nafgig vint enfuite me trouver. Je lui dis, mamtenant qu'il étoit fous mes ordres, d'aller l Graundevolet, avec fix eens hommes, direa Youvarky de lui montrer mon vaiffeau, & de mapporter les chofes que je lui avoisdécrites tous le nom de canon ; qu'il les apporteroit avec des cordes, comme on m'avoit amené moi-même ; qu'il prendroit de la poudre qu'elle luienleigaeroit, & environ cinquante boules peiantes qui étoient dans Ia même chambre que Ia poudre. Je lui recommandai, en cas qu'il ne crut pas avoir affez de monde, d'en prendre dayantage, & fur-tout de faire diligence. Je fis dire auffi a Youwarky que j'efpéroïs avant peu. 1 envoyer chercher, elle & toute ma femiÜie. Voila mes ordres, mon cher Nafgig , lui dis-je. Mais» Ie Roi ?il faut fécourir cet honnk homme Je veux fcavoir de vous les momens ou Barbarfa & Tafpi fe voyent en fecret Ah' répondit Nafgig, fort fouvent: le roi'aimê beaucoup la princefie , & foupe rarement fens ene; mais quand cela arrivé , elle paffe la nukavec Barbarfa. Comment lui dis-je , pi,is-je  4* Les Hommes favoir fi elle foupera, ou non , avec le roi r Quand le roi a refié long-tems fur le Graundy, teprit-il, il foupe feul, & fe couche de bonne heure. Maintenant, lui dis-je, faites-moi voir votre apartement, afin que je puiffe m'y rendre pendant votre abfence : ordonnez a la garde de m'y laiffer entrer, & tous ceux qui ferontavec moi, en quelque tems que ce foit. 11 me mens auffi-tót dans fa chambre. II fallut paffer par tant de détours, de falies & de galeries, que je eraignois de ne pas pouvoir en retrouver le chemin; mais ayant appris que Maleck le favoit, &c ne pourroit pas s'y tromper , je le congédiai, & ilpartitpour Graundevolet. CHAPITRE XLII. Le roi entend Barbarfa, & Taf pi parler enfemble de leur complot. Pierre les accufe en plein Mouchecheratt. IU font condamnés & exécutés. NicorJe foumet & ejl reldché. IL faut, dit-on, battre le fer tandis qu'il efit chaud. J'avois alórs plufieurs affaires importantes; il ne falloit pas les laiffer en fi beau chemin. II étoit queltion d'afFerrnir la religion^ de femer la divifion entte les ennemis, de dé-  V Ö L A S S< 4$ faire le roi de deux favoris & d'une princeffe rebelle, & de tranfporter du canon dans 1'air a quelques centaines de lieues; 1'une ou 1'autre de ces expéditions venant amanquer, pouvoif avoir des fuites facheufes; mais 1'affaire de la Confpiration étant plus a ma portee , je 1'entamai de la rnanière fuivante. Le roi vint me vóir le lendemain, comme rious en étions convenus; & m'ayant affuré qu'il n'avoit parlé de rien k perfonne , pas même a Barbarfa ni k Tafpi , il m'avoua que Ëarbarfa avoit donné des ordres pour faifir Nafgig & fes gens; & lui avoit perfuadé de he point tant fe preffer de faire ce que je voulois, & d'employer au contraire fon autorité pour me Contenir. Sire , lui dis<-je, j'ai li fort a cceur la füreté de votre majefté, que même votre défaut de confiance ne m'empêchera pas de tacher de vous fervin Avez-vous fouffert que 1'on arrêtat Nafgig? Non, me répondit-il, il étoit déja parti quand on y a envoyé. Sire, continuai-je, vous ne connoiflez pas la moitié du mérite de cet homme; mais vous en ferez convaincu par la fuite, & vous le récompenferez comme vous le devez. Maintenant è quoi nous afrêtons-nous ? Si vous confentez comme vous me 1'avez déja promis, è vou laiffer conduire pendant trois jours fans me  44 Les Hommes queftionner, j'offre de vous faire connoïtre les traitres qui vous entourent, & de les remettre entre vos mains. II me le promit encore. Hé bien , Sire, lui dis-je , ne dites point a Tafpi d'aller fouper avec vous ce foir. Quel inconvénient peut-il donc en réfulter? reprit le roi. Sire, lui dis-je, vous m'avez promis de ne point me faire de queftions. Eh bien, dit-il , cela fuffit, j'y confens. De plus; lui dis je ;il faut nous rendre enfemble ce foir dans 1'appartement de Nafgig, fans qu'on nous voye, fi cela fe peut, ou du moins fans que perfonne en foit inflruit. Quelque chofe que vous y voyiez ou que vous y entendiez, il ne faudra pas dire un feul mot, que vous ne foyez dehors. Le roi ayant promis de fuivre en tout mon confeil, nous nous féparames jufqu'au foir. J'appellai Maleck , & lui demandai s'il favoit le chemin de 1'appartement de Nafgig. Il me dit qu'il le connoiflbit très-bien. A 1'heure marquée ,il m'y conduifit. Je n'eus pas longtems è attendre. Le roi s'y rendit, quand pref-, que toute la cour fut retirée. Je fis refter le roi dans la chambre extérieure , tandis que j'allois de tems en tems dans la chambre a coucher. Je croyois déja qu'il faudroit remettre la partie a un autre jour, lorfqu'a la quatrième fois j'entendis que nos gens étoient arrivés»  V O L A N s: 45 J'allai chërcher le roi, & le conduifis dans Ia chambre, en le priant de fe tënir tranqnille, quelque chofe qui arrivat, s'il ne vouloit tout perdre. Après plufieurs difcours tendres entre Barbarfa & Tafpi, nous entendimes le dialogue fuivant. Tafpi. Mon cher Barbarfa , que fignine tout ce bruit qui eft arrivé 1'autre jour dans Ie Moucheratt? Barbarfa. Rien, ma belle, finon que cefol de Pierre , quife donne pour un homme merveilleux, voudroit nous mener tous com#ie des enfans. Tafpi. On dit que d'un feul mot cpntre 1'image il a renverfé tous les ragams. Barbarfa. Je ne fais comment cela s'eft fait. C'eft le vieux radoteur de ragam qui en a été caufe. Véritablement le roi avoit grande envie de feranger du cöté de Pierre; mais je lui ai fait figne tout-a-propos, & vous favez qu'il n'ofe déplaire k un ami fi cher que moi. Ah! ah! ah! ne fuis-je pas un plaifant homme, ma belle, de parler ainfi de mon roi ? Tafpi. Qui n'a qu'un pas k faire pour parvenir au tröne, eft prefque égal a un ros. Barbarfa. Oui vraiment, & encore ce pas eft-il très-petit. Mais il faut nous défaire abfolument de Nafgig, quoique je me flatte de 1'a-  4^ LesHommes voir déja miné dans Fefprit du roi. Je n'aime point les gens fi pénétrans. Ce dröle-la penfe plus que moi, ma chère. Tafpi, Je ne crois pas qu'il penfe jamais fi utilement, A. propos; donnez-moi donc des nouvelles du coufin Harlokin: on dit que le Gavingrunt eft enfin révolté.. Barbarfa. Oui , ma chere , Bazin , Iftell , JPézele & Ginkatt fuivront bientpt fon exemple ; du moins j'y travaille a force : pour lor$ nous confeillerons k Géorigetti de fuir, &c nous prendronsfa place. Les noms du roi Barbarfa Sc de la reine Tafpi nefonnent-ilspas auffi bien que celui di/roi Géorigetti? Eh bien, ma chere, quand nous ferons fur le tröne, ce qui ne peut pas tarder, pour vu que Nicor fafle bien fon perfonnage, car je n'ai encore rien appris de fes fucc.ès, quand dis-je, nous ferons en poffeffion de la fouveraineté, il faudra fonger k jious y foutenir, Tafpi. Allons , diyertiflbns-nous , vivons comme roi & reine , en atte.ndant que nous le foyions réellement. Ils fe turent en cet endroit, & le roi qui s'étoit contenu mieux que je n'aurois penlé, paffa brufquement dans 1'autre chambre. Pierre s me dit il, je vous remercie de m'avoir ainfi fait £onnojitre les chofes par moi-même, Que le?  V O t A N S.' rois font malheureux ! Que nous nous rendons miférables pour rêcher de faire le bonheur des autres : Avec quelle facilité nous nous lahTons aveugler par la flatterie de ceux qui font audeffous de nous! Favori indigne 1 Princefie déteftable.' je les ai en horreur. Pierre, me dit-il, prêtez moi votre épée; je veux les percertous les deux du même coup. Arrêtez, Sire, lui dis-je; votre majefté en a affez entendu pour prononcer un jugement équitable contr'eux. Mais un roi ne doit pas fe laiffer emporter par la colère & la vengeance. Vous puniriez ces pafiions dans les autres ; cvitez-les donc vous-même. Dans un état Ij relevé, vous ne manquez pas d'autorité pour chatier un crime connu. Ne vous laiffez point alier a des adions de violenee , que vous ne pafferiez pas a un particulier qui n'auroit pasla commodité de fe faire rendre juftice. Mon avis eft que vous affembliez demain les colambs. Barbarfa & Nicor ne manqueront pas de s'y trouver. Vous direz auffi k Tafpi que vous avez a faire aux états des propofitions importantes, que vous voulez quelle entende. Je préparerai cependant les gens qui fervent fous Quilly: je détacherai Maleck avec une autre troupepour m'accompagner , & exécuter les ordres que je iew donnerai de votre part. J'arrêterai moi-  4§ Les Hommes même en pleine afiemblée les criminels; & fi Nicör ne confeffe pas ingénument de quelle nature eft. la commiffion dcnt 1'a chargé Barbarfa, je le ferai mettre a la torture, jufqu'a ce qu'il avoue. Le roi ayant goüté ce moyen i j'ordonnai k Quilly de la part du roi d'amener tous mes domeftiques a 1'afiémblée , & je lui indiquai fa place. Je dis auffi k Maleck de me choifir cinquante braves gens, & d'être prêt a exécuter mes ordres au premier fignal. Si-töt que i'aflémblée fut ouverte , je m'adreffai aux colambs , Sc leur dis qu'ayant pris k cceur leurs affaires , je m'étois chargé d'examiner la caufe de toutes leurs calamités ; Sc qu'ayant découvert qu'il y avoit des traïtres par-tout, & même jufques dans la capitale, fa majefté m'avoit ordonné de leur demander quelle punition on devoit infliger , fuivant leurs ufages , a des criminels qui-ont confpiré contre le roi Sc contre 1'état, Sc qui entretiennent correfpondance avec fes ennemis, fous le mafque de la plus grande amitié.. A ces mots je m'arrêtai en regardant Barbarfa, dont le vifage fe couvrit d'une paleur mortelle. II alloit prendre la parole, quand le plus ancien des colambs déclara, que peur punir un pareil crime, le fupplice ordinaire de la  V o i a n s: A9 Ia mutilatiori étoit trop peu de chofe ; & que les criminels méritoient d'être enfevelis tout vivans dans I'hoximo ou dans le mont Alkoé Lesaatres colambs dirent tous, qu'ils étoient du même avis, & qu'ils trouvoient ce chatiment encore trop doux. Je m'avancai alors vers Barbarfa qui étoit a la gauche du roi, & enfüite vers Tafpi qui étoit a fa droite , & je leur déclarai qu'ils étoient prifonniers d'étatauffi bien que Nicor. Barbarfa & Tafpi furent mis fous la garde de Quilly & de fes gens , & Nicor fous celle de Maleck & de fa troupe. Je leur ordonnai de temr ces prifonniers dans des appartemens fepares, avec défenfes de les laiffer parler les uns aux autres fous quelque prétexte que ce fut, a peine d'être mutilés eux-mêmes. Barbarfa voulut parler, fuppliant le roi de ne pas abandonner un ferviteur fidéle furl'ac eufation vague d'un homme auffi méprifable que Pierre. Mais le roi répondit que i'on connoxtroit bien-tót quel étoit 1'homme mépriiable, &quil feroit puni fuivant fon mérite Je me levai alors, & j'i„ftruifis foute Wee de ce que nous avions entendu, comment la chofe avoit été découverte d'abord % & quele roi en avoit été témoinauriculaire Le rot ayant confirmé ce quei'avancois,toute faffemblee mdtgnée nerefpira plus que vengeaoce Tome II,  50 Les Hommes Nous ignorions encore en quoi confiftoit la commiffion fecrète dont Nicor avoit été chargé , quoique nous euffions une affez grande convidtion contre les autres. Je propofai alors de faire venir Nicor , & au cas qu'il refusat de répondre, de le mettre a la torture. Nicor étant amené devant toute 1'affemblée, je lui demandai par ordre du roi, quelle commiffion Barbarfa lui avoit donnée , & a qui elle s'adreffoit. Je lui fis entendre que le moyen le plus sur de conferver fa vie, fon honneur & le bien de fon pays, étoit de tout avouer d'abord , fans quoi il feroit appliqué a la queftion : que la mutilation & le banniffement étant des fupplices trop doux pour une telle offenfe, il pouvoit compter que le fien feroit d'une nature encore plus févère , s'il ne déclaroit nettement la vérité. Effrayé de ces menaces, il confeffa a haute voix , que fa dernière commiffion étoit d'aller dans différentes villes, comme de la part du roi, & avec fon Gripfack , pour leurordonner de fe rendre k Harlokin , & d'annoncer qu'auffitöt qu'Harlokin paroïtroit , on Fintröduisit dans ces villes, paree que le roi ne pouvoit tenir contre lui. II déclara auffi qu'il avoit été convenu jufqu'oii les limites d'Harlokin s'étendroient ,  V O L A N S. ft auffibien que celles de Barbarfa, qui devok être déclaré roi, & époufer Tafpi: que Barbarfa feroit appellé roi de 1'eft, & Harlokiri de I'oueft; & qu'en cas que 1'un ou 1'autre mourüt fans enfans, le furvivant lui fuccéderoit, & pofléderoit toute la monarchie. Le roi déclara que par mon moyen , il avoiï entendu dire tout cela la nuit dernière k Barbarfa & k Tafpi, qui étoient couchés enfemble.Toute 1'affernblée ordonna qu'on les fit venir tous les deux & qu'après leur avoir mis des cordes au col, on les précipirêt tout vivans. dans le mont Alkoé. J'exigeai alors que les criminels fuffent entendus avant leur exécution, & qu'on les inftruisït féparément de leur fentence. Je demandai d'abord k Barbarfa ce qu'il avoit k dire contre fa condamnation. II déclara que Ion ambition & la.facilitédefon maïtre 1'avoient porté a entreprendre ce dont il étoit accufé, dW tant plus que 1'occalion lui paroiffoit favorable. Je fis enfuite la même queftion a Tafpi, qui répondit que 1'ambition avoit été de tout' tems fa paffion dominante ; que j'avois fait ce^que je pouvois de pis contr'elle , en en arrêtant le progrès, & que tout le refie ne valoit pas la peine d'en parler.Oui, ajouta-t-elle en fureur, j'aurois facrifié la vie d'un miilion d'hommes pour'régner. Dij  Les Hommes Nicor n'étant que le favori du favori, Si ïi'ayant eu dans toute cette affaire d'autre objet que d'obtenir la faveur de fon nouveau maitre, je plaidai fa caufe avec chaleur. D'ailleurs , comme il avoit déclaré la vérité , & que je croyois pouvoir en tirer quelque avantage a 1'avenir , j'obtins qu'il me feroit livré , & que j'aürois la liberté de lui pardpnner ou de le faire mutiler , fi je le jugeois a propos. Je n'avois pas tort de penfer ainfi ; car par la fuite il fe trouva fort utile pour mes deffeins , & je lui pardonnai. Avant que TafTemblée fe féparat, on ordonna a un parti de gens du mont Alkoé , de porter Tafpi & Barbarfa a la montagne , de leur taillader le graundy, & de les précipiter. Ainfi finit la vie de ces deux vittimes de rambitiom De retour chez moi, je fis appeller Nicor. C'eft a moi, lui dis-je, que vous êtes redevable de la vie dont vous jouiffez maintenant. Si je vous en rappelle la mémoire , ce n'eft pas que j'en attende aucune réconnoiffance pour moi-même; vous ne devez pas ignorer que tous mes efforts ne tendent qu'4 fervir cet état : je vous ofFre la vie & la liberté ; mais c'eft a condition que vous réparerez votre conduite paffee , en me déclarant volontairement tout ce que vous croirez pouvok;  V O £ A. N Sv. «ontribuer a 1'avantage de 1'état. Vous conaoiffez les auteurs de tous les troubles;. je prétends que vous me difiez votre avis , pour mieux contrebaiancer les projets des ennemiss> & remédier a tous les maux-.., Nicor , pleinement convaincu de fa faute^. & fe voyant fans patron , n'eut d'autre parti ai prendre que celui de la foumiffion. Je crois ? me dit*, qu'aucune des provinces n'auroi't embraffé le parti d'Harlokin, fi elles n'eufiènfc eru que c'étok par ordre du rei.que Barbarfa, agiffokelles n'en ont fait aucun doute, dés qu elles ont: eniendu Ie' Gripfack. Ehvoyez donc des exprès avec le Gripfack du roi aux endroksqui fe font révoltés depuis peu , &3 a ceux qui font fur le point de le faire, pour arrêter leur révolte.. Je lui dis q«e je l'avois, déja fait. Mais, me dit.il , s'ils ne voyent pointïe Gripfack du roi r on méprifera les ordres que vous-ferez donner, & on n'ajontera aucune foi au meffage. 11 me donna, donc des mftructions partkulières fur d'autres affaires, ««portantes. Alors le voyant vérkablement repentant, & le croyant fincère , je lui dis. que j'étois ennemi kiré de la contrainte qu'ainfi y fi quelque perfonne de crédit voul loit s'engager de le repréfenter toutes les fois, qu'on en auroit befoin, je lui laifferois fa li, berte entière» Diij  J 4 L E- S v H. Ö M M Ê s Le pauvre Nicor éprouva le fort ordinair* k toutes les perfonnes difgraciées; il fe trouva abandonné de tous fes amis, & me vint dire le lendemain tout en larmes, qu'il fentoit viVement 1'énormité de fon crime, qu'aucun de ceux qui.étoient autrefois fes amis ne vouloit le regarder maintenant , & qu'ainfi il falloit qu'il fe foumit k fon fort. Nicor étoit naturellement d'un excellent caractère, jufqu'au moment qu'il s'étoit laiffé féduire par Barbarfa. Perfuadé qn'un ennemi •qu'on oblige , devient quelquefois Farm le plus sur, je le preffai d'aller encore folliciter fes connoiflances. Mais il me répondit que perfonne ne vouloit le fervir dans cette affaire ; qu'il aimok mieux fouffrir lui-même, que d'aller prier les gens pour les engager a des complaifances forcées. Venez, Nicor, lui dis-je; Vöulez-vous être votre propre caution? Puis-je m'erl rapporter k votre parole ? 11 me répondit qu'il ne méritok pas cette grace de ma part; que la crainte d'être mutilé ik de refter en ma puiffance, le mettoit hors d'état de me répondre , & qu'il pourroit peut-être me trompet, fi jamaii il concevoit que j'euffe quelquês deffeins contre lui, & que moi-même anfti je póurrois avok cette idée. £h bien donc , Nicor, lui dis-je, vous êtes  V o l a n s. 5J libre; jouiffez de votre état. Je ne crois pas que jamais vous me donniez lieu de me repentir de mon indulgence: en tout cas je n'aurois aucun reproche a me faire. Nicor tomba k mes pieds, & fut fi furpris de ma genérolité , que j'eus beaucoup de peine a le faire lever. II me jura qu'il étoit plus eonfus que jamais de me regarder. Ce n'eft pas tout, lui dis-je; je prétends vous traiter k 1'avenir comme un véritable ami. Je lui ordonnai de me venir voir tou% les jours, paree que j'aurois fouvent befoin de lui. En effet , après Nafgig, c'eft de tous les fujets du roi celui dont j'ai tiré le plus de fervices. CHAPITRE X L I II. Nafgig revient avec le canon. Pierre lui en apprend le fervice : il fe define une garde, & régie Cordre de fa marche contre Harlokin. Combat entre Nafgig & le gênéral des rebelles. Pierre revient avec la tête d* Harlokin. On vient au-devant de lui. Réjouijfancespubliques. Efclavage aboli. Le dixième jour, Nafgig arriva tandis que j'étois dans les jardins du roi. Ayant entendu le trompette qui le précédoit , je Pappellaï Div  5* Les Hommes pour faire favoir a Nafgig oü j'étois, afin qu$f s'y abattït. Après m'avoir donné des nouvelles de ma femme & de mes enfans , qui étoient en bonne fenté : hé bien, mon ami , dit Nafgig, fautil vivre ou mourir? ExpLquez-vous, lui répondis-je. Je vous demande feulement, dit-il, fi vous m'avez découvertau roi. Mon cher Nafgig, lui dis-je, jene puis vous cacher la vérité: oui, jeFaiinftruitde tout. Hé bien , reprit-il, fansdoute que fa majefté ne fe fervira plus de moi. Pourquoi donc, lui dis-fe ? Le roi n'eft pas affez injufte pour cela. Mais, je vous prie, infifta-t-il, que difent Barbarfa & Tafpi ? Rien du tout, répliquai-je , foyez tranquille. Avezvous découvert leur méchanceté au roi ? Oui ; lui dis-je , & le roi s'eft conduit comme il le devoit dans cette occafion. Oii font-ils maintenant, dit Nafgig > Dans le mont Alkoé, lui répondis-je. Dans le mont Alkoé , reprit-il; que youlez-vous dire par-la ? Comment peuventïls être dans le mont Alkoé ? On les y a précipïtés Ia corde au col, comme on fait a vos criminels quand on les mène a Crashdoorpr.Orttilsétémutilés, demanda-t-il ? Ah! lui répondis-je, mieux que cela , je vous aflure. Venez , mon bon ami, je vous en ferai le récit. Alors fe lui racontai tout ce qui étoit arrivé,& com-  V e l a n s. 57 bienle roi étoit fatisfait du jugementrendu par le moucheratt. C'eft maintenant, Nafgig, lui dis-je, que vous pouvez vous regarder comme favori. Sa majefté n'attend votre retour que pour vous comblerde fes bienfaits; mais méfiez-vous d'un trop grand pouvoir. La plupart des hommes en font éblouis; & la chute fuit de prés 1'abus que 1'on en fait. Dites-moi , demanda Nafgig > qu'eft devenu Nicor ? Eft-il enveloppé dans Ia même condamnation ? Non , lui dis-je . Nicor eft abfolument librë par mon moyen; Sc dans tout le royaume, il n'y a pas deux hommes plus grands que lui Sc moi. Je lui dis alors comment je m'étois comporté avec lui. Nafgig en fut charmé, paree que Nicor , a ce qu'il me dit, étoit foncièrement un honnête homme. Pendant ce tems nous vimes arriver le canon. Si mes compatriotes avóientle graundy, difoisje, nefuf-ce que pour tranfporter leur canon d'un lieu a un autre avec tant de facilité Sc k fi peu de frais, le monde entier ne pourroit pas tenïr devant nous. Ils m'apportoient cinq canons , trois autres pièces d'artillerie , & beaucoup plus de munitions que je n'en avois demandé. Je préfentai Nafgig au roi auffi.tot fon retour, eornme un homme a la conduite duquel j'étois  58 Les Hommes redevable de 1'arrivée de mon canon. Le roi lui dit, en 1'embraffant, qu'il lui avoit rendu un fi grand fervice dans 1'affaire de Barbarfa . & qu'il s'étoit conduit avectant de prudence , que dorénavant il vouloit mettre en lui toute fa confiance , & une eftime la plus particuliere. Nafgig rendit graces au roi de ce qu'il vouloit bien agréer fes fervices , Sc demanda quand ou commenceroit les opérations de la campagne ? Demandez-le a mon père , dit le roi. Vousaurezla conduite de la guerre, mais c'eft lui qui vous dirigera. Alors Nafgig s'informa du nombre de troupes qu'il faudroit. Je lui demandai combien rennend en avoit. Environ trente millehommes, merépondit-il.Hé bien, lui dis-je, prenez-en feulemëntfix mille, fans compterceux qui me porteront Sc 1'artillerie. ChoififTez auffi cinquante hommes des plus braves pour mefervir de gardes, & envoyez-les moi. Je fis voir k ces gens mes fabres Sc mes piftolets; je leur en montrai 1'ufage, & la manière de s'en fervir. Comme nos ennemis combattënt avec des piqués, leur dis-je, tenez-vous d'a» bord k quelque diftance. Quand vous voudrez attaquer, détournez la piqué avec une main, & de 1'autre, frappez 1'ennemi avec cette arme  V O L A N S. fi) furie graundy. Ce cöté, dis-je, en leur montrant le taillantdu fabre, eft capable de fendre votre ennemi en deux; un feul coup fuffira pour cela; mais il faut en approcher bien prés. Si cependant vous craignez de détourner la piqué , appliquez deffus un grand coup de fabre, il la féparera en deux, & la piqué n'ayant plus de pointe, ne pourra plus fervir a votre ennemi. Suivez bien ces inftructions, & nous fsrons vittorieux a coup fur. La première chofe quejefisenfuite, fut de régler 1'ordre de ma marche de la manière qu'on va voir; & après avoir pris congé du roi, je partis. On vit marcher d'abord dix compagnies de cent hommes y compris les officiers, précédées chacune d'un gripfack, & rangées fur deux lignes doublés de cinquante hommes de front. a°. Quatre eens porteurs du canon, avec deux eens hommes a droite & autant a gauche, pour les relever de tems a autre. 3°. Deux eens hommes portoient les munitions, les magafins, des haches, & autres chofes néceffaires a la guerre. 4°. Mes cinquante gardes du corps marchoient enfuite fur deux lignes. 5°. Enfin ma perfonne portée par huit hommes avec douze autres fur la droite & au-  6ó Les Hommes* tant fur la gauche, pour fe repofer d'heure e» heure. 6°. Deux mille hommes marchant en colonnes de cinquante de front a la gauche du canon & de moi. 7Q. Mille hommes formant 1'arrière-garde fur deux lignes doub-les de cinquante hommes de front. Je confultai avec Nafgig fur la fituation de 1'armée ennemie , afin d'éviter les villes révoltées que faimois mieux prendre a mon retour ï car mon deffein étoit de combattre Harlokin avant toutes chofes, bien perfuadé qu'après. 1'avoir Jvaincu , les villes fe rendroient fans faire de réfiftance. Arrivés a une petite diflance de fon armée, je fis faire halte k la mienne dans un lieu commode pour placer mon canon; & 1'ayant pofé furdespierresplattesmifeslesunes fur les autres jufqu'a une certaine élévation , je les chargeai, aufïï-bien que mes petites armes qui confiftoient en fix moufquets & trois paires de piftolets. Puis rangeant mon armée, favoir deus milles hommes immédiatement derrière moi „. deux mille a ma droite & autant a ma gauche, je défendis expreffément de bouger fansordrei Enfuite j*envoyai un gripfack préfenter la bataille k Harlokin , qui répondit que- comhat-  V O l A N S. Cant pour un royaume il n'héfitoit pas de 1'aceepter; il en fut même charmé , a Ce que j'ai appris par la fuite ; car depuis les avis que j'avois fait diftribuer dans fon armée, il en avoit déferté une grande partie , & il appréhendoit que la défeéhon ne devint générale. J'étois affis dans ma chaife avec trois moufquets de chaque cöté, un piftolet a, ma main droite , & cinq autres a ma ceinture. J'attendis dans cette pofture 1'arrivée d'Harlokin. Environ une heure après nous vimes paroïtre Pavant-garde de fon armée, qui étoit de cinq mille hommes volans fur cinq colonnes les unes au-deffus des autres. Je n'avois point chargé mes canons a boule|, mais feulementavecdespetitespierresdontil y avoit environ foixante dans chaque; & appercevant ïa longueur de leur ligne, j'éloignai un peu plus 1 embouchure de mes canons. Puis me réglant pour les pointer fur une étoile brillante qui paroiffoit un peu au-deffus de 1'horifon, j'obfervai, en me retirant k ma chaife, le rap. port qu'il y avoit entre la hauteur de cette étoile & 1'élévation du canon , afin de me régler fur le tems oii je devrois le tirer. Les rangs ennemis les plus avancés ne voyant point remuer mon armée, s'approchèrent prefqu'audeflus de nous pour nous accabler. Lorfqu'ils  6ï Les Hommes furent a ma portee, je tirai deux de mes canons a la fois ; ils en furent fi mal-traités, que dès la première décharge il tomba quatre-vingt. dix hommes avec leur commandant. Les autres étoient fi ferrés , qu'ils ne pouvoient fe retour'ner librementpour voler : ceux de derrière les arrêtoient ; & empêchoient. le paffage. Ainfi les voyant former une troupe ramaffée fi pre* digieufe , je tirai deux autres canons , qui tuèrent & firent tomber deux fois plus d'ennemisque la première décharge. Alors donnant le fignal dont j'étois convenu , mes gardes armés de fabres, & les piquiers tombèrent fut l'enne*i, & en firent unépouvantable carnage. Mais craignant que le corps de 1'armée ennemie ne s'avancat avant que j'euffe le tems de remettre mes gens en ordre, je leur fis dire de s'abattre chacun dans leur pofte , & de laiffer échapper le refte des ennemis. L'événement juftifia ma conduite; & ma précaution eut beaucoup plus de fuccès que fi j'en euffe tué deux fois autant: car non-feulement ils ne revinrent point, mais s'envolant les uns a droite, les autres a gauche, & paffant le long des deux ailes de leur armée compofées de fix mille hommes chacune, ils annoncèrent que toute 1'avant-garde étoit détruite; & que la prédiction feroit certakement  V O L A N S. 63 accomplie, puifque tous leu rs camarades avoient été tués par le feu Sc la fumée. Cette nouvelle mit 1'allarme dans chaque aile, de manière que tous les foldats fe débandèrent , & ne rèparurent plus. Le corps de bataille compofé d'environ dix mille hommes, ne feut rien de ce qui étoit arrivé aux deux ailes; car Harlokin leur avoit commandé de faire un grand circuit pour nous envelopper , Sc apprenant que nous n'étions qu'une poignée de monde, il s'avaneoit hardiment. Coname j'avois ordonné a mes gens de ne fe pas élever trop haut, 1'ennemi voulut fondre fur eux. Quand ils fe furent approxhés, je demandai a Nafgig, qui étoit leur conducteur , Sc fi c'étoit Harlokin? II me répondit que c'étoit fon général, & qu'Harlokin étoit derrière. Cette troupe n'étant pas encore k la portée de mon canon , Nafgig me demanda la permiffion d'aller effayer fes forces contre le général. J'y confentis. Alors Nafgig prit fon vol, & s'avancant feul avec un de mes fabres, alla défier le général a un combat fingulier. Celui-ci en brave homme 1'accepta, & fit faire halte k fa troupe. Alors ils en vinrent aux mains. Tous deux avides de gloire Sc prenant chacun leur avantage , les coups fe fuccédoient fi brufqueraent , que l'Un n'attendoit pas 1'autre.  64 Les Homsies Tantöt 1'un avoit le deffus, tantöt il fe trouvoït deffous, & tournant avec promptitude ils fe heurtoient prefque corps a corps. Alors le général, armé d'une maffue ou piqué garnie d'une groffe pierre par le bout, en donna un coup li furieux fur ia tête de Nafgig, qu'd le fit baiffer confidérablement. Je commencois a être inquiet , paree que le général le pourfuivoir. Nafgig remontant avec beaucoup de légéreté derrière le général, regagna le terrein qu'il avoit perdu avant que fon ennemi put s'en appercevoir. II s'élanca en avant, & rec,ut encore un coup fur le bras gauche; en même tems il porta au général un coup de fabre au-deffus de 1'épaule , dont il lui fendit le graundy, & lui enleva une partie de la chair du bras gauche. La douleur que le général en reffentit le fit tomber en chancelant auprès de moi, mais ce ne fut qu'après avoir recu un autre coup que Nafgig lui porta en le pourfuivant dans fa chute. Après cette défaite, Nafgig vint fe placer derrière moi. Notre armée faifoit retentir Fair de fes eris. A peine le général fut-il défait, que 1'on vit venir ^Harlokin avec un regard mêlé de dignité & de terreur; il fembloit méprifer 1'air qui le portoit; & de fa main il donna le lïgnal de Fattaque. Quand il fut affez proche de moi  V O L A N S. 65 moi pour m'entendre,jelui reprochai fa trahifon , & Pindignité qu'il y avoit de combatfre contre fon légitime fouverain : je lui ofFrïs même un bon parti, s'il vouloit fe foumettre. Infeöe bas & rampant,dit Harlokin, fi tu as quelque chofe k me dire qui mérite d'être écouté, viens me trouver dans les airs. Ce bras te fera voir qui de nous deux a befoin de grace Je te méprife trop pour m'arrêter a toi. Mais ce meffager te féra connoïtre que tu es un importeur, en te renvoyant fans vie au roi qui t'a fait venir contre moi. A ces mots : il me lanca un javelot armé d'une pierre très-pointue. J'évitai le coup. Puifque mes paroles n'ooèrent rien fur toi, lui dis-je , ceci juftifiera la vérité de notre prédiöion. Alors le couchant en joue, je lui percai le cceur d'un coup de fufil, dont ïl tomba mort avingt pas de moi. Mais voyant qu'un autre prenoit fa place , malgré le trouble que mon coup de fufil leur avoit caufé, jé courus k ma méche, & mettant le feu k deux autres canons en même tems, les ennemis tombèrentfi drus autour de moi, que ie craignis d'être écrafé de leur chute. Le refie fe fépara & s'enfuit k tire d'aïles. Ainfi finit cette guerre. Je reftai trois jours fur le champ de bataille , pour voir fi les ennemis fe rallieroient. Ils en étoient bien éloignés; car j'appris enfuite qu'aTomi II, p  66 Lee Hommes vant mon retour , la pldpart des provinces révoltées avoient déja envoyé des députés qui portèrent les premières nouvelles de leur détaite, 6c demandèrent miféricorde. On retint tous ces députés en prifon juf qu'a ce que je retournai avec la tête d'Harlokin. A mon arrivée a Brandleguarp , je fus recu en triomphe. Le roi , les colambs, &c prefque tout le peiipie , hommes, femmes Sc enfans, vinrent au-devant de moi avec chacun deux globes de lumière dans les mains. Ce fpeöacie extraordinaire dans les airs m'allarma. Je demandaia Nafgig ce que cela vouloit dire; & il me répondit que c'étoit unfVeecoan, ou qu'il ne favoit ce que c'étoit. Je lui demandai encore ce que fignifioit ce mot; & il me répondit que c'étoit une réjouiffance particulière dont il avoit entendu parler, fans jamais en avoir vu , dans laquelle le roi marchoit en triomphe. Tous les habitans de Brandleguarp, depuis quinze jufqu'a foixante ans , font obligés de 1'accompagner avec. des vers-luifans dans les mains. II ajouta qu'on avoit vu deux réjouiffances femblabïês fous le règne de Begfurbeck; mais qu'il n'y en avoit pas eu depuis. Quand nous approchames, tout ce cortège fe fépara en deux lignes d'une longueur prodigieufe; au bout defquelles étoit le roi en-  V O L A N S. 6"7 touré de lumières fans nombre. II me fembloit voir une avenue d'illuminations terminée a 1'endroit oü étoit le roi par une piramide de lumières. Jamais 1'oeil n'a rien vu de fi majeftueux ni de plus magnifique. En pafTant dans les rangs, chacun des fpeöateurs qui avoient deux lumières en donnoit une a un foldat , de forte que , foit que 1'on regardaï devant ou dernere, le tout.formoit un fpecfacle d'une beauté mexprimable. Nous marchames ainfi au nuheu des acclamations du peuple & au fon des gripfacks qui s'avancoient kntement «ntre les rangs; enfin nous arrivames a la piramide de lumières oü étoit le roi. J'entendis un grand nombre des plus belles voix qui célébr01ent mes aclions par des chants de triomphe mais le fpeöacie fingulièr de la pyramide qui fembloit s'élever jufqu'au ciel, m'empêcha d'y faire attention, & d'y reconnoïtre mon fils qui s'y étoit joint avec fon flageolet. D'abord il y avoit une ligne de prés d'un quart de lieue de ongueur, qui planoit è la même hauteur que les deux rangées , au centre de laquelle & un peu plus en avant étoit le roi feul. II y avoit audeffus de lui une autre ligne plus courte que Ia première , puis une troifième encore plus 'courte, & ainfi de fuite jufqu'è une hauteur prodigieufe , oü la pyramide étoit terminé» Eij  68 Les Hommes par une feule lumière. Toute cette multitude planoit dans les airs fans fe déranger. Le roi s'avanca un peu pour venir a moi, 8c me félicita de mon heureux fuccès; enfuite fe retournant Sc marchant devant moi , toute la multitude fe retourna auffi Sc fe mit en marche, en chantant tout le long du chemin jufqu'a Ia ville. La pyramide changea plufieurs fois de face ; tantöt elle prit la figure d'un carré, tantöt elle formoit une demi-iune, 8c mille autres figures. Cependant ce nombre infini de globes de lumière n'avoit rien qui bleffat la vue , même des gens du pays. L'arrière-garde de 1'armée entra dans les lignes , 8c nous fuivit jufqu'a Brandleguarp en fermant la marche. Tandis que nous paffions au deffus de la ville pour nous rendre au palais, tout le peuple refta furie graundy, jufqu'a ce que nous fümes defcendus le roi 8c moi; enfuite chacun alla s'abattre oü il voulut. Toutes les rues Sc les avenues dü palais étoient garnies du peuple qui accourroit en foulepour voir le roi; car il avoit fait proclamer une fête & table ouverte pour tout le peuple pendant fix jours. Le roi, les colambs, les ragams & les grands officiers de 1'état affiftèrent avec moi a un feftin magnifique qui fut préparé dans la grande falie de Begfurbeck. Après le fouper, fa ma-  V O L A N S. 69 jefté rne marqua quelque impatience d'apprendre le détail-du combat. Je lui dis que la feule aöion courageufe avoit été faite par mon ami Na*gig > qui avoit commencé la viöoire par la mort du général Harlokin. Nafgig fe leva & dit au roi, qu'il n'avoit fait en cela que profiter de 1'occafion que la fortune lui avoit préfentée, Sc qu'il auroit pu avoir le même fort que le général. Excepté cette efcarmouche, dit-il, & quelques coups de fabres diftribués k 1'avant-garde, il n'y a point eu de combat, Sc nous n'avons pas perdu un feul homme. Pierre, de deffusla chaife oü il étoit affis, commandoit a la viöoire. II na fait que parler trois fois Sc murmurer tout bas une quatrième; mais il i'a fait avec tant defuccès , que des deux premiers mots il a tué plus de trois eens ennemis; fon murmure a couché Harlokin a fes pieds, & le troifième mot a terminé la guerre. Depuis que nous avons appercu 1'ennemi, jufqu'a fa dé. faite totale , il ne s'eft pas écoulé plus de tems qu'il n'en faut pour traverfer les jardins de votre majefté. En un mot, ajouta Nafgig , votre majefté n'a pas befoin, comme je vois, d autre perfonne que Pierre pour vous défendre contre vos ennemis publics Sc particuliers; & tant qu'il fera parmi nous, ma profêftion ne fera pas fort néceffaire a 1'état. Eüj  70 Les Hommes Après ces complimens de la part de Nafgig ; & d'autres que je recus du roi 8c du refte de la compagnie, je reconrms que c'étoit un grand bonheur pour moi d'avoir été choifi par le grand Colhrar, pour affranchir un royaume puiffant 8c un peuple auffi coniidérable des malheurs de latyrannie. Vous menez , leur disje, une vie fi heureufe fous le gouvernement de Géorigetti, que 1'on ne peut fonger fans horreur k 1'état miférable dans lequel vous auriez été réduits fous le pouvoir d'un ufurpateur , qui regardant ce royaume comme une conquête, vous auroit tous réduits a un efclavage infupportable. Mais, ajoutai-je, il y a encore parmi vous, 8c je ne le vois qu'avec peine, un mal que lesgrands ne reffentent point, & qui cependant a befoin de réforme. Depuis le roijufqu'au moindre de fes fujets, n'êtes-vous pas tous formés des mêmes membres ? Ne refpirez-vous pis tous le même air ?N'habitez-vous pas la même terre ? N'êtes-vous pas fujets aux mêmes maladies ? Ne fentez-vous pas tous également la douleur 8c 1'oppreffion ? N'avez-vous pas les mêmes fens 8c les mêmes facultés? En un mot, ne fommes-nous pas tous également créatures 8c ferviteurs du même maitre , le grand CohVar ? Le roi lui-même n'auroit-il pas pu être efclave , fans le hafard qui 1'a fait  V O L A N S. y£ naitre d'un roi ? & le plus miférable d'enïre nous n'auroit-il pas été roi , fi le fort 1'eiit voulu ? Vous tous qui êtes éievés en dignité, quel droit aviez-vous aux grandes places que vous occupez , fans le hafard de la naiffance ? Non, vous n'en aviez aucun : permettez-moi donc de vous dire ce que je voudrois que 1'ori fit. Puifque tous les hommes ont également droit a la protedtion de Collwar , pourquoi cherchez-vous k vous tourmenter les uns les autres, lorfque vous n'avez aucun ennemi qui vous inquiètte ? Ecoutez la nature; elle vous crie au fond du cceur , de faire k autrui ce que vous voudriez qu'il vous fit. Que ce principe foit la régie de vos aétions. AfFranchiffez vos efclaves; & que tous les hommes foient tels que Collvar les a faits, ceft-è-dire, libres. Tant que cette diftinaion inégale d'hommeè homme fubfiftera parmi vous, comptez que, quoique 'Vous fembliez maintenant délivrés de vos malheurs , il en furviendra d'autres, & peut-être " deplusfacheux. Ne croyez pas pour cela que je prétende que tout les hommes foient grands ou que tous foient petits : non, je voudrois feulement que 1'on laiiTat k chaque ferviteur la liberté de fe choifir un maitre, & k chaque maitre eelle de choifir fes ferviteurs. Celui quipoflède des biens & qui peut procurer des E iv  ji Les Hommes avantages , ne manquera jamais de gens qui s'empreffent a le fervir , pour avoir part k fes biens; de même auffi celui qui n'a point de biens eft obligé de fervir pour en gagner ■: mais tout cela doit fe faire de bonne volonté. Par ce moyen, celui qui vous fert y trouvera fon intérêt, & le fera avec plus de 'cceur ; -vous qui vous faites fervir , vous en ferez plus doux, &c vous en aurez plus d'attachement pour un bon ferviteur, perfuadé qu'en agiffant autrement vous le perdriez. Je vous prie donc de faire un reglement k ce fujet ;ou fi vous vous y oppofez, dites-m'en les raifons. Un des ragams dit qu'il croyoit qüe je pariois jufte, & qu'une telle conduite feroit agréable k Collwar. Enfuite deux colambs fe levèrent, & déclarèrent qu'ils y confentoient. Le roi s'en rapportanta moi, j'ordonnai, du confentement des colambs , que la liberté feroit proclamée dans toute la ville, de manière que chacun fe rendroit k fon de voir comme k 1'ordinaire, pour fervir fon maitre pendant 1'efpace d'un mois ; après quoi il feroit libre a chacun de faire une nouvelle convention avec eux , ou avec tout autre. Ce jour,fire, dis-je au roi, fera véritablement un jour de joie pour ces pauvres e fclaves,  V O 1 A N S. y3 è qui il étoit indifférent auparavant qui fut leur roi, paree qu'ils n'avoient rien a perdre. En effet,qu'importe è un efclave, qu'un homme gouverne ou un autre , puifqu'il refte toujours dans 1'efclavage? Maintenant qu'ils fontlibres, leur propre intérêt les engagera a défendre 1'étaf. II ne me refte plus qu'une chofe a vous demander , continuai-je, en m'adreffanr aux ragams : c'eft de vous trouver tous demain au temple, pour remercier Collwar des faveurs qu'il vient de vous faire, & lui en demander de nouvelles. Chacun y confentit de bon cceur. Quand on fut affemblé, les pauvres ragams qui n'avoient plus leur image, ne fachant que faire & que dire, fe trouvèrent fort embarraffés. Leur ufage étoit de fe profterner contre terre devantl'idole, enfaifant mille geftes bizarres. Prioient-ils véritablement, ou n'en faifoient-ils' que femblant? C'eft ce que perfonne ne fait. Tandis que le peuple s'affembloit, j'appellai un ragam dont j'appercevoisl'embarras. Je vois lui dis-je, quel'abfence de votre image vous embarraffe. Suppofez que vous & vos frères ayezrecu du roi quelques faveurs, & que vous foyez chargé de 1'en remercier, feriez-vous embarraffé de lui marquer votre reconnoiffance? Ne lui diriez- vous pas jufqu'a quel point  74 Les Hommes vous êtes fenfible a fes bienfaits ? Ne lui pro. mettriez-vous pas de vous conduire dans la fuite en fidèlle fujet? Ne le prieriez-vous point de vous continuer toujours fa proteófion? Hé bien, continuai-je, vous croyez en Collwar; vous êtes pei-fuadé qu'il entend ce que vous lui dites; adreffez-vous a lui avec ferveur : dirigez votre cceurvers lui comme s'il étoit préfent. En effet, me répondit ce ragam , je crois que vous avezraifon,nouspouvonsle faire; mais comme c'eft une chofe nouvelle pour nous, vous devez nous excufer, fi nous ne nous en acquittons pas bien la première fois. Je ne pouvois choifir un meilleur difciple; caril n'eut pasplutöt ouvertla bouche, qu'il fit uneprière fort pathétique que le peuple écouta avec beaucoup d'attention. Elle ne fut pas longue, mais il embraffa tous les points que je lui avois prefcrits. Quand il eut fini, un autre reprit, & nous entendimes au moins dix prières, dans chacune defquelles il y avoit quelque chofe de nouveau & de très-bien dit. Plufieurs d'entre eux m'avouèrent enfuite qu'ils n'avoient jamais éprouvé tant de fatisfaflion, & qu'ils fe fentoienr un cceur nouveau. Nous paffames les fix jours de fête avec toute la gaieté imaginable , & furtout dans les danfes a la manière du pays, qu  V o l a n S. 75 me parurent trop chargées de fïgures, & moins agréables que celles d'Angleterre. II arrivoit tous les jours des villes révoltées, & même de plufieurs petites républiques auxquelles Géorigetti n'avoit aucun droit, des députés qui venoient demander fa protecïion : de forte qu'en moins d'une femaine le roi fe vit nomfeulement délivré de 1'appréhenfion d'être chalTé de fon tröne , mais encore chéri de tous fes fujets, recherché de fes voifins , & enfin élevé au plus haut point de gloire oii un fouverain puiffe atteindre. CHAPITRE XLVI. Pierre propofe de faire la vifite des provinces révoltées. II change le nom du pays, établit la religion du cóté de l'ouejl, & y abolit l'efclavage. Lafmeel revient avec Pierre. Pierre lui enfeigné d lire & d écrire. Le roi eji furpris de cette correfpondance. Pierre dêcrit au roi la forme d'un animal. Q Uand les fêtes furent finies, les colambs demandèrent permiffion de s'en retourner. Le roi, qui ne faifoit plus rien fans me confulter, voulut favoir de moi s'il étoit a propos de les renvoyer dans leurs pcftes. Je lui dis, que la  76" Les Hommes confufion ayant régné fi long-tems a 1'oueft de fon royaume, ces provinces n'avoient peut-être fait leur loumilïïon que par la néceffité des circonftances, que la confternation générale pouvoit bien les avoir engagées k diffimuler, jufqu'a cequ'ellesfuffenten état deremuer de nouveau; qu'il étoit plus que probable que quelques parens d'Harlokin ou autres chercheroient encore k les entraïner dans la révolte; qu'ainfi il pourroit avoir befoin de travailler avec fes colambs a atfurerla tranquillité; qu'il nefalloit pas par trop de fécurité donner lieu a de nouveaux troubles, & que tous les colambs fe trouvant dans la capitale, il étoit bon de les réunir encore une fois. Quand ils furent alTemblés , le roi leur déclara qu'il étoit beaucoup plus fatisfait de les voir tous réunis maintenant , que quand il avoit été queftion de chercher des moyens pour conferver leurs vies & leurs polfeflions. Maintenant, leur dit-il , il ne nous refte plus qu'a délibérer fur la manière d'affurer nos acquilitions nouvelles , &; de régler des provinces qui n'ont pas encore été en mon pouvoir. Le glumm Pierre vous propofera ce qu'il y a de plus néceffaire a examiner; & quand tout fera arrangé, vous aurez la liberté de vous en retourner. Je leur repréfentai que, comme il eft clan-  V O L A N S. yj gereux dans le corps naturel de guérir trop promptement les plaies, avant que les chairs foient bien iaines, de crainte que 1'humeur renfermée ne caufe de nouveaux ravages par fa malignité; de même auffi dans le corps poütique, fi 1'on le contente de fermer les plaies , fans nétoyer la fource qui les a caufées, elles' s'enveniment& s'irritent fourdement, jufqu'3 ce que rencontrant une occafion favorable, elles renaiffent avec plus de violence. Je voudrois donc , leur dis-je , que 1'on vifitat les cüftérentes provinces, que 1'on recherché leur conduite, que 1'on examinSt la vie & les mceurs des colambs; des officiers inférieurs & des magiftrats, afin de conforver les anciens, ou den établir de nouveaux, s'il eft néceffaire. Je voudrois que cette vifite fut faite par fa majefté elle-même , accompagnée d'autant de colambs qu'elle le jugeroit néceffaire, afin que fes nouveaux fujets puffent la voir dans toute fa fplendeur; que reconnoiffant les bonnes difpofitions que le roi a pour eux, auffi-bien que fon équité & fa juftice, ils deviennent des fujets zélés, attachés a fon gouvernement. C'eft ce qu'on ne peut guère infpirer a leur cceur , que par des moyens qui parient aux fens. Une telie démarche produira certainement 1'effet que j'en attends, & affurera Ia paix & le bonheur de Norm  78 Les Hommes Normus, je veux.dire, de DoorptrVangeanti. En m'entendant bégayer le mot Normbdfgrfutt, Sc prononcer DoorptrVangeanti, toute l'affemblée retentit du mot DoorptrVangeanti, & il fut réfolu que 1'occident étant maintenant réuni a 1'orient, le royaume entier feroit appellé déformais SaffdoorptfVangeanti , c'eftè~dire, grande terre de vól. Tous les colambs approuvèrent que le roi fit cette vifite, Sc offrirent del'y accompagner; mais ils infiftèrent a ce que jefuffe du voyage. 3'y confentis, &c je choifis deux des plus habiles ragams, pour enfeigner chez eux la nouvelle religion au peuple : car dans tous mes projets je ne perdois pas de vue ce point, qui me paroiffoit le plus important. Quelques-uns étoient d'avis qu'on relachat les députés, aprèsleur avoir déclaré les intentions du roi; mais j'objeöai que peut-être ils auroient du reflentiment de leur détention, Sc feroient chez eux des rapports peu favorables k nos deffeins. II fut donc jugé plus k propos de les emmener avec nous, & de partir le plus promptement que faire fe pourroit. Nous partimes en effet avec une fuite nombreufe, Sc nous c0mmen9am.es notre route par la droite , afin de faire tout le tour du pays, de prendre les villes qui fe trouveroient fur notre  V O L A N S. 79 route , & d'entrer quelquefois dans 1'intérieur iorfque la fituation des lieux le demanderoit ' Les magiflrats&lesprincipaux officiers de chaque diftridt vinrent au-devant de nous è quelque diflsnce de leurs villes, avec la corde au col & 1'inftrument de la mutilation que 1'on portoit devanteux. Le roi leur parlolt peu en cnemin; il leur ordonnoit de marcher devant 7 VC" la vilIe> & de le conduire è la mahon du colamb. Auffi-töt fon arrivée , le roi lui comrnandoit de remettre fonemploi, ainfi au'k tous les officiers qui avoient des poftes inféneurs. Enfuite on examinoitleurs vies&mceurs, , Ia ma»lèl-edontüs s'étoient conduite dans leurs emplois. On trouva que la plupart avoient ra.t leur devoir relativement au gouvernement fouslequel ils vivoient; ( car ils alléguoient pour defenfe, qu'ayant trouvé les chofes clans «n etat d'ufurpation, & n'ayant pas 1'autorité de les changer, ce gouvernement étoit naturel Po«r eux ). Auffi en s'engageant folemnellement a foutemr les droits du roi, ils recurent prefque tous leurs commiffions de la bouche même de fa majefté. S'il s'en trouvoit quelques-uns qui euffent été cruels envers les fujets , & qui euffent commis quelques crimes notoires ou abuféde leur autorité (car toutle monde avoit la liberté de fe plaindre ), ils étoient caffés &  §o Les Hommes envoyés h Crashdoorpt,, pour prévenir les mauvais effers de leurs difgraces. Nous ne déplacames que cinq colambs & un petit nombre de petits officiers inférieurs. Ainfi la modération & la juftice de nos procédés, donnèrent la plus grande fatisfaöion aux magiftrats & au peuple. Ayant remarqué a Brandleguarp quantitéde petites images dont ma femme m'avoit parlé , je crus qu'il étoit tems de marquer mon reffentiment contre elles. Je fis amener devant moi plufieurs ragams de 1'oueft, & leur demaadai quelles petites images ils avoient parmi eux. L'un d'eux prenant la parole pour les autres, dit qu'il ne croyoit pas qu'il y en eüt beaucoup, paree qu'on lui en apportoit peu a bénir. Oü eft donc votre grande image, lui dis-je ? A Youk, répondit-il. Le peuple n'en a-t-il pas ici de petites ? Fort peu , me dit-il, car on ne nous y a pas forcé depuis long-tem5. Comment forcés, repris-je 't Efl-ce que le peuple ne les adore pas? II y a peu de gens qui le fafïent, me dit-il ; elles n'ont jamais été adoptées dans notre état que depuis environ dix ans qu'Harlokinnous y a contraints. Quoi, lui dis-je, vous ne les adoriez donc pas auparavant ? Non, répondit-il , jamais, depuis que le royaume a été divifé ; car nous avons voulu fuivre Favis du vieux  V O 1 A N S, gj ragam, & adorer, CohVar même; le refte de 1 erat n'y voulant pas eonfentir, le royaume fut dmfe entre nous qui fuivions la doörine du ragam & les autres qui la rejettoient. Quoiqu Harlokin fut un adorateur zélé de 1'image » tout ce qu'il apu faire, n'apu attirer le peuple dans:fes lentimens ;& Collwar a toujois été fmvx du plus grand nombre. Cette déclaration meplut beaucoup; jen'avois jamais été informé de ces circonflances, & je n>en fus Iusdé_ termine k fuivre mon projet. Comme nous devions aller vifiter Youk hüit Purs apres,Je fis affembler ^ peuple dans le temple. Lk , je leur racontai les grandes merveilles que Coll^ar avoit opérées dans toutes les nations. Je pourrois, leur dis-je alTpl" rPPOrtei' PlUfl6UrS ««-P^;^ ts^;niVOa5 Cna—^PP-dans Commencons par les anciens tems, oi, ie prefume que vous adoriez tous une idole Avez vous quelque tradition précédente? Non ré pondirent-ds. Cette image, continuai-je, étoit adoree dans le tems de Begfurbeck; p0ur lor, un Vieux ragam f dont ^ lame voulut vous faire rendre 4 ColIWar meme les adorations que vous rendiez 41 We Vousnevoulütes pas y eonfentir, & H vóls lome II. „ - • r  82 Les Hommes menaga; mais il promit d'heureux fuccès a Begfurbeck qui y confentoit : auffi parvint-il aun age fort avancé. Ceux qui y confentirent, eurent le courage de former un royaume in* dépendant. Y a-t-il quelqu'un qui n'en appergoive la caufe ? N'étoit-il pas vifible que Collwar étoit irrité contre 1'eft, qui refufoit de fuivre le vieux ragam ; 8c qu'au contraire il étoit favorable k 1'oueft, qui fuivitfa doftrine ? Venons a 1'application; elle vous fera voir qui des deux avoit raifon ou tort. Tant que 1'oueft a fuivi CohVar, il a été floriffant, 8c 1'eft a décliné : il n'eut pas plutöt dégénéréfousle commandement de Harlokin, 8c 1'eft embraffé le culte de Collwar par mon moyen , que la face des chofes a changé. H faut être aveugle pour ne point appercevoir toutes ce svérités. Ainfi il fautpublier que chacun ait k détruire toutes les petites images, fous peine d'être mutilé. Pour moi , je détruirai cette grande idole ; chargez-vous , vénérables ragams, de détruire les petites. A ces mots, je renverfai la grande image , 8c la brifai en morceaux. Je fis faire une proclamation pour abolir 1'efclavage , aux mêmes conditions qu'a Brandleguarp ; 8c après avoir pacifié la province de 1'oueft avec une fatisfaction générale , nous  V O L A N S. 83 continuames notre route. Prefque tout 1'oueft nousaccompagna, jufqu'a ce que nous fümes revenusa 1'eft; & jé ne crois pas qu'il y ait jamais eu dans le monde une réunion auffi heureufe. J'ordonnai h plufieurs des grands d'envoyer leurs fils a la cour, pour y remplir des poftes, & fe mettre en état de pouvoir un jour gouverner des colambats. Ce qui m'engagea a prendre ce parti, fut la certitude que chaque pays aime beaucoup mieux avoir pour chef un de fes membres, qu'un étranger. D'ailleurs, en clevant ces jeunes gens fous les yeux du roi pendant huit ou dix ans, ils deviennent, pour ainfi dire , naturalifés a la cour, oiiils fervent d'ötages pour répondre de la fidélité de leurs pa«rens, & fe rendent capables dé fervir un jour leur patrie. Continuellement occupé è travailler au bien de ce peuple , je tirois avantage des moindres événemens, & j'étendois toujours mes vues tant qu'elles pouvoient aller. Je n'en rapporterai ici qu'un feul exemple. II y avoit a Youk le fils d'un fimpleparticulier, a qui par hafard je fis quelques quefiions. II y répondit très-jufte &avec beaucoup d'aflurance. La manièredont d le fit, m'engageaa le qiieftionner davantage; je fus encore plus fatisfait de fes autres réponfes' a F ij  §4 LesHommes Lui trouvant donc un génie étendü &Z beaucoup de pénétration pour fon age, je propofai a fon père de me le confier. Le bon vleillard qui me voyoit en fi grande réputation,, y confentit avec joie ; & le jeune homme ne demandant pas mieux , je 1'emmenai avec moi a Brandleguarp. Je lui procurai aufii-töt un pofte peu confidérabTe , k la vérité , car je lui en deftinois un autre , mais Cépendant propre a lui attirer quelques égards. Je prenois plaifir k difcourir avec lui fur différenfes matières. Ses queftions & fes réponfes, qui fouvent m'embarraffoient, me firent appercevoir en lui une imagination vafte, & beaucoup de folidité jointe aune application continuelie & infafigable. Comme je lui parlois fouvent de livres , d'écriture , de leöures , & des grandes connoiffances qu'on ac-* quéroit par leur moyen , fon efprit curieux & les projets folides qu'il formoit , me firent naïtre des idees auxquelles je n'aurois jamais penfé fans lui. J'examinai tous les moyens de 1'inftruire; & lui ayant fait part de mon deflein , il me demanda comment je faifois pourformer une lettre. Je lui fis la defcription d'une plume; je lui dis qu'en la rempliffant d'une liqueur noire, & la faifant pafiêr fur une chofe plate & blanche appellée du papier, elle y formoit des traits auxquels j'étois le maitre de donner  V O L A N S. 85 telle figureque je voulois. Quoi! me dit-il, toute chofe qui fera une marqué fur une autre chofe comme je voudrai, ëcrira ? Oui, lui dis-je; maispue pourrions-nous trouver qui fut capable de tracer des figures noires ? Nous allions pourfuivre cette converfation , lorfque je fus obligé de le quitter, pour merendre auprès du roi qui m'avoit demandé. Ayant refté tard avec le roi, je ne revis Lafméel ( c'étoit ainfi que fe nommoit mon élève ) que le lendemain au foir. Son abfence m'avoit même donné de 1'inquiétude. Je lui demandai oii il avoit paffé tout le jour. II me répondit qu'il avoit été chercher de 1'encre & du papier. Bon l lui dis-je en riant. En avez-vous trouvé ? Oui , répondit-il, ou du moins quelque chofe d'équivalent. Auffitöt ouvrant un cöté de fon graundy, il me fit voir une grande feuille plate, unie & charnue , longue & large, de deux lignes d'épaiffeur, &c fembiable a une feuille de figuier d'inde. Que voulez-vous que je faffe de cela, lui dis-je ? C'eft pour écrire deflus , répondit-il, & pour voir ce que vous y aurez marqué. Avec quoi, lui demandai-je ? Avec ceci, me dit-il; & mettant la main dans fon graundy, il en tira trois ou quatre efpèces de poingons fermes & pointus. Je les examinai, & frappant fur la tête de Lafméel: mon ami-, lui dis-je, fi nous étions F iij  86 Les Hommes vous & moi en Angleterre, vous deviendriez confeiller d'état. Quoi! me dit-il, eft-ce que cela ne peut pas fervir? Je croyois avoir fait merveille; car j'ai marqué fur une de ces feuilles tout autour; & quoique je n'y apperguffe rien fur le champ , avant que j'eulTe fini, ce que j'avois marqué d'abord , étoit d'une autre couleur que Ia feuille, & j'appergus diltinöement les traits. Je lui dis que, comme il étoit d'un age a pouvoi'r comprendre ce que je lui enfeignerois, je voulois m'y prendre avec lui autrement qu'avec un enfant. Ainfi je lui parlai de fon fangage; je lui fis voir que les phrafes étoient compoféesde mots , les mots de fyllabes & les fyllabes de lettres. Puis formant la voyelle A,je lui en appris le fon , & y ajoutant une confonne, je lui dis qu'une partie du fon de plufieurs lettres particulières jointes enfemble comme ces deux-ci, formoit un autre fon, que j'appellois une fyllabe; qu'en ajoutant deu x ou plufieurs de ces fyllabes, j'en formois un mot, en placant enfemble les lettres qui forment les fons des fyllabes propres a faire ce mot. Enfuite lui montrant une copie de lettre qui pouvoit aifément tenir fur la feuille, & lui en apprenant les fons, je la lui laiffai: je n'eus befoin que de les lui dire deux fois. II avoit la mémoire fi bonne, qu'il retint le fon de chaque ettre , excepté de 1'f, de l'l & du q.  V O L A N S. 87 En deux mois, je lui appris k lire tout ce que j'écrivois. ïl y prenoit goüt, & travailloit beaucoup de lui-même; de forte que nous entretenions enfemble une correfpondance de lettres; & il couchoit par écrit tout ce qu'il avoit vu ou entendu pendant le jour, avec des remarques fur différentes chofes. Un jour que je me promenois avec le roi dans les jardins , en parlant des ufages de mon pays, & fur-tout de nos guerres, je lui dis que nous avions des foldats qui cembattoient a cheval. Le roi ne pouvoit concevoir ce que j'entendois par un cheval. Sire, lui dis-je, ma femme m'a dit qu'il n'y avoit ici ni bêtes ni poiffons; j'en ai été d'autant plus furpris, que nous avons abondamment des uns & des autres en Angleterre. Si je dis k votre majefté, qu'un cheval eft une créature vivante k quatre pieds, vous croirez naturellement que c'eft quelque chofe qui reffemble a un homme qui auroit quatre jambes. Oui vraiment, je le crois, dit le roi; mais a-t-il le graundy ? Je ne pus m'empêcher de rire, & je fentis qu'il me faudroit quelque comparaifon pour lui en donner une idéé jufte , fans quoi il n'entendroit jamais ceque je voulois dire. Je me reflbuvins. d'avoir donné a Lafméel une petite eftampe repréfentant un cheval, que j'avois trouvée dans une; F" w  88 Les Hommes póche deshabits du capitaine, & que j'avois gardee pour amufer mes enfans ; ainfi je dis au roi que je pouvois lui montrer la figure d'un cheval. II me répondit que je lui ferois plaifin Je reneontrai par hafard dans le jardin une desfeuilles de Lafméel. Je la pris; & avec la pointe de mon couteau, j'écrivis a Lafméel de menvoyer par le porteur la figure de cheval que je lui avois donnée , afin de la montrer au roi; & appellant un des gardes pofté a 1'entrée du jardin, je lui dis : Portez ceci a Lafméel; vous le trouverez, je crois, dans mon appartement, & vous me rapporterez la réponfe. Alors continuant a parler avec le roi & tournant au bout d'une allée, je vis encore lemême garde. Vous ne pouvez pas, lai disje , avoir fait encore mon meffage. Non, me répondit-il; vous ne m'avez point dit de quoi je devois vous apporter la réponfe. Non vraiment , lui dis-je; mais n'importe, faites ce que je vous ordónne. Le garde s'éloigna avec la feuille, fort mécontent. Mon père, me dit alors le roi, je fuis furpris de vous voir agir d'une manière fi contradiöoire; je ne m'attendois pas k cela : quoi, vous ordonnez è un homme de vous apporter une réponfe, fans lui avoir donné de mefiage. Je le priai d'avoir patience jufqu'au retour du meflager. Je n'atten  . V O L A N S. g£ drai pas longt-tems, dit le roi, car le voilA de retour. Hé bien, dis-je au garde , quelle réponfe ya-t-il? Monfieur, me dit cet homme, j'en aï été quitte pour ma peine , car il m'a renvoyé avec cette petite chofe blanche. Ah, ah, dn le roi en riant, je m'y attendois bien : allons, mon père.avouez une fois que vous avez eu tort: je fuis für que vous aviez deffein de lui donner un meifage, & que 1'ayant oublie, vous n'avezpas vouluqu'un garde vous fït appercevoir de votre méprife. Je le regardai féneufement ,&me mis a lire ce que Lafméel avoit ecnt. II me marquoit qu'il obéiffoit è mes ordres , en m'envoyant le cheval que je demandois, & qu'il étoit après alors a levdefiïner fur une feuille. Allons,allons, dit le roi, donnez a cet homme fon meifage, & qu'ü retourne. Non, lui repondis-je, il n'eft pas néceffaire: il m'a obéi poncfuellement. II a trouvé Lafméel dans ma chambre ovale, affis a fa table avec cette peinture que voici, qui étoit devant lui. Le roi penfa tomber de fon haut, quand il m'entendit parler ainfi, & qu'il vit la figure Vraiment, monpère, me dit-il, j'ai eu tort de vous accufer; quoiqu'une chofe foit au-deffus de ma portée, je ne dois pas croire qu'elle foit au-deffus de votre fcience. Je ne répondis rien ;  $o Les Hommes & me contentai de montrer au roi cette figure & de lui expliquer ce que c'étoit qu'un cheval. II me fit mille queftions fur cet animal, & me demanda enfin comment il étoit fait en dedans. précifément comme votre majefté , lui dis-je. Quoi! reprit-il,ilmange& refpireauffi? Oui , répliquai-je , affurément. Hé bien , dit-il, je n'aurois jamais cru qu'il y eüt au monde une telle créature. Je ne fcais ceque je nedonnerois pas pour en avoir une femblable. Je lui expliquai a quoi le cheval nous fervoit encore indépendamment de la guerre: & au moyen,de la même figure, en y fuppofant des changemens , je lui fis la defcription d'une vache, d'une brebis, & de tous les autres quadrupèdes. Cette converfation fit beaucoup de plaifir au roi. CHAPITRE X L V. Pierre envoie chercherfa familie. II va vifiterla ville. Defcription de cette ville & dupays. Fontaines chaudes & froides. A yant alors le loifir de fonger a mes propres affaires, je congus le deffein de tranfporter ma familie avec tous mes effets a Saffdoorpt-  V O L A NS. gt fVangeanti. Je ne voulois pas pourtant abandonner mon vaiffeau & la cargaifon ; car la plus grande partie de la charge y reftoit encore; & ma femme ne m'avoit envoyé par le goufre, pour ainfi dire, que des bagatelles. J'eus quelque envie d'y aller moi-même ; mais confidérant le trajet immenfe qu'il y avoit par mer, je penfai qu'il ne falloit pas tenter la providence, en allant dans un endroit oii ma préfence n'étoit pas abfolument nécefTaire. Na*gig> aux foins&ala conduite de qui'je pouvois confier toutes fortes d'entreprifes , m'ofFrit fes fervices, & me promit de faire tout ce que je lui ordcnnerois. La feule difficulté, dit-il, eft qu'il me fera impoffible de me reffouvenir du nom de beaucoup de chofes dont je n'ai point d'idée, pour en porter la connoiffance a mon efprit, lorfque je les verrai : k cela prés, je ne doute pas de vous fatisfaire. Je lui répondisque je luidonnerois un compagnon qui fe reffouvenoit de tout, quand une fois je lm avois parlé; que pour ne lui point furchargerla mémoire, Lafméel porteroit un état des chofes que je défirois d'avoir , & que pour lui il ne feroit chargé que de 1'exécution. Lafméel défiroit beaucoup de voir le vaiffeau, & d'avoir part dans cette aventure. II dit a Nafgig qu'il avoit un art particulier au moyen  91 Les Hommes duquel jl fe reffouvenoit de tout, fi long-tems qu'd le voudroit, & qu'en portant avec lui un mémoire, ilne craignoit pas de fe trompen Le roi m'ayant permis de prendre autant qu'd me faudroit de fes gardes pour porter mes effets, je leur dis de fe tenir prêts pour le quatrième jour , que Nafgig & Lafméel partiroient avec eux. J'ordonnai cependant a Lafméel de revenir le jour fuivant prendre mes inftructions, & d'apporter avec lui un bon nombre de feuilles, paree que j'avois bien des chofes a écrire. Lafméel, en entrant dans ma chambre le Iendemain matin, m'avertit que toute la ville étoit en rumenr, & fur tout ceux a qui j'avois fait rendre la liberté. Comment, lui dis-je , ont-ils fi-töt oublié leur efclavage , pour abufer déja de la liberté? Allez'vous informer del'affaire, & que 1'on m'amene quelques-uns des chefs de la révolte. Lafméel apprit, après plufieurs informations, que le bruit couroit que j'aliois quitfer le pays , & que ces gens étoient déterminés a me fuivre , & a s'établir par-tout, oii j'irois, de crainte qu'on ne les réduisit encore a lefclavage. II m'enamena quelques-uns. Après les avoir remerciésde leur affecfion, je les blamai fort de 1'avoir montrée d'une manière fi tumultueufe :  V O LANS. 9j je leur dis que loin de vouloir les quitter, j'envoyois chercher ma familie, & mes elfets pour m'établir chez eux. lis en furent réjouis, & me dirent qu'ils alloieht porter cette bonne nouvelle a leurs camarades; en effet ils fe retirèrenr. Bientötaprès je me trouvai dans un plus grand embarras qu'auparavant; car ayant déclaré mon projet aux autres , ils accoururent dans ma galerie en fi grand nombre, qu'ils pénétrèrent jufqu'a ma chambre. Je leur dis qu'il n'y avoit point d'exemple que 1'on traité ainfi une perfonne pour qui on prétendoit avoir de 1'amitié; & qu'un pareil foulevement, loin de me prou' ver leur reconnoiflance , feroit le vrai moyen pour me déterminer a les quitter. Car, ajoutai-je, penfez-vous que je puiffe'vivre dansun pays óü 1'on marqué plus de déférence pour moi que pour le roi? Ils me demandèrent pardon, & promirentde m'obéir en toutes chofes , s'excufant du trouble qu'ils m'avoient caufé, fur ce qu'ils étoient venus m'offrir leurs fervices pour tranfporter ma familie, mes effets & tout ce dont j'aurois befoin; & quefi je voulois les favorifer en cela,ils feretireroient aulfitot.Jeleurrépondis qu'après y avoir péhfé je leur donnerois de mes nouvelles. CHa les franquiliila.  94 Les Hommes Ce trouble me prit beaucoup de tems que j'aurois pu employer mieux; je ne favois comment men débarraffer : enfin je leur fis dire par Maleck, que j'avois pour eux beaucoup d'eftime; mais qu'après ce qui s'étoit paffé, il ne me con' venoit pas d'accepter leur bonne volonté : que d'ailleurs ayant demandé au roi quantité de gens qu'il m'avoit accordés, ce feroit les préférer au roi, & faire injure aux autres, que d'accepter leur ofFre. Ma réponfe les fatisfit, & il n'en fut plus parlé. Rien ne me parut fi difficile que de régler exaétement la conduite de cette entreprife. J'avois quantité de chofes a exprimer fur lefquelles la moindre obfcurité pouvoit caufer des délais & du dommage. Non-feulement je fus obligé de détailier ce que je voulois qu'on apportat, mais encore la manière de 1'emballer & de le conferver. Comme Lafméel pouvoit lire mon écriture a Pédro chez moi, & k Youwarky k bord du vaifieau, j'embralTai ce moyen, qui, quoiqu'un peu long, me parut propre k mettre quelque ordre dans 1'expédition. Mon mémoire étant fini, je vis qu'il y avoit encore quantité de chofes a apporter; ainfi je mis un &c. a la fin de mon catalogue; & tandis que mes gens fe préparoient au départ, j'y ajoutai encore plufieurs autres chofes. lis étoient déja fur  VOIANS. 95 Ie graundy, Iorfque je me rappellai la chofe, è mon avis, la plus importante, J'avois brifé un fi grand nombre de mes caiffes, que j'étois inquiet commenton pourroit emballertous mes efièts. Je iongeai qu'il y avoit a bord plufieurs grands tonneaux a mettre de 1'eau, qui pourroient contenir un nombre infini de petits uftenfiles, & qui feroient faciiesè tranfporter; ainfi je les'arrêtai, & j'écrivis encore ceci. Mais a peine furent-ils partis & hors de vue , que je me rappellai encore vingt autres chofes que j5aurois dü leur dire, & qu'il fallut me réfoudre a laiffer comprifes dans mon & castéra. J'avois envoyé ma chaife volante , pour tranfporter ceux de mes enfans qui n'avoient pas le-graundy. J'avois ordonné que Pédro feroit afiis & lié fur la chaifeavec Richard attaché dans fes bras. Jemmy devoit être affife & liée ' fur les planches devant Ia chaife ■ & David par derrière; ainfi j'elpérai qu'ils arriveroient heureufement : pour ma femme & Sara , elles étoient en état de faire la trayerfée fans le fecours de perfonne. Ayant dépêché ma caravane, & me trouvant feul, j'appelai Quilly lelendemain matin : II me pnt envie d'aller me promener dans la campagne ; je lui ordonnai de venir avec moi. Depuis plus de fix mois que j'étois dans Ie  96 LesHommes. pays, quoique j'euffe forti plufieurs fois dans ma chaife , je me trouvai auffi neuf que le premier jour, Iorfque je voulus me promener autour de la ville. En effet, cette ville eft la plus curieufe qu'il y aitau monde: c'eft un rocher immenfe , d'une hauteur confidérable: de plus de deux lieuesde longueur, &c a peu prés autant de largueur. Les rues Sc la partie habitable de cette ville font taillées dans le roe jufqu'au niveau du refte du pays, fort plates Sc unies au fond, tandis que le rocher s'élève perpendiculairement de chaque cöté des rues. La figure de cette ville eft un carré parfait, dont chaque cöté a environ deux lieues de longueur. II y a au centre du carré une grande place ronde de prés d'un mille de diamètre. A chacun des cötés des rues extérieures jufqu'au cötéoppofé, il y a une autre rue qui.tïaverfe la ville, Sc coupe le centre du cercle; le long de la face du rocher qui termine les rues Sc le cercle, il y a des arcades ou maifons voütées. Celles qui font dans les cercle & dans les quatre rues qui fe croifent Sc qui y aboutiffent, font deftinées pour les grandsSc les plus confidérables habitans; mais celles des rues extérieures font pour le petit peuple. II eft aifé de connoïtre oü demeure un grand, par la face extérieure de fon arcade , . " Sc  V ó £ X n s.' n ötoit encore la pouflière , jufqu'a ce que le roe tut fuffifammént creufé. Tout ce travaii fe faifoit a Ta clarté des vers luifans. Comme j'avois ma móntre dans ma poche, je mefurai un canton de pierre de trois pieds de long, un pied & demi de large furie plat & environ un pied d'épaiffeur , pour voir cönfl bien de tems 1'ouvrier employeroit pour ufèi cette portion de rocher : elle fut enlevée en moins de deux heures. Je connus par ce moyen comment ils fabriquoient leurs maifons • car deprus que j'étois dans le pays, je n'avois jamais vu de fer , ni aücuns óutils autres que les miens. J'appris en queflionnant !es onvriers que les ratiffures de cette pierre , mêlees avec une portion de terre or iinaire & d'une eau particmière , tb moie t un ciment feihblabla ffu platre, avec leque! i!s failoient les pétiti G ij  ioo Les Hommes ouvrages qui fervoit d'ornement a leurs édifïces. En m'avancant un peu plus loin clans cette maifon , je vis un homme qui travailloit a une figure de glumm, fuivant la même méthode , qui étoit debout dans le rocher contre la muraille. L'ouvrier tenoit fa liqueur dans une efpèce d'affiette découverte , & y trempant une forte d'étoffe de la même matière que mon lit, dont il avoit fait des rouleaux courts de différentes groffeurs , il en touchoit la figure , & enfuite grattoit avec fon inftrument, jufqu'a ce qu'il eüt mangé de la pierre ce qu'il en falloit pour perfeftiortner fon ouvrage. 11 n'eft pas concevable combien ce travail fe fait promptement; car en moins de dix mois je vis cette maifon achevée, & compofée d'un grand nombre de vafT.es & fuperbes appartemens , fort chargés d'ornemens & de fculpture. Quand je vis la facilité avec laquelle on faifoit ces ouvrages , le palais du roi ne me caufa plus de furprife : cependant je fuis sur qu'il n'y a pas dans le monde une pièce qui, pour fa beauté, puiffe être comparée a la chambre de Begfurbeck, dont j'ai donné ci-devant la defcription. Le palais occupant, comme je 1'ai déja dit, gn quart de la ville, aboutit a quatre rue*  V O t A N S. 10t différentes par autant d'arcades. Le long de la face Ia plus baffe eft un promenoir d'une hauteur confidérable , foutenu par une vafte colonnade, qui.fembloit porter tout Ie devant du rocher; & au-deffus règne une galerie de même longueur, garnie de baluftrades, & foutenue par des colonnes plus délicates, audeffus de laquelle eft un fronton décoré de différentes figures , & autres ouvrages d'ornement jufqu'au fommet du rocher, qui étant uni Sc de niveau dans toute fa longueur, étoit environné de baluftrades, entremêlées d'efpace en efpace par des piédeftaux & des ftatues des anciens rois, ff grande?1, que d'en bas elles paroiffent de grandeur natirrellé. Les autres cötés font des logemens pour différens officiers qui fervent au palais. Sous 1'arcade du milieu de la place eft le paffage pour entrer au palais. C'eft une voute longue &c fpacieufe , terminée par une grande place quarrée.. Dfe chaque cöté de ce paffage font de grands efcaliers en pente douce Sc fans degrés , par lefquels on monte aux appartemens. Ayant infmué a QtuRy d'aller le lendemain matin prorrtener dans la campagne , nous fortimes par une des arcades de derrière, au Iieu que la première fois nous étions fortis par urt des cötés» II y avoit du cöté oppofé un paffage G iij  io% Les Hommes par-deffous le rocher, qui conduWoit dans 1© jardjri, Nous fortïrnes donc par derrière , 5c $près avoir traverfé une grande cour carrée, environnée de batimens, nous montames, par un endroit pratiqué dans le rocher , fur une grande terrafle , oü nous vïmes diftir.cfement la montagne noire , dont le fommet s'élevoit dans les cieux ; & les cötés étoient b'en garnis d'arbtes , quoique le terrein du ha ut ne fournit que peu de verdure. Le plus beau coup, d'ceil du haut du rocher étoit de vorr le peuple revenir en foule de la montagne & desbois, chargés du poids de plus de quarante livres, chacun fur leur dos. Du haut dn rocher, oa les voyoit voltiger au-deffus des rues, pour gagner chacun leur demeure , par-deffus la tête de mille autres gens qui fe promenoient dans les rues. C'étoit une chofe fort plaifante de voir un homme qui fe promcnoit gravement dans une me , & un clin d'ceil après de 1'appercevoir fur le graundy , & de le "oir s'abattre dans. un autre endroit, a prés de. deux milles de diftance. L'afpeö du payfage d'a.utour de la ville me paroiffant fi nud , je demandai a Quilly d'oü» on ti"ïoi,t les provilions pour tout le peuple de ceite ville, qui n'avoit pas moins de trois eens. miiie habitans, ,11 me tépondit qu'ils n'en  V O L A N S. iOj avoient pas d'autres que ce qui venoit de Ja grande forêt ou des cötés de la montag ie.. Mais, lui dis-je, j'anrois juré Pautre jour a la table du roi, que je mangeois du boeuf de mon pays. Je ne fais, répliqua-t-il, ce que vous appellezdu bceuf; nous n'avons rien ici que les fruits de quelques arbres ou arbrifièaux. Je fuis fort étonné, lui dis-je, comment vos. cuifiniers préparent leurs mets: j'ai mangé de beaucoup de chofes bouillies,.& d'autres que 1'on fert toutes chaudes; cependant je n'ai vu depuis mon arrivée dans ce pays, ni rivière ^ m eau , excepté pour boire & pour laver mes, mains, & je ne fais d'öii on Ia tire.. II y a en* core une chofe qui me furprend, c'eft que %, quoiqu'on ne voie point ici le foleil, comme chez nous , pour échaufïer 1'air , le climat de cette ville eft tempéré , & il y fait rarement froid ; d'aiüeurs je ne vois ni feu ni fu, mée. Nous.avons fousle palais, reprit Quillv, plufieurs fources d'eau , tant chaudes, que froides; que ferions-nous du feu ?■ Nous en voyons affez pour nous effrayer au mont Alk-oé. Nos cuifiniers accommodent leurs fruits; fur les fources chaudes. C'eft une imagination,, lui dis-je , ils ne peuvent pas y cuire. Je fuis,. sur pourtant, répondit-il , que nous n'avons, gas d'a.utre fiicon de préparer. les méts». Hé Q Mi  io4 Les Hommes bien, Quilly, lui dis-je, nous retpurnerons aujourd'hui par Je chemin que vous m'avez dit, &c demain vous me ferez voir les fources. Mais éclaircifTez-moi, je vous prie : pourquoi avez-voustantde frayeur du mont Alkoé? C'eft apparemment que vos yeux ne peuvent pas en fupporter la lumière, n'eft-il pas vrai? Non, non, répondit Quilly ; c'eft le pays des méchans. Quelques uns de nous ont volé pardeffus cette montagne , lorfqu'eile ne jette point de dammes , comme il arrivé quelquefois pendant long-tems , & ils y ont entendu des bruits capables d'effrayer tous les honnêtes gens. C'eft la que 1'on ptmit les méchans. Ne pouvant tircr de lui d'autre éclairchTement, je ne pouflai pas plus loin mes queftions. Cependant j'étois déterminé, s'il étoit poffible, d'y aller faire un tour moi-même. En parlant ainfi, nous arrivames dans le jardin, & j'ordonnai k Quilly de faire tenir mon diner pret, en lui difant que je voulois renrrer dans le moment. Le lendemain matin j'allai vifiter les fources. C'eft une chofe qui mérite d'être vue. Nous pafTames dans différens offices par-deflbus le rocher, Quilly portant devant moi deux globes de lumière. Nous y vimes des ;fources d'une eau fort claire , les unes chaudes, & les autres froides , qui s'élevoient a deux ou  V O 1 A N S. 105 trois pouces au-deffiis du pavé. Nous paffames enfuite dans les cuifines, qui me parurent plus grandes quWunes Eglifes que j'aie jamais vues. Nous y trouvames un grand nombre de ces fources, dont les unes étoient bouillantes jour & nuit, & jettoient de Ia furnée comme un thaudron. L'eau fortant par de petites crevaffes du rocher , tomboit dans des baffins plus ou moins grands , & il y avoit de grandes terrines de pierre, pour faire bouillir tout ce que 1'on vouloit préparer. Mais ce qu'il y avoit de furprenant, c'eft que 1'on voyoit a quelques pieds de diftance d'une fource d'eau chaude, une autre fource très-froide, & que ces fources n'étoient jamais plus hautes ni plus baffes dans un tems que dans un autre. J'en raifonnai beaucoup avec le chef de cuifine , qui me parut un homme inuruit. II me dit que ces fources régnoient ainfi tout le long de la partie pierreufe du pays; que quand on vouloit creufer une maifon , le premier foin étoit de confidérer fi 1'on trouveroit dans cet efpace de l'eau chaude & froide, & que quand il ne s'en trouvoit pas, on choiliffoit un autre emplacement. II me dit auffi que 1'on n'habitoit. point les endroits oü toutes ces commodités ne fe trouvoient pas en abondance , & que c'étoit par cette raifon que les villes étoient  s vous fw , parmj vos efdaves des eens m,; 7 -yens de fe faire connoüre. Je nï ^£u£ ^Tfe";'PrOCUrant,a «b^> q-leS qui doit en réfulter, c'eft-a rlir. ji- , des arts Or #« * u '1 introd»öion des ar s.0r t0uthomme . & ^ k syadonnera.dès qu'il fera maïtf ^ choifir tel art qu'il voudraril trouve 7 7 plaif,afairedenouveiles d ^™ ^ ?uand il nehd en reviendroit aucu! ^ feule fatisfaftion de 1'avoir trouvce fnffi pour le dédommager de fes ^ s Pjopof. auffi unfalaire pour lesonvri r^Lt f3,re' flf mon P-e,peut-il leur reven' pour Ia leur fournir ? 9 qu un Monfieur,luidis.je,rhornmequi„'arienè efperer.perdPufage d'une de fes facult" , metr°mPefo^oufiVOusvJzt:^ H  sï4 Les Hommes farbre & les plantes dont 11 tire fa nou-rriture. Vous ferez tous en poffeffion de chofes qui ■vous procureront les fruits des bois, fans que vous ayez-befoin d'efclaves pour les aller chercher. Ceux qui étoient ci-devant vos efclaves, tiendront a honneur d'être employés pour vous & en même tems ils en employeront d'autres ; deforte que les grands 8t les petits feront obligés mutuellement les uns aux autres; tous le feront a 1'artifan induftrieux ; & chacun fera content d'avoir ce qu'il défire. Mon fils , me dit-il, ce feroit un tems bien glorieux, a la vérité : mais croyez-moi, vous avez déja joué un fi grand perfonnage; n'allez pas rifquer, en entreprenant ce a quoi vous ne pouvez pas réulïir, de ternir la gloire que vous vous êtes juftement acquife. Monfieur, lui dis-je, je n'entreprendrai rien qui puifle me faire tort; 'je n'oublierai jamais le difcours de mon ami Glanlepze. Voyez-vous ceci, monfieur, lui dis-je, en lui montrantma montre? Oui, dit-il; c'eft ce qui étoit attaché au cöté de ma fille a Graundevolet. Vous avez raifon, lui dis-je ; que croyez-vous que cé foit? Une calebafle, dit-il. Je m'attendois a cette répoafe, répliquai-je : portez cela a votre oreille.Comment, dit-il, cela fait du bruit ? Eftce une créature vivante ? Non , lui dis-je;  V O L A N S. ijj mais elle me fert tout autant. Si je veux favoir quel tems du jour il eft, ou combien j'ai été pour aller d'un endroit a un autre, je n'ai qu'a regarder ceel, il me le dit auffi-töt. Mon père la confidéra quelque tems , Sc voyant 1'aiguille des minutes plus avancés qu'elle ne 1'étoit d'abord, en feut peur, & 1'auróit lailïée tomber, fi heureulement je n'y eufie porté la main. Comment, dit-il, cela remue r monfieur, lui dis-je, fi vous 1'eufiiez laifle tomber, vous m'auriezfait un tort inexprlmable. Je vois bien maintenant, reprit-il, comment vous öpérez toutes vos mer veilles. C'eft quelque chofe que vóus avez renfermé \k, qui vous aide ; c'eft quelque efprit malin. Je fis uu grand éclat de rire.ft én fut tëché, voyant bien qu'il avoit parlé en ignorant. Non, monfieur, lui dis-je; ce n'eft point un efprit bonni mauvais* c'eft une machine faite par des gens de mon pays pour mefurer le tems. J'ai bien entendu dire, répondit-il, que l'on mefuroit un terrein un rocher, un arbre; mais je n'ai jamais vume-' furer ie tems. Pourquoi nón , monfieur, lui dis-je■ ? Ne direz-vous pas, dans trois heures dici je ferai telle chofe? Cet homme a trente ans? Neft-ce pas mefurer le tems par jours & parannees?En efFet, dit mon père, vous avez rauondans un fen*. Hé bien, lui dis-je, com- Hij  ïi6 Les Hommes ment mefurez-vous le jour ? Par le lever & le coucher , répondit-il. Mais, répliquai je, fuppofez que je dife: je pars pour tel endroit, & je reviendrai bientöt; & que j'aye dans 1'idée le moment oü je reviendrai: comment pourraije vous faire connoïtre ce tems ? Bon ! dit-il, ce fera dans la fuite, ou dans un autre tems que je puis bien penfer, fachant oü vous allez. Mais, snfiftai-je , comment me ferez-vous connoïtre quand vous penfez que ce fera? II faut que vous le penliez auffi , me répondit-il. Oui, lui dis-je; dans ce cas nous pouvons noustrcmper tous les deux en penfant différemment. Hébien, ceci fert a recfifier cette erreur. Alors lui montrant les heures, je lui fis entendre en combien de parties on divifoit le jour; que 1'aiguille me montroit combièn de ces parties étoient déja pafiees ; & que fi en s'éloignant de moi, il me difoit qu'il reviendroit a une , deux , ou trois parties de la, je favois quand je devois 1'attendre. Enfuite je lui montrai les roues; 6V je lui expliquai de mon mieux en quoi confifioit la force du mouvement; &pourquoi il n'alloit pas plus vïte ou plus lentement.Le défir de 1'enfeigner m'en donna infenfiblement è moi-même plus de connoiflance. Quand il commenca a en avoir quelque idee, il me dit qu'il voudroit bien avoir auffi une montre. Apprendrez-vous^ dit-  V © L A N Si ',I7 Ü, a tous nos gens k faire de pareilles chofes > Non, Monfieur, luidis-je jon n'en feroit plus de cas. Ah I s'écria-t-il, cela eft impoffible. Ecoutez, monfieur, répliquai-je , comment je 1'entends; je pourrai dans Ia fuite vous faire voir cent chofes auftl utiles: mais, fi tous IesouVriers s'occupoient a faire des montres, comment pourroit-on faire d'autres chofes PD'ailleurs, fi chacun en faifoit, perfonne n'en auroit befoi'n;. & alors que gagneroit un homme k en faire > Rien que fa propre fatisfaclion : au Keu que> sd n'y a que vingt-hommes qui en fachent faire* dans une grande ville, tous les autres auront recours a eux. Ceux qui les font, auront nécefi fairement affaire k quelque autre ouvrier qui. fera d'autres chofes dont ils auront befoin & amfi de fuite. Par ce moyen , tout homme qm a bsfoin de^ quelque chofe qu'il ne fait pas lui-même , s'adreffera a 1'ouvrier qui la fait. Excufez-moi, mon fils, me dit mon père t maintenant que vous m'avez inftruit ,.j'ai honte~ de vous avoir fait une queftion fi fotte. Te lui répondis que c'étoit un proverbe dans mon pays, que tout eft aifé,. quand on Ie fait. En* effet, dit-il , je penfe qu'on dok trouver de tout dans votre pays. Deux jours après, mafemme & ma fille Sara H iij  uS Les ,H o m m e s arrivèrent de fort bonne heure. Jamais joiene fut égale a la notre. Je les embrafTai de tout mon cceur, ainfi que mon pere, & fur-tout Sara qui étoit une fille charmante. Elles m'apprirent que tout le cortège arriveröit le foir même; qu'elles 1'avoient quitté a Battingdrig» que quoiqu'elles fufient parties les dernières^ tout le cortège n'avok pas pu venir fi vite qu'elles, a caufe du bagage qui eft embarraffant, Oui, mon papa, dit la petite Sara, nous n'avons fait que nous repofer a Battingdrig; Sc fi-töt que maman a vu tous mes frères, qui font arrivés avant les autres, elle a baiféRi-< chard, & nous fommes reparties, Sept heures après, on vit arriver le fecond convoi qui fut jamais entré dans ce pays. Je fus trop occupé cette nuk de ma femme $f. de mes enfans., pour fonger a ma cargaifon, & je me contentai d'y établirune garde; car, après feize années de mariage, Youwarky m*étok aufli chère que le premier jour, Je fus obligé de m'adreffer au roi pour faire augmenter mon appartement. Mes enfans étoient charmés d'avoir beaucoup plus de place qu'a. GraundevoJet: mais fe voyant fervis avec tant de propreté & par un fi grand nombre de domeftlques (car, avec de nouveaux appartemens x ©nnous, avQk donné tous les domeftiques qui  V O L A. N S. ïi£ en dépendoient ), ilsfe crurent dans un paradis , en comparaifon de ma grotte, oü nous étions obügés d'aller chercher nous-mêmes tout ce dont nous avions befoin.. Le lendemain, Tomy vint nous voir. Le roi lui avoit donné un fort jpli pofte depuis la mort de Yaccombourfe. Halicarnie vint auflt avec la princeffe Jahamelprès de qui elle étoit s qui fut charmée de voir Yöuwarky dans fon habit a Pangloife, & 1'invita elle & fes enfans. d'aller la viliter dans fon appartement. II n'y avoit que quelques mois que ma femme avoit vu fes enfans; cependant elle eut peine k, les reconnoïtre , tant ils étoient changés.. Nos, deux courtifans avoient tant de politefle dans. leurs manières, que leurs frères &c Sara les regardoient de mauyais ceil, cherchant a trouver des défauts en tout,, & laiffant perce.r k chaque inftant 1'fenvie qu'ils leur portoient. Je les en repris un peu durement. Nous fommes tous faits , leur dis-je , pour plaire k notre créateur : ce n'eft que par la bonté du cceur qu'on, y parvient; & ceux qui 1'ont.le plus pur^font. les meilleurs de tous. Si 1'extérieur de votre frère & de votre fceur vous plaifent mjeux que. le votre , cherchez k les imiter.. Quand nousfümes établls dans notre nouyeÜ, appartement, je débalai mes 'chaifes 8c ma. Hiv  119 Les Hommes table , & montai mon buffet. Nous nous rrouvames alors les gens les mieux meublés & les plus en état de figurer, qu'on eüt jamais vu dans cette partie du monde. II me manquoit alors des fouliers pour Pedro, les fiens étoient prefqueufés;pour les autres, ils n'en avoient jamais porté : mais je ne pus pas en trouver, jufqu k ce que m'adreffant k Lafméel, & lui faifant entendre ce qui me manquoit, il me montra les grands tonneaux. Comme il y en avoit onze, tant grands que petits, je ne favois par oii commencer; mais ayant invité le roi & plufieurs des minirtres k diner avec moi je fus obligé de faire la revue de tous mes' effets , pour chercher d'autres chofes dont j'avois befoin. Dans cette vifite , je trouvai une demirame de papier, une bouteille k encre, de cuir, mais dans laquelle iln'y avoit point d'encre;quelques plumes, des livres de compte, & plufieurs chofes concernant 1'écriture. Cette trouvaille m'encouragea a défoncer les autres tonneaux, oh je trouvai peu de chofes II y avoit dans la dernière caiffe plufieurs livres, deux romans , fix volumes de pièces angloifes, deux livres de dévotion; les fuivans étoient efpagnols ou portugais ; le dernier me parut être une bible 3 mais en 1'ouvrant je la crus el  v o i a n s: ïitf langue portugaife, & je remis tous ces livres enfemble dans le deffein de m'en amuferdansun autre tems. J'y trouvai encore un peu de papier , & Une fi grande quantité de fouliers, que, quand ils furent appareillés , j'en eus pour tout le tems que je refiai dans le pays. Ayant invité le roi de manger avec moi, comme je viens de ledire, j'étois faché den'avoir point faitapporter mes volailles. Youvarky dit quelle avoit penfé en apporter; mais que cetarncle n'étant pas fur mon mémoire, elle n avoit pas. voulu le faire fans mon ordre Je refolus auffi-töt d'envoyer Maleck en chercher, paree que je ferois bienaife de donner au roi un plat dont il n'eüt jamais manoé. Ainfi ayant fait venir Maleck: prenez trente hommes avec vous, lui dis-je , & partez pour Graunde. volet: vous emporterez fix caiffes vuides, & mettant huit.de mes volailles dans chacune vous les apporterez promptement. Oü fontelies : me demanda-t-il ? Vous les trouverez au juchoir, lui dis-je , quand il fera obfeur. Je n'y aijamaisété, me répondit-il, & je ne fa]sp^ lechemm.Quoi!,uid:sje,vousn'avezjamaiS Cte.a Graundevolef? Oui, dit-il, mais jamais au ,uchPir. Maleck, lui dis-je en riant vous navezpasvumes volailles?. II me dit qu'il ne les connotffoit pas, & demanda a quoi elles  *£2 Les Hommes feffembloient. C'eft un oifeau , lui dis-je» Qu'eft-ce que c'eft qu'un oifeau,demanda-t<-il ? Youwarky s'appercevant de cette converfation , lui dit: Maleck, ne m'avez-vous pas vu jetter des petites noix a des chofes qui vous étortnoient & qui mangeoient les noix ? Oui , madame, dit-il; je fais a préfent ce que c'eft » ces chofes qui ont deux jambes & point de bras? Oui, Maleck,lui dis-je, c'eft cela même. Vous verrez une petite maifon a cöté de mi grotte; & le foir vous y trouverez ces mêmesi chofes montées fur des batons. Prenez-les doucement, & portez-les dans les caifles. Maleck s'acquitta très-biende fa commiffion, & au lien de quarante-huit, il m'enapporta foixante, en nje difant que les caiffes pouvoient les tenir commodément. Je les élevai enfuite dans'Ier jardin du toi..  V o l A n s. i1j CHAPITRE XLVII. Pierre va che{fon beau-phe. lltraverfe les mort(agnes noires. Voyage au mont Alkoé. II gagne les mineurs ; défait les troupes du gouverneur • faitproclamer roi Géorigetti; prend le gouverneur prifonnier, & lui rend fon gouvernement; fait des loix du confentement du peuple, & retournz. 4 Brandleguarp avec des députés. N ayant plus aucuns projets dont 1'exécution fut preffante, j'allai faire un voyage a Aradrumnftake chez mon beau-père. Nous y reftames Youvarky & moi environ fix femaines, & j'y laifTai tous mes enfans, A mon retour, je parlai fouvent a Maleck de fon pays; je m'informai de fon origine, s'il y avoit long tems qu'il étoit habité , quels étoient les pays voifins & leur fituation. II me répondit que fon pays fe prétendoit fort ancien, mais qu'il n'étoit pas bien peuplé; que les anciennes families avoient été prefque éteintes p3r des accidens; qu'environ trois eens ans auparavant, fuivant une bonne tradition , un peuple venu de dela les mers, ou comme il difeit, des petites terres, les avoit crueUemein  ï14 Les Hommes perfécutés; qu'on prétendoit même, quoique fans apparence, que ce même peuple avoit auflï inondé ce royaume. II me dit que, quand ce peuple vint la première fois, il commenca k creufer la terre a une grande profondeur, d'oü en tirant beaucoup de terres de différentes efpècesdures &pefantes , il les mettoit dans de grands feux , jufqu'a ce qu'elles coulaffent comme de l'eau; après quoi il les battoit avec de grandes maffes pefantes , pour leur donner différentes formes. II y en a , ajouta-t-il, qui reffemblent k cette matière qui eft au fond de votre vaiffeau, d'autres qui font prefque blanches , & d'autres rouges. Quand j'étois enfant, ces gens vouloient qu'on m'envoyat travailler parmi eux, comme mon père; mais ce traVail lui ayant caufé la mort, je fuis venu ici aveq beaucoup d'autres pour m'en affranchir. Que font-ils de cela , lui demandai-je, après 1'avoir battu comme vous dites? Ils 1'emportent fort loin fur la mer, dit-il. Mais, répliquai-je , a quelle intention 1'emportent-ils ? Ils le donnent, dit il, dun autre peuple, qui le recoit d'eux & qui 1'emporte. Mais pourquoi le laiffent-ils emporter, lui dis-je? C'eft,répondit-ilparce que ces gens leur donnent des habits en échange. Comment, des habits , pourfuivis-je , Ont-ils beloin d'habits plus que vous? Qui»  V O L A N Si I2j dit-il, car ils n'ont point le graundy. Et quels autres pays avez-vous dans les environs de «nandai-je ? II y a , me répondit-il, un pays au ^^oé^r9npréWqu^^ re peuple comme celui des petites terres,qui tw plufieurs chofes du mont Alkoé. Qu'eft ce «ne uit-d; mais ils en tirent beaucoup, & ik ne' veulentpaslaifier entrer dans leur pays: il nV » Perfonne qui habite entre le mont Aikoé & la mer; ces gens ne veulent pas le fouffrir Ayant tiré de Maleck tous les éclaircifTemens q«e je pus , ainfi qite de deux autres du même pays, qu'd m'avoit amenés; je combinai tout ce que j'en avois appris. Si je pouvois aller fur le hautdu mon, Alkoé voir les ouvrages qu'on y fait, penfots-je, je paryiendrois peut-être en y empêcha»nt lecommerce par mer, a attirer' tout leprofit du pays, & i fe faire paffer par nos mams. 1 Je m'informat enfuite deceux qui apportoient -fnuts de la grande forêt, quelle forte de errem t y avoit ;& je trouvai, par la defcriptton qu ds m'en firent, que c'étoit une terre légere, couverte en plufieurs endroits d'herbes &de gazon. Suivant leurrapport.ee devoit jreun pays abondant, s tl étoit bien cultivé : 4adleurS,n'etant point enyironné de ce cöté  nS Les Hommes par les möntagnes noires, il étoit plat & beaucoup plus haut que DoorptiVangeanti.Ces nouvelles me donnèrent envie de connoïtre la vérité. J'allai faire le tour de la montagne noire & de la grande forêt, en mettant fouvent pied a terre pour obferver les lieux. La forêt eft une longue fuite de bois qui ne finiffent point, & qui font entremêlés cl & la de belles peloufes garnies de gazon. Le terrein y produit trés bien, paree que les arbres n'en font pas trop preffés , mais a une certaine diftance entre eux. J'allai beaucoup plus loin qu'aucun autre n'avoit été avant moi, fans y trouver le moindre changement. En revenant par 1'oueft, je vis 1'Hoximo, qui n'eft autre chofe qu'une ouverture étroite Sc très-profonde au lommtt de la montagne noire. Quand on y jette une pierre, on 1'entend heurter de cöté & d'autre avec bruit. J'approchai monoreille de 1'ouverture, tandis que j'y en fis jetter une grofTe ; je m'imaginai, après fon bruit ordinaire, 1'entendre tomber dans l'eau; de forte qu'il n'eft pas impoffible que le fond de cette crevaffe aboutifle a la mer , qui en eft k deux ou trois lieues. C'eft dans ce trou que 1'on jette tous les corps morts, depuis le roi jufqu'au dernier de fes fujets. Quatre Glumms tenant le mort par les bras & par les jambes, prennent leur vol au-deffus de 1'Hoximo & le jettent,  ^ndhque 1'air retentit des lamentations de fa familie & des autres perfonnes qui fuivent le «orps; car, dans ces occaftons, les parens difö-^ient abondamment du vin a tous venans . APrfSm'êtrerePofédeuxfemainescheZmoi /erefdusd'allerfaireun voyage au mont II! *oe, & ayant communiqué mon deffein k Ma. Ck' 11 me dit W"* Y viendroit de tout f0„ coeur , mais qu'il appréhendoit que les Svangeanns ne vouluffent pas m'y porter . car> T V ? nm andenne tradition **Mïn*ack,c'eft.a-dire, le diable, y demeure; & * ne voudroient pas y aller pour un monde C eft meme ce qui fait la plus grande füreté du ITk leT PÏ'enden£ ^ ^ "Ia Mi«" oracK les auroit dévorés. J'en parlaiau roi, è Nafgig & ani r " ™»™ <°<" *» U P-fuaf,o„ , ^ n.00, Alkoé é,oi, fhabirarion de Mindr'fc & eb™"I«'°n yemendoir, ctoit caufé'J~ femreurs occupésaba,tre&a touJX 1« «echte, Hélas! dis-je eo moi.n,ên,e, ™£ - *s plus beaux projers do monde 'Jrê e ™-je faire pour le détruire» ;»odisi Maleck, „„e ce' >;, avoit Brandleguarp : mais lui dis,e, „•/  ji8 Les Hommes pas ici afléz de vos compatriotes pour m'y porter? Sur ce qu'il me dit qu'il y en avoit un affez grand nombre, jelui ordonnai des'arranger avec eux ; cependant ce n'étoit pas fans peine que je me déterminois a me fervir de ces gens. Quoique ma réfolution fut prife, je jugeai pourtant a propos de faire goüter mon projet aux ragams, s'il étoit poflible, dansiaperfuafion que cela pourroit déterminer le peuple. J'alTemblai donc plufieurs des ragams, & leur dis: comme vous êtes plus fages & plus fenfés que le peuple , je m'adreffe a vous pour avoir votre avis fur mon expédition du mont Alkoe. Songez-y bien :avez-vous quelque raifon réelle, & n'eft-ce pas un pur préjugé qui vous porte acroireque ces peuplesfont amisouferviteurs du diable , & cela fans autre examen ? Autant que je puis le comprendre, ce font des peuples qui connoiffent la nature des différentes fortes de terres, & qui, a force de travail & de feu , les réduifent en une fubftance folide pour 1'ufage du genre humain. Le défaut de ces chofes fait précifément que vous ne poffédez pas la centième partie des avantages de la vie. On entend & on voit dans mon pays les mêmes bruits Ö£ les mêmes travaux que fur le mont Alkoé : c'eft avec les ouvrages qui en réfultent, que nous trafiquons d'un bout du monde a 1'autre i  VOLANS- tl* re; &nous qui fommes fort è notre aife Dar eur nous ferions fans cela très-mL «bles. Quelques-uns de vous n'ont-üs pas remarqué ce que j'appelle des couteaux, des fourchettes des cuillers, des gobelets d'arg nt cho es .& uneinnnité d'autres encore f^t e produu del'mduftriedecespauvresgens Or contmua^e.finous établiffions mcanon avec ce peuple, vos revenus feroit tous payes avec de ces chofes curieufes; vos fojetsferoiem employés è les mettre en & es etrangers s'adrelfant a vous pour avoir « dont als manquent, vous donneroient en echange des chofes dont vous avez befoin vous fenez fe.entöt connus & refpedés d ns' le monde. Voyant que quelques - L de ces raffonnemens les avoient cbranlés, je voulus esprendre du coté de leurs fens. Je voisbien leur dis que yos préjugésneron - core detrmts: mais, que direz-vous, fi j'y Vais ' &que,erev;enneen bonne fanté ? CraLrez! ^uSdem'yfu1Vreuneautrefois?IlsvouIurent men dzifuader comme d'une expérience dangereufe; cependant ils avouèrent que fi je re venois, ils ne croiroient pas qu'il y eüt ant è cra.ndre qu'ils 1'avoient foupconné  130 Les Hommes compatriotes, j'employai un mois de tems a leur faire cmnoïtre mes piftolets & mes fabres, & la manièn de s'en fervir; & prenant avec moi une caift emplie d'armes, & d'autres chofes néceflaires , nous nous rendimes a la montagne noire. J'y fis une paufe. Nafgig & Lafméel vinrent m'y trouver, & me dirent, que, puifqu'ils me voyoient li obftiné d'y aller, ils ne m'abandonneroient pas, quelque chofe qu'il put leur en arriver. Cette démarche de leur part m'encouragea; & confultant enfemble de quel cöté les bruits venoient, nous primes la réfolution de combattre d'abord du cöté ou la fumée s'élevoit avec le plus de force. Je chargeai fix fufils & tous mes piftolets, que je tins dans ma caiffe, & ordonnai de me defcendre a envïron cent pas de la première "fumée : enfuite je pris trois hommes pour porter mes fufils derrière moi; j'en armai douze au tres de piftolets, mais avec défenfe de tirer fans ordre, & je laiflai le refte avec le bagage. Nous avancames vers la fumée , qui fortoit d'une voute bafle au pied de la montagne. L'entrée en étoit éclairée par les Hammes du volcan. A peine y eus^je mis le pied, qu'un homme accourut fur moi avec une barre de fer rouge ; je le renverfai par terre d'un coup de fufil; & en voyant deux autres 8c une  V O L A N S. femme qui, pour n'être point appercus, fe cachoientle vifage, &fe tenoient droits contre une muraille, j'ordonnai k Maleck de leur dire dans leur langue, que nous n'étions point vernis comme ennemis, ni a deffein de leur faire aucun mal; que leur compagnon avoit mérité Ion fort, en accourant fur moi avec une barre rouge; que s'ils en agiflbient honnêtement avec nous, nous ferions de même avec eux; mais que s'ils fe mettoient en devoir de nous réidfer, ou de méditer quelque trahifon , i!s auroient tous le même fort que leur compagnon A cette déclaration, ils s'approchèrent avec mille marqués de foumiffion. Je remis mon fufil k Maleck, & leur dis de continuer leur ouvrage. Après avoir fait porter tous les fufils dehors, de crainte de quelque étincelle, je m'appercus que ce que nous voyions étoit une forge autrement faite que les notres, ou le ventetoit produit par une grande roue femblable k celle d'un moulin k eau, dont les alles ou vannes tournoient dans une efpèce d'auget fermé, ce qui faifoit un courant prodigieux d'air , qui alloit aboutir k un petit trou derrière le foyer de la forge. On en tiroit alors des barres de fer. Jedonnai a chacun de ces hommes & même k la femme un verre d'eau-de-vie; ils la burenc  t^t Les Hommes avec plailïr, & la trouvèrent fi bonne, qu'ils regardoieni fi je leur en donnerois encore. Je les queftionnai enfuite fur leur métier, &m'informai quel étoit leur chef, & comment ils commercoient avec leur fer. Ils me firent la même réponfe que m'avoit rendue Maleck. Enfuite je demandai oü étoient leurs mines. L'un d'eux me regardant attentivement, me dit : vous favez donc ce que nous faifons ? Oui, lui répondis je, très-bien. II me dit dans fon langage , que Maleck m'interpréta, que la mine étoit k deux eens pas de-la du cóté qu'il me montroit. Je leur fis continuer leur ouvrage, en difant que j'allois les faire garder, uniquement pour empêcher qu'ils ne foulevaflent le voifinage contre moi; quoique , s'ils le faifoient , ils feroient fervis comme leur compagnon: en effet, je poftai auprès de 1'arcade quatre hommes armés de piftolets. Je me tranfportai a la mine de fer, dans laquelle tous les ouvriers étoient vraifemblablement defcendus; car je n'y vis perfonne , mais feulement de grands monceaux de mine ; j'en pris dans ma main, & k fa pefanteur je jugeai qu'elle étoit fort riche en métal. Je retournai enfuite a mes gens de la forge, & leur demandai quelles autres mines il y avoit dans le pays, & quels métaux elles fournif-  V Q t A N s: ijj foient. Maleck, faute de connoïtre les métaux lui même, ne pouvoit leur rendre ma quefhon ■ parce ^ en ignoroit ^ ^ Alors ,e leur montrai Une pièce de monnoie de cuivre, une autre d'argent, & ma montre dor, & je leur ris demander s'ils avoient de ces métaux. II marquèrent du doigt la pièce de cuivre & celle d'argent; & en voyant Ia montre ds fecouèrent la tête. Je leur fis voir auffi une balie de plomb, & ils dirent qu'ils, avoient auffi de ce métal en abondance. Je les priai de m'enfeigner le chemin des mines de cuivre, en leur montrant du doigt a p.èce de cuivre avec promelfe , slis vouloient y venir avec moi, de leur donner encore de l'eau-de-vie. Ils y confentirent, pourvu que ,'attendifiè que fouvrage qu'ils tenoient, fut fiat. C'étoit k prés d'une lieue fur Ia droite qu etoitla mme de cuivre; & comme ils avoient. le graundy, je crus qu'ils alloient s'envoler k cöté de moi ; mais je m'appercus qu'on leur avoit mis autour dn graundy une petite chaïne qui les empêchoit de 1'ouvrir. Je marchaï auffi k pied; & ayant gagné leur amitié, en me famiharifant avec eux, je leur dis d'entrer les premiers, & d'annoncer au conducteur des ouvners, qu'un étranger demandoit k lui parler & a voir fes travaux; que j'étois ua liij  !34 Les Hommes homme paifible, pourvu qu'il me traitat civilement; mais que je le tuerois fans facon, s'il faifoit réfiftance. Je ne fais quel rapport ils lui firent de moi, ni comment ils s'acquittèrent de ma commiffion ; mais cet homme vint a moi fort poliment. Maleck lui demanda par mon ordre, s'il venoit ainfi que nous en qualité d'ami; & en ayant regu 1'afTurance , j'entrai avec lui, prenant Nafgig & Maleck pour m'accompagner , & je laiffai dehors mes armes k feu. Je dis pourtant a mes deux compagnons de porter ainfi que moi leurs fabres a la main , de peur de quelque furprife. Nous vimes une grande quantité de mine de cuivre , & plufieurs four"neaux a 1'entrée de la mine , qui régnoit horifontalement dans le cöté de la montagne , & qui, a ce qu'ils me dirent,étoit fort riche.Je donnai a 1'infpeöeur un peu d'eau-de-vie, ainfi qu'a deux ou trois de fes ouvriers qui avoient été emprefies a me montrer & a m'expliquer tout. Je priai leur chef de fortir avec moi. & lui demandai depuis quand il avoit cet emploi. II me répondit qu'il étoit né dans les ilesBorn , & avoit été amené tout jeune ici, ou il avoit travaillé vingt ans d'abord au fer, enfuite k 1'argent, & maintenant dans cette mine, fans au»  V O L A N S. I3 - cun efpoir d'être jamais délivré de cet efclavage qu'étant maintenant infpefteur des travaux il fe trouvoit affez bien, quoiqu'il n'y eüt rien de tel que la liberté. II me dit encore qu'ils attendoient dans peu de nouveaux efdaves, paree que les mines tuoient ceux qui n'y étoient pas propres en fi peu de tems, qu'elles étoient fort mal en ouvriers aftuellement, Sc que le gouverneur étoit allé aux des pour y faire recrue. ! Cette circonftance me fit plaifir. Ou demeure le gouverneur, lui demandai-je?Il me montra fa maifon. Sa garde eft-elle forte, eontinuai-je > D'environ quatre eens hommes, me dit-il * mais perfonne n'ofe lui réfifter; car il maltraité fi fort les gens, fans cependant les tuer, qu'on ne peut pas faire la moindre chofe contre fon gré. Quand nous eümes difcouru quelque tems fur la misère de 1'efclavage, voyant que cet homme etoit propre pour mes delfeins, jelui demandai s'il vouloit venir avec moi a Brandleguarp; car, lui dis-je, il ya surement de bonnes mines dans les montagnes , & fi vous voulez en accepter la direction , vous ferez Iibre, Sc 1'on vous donnera tout ce que vous voudrez. II fecouala tête, en difant: comment pourrois-je etre hbre dans un pays oh tout le monde eft efclave? D'ailleurs, ajouta-t-il, il y règne Iiv  136 Lis Hommes tant de divifions inteftines , qu'on prétend que tout cet état va être déchiré en lambeaux. Vous vous trompez, lui dis je; j'ai fait cefTer tous les troubles en tuant 1'ufurpateur. Eft - il poftible , reprit-il? Et êtes-vous 1'homme qu'on dit qu'ils attendoient, & qui devoit fortir de la mer? C'eft moi-même , lui dis-je. Quant a 1'efclavage, il eft aboli; il n'y a plus un feul efclave dans le royaume, & il n'y en aura point non plus ici, li vous confentez de vous attacher a moi. Cela feroit bien heureux pour nous, reprit-il. Eh bien , mon ami, lui dis-je, je vous promets que cela fera. Ayez feulement attention a une chofe : quand je viendrai pour réduire votre gouverneur, qu'aucun de vos mineurs ne prenne fa défenfe. 11 me promit d'en informer les autres ouvriers en fecret, Sc que tout iroit a ma fatisfaétion; mais il me confeilla de prelïer cette affaire , paree qu'on attendoit le gouverneur de jour a autre. En le quittant, j'allai aux autres mines avec mes guides, qui m'ayant vu fi bien recevoir a la mine de cuivre , le dirent aux autres; de forte que par-tout oü j'allois , mes offres furent acceptées de bon cceur; &C mon projet prit un tour favorable, qui me fit entrevoir que je réuffirois aifément. Ayant ainfi difpofé mes batteries, j'envoyai  V" O L A N 3. Maleck & fes camarades aux naturels du pays < r Pour trauer ayec eux, & leur promettre la' Itbme pourvu qu'ils fe foumifiènt a Géorigetti, Ces gens étant bien aflurés de ce aue jabots fait a Brandleguarp, & voyant jour a recouvrer laliberté, fe prêtèrent k mJvu deforte qu n ne me reftoit plus que d'atta q«er leS foIdais avant le retour l ^ Jrl f inCUrS; & me cr°y^t avec les nagels du pays dans Ia meilleure intelhVence cue Je pouvois defirer, Nafgig & Lafméel me coherent d'aller avec eux chercher le «! es loldats Toute ma vxe j'ai aimé la prompti- on laiffe echapper une occalion , il eft rare de la retrouver. J'aurois bien fouhaité avoir -on canon avec moi; mais je n'eftimois les hommes que pour la montre. Ainfi je fennai e Plan de marcher le lendemain J ™ les feules orces que j'avois, & de me ranJ ^-P^oifinedela^arnifonduX verneur.afin d'y atrirer fes foldats, fi je pouvojs. Je m'y rendi< doac fP „ ■ / . . arrivé ■ , « , que ,e louhaitois ve ue r' 3 Femière "OUVeIle d* »* venue.ds parurent armés d>une * ««ffuc fort pefante, qu'ils faifoiemPtourJ  Les Hommes avec force, & jettoient en 1'air, afin d'atteindre leurs ennemis par derrière dans leur vol, & de les abattre; mais ils ne pouvoient pas les lancer a plus de trente pas. Je me tins afiis dans ma chaife, un fufd a la main ; Maleck étoit a mes cötés avec un autre; quatre autres fufils étoient pofés tout prêts a m'être préfentés, & Lafméel fe tenoit auprès de moi, pour recharger mes armes, a mefure que je tirerois. Je détachai un parti de vingt hommes armés de fabres, a qui j'ordonnai d'attaquer 1'avant-garde des ennemis, en fe jettant fur eux avec impétuofité , paree qu'ils ne venoient contre moi qu'un petit nombre a la fois. Je ne voulois pas faire ufage de mes fufils, jufqu'a ce que j'en trouvaffe une occafion favorable. Ils commencèrent 1'attaque a] environ cent pas de moi, & k très-peu de hauteur dans 1'air. Mes gens, armés de fabres, ayant évité la première volée de leurs armes, tombèrent fur eux avec tant de furie, que coupant ici un membre , la un graundy , &c par ce moyen les mettant hors de vol, il les firent tomber par vingtaine a mes pieds. Quand je vis venir 1'arrière-garde , qui formoit un corps de trois eens hommes, fur trois rangs bien ferrés les uns au-deffus des autres, dans le deffein d'abattre ma poignée de monde, &  V O 1 A N ?; * 1^ de 1'accabler par leur nombre, je fis retirer tous mes gens derrière moi, & donnai ordre dene point tomber fur 1'ennemi, qu'il ne fut pafié au-deffus de ma tête. A mefure qu'ils approchoient, Maleck & moi, ayant tiré chacun un fufil en même tems, puis fautant fur un autre , & enfuite fur un troifième; tout cela dans un inftant; nous les fimes tomber autour de nous, en rugiffant & faifant des cris horribles. Les autres voyant une teile boucherie, pafsèrent au-deffus de la tête de mes gens, qui eft paffèrent beaucoup au tranchant de leurs fabres, S^ceux qui s'échappèrent, s'enfuirent fi bien qu'on n'en entendit plus parler. Les, mineurs, qui de leurs différens poftes, avoient vu 1'aöion , fe rendirent de toutes parts autour de moi, en danfant & en chantant. Si je n'euffe fait ranger mon monde , ils m'auroient peut-être fait plus de mal a force d'amitié, que deux armées comme la garde du gouverneur. La reconnoiffance m'empêchoit d'employer la force contre eux; & ils accouroient en foule, dans le défir de me toucher feulement, a ce qu'ils difoient. Ainfi de peur d'en êtrebleffé, comme quelques-uns le furent, je leur dis de paffer entre deux files de mes gens, & après m'avoir touché , de fe retirer defautre cöté. Cela les tranquillifa un peu; mais ils me tmrent long-tems a Ia torture.  14© Ces Hommes' Nous marchames enfuite tous en corps vers la ville, oü nousallions proclamer Géorigetti roi du mont Alkoé, quand un dröle beaucoup plus hardi que les autres, voulant haranguer le peuple, pour l'engager a ne pas aller li vïte, fut frappé d'un coup de fabre, & tomba mort pour fa peine. Nous continuames la protlamation; Sc j'accordai, au nom du roi, la liberté généralement a tous fans exception. II fallut fonger enfuite de quelle manière nous nous opppferions au gouverneur; quand il viendroit. Pour cet effet, je m'informai comment il arrivoit, par quelle route, & avec quelle fuite. Ayant appris qu'une centaine d'hommes fans graundy 1'attendoient au bord de la mer, & compofoient toute fa garde, k 1'exception de quelques amis & des efclaves qu'il amenoit; que les efclaves marchoient tous devaatpar rangs de fix hommes enchainés les uns aux autres , fous 1'efcorte de quelques gardes, j'allai en perfonne viliter la route par oü il devoit paffer; & trouvant un pofte convenabledans unbois épais qui étoit fur fa route, & d'oü nous pouvions le voir long-tems avant d'en être appercus , je placai un corps-de-garde dans le bois du cöté de la mer , & avec mon monde je me mis de cöté & d'autre précifément k 1'endroit par oü le gouverneur & fa fuite de-  V O L A N S. ,4, voient en fortir;de forte que mon corps-degarde me donnant avis de leur venue , je pufle être prêt a tomber fur eux, quand ils fortiroient du bois de notre cöté. Après avoir attendu trois jours; le corps-degarde vint nous dire qu'ils paroiifoient. Ainfi nous tenant le plus cachés que nous pümes nous laiflan.es pafler les efclaves 8c les gardes qui arrivèrent environ deux heures avant le gouverneur. Si-tot qu'il parut lui-même, je rangeai mes gens dans Ie bois fur un terrein uni & par files, 6c ;e leur commandai de fe coucher iur Ie ventre, jufqu'a ce qu'ils me viffent lever ; 8c pour lors de fe lever auffi, pour me fuivre 8c executer mes ordres. . LeS Premiers ra"gs ayant palfé le bois je me levai, dès que je vis paroitre Ie J verneuradécouvert,&je dis «■Maleck de ener tout haut , que fi quelqu'un remuoit ouofoit lever la maffiie, il feroit mis è mort. Alors voyant un des plus avancés courir, je e couchat par terre d'un coup de moufquet. Je fis dire aux autres, qu'ils euffent a mettre bas les armes;& qu'ils feroient en füreté; mais que quiconque refifieroit, feroit traité comme celui fiatues. 1 tOUS Coma,e des  l4z Les Hommes Je m'avancai enfuite vers le gouverneur, a qui je fis demander par Maleck mon interprête, quels étoient les gens qu'il avoit avec lui. 11 répondit que c'étoient fes efclaves. Je lui ordonnai alors de les faire venir les uns après les autres, 8c de leur rendre la liberté. Voyant donc que c'étoit une nécefiité ( car j'avois le regard terrible ) il fit ce que j'exigeois. Je crus que tous ces nouveaux affranchis me dévoreroientde careffes, 8c j'eus bien de la peine a les contenir. Je lui demandai enfuite oü il alloit. A mon gouvernement , répondit-il. De qui le tenez-vous, répliquai-je ? Des Zaps des iles, dit-il. Je lui déclarai que quiconque auroit a 1'avenir ce gouvernement , le recevroit des mains de Géorigetti, roi du pays, k qui tous les naturels 8c les mineurs avoient déjaengagé leur fidélité. Je lui dis encore que les naturels, ainfi que les étrangers , avoient tous été déClaréslibres , 8c que la fervitude étoit abolie. Le gouverneur parut fort affligé ; 8c fur ce qu'il me pria de ne point le maltraiter, ni lui ni fa fuite, je lui dis que cela dépendoit de la manière dont ils fe comporteroient. Quels font les gens que vous avez ici avec vous, lui demandai-je? Ce font, répondit-il, quelques-uns des paxens du Zap, qui font venus voir de quelle facon je gouverne, 8c vifiter les mines.  V O L A N S. J'ordonnalètouslesgardes&aux amis'du gouverneur de marcher devant, Maleck & mon monde les fuivirent a quelques pas; & j'emrai en converfanonavec le gouverneur fur 1'état des deS& d d,Alko, Abrs]ereconno.f_ 3nt P0ur un hom™ de jugement, & qui „>é_ toitpomtoriginaire desileS,je crus cu'en le tra.tant.ayec douceur, il pourroit m'être utilei ' C qUe 'avois entendu dire de fa févérité nemeplaifoitpoin,Jelui déclarai nettement qu une feule chofe mempêchoit d'avancer fa We plus qu'ellenel'avoit jamais été; que " infomé que fon caraöère dur I^voit porte envers des efclaves è des extrémüs que jenepouvois fupporter. Monfieur, meré Pondjt-d, quel que foit le caracïère nli e dun 0 , quand iladesefdavesic^ mander, d faut qu'il les traite> ou fe. estra:ter,fansmiféricord,On m'a conS Ie gouvernement d'un pay3 qui n^ u * d efdaves auffi peu capables d'amit^q^I Iherbe de la terre qu'ils foulent aux pieds Je nXi; cre compte de w naitr. . Ces gens travaiUept par force: fans cela ^lac^ted^ec^.on^eleurfeS - la :iffrtrSe ^Vée fur -;&quoiqueje 3 Idlffetom^.querarement, quand je le  144 Les Hommes fais, le fouvenir en dure trop long-tems pour permettre aux autres de s'expofer fi-töt aux mêmes chatimens. Cette méthode m'a paru la meilleure; & f ai jugé que la mortou le fupplice d'un homme , de loin en loin, quoique très-févère, eft une voie plus douce réellement que d'en punir fouvent un grand nombre. Si je parois fidur, c'eft le pofte que j'occupe qui en eft caufe. Traitez doucement des efclaves , ils croient que vous les craignez; c'eft le moyen de les armer contre vous. Je ne pus le confredire, fur-tout lorfqu'il m'eut affuré qu'il étoit charmé que je les euffe délivrés tous. Car ajouta-t-il, il n'y a perfonne qui, s'il en avoit le choix, n'aimat mieux régner par la douceur , que par la crainte." Cela peut fe faire dans un pays libre; mais la chofe eft impraticable dans un pays d'efclaves, oh la rigueurfeule peut les entretenir dans la foumiflion. Comme il connoiffoit la nature du pays & les devoirs d'un gouverneur, je lui demandai s'il voudroit s'attacher a Géorigetti. Monfieur, me dit-il, j'ai toujours été fidéle aux Zaps mes maitres, &C je continuerai de le faire jufqu'a ce que je fois fur que tout ce que vous m'avez dit eft vrai. Ce n'eft pas que je vous foupconne de m'en impofer; mais ma confcience ne fera point fatisfaite, que je ne voye de mes propres yeux  yeux: pour lors, n'étant plus en fituation de les fervir ouvertement, je ferai hbre de me choifir un maitre ; & je m'attacherai è Géorigetti préalablementè tout autre. Quoique ie vous parotte fouhaiter de refier fidéle l mes premiers maitres, tant qu'il fera en mon pouvoirdeleservir,ne croyez pas pour cela que jevouluffe lesfouten* par des pratiques fourdes : non, quand je ferai une fois engagé vous me verrez faire tous mes efforts pouïrL' phr mes obligations. ; Après fix jours de marche, car je voyageois k Pxed avec eux, nous arrivSmes au palais du gouverneur, oü nous ne trouvames pas un feulgarde; tous les efclaves qu'il avoit envoyés devant lui, étoient en liberté. Ainfi je dis a mes gens de fuppléer k la garde ordinaire, & pns mon logement dans 1'appartement du pouverneur. 6 Comme Gadfi ( c'eft ainfi que'fe nommoit ce gouverneur ) ni aucun de fes amis n'étoient pnves de la liberté, il vint dans mon appartement , & me dit qu'ayant trouvé les chofe, telles que je les lui avois dites, il m'abandonnel roitle palais, fi je voulois, & tout ce qui dependoit du gouvernement. Je lui repende que c'étoit fort bien fait. II partit ^ fans nenemporter avec lui que cequiluiap.' Tome II, rr ■ * tv  i4<5 Les Hommes partenoit en propre. Sr-tot qu'il fut horsdu palais, je 1'envoyai chercher lui & fes amis,. II ne put s'empêcher, en recevant cet ordre , de craindre quelque mauvaife aventure. Gadfi, lui dis-je , maintenant que je tiens ce palais au nom de Géorigetti, je le remets fous votre garde, en qualité de fon gouverneur, & je vous ordonne de lui faire le ferment de fldélité. II le fit dansles tenr.es que je diétai moi-même , & je lui remis le gouvernement, en le chargeant de maintenirla liberté que j'avois établie. Mais, lui dis-je, comme tout le pays &C ce qu'il proproduit , appartient au roi , je prétends que quiconque ne voudra pas travailler, foit privé de ce qui eft néceffaire pour fa fubfiflance. Enfuite je convoquai une afftinblée du peuple, & fis dire a tous les mineurs de m'accompagner. Je les aflurai que le roi ne défiroit que leur bonheur. Comme les minés, ajoutai-je, font a préfent Ie feu! travail du pays , je voudrois que vous confentiflïez de bonne volonté ( car je ne veux vous forcer en rien), que tout homme parmi vous, depuis 1'age de feize ans jufqu'a foixante, travaillera de trois femaines 1'une , foit aux mines, foit aux autres occupations qu'on luidonnera, pour le gouvernement ; il aura les deux autres femaines pour pourvoir aux befoins de fa maifon. Si je vis afiez long-tems pour revenir vous voir, chaque  VÓ1A^. t47 homme recevra une quantité de terrein frffi. fante pour fa familie, & je me chargerai de vous fa,re avoir des grains pour le cultiver. Si par ia flute ,e puis diminuer le fardeau de cette troilieme femaine detravail, & le réduire a la quatnème, je le ferai; mais ce travail fera comme une marqué de votre reconnoiffance des boates que le roi a pour vous. Y confehtezvous? tous s'écrièrent d'une voix; Oui, nous y confentons. Arrangez-vous, leur dis-je & partagez-vous en quatre divifions pour travailIer aux quatre fortes de métaux ; enfuite féparez chacuae de ces divifions en trois partes & que chaque feptième jour au matin, ceux qm dorvent commencer a travailler, viennent releverceuxquiontfini leur tache; de forte qud y aura fix jours plein de travail ,& le lepneme fera employé a aller & venir. Yconfentez-vous tous ? Oui, s'écrièrent-ils. Eh bien donc contmuai-je, quiconoue négligera fon devoir, travadlera une femaine de plus h -oms qu'il ne 1'ait fait p0ur caufe de maladz* ou avec permiffion du gouverneur. Y co2 ^ntez,vous ? IIs répondirent : °« confentons Toutes matières de différensenle vous feront décidées par le gouverneur; U ll casd'm;ufiice,de refus dfc uger,ou de^ va^ugement de la part du gouverneur , ce f^ & ij  148 Les Hommes le roi qui en décidera. Y confentez-vous ? Oui, dirent-ils. Choififfez donc dix hommes, fa voir, deux naturels du pays, 8c deux ouvriers de chaque forte de mine , pour venir avec moi a Brandleguarp, afin de fupplier le roi de confirmer ces loix jufqu'a nou vel ordre, 8c afin de reconnoitre fa fouveraineté. Le voulez-vous? Tous répondirent: Cela eft jufte , 6c nous y confentons. Je leur dis enfuite que , comme ceux qui avoient été efclaves, étoient libres maintenant, ils pouvoient s'en retourner chez eux , s'ils le jugeoient k propos; mais qu'ayant deffein de leur procurer tous les avantages 8c les commoditésdela vie, je croyoisbien que la plupart fentiroient qu'il eft de leur intérêt de refter comme ils font. Sur toutes chofes je recommandai uneunion parfaite entre les naturels 6c les nouveaux affranchis; je leur confeillai de faire des alliances entre eux par mariage, de s'aimer les uns les autres, 6c d'être fidèles au roi 6c a fon gouverneur. Je leur promis de revenir danspeu achever d'établir ce qui manquoit encore. Enfuite je congédiai 1'affemblée, 6c partis pour Brandleguarp avec les dix députés. Mais je laiffai Lafméel avec le gouverneur & deux domeftiques auprès de lui, afin qu'il me fit avertir fur le champ , s'il arrivoit quelques troubles pendant mon abfence.  V O L A N S. M9 C H A P I T R E XLVIH. aniv°rc,ks députis ••« On^Unfolution a»y envoyer une colonie. X«fgLg en efifait gouverneur. Manière de choifir TX ^°? enV°U ceae colonie. Courfe dans la, & a quel deffein. Walfi rempone lePrix. On decouvre que c'efl une Gawrye CoMMK ilétoit tard qiland nous defcendimesau pahus, je gardai les députés avec moi juiquau lendemain matin, & je les fis refter dans mon appartement, en attendant que le roi voulutb,en leur donner audience Sa majefté venoit defe lever, quand j'entrai dansfa chambre. Mon cher père me d t-il en m embraflant, ie fuis nv! L , tour r de vousvoir de re¬ tour heureufement. Votre abfence m'a-caufé des mquietudes étranges. Si quelques-uns de voyer favoir de vos nowelles eft^to^3^0^ qUecettePreuvede fon recevoir , & qu'd pouvoit compter Je « P-*o,sfoindeTO,mêmepar^ra^.e K iij  3l50 Les Hommes tant que je ferois dans fes états; premièrement par 1'obligation naturelle que nous avons de nous conferver;& en fecond lieu ,pour être en fituation de rendre fervice a fa majefté, jufqu'a ce que je 1'euffe rendue plus célèbre que le grand Begfurbeck fon ancêtre. J'ajoutai encore, que pour lui prouver mon affection & ma bonne volonté, je venois lui offrir d'ajouter a fes titres celui de roi du mont Alkoé. Mon père , me répondit-il, nous ne ferons jamais en état detrouver un nombre fufffrfans de mes fujets pöury aller : car, quoique votre heureux retour foit un moyen pour encourager quelques-uns, nous ne pourrons rien faire de ce cöté, tant que leurs anciennes errenrs fubfifteront; &C je ne fcais pas trop ce qu'il faudroit pour les faire changer. D'ailleurs quand ils feroient libres d'y aller, & qu'ils ne foupconneroient plus aucun danger , il faudroit facrifier la vie de bien du monde pour conquérir le mont Alkoé. Vous voustrompez, lui dis-je, grand prince, je viens vous en faire 1'hommage. Je vous y ai fait proclamer roi, & j'ai accordé la liberté a tout le peuple. J'ai affemblé le royaume; j'ai placé un gouverneur, & recu le ferment de fidélité de lui & des fujets en votre nom;j'ai établi des teix parmi eux; j'ai fixé vos droits è  V O L A N S. iji Les Hommes vouloiënt un mal infinl d'avoir manqué 1'occafion de partager avec moi 1'honneur de cette expédition. Je démontrai au roi, que Ie feul moyen de conferver ce royaume , étoit d'établir une forte colonie dansles plaines qui font entre la montagne & la mer, afind'intercepter le commerce clandeftin, & faire face a toutes les forces qu'on pourroit envoyer des petites terres, pour reeouvrer les mines. Je lui promis de veiller en perfonne a. cet étabüffement, & d'y donner mesfoins. La plupart des colambs étant venus k la cour, comme je 1'ai dit ci-deffus, pour complimenter le roi, fa majefté les affembla afin de prendre leurs avis fur mes propofitions, & dit qu'il m'avoit ordonné de leur expofer ce que je penfois fur les affaires de ce royaume. Après avoir recu de leur part bien des félicitations &C des éloges, je leur expliquai la néceflité d'établir la colonie, les avantages qu'ils en retireroient comment j'avois deffein de conduire ce projet, & les vues que j'avois d'introduirechezeux plufieurs commodités extraordinaires dont ils n'avoient point d'idée. Les colambs qui, faute d'habitude dans ces fortes de matiéres , n'y connoiffoient rien , confidérant néanmoins que, dans 1'idée générale des chofes, ils pourroient y avoir quelque  V O L A N S, part,approuvèrent tout ce que j'avois dit. Je les priai donc de régler entre eux de quelle partie du peuple feroit compofée la colonie pour ce nouvel établiffement, & comment ils procéderoient k en faire le choix. Ils fe trouvèrent fort embarraffés fur la manière de Ie faire. Je leur dis que la meilleure facon de s'y prendre feroit, k mon avis, de publier une mvitatïon a tous les gens de honne volonté; de fe trouver k un certain endroit fixé pour lerendez-vous; & que dans le cas oii il n'y en auroit pas fuffifamment , on ordonneroit è . tous les colambs, chacun dans 1'étendue de leur diftrift , de lever un fupplément, afin de compléter le nombre , qui devoit former un corps de douze mille hommes, fans compter les femmes & les enfans; & de promettre quon diftribueroit a chacun des colons une etendue de .terrein, & du bois fuffifamment pour pourvoir k leur fubfiftance. Cet avis pafla a la pluralité des voix. Je leur dis enfuite que ce grand peuple auWit befoin néceffairement d'un chef ou gouverneur, pour le contenir dans le devoir & pour Juger des conteftations qui pourroient naitre entr'eux au fujet de leurs polfefiions. Ils me nommèrent tous d'une voix; mais jeleur repréfentai ,que je croyois pouvoir leur etre plus utile ailleurs, & que j'avois  154 Les Hommes dans la tête trop de projets concernant !e bien général de 1'état, pour me charger d'aiicun département particulier; mais que s'ils voutoient me permettre de leur recommander un homme capablederemplir cepofte, c'étoit Nafgig que je leur propoferois. AufTi-töton envoya chercher Nafgig , a qui on conféra cette place. Tout me paroiffoit fi bien difpofé par rapport a la nouvelle colonie , que je fongeois déja j a 1'aide d'un officier que j'avois pris avec moi, è envoyer des expres avec les gripfaeks du roi dans les différentes provinc^s, pour notifier ces ordres, 6c fixer le tems 6c le'fieu du rendez-vous. Tandis que je travailloisacespréparatifs, je vis quantité de gens accourir en foule chez moi, pour fa voir fi je croyois qu'ils puffeht faire ce voyage furement. Je croyois avoir levé pleinement tous leurs fcrupules, Iorfque les ragams, qui, après avoir fi long tems entretenu le peuple dans la croyance que le mont Alkoé étoit habité par Mindrack , ne vouloient pas qu'il découvrit fi promptement leur tromperie , répandirent fourdement !e bruit, qu'a la vérité moi 8c mes porteurs qui étoient tous du mont Alkoé , étions revenus heureufement; mais que fi quelques habitans de Brandleguarp avoient entrepris ce voyage, il n'en feroit revenu aucuns. Ce bruit  V O L A N 5. lj£ étant parvenu jufqu'a mes oreilles, je fentis que, fi je lui laiflbis le tems de fe fortifier, il mettroit obfiacle k mes projets. Je fufpendis donc Ia publication des ordres , jufqu'a ce que j'euffe confidéré Ie parti qu'il y avoit a prendre dans cette affaire, A la fin me perfuadant que j'en avois fait revenir un grand nombre de leurs doutes, Sc voulant lever les fcrupules des autres, & les familiarifer en quelque forte avec le pays Sc le peuple du mont Alkoé, je propofai un prix pour un vol 'qui fe feroit le fixième jour , Sc fis publier, tant pour les gens du mont Alkoé, que pour ceux de SaffdoorptiVangeanti , k 1'exception de ceux qui étoient venus avec moi k Ia dernière expédition, quiconque feroit la plus grande diligence pour porter un meffage au gouverneur du mont Alkoé, & me rapporter une réponfe de Lafméel , auroit pout récompenfe un de mes piftolets avec une certaine quantité de poudre & de balles; Sc que celui qui arriveroit le fecond , auroit' un fabre Sc un ceinturon. J'avois fixé letems; il ne fe préfenta que peu de perfonnes les deux premiers jours ; mais Ie troifième il en vint plufieurs du mont Alkoé pour fe faire enregiftrer Ceux de Brandleguarp voyant cela , & ayant grande envie de gagner le prix, fe préfentèrent le matm du quatrième jour au nombre de fix, &  Les Hommes; le cinquième avant midi j'en avois prés de foixante fur ma lifte, fans compter ceux du mont Alkoé; en tout ils étoient bien une centaine. Letems du départ étoit réglé pour le fixième jour au matin. On devoit prendre foa vol da defTus un rocher derrière le palais, & le fignal étoit, quand je tirerois un coup de piftolet, Ce nouveau divertiffement attira une affluence prodigieufe de fpeftateursf; Car, a 1'exception de ceux qui étoient trop jeunes ou trop vieux pour voler , tout Brandleguarp étoit fur l'un ou 1'autre des rochers; le roi lui-même s'y trouva avec toute fa cour, & quantité de gens y étoient accourus des cantons les plus éloignés. J'avois écrit quelques jours auparavant a Lafméel parun de mesporteurs anciens, pour I'informer de cette courfe, avec ordre de tenir deux lettres prêtes, i'une pour donner au premier meffage, 1'autre au fecond, & de ne point faire attention aux autres. Ma courfe de graundy etant imaginée également pourl'avantage des deux royaumes, ce que j'avois efpéré arriva. II vint une quantité prodigieufe d'Alkoans pour difputer le prix , qui reftèrent avec moi jufqu'a ce que le vol commenC3t II fe raffembla une fouie innombrable de gens des deux nations fur les montagnes noires, pour  V O L A N S. 2j7 les voir partir&revenir; plufieurs des S^angeantmsalioient par bravade fe'mêler avec les concurrens. Enfin le concours des deux nations fut fi grand ce jour-la, & les converfations que les Swangeantins eurent avec les habitans & les nuneurs du mont Alkoé, lesguérirent fi bien de leurs vieilles appréhenfions, qu'en moins de troisjours toutes leurs craintes furent évanomes, & que quiconque auroit entrepris de les faire revivre, auroit été regardé comme un mfenfé. Le moment étant arrivé , je rangeai tous mes aöeurs fur le bord extérieur du rocher, & ayant défendu a toutes perfonnes de bouger jufqu a ce que les coureurs fuffent fur le graundy & arnvés èune certaine dirtance , je dis a ceux.a que j'allois donner le fignal. Je n'eus pasPlutottiré,que tousfansexception,du bord de la montagne fe jetterent la tête devant, & toute la compagnie après eux. Ils rafèrent avec une v,teffe incroyable la furface de la plaine entrelerocher&lamontagne;&la rapidité de cette defcente, comme s'ils euffent été emPortes par une efcarpolette , les fit monter Prefque droxts Ie long du cöté de la montagne, jufqu a ceque femblant en effleurer le bord avec W ventres, ils glilferent fur la furface & fe COnfond^nt avec Ie corps du S^angean.  158 Les Hommes Nos rochers retentirent des cris des gens de1» montagne. J'avois tiré ma montre en donnant le fignal, & elle marquoit neuf heures du matin. Je n'eus pas befoin de demander a quelle heure on comptoit qu'ils arriveroient; chacun faifoit des conjeclures & difbit fon avis. Les uns prétendoient qu'ils ne pourroient revenir qu'au milieu de la nuit, d'autres le lendemain matin. Cependant nous allames diner ,& revenant fur les deux heures, k ma montre, le peuple qui étoit fur le rocher & le couvroit tout entier, me dit, comme une opinion générale, qu'on ne devoit pas encore les attendre de long-tems; & la plupart concluoient qu'ils n'étoient pas encore aplus de la moitié du chemin pour revenir , Iorfque nous entendimes tout d'un coup un bruit prodigieux venant du haut de la montagne. Ce bruit femblant approcher & devenant plus fort, nous vimes paroitre un moment après un jeune garcon qui s'abattit furie rocher, & qui voloit avec tant de viteffe, qu'il ent bien de la peine a s'arrêter. II vint me remettre dans ma chaifeoiij'étois affisunelettre de Lafméel. Jelui annoncai qu'il avoit remporté le prix; & lui dis de venir dans mon appartement, k mon retour, & qu'il le recevroit de mamain. Je lui demandai enfuite oü il avoit laiffé les autres. II me dit qu'il n'en favoit rien, paree qu'il avoit palfé  V O L A N S. 2j9 prèsdesforgesen revenant, & qu'il Jes avoit jus allant chez Lafméel. Quoi ! lui dis-je, il doit y avoir une grande diftance de ce cöté de la maifon du gouverneur. Environ pour une derm-heure de vol, me dit-il. Comme il de- von être fatigué d'avoir fait un vol fi rapide je ut dis d'aller fe repofer, & de venir me voir le lendemain. II me remercia; & après m'avoir ^t qu dfe nommoit Walfi, il fiuvit mon avis ■ & partant auffi vïte que le vent, il fe retira Le' rocher étoit tout couvert de gens qui étoient venus des montagnes pour voir le viéforieux. II etoit fept heures a ma montre quand Walfi amva; deforte que , fi.ivant Ie calcul le plus jufte.enreduifant ce chemin en milles, fuivant Ia defrnptwn qu'on me fit des chofes, je jugeai 'qUl1 aV01t fait environs d'un mille par minufe. r Je refiai furie rocher jufqu'a pres de neuf heures; & comme il faifoit froid & que je m ennuyois, jeretournai chez moi avec Quilly &placai Maleck pour attendre le fecond. Mais le bruit s'étant accru , je vis tout d'un coup 1'air remph de monde fort proche de mol ; car je m etois écarté de prèsde deux eens pas du bord du rocher , pour laiffer aux arrivans de 1'efpace pour s'abattre. Je crus que ces gens alloient me renverfer, Iorfque j'appercus deux compettteurs precifément fur le dos l'un de 1'autre •  i <5o Les Hommes celui de deffus s'élancant fur le graundi de 1'autre leurs têtes étoient égales. L'envie de remporter le prix fit que celui de deffous donna un coup de tête è 1'autre , qui le blefTa a la poitrine ; mais il fe froifTa le graundy de maniere qu'ils tombèrent tous les deux a mes pieds prefque fans connoifTance. Ils refterent long-tems dans cet état, & fans autre mouvement que celui de leurs poumons & de la refpiration; enfuite chacun d'eux prétendit être le premier. Celui de deffous me donna une lettre. Je leur dis que Walli étoit arrivé depuis prés de deux heures. lis répondirent tous les deux que cela étoit impoflible, & qu'il n'y avoit point affurément de Glumms qui fuffent capables de les furpaffer au vol dans tout le royaume. Je leur ordonnai de me venirtrouver tous les deux lelehdemain matin, Sc que je ferois droit fur leurs prévertrions. L'homme de deffous ne m'eut pas plutót dit qu'il fenommoitNaggitt, qu'il en arriva un autre qui, voyant Naggitt, dit qu'il étoitfïïrement le fecond; mais quand il vit encore 1'autre, il lui céda la placej, Comme il étoit déja tard, je ne voulus pas refter plus long-tems. J'appris le lendemain matin que tous les autres étoient revenus a la montagne , excepté deux qui avoient été obligés d'abandonner auparavant, pour avoir fait  V O L A N S; ,St fait un effört qui les avoit mis hors d'état de voler. Le lendemain matin • Valfi arriva Ie premier k mon appartement, tandis que j'étois alle avec le roi. Quilly, a qui a dit Je fojèt qui lamenoit, lui dit de refter dans la galerie jufqu'a mon retour. Youvarky ayant paru dans Ie moment , apprit que le vainqueur de la veille m'attendoit dans la galerie. Elle s'étoit mformée combien de tems il étoit revenuavant les autres , & avoit grande envie de le voir Elle alla donc dans la galerie, & y fahant un tour ou deux, elle le queftionna fur la rapidité de la courfe. Comme les femmes prennent garde k tout, elle diftingua k fes réponfes, U ia voix , è fa taille , que c'étoit alfurément k une Gawy qu'elle parloit, quoiquelleeut cherché k fe déguifer, en roulant iescheveux & les attachant autour de fa tête avec unlarge chapelet comme un homme & que fon corps mince & fa poitrine plate 'eüt pu Ia faire paffer pour telle k quelqu'un de moins pénétrant que Yoiwarky, Mais You ™rky le queftionriant & lui difant qu'il avoit Plus de 1'air d'une Gawry que d'un Glumm lapauvre fille, car c'en étoit une , rougit, lui avoua le fait, & en même tems la pria de Tome II, ^  i6i Les Hommes ne point en parler, paree que cette démarche la perdroit. Cet aveu donna a Youwarky la curiefité de favoir comment elle s'étoit déferminee k difputer le prix- Cette rille ne pouvant plus s'en défendre, lui avoua franchement qu'elle aimoit un jeune Glumm fort courageux ; mais un peu trop trop lourd pour pouvoir voler vïte, qui depuis que le prix avoit été propofé, n'avoit pas un moment de repos, en fongeant qu'il n'étoit pas aufli propre a cet exercice que les autres, & fur-tout qu'un certain Naggitt qui lui faifoit la cour, & qui étoit du nombre des contendans. S'il eüt été queltion de force, de valeur & de courage, difoit-il, je ne 1'aurois cédé a qui que ce loit; mais me voir naturellement incapable d'obtenir un prix fi glorieux, que le roi même n'eft pas maitre d'en propofer un pareil, c'eft ce que je ne puis fupporter. J'y fuis réfolu, j'irai me faire enregiftrer, & je ferai un effort, duffai-je en mouarir. Quoi ! je verrois Naggitt remporter le prix , & peut-être vous obtenir aufli , quand il pourra mettre avos pieds ce qu'aucun autre Glumm ne peut vous donner ? Non, je vaincrai, ou je ne reparoitrai plus. Je vous avoue, madame, continua "Walfi, que, con>  V O i A n s. tfj nie je Ië connois pour un Glumm a ne pas furVivre a fa défaite , j'ai craint qu'il ne tint paroie, & qu'il ne fit une fimmalheureufe. Je lui dis que, quoiqu'il fut certain de rempórter lé pnx dans toute autre chofe, fi on 1'eüt propofée,ilyavoit bien des demi-Glumms, des gens d'une taille déliée, efFéminée, qui 1'emporteroient fur lui k coup für,dès qu'il fero-t queftton de voler; qu'd étoit malheureux pour ' un vrat Glumm de difputcr avec eux un prix qui ne peut être remporté que par ceux qui ne font capables de tiende meilleur ; qu'ainfi i|Ine devoit pas fonger k une entreprife dont d ne remporteroit que de Ia fatigue; mais que comme je 1'y voyois abfolument réfolu je voulois elTayer de gagner le prix pour lui , dautant mieux que ma grandeur & ma taille me faifoient croife que perfonne n'auroit plus de facihté k vaincre que moi. Graces a ColVar, madame , j'efpète lui mettre bientot 1'efi» pnt tranquille, pourvu que vous veuilliez bien avoir la complaifance de ne pas dire qui je fuis. ^ Youwarky , charmée de fon hiftoire, lui pro' nut tout ce qu'elle vouloit, mais elle 1'engagea k paffer dans fon appartement, auffi-töt qu'elle auroit recu le prix. Quand je fus de retour, on me dit que L ij  i$4 Les Hommes Walfi m'attendoit. Je le fis appeller, & lifant la lettre qu'il m'avoit apportée, & que jereconnus être de Lafméel, je cherchai fur ma lifte le nom de 'Valfi; c'étoit tout le dernier; car il ne s'étoit préfenté que le matin même de la courfe. Ainfi, lui-dis-je, Walfi , le dernier enregifiré, eft arrivé le premier. Mais je vois que vous y avez été, par ce que Lafméel m'écrit, quoiqu'ily ait eu des gens que la précipitation de votre retour en a fait douter. Recevez le prix, lui dis-je; que cette arme ne foit jamais employée que pour le fervice de la patrie. Enfuite je le congédiai. Les deux compétiteurs parurent enfuite pour avoir le fabre, & chacun d'eux apporta les meilleures raifons qu'il put pour me faire décider en fa faveur., Je leur dis qu'il falloit rendre juftice, & que, quoiqu'il n'y eut eu entre eux qu'une très-petite différence, Naggitt étoit certainement le plus prés de moi , quand ils avoient ceflé de voler, puifque fon vifage étoit fur mes pieds. Vous vous plaignez tous les deux d'une fupercherie ; la chofe eft égale entre vous a cet égard : mais dans la juftice, c'eft a Naggitt que le prix appartient. Je le lui donnai donc, en lui difant : Prenez-le, Naggitt,' il eft a vous par la loi de la courfe; mais j'ai peine a décider lequel des deux 1'a mieux merité.  V O L A N S. t6Uitat oh fe trouvoit 1'aurre , me fit compaffion pour lui, comme j'en aura's eu auffi pour Naggitt, fi 1'autre eut remporté le prix. II s'en alloit fort chagrin , en difant : perdre d'une moitié de tête, après-avoir pris tant de peine & de fatigue ! Quand ils furent im peu éloignés, je les rappelai. Je leur dis qu'ils étoient tous les deux de braves Glumms; & je donnai auffi un fabre au malheureux ; en leur faifant la même exhortation que j'avois faite k Valfi. En me quittant, Walfi alla rejoindre Youvarky, comme elle le lui avoit promis. Celle« ne manqua pas de la queftionner encore; car en matière d'amour , elle ne finiflbit pas ;* elle auroit paffé tout le jour a lui faire raconter toutes ces petites circonftances, qui ne peuvent que toucher un cceur tendre. Walfi étoit fur les épines , &- auroit voulu être déja dehors. Youwarky lui faifant queftions fur quefiions, Walfi fe leva & Ia pria d'excufer fi elle ne refioit pas plus long-tems.Madame, lui dit elle, quand 1'objet qu'on aime elf dans I'mquiétude , on] eft unpeu preffé : je fuis füre que jufqu'a,ce qu'il me voye, il eft k Ia torture, dans la crainte que je fois découverte. Si jamais vous avez aimé , vous nepouvez pa* blarrier mon impatience* Quand elle fut partie, Youvarky remplie L ui  ï66 Les Hommes de cette aventure, vint me trouver. J'étois feu!^ elle ne put garder le filence ; mais après vingt raifonnemens hors de propos, & m'avoir fait promettre que je ne ferois point faché, & que je ne révoquerois point ce que j'avois fait, & mille autres difcours femblables, elle me raconta ce qu'elle venoit d'apprendre. Ce récit me rit plaifir; je lui dis que j'aurois fouhaité d'être inftruit plutöt. Ahi me dit Youwarky s je voulois la faire refter jufqu'è ce que vous eufiiez fini, afin que vous la vifliez. Que ne 1'avez-vous fait , ma chere , lui dis-je ? Pierre , me répondit-elle , fi vous aviez vu 1'inquiétude de cette pauvre fille jufqu'a ce qu'elle a été fortie avec fon prix, vous n'au-» riez pas pu avoir la dureté de différer plus long-tems le plaifir qu'elle attendoit a fon retour ; & je me fuis fait confcieace de la re* tenir davantage.  V O h A N Si i6j CHAPITRE XLIX- La courfe réconcilie les deux royaumes. La colonie. part, bdtit une ville. Pierre va vifiter le pays : il entend parler d'une prophétie de Stygée ^ file du roi de Norbon. II s'y tranfporte ; tue le neveu du roi; accomplit la prophétie , en faifant époufer Stygée d Géorigetti. II revient Q UoiQUEles ragams pufiènt dire pour foutenir leur crédit, & empêcher le peuple d'appercevoir qu'ils 1'avoient trompé, cette courfe produifit un effet fi favorable & fi prompt fur le préjugé des peuples, que fans être obligé d'avoirs ^recours a une feconde proclamation, dés la première, on vit paroitre volontairement au rendez- vous au moins vingt-cinq mille hommes, fans compter les femmes & les enfans; c'étoient tous des anciens efclaves;' dont les maïtres avoient employé divers moyens pour les opprimer, quoiqu'ils euffent été déclarés libres, & pour rendre leur liberté même une efpèce de fervitude. Par ce moyen nous avions de quoi choifir ceux qui paroif, foient les plus utiles èla nouvelle colonie. Nous n'étions pas d'accord Nafgig & moi Liy  168 Les Hommes fur le choix des perfonnes. Comme foldat, 11 n'auroit voulu que de jeunes gens non mariés, tout au contraire j'étois d'avis de prendre des families entières , quoiqu'il s'y trouvat des gens trop vieux & d'autres trop jeunes pour le métier de la guerre. Après y avoir réfléchi, II revint k mon fentiment; car je lui repréfentai que des jeunes gens laiffanf derrière eux un père , une mère ou une maitreife , foupireroient bientöt après leurs pays; ce quioccafionneroit des défertions & un mauvais exemjple;ou bien prendroient un caradfère inquiet, & infpireroient un dégout général a toute la troupe. Nous choisïmes donc des families entières tant qu'il s'en préfenta; d'abord celles oü il y avoit le plus de jeunes hommes; enfuite les autres; puis nous en vinmes a prendre dèsgarconsa qui je demandois en particulier, s'd y avoit quelques fëmmes de leur goüt qui vouluffent aller avec eux,auquel cas jelespre* nois auffi. Enfin nous ramaflames un corps d'enViron treize mille combattans , fans compter les vièillards, les femmes & les enfans; puis ayant indiqué raffemblée auprès du palais, le roi fit diftribuer a chacun des provilions pour dix jours, & nous primes notre vol. Comme j'appréhendois toujours qu'il n'y eut de la «onfufion dans 1'air, Nafgig prit la conduite  V O L A N S. ,69 de tout le corps : pour moi je marchai a 1'arrière-garde. Outre le nombre de gens dont je viens de parler, je crois que nous trouvames bien dix mille volontaires fur la montagne noire, qui étoient venus les Uns pour prendre congé de leurs amis, & les.autres par curiofité & pour voir notre vol. Je pris avec moi trois pièces de canon & des munitions conyenables. Après une courte halte fur la montagne noire, nous aliames fans nous repofer jufqu'au palais du gouverneur , oii Gadfi nous reeut avec de grands égards. Je lui fis part de mon projet, qu'iUpprouva. Car , dit-il, m0n compatnote, j'ai autant d'intérêt maintenant d'écarter mes anciens maitres, que j'en avois autrefois k les fervir : vous avez prisle feul moyen qu'il y eut au monde de le faire avec fbecès Je le confultai fur le lieü oh je fixerois ma' colonie; & par fon avis je la plaeai en-deck du bois, avec quelques habitations éparfes de 1'autre cöté, comme autant de corps-de-garde pour donner avis de la venue des ennemis' lefquels pourroient fe retirer dans le bois avant que d'arriver k la ville, ou au pis aller pourroient gagner la ville. Gadfi m'apprit qu'on attendoit bientöt les vatfieaux des petites-terres; car, difoit-il, les^  Ï70 Les Hommes Zaqs ne favent rien encore du changement de gouvernement , & ,n'en apprendront la nouvelle qu'après le retour des vaitfeaux. 11 me de-jnanda donc, fi je jugeois a propos qu'on leur fournït des métaux dont il y avoit déja un bon chargement, a des conditions raifonnables ? Je lui répondis que je ne voulois ni les empêcher d'avoir des métaux, ni gêner en aucune forte la liberté du commerce; mais que je feroisbien aife de traiter avec eux moi-même. Je donnai aux ouvriers des forges, des modèles pour me faire des pelles, des bêches, des pioches, des marteaux, & quantité d'autres inftrumens de fer dont j'avois befoin pour la conftru£fion de la nouvelle ville : tout cela fut bientöt prêt, & nous 1'emportames avec nous. Nous primes alors notre vol, &c defcendimes au lieu même oii je voulois conftruire; & après avoir vifité le terrain a plufieurs milles de chaque cöté, nous tirames des lignes de circonvallation ; & j'occupai une grande partie de mon monde, les uns a couper du bois ; les autres a creufer la terre &c travailler aux fondemens : en un mot, il n'y avoit perfonne d'oifif. Pendant ce tems les femmes alloient chercher des provifions. Mais j'étois obligé a chaque pas de leur montrer ce qu'ils avoient a faire pour la nouvelle conf-  V o lans; iji truction; & j'en prenois la peine bien volontiers ; car il étoit rare qu'il fallüt leur dire deux fois la même chofe; & je n'ai jamais vu de. peuple qui comprit fi facilement ce qu'il avoit une fois entendu dire. Suivant mon plan, la ville devoit être compofée de plufieurs rues longues & droites; paralleles entr'elles, avec des jardins par derrière de chaque cöté; & d'efpace en efpace des petites rues de traverfe, pour aller d'une grande rue a une autre. Tandis que cet ouvrage étoit en train, je me mis en route pour aller vifiter. 1'autre pays dont Maleck m'avoit parlé. Nous n'eümes pas fait un long vol, que nous vimes de loin des gens de ce pays, qui alloient au mont-Alkoé chercher des métaux. J'avois envie de converler avec eux fur leur royaume ; ainfi j'ordonnai a mes porteurs d'aller a eux : ils me dirent qu'ils ne 1'ofoient pas, paree que chacun de ces gens étoit capable de tuer dix hommes. Je ne voulus pas les y forcer; mais remarquant le chemin par lequel ils venoient, $c qu'ils étoient féparés en plufieurs bandes de fix ou buit hommes; voyant d'ailleurs qu'il y avoit entr'eux & moi un petit bois & des buiffons, j'ordonnai a mes porteurs de medefcendre au-deflbiis des arbres hors de vue,& de  'tji Les Hommes me rnettfe a terre précifément au pied du bois, paree que j'étois réfolu , avant de partir, de les connoïtre un peu plus particulièrement. Je reftai couché ventre k terre jufqu'a ce qu'ils furent k foixante pas de moi. Alors demandant k Maleck s'il favoit leur langage, il me répondit qu'il avoit converfé autrefois avec eux aux mines. Je lui dis donc de les faluer, Sc de leur déclarer que j'étois ami, &C qu'ils pouvoient fürement s'arrêter. Ils étoient fept, 6c il y en avoit d'autres pelotons plus loin. Je me montrai alors, & Maleck leur paria. Deux ou trois de la bande s'enfuirent d'abord ; un d'eux s'arrêta 6c nous regarda hardiment ; les autres fe mirent a courir. Je dis a Maleck de lui annoncer que s'il ne les rappeloit pas, jelestuerois. Celui qui étoit refté; eut beau les rappeler, ils doublerent le pas. Je les laiffai faire; mais ayant tiré, j'en frappai un k 1'épaule. II tomba du coup, & je crus 1'avoir tué. Je m'avan5ai vers 1'autre qui n'avoit pas, bougé , même au bruit de mon fufil; ifrne parut touta-fait effrayé. Je lui pris la main , que je baifai; alors il fe remit un peu, 6c m'ayant faifi la mienne, il la baifa auffi. Maleck 1'aflura de ma part que j'étois uit grand voyageur , & que je ne voulois que difcourir avec lui.Pour moi, voyant remuer celui  V O t A N S. i75 que j'avois tiré,je m'avancai & lui dis, quefi je 1'avois bleffé, il ne devoit s'en prendre qu'è lui-même; & que je ne 1'aurois jamais fait, s'il ne m'eüt marqué de la défiance en s'enfuyant, chofe que je ne pouvois fouffrir : je difois cela afin de faire refter 1'autre. Mon homme étoit bleffé k 1'épaule, mais très-ïégérement: car la balie étant au bout de fa force, n'avoit pas pénétré dans 1'os ; & étoit tombé par terre; ainfi bandant Ia plaieavec mon mouchoir, je lui promis qu'il guériroit bientöt. Ie m'informai de leur pays, de fon nom de 1'objet de leur voyage, de leur commerce \ des fruits , des oifeaux & des Beftiaux du pays. ^Comme celui que j'avois bleffé fouffroit,je m'adreffai a 1'autre, qui me dit qu'il venoit de Norbone, royaume vafte, bien peuplé dans de certains cantons, qui étoit gouverné par un vieux & bon roi nommé Oniweske. Ce roi continua-t-il, n'a qu'une fille appellée Stygée^ ainfi je crains bien qu'è fa mort le royaume ne' paffe a un de fes neveux, qui eft un prince méchant & débauché. Si cela arrivé , fans doute d nous ruinera , & détmira un beau royaume \ qui depuis quinze eens ans eft dans la familie* d'-Oniveske. Comment, lui dis-je, eft-ce qu'a.  i74 Les Hommes prés fa mort, fa fille ou fes enfans ne monteront pas fur le tröne? Hélas ! dit-il, tout iroit bien , ii elle avoit des enfans: & 1'état refteroit encore quinze eens ans dans la même familie. Comment pouvez-vous favoir cela , lui demandai-je ? Vous pouvez bien dire combien il a duré, mais combien il durera, c'eft une chofe qu'on ne peut deviner. Pardonnez-moi, dit-il: ce tems même & 1'état aöuel de notre royaume, ont été prédits a la naiftance de notre premier roi, qui étoit de la familie aöuellement régnante. Avant que d'être gouvernés par dés rois, nous avions un bon & faint vieillard qui vivoit retiré dans une caverne auprès de la mer ; tous ceux qui étoient embarraflés, alloient lui demander des confeils. Ce vieillard ayant été fort malade, tout le monde étoit allarmé par la crainte de le perdre. Comme on alloit en foule le voir , il annonca qu'on ne devoit pas craindre, & qu'il ne mourroit qu'a la naifiance d'un roi qui régneroit quinze eens ans. Tous ceux qui étoient préfens, crurent que la maladie lui avoit dérangé le cerveau ; cependant il perfifta dans ce qu'il avoit dit, & revint de cette maladie. Quelques années après, un grand nombre de gens étant autour de lui, il leur dit qu'il alloit  V O L A N s. les quitter, maintenant que leur roi étoit né; en même temsilmontroitun enfant qu'une pauvre femme portoit dans fes bras. Ce difcoursfurprit tous les afïiftans, qui ne pouvöient croire que ce pauvre enfant devint un jour roi. II leur affura que cela étoit arrêté, & que comme il mourroit fürement le tendemain, s'ils vouloient s'af* fembler tous, il leur annonceroit ce qui devoit leur arriver par la fuite. Quand ils furent affemblés, la femme & Penfant étant au milieu d'eux, il leur dit : cet enfant eft votre roi, & il fortira de lui une race de rois qui durera quinze eens ans, fous lefquels vous ferez heureufement gouyernés. Mais enfuite un habitant femelle de l'air réclamera le royaume; & elle fera entièrement détruite avec le royaume, k moins qu'un meffager d'en haut ne vienneavec une couronne dans chaque main, & ne lui procure un male de fa propre efpèce; pour lors le royaume fubfiftera encore pendant quinze eens ans dans fa poftérité. Or, continua-t-il, ce tems eft prêt è expirer; &Z comme il n'eft encore venu, & fans doute il ne Viendra perfonne avec ces deux couronnes, la princeffe Stygée, malgrétous fes effortspourfuccéder a fon père, n'efpere guères de réuffir; car fon coufin Felbamko prétend qu'aucune femme n'ayant encore regné chez nous, il eft héritier  r\j6 Les Hommes de droit, & poffédera Ie royaume. Qu'entendez vous, lui dis-je , par une habitante de 1'air? Oh! ditil, c'elt qu'elle vole. Eft^ce-que tous les gens de votre pays volent, lui demandai-je ? II me femble que vousne volez pas. Non, ditil; il n'y a que la princelle-Stygée. Comment cela fe fait il, répliquai-je? Le voici, reprit-ü. Sa mere éïant enceinte, al'a un jour fe promenerdans un bois voifin du palais; & s'étant égarée ,< elle fut attaqué par un homme qui avoit le graundy , & qui voulut la forcer ; mais voyant que fes cris avoient attiré quelques-uns de fes gens a fon fecours, il la quitta & s'enfuit. Cet accident lui caufa une 'telle frayeur, qu'elle fut très-long-tems fans pouvoir en revenir, Si accoucha d'une rille qui a le graundy. Mon ami, lui dis-je, la rencontre que vous avez faite aujourd'hui de moi, fera une fource de bonheur pour votre royaume. Retourneza la princefTe , &c dites au roi & k elle, que je ferai prés d'eux dans fix jours, & que j'établirai fa couronne fur la tête de Stygée. Cet homme croyant que je badinois , nie regarda & ne bougeoit point. Pourquoi donc ne partez-vous pas, lui dis-je? Allez , & pour les bönnes nouvelles que vous porterez k votre princefTe , je vous rendrai l'un des hommes le plus  V O 1 A N Si tyj plus diflingués de Norbone. Cet homme fourioit toujours, & ne pouvoit fe perfuader que je parlaffe' férieufement. Je lui demandai combien il lui falloit de tems pour retourner au palais ? Trois jours au moins, répondit-il. Alle* donc, lui dis-je; faites bien votre meifage; & je vous promets que vous n'en ferez pas faché. Alors me voyant parler trés férieufement, il me crut a la fin, & promit de m'obéir ponctuellement. II n'avoit pas vu comment j'étois venu a 1'endroit oii il m'avoit rencontré; car avant que de me montrer, j'avois fait entrer mes porteurs & ma chaife dans le bois. J'appris paria fuite qu'il étoit arrivé le 4e jour au matin, & que paffant devant la garde fort échauffé, il avoit eu de la peine a fe faire introduire devant le roi a qui il avoit annoncé mon meifage. Sa majefté ne pouvant Je croire le regarda comme un foi; mais fur ce qu'il protefta qu'il difoit la vérité; que de fort loin j'avois renverfé fon camarade par terre, &lui avois faitun grand trou dans le dos, en tenant feulement quelque chofe k la main qui avoit fait beaucoup de bruit; (Weske fit venirfa fille , qui ayant entendu le rapport de cet homme, & fe fentant difpofée k le croire, demanda au roi la permiffion de reteni/ cet homme jufqu'au jour indiqué, & d'en prendre Tornt II. M  ï7B Les Hommes foin; &C que pendant ce tems on fit des prépa* ratifs pour recevoir 1'étranger, en cas qiie le rapport fe vérifiat. Le bruit de mon arrivée & de mon meffage donna a tout le monde la euriofité de me voir arriver. Je planai pendant un tems confidérable au-deffus de la ville, pour être fur de defcendre jufte. Le roi & fa fille apprenant que je paroiffois, fortirent pour me voir & me recevoir k la defcente. Le peuple étoit amaffé dans une grande place è cöté du palais, & fe tenoit par pelotons en différens endroits. Je confidérai le lieu oii vraifemblablement le roi devoit être , 8t je dis k mes porteurs de s'y abattre. Je defcendis a 1'endroit le plus jufte &C en même tems le plus malheureux que je pouvois trouver; car je ne me fus pas plutöt levé de ma chaife, que Felbamko fendant la preffe , & levant une groffe maffue qu'il tenoit k la main, m'auroit certainement affommé, fi tirant k 1'inftant un piftolet de ma ceinture, je ne 1'euffe renverfé fur la place roide mort; de forte que fa maffue qui étoit alors au-deffus de ma tête, tomba fans force fur mon épaule. Je ne favois pas alors qui je venois de tuer. Pour empêcher toute autre entreprife, je tirai un autre piftolet & mon fabre , & demandant a quel endroit de la place étoit le roi , qui  V ö L A N s: ' 179 hé ïfavoit pas encore ce qui étoit arrivé ^ jê marchai droit a lui. Sa majefté & fa fille viarent au-devant de rhoi , & me firent compliment fur mon arrivée dans leurs états. Je me jettai aux pieds dü roi , en lui difant que je lui appoftois un meffage $ & que j'efpéfois qu'il voudroit bien m'excufer, fi j'étois entré dans fon royaume fans obferver la formalité de lui en derriander la permiflion. Arrivés au palais , le roi fit apporter deS irafraichiffemens pour moi & pour ma fuite 1 après quoi on me eonduifit dans la falie d'au* dience. Le bruit de la mort de Felbamko étoit arrivé au palais avant nous, & que c'étoit moi qui 1'avois tué. Toute la cóur en fut exttê* mement furprife; ce fut une nouvelle fort agréable pöur Stygée. ' En entrant dans la falie d'audience , je trouvai le roi aflis au plus haut bout contre la mutaille ; fa fille étoit k fa droite : on avoit placé ün fiége exprès pour moi k la gauche , üh peu plus haut , avancé vers le milieu de la falie, & on m'y fit alfeoir. II y avoit quantité de cóurtifans qui afliftèrent a cette auüience 3 & aü-deffus de moi étoit une autre place deftinée pour un autre * que je fus par la fuité être un des chefs de la religiom Mij  iSo Les Hommes Sa majefté me demanda tout haut , pourquoi, enmettant le pied dans fes états, j'avois commencé par répandre le fang, & même celui d'un de fes plus proches parens ? Je me levai pour lui répondre ; mais fa majefté m'ayant ordonné de m'affeoir, je lui dis qu'il étoit très-certain que ne connoiffant aucune perfonne de fon royaume , on ne pouvoit pas fuppofer que j'euffe eu de mauvais dèfleins contre qui que ce fut , & fur-tout contre un parent du fouverain entre les mains de qui je venois me rendre ; que la vérité étoit, que j'avois cherché a conferver ma propre vie;'que celui que j'avois tué avoit fendu la preffe, & s'étoit avancé prés de moi avec ■ une groffe maffue pour m'affommer ; & que voyant la maffue déja fur ma tête , je 1'avois tué dans une telle attitude , que la maffue - étoit tombée fur mon épaule , mais fans affez de force pour me bleffer. Le roi demanda fi je difois la vérité. Alors plufieurs perfonnes placées au bas bout de la falie , s'écrièrent que cela étoit vrai; un entr'autres dit qu'il en avoit été témoin , & que la chofe étoit ainfi. Eh bien donc , dit le roi , vous êtes abfous. Maintenant, que demandez• vous de nous? quel eft votre meffage? Grand roi, lui dis-je, c'eft un bonheur fin-  V O t A N s. 181 gulier pour moi d'avoir été choifi par la providence, pour propofer le mariage de la princefTe Stygée votre fille , avec un monarque puiffant de vos voifins. J'ai déja fait d'autres exploits incroyables en fa faveur. Sachez, lire, que je fuis né dans les pays du nord ; Sc qu'après avoir effuyé un nombre infini de malheurs Sc de dangers, je fuis enfin arrivé chez le roi Géorigetti, clans les états duquel j'ai rétabli la paix, en tuant 1'ufurpateur Harlokin. J'ai aufli conquis depuis peu le royaume du mont Alkoé pour mon maitre ; Sc je viens ici faire a votre fille 1'offre de deux couronnes, Sc de tout ce que mon maitre poffede avec fa perfonne en mariage. Le vieux prêtrc fe leva alors, 8c dit: fïre^ tout va trés-bien ; mais ce qui m'a toujours embarraffé, c'eft la manière dont le meffager doit venir ; car celui qui doit être chargé de cette commiffion viendra d'en haut. Or cet homme-ci n'ayant pas le graundy, n'a pas'pu venir d'en-haut. Pour tout le refle , je com-; prens que le prince au nom de qui cette offre eft faite, ayant le graundy, eft un male de lamême efpèce que la princefie. Je comprens auffi que les deux royaumes qu'il poffède font les deux couronnes dans les mains du meffager ;. ïnais encore une fois, il doit venir d'en-haut, M iij  ff*. Les Hommes Eh bien, dit Stygée, ne 1'avez-vous pas vq venir ? Non , répondit-il. Oh ! dit-elle, il eft venu dans 1'air, & il a plané long tems audeffus de la ville avant que de defcendre. Cela eft impofftble, dit le vieux prêtre; car il eft auffi uni que nous. En vérité; révérend, coniinna-t-elle , je 1'ai vu, & toute la cour 1'a vii comme moi. Le roi & les nobles ayant attefté la vérité;: fire , dit le prêtre, en ce cas tout eft accompli ; c'eft a votre majefté a faire le refte. Ie ne m'attendois guères k voir ce jour , dit le roi: ainfi, ma fille , comme ce meffage eft deftiné pour vous, c'eft a vous feule k y réPondre. J'avoue encore que cette aventure me paffe. Je ne puis concevoir qu'il' ait été ar. rêté dans les décrets de la providence, que la même main qui nous apporte 1'accomplifi.. fement de ce qui a été prédit depuis fi longtems, ait commencé, fans aucun deffein, par détruire ce qui auroit pu rendre 1'état de mariage malheureux pour vous. Stygée déclara. alors qu'elle fe foumettoit a fon fort & k U yolonté de fon père. Je reftai encore une femaine pour vifiter le, pays & la mer , que j'appris n'être pas fort éloignée. Je trouvai quantité d'a.nimaux utiles, ^nt pour, porter,. que pqnt l.a nqurriture ^  V & £ A N S. »8j des oifeaux en abondance; &c dn poiflbn far la cöte de la rner. Les habitans mangeoient de la vïande ; ainfi je m'imaginai être revenu parmi des hommes. Je fis toutes les reraarques que la briéveté du tems put me permet're; Se ayant pris congé du roi, je m'en retournai. De retour a la colonie , j'appris que les. gens des ifles étoient venus , & que ne m'y trouvant pas , ni aucune charge prête , ils s'en étoient allés. Cependant on en avoit re-* tenu deux. J'en fus bien aife , quoique d'ailleurs j'étois faché qu'ils s'en fiiflent retournés. a vuide. J'examinai les prifonniers , Sz leur ayant rendu la liberté ,. je les engagai a force de bons traitemens a s'établir parmi nous. De la première flotte qui vint enfuite , il n'y eut pas un feul homme qui ne fut a moi, des le moment qu'elle eut abordé. Quoique je cruffe cette circonftance capable de ruiner notre com-. merce ; elle détermina les habitans des ifles k\ faire avec moi 1'arrangement qu'on va voir.. Les vaifleaux ayant pafte une faifon entièretur nos cötes , faute de monde pour les remener , les commandans qui voulurent tous, s'en retourner , convinrent avec moi qu'il en? refteroit un certain nombre en ötages, jufqu'au, retour d'une' certaine quantité de mes. gens, l , Mü.y  1S4 Les Hommes que je leur prêterois pour reconduire les vaiffeaux; & je fis dire aux Zaps,que, comme il feroit avantageux pour eux & pour nous d'entretenir commerce enfemble , pour empêcher a 1'avenir de pareils inconvéniens, j'acheterois leurs vaiffeaux, dont je leur payerois la valeuren métaux ;& je confentirois aleur fournir a un prix réglé telle quantité de mes marchandifes que je leur envoyerois par mes gens. Ces propofitionsfetrouvant de leur goüt, le commerce fe fit avantageufement & fans' peine : & avec le tems nous conftruisimes nous-mêmes plufieurs petits vaiffeaux, & employames beaucoup de nosgens au commerce, ce qui nous procura quantité d'ouvriers de toutes les fortes, dont j'obligeai chacun k prendre trois naturels du pays avec eux, pour leur enfeigner leur profeffion.  V o l a n s. l8$ CHAPITRE L. Dijcours entre Pierre & Géorigetti fur le mariage. Pierre propofe Stygée au roi, qui confent a l'époufer. II raconte ce qu'il a fait a Norbohe. Le mariage ef terminé. Cérémonie d cette occafion. Pierre va d Norbone, y établit un commerce libre avec le mont Alkoé. 11 engage des commercans d s'établir d Norbone, & fait tranfporter du bétail au mont Alkoé. S It ö t que je fus de retour a SaffdoorptfVangeanti , j'allai trouver le roi, a qui je racontai tout ce que j'avois fait, & rétabliffement que je venois de former. II me dit que tout fon royaume ne fuffifoit pas pour payer les fervices que je lui avois rendus. Je le priai de ne regarder tout cela que comme un devoir que j'avois rempli; & que fi j'avois quelque grace a lui demander, c'étoit de vouloir bien , lui ou fes enfans , prendre foin de ma familie , quand je ne ferois plus. Mon père , répondit le roi, pour ce qui me regarde, je puis bien vous le promettre ; mais je ne fais pas ce qui arrivera après moi; car je ne me marierai jamais ; non , jamais : la perte de Yaccombourfe m'a dégoüté des fem-  i$é Les. Hommes mes ; & a moins que les états ne iettent les yeux fur vous pour me foccéder, ce k quoi je confentirai volontiers , il y a toute appafence que le royaume fera déchiré en, pièces par les divers compétiteurs qui voudront s'en emparer ; car je fuis maintenant Ie dernier de ïa ligne de BegCurbeck. & de toute la familie royale. D'ailieurs , qui peut, mieux conferver f etat dans fa fplendeur, que celui qui 1'a amené? au point de perfedion oh il eft maintenant? Grand prince, lui dis-je , mon ambition fe home k faire du bien tant que je- vivrai, 6c a éiever mes enfens dans les mêmes principes. Fefpère que cette facon d'agir pourra leur pro* eurer quelque proteöion, quand j'aurai fihi; wes jours. Mais, ajoutai-je, pourquoi votre majefté a-t-elle tant d'averlion pour Ie ma?, riage ? Par la feule raifon qu'elle aperdnune femme qu'elle aimoit, & été trahie d'une autre de qui elle ne devoit jamais attendre autre chofe. Jamais attendre autre chofe , reprit leroi l Y a-t-i! quelque chofe fur ïa terre qui dut 1'attacher plus fortement a moi que mon: affêcfion, & tout ce que mon royaume pou^ voit lui procurer ? Bagatelles que tout cela ^ feigneur , lui dis-je. Quoi l reprit-ily ayec un, peu de ehaleur t que pouvoit elle avoir de plus? Seigneur, lui.répondis-je., fhonneut de-  V O L A N S, 187 règner fur un grand peuple; le plaifir de monter fur un tröne dont elle vous regardoit comme 1'ufurpateur k fon préjudice; enfin, la fatis^ faftion de contenter fon ambition , paffion qui étoit née avec elle , & que votre eélibat nour-= rifoit en elle. Ainfi, que cet exemple vous rende plus clairvoyant fur votre intérêt &C celui de votre peuple. Mariez-vous, fire; aflin rez k votre peuple un maitre , qui après vous le gouverne avec équité ; & fur-tout donnezvous des héritiers légitimes k qui on ne puiffe pas difputer votre couronne. Tafpi étoit fans honneur, j'en conviens ; mais il ne faut pas juger par elle de toutes les autres, Croyez moi, prenez une femme légitime ; vous trouverez plus de bonheur dans la poffeffio'n d'une époufe toute ordinaire, que dans la maïtrefïe la plus parfaite. Naturellement nous nous laifions tous dominer par 1'intérêt : or il ne peut y avoir qu'un feul & même intérêt réel entre !e mari & la femme, Si donc votre majefté pouvoit trou ver une femme aimable &vertueufe , digne d? pofféder fa perfonne & de partager fon lit, qui peut être lui appcrtat un royaume en dot, qui fe fit un devoir de partager vos inquiétudes comme votre gloire , ne feroit ce pas un grand bonheur de voir éiever fous vos. Yeux, &c par vos foins des héritiers propres  Les Hommes a perpétuer votre fang jufqu'è la poftérité la plus reculée? Ne feroit-ce pas , die-je, une grande confolation pour vous pendant votre vieillefie ? Véritablement mon père, ditle roi, ce coupd'ceil ne peut manquer de plaire par les couleurs que vous lui donnez ; djns des circonftances telles que vous les repréfentez, un pared projet auroit mon approbation. Mais oii trouver une femme de ce caraöère ? Jecrains bien qu'elle n'exifte que dans 1'imagination. Sire, lui dis-je, après avoir fait femblant de rêver un moment, que penferiez-vous de la fille d'Oniweske , roi de Norbone ? J'ai oui dire qu'elle eft fille unique. Mon père , dit-il, k quel propos me parlez-vous de cette princefie ? A peine favons-nous qu'il exifte un état de ce nom; & jamais il n'y a eu de correfpondance entre lui & nous. D'ailleurs, comme vous dites qu'il n'a point d'autre enfant, pouvez-vous fuppofer qu'elle voulut fe marier , & quitter un fi beau royaume pour venirdemeurer ici? Mais , fire, repris-je , puifque nous en fommes fur des fuppofitions; fuppofez qu'elle confentit k vous époufer , de 1'aveu de fon père, voudriez-vous la prendre pour femme ? Mon père, répondit le roi, c'eft me faire tort que d'en douter; il faudroit que  V O L A N s; ig9 je fuffe extravagant. Hé bien , fire , lui dis-je , fon père y a confenti & elle auffi ; & fi j'euffe ofé prendre affez fur moi, ou que j'euffe connu piutöt vos fentimens, je fuis fur qu'elle auroit été d'humeur' de venir avec moi , & de fe donner a. vous. Mais peut-être 1'auriez-vous méprifée ,< & il ne faut pas badiner avec les têtes couronnées. Puifque vous voulez bien donner les mains a ce mariage, je puis vous aflurer que fa beauté ne le cède a celle d'aucune femme de votre royaume; car, fire , j'y ai.été, je 1'ai vue ; elle eft a vous & fon royaume auffi , dès que vous la demanderez. Mon père , me dit le roi, en meregardant férieufement, depuis que je vous connois , j'ai fouvent douté de ma propre exiftence. La vie me paroit un fonge : car fi on ne doit juger de 1'exiftence d'un homme, que par fes facultés, les miennes m'ont fi fouvent trompé, depuis que vous êtes ici, que , comme je me fens incapable de juger de rien avec certitude , il ne s'en faut guères que je ne doute fi j'exifte réellement. Tout ce que vous venez de m'annoncer eft-il poffible , mon père ? Alors je lui racontai ma négociation ; je lui confeillaia tous égards d'accepter cette offre, & d'époufer la princefie fans différer. Quand j'eus amené le roi au point de me  icjö Lés H OMMÈé croire entièrement, il me parut aufli empreffé de finir ce mariage, que je 1'avois été a lë lui propofer. II fut queftion alors , fi ellë Viendroit , ou s'il devoit aller la joindre. Jé lui répondis qu'il n'étoit pöint d'ufage qu'un fouverain quittat fon pays pour aller chercher une femme , qu'il devoit envoyer une ambaflade a fon père pour la demander , & lui faire dire qu'il iroit la recevoir & 1'époufer fur les frontières des deux royaumes. Les ambafladeurs allèrent en faire les propofitions i &c revinrent après être convenus du tems & du lieu; de forte qu'en moins d'urt mois je placai Stygée fur les trönes de Saffdoorpfwangeanti & du mont Alkoé, avec convention expreffe que le royaume de Norbone retourneroit a Géorigetti après la mort dii roi. Le roi étant arrivé fur les frontières , Stygée qui 1'attendoit depuis quelques heures dans le dernier viliage de 1'état de Norbone j s'avanca vers fa majefié jufqu'a la lifiere des deux royaumes , oii 1'on avoit tracé une ligrte exprès. La , Ie roi & Stygée s'étant parlé quelque tems fans témoins, en fe tenant par la main chacun de deffus fon terrain, le principal ragam alla les joindre, & commen§aainfi la cérémonie.  V © l a ft se Egï 11 demanda d'abord a chacune des parties fcontraclantes, fi elles vouloient être unies de corps Sc d'affeöion , & fi elles s'engageoient a paffer enfemble toute leur vie. Chacune ayant ïépondu tout haut que c'étoit fon intention : donnez m'en donc une marqué , leur dit-il? Auflï-töt chacune étendant le cóté droit de fon graundy > Sc le pofant fur le cöté gauche de 1'autre , ils ne parurent plus qu'un feul corps debout Sc environné du graundy. Alors le ragam leur ayant fait un difcours fur les devoirs du mariage , finit la cérémonie en leur fouhaitant la fécondité de Perigène Sc de Philella. Sitöt qu'il eut ceffé , Sc que les gripfacks & les voix eurent achevé 1'épitalame , les nouveaux époux prirent leur efibr , & furent coaduits a Brandleguarp au milieu d'un nonv bre infini des fujets de Géorigetti. Le roi avoit fait faire de grands préparatifs pour la réception de la princelfe Stygée. Pendant plufieurs jours on ne vit Sc entendit que fêtes & réjouiffances dans la ville & dans tout le royaume. Sa majefté m'aflura enfuite qu'il étoit très-fatisfait du choix que j'avois fait de fon époufe, fans laquelle il m'avoua qu'il auroit manqué quelque chofe a fon bonheur , malgré tous les avantages que j'aurois pu lui proeurer d'ailleurs.  l9i Les Hommes Ayant formé la réfolution de faire encore un voyage è Norbone , le roi \&t la reine me chargèrent de leurs complimens pour Oniweske. Après m'être acquitté de leur commiffion , j'établis un commerce libre avec le mont Alkoé; & apprenant qu'il verrok fouvent de petits vaiffeaux fur la cöte de Norbone , pour tirer du fer & des autres métaux écrus & non faconnés de ce royaume, & qu'ils payoient une partie de leurs cargaifons en ouvrages de métaux mis en oeuvre, je donnai ordre d'arrêter quelques-uns de ceux qui viendroient au prochain voyage , & de me les amener. La veille du jour que j'avoisfixé pour mon départ, on vint m'avertir qu'on avoit arrêté douze de ces commercans , & qu'ils étoient en prifon le long de la cöte. J'avois envie de les voir; mais confiderant que je perdrois plus de tems a les faire amener a Apfillo la capitale, oü j'étois, qu'il ne m'en faudroit pour les aller trouver & revenir , je réfolus de m'y tranfporter , & de les examiner moi-même. Ils me dirent qu'ils venoient trafiquer a Norbone avec de petits vaiffeaux , pour en emporter des métaux, qu'ils faifoient travailler la plupart chez eux , pour les envoyer enfuite & les difperfer dans différentes ifles éloignées ; &  , V O L A -N 5. . !f)5 &C qu'ils en vendoient auffi fans être facon. nés k certains peuples qui l'emportoient je ne fais ou dans de grands navires* ïls m'apprirent encore qu'il y avoit chez eux quantité d'ouvriers occupés a ces fortes d'ouvrages. Je leur. demandai fi les ouvriers qu'ils avoient, faconïioient ces métaux pour leur profit ou pour celui de leurs maïtres. Ils me répondirent quê c'étoit pour leurs maïtres , &. qu'ils étoient tous efclaves. Ét vous autres, leur demandai-je, êtes-vous auffi efclaves ? lis me dirent que oui, k 1'exception d'un qu'ils me móntrèrenr. J'ordonnai alors que 1'on fe faisit de lui, &Z qu'on 1'éloignat; & je leur dis que s'ils vouloient me procurer quelques ouvriers pouf s'établir k Norbone & au mont Alkoé , ils feroient libres tous; qu'on leur affig'iéroit des terres pour fubfifter; qu'on leur accorderoif d'autres grands privilèges; & que je ne doutois pas qu'ils ne devinffent par la fuite les plus riches hommes du pays; car ils m'apprirent qu'ils connoiffoient 1'ufage de Targent monnoye. Je leur demandai quelles autres denrées i!s apportoient en échange k Norbone. Ils me dirent que c'étoit des habits pour le petit peuple, qu'ils recevoient eux-mêmes en échange de ceux qui achetoient leur fer, & quelques étoffes' plus groffières qui fe fabriquoient dans leut Terne II, N  f94 Les Hommes pays. Dans la converfation avec ces onze hommes , j'appris qu'il y en avoit de quatre profeflions différentes ; ainfi je promis a ceux qui voudroient refter avec moi, la liberté , de bonnes maifons , & d'autres récompenfes; & en renvoyant trois chez eux avec leur vaiffeau chargé de marchandifes d'une valeur proportionnée a la cargaifon qu'ils avoient apportée , je leur ordonnai d'engager autant qu'ils pourroient de leurs compatriotes de différens métiers, pour venir s'érablir auprès de moi; & que s'ils avoient chez eux des grains , des l>leds,desracines,desplantes ou des femences, propres aux ufages de la vie , ils en apporraffent tant qu'ils pourroient , bien certains que cela leur procureroit d'excellens retours. A 1'égard des bons ouvriers qui s'étribliroient ici, je leur promis qu'on leur fourniroit tous les matériaux, qu'ils travaiüeroient la première année uniquement pour leur profit, & que dans les années fuivantes ils donreroient au roi la dixième partie de leur profit, tous frais faits. Ces propolitions leur parurent fi avantageufes , que j'eus toutes les peines du monde a en déterminer quelques-uns a s'en retourner avec le vaiffeau, dans la crainte ou ils étoient de ne pouvoir pas revenir. Avant que de les quitter, j'afiignai aux huit  V O JL A N S . ip| cjüi étoient reftés, toutes les commodités qui leur étoient néceffaires, & je priai le roi de leur accorder fa proteöion. Pour le maitre du vaiffeau , qui étoit alors en prifon, je le fis conduite au mont Alkoé, & de-la a Brandleguarp , oü après 1'avoir traité doueement, & lui avoir donnéla liberté, j'en tirai toute 1'utilité que je pus. Le roi m'ayant donné un eonvoi pour conduire mon prifonnier, & la permiffion. d'emmener autant de beftiaux de toutes les fortes que je voudrois, dans les Etats de Géorigetti, je fis mener un grand nombre de brebis fort groffes, & de la plus belle laine du monde, une grande quantité d'animaux a-peu-près fem-* blables k des anes, mais qui avoient deux cornes droites & les oreilles courtes , qui rendoienf du Iait en abondance, & quelques truies. Tout ce bétail fut conduit & diftribué dans m» nouvelle colonie, on je les fis nourrir jufqu'è ce que j'euffe fait pratiquer auprès des bois k Saffdoorpt^angeanti, un enclos propre pour les contenir, J'en fis mener auffi beaucoup fur la montagne noire, en indiquant la manière de les élever; & au bout de fept ans , nous eümes auprès de Brandleguarp un petit marché , qui fe tenoit deux fois 1'annee , oü le bétail qu'on avoit de trop étoit ferré & con* N ij  I9 Les Hommes iervé dans le fel jufqu'au marché fuivant; car j'avois pratiqué quelques années auparavant de grandes falines au mont Alkoé auprès de la mer, oü quantité de gens étoient occupés, & qui par fucceffion de tems étoient devenues un objet confidérable de Commerce. Nous eumes alors du fer , du cuivre & de 1'argent, dont on fit des efpèces qui avoient cours. Les fermes d'auprès des bois fourniffoient du beurre tk du fromage en auffi grande abondance qu'on y avoit des fruits auparavant. Quantité de families s'y étoient établies , & il n'y en avoit guères qui n'eüt quelque occupation particulière. Suivant les nouvelles que je recevois de tems en tems des mines, il eft inconcevable combien on préparoit de métal par année dans chacune , quoiqu'il n'y eut guères plus que le tiers du monde qu'on y emploie ordinairement; car 1'ambition de ces ouvriers étoit de laiffer 1'ouvrage d'une bonne femaine en éyidence , pour fervir d'exemple a ceux qui venoient travailler; & les infpecTeurs m'ont dit que ces gens chantoient & travailloient avec le.plus grand plaifir du monde, en fe difant entr'eux , comment ils avoient envie de paffer les deux femaines fuivantes.  V o l a n s. ic,y CHAPITRE LI. Pierre, en parcourant fes livres , trouve une bibk latint, qu'il entrepreni de traduire. II enfeigné les lettres d quelques-uns des ragams. Il établie une manufachire de papier. Fait lire la bible aux ragams. Ceux-ci apprennent aux autres d lire & a écrire. II tient une foire dans les montagnes Jioires. Réflexion de Pierre fur les habits de ce pays. T out étant difpofé de facon è pouvoir fe paffer de mon feconrs, & n'ayant plus aucun projet dans la tête , je paffai quelque tems avec ma femme; & parcourant un jour mes livres pour m'aciufer , je trouvai avec une joie inexprimable une bible latine , que j'avois crue jufqu'alors être en langue portugaife. II y avoit bien des années que je n'avois vu de latin ; mais a force d'attention & d'étude, & par le fecours de ma mémoire, je parvins a me rendre cette langue fi familière , que je réfolus de traduire cette bible en langue fvangeantine. Je priai aufïïtöt Lafméel de me fervir' de copifte , & nous nous mimes ,a travailier & cette traduöion. N il}  »9* Les Hommes Nous commencames par la création du monde jufqu'au déluge ; nous continuames jufqu'a la captivité des Juifs en Egypte , 6c a leur délivrance par Moyfe. Nous pafsames les généalogies & toutes les cérémonies 6c les loix des Juifs , a 1'exception des dix commandemens. Je traduilis les livres de Samuel 6c des rois jufqu'a la captivité de Babylone. Enfuite je travaillai les endroits des prophètes qui ont rapport au Mefiie, les pfeaumes , le fivre de Job 6c les proverbes, 6c je me hatai d'arriver au nouveau teltament. Alors fongeant qu'il n'y avoit que Lafméel 6c moi qui fuffions lire, & que notre traduöion mourroit avec nous , je choilis fix des plus jeunes ragams , & deux anciens pour leur apprendre a lire ; 6c en moins d'un an je les mis tous en état de lire parfaitemant 1'écriture de Lafméel 6c la mienne, J'inftruifois ces ragams dans mes momens perdus ,amefure que j'avangoisma tradudtion; mais trouvant que mon papier tiroit a fa fin , & ayant eu une grande quantité de linge groflier 6c une efpèce de toile des iles en retour de nos métaux , j'élevai une manufadture de papier; 6c faifant bouillir de la gomme d'arbres, que jemêlai 6c battis avec mes chiffons dans des mortiers de fer , je fis du papier qui  V O ï. A N S. 199 pouvoit afTez bien fupportèr 1'encre; mais je ne pus rien trouver pour faire de 1'encre, quoique j'envoyaffe dans tous les pays chercher de toutes les fortes d'herbes & de fruits dont on ne fe fert pas communément. Enfin , a force d'etTais, je trouvai une herbe avec fa fleur , qui, en la prenant fi-töt que la fleur eft defféchée Sc la faifant bouillir , deveint bleue. Je la fis recuire encore plus dans une chaudiere de cuivre, julqu'a ce qu'elle fut tout-a fait féche Sc brülée au fond; pour lors elle fit affez bien mon affaire, &je m'en tins k cette forte d'encre , comme la meilleure que mes expériences euffent pu me donner. Quand mes ragams furent en état d'écrire , j'en chargeai fix de copier ce que Lafméel avoit fini , & les deux autres d'enfeigner leurs frères. En moins de deux ans, avec une appiication conftante, nous finimes notre traduétion, & nous eumes deux belles copies très-bien écrites & fort lifibles. J'ordonnai enfuite aux ragams d'en lire tous les jours une petite portion au peuple dans le temple. La nouveauté de cette hiftoire leur en infpira tant de gout, qu'après leur en avoir fait de fréquentes expofitions, j'enfeignai aux ragams ken faire au peuple de femblables, & pour lors ils commencèrent a s'appliquer férieufement a la religion. N iv  too Les Hommes Mes ragams copifles furent fort fiers de favoir lire Ö£ écrire. Le commerce & les arts, qui prenoient de jour en jour de i'accroifTement, mirent bientöt chacun dans le cas d'avoir befoin de la même connoiflance. Ainfi ils gagnèrent beaucoup k inftruïre tous ceux qui s'adreffoient k eux. Ce progrès dans 1'écriture donna néceflairemerit les moyens de fubfifter a différentes perfonnes qui voyageoient a Norbone , qui y achetant des plumes, les revendoieht aux Swangeantins a un prix exorbitant, jufqu'a ce que les Norbonois en ayant entenduparler, "les apportèrenteux-mêmes aux pied de la montagne, oü les Swangeantins les alloient achete r, ainfi que beaucoup d'autres denrées qu'un pays fournit, tandis que 1'autre en manque , & furtout des marchandifes de fer de prefque toutes les fortes. Car les Norbonois trouvant k monter & a defcendre une grande difficulté , qui n'en étoit 'point une pour les Swangeantins avac leurs graundis, il fe forma fur le penchant du jnont Alkoé, du cóté des montagnes noires '% un marché perpétuel, qui peu k peu devint un comptoir général pour tous les trois royait^ mes. 'J'ai fouvent réfléchi en moi-même, & je ne pouvols mempêcher d'être furpris, qu'un peuple auffi ingenieus & auffi adroit que lesSwafó*  V O L A N S. 201 geantins m'ont paru depuis, & qui, jufqu'a mon arrivée dans le pays, n'avoit autre chofe que la fimple nourriture 6c untrou pour fe coucher, dans un pays tout de roche, fe foit trouve au bout de dix ans pourvu non-fe-ulement des comrnodités de la vie, mais même de ce qui en fait Pagrément, & qu'il en foit devenu fi paffionné , qu'il perdroit plus volontiers la vie , que de fe voir réduit dans 1'état oii jel'avois irouvé en arrivant. Je ne pouvois me livrer k ces réflexions , fans reconnoitre la bonté de la providence qui fait fupporter a une partie du genre humain la privation de certaines chofes dont les autres ne peuvent pas fe pafTer; &C j'en ai tiré un bon argument pour me foumettre aux vérités bien conftatées , quoiqu'au- deffus de ma compréhenfion. Car , me difois-je, fi en arrivant chez ces peuples, j'avois .afïuré qu'un jour ces chofes fe trouveroient établies, ou que quand el!es feroient faites, elles pourroient être de quelque utilité a ce peuple, la fingularité d'une pareille promefle m'aurbit fait patfer dans leur efprit pour un impofteur ou pour un fol, quoiqu'a préfent cette vérité leur paroiffe très-claire. En étendant peu k peu la fphère de leurs idéés , &C leur montrant la dépendance •d'une chofe d'avec une autre, je les ai changés tellement, que quiconque leur diroit mainte-  ioz Les Hommes nant que ces chofes font inutiles, en feroit encore plus mal regarde. Cependant, privés de toutes les commodités des arts, ce peuple fi nombreux n'a t-i< pas toujours bien vécu fous ïa protection de la providence? Examinons-le d'abord dé ué de toutes fortes de nourriture, a moins qu'd n'allat s'en fournir a une diftance confidérable ; le fecours du graundy l'aidoit& ne faifoit de cette diftance, qu'un pas, pour ainfi dire. S'il étoit forcé d'habiter dans des rochers, faute de moyens pour fe procurer d'autres demeures , & paree qu'il manquoit d'outils, foit pour couper du bois pour batir, foit pour creufer la terre, & pour préparer des matériaux; ces gens avoient une liqueur capable de difibudre le rocher, pour y former des habitations. S'ils manquoient de poiflbr?s & de bêtes, foit a manger , foit pour porter des fardeaux, ils avoient des fruits qui fuppléoierit aux uns & aux autres, qui avoient le même goüt, & qui étoient aufli bons pour la fanté , fans être obügés de répandre le fang. Leurs fruits étoient dangereux jufqu'a ce qu'ils euffent fermentés a une chaleur bouillante; & ils n'avoient ni foleil ni feu ; ni aucuns moyens pour en faire , ni pour 1'entretenir ; mais ils avoient des fontaines d'eau chaude toujours bouillante, & qui ne leur coütoient aucun foin. Ils n'a-  V O I A N S. 10j voïent point de peaux de bètes , qui font les premiers habillemens, ni aucune couverture qui put les garantir des rigueurs de 1'air; mais ils étoient nés avec le graundy ; cet habillement naturel étant afTez épais & garni de vaiffeaux pleins de fang, défendoit leur chair de toutes les injures de 1'air: il formoit de plus a leur corps une couverture forr douce, chaude & très-belle. Ils vivoient la plupart dans un rocher obfcur,ou les changemens des faifons faifoient moins de différence par rapport a la lumière, que dans les autres pays; mais, foit par habitude ou par un effet de leur conformation, une lumière plus grande que celle que leur fourniffoient les vers luifans, leur auroit bleffé les yeux. Ainfi, dans les endroits oit on ne peut avoir guère de commodités, la providence reftreint les defirs, de forte qu'on eft content de ce que 1'on a; & Iorfque les be foins font apparens, nous voyons, par 1'exemple de ce peuple, combien la providence a foin d'y fuppléer; car on ne trouve ni graundys , ni vers luifans, ni fources bouillantes dans les lieux oii 1'on peut fuppléer a ces befoins par d'autres moyens. Au milieu de mes réflexions, j'avois fouvent ✓ penfé qu'en voyageantfur lefommet de la moa-  i©4 Les Hommes tagne noire au nord de Brandleguarp pendant le tems le pluséclairé, j'aurois pu voir le foleil ; ces montagnes étoient li hautes , que notretems le plus clair ne faifoit qu'un petit crépufcule fur leurfommet, au-deffus duquel je n'ai jamais appercii affez de clarté pour éciipfer toutes les étoiles;'& ony voit toujours les mêmes, quoiqu'en des pofitions différentes. *^M™l^MMWPtffwwT!irTiwi'rflii'mniiniiiniiii iwwFiifmii—j—i——tm CHAPITRE LH. 'Les enfans de Pierre font pourvus. Mort de Touwarky. Comment le roi & la reine pajfent leur vie. 11 prend d Pierre une grande mélancolie. 11 veut aller faire un tour en Angleterre , & en imagine les moyens. 11 eji emporté au-defus des mers. 1 L y avoit alors dix ans que j'étois k Brandleguarp ; le roi avoit pourvu tous mes enfansa 1'exception de Richard , en leur diftribuant les emplois auxquels ils étoient propres. Ceux qui avoient voulu fe marier , avoient trouvé les meilleurs partis du pays; ainfi je pouvois maintenant me tranquillifer; je voyois avec plaifir profpérer tout ce que j'avois entrepris ;& il n'y avoit perfonne dans toute 1'étendue des  V O L A N S. 205 trois royaumes qui n'eüt beaucoup d'amitié pour moi. Mais dans Ia önziéme ou douzicme année de mon féjour, ma femme tomba dans une maladie de langueur qui 1'emporta au bout de deux ans. Ce fut la première affliöion véritable que j'euffe éprouvée depuis bien des années : le chagrin que j'en reffentis, altera tellement ma fanté, que je n'étois plus propre a rien : la feule idee d'affaires me devint infupporfable. t Le r°i avoit eu trois fils & une fille; '& il,me difoit fouvent que je devois lesregarder comme mes enfans. Le vieux Oniyefke étoit mort, & le roi avec la reine partageoient également leur demeure entre Brandleguarp & Apfillo. Mais il faifoit batir un palais dans ma nouvelle colonie qui étoit devenue une grande ville. & que j'avois nommée Stygena du nom de la reine ; & ce nouveau palais étoit deftiné pour être le féjour de la cour pendant trois mois de 1'année, d'autant plus qu'il étoit fitué précifément au milieu du chemin de fes deux autres réfidences. Sa majefté avoit pris cette méthode k ma follicitation. Après la mort d'CWeske, il y étoit allé la première fois un peu k contre-cceur; mais ayant fenti qu'il étoit de fon intérêt de le faire, & que ce moyen lui gagneroit de plus en plus 1'amour & 1'eftime de fes fujets , il en contraöa  io6 Les Hommes 1'habitude avec tant de plaifir, qu'il n'avoit plus befoin d'être excité pour y aller. J'avois efpéré en vain que le tems diffiperoit le chagrin que m'avoit caufé la mort de ma femme; il prenoit fur moi de jour en jour; &c quoiqu'aufïi confidéré que jamais a la cour, je ne poüvois plus fouffrir qu'on me demandSt mon avis fur rien. Tout le monde étoit furpris auffi-bien que moi de ce changement ; & 1'on ne pouvoit concevoir que fans aucune altération vifible dans mafanté, mon efprit, de vif & entreprenant qu'il étoit auparavant, fut devenu en fi peu de tems mélancolique & indolent. Le défir de retourner dans mon pays natal que je n'avois jamais perdudevue, augmentoit toujours, fur-tout depuis la mort de ma femme, & j'avois formé différens projets pour y aller. D'abord j'avois eu le deffein d'y aller d'ïle en ï!e; & comme j'avois tant de petits vaiffeaux k mes ordres, de me rendre dans le grand Océan, afin de tenter la fortune de ce cöté. Après y avoir bien réfléchi, je trouvai que mes vaiffeaux ne pourroient aller que jufqu'aux ïles de Zap, a caufe de la quantité de rochers & de bans de fable qui s'oppoferoient a mon paffage , a moins que je ne vouluffe iraverfer par terre le pays de Zap, ce que je craignois  V O L A N S. 207 d'entreprendre après tout ce qu'on m'en avoit dit. Enfuite je projettai de partir de la cöte de Norbone; mais je n'aurois pu le faire que dans un des vaiffeaux étrangers;& comme ils venoient tous d'un pays tout-a-fait différent de la route qu'il faudroit tenir, il étoit vraifemblable que, ne connoiffant pas le chemin & n'ayant point de compas, nous péririons dans le voyage. Plus j'acquérois de lumières fur la fituation de DoorpfVangeanti , plus j'avois lieu de conjeöurer que le continent le plus proche de nous devoit être la cöte la plus méridionale de 1'amérique ; ce n'étoit pourtant qu'une conjechtre. A la fin me fentant mal k mon aife & tou* jours plus tirannifé par mes propres penfées, fon« geantd'ailleurs que j'étois accoutumé au vol & que je Paimois, je réfolus de faire une route de quelques jours; de quelque cöté que mes porteurs me conduififfent, j'efpérois d'aborder fürement k quelque terre; d'oii le pis aller feroit de m'en revenir. Pour cet effet j'allai voir fi ma chaife, ma machine & mes cordes dont je ne m'étois pas fervi depuis plufieurs années , étoient en bon état; je trouvai le toutfi caduc, que je n'ofai pas m'y rifquer. Ce contre-tems me fit différer encore món voyage. Mais. mon pi-ojet ne me fortant pas de 1'idée, je cherchai  ao8 Les Hommes Volaks. dans ma tête quelqu'autre moyen de 1'effectuer* J'imaginai les perches auxquelles vous m'avez trouve attaché, quand"vous m'avez tiré de la mer. Ce font des efpèces de rofeaux creux dont les Swangeantins font leurs piqués, & qui font extrêmement forts & élaftiques. En les entrelacant avec de petites cordes, je m'en fis un fiége beaucoup plus léger que ma chaife; & c'étoit fur ces rofeaux que j'étois foutenu , quand vous vintes me fauver. J'avois pris des porteurs du mont Alkoé , paree que ie favois que je devois pafler a des pays beaucoup plus éclairés. Je fens maintenant que , fi je n'étois pas tombé, & que nous eulïiöns pu nous foutenir , il auroit fallu bientöt prendre terre; car nous étions allés trop loin pour pouvoir retourner fans trouver un lieu de repos. Je ne fais ce que feront devenus mes porteurs; je crains bien qu'ils ne foient tombés aufli, s'ils ont entrepris de retourner chez eux ; car je les avois entendu fe plaindre tout le jour &c la nuit d'auparavant, & ils avoient été obligés de fe relayer fouvent. Si vous jugez a propos de continuer plus loin mon hiftoire, vous pourrez le faire aufli-bien que moi. Fin des Hommes Volans, LES  L ES AVENTURES D U VOYAGEUR AÉRIEN, HISTOIRE ESP AG NO LE. Tornt IL O   LES AVENTURES D U VOYAGEUR AÉRIEN. Sur la fin du dernier printems , dom Alarif, colonel du régiment des Algarves, alla voir dom Juan Gazul, duc Sc gouverneur de la ville de Burgos , fituée a 1'extrémité des Afturies, au pied des montagnes. II y fut recu comme un homme de fon rang , Sc comme un parent que 1'on fouhaitoit de voir depuis affez longtems. Après un léger diner, dom Gazul, connoiffant 1'inclination de fon coufin, lui propofa une partie de chafie, qu'il accepta avec joie. Outre que le gouverneur aimoit fort ce divertiffement, il étoit bien aife d'éprouver s'il étoit vrai que fon parent ffit auffi habile a cet exercice, que 1'on avoit voulu le lui O ij  212 Les Aventures perfuader. .11 eut bientöt lieu den être faüsfait; car dom Alarif, en fort peu de tems , fit un fi terrible carnage de lièvres , lapins Sc perdrix, qu'il fallut avoir un fourgon pour les emporter, attendu que leurs domefiiques n'y pouvoient fuffire. Dom Alarif, non content d'avoir dépeuplé, pour ainfi dire, toute la campagne , pria fon coufin de le fuivre fur une montagne voifine, oü il efpéroit fignaler fon adreffe contre quelques bêtes fauves. Dès qu'ils furent arrivés fur la cime de la montagne, ils ne purent s'empêcher de promener leurs regards fur les objets d'aientour. Ils confidérèrent avec admiration la valle étendue de 1'Efpagne, couronnée d'un nombre prefqu'infini de villes fuperbes, de chateaux magnifiques, & de maifons de plaifance fi agréables, que 1'art Sc la nature fembloient fe difputer le prix de la beauté : ils ne pouvoient fe laffer de contempler de tous cötés de valles campagnes,fi parfemées de fleurs de différentes couleurs, Sc fi vives dans cette faifon , qu'elles paroiffoient plutöt de loin des champs femés de perles, de rubis Sc d'éineraudes , que de fimples campagnes. Une groffe nuée noire, mêlée de quelques nuances rouges, qui venoit du cöté du nord direcfement a eux, les détourna de ces    t> U VOYAGEUR AÉRIEN. 213 agréables contemplations, & leur donna différentes penfees fur les t aufes d'un pareil phénomène, dans un tems oü 1'air paroiffoit pur 8c ferein par-tout ailleurs. Ge qui augmenta leur furprife, fut que cette nuée, prefqu'au niveau de la montagne, fembloit s'apprêter k les envelopper. Dom Alarif,,dans le deffein de la diffiper, voulut tirer un coup de fufil au travers; mais fon coirfin 1'en empêcha, 8c fe contenta de fe retirer du chemin qu'elle tenoit. A peine fut-elle fur le haut de la montagne , qu'elle s'ouvrit avec un bruit femblable k celui du tonnerre, qui fut fuivi de plufieurs éclats , femblables k celui d'une fufée qui crève dans les airs. En même tems on vit tomber de cette niême nuée un grand homme en robe noire, avec une toque doctorale fur fa tête. Nos deux chaffeurs voyant ie phénomène dilïïpé, s'approchèrent de cet homme, qui paroiffoit un peu étourdi de fa chüte, 8c lui demandèrent civilement fon nom , 8c com- 1 m ent il avoit été apporté li miraculeufement dans ce lieu. Au nom de dieu, braves cavaliers , leur dit-il d'une voix foible , daignez me laiffer un peu de tems pour reprendre haleine , 8c me délalfer des fatigues du long Sc pénible voyage.que je viens de fairej 3'aurai dans la fuite ,de quoi contenter votre curiofité. Nos O, iij  ai4 Les Aventures deux chaffeurs voyant fa foibleffe, lui laifsèrent le tems de fe repofer, & ördonnèrenta deux de leurs domeftiques de prendre foin de lui, & de Pamener au chateau auffi-töt qu'il feroit en état de marcher, & continuèrent leur onaffe. Mais, foit que le bruit qu'avoit fait la nuée en s'ouvrant eut effarouché le gibier , ou qu'occupés de ce qu'ils venoient de voir, ils euffent moins d'ardeur pour la chaffe, ils ne rencontrèrent aucunes bêtes fauves qui méritaffent leur attention. Enfin , après plufieurs détours, pour adoucir la pente de la montagne , ils arrivèrent bien fatigués au chateau , oü ils fe reposèrent, en attendant des nouvelles du grand homme tombé de la nuée. A peine avoit-il joui de quelques heures de repos, qu'on vint les avertir de Parrivée d'un grand homme inconnu, accompagné de deux de leurs domeftiques. Ils allèrent au-devant de lui jufqu'a la porte du chateau, & le recurent avec toutes les civilités poffibles. II y répondit avec une vivacité & une préfence d'efprit qui les charma , & leur donna une haute eftime de fa perfonne. Dom Alarif le préfenta k fa coufine & k fes deux filles, qui le regiment fort gracieufement, avec les complimens généraux, dont on ufe avec les perfonnes que 1'on voit pour la première fois. L'aïnée des  BÜ VOYAGtUR AÉRIEN. 1T f filles de dom Gazul, nommée Agathe, pouvoit pafler pour une des plus rares beautés de toute 1'Efpagne; la cadette, quoique fort belle , ti'avoit cependant pas un air li ma* jeftueux, ni en même tems fi doux que 1'autre. Notre voyageur aérien, qui s'appergut d'abord de cette difFérence , leur répondit le plus obligeamment qu'il put"; car la vue d'Agathe lui rappellant certains traits qu'il avoit vus, lui caufoit des agitations , dont il ne démêloit pas bien lui-même la caufe. On lui fit enfuite plufieurs queftions différentes, auxquelles il fatisfit, au grand contentement de toute 1'affemblée. Cependant 1'heure du fouper étant venue, on vint avertir M. le gouverneur, & toute l'afiemblée, de fe mettre a table ; chacun prit fa place, & madame Gazul voulut avoir auprès d'elle celui que 1'on ne connoiffoit encore que fous le nom du grand homme noir, afin d'être plus a portée de lui fervir ce qu'il fouhaiteroit. Pendant le repas, on ne paria que de chofes agréables & propres k divertir la compagnie : après le fouper , qui n'eft pas ordinairement fort prolixe chez les Efpagnols, on defcendit au jardin, rempli des plus belles fleurs, & garni tout k 1'entour de berceaux de charmille, d'orangers, de eitronniers & de  216 L E S A V E N T yR E • grenadiers qui mcm3nt par ^ ch aqLpefalJesdeverdure,quifontauxqi]atfe anglesd;I;ardi,CesraIlesrontgarniesdea de marbre de différentes figures , av,c d WS demême efpèce< de promenade, on choifit une des quatre falies pour prendre le frais fans fe f.igL CH abrs q»edomGazuldit.Uonnouvelh6te,vo aTren7ZPr0t'feJgneiIr'^ appiendnez quelques. particularités de votre vie;,e ne crois pas que vous le puiffiez faire ? meiUeure co^g"ie. J'attehdoisPhonneur de vos ordres, fetgneur, répondit lenouvel h°te, pour m'acquitter de la promeffe que ,£ V01,Sffai faIte; mais je vous fopplie par avance & toute Phonorable compagnie , de Sü^T?^ ****** *M^ti "e feront {ans doute pas dignes de votre atrentiom Hifioirt du Voyageur Aérien. Je fuis originaire du pays oh le vent trouve de. vendeur» & deS acheteurs, & oü Pon peut fan-e deux eens - lieues en douze heures fanssmcommoder. Pour le fec-et de ma naiflance, Je vous pne de m'en laiffer le dépofi-  DU VOYAGEUR AÉRIEN. 217 raire, jiu'q ;'?.. ce que 1'occafion fe préfente de la découvrir pécefTairement. J'ai employé toute ma jeuneffe a I'étude des belles-lettres Sc de laphilofophie ; j'ai aufli appris le droit, tant naturel que romain ; j'ai voulu encore m'inftruire dans la théologie & la médecine : enfin, mes dernieres études ont été les exercices de la nobleffe, Sc les mathématiques oh j'ai fait d'autant plus de progrès , que je les aimois naturellement. Mais n'étant pas content de ce que j'avois appris dans mon pays, quoiqu'on m'eüt donné tout ce qu'il y avoit de meilleurs maitres, je réfolus de parcourir tous les pays de 1'Europe, ou je croyois pouvoir trouver des favans plus éclairés que dans ma patrie ,1 je vifitai tous les pays du nord, Sc m'arrêtai principalement en Allemagne, oh je trouvai certainement de quoi fatisfaire ma curiofité fur plufieurs points d'érudition. De-la je paffai en Hollande, puis en Angleterre, ou je ne demeurai qu'autant de tems qu'il en falloit pour apprendre la langue dé chacun de ces pays. Je m'embarquai de-la pour la France , oh je fis un plus long féjour que dans aucun des endroits précédens. La franchife & la politeffe desFrancois de l'un & de 1'autre fexe, m'amusèrent agréablement', tant que je demeurai a Paris. Cette grande Sc fuperbe ville  ïi8 Lés Aventures préfente tant de raretés aux étrangers -qu'ils y viennent de toutes les parties du monde; que quand ils y font une fois entrés, ils ne peuvent fe réfoudre k en fortir. Cependant la railon m'en arracha , ou plutöt tranfporta mon corps par-delfus les Pyrénées , fans pouvoir arracher mon ame de Paris : c'eft-a-dire , interrompit Agathe , que vons avez pris de 1'amour pour quelque belle Parifienne. Cet endroit de votre hiftoire eft trop intéreftant pour Ie paffer fous filence, & je fuis perfuadée que le récit en fera plaifir k toute la compagnie. J'obéis avec refpecf k vos ordres, madame, répondit notre voyageur ; mais je crains bien que cette hiftoi re ne vous divertiffe pas tant que je le fouhaiterois. Hifloire de la belle Liriane. J'ai toujours éréperfuadé que,pour voyager agréablement parmi le monde, il falloit s'accommoder aux mceurs, coutumes & religion des pays oü 1'on fe trouve. C'eft ce que j'ai pratiqué exadtement jufqu'a ce jour, & dont je me fuis bien trouvé. J'affiftois donc un jour de fête de paroilfe k l'office qui fe célébroit k  DÜ VOYAGEUR AÉRIEN. 219 Saint - Euftache , fameufe paroiffe de Paris, dont j'étois habitant. L'office étoit a peine eommencé, que je vis une fille ou plutót une déeffe habillée en quêteufe, qui me préfenta une bourfe ouverte pour recevoir mes charités. Je fus d'abord li ébloui de 1'éclatde lescharmes, que je reftai quelque tems immobile, fans fonger a ce qu'elle me demandoit: a mon air & a mon équipage, elle jugea que mon aumöne devoit être conlidérable , ce qui lui fit redoubler fes inftances. Alors, comme revenu d'un évanouifTement, je mis la main a la poche, & lui donnai deux louis d'or ; a cet afpect, elle me fit une révérence fi gracieufe, qu'elle acheva de triompher de toute ma liberté. Je la fuivis des yeux tant que je pus, & lui trouvai une taille fi avanrageufe, & des manières fi engageantes, que dès-lors je pris la réfolution de 1'aimer toute ma vie. Comme le fervice étoit long, & qu'elle faifoit le tour de 1'églife, conduite par un jeune homme, qui paroiffoit être fon frère, je quittai ma première place, pour en prendre une dans 1'autre cöté de 1'églife, par ou elle devoit bientöt paffer. Si-töt que je 1'appercus de loin, pour ne pas tomber dans la même incivilité qu*e la première fois, je tins mon offrande toute prête k lui préfenter, dès qu'elle m'offri-  a20 Les Aventur.es roit fa bourfe. Je la confidérols avec tant d'attention , qu'il lui eut été impoffible de ne pas s'appercevoir qu'elle m'infpiroit d'autres feminiens que ceux de la dévotion; auffi elle me reconnut d'abord pour celui qui lui avoit fait le plus ric'he préfent de toute 1'affemblée; & ne jugeant pas a propos de me préfenter fa bourfe une feconde fois , elle paffoit outre , après m'avoir fait une profonde révérence. Alors, pour 1'arrêter , je lui dis, mademoifelle, vous paffez bien vite; eft-ce le préfent, ou celui qui le fait, qui a le malheur de vous déplaire ? Ni l'un ni 1'autre, monfieur , me répondit-elle avec fa grace ordinaire; mais je ne crois pas devoir abufer de votre générofité. Si vous faviez, lui dis-je , en mettant encore deux louis dans fa bourfe, combien vous m'obligez en recevant ces petites offrandes , vous pourriez peut-être confentir a en recevoir de plus dignes de vous. Elle rougit a ces mots , & continua fa quête , après m'avoir payé d'une révérence fi charmante, que j'aurois volontiers redoublémes libéralités, fi elle v eut voulu recommencer. Dès que je 1'eus perdue de vue, je quittai encore cette place pour 1'aller attendre au bas de 1'églife oii elle devoit finir fa quête. Mais comme jllui reftoit encore beaucoup de chemin a faire %  DU VOYAGEUR AÉRIEN. 121 ï'office finit avant qu'elle eut achevé. Tout ce que je pus faire en cette occafion , fut de charger un valet-de-chambre, francois de nation , de la fuivre, & de me rapporter exaftement, & fon nom & le lieu de fa demeure. Defplanes, c'eft le nom de ce domeftique, s'acquitta de la commiffion en habile homme , & me dit a fon retour tout ce que je défirois favoir. II m'apprit que cette incomparable beauté fe nommoit Liriane, feulrefted'uneilluftrefamilie, mais peu avant3gée des biens de la fortune, a caufe des grandes dépenfes que fon père avoit faites aufervice de fa majefté très-chrétieune; qu'elle vivoit avec fa mère, déja fort agée, dans la feule maifon qui lui reftoit du naufrage de tous fes biens ; qu'elle ne fortoit qu'avec fa mère dont elle faifoit toute la joie, & qu'enfin elle fe deftinoit h paffer fes jours dans un couvent fort auftèré, auffi-töt que fa mère auroit quitté cette demeure mortelle, pour paffer au féjour de la gloire & de 1'éternité. Si la découverte de la naiffance &de la demeure de la belle Liriane me donna beaucoup de joie , fa réfolution de fe faire religieufe m'affligea au dernier point. Cependant je me mis dans la tête que le délordre de fes affaires , &c le peu d'efpérance de pouvoir conferver dans le monde 1'éclat du rang qu'y avoient tenu fes ancêtres pouvoient  2i2 Les Aventures être les motifs de cette cruelle réfolution, & qu'un parti confidérable pourroit lui faire changer de fentiment. Dans cette penfée je ne fongeai plus qu'a trouver les moyens de m'introduire dans la maifon de Liriane. La chofe étoit d'une difficulté prefque infurmontable, vu la vie folitaire qu'elle menoit Sc le peu de monde qu'elle voyoit. Car outre fon petit coufin que j'avois pris d'abordpour fon frère, & quelques proches parentes qu'elle avoit, perfonne n'avoit entrée chez elle. Je paffois Sc repafTois cent fois chaque jour par devant fa porte, pour tacher de Ia voir Sc d'en être vu. Mais inutilement, elle ne paroiffoit jamais aux fenètres ni fur fes balcons. Elle n'avoit qu'une feule fille de chambre qui lui tenoit lieu de tous domeftiques & qu'elle aimoit beaucoup. Enfin je défefpérois prefque de pouvoir trouver quelque accès auprès d'elle, Iorfque la fortune me favorifaplus que je n'aurois jamais ofé Pefpérer. Un certain jour de grand matin fa mère étoit fortie fans en rien dire a fa fille qui repofoit, Sc étoit allée a faint-Euftache pour y faire dire des mefles pour le repos de 1'ame de fon défunt mari , dont le fouvenir lui étoit encore trèscher. Sa ferveur la fit refter plus long-tems a 1'églife, que fon grand age le permettoit, Sc après  D'üN VOYAGEUR AÉRIEN. Ï13 avoir entendu plufieurs meffes k genoux , comme elle fe préparoit k fe retirer chez elle , une fueur froide s'empara de tout fon corps, fes yeux fe troublèrent, 6c elle tomba dans un évanouilfement qui fit crrindre pour fa vie. J'avois entendu la dernière mefle oü elle avoit alfifté : 6c dès que je m'appereus de fon évanouiflement, je m'en approchai avec empreflement, 6c lui frottai le nez 6c les temples, d'eau de la reine de Hongrie. Mais voyant que fon mal étoit trop grand pour céder a ces foibles remèdes, j'ordonnai k mes domeftiques de 1'enlever le plus doucement qu'ils pourroient 6c de me fuivre, ce qui fut exécuté ponduellement. Nous arrivames peu de tems après a fon Iogis oü ayant frappé en maitre , la fille de chambre a demi habillée mit la tête a la fenêtre pour voir qui pouvoit ainfi troubler leur repos. Elle ignoroit la fortie de fon ancienne maitrefle , 6c fut fort furprife de la voir a fa porte entre les bras de quatre hommes inconnus 6c dans une poflure qui lui faifoit douter fi elle étoit morte ou en vie. Elle en avertit fa jeune maitrefle, qui s'étant couverte a la hate d'une robe de chambre, vint nous ouvrir Ia porte. Je fis porter la malade dans fon appartement 6c dans fon lit. Liriane qui ignoroit ce qui s'étoit pafle, ne &voit fi elle devoit nous prendre aou comme  214 Les Aventures les affaflins, ou comme les prot< éteurs de fa mère ; pour la tirer de cet eir>barras , je lui contai la chofe en peu de mots, 6c lui dis que j'avois beaucoup d'obiigation a mon étoile , qui m'ay'ant conduit a faint-Euftache m'avoit procuré 1'occalion de lui rendre ce petit fervice, Sc le plaifir de voir la plus aimable perfonne du monde. Elle ne put s'empêcher de me marquer fa reconnoiffance pour les bons fervices que j'avois rendus a fa mère. Je crus devoir profiter de cette occafion pour lui déclarer mon amour , & les defleins que j'avois formes de la rendre heureufe pour toute fa vie. Mais elle me dit qu'ayant réfolu de fe faire religieuie , elle me prioit inftamment de ne. point venir troubler par ma préfence de fi faintes réfolutions, attendu qu'elle voyoit a toutes mes démarches que j'avois d'autres delfeins que ceux que le ciel lui infpiroit. Je lui jurai que mes intenlions étoient aufli pures que 1'aftre qui nous éclaire, Sc combattis fes pieufes infpirations avec toute la force Sc 1'éloquence dontl'amour me rendoit capable. Mais cette tentative fut inutile pour moi; fa mère fe réveillant alors avec un grand foupir, appella fa fille pour favöir oii elle étoit; car elle fe croyoit encore au pied de 1'autel. Liriane eut bien de la peine a fa détromper, Sc ce ne fut qu'après lui avoir ra- conté  DU VOTA GEUR AÉRIEN; Hj conté töut ce qui lui étoit arrivé qu'elle re-, connut fon erreur , & me marqua combien elle étoit fenlible aux fervices qua je lui avois rendus fi a propos. Alors voyant bien qu'elles avoient befoin de tranquillité je pris congé d'elles après plufieurs ofTres de fervices, & demandai a la mère la permiffion de m'informer de tems en tems de fa fanté. Mais elle me dit, que fon mal n'étant qu'une légère indifpofition qui n'auioit aucune fuite, elle me fupplioit de m'épargner des peines inutiles. Je fortis de cette maifon encore plus amoureux que je n'étois forti peu de jours auparavant de faint-Euftache. En effet Liriane fans parure m'avoit paru mille fois plus charmante qu'elle n'avoit fait auparavant avec tous les avantages des ajuftemens. La fraicheur de fon teint, Ia vivacité de fes yeux , la majefté de fa taille en cet état négligé, Pemportoientinhmmentfnrtout ce que 1'artifice peut ajouter a Ia beauté» Enfin ne pouvant plus vivre fans elle je fis mouvoir tous les refforrs de mon imagination pour tacher de m'infinuer auprès d'elle. Son petit coufin dont j'avois pratiqué la connoiffance m'honoroit fouvent de fes vifites , & je fus fi bien le mettre dans mes interets qu'il ne négligeoit aucune occafion pour me fervir auprès de fa coufine ; quoiqu'elle eut quelque plaifir Tome II. p  aiS Les- Aventures a 1'entendre , elle lui défendoit cependant de lui parler de moi; mais il le faifoit avec tant d'adreffe qu'elle fut obligée de lui laiffer le champ libre. Mon valet de chambre de fon cóté , ayant gagné les bonnes graces de la fuivante de Llriane , fecóndoit admirablement bien par le moyen de cette fflle les bonnes intentions du petit couiin. Enfin je commencois a concevoir quelque efpérance , Iorfque la fortune changea tout d'un coup , & me rendit le plus malheureux de tous les hommes. La beauté de Liriane commencoit a faire beaucoup de bruit dans Paris ; quand elle alloit a la meffe ou a vêpres toute la belle jeuneffe la fuivoit comme autant. d'efclaves de fes charmes. Les plus apparens s'eftimoient fort heureux quand elle avoit daigné tourner fes regards fureux. Le bruit de tant d'appas fe repandit bientöf parmi les courtifans, & il n'y en avoit pas un qui ne fouhaitat d'être 1'heureux conquérant d'une fi précieufe toifon. On paria même au roi de la faire venir a la cour dont elle feroit le plus rare ornement • mais le roi qui veut laiffer les inclinations libres ne voulut lui impofer aucunes loix fur cela. Cependant un vieux courtifan tout cou.  DU VOYAGEUR AÉRIEN. 127 vert de la neige de fes cheveux blancs, mais le coeur e'mbrafé d'un feu qu'il ne pouvoit éteindre depuis le jour fatal qu'il 1'avoit vue avec fa mère a la promenade, entreprit de s'en rendre poffeffeur k quelque prix que ce fut. Comme il étoit trés riche, il s'embarraffok peu de ce qu'il lui en coüteröit pourvu qu'il vint k bout de fon deffein, & 1'excès de fa paffion lui faifoit regarder les plus infignes fourberies & les aöions même les plus noires, comme des galanteries , für qu'il trouveroit dans fon coffre fort i'impunité de fes crimes s'ils étoient découverts. ; CéPmTe > mère de Liriane , par une inclination naturelle k toutes les bonnes mères voyant les prodigi eux effets de la beauté de fa fille, n'eüt pas été fichée de lui voir changer fes pieufes inclinations en de plus humaines. Mais en mère prudente elle attendoit que ce changement vint plutöt de fa fille même que de fes infpirations. 11 eft bien difficile qu'une belle perfonne qui fe voit adorée de tout le monde ne prenne enfin des fentimens de tendreffe pour quelqu'un. Afin de 1'y porter infenfiblement, elle prit le parti de lui faire voir tout ce qu'il y a de plus rare & de plus beau dans Paris. Elle lui fit contempier les richeffes des galeries du Louvre & des autres mailons royales Pij  ai§ Les Aventures 5c la mena même aux fpedtacles publiés, & ne négligea rien pour la divertir de fes premières penfées. Enfin, elle forma le deffein de lui faire voir toutes les magnificences de la cour , &c choifit pour cet effet le vingt-cinq du mois d'aoüt, jour de la fête des rois de France : Liriane , par complaifance pour fa mère, 1'accompagnoit par-tout, fans cependant prendre beaucoup de plaifir a tout ce qu'elle voyoit. Le jour de faintJLouis étant donc venu , elles partirent de grand matin en caroffe de louage , pour profiter de la fraicheur, & arriver a propos a Verfailles. Pendant tout le voyage Liriane parut d'une humeur mélancolique ; ce que fa mère attribuoit a ce qu'elle s'étoit levée plus matin qua 1'ordinaire. Dès qu'elles furent arrivées a Verfailles, elles allèrent voir les magnificences des appartemens du roi, les belles dames de marbre & de bronze que 1'on trouve de tous cötés ;& enfin les jets d'eaux & les cafcades qui font une fi belle perfpedtive dans le pare. Pendant ce tems-la le vieux courtifan qui avoit appris ( par fes émiffaires qu'il avoit a 1'entour de la maifon de Cephife, ) qu'elle & fa fille étoient a Verfailles, fit chercher leur cocher , &z 1'ayant fait venir dans fon auberge: veux-tu gagner cinquante piftoles, lui  DU VOYAGEUR AÉRIEN. 229 dit-il , pour le refte de ta jóurnée, & cela lans fatiguer ni toi ni tes chevaux ? L'argent eft bon dans le tems oü nous fommes , lui répondit ce ruftaut: de quoi s'agit-il ? Pour une pareille fomme j'irois a 1'autre bout du monde s'il le falloit. II ne s'agit pas de fe donner tant de peine, lui dit le courtifan ; tu as amenë trois dames dans ton caroffe ? Oui, monfieur , répliqua Ie cocher. La vieille n'étoit pas jeune, la jeune n'étoit pas vieille. II y avoit une groffe dondon avec elles , de moyen êge r ma foi je me palïerois bien de femme li je 1'avois Ia nuit a mes cötés. Elles m'ont dit de me tenir pret a partir fur les quatre heures & demïe. Suffit, dit le courtifan, ton caroffe eft de peu de valeur, les roues en font toutes vermoulues. Ainfi, il ne s'agit ici que d'enrayer tellement ton caroffe que la roue gauche fe rompe vis-a-vis la muraille des Bons-Hommes , & renverfe la caroffée par terre ; c'eft un divertiffement que je veux me donner en retournant a Paris. Et pour te montrer que 1'effet fuit de prés mes promeffes, tien voila les cinquante piftoles promifes en beaux & bons Iouis d'or. Le ruftre charmé de 1'afpeft de cet or, fe feroit volontiers mis è genoux devant cette divinité chenue, qui lui faifoit tant de bien lorfqu'il s'y attendoit le moins. Gagné paree Piij  13° Les Aventures préfent & par quelques rafades de vin de Bourgogne , il fit mille fermens pour garants de fa perfide foi. Enfin , ils fe quittèrent , le ruftre bien réfolu de tenir fa promelfe , & le courtifan de ne pas manquer fa proie. Cependant Cephife faifoit tout ce qu'elle pouvoit pour égayer fa rille par la vue d'une infinité de chofes plus belles les unes que les autres; mais la mauvaife humeur de Liriane, ou peut-être quelque noir preffentiment de ce qui devoit lui arriver , défolèrent tellement cette bonne mère, qu'elle réfolut de fortir de Verfailles dès que le cocher feroit en état de marcher. Le vieux courtifan attentif a ne pas manquer fon coup , les fuivit avec deux carofTes fuperbes dont il oecupoit le premier, le fecond reftant a vide. A Pendroit marqué, le caroffe ou étoient . les dames eut une fecouffe extraordinaire, la roue du cöté gauche fe brifa & renverfa par terre les dames qui étoient dedans. Alors le vieux courtifan faifa'nt Pofficieux, fit arrêter fes carolfes, defcendit, & plaignant le fort des dames a qui ce malheur étoit arrivé , leur offrit des places dans fes carolfes, §c de les ramenertout droit chez elles. Et fans différer davantage porta luimême Liriane dans fon carofle, fes domeltiques mirent fa mère & fa fille de chambre  DU VOYAGEUR AÉRIEN. 331 dans 1'autre. II fit enfuite avancer le fecond caroffe au niveau du fien, fous prétexte de demander a Cephife fi e!le n'étoit pas bleffée;. ayant appris qu'il ne leur étoit arrivé aucun accident, il ordonna aux cochers de continuer leur route. Ces caroffes n'allant pas également vite, ne furent pas long-tems fans fe brouiller parmi la foule des autres qui' revenoicnt de Verfailles; celui du courtifan prit les devans,, & au lieu de mener Liriane chez elle, la conduifit jufqu'au bout du fauxbourg Saint-An» toine. L'autre , fuivant 1'ordre qu'on avoit donné , mena Cephife & fa fillt-de-chambrea leur porte & fe retira. Liriane tut fort furprife après plufieurs détours de fe trouver k la porte d'une maifon de plaifance très-magnifique, ou après avoir traverfé deux belles cours , le vieux courtifan mit pied a terre devant fon logis & préfenta la main a Liriane pour lui aider a defcendre; mais cette belle fille refufant de lui obéir , le conjura de lui tenir la promefié qu'il lui avoit faite de Ia conduire chez elle. Pour 1'obliger k defcendre &£ a entrer dans fa maifon ril lui dit que fa mère & fa fille-de-chambre devoient arriver fur 1'heure ; & que s'il avoit promis de les remener chez elles; ce n'étoit qu'a prés avoir eu 1'honaeurde kf.ur donner k fouper, pour les remettre:  331 Les Aventures un peu des fatigues de leur voyage & de la peur qu'elles avoient eue. Liriane qui ignoroit les artirïces des courtifans, & qui croyoit n'avoir rien a craindre d'u'n homme de fon age , qui d'ailleurs lui avoit toujours parléfi refpeöueufement, fe lailfa perfuader & conduire dans une chambre fuperbement parée , en attendant 1'arrivée de fa mère. Quand elle y fut entree, elle fut fi éblouie de 1'éclat de 1'or, de la pourpre & des pierreries qui brilloient de tous cótés, qu'elle ,avoua qu'elle n'avoit rien vu de mieux entendu, même dans les appartemens du roi. Vous avez raifon, lui répondit le courtifan ; mais pour" recevoir une auffi charmante reine que vous il faudroit un palais bati par les mains des Fées mêmes , & je fuis honteux de n'avoir rien de plus digne a vous offrir. II la mena enfuite dans fes autres appartemens qui étoient tous plus magnifiques les uns que les autres. Cependant Liriane qui n'entendoit point venir fa mère, commengoit a fe défier de la bonne foi de fon höte; fon inquiétude croiffoit a chaque moment, Iorfque 1'on entendit frapper a la porte de la première cour, un caroffe qui entra auffi-tÓt lui rendit toute fa joie. Le courtifan comme pour la mener au-devant de fa mère , lui donna la main & la fit defcendre par un magnifique efcaüer, dans une  DU VOYAGEUR AÉRIEN. 33} grande falie ornée de tapilTeries anciennes, mais d'un go'üt exquis. On vit entrer en même tems deux des parens du courtifan avec leurs femmes & leurs filles-de-chambre qui venoient fouper avec lui. On fervit en même-tems un repas des mieux entendus ; ce fut alors que Liriane ne doutant plus de fon malheur, regarda le vieux courtifan avec toute Pindignation qu'il méritoit. On Pobligea de le mettre a table ; mais elle ne voulut toucher a aucun mets. Un torrent de larmes couloit fans cefTe de fes yeux, & fon cceur gros de foupirs lui déroboit prefque la refpiration.Le courtifan la voyant dans un fi pitoyable état, ordonna a une dame de la compagnie è qui il avoit beaucoup de confiance, de la remener dans la chambre & de tacher de la confoler. Dés qu'elle fut arrivée dans cette chambre, elle fe jetta fur un foffa le vifage en bas, & s'abandonna a toute fa douleur. Les triftes reflexions qu'elle faifoit augmentoient encore fon défefpoir ; elle ne favoit & quoi fe termineroient les deffeins du courtifan, & ne voyoit aucun moyen de fortir de fa prifon. Dorothée , c'eft ainfi que Pon nomme celle qui Pavoit remenée dans la chambre, s'approchant d'elle, témoigna la part qu'elle prenoit a fon chagrin, & lui promit tous les fecours poftibles contre les  334 Les Aventures maux qu'elle appréhendoit le plus. Elle lui dit enfuite que le vieux courtifan étoit plus galant que brutal, & qu'il n'attenteroit jamais a fon honneur qu'elle n'y confentit, qu'il tacheroit a la vérité de la gagner par toutes les voies de 1'honnêteté & delmtérêt; mais, que fi elle réfiftoit a toutes ces chofes , elie n'auroit rien a craindre. Enfin elle témo.gna tant de zele pour fon fervice , & tant d'habileté dans 1'exécution des deffeins les plus difficiles, que Liriane ne put lui refufer fa confiance. Ma chère Dorothée, lui difoit cette airr.able perfonne, fi tu pouvois me rendre ma liberté je te donnerois volontiers tout mon bien. Tes difcours me paroiffent fi fincères & fi confolans que je ne fais aucune difficulté de m'abandonner tout afait a ta bonne foi. Aye pitié d'une infortunée qui n'eft miférable que paree qu'elle eft innocente. Vous n'êtes pas ici la feule malheureufe , lui répliqua Dorothée ; mais fi vous avez du cceur & de la hardieffe , je puis vous répondre que vous fortirez d'ici auffi pure que vous y êtes entrée. Je ne vous dis rien oii je ne fois intéreffée autant & peut être plus que vous, & je fuis prête a tout entreprendre pour me délivrer de 1'ineügne fervitude oü je fuis retentie. Ces paroles charmèrent Liriane , qui fe jettant au cou de Dorothée, Pafliira de re-  DU VOYAGEUR AÉRIEN. 33$ chef qu'elle ne comptoit plus que fur fon feul fecours, & qu'elle feroit tout ce qu'elle lui prefcriroit. Commencons donc , lui dit Dorothée , a qui on venoit d'apporter a fouper, a manger un morceau enfemble , pour être plus en état de prendre les mefu'res nécelfaires pour notre füreté. Nous nous repoferons enfuite fur ce beau lit en attendant le retour du foleil, qui dans cette faifon-ci ne refte pas longtems en.tre les bras de fon amphitrite. Dés le point du jour nous irons nous promener dans les jardins de cette maifon , oii je vous apprendrai des chofes qui ne vous permettront pas de douter un feul moment de la vérité de tout ce que j'ai Phonneur de vous dire. Liriane 1'embraffa de rechef & la pria de fe fouvenir de fes promeffes, & promit de la feconder de toutes fes forces. Elles foupèrent légérement & fe feposèrent fur le lit en attendant le lendemain. Mais li Liriane étoit au défefpoir de fe voir féparée de fa mère , Cephife , dè fon cöté , après avoir fi long-tems attendu fans voir vénir la fille, ne douta plus de fon malheur. Ses premiers foupcons tombèrent fur moi, el!e m'envoya dire qu'elle fouhaitoit, me parler. J'y volai avec une joie que je ne puis exprimer; mais a mon arrivée,quel revers pour moi?Aulieu  336 Les Aventures de trouver la joie répandue par-tout, con.me Je m en etois flatté, je vis une mère éploré* qm sarrachoit les cheveux & fe déchiroit le vrfageDes qu'elle m'appereut, rends-moi ma jlacherav.ffenr.medit-elle , qu'en as-tu fenPou ias tumffePAs-turéfolu de me faire expirer de douleur avant le tems ? Je fus fi intercht de cette réception & de la fiïcheufe nouveile que j dpprènóis que j'en perdis la refpiration prefque la vie. Mes domeffiques me mirent dans un fauteuil oü je refiai prés d'unheure evanoui, malgré tous les fecours que Ion me donnoit. Cependant Defplanes re"oatra a Cephife le tort qu'elle avoit de m'imputer un crime dont j'étois aufli innocent qu'elle»eme , que jen'étois pas forti de mon appartement ce jour-li; & qu'enfln de brutalites n'étoient jamais entrées dans la penfeed une perfonne de mon rang. Qu'ü étok bien vrai que j'adorois fa fille ; mais que je n avois jamais eu deffein de 1'obtenir que d'ellememe & fous les loix d'un honorable mariage que ,e n'étois pas moins affiïgé qu'elle de fon malheur, & que je ferois le premierk pourfuivre & k punir les raviffeurs. 1 Ce,S Paroles di£es avec 1'affurance que donne la vérité par un ferviteur fidéle, firent prefque repentir Cephife du mauvais traitemenr  DU VOYAGEUR AÉRIEN. 337 qu'elle m'avoit fait. Elle {avoit bien que je n'avois point paru dans 1'embarras des carolfes qui revenoient de Verfailles Iorfque fa fille fut enlevée; mais elle croyoit que j'auroispu faire faire une fi cruelle expédition par des gens afiidés. Dilfuadée enfin par mes domeftiques, elle leur conta de quelle manière fa fille lui avoit été ravie. "k peine finiffoit-elle fon récit, que je revins de mon évanouiffement, & tout tranfporté de colère & de défefpoir, je dis a Cephife : il eft donc vrai qu'on vous a enlevé la charmante Liriane ? Cette injure me regardeautant que vous, & je jure par tout ce qu'il y a de plus facré, que je punirai fes ravifiéurs & vous la ramenerai. Je fortis brufquement k ces mots , fansfonger qu'elle n'avoit pas moins befoin de confolation que moi-même. De retour chez moi, j'appris de mes domeftiques de quelle manière Liriane avoit été enlevée , & qu'elle étoit a-peu-près Ia figure de fon raviffeur. Jepartisfur le champ, quoique la nuit fut déja bien avancée, pour Verfailles, dans 1'idée que j'avois que fur la route je pourrois découvrir quelque chofe de ce que je défirois favoir. Je ne m'étois pas trompé dans mes conjecfures; car vis-a-visdesmurs des BonsHommes, je trouvai le cocher des dames a demi-ivre, & qui fe repofoit dans fon carrofie  338 Les Aventures a demi-relevé , en attendant le jour. II avoit eu cependant la précaution de mettre fes chevaux & leur équipage en lieu de füreté dans un village prochain. Je lui demandai s'il connoifToit la perfonne qui avoit reeu les dames dans fon caroffe après leur chftte. II me répondit, en bégayant, qu'il ne 1 a connoilfoit pas ; mais qu'il pouvoit répondre fur fa vie que c'étoit un bon vivant, paree qu'il lui avoit fait boire d'excellent vin de Bourgogne a Verfailles. II n'en fallut pas davantage pour me faire concevoir qu'il y avoit du myftère dans cette affaire. Je lui commandai auffi-töt, fur peine de la vie , de me fuivre a Verfailles, & de me mener dans la maifon oii ilTavoit vu , & oü il avoit bu de fi excellent vin de Bourgogne. II obéit fans fe faire tirer 1'oreille , & me conduifit dans la plus fameufe auberge de Verfailles , &c dans la chambre même oü il avoit parlé au vieux courtifan & bu de fon vin. Je m'informai de l'höte & de 1'höteffe , s'ds ne connoiffoient pas celui qui avoit occüpé cette chambre le jour d'auparavant, pendant une bonne partie de la journée. Ils me fépondirent que dans ces fortes de fêtes 1'affluence du monde étoit ordinairement fi grande, qu'il étoit impoffible de fe fouvenir, & même de connoïtre la plus grande partie des perfon-  BU VOYAGEUR AÉRIEN. 33$ nes qui venoient chez evix. Je fis venir les domeftiques , qui me répondirent a-peu-près les mêmes chofes. Je leur fis enfuite le portrait du courtifan aux cheveux argentés, pour voir fi quelqu'un d'entr'eux ne le connoitroit pas. Ils me dirent qu'il y avoit plufieurs perfonnes de la figure que je repréfentois , qui venoient a Verfailles de tems en tems pour faire leur cour, &C qui s'en retournoient a Paris aufli-tot qu'ils avoient paru devant fa majefté. lis m'en nommèrent trpis, entr'autres , dont ils m'enfeignèrent les ,demeures « Paris. Content de cette découverte , je commandai au cocher de revenir avec moi a Paris & de me conduire au logis des dames qu'il avoit amenées a Verfailles. II fentit bien la néceflité ou il étoit de m'obéir ; auffi le fit-il d'affez bonne grace. Quand nous eümes atteint fon carroffe eftropié , il me pria de lui permettre de remplacer fa roue rompue, par une autre qu'il avoit trouvée dans le village , & qui, quoiqu'elle ne valüt pas beaucoup mieux , fufüroit cependant pour remener fon caroffe a Paris. Je le lui permis aux conditions qu'il leroit efcorté par-tout oü il iroit, de deux de mes domeftiques. II fit tant de diligence avec leur fecours, qu'en moins d'une petite heure nous fum.es en état de partir. Dés que nous fümes  34°- Les A v e n t u r e s arrivés au logis de Cephife, je lui préfentai fon perfide cocher , a qui nous donnames la queftion pour tirer de lui quelques éelairciffemens fur ce qui étoit arrivé. II fit d'abord quelques difficultés ; mais voyant que je le menacois de faire venir le commilTaire & de le Jivrer entre les mains de la juftice, il fe jetta aux genoux de Cephife, & lui avoua toute fa méchanceté. J'en fus fi outré , qu'il me prit cent fois envie de le facrifier fur 1» champ k ma colère. Cependant je me contentai de le mettre entre les mains d'un commifiaire, qui prit volontiers le foin de ma vengeance, & s'en acquitta en homme qui favoit de quelle importance il étoit de punir ces ennemis de Ia füreté publique. II fut pendu quelques jours après. Jen'eusque faire alors de 'rendre compte a Cephife des diligences que j'avois faites pour découvrir le raviffeur de fa fille, après ce que j'avois déja fait, elle neput douter de ma bonne foi , & loin de m'accabler d'injures comme elle avoit fait d'abord , elle me conjura par ce qu'elle avoit de plus cher de tacher de lui ramener fa fille; ce que je lui promis autant que cela feroit en ma puiffanee. Tandis que je me donnois des mouvemens extraordinaires pour découvrir le lieu oii Liriane étoit retentie, cette charmante fille qui n'avoit  DU VOYAGEUR AÉRIEN. 241 n'avoit ptefque pas fermé 1'ceil de toute fa nuit, réveilla Dorothée dés le point du jour, & la pria de fe fouvenir de ce qu'elle lui avoit promis le foir précédent. Dorothée, qui n'étoit guères moins malbeureufe que Liriane , & qui avoit befoin d'elle pour exécuter certains projets qu'elle avoit formés de fe rendre plus heureufe par des voies légitimes , fe leva promptement, & la conduifit dans le jardin. Dès qu'elles y furent arrivées, Dorothée embraffant Liriane, lui dit: hé bien ! ne vous dis-je pas hier au foir que vous n'aviez rien a craindre des violences de notre courtifan ? II n'a pas même envoyé vous fouhaiter le bon foir de peur de vous déplaire. Ces commencemens font bons , a la vérité , lui répondit Liriane; mais je crains tout de fon impatience. Laiffezmoi ménager toutes chofes, lui dit Dorothée, & vous triompherez de toutes les difficultés peut-être plutöt que vous n'ofez 1'efpérer. Après s'être promenées quelque tems, elles allèrent s'alfeoir dans un berceau de verdure a 1'ombre de plufieurs arbres, ou les oifeaux faluoient avec leur mélodie ordinaire le retour du foleil. Ce fut la que Dorothée , pour s'acquitter de fa promelfe, commenca ainfi le récit de fes aventures. Tornt 11, Q,  141 Les Aventures Hifloire de Dorothée. J e fuis née d'une des plus anciennes families de Bretagne, mais par le malheur des tems elle fe vit réduite a embrafTer le gros commerce jufqu'è ce que fes affaires Ment rétablies : droit accordé a tous les nobles de cette province. Mon père qui aimoit extrêmement fes enfans , & qui n'avoit pas affez de bien pour les pourvoir felon leur qualité , partit avec quelques amis pour les Indes orientales. Notre vieux courtifan, que vous voyez aujourd'hm fi opulent, faifoit alors le' perfonnage de pilote dans le même vaiffeau. Ma mère refta en Bretagne avec moi, mon frère & un précepteur. Elle avoit un foin extraordinaire de faire inftruire mon frère dans tous les exercices de la nobleffe, & vouloit fur-tont qu'il fut parfaitement le latin, quoiqu'il y eut de la rspugnance. Pour moi j'avois tant de paflion d'apprendre cette langue, que je ne manquois pas de me trouver k toutes les lecons que le précepteur lui faifoit. Ce précepteur, habile homme, s'apper?ut de mon deffein, & fe fit un véritable plaifir de me montrer auffi-bien qu'a mon frère. Je fis tant de progrès fous fa difcipline ,  DU VOYAGEUR AÉRIEN. 24$ qu'a quinze ans j'entendois prefque tous les auteurs claffiques , tant poëtes , hiltoriens , qu'orateurs, & parlois latin avec une facilité qui m'attiroit beaucoup d'admirateurs. Peu de tems après , mon frère qui avoit les inclinations martiales prit le parti des armes, & 1'on fit donner une bonne cure au précepteur pour le récompenfer de fes foias & de fes inflruaions. Nous recevions tous les ans des nouvelles de mon père, par lefquelles nous apprenions qu'il avoit fait une fortune conlidérable dans les Indes, & qu'il s'apprêtoit è nous en venir faire part auffi-tót qu'il lepourroit; ce qu'il ne put exécuter que deux ans après la dernière lettre qui nous donnoit cet avis. Pendant cet intervalle de tems mon frère fut tué au fiège dePhilisbourg, & ma mère ne lui furvécut que huit mois. Elle mourut de chagrin de la perte de fon fils, qui lui caufa une fiévre fi violente qu'il n'y eut point de remède capable d'en appaifer 1'ardeur. Jerefiai donc feule maïtrelïe de tous les biens fitués ea Bretagne, qui n'étoient pas fort confidérables , en attendant le retour de mon père. Son filence, plus long qu'a 1'ordinaire, m'inquiétoit extrêmement, & j'appréhendois fort d'avoir perdu dan* une même année tout ce que j'aimois le plus, & de me voir réduite a une fortune affez mé* Q ij  444 Les Aventures diocre , Iorfque je recus une lettre de lui adreffée a ma mère dont il ignoroit la mort , par laquelle il mandoit qu'il s'embarquoit avec tous fes effets, & qu'il efpéroit dans trois mois au plus tard aborder dans quelque portde France ou d'Efpagne , felon que le befoin 1'exigeroit. Vous pouvez bien juger que cette nouvelle ne contribua pas peu a me conlbler de 1'extrême afflicfion oii m'avoit jetté la mort d'une mère que j'aimois tendrement', & d'un frere, qui, de 1'humeur dont il étoit, fe feroit fait un jour de la réputation dans les armes, & auroit foutenu 1'ancien éclat de la familie. Notre vieux courtifan n'avoit pas oublié de faire aufli fa fortune dans les Indes : ils étoient fort amis, mon père & lui, quoiqu'ils fulfent nés avec des caradères bien différens ; car mon père étoit franc , fincère, inviolable en fes promeffes, &ami, comme 1'on dit, ufque ad aras; e'eft-a-dire , jufqu'a fe facrifier s'il 1'eüt fallu pour fon ami. L'autre, au contraire, fous une apparence de probité , cachoit une avarice fordide &c une mauvaife foi capables de lui faire tout entreprendre pour venir a fes fins. Quelque tems après, je recus une feconde lettre de mon père , qui m'apprit qu'il étoit en route ; que n'ayant pas voulu confier tous fes effets fur un feul vaiffeau, il avoit confié au  DU VOYAGEUR AÉRIEN. 24J fieur Galaife , c'eft ainfi que fe nommoit alors notre vieux courtifan jadis pilote , une boïte de plus de deux cent mille livres de pierreries orientales; qu'il avoit dans le fien pour plus de quinze cent mille livres de marchandifes précieufes, & plufieurs autres bijoux confidérables. Ils étoient partis en même tems & fuivant la même route; mais une affreufe tempête les ayant féparés , ils n'arrivèrent ni en même tems ni dans le même port. Mon père aborda a Breft avec toutes fes richeffes qu'il nous avoit fait bien moindres dans fes lettres qu'elles n'étoient en effet. Les fatigues d'une longue navigation avoient beaucoup altéré fa fanté. Ainfi dès qu'il fut arrivé k 1'auberge qu'il avoit choifie, il fe mit au lit. Sa maladie, faute de fecours nécelfaires, augmentoit de jour en jour. Les Miftagogues de Breft, inftruits par leurs confrères deslndes, desfacultés de mon père, n'eurent pas plutöt appris fa maladie qu.ds] fe tranfportèrent k fon auberge, & lui offrirent tous les fecours tant corporels que fpirituels dont il pourroit avoir befoin, s'il vouloit bien qu'on le tranfportit k leur maifon ; qu'étant grande & en bon air, ne contribueroit pas peu k fon rétabliflement. Mon père , perfuadé par ces raifons, belles en apparence, confentit è tout ce que lui propo- Qüj  146 ,l e s Aventures foit celui qui s'étöit établi auprès de lui en qualité de fort direfteur fpirituel. II fut donc tranfporté dans leur infirmerie, oü fa maladie loin de diminuer , augmentoit k chaque moment. Cependant les Myftagogues , fous prétexte qu'il étoit étranger, & que par confécfuent fes biens étoient confifcables au profit du roi, eurent la précaution de les faire porter en diligence in fpduncam Latronnm, je veux dire chez eux. Dans ce temsda mon père, ignorant 1'ufage que Ton avoit fait de fes richeffes, 5c voulant mettreordre k fes affaires temporelies, pour ne vacquer après uniquement qu'au foin de fon falut, pria fon directeur de faire venir un notaire 6c quatre ou cinq des plus notables bourgeois de la ville, pour dépofer en leur préfence fes dernières volontés. Les Myftagogues qui ne vouloient pas qu'on fut rien de ce qui fe paffoit chez eux, firent habiller leur jardinier en notaire , & cinq ou fix de leur troupe en bourgeois : ainfi mon père croyant faire fon teftament n'en fit aucun , & les Myftagogues fe trouvèrent en poffefïion de tous fes biens. Et de peur que dans la fuite le curé de Breft, k qui feul il appartenoit d'adminiftrer les facremens au malade , ne découvrit leur fupercherie , ils fe dépêchèrent d'envoyer au plutöt mon père dans 1'autre monde , 6c de  D?üN VOYAGEUR AÉRIEN. Ï47 1'enterrer incognito chez eux. Je ne fais par qui le curé fut informé de fa mort; mais fuöt qu'd la fut, il préfenta requête aux Juges du lieu , tendante a ce que le corps mort lui füt remis pour être inhumé en terre fainte. Sur fon requilitoire les Juges ordonnèrent aux Myftagogues de livrer au fieur curé le corps mort; ce qu'ils firent fur le champ , de peur de quelques autres inconvéniens qu'ils voyoient bien qui leur arriveroit en cas de refus. Ainfi mon père fut honorablement enterré , par la charité , dans le cimetière de Breft. Le tems que mon père m'avoit mandé qu'il devoit arriver en quelque port de France ou d'Efpagne étant pafte, je commencai a craindre que les pirates ne lui euffent enlevé fes biens & öté la vie. Je n'avois garde de penfer qu'il y en eut fur terre mille fois plus a craindre que ceux de Tripoli , de Tunis 6c d'Alger; mais je ne fus pas long-tems a en être pleinement convaincue. II fe répandit un bruit fourd dans la Bretagne qu'il étoit arrivé un vaiffeau marchand au port de Breft, chargé de la valeur de plufieurs millions ; que tous ces biens avoient difparu dans une feule nuit, 6c que 1'on ne favoit ce qu'étoit devenu celui a qui ils appartenoient. Ce bruit excita ma curiofité, la nature même s'en mcla ; 6c je ne Qiv  248 Les Aventures fus pas contente que je n'euffe fait le voyage de Breft, dont je n'étois éloignéeque de trente lieues. Tout fembloit me confirmer que ce vaiffeau étoit celui de mon père. Dès que je fus arrivée a Breft je m'informai foigneufement de toutes chofes , & j'appris par plufieurs indices , par le témoignage de quelques uns de ceux qui avoient aidé a tranfporter les elfets de mon père, & par les difeours du fieur curé de Breft , que les Myftagogues s'étoient eraparés de tous les biens de mon père. Je crus devoir agir d'abord par les voies de 1'honnêteté avant que de tenter celles de la rigueur. J'allai donc trouver archipiratam, c'eft le chef de la bande; je lui montrai les lettres de mon père & le droit que j'avois a fa fucceflion. Je n'oubliai pas même a lui faire voir que j'avois des preuves inconteftables dutranfport de mon père & de tous fes effets dans leur maifon. Enfin, je lui dis réfolument que j'allois tout faire iaifir chez eux. Lui qui croyoit avoir affaire a une femmelette , & qui ne s'épouvantoit pas du bruit, me répondit d'un air mêlé de fierté & d'hypocrifie, qu'il ne m'appartenoit pas de venir infulter ainfi de faints & impeccables perfonnages, ni de vouloir révoquer les legs pieux que des perfonnes de bien faifoient manuellement a leur myftagogie pour le  DU VOYAGEUR AÉRIEN: 249 falut de leurs ames , & pour être diftribués par eux aux pauvres honteux de la province ; enfin, que fi je tentois la moindre aöion contre eux , j'aurois bientöt lieu de m'en repentir. Je ne répondis a cette rodomontade que par ce vers d'Horace : ó tua cornu niforet ex feclo frons quidfaceres cumjic mutilus minitere? C'eft-a-dire, fouvenez-vous que vous portez encore des marqués des chatimens que de pareilles galanteries vous ont attirés; & me retirai. Comme la journée étoit avancée , jeremis au lendemain a préfenter requête aux juges du lieu, a ce qu'il me fut permis de faifir mes biens par-tout ou ils fe trouveroient: en quoi je fis une très-lourde faute ; car les Myftagogues profitèrent de ce tems pour jetter de la pouffiere d'or aux yeux de mes juges , qui les rendit infenfibles a toutes mes remontrances. Quand je vis donc qu'il n'y avoit point d'e'fpérance de réufiir par ce moyen, je pris la réfolution d'aller trouver M. Ie premier préfident de Rennes, & de lui expofer 1'état de mes affaires. Cet illuftre magiftrat, aufli recommandatie par fon intégrité que par fa naiffance, députa un commiffaire pour venir avec moi faire des informations h Breft, tant contre les Myftagogues que contre les, juges du lieu qui n'avoient pas voulu me rendre juftice.  Lés Aventures Notre arrivée a Breft, & 1'exacfitude avec laquelle nous recommencions nos informations, allarmèrent extrêmement les uns & les autres. Ils voyoient bien que 1'affaire alloit être jugée en dernier reffort a leur honte & dommage. Ainfi pour prévenir un fi terrible coup, les Myftagogues de Breft écrivirent a leurs compirates de Paris la trifte fituation de leurs affaires. Ceux-ci firent tant par leurs brigues , follicitations & préfens , qu'ils obtinrent un arrêt du confeil qui défendoit au parlement de Rennes de connoitre de cette affaire. Ainfi, ayant perdu toute efpérance de me pourvoir contre une fi noire injuftice, je ne fongeai plus qu'a m'informer de ce qu'étoit deveuu Gala ife & la boite des perles orientales que mon père lui avoit confiée. J'appris qu'il étoit heureufement arrivé a Rocbefort, oü ayant vendu la plus grande partie de fes marchandifes, il avoit fait tranfporter le refte a Paris, & qu'il avoit changé de nom & de genre de vie, c'efta-dire que de marchand il s'étoit fait courtifan. Je ne balancai pas un moment fur le parti que j'avois a prendre; j'établis de bons fermiers dans mes métairies, & me rendis en diligence h Paris , perfuadée que je tröuverois plus de bonne foi dans les perfonnes du monde,  DU VOYAGEUR AÉRIEN.' Ift que dans les perfonnes qui voulant paroitre y avoir renonce , y font plus attachés que le refte des hommes. D'abord j'allai trouver Galaife, a qui je contai mes malheurs, 6c le priai de me remettre la boïte de perles orientales que mon père lui avoit mife entre les mains , comme il paroiffoit par fa lettre que je lui montrai. II parut d'abord furpris 6c touché de la mort de mon père 8c de la perte de fes biens. II s'étendit fort fur fes louanges, 6c paria de fes qualités en homme qui les admiroit. II me dit enfuite qu'étant en pleine mer , 6c voyant fe former une horrible tempête, il avoit rendu a mon père fa boite de pierreries , paree qu'il craignoit que fon vaiffeau , moins bon voilier que celui de mon père, ne put réfifter a la tempête, & qu'il ne perdit ainfi ce qu'il lui avoit confié. Qu'au refte, en mémoire d'un fi bon ami, il vouloit me regarder comme fa fille , 6c ne me laiffer manquer de rien. Pour commencer, il m'afïigna une penfion de fix eens livres fur tous fes biens , 6c m'offrit un logement dans fa maifon. J'acceptai l'un 6c 1'autre , 6c lui en témoignai ma reconnoiffance en des termes refpecf ueux, quoique je fuffe fort perfuadée que ce qu'il me donnoit n'étoit qu'une efpèce de reftitution en détail de ce qu'il avoit qui m'appartenoit. II étoit bien  '152, Les Aventures éloigné de croire qu'une fille arrivée depuis peu de la campagne fut capable de demêler fes fineffes. Cependant trouvant en moi, je ne. fais quelle adreffe , il me pria de prendre le foin général de fa maifon, comme fi j'en euffe été la maitrefle. Je m'en fuis acquittée avec une exacfitude qu'il a crue digne d'une plus grande récompenfe : il m'a confié le foin de fes bijoux qui font en trés-grand nombre , a la réferve de la feule boite de perles de mon père qu'il tient enfermée dans une armoire a part; mais j'en ai trouvé une clef qu'il a perdue il y a long-tems, qui me met en état de revendiquer la poffeflion de mon bien. Je 1'aurois déja fait fi j'eufie eti quelqu'un a qui j'euffe cru pouvoir me confier ; car je ne puis feule venir k bout de mon deffein, attendu les difficultés qu'il y a a 1'exécuter : je crois , ma chère Liriane , avoir trouvé en vous la perfonne dont j'ai befoin. Par ce même moyen vousrecouvrerez votre liberté,moi mon bien, & il ne tiendra qu'a vous de partager ma petite fortune fi elle vous efl agréable. Voila 1'hiffoire de ma vie que je vous avois promis de vous raconter. Liriane 1'embraffa , Ia remercia dans les termes les plus obligeans, I'exhorta k bien prendre fes mefures & a hater le moment de leur liberté.  DU VOYAGEÜR A É R I E N. M3 Suite de 1'HiJioire de Liriane. Après cette converfation , Liriane & Dorothée remontèrent dans leur chambre , oii le vieux courtifan ayant fu qu'elles fepromenoient, avoit fait préparer un déjeuné trés-galant pour leur retour, fans vouloir y paroitre, de peur d'alarmer Liriane. A leur arrivée, Dorothée voyant cette galanterie, pria Liriane de fe mettre a table fans facon & de proflter au moins de cette honnêteté du courtifan, fans s'embarrafTer de ce qui pourroit arriver dans la fuite, dont elle s'étoit rendue caution. Liriane lui obéit, & pendant le repas elles s'entretinrent des moyens de venir k bout de leurs projets. Le courtifan qui croyoit que Dorothée parloit a Liriane en fa faveur, la faifoit appeler de tems en tems pour favoir d'elle fa deftinée. Dorothée le bercoit toujours de quelque efpérance ; mais enfin elle lui dit un jour qu'il n'y avoit rien k efpérer de Liriane que fous les loix d'un légitime mariage , & qu'elle mourroit plutöt müle fois que de confentir k la moindre chofe qui intéreffat fon honneur; qu'il eft vrai que la difproportion des ages femit quelque difficulté, mais dont on pour-  254 Les Aventüres roit -venir a bout a force de complaifance & de belles manières. Cette propofition étourdit un peu notre courtifan, que fes parens détournoient du mariage de toutes leurs forces , & pour de bonnes raifons. Cependant, avant que de rien réfoudre , il fit demander a Liriane la permiffion de la venir voir. Dorothée confeilla a Liriane de ne lui pas refufer ce plaifir qui feroit le dernier qu'il auroit de fa vue. Le courtifan ne 1'eut pas plutöt faluée qu'il ceffa de délibérer , & après quelques complimens, fortit dans la réfolution d'époufer Liriane , malgré toutes les raifons que fes parens pouvoient lui alléguer. II pria même Dorothée de faire tout ce qu'elle pourroit pour y réfoudre Liriane. Ce qu'elle lui promit, fans avoir cependant le deffein de 1'exécuter. Pendant ce tems-la, comme on dit, je remuois ciel &: terre pour découvrir le lieu oh Liriane étoit tenue enfermée; j'avois parcouru pour ainfi dire la ville & les fauxbourgs de Paris; j'avois examjné la conduite & toutes les actions des trois perfonnes aux cheveux blancs, fans avoir pu rien découvrir } lorfqu'on vint m'apprendre que Cephife, mère de Liriane, étoit a 1'extrémité. J'y courus avec empreffement. Les médecins lui ayant trouvé de la fiévre , fans s'embarrafïer de la caufe qui la produiloit, ni de  I>V VOYAGEUR AÉRIEN. 255 1'age de la malade, Pavoient fait faigner plufieurs fois chaque jour , voyant que fon mal ne diminuoit point; enfin i!s lui firent, le troifième jour, fortir 1'ame avec la dernière goutte de fon fang. J'en fus auffi aftligé que fi c'eüt été ma propre mère , & j'eus foins de fes funerailles , comme fi j'euffe été véritablement fon fils, J'ordonnai k la fille de chambre de demeurer dans la même maifon jufqu'a ce que fa jeune maitreffe fut de retour. J'allois recommencer mes recherches, quand Defplanes me dit qu'il n'y avoit guères defeigneurs Francois qui n'eüt quelque belle maifon de plaifance dans les environs de Paris, & qu'il pourroit être arrivé que le raviffeur de Liriane 1'auroit menée d'abord hors de Paris pour éviter toutes pourfuites. II me dit enfifite que fi cela étoit ainfi , comme il y avoit bien de 1'apparence , il ne feroit pas difficile de la trouver. Suivant cet avis nous paffames trois jours a fonder tout ce qui fe paffoit dans les baftides d'alentour de cette grande ville. Defplanes qui connoiffoit prefque tous les gens k livrée , s'acquittoit de fon devoir comme s'il y eut été,prh> cipalement intéreffé. Enfin, nous revenions un peu après minuit fans avoir rien découvert, le long des murs d'un pare affez confidérable qui borde la rue de Charenton; il faifoit un  a^ö Les Aventures beau clair de lune, les nuits étoieat courtes ; le tems ferain & un agréable zéphir tempéroit les cbaleurs de cette faifon, Iorfque nous virnes defcendre urie échelle de corde par-defïïts la muraille du pare. Auflitöt une jeune demoifelle , avecl'aide de cette échelle, fe laifTa gliffer jufqu'a terre. Dés qu'elle fut defcendue elle fit plufieurs efforts pour en retenir le bout; mais la pefanteur d'un plus lourd fardeau de 1'autre cöté de la muraille, fembloit vouloir la rentrainer. Nous approchions toujours infenfiblement d'elle. Dés qu'elle nous appercut, fans s'effrayer : Mefiieurs , par charité , dit-elle , aidez-moi a retenir ce bout d'échelle que mon peu de poids n'eft pas capable d'arrêter. Nous lui prêtames volontiers la main, &C nous vimes aufli-töt paroïtre fur la muraille une autre demoifelle de moyen age , & d'un embonpoint charmant. Nous la recümes le plus doucement qu'il nous fut poffible , & leur offrimes civilement de les conduire en quelque endroit qu'elles defiraflent d'aller. L'ombre de la muraille ne nous permettoit encore pas de nous reconnoitre. Elles acceptèrent notre oftre d'autant plus volontiers que deux jeunes demoifelles feules , fur-tout dans une heure fi indue , auroient pu courir plufieurs rifques. Dés que nous eümes quitté le  DÜ V«0 Y AG EUR AÉRÏENi ïe voifinage de Ia muraille , & atteint un lied éclairé de Ia lune^ je reconnus ma chère ! ; riane que je cherchois par-tout ou e'ie n'étoit pas, & que ma bonne fortune me faifoit trouver Iorfque je m'y attendois le moins. Je ne pus m'empêcher dé lui marquer la joie que j'avois d'une fi heureufe rencontre; Elle fut un peu déconcertée lorfqu'elle me reconnut; mais raffurée par la préfence de Dorothée j elle me demanda, par quel hafard je m'étois" trouvé la dans le moment même qu'elles fe fauvoient de leur prifon. Je lui dis qu'eile en étoit le feul motif , & que depuis prés dö feptjours qu'elle avoit difpard , je n'avois pas gouté un feul moment de repos; que j'avois parcouru tout Paris & toutes les maifons dë plaifance d'alentour, pour découvrir fendroit de fa prifon & punir fes raviffeurs. Elle m'en témoigna fa recönnoiffance , & Dorothée ajouta fort fpirituellement , qu'après m'êtré donné tant de peines, il étoit jufte que j'euffe quelque part a leur délivrance. Enfuite elle nous corita par quelle adreffe elle avoit fi bien endormi le vieux courtifan , qu'elle étoit venué about de fes deffeins fans que perfonne s'en tut appercu. ' _ Dés que nous fümes arrivés au logis de Li^ riane, ne jugeant pas a propos de lui parler Tomc II, q  258 Les Aventures d'abord de la mort de fa mère, j'avertis fecrètement la fille de chambre de dire qu'elle dormoit pour la première fois depuis fept jours, 6c qu'elle avoit ordonné qu'on la laifSat en repos jufqu'au lendemain. Quelqu'envie que Liriane eut d'embraffer fa mère , un ordre £ jufte 6c fi abfolu lui fit remettre au lendemain , qui n'étoit éloigné que de quelques heures , le plaifir de la voir. Je conduifis les dames dans leur appartement, 011 après leur avoir fouhaité un bon repos , je me retirai chez moi fort content d'avoir retrouvé ma charmante Liriane. J'étois ravi d'ailleurs qu'elle apprit la mort de fa mère plutöt de fa fille de chambre que de moi , paree que j'étois perfuadé qu'elle apprendroit en même tems de quelle manière j'avois agi en cette occafion. Cette nouvelle inefpérée 1'accabla de douleur, d'autant plus qu'elle fe regardoit feule , comme une perfonne expofée a plufieurs autres accidens femblables a celui qui lui étoit déja arrivé , 6c peut-être encore plus facheux. Alors tout ce que j'avois fait pour elle 6c pour fa mère, mes manières douces 6c honnêtes, ck je ne fais quel air de qualité qu'elle croyoit remarquer dans ma perfonne, balaneoient un peu les pieufes intentions qu'elle avoit eues jufqu'alors de fe faire religieule. Dorothée &C  au VOYAGEÜR AÈRIEN. fa fille de chambre lui parloient fans ceffe en ma faveur faas que j'en fuffe rien ; mais ce qui acheva de Pébranler, fut que deux jours a?rès Dorothée appercut le vieux courtifan , fuivi de quelques amis , qui rodoit k Pentour dé Ia maifon de Liriane; ce qui les effraya tellement qu'elles m'envoyèrentauffi-tót dire de les venir trouverpour délibérer avec elles fur les moyens de les mettre k couvert de quelques infultes nouvelles. Je m'y tranfportai fur le damp, & ayant appris de quoi il s'agiffoit : je fris bien aife, leur dis-je, de ce que ce vieux fou . venant chercher ici la punition de fes crimes ' nous épargne la peine de Palier punir dans' fon quartier. Mais il peut nous furprendre, dit Dorothée , dans un tems oh vous ne ferez peut-être pas k portée de nous garantir de fes infultes; je trouverois k propos que monfieur vmt occuper votre fecond appartement qui eft fort commode pour lui &pour fes domeftiques: alors k couvert des entreprifes du vieux courtifan , nous nous moquerons impunément de lui. Et que diroit-on dans Ie monde, répondit Liriane, fi après avoir perdu ma mère je logeois un homme avec fa fuite dans ma maifon. Quoi! lui dit fa fille de chambre depms quand eft-il défendu de louer les appartemens vides d'une maifon ? Combien voit-onde R ij  V$t>i Les AvENTURËSi, ménages dans un même logis , qui n'ont aucune relation les uns avec les autres , & qui ne le connoiffenr pas ? En effet, dit Dorothée, vos fcrupules font affez mal fondés , a moins que vous n'ayez pris goüt pour la vie qne vous avez rnenée depuis fept ou huit jours, & que vous n'ayez deffein d'en effayer encore. Allons , fans tant balancer , monfieur, je vous prie d'accepter 1'offre que je vous fais du fecond étage de la maifon de mademoifelle Liriane. J'ai tant de refpefl: pour toutes les volontés de la charmante Liriane , dis-je alors , que je ne veux rien faire que ce qu'elle m'ordonnera. Enfin, Liriane vaincue & par mes honnêtetés & par la néceffité de fes' affaires, confentit a me donner fon appartement. Auffi-töt' Defplanes ravi de ce qu'il alloit quitter un hotel'garni pour fe mettre en maifon bourgeoife , fit telle diligence , aidé de mes autres domefliques , qu'en très-oeu de tems mon appartement fe trouva magnifiquement meublé & fourni de tout ce qui nous étoit néceffaire. Sur le foir, pour détourner Liriane d'entrer dans la chambre oii fa mère étoit morte , & empêcher qu'elle ne s'abandonnat a fon chagrin, je la fuppliai avec fa bonne amie , de vouloir bien accepter le petit repas de ma bien venue, ce qu'on appelle en  bu voyageur AÉriEN. ïêï France pendre la cremaillère. Dorothée y con~ fentit fans peine , Liriane eut de la peine a s'y réfoudre; mais enfin enhardie par 1'exemple de Dorothée , elle ne crüt pas devoir me refufer , fur-tout bien perfuadée qu'elle étoit de ma probité & de 1'amour refpeaueux que j'avois pour elle. Le Coupé fut fervi felon le goüt de Defplanes , qui 1'a excellent en tout ce qu'il fait. A peine finilfions-nous le premier fervice % que 1'on entendit frapper trois coups a la portel Defplanes ayant regardé par la fenêtre, quels. pouvoient être ces infolens frappeurs, prend fon épée & defcend a la hate pour les mettr© a la raifon. Je Ie fuivis avec précip'tation. II ayoit déja ouvert la porte , & fe doutant bien que c'étoit , ou le vieux courtifan , ou quelques perfonnes de fa part: que demandent; ces hommes-la, leur dit-il? Ce n'eft pas ton affaire, répond le plus apparent d'entr'eux }, ( car ils étoient trois ) , & nous voulons en* trer. Tti en auras menti, répondit Defplanes % ou ce ne fera q.u'après m'avoir ©té la vie. AimV tot il s'élance comme un lion furieux Sc paffefon épée au travers de celui qui lui avoit parlé avec tant de fierté ; qui s'en alla mourir a quelques pas de-la. Je parus alcrs 1'épée a la mainj; fes camarades de Fortune, voyant la partie égale $n hommes, mais non pas. en courage x fe  ï6i Les Aventures fauvèrent chacun de leur cöté. Nous ne jugeames pas a propos de les pourfuivre plus lorn, &rentrant tranquillement dans la maifon, nous en fermames la porte. Nous voulümes d'abord faire croire que ce n'étoit qu'une faufle alarme, & que c'étoient des perfonnes qui avoient pris une porte pour Pautre. Mais Liriane & Dorothée, ayant mis la tête k la fenetre, avoient été témoins de tout ce qui s'étok paffé. Dorothée reconnut k la lueur de la lune le vieux courtifan étendu par terre; & s'adreffant a Liriane : hé bien , lui dit-elle , vóus trouvez-vous bien de mes confeils, & vous repentez-vous d'avoir loué votre appartement a d'auffi braves cavaliers ? Peu de tems après on vit venir plufieurs perfonnes -pour enlever le corps du mort , avant que le guet ou les commiffaires s'en fuffent emparés. Je pnai les dames encore alarmées du péril oii elles avoient été , de fe remettre k table & de fe divertir en füreté, attendu qu'elles n'avoient plus a craindre. Cependant ce contre-tems diminua un peu de la joie de notre feftin , & öta une partie de Pappetit de nos dames, qui, quoique ravies de fe voir fans ennemis , ne laiifoient pas d'être fachées de ce qu'elles avoient été caufe de la mort d'un homme, dont elles craignoient inutilement les  JPÜ VOYAGEUR AERIEN. fuites; car les parens du vieux courtifan , loin de chercher a venger fa mort, ne s'occupèrent uniquement que du foin de partager fes grandes richeffes. Notre fouper fini, je ramenai les dames jufqu'a la porte de leur appartement , & leur fouhaitai une bonne nuit. Le lendemain , dès qu'elles furent vifibles, j'allai les faluer; je les trouvai d'une humeur fi enjouée, que Liriane me parut encore plus belle & plus aimable qu'elle ne m'avoit paru jufqu'alors. Enfin, j'en devins fi éperdument amoureux , que je ne pus m'empêcher de lui découvrir en partie qui je fuis, de lui demander la permiflion de la rechercher publiquement % & d'écrire a mes parens de m'envoyer leur confentement pour Pépoufer. Les grandes , mais fages dépenfes que je faifois a Paris , & la magnificence de mon train lui perfuadèrent facilement que je ne lui avois rien dit que de très-vrai; & c'eft ce qui lui fit apprchender que je ne puffe jamais obtenirdé mes parens le confentement que je leur demandois. Elle déclara fes fcrupules k fa. chère Dorothée, qui jugea a propos de m'en parler. Je lui repréfentai, que n'ayant plus dé père & étant fort chéri de ma mère , je *ie doutois pas qu'elle ne confentit a tout ce que ïefouhaiterois, pourvu que mon choixfut beaa  Les Aventures & digne de fon eftime; qu'il n'y avoit que 1^ (cule Liriane au monde capable de charmer ioutes les perfonnes qui auroient eu le bonheur de la . oir , & que fans différer j'allois en écrire | ma mère. En effet je mis aufli-töt la main k la plume pour iniiruire ma mère de mon deffein; je lui exagérai avec tant de palfion & d'éloquence les charmes & les mérites de eet aim.abtè objet, que ma mère qui avoit d'autres yues pour moi , crut devoir prendre dès-lors fes mefuras pour empêcher ce mariage , qu\ ne cadroit pas avec les projets de fa. politique. Elle écrivit a fon réfident en France d'examiner toutes choies, & de lui en faire un fidéle récit, afin d'y pourvoir felon fa prudencen Le réfident me vint trouver & me montra les lettres de ma mère. Pour lui faire approuver mon deflein , il ne fallut que lui faire voir. Liriane ; il étoit impoffible de la regarder, fans être péi.étré d'amour & de refped pour elle, IJ ne put que louer mon choix , fur-tout ayant a.p. ris qu'elle étoit d'une des plus confidérables families de France ; & pour me faire plaifir il écrivit les chofes telles qu'elles étoient; ce qui auroit du fans doute engager ma mère a ne plus s'oppofer a une paflion aufii belle. & auffi légitime que 1'étoit la mienne • mais. les rahons de poiitique 1'empOrtèrent fur celles  BU VOYAGEUR AÊRIEN. léf de mon cceur, & ma mère m'écrivit que je ne devois plus fonger a une alliance fi' con„ traire a fes iritentions & a mes intéréts , attendu qu'elle avoit jetté les yeux fur un parti fortable pour moi ; que les perfonnes de mon rang doivent facrifier les intéréts de leur coeur è ceux de leur grandeur, & qu'il n'appartenoit qu'aux ames vulgaires de fe laifier pren-t dre par les yeux j elle ajouta qu'il étoit tems que j'achevaffe mon tour de 1'Europe , pour' venir au plutöt prendre poffeffion des biens & des dignités de mes ancêtres. i Ces iettres tombèrent malheureufement pour moientre les mains de la belle Liriane ,'qui, par une curiofité naturelle aux perfonnes'dé fon fexe, vu le pied fur lenue! nous commencions a nous regarder, crut pouvoir 'es ouvrir fans conféquence. Dès qu'elle vit Ia difficulté qu'il y avoit k terminer cette affaire; elle reprit tout-a-coup fes pieufes intemSö** & fans m'en rien témoigner, fe prépara ferï* fementè la retraite, dans le couvert ou e! e avoit réfalu de fe mettre dèsque fa mèr- C - ■ morte. Dorothée n'ayant pu la détourner s ce deffein, prit la réfolution de 1'imker. Depuis qu'elles eurent fait un ferme prop quitter le monde, elles prirent leurs me: i luftesj, qu'iime fut impofiible de^>, ,  *66 Les Aventures leurs deffeins. Je les voyois tous les jours , elles me paroifloient même depuis quelques jours plus gaies qu'a 1'ordinaire. Cependant Liriane fe dépêchoit de mettre ordre a fes affaires. D'abord elle donna a fa fille de chambre une récompenfe proportionnée a fes fervices , & me fit une donation, pardevant Notaires, de tous fes biens, pour me confoler de la perte de fa perfonne. Enfin, ayant écrit une lettre qu'elle enferma d'une enveloppe avec celles de ma mère, & la donation qu'elle venoit de me faire; elle ordonna è fa fille de chambre de ne me mettre ce paquet dans les mains que le lendemain. Elle fortit enfuite avec Dorothée en carrofle, dans le tems que j'étois allé voir fi le réfident n'auroit recu aucunes nouvelles de ma mère. Lorfque j'étois chez lui, il arriva un paquet aflez femblable a celui que/ Liriane avoit recu pour moi en mon abfence; nous le lümes enfemble : mais malgré les mefures que ma mère avoit prifes, je ne défefpérois pas de 1'amener au point oii je voul»is; j'avois même des raifons fuffifantes pour être perfuadé qu'une feconde inftance auprès d'elle auroit eu fon effet. A mon retour au logis je demandai a la fille de chambre oii étoient les dames ; elle me dit qu'elles étoient forties en carrcffe pour rendre vifite a quelque dame  ©uVoyageurAérien. 267 des amies de Liriane ; ce Mon cher, en vain les hommes fe flattent de contre-balancer les deffeins du ciel; il fait rompre leurs mefures quand & comme il lui plaït. J'avois réfolu d'être a vous, fans ceffer d'être a lui. Mais n'approuvant pas ce partage, il a fait jouer les reflbrts du nord pour dé-  s6S Les Aventures truire nos projets. II fait mieux ce qui nous eft néceffaire que nous-mêmes , & nous devons lui favoir bon gré des attentions qu'il veut biera avoir pour nous. Vous trouverez dans les autres pièces de ce paquet ma juftification , & ïa fincérité avec laquelle j'ai agi jufqu'a préfent, doit vous faire connoïtre que je n'étois pas tout-a-fait indjgne de Phonneur que vous vouliez me faire. Au refte ne vous embarrafïez ' point du lieu de ma retraite; outre qu'il vous feroit impófïible de le découvrir , ce feroit me «ïéfobtiger. Puiffe le ciel vous combler de toutes les faveurs & de toutes les confolations que $e vous fouhaite & que vous méritez. Adieu. Liriane. » Cruelle ! m'écriai-je alors, en lifant ces der» ïiiersmots , pourquoi me laiffer tant d'amour pour vous > pourquoi me flatter de la douce efpérance de votre charmante poffeffion, fi. vous continuiez toujours dans vos premières réfolutions? n'eüt-ce pas été affez de fupplice pour moi de vous perdre quand je ne vous connoiffois encore qu'a demi? Quelle juftification pouvez-vous apporter pour vous laver d'une aclion fi barbare ?. quelles font. ces ma-, chines du nord que le ciel a fiiit jouer pour apus féparer?' En difant ces. mots j'apper^us-,  ÖÜ VOYAGEUR AÉRIEN. i5j les lettres de ma mère , qu'elle avoit recues & décachetées en mon abfence, oii je lus è la hate les raifons qui avoient fait prendre une fi prompte réfolution a Liriane. Ah ] funeftes lettres, c'eft vous , m'écriai je alors , quiavez caufé tout ce malheur ; c'eft vous qui avez forcé Liriane a reprendre fes premiers deffeins * & k ne plus fonger a être k mol Que je fuis malheureux 1 falloit-il que vous tombaffiez entre fes mains ? Si je n'avois pas obtenu d'abord le confentement de ma mère pour notre mariage , n'y avoit-il pas d'autres moyens d'en venir a bout ? Au refte ne fuis-je pas maïtre de ma deftinée , & ne pouvois-je pas malgré tout 1'univers exécuter mes projets ? J'appercus enfuite la donation que Liriane me faifoit de tous fes biens. Génére'ufe Liriane! continuai- je au lieu de me donner vos biens, que n'avez! vous accepté le don de mon coeur & de tout ce qui m'appartient ? Faut il qlie je ne trouve en vous que des vertus que je fuis contraint d'admirer, lorfqu'il feroit a fouhaiter pour moi d'y trouver des défauts pour me confoler de votre perte ? Non, non, je n'ai que faire de vos biens ! j'ai tout perdu en vous Derdant, & tout ce qu'il y a, de grand & de beau dans le monde n'eft pas capable de me confoler de la perte que je viens de faire. J'appellai  17® Les Aventures aufïï-töt Defplanes pour lui demander s'il n'y auroit point de remède a mes maux, & fi Pon ne pourroit point découvrir le lieu de fa retraite & Pen arracher. II me répondit qu'elle auroit fans doute pris toutes fes mefures pour prévenir mes pourfuites, & qu'il feroit inutile de faire des tentatives qui n'auroient aucun fuccès, & qui même déplairoient a Liriane ; enfin, il me repréfenta que le meilleur remède que je pourrois apporter k mon mal, feroit de fortir au plutöt de Paris & de continuer mon voyage de 1'Europe, pendant lequel les différens objets qui fe préfenteroient a mes yeux pourroient me faire perdre peu-a-peu Pidée de Liriane. Quelque bon que fut ce confeil, dans Pétat préfent de mes affaires, je n'en pouvois goüter 1'utilité; du moins , me dit-il, vous pouvez vous réfoudre k paffer quelques jours a la campagne, pour diffiper une partie de vos chagrins: la on fongera aux moyens de vous rendre plus hetireux. Mon cher Defplanes, lui dis-je, dans Pabbattement oü je fuis je me fens incapable de prendre aucune réfolution ; je m'abandonne tout entier a ta conduite ; fais tout ce que tu jugeras a propos de faire pour mon repos. A ces mots je me jettai fur un lit oii je ne fis que foupirer & plaindre ma trifte defiinée.  DU VOYAGEUR AÉRIEN. ' ïjt Pendant que j'étois ainfi en proie a mes douleurs, Defplanes dit k mes domeftiques de faire au plütöt des'paquetsde tout ce qui m'appartenoit dans la maifon, & courut k la hate au carroffe de Bordeaux, qui devo.it partir trois heures après; il y retint des places pour moi & pour toute ma fuite. A fon retour, je me relevai de mon lit tout baigné demespleurs, & voyant tout en défordre dans mon appartement , que Pon démeubloit, je lui en demandai la raifon. Voudriez-vous, me dit-il que Pon vous laiflat plus long-tems dans une' maifon oü tout vous parle de la caufe de vos maux , & vous retrace Pimage de ce que vous avezperdu. Non, monfieur, il faut prendre Pair de la campagne, c'eft le plus sur moyen de vous tirer du trifte état oii vous êtes : un carroffe vous attend k la porte, il faut , s'il vous plaït, y entrer fur le champ , & vous laiffer conduire a la fidélité de vos domeftiques ; les maladies aiguë's veulent des remèdes prompts. Perfuadé de fes bonnes intentions je m'abandonnai de rechefa fa conduite, aux conditions qu'il refteroit avec moi, & ne me quitteroit pas un moment. II me mena au coche de Bordeaux, fans que je fuffe oü j'allois, & fans que je m'en miffe en peine, tant j'étois occupé de Pidée de Liriane & de mon malheur  5.ji Les Aventurè& II avoit fi bien difpofé toutes chofes , qüë le coche partit aufli-töt que nous fümes arrivés & que nous eümes pris nos places. Je ne fais ce qui fe paffa depuis, car je fus prés de huit jours fans favoir, ni oii j'étois T ni oii j'allois, & fi Defplanes n'eüt pris foin de me fairé manger,comme un enfant, je me ferois laiffé mourir de faim : cómme la faifon étoit bellê nous arrivames a Bordeaux en douze jours : la me réveillant comme d'un aflbupiflement, je demandaia Defplanes, oii nous étions & oü nous allions? II me dit que nous approchions de PEfpagne, oit nous devions paffer quelque tems pour y apprendre la langue du pays & les mceurs de la nation , fuivant la route que je m'étois prefcrite avant que dé quitter mon pays , & qu'en peu de tems nous verrions la belle cour de Madrid , oü nous trouverions amplement de quoi nous dédommager de ce que nous laifiions derrière nous. Je ne lui répondis que par un profond foupiti II faut avouer que j'ai des obligations infinies au zèle fincère & a la fidélité inviolable de eet excellent domeftique : il favoit quel étoit mon devoir & m'y conduifoit avec une prudence admirable. Nous pafiames enfuite les Pyrenées , & arrivames k Pampelune , capitale du royaume de Navarre. Le fexe de cette belle  DU VOYAGEUR AERIEN. ^ belle ville, k caufe du voifmage & du co.nmerce qu'elle a avec les Francois, eft fort galant ; les damesy font belles, bien faites& jouiffent prefque de la même liberté qui regne en France. Les grandesdépenfes que je faifois par-tout oü je paroiffois, attirèrent chez moi tout le beau monde de la ville, qui y étoit recu gracieufement: il étoit impoffible , de Ia complexion dont je fuis, que mon coeur demeurSt long-tems fans occupation; les vendanges qui venoient de finir avoient ramené a la ville toutes les perfonnes qui avoient pronte de cette faifon, pour aller fe divertir k la campagne ; la joie & les plaifirs régnoient partout; les fêtes, les bals & les comédies n'y manquoient pas. Je fus invité a toutes les par tres qui s'y firent; les plus galantes fefaifoient chez le ducdom Schervillos d'AIbuzas, gouverneur de la ville, qui, quoiqU'il eütune fille dun prem,er In, qu'il aimoit beaucoup « etoit cependant remarié è une jeune perfonne de la ville, qui regardoit donna Sch-rvilla moms comme fa belle-fiHe , que comme fa bonne amie , elles étoient prefque de même age, & parfaitement belles 1'une & l'autre ce qui leur attiroit un grand nombre de fouI pirans. Lorfque nous étions tous occupés k ces diTome II, g  274 Les Aventures vertiffemens, le frère du roi de Siam paflant par PEfpagne pour aller en France , s'arrêta quelque tems a Pampelune; on lui rendit tous les honneurs dus a une perfonne de Ion rang : quoiqu'il fut fort bafanné, il avoit cependant la taille avantageufe , un air noble, & des manières plus aifées que 1'on n'en doit attendre des gens de fon pays; il étoit naturellement galant, & fi accoutumé a voir des perfonnes d'une autre couleur que celles que 1'on voit dans fon pays , qu'il eüt préféré la moindre européenne a toutes les beautés bafannées du royaume de Smn. Donna Schervilla , pour qui je commencois a prendre de 1'amour, lui plut extrêmement; ainfi nous nous trouvames'bientöt rivaux. II étoit difficile de deviner ce qui fe pafToit dans le cceur de cette belle. Elle favoit que le roi de Siam , n'ayant point d'enfans légitimes, fon frère devoit lui fuccéder: d'un autre cöté elle voyoit par mes dépenfes que j'étois quelque chofe au-defius du commun ; 1'ambition & 1'amour tourmentoient également fon cceur, & 1'obligeoient a demeurer incertaine , & a faire bonne mine a fes deux amans. Je ne m'accommodois guères de cette indifférence, & un jour que je m'en plaignois a elle, je fus fort étonné d'apprendre eju'eile ne fuivoit en cette occafion que les  DU VOYAGEUR A É R I E N. "275 ïnfpirations de fon confeffeur, qui lu; fajfpit entendre que la moitié du royaume de Siam ayant été convertie k la foi catholique, par Ie zèle ardent des bons pères de fa fociété , il leur feroit aifé de converfir le refte, fi elle devenoit reine de ce riche royaume \ que ce facrifïce feroit très-méritoire devant Dieu, & lui procurerok dans le ciel un rang au-deflus des marfyrs mêmés. Je ne pus m'empêcher de nre de la fimplicité de cette belle fille, qui, d'ailléurs ne manquoit pas d'efprit: ce qui lui donna un fi grand mépris pour Zaga-Ali , & pour fon confeflëur , qu'elle ne voulut plus m les voir ni les entendre. L'un & 1'autre fe doutant bien d'ou pouvoit provenirun changement fi füblt, réfolurent, le premier d'enlever donna Schérvilla, le fecond de me perdrc. De fi pieufes réfolutions n'eurent pas 1 iffüë qu'ils s'en étoient promis , foit ou'elles ne fuffent pas fi agréables a Dieu qu'on avoit voulu le perfuader, foit qu'on n'eüt pas pris d affez juftes mefures. Un jour qu'il y avoit bal chez le lieutenant du roi de la ville , la femme du gouverneur & donna Schérvilla réfolurent d'y aller ciëguifées en bergères, & d'habiller deux fervames de leurs habits. Zaga Ali ne manqua pas de s'y irouver avec une douzainë de domefiio^s  ij6 Les Aventures mafqués, & dans le deffein d'enlever donna Schérvilla. Tout étoit préparé pour cette belle expédition , les chevaux fellés attendoient a quatre pas de-la , & Zaga devoit emporter entre fes bras & fur fes genoux celle qui faifoit l'objet de tous fes defirs. Le bal étoit k peine commencé, que ces deux fervantes, après avoir danfé en rond quelques danfes, fe trouvèrent preffées de quelques befoins naturels, & furent obligées de fortir de la falie du bal pour fe foulager. Elles ne furent pas plutöt hors de la foule , que celle qui avoit les habits de donna Schérvilla fe vit embraffée avecforce, & portée a cheval par un cavalier inconnu, fuivi de plufieurs autres bien armés , qui fe dépêchèrent de fortir des frontières d'Efpagne, de peur d'être pourfuivis. L'autre fervante rentrant dans le bal jetta 1'épouvante par-tout: quelques-uns des fpeöateursdifoient qu'on avoit enlevé la fille du gouverneur, d'autres foutenoient que c'étoit fa femme ; enfin, quand par la préfence de 1'une & de l'autre, on fut que tout fe terminoit a 1'enlèvement d'une vieille fervante, la frayeur fe changea en rifée , Sc chacun paria diverfement de Pexpédition de Zaga - Ali. Pour moi qui voyois une autre tempête prête è tomber fur moi, je formai le deffein ft.  DU VOYAGEUR AÉRIEN. 277 de quitter la partie , & de continuer mon voyage par les plus belles villes de 1'Efpagne , jufqu'a ce que j'eufle enfin eu le plaifir de vöir Madrid & la cour. Ce qui me détermina encore plutöt a partir, fut une converfation que j'eus avec quelques perfonnes diftinguées de la ville, oü le difcours étant tombé fur les merveilles de 1'Efpagne, une perfonne de la compagnie dit qu'il y avoit a Valladplid une jeune beauté fi extraordinaire , qu'il n'y en avoit jamais eu, & qu'il n'y en auroit jamais dans le monde qui put entrer en comparaifon avec elles; que les Georgiennes & les Circafliennes , donton parle tant, n'étoientpas dignes de la fervir; enfin, elle porta 1'exagération jufqu'a dire que fa beauté avoit quelque chofe de furnatursl & de divin. Seroit-il bien poffible, me difois-je en moi-même, que 1'Efpagne put avoir auffi une Liriane ? car je ne pouvois m'imaginer qu'il y eüt rien au monde de plus beau que cette incomparable Francoife. Donna Schérvilla étoit une belle brune d'une blancheur a éblouir, & d'une taille majeftueufe; fes manières étoient douces & infinuantes, quoique accompagnées d'un peu de fierté. Je ne 1'aimois pas encore affez poHr la mettre en parallèle avec, Liriane , quoique je la crufie très-digne de 1'attachement d'unhonnête hom- Siij  278 Les A v e n t u r e s me. Ce que 1'on m'avoit dit des charmes de la beauté de Vaüadolid m'empêchoir de prendre de plus forts engagemens, jufqu'a ce que j'eufie fatisfait ma curiofné de ce c6;é-!a. Je découvris a Defplanes le deffein l que j'ayois d'aller a Vaüadolid; il I'approuva d'autant plus, qu'il ne craignoit rien tant que de me voir encore en proie aux cbagrins dont il avoit eu tant de peine a me tirer. II fallut donc , pour fortir avec honneur de Pampelune , oü j'étois fi agréablement recu dans les plus belles compagnies , & oü je paffois déja parmi quelques uns pour Pamant de la fille du gouverneur, feindre des ordres du roi d'Efpagne , qui m'appelloient a Madrid , pour quelques négociations fecrètes. Donna Schérvilla , fur le cceur de laquelle j'avois fait plus de progrès que je ne me 1'ctois imaginé,fut au défefpoir de cette nouvelle ; elle ne put s'empêcher de m'en témoigner quelque chofe^ ce qu'elle fit en des termes fi touchans , que je me repentis prefque du deffein que j'avois pris d'aller a Valladoüd ; je la trouvai fi belle avec ces beaux fentimens, que je fentis autant de répugnance a m'en éloigner , qu'elle avoit paru chagrine de mon départ : tant iï eft vrai que 1'on n'infpire jamais fi bien une paffion que quand on la fent véritablemenr,  i>U VOYAGEUR AÉrïEN. Ijf Depuis ce tents-la j'eus beaucoup moins d'emprefiement a partir pour Vaüadolid. Defplanes quin'étoit pas amoureux comme moi, en décou» vrit bientót la caufe, & diffimnlant le chagrin que cela lui faifoit, il épioit toutes les occafions poffibles pour me remettre en mon devoir, & m'arracher d'un lieu. oü.ma liberté couroit de grands rifques.. Habile comme il étoit, il ne fut pas longtems fans trouver ce qu'il fouhaitoit. Dom Gufrnan d'Alvarez, grand d'Efpagne, faifoit: fon féjour le plus ordinaire a Pampelune ; il y avoit un palais magnifiquement bati , & orné par le dedans de tout ce qu'il y avoit de plus beau & de plus rare dans 1'Europe ; on y voyoit entre plufieurs autres. merveilles. une gallerie. fort longue , ornée d'un cöté des portraits de tous. fes. ancêtres , & de l'autre. des, plus rares beautés de 1'Efpagne. Un jour que Defplanes s'y promenoit, il appercut deux portraits que 1'on venoit d'acheyer : c'étoient; deux chefs-d'ceuvres de 1'art, tant pour la délicatefle du pinceau que pour 1'excellence des fujets qu'üs repréfentoient. 11 s'informa des perfonnes que 1'on venoit d'achever de peindre & demanda s'il étoit porïïble qu'il y eu£. deux filles fi belles que celles-li dans tout 1'univer-s. On. lui répondit que loin d'être fiattéas. S iy '  *8o Les A v e n t v k e s dans leurs portraits, elles n'y paroiffoient pas encorefi belles qu'elles 1'étoient en effet. On a/outa que le premier portrait repréfentoit la beaute de Vaüadolid, le fecond une infante dEfpagne dont on ignoroit la detfinée • l'une «oit blonde & l'autre brune ; mais chacune poffedoit tellement tous les avantages de la beauté dans fon efpèce, que 1'on ne favoit è qui donner le prix. Defplanes voulant faire jouer la mine qu'il rn avoit préparé fous prétexte de me faire voir les magnificences du palais de dom Alvarez après m'avoir fait remarquer quelques curiofites dignes d'attention, me conduifit dans la gallene , & me fit arrêter vis-è-vis des deux portraits dont on vient de parler. Je fus fi frappé è la vue de ces deux merveilles, que peu s'en fallut que je ne les révéraffe comme autant de divinités. Je demandai avec empreffement a Defplanes fi ces deux portraits n'étoient pas 1'effort de 1'imagination du peintre. H me répondit que le premier repréfentoit au naturel la beauté de Valladolid, & le fecond une infante d'Efpagne dont on ignore la deftinée. II n'en fallut pas davantage pour me déierminer è partir prefque fur le champ ; cependant, pour faire toutes chofes dans 1'ordre, il fallut fuppofer un nouveau commandement  DU VOYAGEUR AÉRIEN. iSf du roi pour aller a Madrid. Donna Schérvilla qui fe croyoit bien affurée de mon coeur, fe contenta de me faire promettre que je reviendrois a Pampelune, dès que mes affaires feroient terminées a la cour. Je lui réitérai des promeffes que je n'avois pas deffein de lui tenir. Nous nous féparames 1'un & l'autre fort fatiffaits , elle de ma promeffe, & moi de fa crédulité. Comme notre voyageur aërien achevoit ces mots, il s'appercut que la nuit s'avancoit, & que le fommeil, malgré que 1'on en eüt, s'apprêtoit a interrompre 1'attention des dames , il leur demanda pardon de les avoir fi long-tems ennuyées. Elles lui répondirent qu'elles avoient eu bien du plaifir k entendre le récit de fes premières avaritures, & qu'elles le prioient de vouloir bien continuer le lendemain après le diner , oii il y auroit bonne compagnie : il le leur promit, & fe retira dans 1'appartement qu'on lui avoit préparé. Le lendemain donna Agathe & donna The. cle , qui fe croyoient toutes deux filles du gourverneur de Burgos, fe levèrent plus matin que le refte de la compagnie , c'eft-a-dire, entre les fept & huit heures du matin. Leur premier entretien roula fur les aventures de leur nouvel höte. Agathe qui 1'avoit trouvé  tSï Les A v e n t u r e s' fort a fon gré , en parloit fort avantageufe*nent , & fourenoit qu'il étoit rien moins que ce qu'il paroiffoit; elle le regardoit déja comme quelque prince étranger, qui voyageoit - parmi le monde pour fon plaifir. Thecle , fachée de ce qu'il ne 1'avoit prefque pas- regardée pendant tout 1'entretien précédent, & da ce qu'il avoit toujours eu les yeux attachés fur Agathe, le traitoit de magicien , & difoit que eet homme par fes enchantemens ne cherchoit qua fe divertir aux dépens de celles qui feroient affez fottes pour le croire ; que la manière dont il avoit paru entouré d'une nuée étoit une preuve plus que fuffifante qu'il avoit un grand cpmmerce avec les démons. Quoi qu'il en fok, lui dit Agathe , j'ai réfolu de lui infpirer de 1'amour pour moi, & peut-être d'en prendre pour lui, bien perfuadée que fes charmes les plus forts , font fa bonne mine & fes manières toutes nobles & toutes engageantes. Bön I lui dit Thecle, vous voulez , comme la fille de dom Schervillos , donner une fcene au public a vos dépens. Croyez-moi, ma fceur, quittez une entreprife qui ne vous feroit pas d'honneur. J'ai affez bonne eftime de moi, répondit Agathe, & je compte affez fur ma beauté , pour m'en promettre une bonne iffue s vous verrez comme je m'y prendrai. Je ne  DU VOYA&EUR AÉRIEN. iUjf doute point qu'il n'ait aimé , même éperdument la belle de Vaüadolid; je crois même qu'il 1'aime encore ; cependant toutes ces cho-f fes , loin de me rebuter, ne font que m'animer davantage , & me flatter d'un heureux fuccès. Elles le promenoient dans leur chambre en tenant ces difcours, lorfqu'elles appercurent par une fenêtre qui donnoit fur le jardin notre voyageur aërien qui fe promenoit, tantöt.a pas lents, tantöt a pas précipités : eiles ne le quittèrent point de vue, afin de mieux examiner toutes fes aftions. Après plufieurs tours de promenades il s'arrêta auprès d'un vieux hêtre , tira de fa poche un burin , & grava fur 1'écorce de 1'arbre ces mots: Oh! que le pays ou nous fommes Eil fatal au repos des hommes, Et que malgré notre fierté On y perd tot fa iiberté. II rentra quelques momens après dans fa chambre. Agathe & Thecle defcendirent auffi-töt dans le jardin, & coururent lire ce qu'il avoit écrit. Alors Agathe dita fafceur', vouslevoyez, notre magicien en tient, & je ne puis douter que ce ne foit pour une de nous deux que fon cceur foupire , puifqu'il n'a vu perfonne ici que nous. Hier, dès fon arrivée , pendant le repas, & en contant fon hiftoire , il avoit les  io*4 htS AvENTURES yeux, tantöt attachés fur vous, tantöt fur moi; il aura fans doute découvert dans nos traits quelques-uns de ceux de fa chère Liriane. Voulezvous que je vous dife nuement ma penfée; je le crois fi embarraffé du choix , qu'il ne fait a quoi fe déterminer. Thecle répondit : je lui óterai bientöt cette incertitude par la hauteur avec laquelle je le recevrai , s'il me parle d'amour. Elles firent encore quelques tours de jardin , & allèrent enfuite, felon leur coutume , fouhaiter le bon jour k leur père & a leur mère; elles y trouvèrent notre voyageur aërien qu'elles faluèrent, & a qui Agathe demanda, en riant, fi fort ame qu'il avoit laiffée a Paris, ne 1'étoit pas venue retrouver. Et que me fert, répondit-il, qu'elle foit de retour , fi elle eft affez malheureufe, fortant d'une prifon,pour rentrer dans une autre, peut-être plus rigoureufe que la première ? Pourvu qu'elle foit auffi belle , répondit Agathe, je ne vous trouve pas fort iplaindre. II alloit lui répondre, lorfqu'elle fit une révérence a la compagnie, & fe retira dans fa chambre avec fa fceur.Thecle, qui le jour d'auparavant n'avoit pas confidéré avec affez d'attention la bonne mine de leur hóte, en fut fi charmée k la feconde vue, que fon eftime pour lui ne cédoit guères a celle de fa fceur. Quand elles furent rëntrées dans  Bü VOYAGEUR AÉRIEN. 285 leur chambre , il s'éleva entr'elles une plaifante difpute fur la manière dont on devoit recevoir les vceux d'un amant : Agathe foutenant que la douceur & 1'honnêteté étoient les vrais moyens de fe rendre maitre d'un cceur que 1'on vouloit gagner; Thecle difant au contraire que la fierté & les manières hautaines étoient le vrai perfonnage que doit jouer une fille bien née. J'avoue , lui dit Agathe, que les caradtères des hommes étant bien différens , il faut agir diverfement avec eux , fuivant la diverfité de leurs humeurs. Mais il faut auffi avouer qu'il y a des manières qui plaifent généralement a tous les hommes. Nous ne valons qu'autant que nous nous conformons aux loix de la nature, & que foibles par nousmêmes, nous empruntons notre éclat & notre force de ceux k qui nous nous uniffons. Qu'une payfanne foit affez heureufe pour engager un prince a 1'époufer, la voila de payfanne devenue princeffe : quand elle ne feroit même que fa maïtreffe, elle eft reverée de tous ceux qui cherchent a gagner les bonnes graces de ce même prince. Parcourez tous les états , continua-t-elle, vous verrez que les perfonnes de notre fexe ne brillent dans le monde que par 1'éclat de leurs maris; je veux bien que leur beauté & quelques autres bonnes qualités que  iSó Les Aventures quelques-uncs pofsèdent, faffent du bruit dans le monde & leur attirent des adorateurs, combien cette petite lueur de vanité leur caufet-elle dans la fuite de chagrins & de malheurs, pour peu qu'elles s'en faffent accroire & qu'el'es S ecartent de leur devoir ! car pour peu qu'elles deviennent fenfibles aux vceux de quelques amans , un mari eft a la vérité le dernier a être informé de ce qui fe paffe chez lui, mais cependant il n'eft pas long-tems a s'en appercevoir, pour peu qu'il ait d'ufage du monde : alors elles perdent fa confiance , ce qui eft a mon gré le plus grand des malheurs qui leur puiffent arriver; enfuite, quelques habiles qu'elles foient, leur réputation court grand rifque de faire naufrage ; enfin, méprifées des honnêtes gens, balancant entre 1'appréhenfion des vengeances d'un mari juftement irrité, & 1'incdnftance ordinaire de leurs amans, elles éprouvènt tous les remords des confeiences ulcefces , & meurent a chaque moment de crainte d'une mort plus digne de leur lacheté. Nous avons beau nous flatter de 1'empire prétendu que nous avons fur Pefprit des maris , dès qu'ils nous jugent indignes de leur eflime, ils favent bien nous montrer qu'ils font les maïtres ; leur autorité fur nous eft fondée kir les loix de la nature, êc notre empire fur leur cceur  ,, DU VOYAGEUR AÉRlEN. 287 n'eft établi que fur 1'eftime qu'ils font de nous, de notre douceur & de notre parfaite complaifance a leurs volontés : c'eft par-la uniquemen't que nous les enchaïnons , & que nous les retenons dans nos fers. Je ne fuis nullement de cette opinion en cela , répondit Thecle ; on ne s'embarraffe guères de la perte d'un bien, dont la poffeffion ne nous a guères coüté; nous ne valons qu'autant que nous nous faifons valoir; il n'y a point de meilleur ragout pour épuifer 1'appétit des hommes , que notre fïerté. Quand unhomme eft véritablement amoureux, il n'y a rien qu'il ne faffe pour obtenir ce qu'il defire : plaintes, larmes , foumirfiöns , empreffemens, rien ne lui coüte, dans le deffein dé parvenir a fon but. Quel triomphe pour les dames de voir ces vainqueurs du monde abaiffés è leurs pieds ! Ce triomphe feroit beau , dit Agathe, s'il duroit toujours ; mais dès que les amans font devenus maris, leur règne commence & dure jufqu'a la fin de leur vie; pendant cetems-la nous ne pouvons efpérer de con< ferver quelque autorité fur eux , que par noti e fidélité , notre douceur & notre complaifance. Mais cette maitrife qu'ils ufurpent fur nous , répondit Thecle , eft contraire aux loix de la nature, qui nous a fait hbres en naiffant  i§8 Les A v e n t u r e s auffi bien que les hommes: pourquoi nous exclure des charges de 1'état, du barreau , de 1'églife & de la guerre ? N'y a-t-il pas eu des Semiramis , des Zenobies, des Amazones, Sc n'en trouveroit-on pas encore tous les jours, fi 1'on vouloit leur laiffer 1'adminiftration des grandes affaires ? Cédons-nous aux hommes en courage & en grandeur d'ame , & faut-il, paree qu'ils font les plus forts, qu'ils infultent k notre foibleffe? Si toutes les filles étoient de mon humeur, nous aurions bientöt réduit tous les hommes a leur devoir. Hé bien, dit Agathe, tachez d'infpirer k toutes vos nobles fentimens : pour moi qui ne vois aucun fujet , ni même aucun moyen de changer la face des chofes, j'aime mieux prendre un peu fur moi & me ranger a mon devoir , que de me repaitre de chimères. Nos ancêtres ont vêcu comme nous vivons , & je crois que nous ne pouvons mieux faire que de fuivre leurs traces. Au refte , que demandent de nous nos maris , fi ce n'eft que nous nous renfermions dans les bornes de notre devoir ? eft-ce une chofe fi difScile k faire ? Elles étoient encore fur eet entretien, lorfqu'on vint les avertir que monfeigneur Ie duc de Vafcellos & le do&eur dom Lopez de Nigugno venoient d'arriver. Le duc eft un de ces  DU VOYAGEUR AÉRIEN. 289 ces hommes de joie , qui n 'épargne rien pour fe procurer tous les plaifirs dont il s'avife. Le dodteur eft un de ces anes chargés de latin & de paffages des anciens , qui ne demande qu'a difputer quand il croit trouver quelqu'un du métier , & capable de lui tenir tête; il eft fi entêté de fes fentimens , qu'il foutient pourtant affez mal, qu'il fuffit feul pour donner la comédie ala compagnie la plus phlegmatique; il s'admire en tout ce qu'il dit, quoiqu'il ne dife ordinairement que des chofes trés-communes , & même fouvent ridicules. Le duc fe fait un plaifir d'avoir ce docteur théatin avec lui , paree qu'il lui fournit fans ceffe de nouveaux divertiffemens par fes nouvelles impertinences. Le dofteur, a la fin de chaque difpute, ne manque pas de conftituer le duc juge du différend , & le duc, pour animer fon docteur davantage, ne manque pas de lui donner gain de caufe , foit qu'il le mérite, ou qu'il ne le mérite pas. Dès qju'on fut averti de leur arrivée , don Gazyf & toüte fa familie allèrent les recevoir , & les anienèrent dans la grande falie du c.hateau, oü après quelques complimens de part & d'autre, le dofteur ayant apperc;u notre voyageur aërien enhabkde licentié ès droit , courlit embraffer le duc , en lui difant: Ma foi, duc, le ciel nous eft proTomt IL X  Les Aventures pice aujourd'hui; je vois un homme d'érudi* tion avec qui je brule d'envie de chamailler tout mon faoul; car en ce pays les favans lont fi rares qu'il y a prés de quatre jours que je n'ai eu aucune occalion de faire valoir mes talens ; je crêve de réplétion de fcience , & fi j'étois encore quelque tems fans en éxhaler un peu, je craindrois d'en être fuffoqué. Ce feroit grand dommage , dit le duc, & je ferois faché que vous périfïiez d'un genre de mort auffi cruel que celui-la : je crois que toute la compagnie, s'intérefTant a la vie d'un fameux docvteur de Théologie a Salamanque, vous donnera volontiers 1'attention que mérite votre profond favoir : ainfi vous pouvez entrer en lice quand il vous plaira. Auffi-töt notre docteur théologique va fe placer dans un fauteuil vis-a-vis du voyageur en toque juridique , & lui paria en ces mots.  BU VÓ'YAGEUk AÉkÏEN. Agrèable & favantë difpüte ehtfe dólt Lopen de Nigugno , Thèalin, docteur en théologie d Salamanque , & fe Voyageur Aériem J E ne dóüté pas qiie votre feigneurie > fel* gneur-do&eur ès droits, n'ait entendu parler du docteur Nounechez de Funiverfité de Salamanque» Le voyageur. La répütatión du dööeur Nounechez eft fi bien établie, que je ne penfe pas qu'il y ait aucun endroit dans le monde oü il ne foit connu ; il s'eft diftingué dans toutës les facultés, & 1'oh peut dire qu'il en fait Ié plus rare ornement* Le docteur. Gela fut jadis , mais aujourd'hui tout a changé de face. Cröiriez-vous qu'après s'être tant fignalé par un favoir prbfond, il a fait une aclion >, depuis peu , qui lui enlève tout d'un coup fon mérite ? Le voyageur. C'eft ce que je ne fais pas, gg ce qui me paroit fort difficile k croire* Le docteur. Vous en eonviendrez fans doutë avec moi, quand vous faurez 1'abominable aftion qu'ü a commife. Docteur dans les faeuk ïij  191 Les Aventures tés des arts, de médecine & des droits, nous lui avions fait 1'honneur de lui donner le degré de licentié dans notre facrée faculté , il ne lui manquoit plus que les ordres facrés & la toque doctorale pour être égalé aux membres fciencifiques de la faculté théologique. Cependant , ó nefas ! il a préféré le manage a cette dignité, une femme au bonnet de dofteur théologique ; enfin un ménage a notre faculté. Beau foleil ! avez-vous pu éclairer une aftion aufli honteufe & aufli criminelle que celle-la > Le voyageur. Continuez de grace , car jufqu'ici je ne vois rien de honteux ni de criminel , a moins qu'il n'ait éponfé une débauchée ou une fille qui auroit paffé par les mains de la juftice. Le docleur. II n'y a rien de tout ce que vous dites. Celle qu'il a époufée eft une fille d'honneur & des meilleures families de Salamanque. Mais croyez-vous que la fcience puifie s'accorder avec une femme ? Les mufes étoient chaftes, & ceux qui vivent fous leurs loix , doivent vivre comme elles. Le voyageur. A ce prix-la elles n'auront guères de feftateurs; car fi vous croyez que le célibat rend les gens chaftes, c'eft une erreur qui n'eft nullement pardonnable; il y a fouvent plus de chafteté dans le mariage que dans  du Voyageur Aërien. a^j le célibat, a moins que les célibataires ne foient de frigidis aut maleficiatis. D'ailleurs, Croire que les fciences & les beaux arts ne conviennent qu'aux célibataires , c'eft une feconde erreur encore moins pardonnable que la première. Les Scaligers, les Pies de la Mirandole , les Manuce, les Henfius , les Cafaubons , & une infinité d'autres illuftres favans mariés, font des preuves bien füres que Ie mariage n'eft pas un empêchement k devenir favans. Je dis bien plus, il nes'eft jamais trouvé parmi les célibataires aucun qui osat fe mettre en parallèle avec les favans mariés dont je viens de parler. Démofthène , Ifocrate, Ciceron, Varron & tout ce qu'il y avoit d'habiles gens parmi les anciens Grecs & Latins, étoient tous mariés, & s'il s'eft trouvé de leur tems quelques célibataires qui aient Iaiffé de beaux ouvrages , c'eft que leur débauche leur perfuadoit de tacher de jouir des plaifirs du mariage , fans en avoir les incommodités. Le docltur. Votre feigneurie ne fe fouvient fans doute pas d'un proverbe très-véritable & très-commun parmi nous : in cucullis monachorum latent fenfus fcriptutarum. Oui, c'étoit chez les moines qu'il falloit autrefois aller chercher la fcience, ils en étoient les feuls dépofitaires: aufTi étoit-ce eux qui enfeignoient la T iij  »94 L E s AviNTtKïJ religion , qui exercoient charitabiement la médecine, &z qvii tenoient des écoles publiques de, philofophie 6f d'humanité. Le voyageur. Votre modeftie ne vous permet fans doute pas de dire les autres chofes auxquelles la plus grande partie d'entr'eux s'occupoient, II y en avoit qui faifbient la profeflion d'avocats, quelques-uns paffoient leur tems k la chafle & k d'autres exercices qui ne conviennent nullement a des perfonnes confacrées au fervice de Dieu. Mais revenons au, but principal. Les moines étoient autrefois les dépofitaires de la fcienpe; j'en conviens avec vous. On les obligeoit, pour éviter Poifiveté, a copier tout ce qu'on pouvoit trouver d'anciens rnanufcrits ; il étoit donc impoffible qu'ils ne devinifent d'habiles gens par eet exercice, & c'eft avec raifon qu'ils occupoient alprs toutes les chaires des fciences & des arts.; la néceffité obligeoit les autres hommes k fe fervir. d'euxpour s'inftruire, paree que dans ces fiècjes d'ignorance il n'y avoit qu'eux qui puffent le faire. Vous favez que la néceffité force la Iqï , & que les enfans mades de nos premiers parens étoient obligés d'époufer leurs foeurs, fans quoi le monde auroit bientöt fini; mais, dès que le monde fut peuplé., la nécefiité cef*a. feprit fes ferces, & ne permit plus  du Voyageur Aêrïên. 295 que 1'on fe mariat dans les degrés prohibés» II en eft de même de la fcience des anciens eccléfiaftiques tant réguliers que féculiers: tant qu'ils ont éténéceffaires, on aété obligé de les fouffrir ; mais dès que Ie nombre des favans s'eft multiplié dans le monde, la loi & la bienféance ont repris leur vigueur. On a voulu d'abord les réduire a leur devoir, qui confifte a catéchifer, a prêcher , k adminiftrer les facremens ; mais dans Phabitude oü ils étoient de faire toute autre chofe que leur devoir , on eut toutes les peines du monde a leur faire concevoir que les facultés des arts , des droits; & de la médecine, étant purement profanes ils devoient s'en abftenir, & fe regarder commedes perfonnes qui ne doivent fe mêler que de conduire les ames a la vie éternel-le. Le docteur. Ah ! feigneur dodteur ès droits ^ je vous tiens. Notre-Seigneur n'a-t-il pas dit auxr apötres, &c par conféquent aux prêtres leurs» fuccefféurs: Ite, docete omnes gentes ? Le voyageur. Cet oracle de la divine fagefTe eft fi clair & fi óppofé a ce que vous foute-nez, que je fuis furpris que vous ofiezTe mettre en avant. Songez aux paroles qui fui-. vent immédiatement celles que vous venez-de? rapporter : baptifantes eos in nomine Patrk y & Spiritus SanBi. Vojlk votre devoit...  196 Les Aventures Le docteur. Cependant une des régies fcndamentales de notre univerfité de Salamanque , veut qaacademiafit corpus mixtum. Le voyageur. Vous m'accordez plus que je ne vous demandois.- Vous difiez , il n'y a qu'un moment, que c'étoit un crime aux gens mariés , de fe mêler de fcience, qu'il falloit être vierge comme les mufes, pour y réuffir : Sc vous m'accordez préfentement que Puniverfité doit être compofée d'eccléfiaftiques & de laïcs: c'eft plus de grace que je n'en attendois de votre fèigneurie. Puifque je vous trouve de fi belle humeur , vous voudrez bien que nous examinions la chofe un peu plus férieufement; pour y réuflir, lebon ordre veut que nous définiflions les chofes avant que d'en difputer , afin d'éviter les chicanes qui pourroient arriver dans la fuite." Je dis donc que Puniverfité eft un corps compofé de perfonnes favantes, prépofées pour enfeigner la théologie, les droits, la médecine & les arts ; je dis en fecond lieu, qu'un eccléfiaftique , foit féculier, foit régulier , eft un homme fpécialement confacré a Dieu , & dont toutes les penfées, paroles & aftions ne doivent tendre qu'a fa gloire & au falut du prochain ; je dis enfin , qu'un laïc eft une perfonne deftinée a fervir Dieu dans Pemploi oü il lui a plu de le mettre pour fon falut,  du Voyageur Aërien. 197 Ces définitions vous paroiffent-elles juftes ? Le docteur. Je ne crois pas qu'on y puiffe trouver rien a dire : mais que prétendez-vous en inférer ? Levoyageur. Ajoutons-y,s'il vousplaït, celles des quatre facultés , afin que rien ne nous arrête dans la fuite de nos raifonnemens. La théologie tant fcolaftique que morale, eft une diicipline qui nous donne la connoiffance de Dieu Sc des myftères'1, par la foi, & de nos devoirs, en qualité de chrétiens. La jurifprudence eft la connoiffance des loix Sc des coutumes tant générales que particulières , tant naturelles que pofitives , pour rendre a chaeun ce qui lui appartient; la médecine eft Part de prévenir les maladies qui nous menacent , Sc de guérir celles dont nous fommes attaqués. Enfin , la faculté des arts eft celle qui enfeigne la grammaire, la pocfie , la mythologie , la philofophie, Péloquence Sc lesmarhématiques. Je crois que vous admettrez encore ces définitions. Le docteur. Elles font tirées de la nature des chofes mêmes, & par conféquent exactes. Le voyageur. Cela ainfi pofé , voici comme je crois qu'on doit raifonner. Le bon fens & le bon ordre veulent que chaeun fe renferme dans les hornes de Pétat qu'il a embrafié. Un  £9^ Les Avëntures payfan auroit mauvaife grace k vouloir s'a£ féoi? dans le tribunal de la juftice , & prononcer des arrêts fur des matières oii il n'entend nen. Un général d'armée fe feroit moquer de lui s'il venoit la mitre en tête, Ia crofTe en main , & revêtu des habits pontificaux, faire les fonftions épifcopales. Un magiftrat ne feroit pas k couvert de la cenfure , fi, au fortir de fon tribunal, on le voyoit monter fur le théatre, & faire le perfonnage de Jean Farine. Je conviens avec vous que runiverfité eft un corps mixte , c'eft-a-dire , compolé d'eccléfiaftiques & de laïcs; mais vous conviendrez avec moi que la condition des uns eft bien différente de celle des autres, & qu'un eccléfiaftique qui fe mêle des affaires temporelies, ne fort pas moins de fa fphère, que feroit un laïc qui voudroit donner la bénédiction epifcopale ; car enfin , quelles font les fonclions des eccléliaftiques, fur-tout en ce pays-ci oii 1'on fé piqué tant de rigidité, & k quoi s'engagentils en prenant eet état ? Domhius pars hereditatis mece , je n'ai point d'autre héritage que le feigneur ; c'eft-a-di're , qu'ils ne doivent travailler qu'èla vigne du feigneur, k 1'édification du prochain, au falut des autres hommes & au leur principalement. Cette occupation b'a-t-elle pas de quoi les occuper tout entiers ?  du Voyageur Aérien. 299 peuvent-ils fervir Dieu & le monde en même-r tems. Ars artium , fcienda fciendarum , regimen animarum ; animarum cura onus ejl angelicis edam humeris formidandwn. Le premier concile de Milan & celui de Bordeaux , tenu Pan 1524 au chapitre de Pordre , difent : cum in Dei militiam adfcripti funt , non ad commoditates aut voluptales , fed ad labores & foüicitudinem vocatos ejfe meminerint. Saint Jeröme a Nepotien , parle en ces termes. Qui Dominum pojjida & cum propketa didt : pars mea Dominus , nihil/ extra. Dominum habere potejl : quod fi quidpiam aliud habuerit prater Dominum , pars ejus non eritDeus.Le concile de Trente exige des clercs, qu'ils confeffent avant que de recevoir la tonlure, ut Deo fidelem cultum pmjlent hoe vitoegenus elegijfe. Le concile de Milan dit en termes exprès : qui Deo militat, implicare fe negoc'ds fczcularibus prohibetur. Saint Paul aux Corinthiens , dit aux eccléfiaftiques : Dd adjutores fumus , pro Chri(io legatione fungimur. Saint Ambroife, 1. 1 , de la'fuite du liècle , c. 1 , dit : cui Deus por do ejl, nihil debet curare nifiDeum , & quod ad alia officia confertur , hoe religionis cultuv decerpitur. Croyez-vous, feigneur docfeur clauflral, que 1'on puiffe dire d'un eccléfiaftique, qui fe mêle de la médecine, de la chirurgie, des arts, foit mécaniques , foit li-  300 Les Aventures béraux , Ipfum nihil curare nifi Deum? Penfezvous qu'un ijioine qui paffe fa vie k étudier & k enfeigner la mythologie , la politique des anciens Grecs & latins, leurs cérémonies dans la création des magiftrats & des pontifes, leur art militaire , leur jurifprudence, leur religion, legatione pro Chrifio fungi > En effet , qu'eft-il befoin maintenant que les eccléfiaftiques fe mêlent de toutes ces chofes, fur-tout dans un tems oü il y a tant de laïcs qui S'en acquittent fi bien , & même beaucoup mieux que rie peiwent faire les eccléfiaftiques ? Le docteur. Tout cela eft beau ; mais il eft dit dans le pontifical romain , facerdotem oportet o ferre, benedicere , prczeffe ,pmdicare &baptifare. Or, par le mot prxeffe, on entend ex fuggeflu , c'eft-a-dire, d'enfeigner publiquement. Le voyageur. Oui, les eccléfiaftiques doivent enfeigner publiquement, non la mythologie, mais 1'évangile, non les mceurs & coutumes des payens, mais les commandemens de Dieu, non la religion des payens, mais la voie du falut : qu'ils fe tiennent dans les bornes de leur état, qu'ils catéchifent, qu'ils difént la meffe, qu'ils adminifirent les facremens, qu'ils établiffent la paix dans les ménages, qu'ils prêchent enfin la parole de Dieu : alors tout le monde fern édifié de leur conduite. Saint Jeröme , péne-  du Voyageur Aérien. 301 tré de cette vérité, dit , épif. 146. Sacerdotes omiffis evangeliis & propheds, videmus comcedias legere , amatoria bucolicorum verfuum verba legere , Virgilium tenere, & id , quod in pueris necefjitads ejl , crimen in fe facere voluptads. Saint Auguftin étoit de ce fentiment, lorfqu'il dit: non ergo illce innumerabiles & impicefabulce quibus vanorum plenafunt carmina poètarum, ullo modo noflra confonant libertad. Mais qu'un eccléfiaftique paffe fa vie a toute autre chofe qu'a fa profeffion, qu'il quitte Dieu pour les chofes temporelles, c'eft ce que 1'on ne peut fouffrir. Ne me dites pas qu'il peut partager fes foins entre Dieu & le monde , aut ferviendum ejl Deo , aut Mammonce. Et comme j'ai dit cidevant : quod (i quidpiam habuerit facerdos prater Dominum, pars ejus non erit Deus. Le docleur. Mais eft-il plus permis aux laïcs de s'y employer, qu'aux eccléfiaftiques ? Le voyageur. C'eft comme fi vous me deman. diez : eft-il plus permis aux laïcs de fe faire maitres a danfer, maïtres d'armes, maïtres cuifiniers, maïtres joueurs d'inftrumens , qu'aux eccléfiaftiques ? Oui, monfieur, les eccléfiaftiques font deftinés uniquement a travailler a leur falut & a celui des autres hommes ; un laïc n eft obligé qu'a fervir Dieu , & faire fon falut dans 1'honnSte profeflion qu'il a embraffée.  3©i Les Aventures L'hiftoire fainte & profane, le droit naturel & romain , les coutumes, la phyfique, la médecine£& tous les arts font d'honnêtes occupations pour les laïcs , mais très-peu convenables aux eccléfiaftiques ; car enfin , ou les eccléfiaftiques croient a la religion qu'ils profeffent , ou n'y croient pas : s'ils y croient , pourquoi n'en fuivent-ils pas les principes ? s'ils n'y croient pas, pourquoi en font-ils profeffion ? Je dis ceci par rapport k la févérité des Efpagnols ; car en France on jouit d'une plus grande liberté. Le docteur. Seigneur doöeur ès droits, vous me preflëz vivement; mais que répondez-vous a ceci ? Les eccléfiaftiques fe mêlent de toutes les chofes dont vous parlez, mais c'eft pour les fanöiher-i Le voyageur. Je vous entends , dofleur théologique de Salamanque ; c'eft-a-dire qu'ils fe damnent de gaietéde cceur, en renoncant aux commandemens de Dieu, afin de fancf ifïer les chofes profanes, & de profaner les chofes facrées. Ce n'eft cependant pas en ce fens-la que Saint Paul difoit , vellem ejje anathema pro fratribus meis. Mais voyons comment les eccléfiaftiques peuvent fanöifier toutes ces chofes profanes , même en fe damnant : ce ne peut être qu'en en montrant la faufleté & le ridi-  du Voyageur Aérien. 305 tule. Quel eft le laïc qui ne le puiffe pas faire encore mieux que les eccléfiaftiques? N'a-t-il pas plus de liberté a s'énoncer fur certaines chofes qu'un eccléfiaftique ? manque-t-il de zèle ou d'érudition fuffifante pour cela ? Non fans doute > & la religion eft bien mieux établie dans le cceur de ceux a qui il n'eft pas permis de la prêcher publiquement, que dans celui des eccléfiaftiques qui fe font un métier fordide de ce qui devroit faire leur unique occupation. Quant au jugement, on demandera k tel eccléfiaftique ce qu'il a fait pendant fa vie, que répondra-t-il ? J'ai paffé toute ma vïe è faire des livres profanes pour avoir de 1'argent. Quelle réponfe doit - il attendre ?. Serve nequam. Notre voyageur aérien alloitacheverdeterrafter le doöeur falamanquin , lorfque par bonheur pour celui-ci on vint avertir que le diner étoit fur table, & qu'il étoit tems de fe lever. Le dofteur falamanquin, fier k fon ordinaire , courut embraffer' le duc , & lui dit : hé bien, duc , ne me fuis-je pas battu en vaillant champion ? Dites , en déferteur , dit le duc; vous n'avez feulement pas paré la moindre botte; jamais je ne vous ai vu fi confterné, vous m'avez fait pitié pendant toute la difpute. Quoi, dit le docteur , duc , vous me townez  304 Les Aventures' donc aujourd'hui le dos ? Hé bien , comptez que je renonce dorénavant a difputer & contre les docteurs ès droits, & devant vous. Chaeun rit de cette réponfe , & on fe leva pour aller diner. Cependant norre docteur falamanquin jettoit de tems en tems des regards terribles fur le prétendu docteur ès droits , ce qui ne contribuoit pas peu a divertir la compagnie , qui obfervoit toutes fes mines & démarches après fa défaite, qui en effet étoient toutes comiques. Dès qu'on fut arrivé dans la falie , chaeun prit fa place : on ne vit jamais tant de magnificence que dom Gazul en fit paroure en ce feftin ; on ne fervoit fur table aucun plat ni afliette , ni autre vafe , qui ne fut ou d'or ou de vermeil doré, & garni d'un bon nombre des plus belles pierres précieufes de 1'orient; tous les mets étoient exquis &c les vins délicieux; le deffert fut copieux & des mieux entendus; quelques orages qui s'élevèrent 1'aprèsdïnée, furent caufe que le repas dura plus longtems qu'a 1'ordinaire, Sc que perlonne ne paria d'aller a la promenade. Le repas fini , toute 1'affemblée fe retira dans une belle falie qui donne fur le jardin: ce fut-la que madame Gazul pria fon nouvel höte de vouloir bien continuer le récit de fes aventures; ce qu'il fit en ces termes. Smu  bu Voyageur Aériën. 30$' Suite des aventures du Voyageur Aérien. , S v Voyageur Aérien. 3q? ïendre une liberté qui alloit vous être ravie pour toujours. Généreux cavalier, rne répondu-elle, ce n'eft pas ici le lieu de vous marquer combien je vous fuis redevable ; faitesmoi conduire dans quelque bourgade ou gros village voifin , oü j'aïe le tems de revenir de mon étonnement, & je têcherai de vous marquer ma reconnoiffance. J'ordonnai a mes gens de amfora» s'iï n'y auroit pas quelque village aux environs , oü nous puiffions Wer commodément: ils me rapportèrent qu'a L demi-heue de-lè, il y avoü une petite ville fur, le grand chemin de ValladoHd , avec d'alfez bonnes auberges. Aufii-töt monté a cheval 1« pris la dame entte mes bras, & ]a portaï' le plus commodément qu'il me fut poffible a« beufufdrt^i^Defplanesayantprislesdevants, nous trouvames toutes chofes préparses pour nous recevoir. On mit la dame dans une chambre' propre,furun bon Ut, pour le pays oü nous etions; elle s'y repofa pendant trois heures, pendant lequel tems j'avois foin d'envoyer favoir comment elle fe portoit, & fi elle n'avoit befoin de rien: cependant la „uit approchoit, & Defplanes voyant bien qü'ïl feudroit la pafier dans cette auberge, eut foin de nous faire préparer le mëiÜeur fouper qu'il put. Des qu dle-fut réveiiiée, elle . pria la fille dU Vij  Les Aventures logis de la conduire a ma chambre : jamais elle n'avoit, je crois, paru plus brillante qu'elle 1'étoit en entrant chez moi; un petit mouvement de pudeur lui avoit donné un tein vermeil qu'elle n'avoit pas ordinairement, & qui rehauffoit infinirnent 1'éclat de fes charmes; elle avoit 1'air fi majeftueux , les traits du vifage fi réguliers , les yeux lï vifs, la taille li bien prife, que ne pouvant imaginer qu'elle fut une mortelle, je me jettai a fes genotix pour les embialfer. En me dónnant la main , elle me dit que ce n'étoit pas aux héros & libérateurs de prendre cette polture devant les perfonnes qui leur ont tant d'obligations, & m'ordonnant de m'affeoir fur un bout d'un vieux fopha , dont elle occupa l'autre, elle continua a me parler de la forte. Hijldire d'Antonia de Zayas. Je ne puis mieux vous marquer combien je fuis fenfible a tout ce que votre générofité a fait pour moi, qu'en vous faifant connoitre quels étoient les perils dont votre valeur m'a détivrée. On me nomme Antonia de Zayas, ou la Nymphe de Valladolid. Je ne yous puis riea  du Voyageur Aérien. fQ0 dire de ma naiffance, paree qu'elle renferme tant de contradiétions, qu',1 eft impoffible de les conciher. Ceux q«i paffent pour mon père & ma mère, ne paffent pas pour des perfonnes capablesd'avolr produit un enfant qui leur reffemble fi peu, foit pour les manières , foit pour ' la figure. Cependant leur amour véritablement paternel pour moi, a fait croire que je fuis leur •fille. Mon père eft bourgeois de Vaüadolid ftatuaire des plus habiles de fon métier , mais* fi pareffeux, qu'il ne travaille que quand la neceffitél'yoblige.Lebruit qu'a fait jufqu'ici mon peu de beauté, m'a attiré plufieurs partis confidérables de toutes les provinces d'Efpagne , du Portugal & même desroyaumes circonvoifins. Mais mon père & ma mère réfolus de ne pas permettre que je m'élève au-deffus de leur condition , ont fermé Porei He è toutes < les propofiitions qu'on leur a faites pour mon etabhffement. II s'eft trouvé des feigneurs affez généreux pour vOulcir m'acheter d'eux , & les payer de tout ce que j'ai pu IeiIr co'üter depuis ma naiffance jufqu'a préfent. Mais ni Por , ni Pargent , ni la vue d'une haute fortune pour moi, n'ont pu les éblouir. Prefque fans biens ils fe croyent afïez riches, quand" fts ont le néceffaire , & ne voudroient pastroquer leur gueuferie contre toutes les richeffes dvt y'4  jio Les Aventures Perou.Ils entretiennent cependant autant qu'ils le peuvent ma vanké par la magnificence des habits & des pierreries dont i!s parsèmént ma coëfFnre. lis ne me défendent pas de fonger au marlage , pourvu que cefoit avec un marchand , un homme de plume , ou quelque ouvrier qui ait de la réputation. Ils accepteroient encore un licencié de quelque faculté qu'il fut, pourvu qu'il fut homme a donner des nazardes a la fortune , & a fouffrir plutot toutes les engoiffes de la pauvreté , qu'a intérefier en quoi que ce foit fa fainéantife. C'eft pour cela qu'ils me tiennent li étroite'ment attachée a eux & clofe dans la maifon, qu'il n'y a qu'une feule vieille tante que j'ai, qui demeure a quelques flades de ValladoUd, a qui ils daignent quelquesfois me confier. Quand elle vient a la ville , j'ai la libertéde 1'efcorter partout, même jufques chez elle , pouvu qu'elle me ramene a la maifon quelques jours après. Quoique cette tante ne foit pas riche , il faut pourtant avouer que j'ai toujours mieux aimé è vivre avec elle a la campagne , qu'avec un père Sc une mère d'une humeur fi bizarre. C'efi: pourquoi je n'avois jamais un plus grand plaifir, que quand je la voyois entrer chez nous , paree que je me flattois qu'elle m'emmeneroit avec elle , ce qui ne manquoit prefque jamais  f'f vOYAGEUR AÉRIEN. }t§ d'arriver. Les corfaires de Tripoli, qui rodent fans ceffe fur nos cötes pour y faire des efclaves , ayantentendu parler de moi, avoient fans doute concu le deffein de m'enlever, a quelque prix que ce fut, pour me préfenter au grand feigneur , & entirer une magnifique récompenfe Ayant donc appris que j'étois a la campagne ces jours derniers , ils fe font mis en embufcade entre Valladolid & le village, en attendant mon retour. Comme je revenois ce matin avec ma tante, nous avons donné, fans y, fonger dans cette embufcade. L'un d'eux a renverfé ma tante par terre d'un coup de poing , tandis que l'autre s'étant faifi de moi , m'a enlevée fur fon cheyal, & donnant des éperons, ils fe font éloignés par des routes détournées du lieu de leur embufcade. La frayeur dont j'ai été furprife en ce moment , m'a caufé un évanouiffement fi grand , que mes raviffeurs, après avoir fait quelqueslieues avec une vïtefTe incroyable , voyant que j'avois la paleur de la mort fur le vifage , ont craint pour ma vie , & ayant trouvé fur leur route un bois commode , ils ont réfolu de me mettre par terre & d'attendre que je donnaffe quelques fignes de vie, avant que d'aller plus loin. C'eft dans ce même endroit oü vous nous avez trouvés, & oü votre valeur , par la mort de Yiy  3iz Les Aventures mes raviffeurs , m a garantie du fort le plus cruel que j'euffe a craindre. Madame , lui dis-je alors , pour prévenir les remercimens qu'elle alloit fans doute me faire , je me fuis rendu plus de fervice en cette occafion qu'a vous-même , fi vous ne défapprouvez pas ce que j'ai fait pour une pcrfonne, qui mérite que tout ï'univers s'arme pour fa défenfe. II eft vrai qu'en vous rendant la liberté , i'ai perdu la mienne. Maïs cette perte me fera toujours agréable, pourvu que votre nouvel efclave ne vous déplaife pas ; & je vous faurai bon gré des chaines mêmes que vous m'avez données. Seigneur, me répondit-elle, quand je ne ferois pas avous par droit de conquête , vos manières généreufes auroient bien-tót triomphé des fentimens de mon cceur. Non,je ne fuis pas affez injufte pour vous difputer un bien , qui vous appartient par tant d'endroits. Tout ce que je puis fouhaiter eft, que votre conquête puiffe toujours vous paroitre digne de vcus ; de mon cöté , vous ne trouverez aucun obftacle a vos légitimes défirs. Mais vous favez ce que je vous ai dit du caraclère de mes parens .... Quelles obligations ne vous ai-je pas , lui disje , charmante Zayas , de tant de bontés que vous avez pour moi! Je viens de bien  d'un Voyageur Aérien. 313 Ioin d'ici pouffé par Ia répütation de vos charmes , j'ai le bonheur de vous rendre un petit lervice-, vous m'en récompenfez par le don de votre cceur; que puis-je fouhaiter de plus hetireux ? Oui , je viendrai a bout de la mauvaife humeur de vos parens; il n'y a rien que je ne fois capable d'entreprendré pour y réuffir, & me procurer la poffeffion du bien le'plus charmant du monde. Comme je parlois ainfi , Defplanes vint mettre le couvert dans ma chambre. Mes autres domeffiques Ie fuivóiènt , apportanr tout ce qu'ils avoient pu trouver de plus exquis dans le viilage, & qu'ils avoient apprêté avec un foin extreme: On fervit auffi les vins les plus délicats- de • cette belle province. Je placai la belle Zayas dans la plus belle place , '& me mis vis-a-vis d'elle pour avoir le plaifir de contempler a mon aife fes divins appas. Je-fis durerle repas tant que je pus, fachant bien que la belle Zayas après s'être repofée trois heures , n'avoit pas encore. envie de dormir. Pendant tout ce tems-la , je ne ceffai de louer en détail tous fes charmes , & furtout la bonne grace avec laquelle elle faifoit toutes chofes. Elle me demanda par plufieurs fois mon nom & le lieu de ma demeure en Efpagne ; fi j'étois de la cour du roi , ou fi je  3*4 Les Aventures vivoisdans mes biensparticuliers,ce qui m'embarraffoit fort: car de hu* dire ma naiffance, c'etoit m'éloigner innniment du but ou je voulois arriver ; ne lui en rien dire, c'étoit faire le perfonnage d'un chevalier errant. Je me contentai donc de lui dire que j'étois dans un pofte avantageux auprès de fa majefté Catholique , & lur le point de me retirer dans mes terres , dès que j'en aurois obtenu la permiflion du roi. Elle parut contente de cette réponfe. Nous paffames ainfi une partie de Ia nuit a nous entretenir de chofes affez ordinaires. Enfin voyant qu'il étoit tems qu'elle t jouir de quelques heures de repos , avant notre départ pour Valladolid , & qu'elle fembloit en avoir befoin , je la conduifis jufqu'a Ia porte de fa chambre , oii après lui avoir fouhaité le bon foir , je priai la fille de 1'höteffe de ne pas Pabandonner de toute la nuit, & dc lui aider a fe deshabiller: ce qui fut exécuté de point en point. Pour moi, furpris & charmé d'une fi heureufe aventure , je ne pus fermer 1'ceil de toute la nuit. Le jour me paroiffoit lent a revenir , tant j'avois d'empreffement a m'éclaircir li ce qui s'étoit paffé n'étoit pas un enchantement. Quoique bien perfuadé de mon bonheur , je voulois en douter , & la feule préfence d'Antonia de Zayas  r»u Voyageur Aérien. 315 étoit capable de me ralTurer, J'envoyai dès Ie matin Defplanes pour écouter fi elle étoit éveiliée ; mais il n'étoit pas encore tems. Je 1'interrogeois de tems en tems de ce qui s'étoit paffé le jour précédent, & me faifois raconter mes propres aöions , comme fi je les eufie ignorées. Enfin fur les neuf heures je vis paroitre la brillante Antonia de Zayas , qui me fit perdre toutes mes incertitudes , & me combla d'une joie que toute 1'éloquence ne fauroit exprimer. Quelques touchans que foient deux beaux yeux couverts de larmes,il faut cependant avouer qu'ils ne brillent jamais avec tant d'avantage , que quand la joie & le confentement y règnent. C'eft alors que les jeux , les ris & les amours folatrent agréablement , & que les graces triomphent de routes les libertés. Donna Antonia contente de fon fort , & pleine de reconnoiffance pour fon libérateiïr, parut alors avec. tant d'éclat , & me donna tant de marqués de fa gratitude , que je ne favois qui je devois plutöt admirer, ou de fes charmes, ou de fon bon naturel. En Efpagne 1'amour fait beaucoup de chemin en peu de tems, & profïte de tous les momens qu'on perd en d'autres pays en des formalités inutiles & fouvent ridicules. Brave cavalier »  3*6 Les Aventures me dit-elle , dès qu'elle m'appercut, 11 faut avouer que j'ai deux grandes obligalions au ciel; ia première, en ce qu'il a bien voulu procurer ma délivrance des mains des corfaires ; la feconde , en ce qu'il m'a donné pour bbérateur le cavalier le plus génémtx « le plus accompli de tous les hommes. 11 ne me refteroit pl„s rien a fouhaiter , f, je trouvois Ie oioyen de m'acquitter envers 1'un & Pautre. 11 vous eft bien aifé , lui répondis-je, de vous acquitter envers moi, & même envers le ciel. II ne demande de nous qu'un fincère aveu de ce que nous lui devons ; & mon amour ne demande que Papprobation du divinobjet qui le fait naïtre. Remenez-moi, dit-elle^, è Vaüadolid ; & s'il eft Vrai que vous m'aimez , comme vous me Ie dites, vous ne ferez pas Iong-tems fans être inftruit de ce qm fe paffe dans mon cceur. Pour marquer ma propre obéiffance a fes ordres, j'ordonnaiè Defplanes de nous chercher un brancard, & de tenir tout prêt dans une heure & demie pour notre départ : ee qu'il exécuta avec fa diligence & fon exactitude ordinaires. Et comme nous étions éloignés de ttrois lieues de Valladolid, & qu'il y avoit lieu de craindreque quelques corfaires 4e la compagnie de la troupe de ceux que  ©u Voyageur Aérien. 317 nous avions tuésnefe préfentaffent, ou pour nous enlever Donna Antonia, ou pour veneer la mort de leurs camarades, il voulut nous faire marcher en ordre de bataille. Pour eet effet d prit deux foldats qu'il trouya dans cette petue ville, a qui il diftribua les che- vaux des deux corfaires tués, qu'ü avoit la precautiond'emmener après notre combat , & leurs fabres. & ,es.ayant .,s dg nous efcorter jufqu'a Vaüadolid en les payant illesmita 1Wgarde:entreeux^e» domefhques qui faifoient Parrière-garde il P'aca le brancard oü j'étois aflïs auprès de la belle Antonia. Ces précautions ne furent pas "lutiles , comme vous Paliez voir. Hifioire des Pélerins de S. Jacques. L e terrein des Afturies & de prefque toute IEfpagne, eft très-inégal. On n'y fauroit faire une heue fanstrouver des éminences très-diffi«les è pafter, & des vallons fi bas & fi efcarpés des deux cötés, qu'a peine y voit-on le foleil en ple,n midi. Les voleurs & les pélerins, que Ion don: regarder comme autant de bandits ont pratiqué en terre, des deux cötés de ces  yi8 Les Aventures chemins enfoncés, des cavernes oü ils fe retl« rent quand la pluie ou la nuit les furprend, ou quand ils ont avis qu'il y a quelque bon coup a faire. Après avoir paffé une montagne affez rude, nous nous appercumes qu'il falloit defeendre dans un enfoncement, dont la defcente étoit très-rapide, Sc oü il n'y avoit pas d'apparence que notre brancard chargé put s'arrcter; c'eft pourquoi nous mimes pied a tetre, Donna Antonia Sc moi, Sc Defplanes fe chargea du foin de conduire le brancard. Nous avancames k petits pas jufqu'au fond du vallon. Le bas de ce vallon, entre des terres fort élevées des deux cötés , étoit fort uni pendant 1'efpace de cent pas. Le long de eet efpace étoit garni des deux cötés de ces efpèces de cafemates ou repaires k voleurs. Nous n'eümes pas fait vingt pas dans ce chemin uni, qu'il fortit d'une de ces cavernes une femme jeune , belle Sc d'une taille majeftueufe. Elle étoit habillée en Pélerine de faint Jacques avec beaucoup de coquilles Sc de petites images de plomb attaché'es k fes habits. Elle portoit un bourdon garnï de fer aigu par le bas, Sc d'une gourde k l'autre bout. Dès qu'elle appercut Donna Antonia, elle vint fe jetter k fon col, en lui difant, eh bon jour , ma ehère fceur, comment vous êtes-vous portée depuis que nous ne vous avons vue r Je vous  bu Voyageur Aérien. 319 aflure que votre mari, qui eft ici, aura un véritable plaiiïr a vous revoir. Vous voustrompez, madame, lui dit Donna Antonia, en la repouffant un peu rudement, vous me prenez pour quelqu'autre, je n'ai ni fceur, ni frère, ni mari Quoi, répondit la Pélerine, vous feriez fi dénaturée que de méconnoüre vos parens les plus proches? A ces mots elle tira de fa poche un fifflet, dont elle fonna trois fois. Nous allons voir, continua-t-elle, fi la préfence de votre mari ne vous fera pas changer de gamme. Aufli-tot ou vit fortir de la même grotte dix a douze Pélerins armés de bourdons & de coquilles au lieu de cuiraffes. A leur tête marchoit un jeune homme de belle taille, & plus richement vêtu que les autres. Voyant qu'ils vouloient avancer vers nous, je leur ordonnai d'arrêter, & de dire de loin ce qu'ils fouhaitoient. Le jeune homme répondit qu'il nous croyoit trop honnêtes gens, pour vouloir ainfi lui enlever fon époufe, & que fi nous étions affez injuftespour continuer dans ce deffein, ifdpéroit fous Ia protedion du bon faint Jacques nous en faire repentir; enfin qu'il étoit réfolu de perdre plutot la vie , que de fouffrir un pareil affront. L'affurance avec laquelle il prononca ces mots\ fembloit perfuader qu'il difoit la vérité : ainfi je demandai a Donna Antonia ce qu'elle yon-  |ïo Les' Aventures' lok faire. Elle, irritée de 1'infolence de ces bandits, fe faiiït du bourdon de la Pélerine, qui étoit encore auprès d'elle, avec tant defureur, qu'elle Peut affommée, fi nous ne Peuflïons retenue. La Pélerine ainfi maltraitée attira fes camarades k fon fecours, & il fe fit un combat des plus plaifans entre des guerriers pourvus d'armes fi différentes.-Les Pélerins faifoient rage avec leurs bourdons, mais nos fabres les eurent bientöt coupés en plufieurs troncons, & mis nós ennemishorsdedéfenfe. Alors ils gagnèrent au plutöt leurs cafemates, après avoir recu quelques bleflüres légères. Nous nous contentames de la Pélerine que nous fïmes notre prifonnière, plutöt pour apprendre d'elle quels étoient fes camarades, que pour aucune autre chofe. Quand nous fümes au bout de Pefpace uni, il fallut monter par-deffus une autre colline , qui faifoit 1'extrémité d'une petite plaine aflèz agréable. Les Pélerins enragés d'avoir perdu leur Pélerine , & au défefpoir de ne pouvoir pas nous attaquer , firent des hurlemens fi terribles, que les bois d'alentour en retentirent. Peu de tems après, s'étant joints a d'autres bandits, ils coururent après nous avec tant detumulte & de fureur, redemandant leur Pélerine , que pour nous délivrer de leur pourfuite, nous réfolümes de la leur renvoyer. A  Dü Voyageur AÉRien. ^ A peine fumes-nous en plaine, après avoir paffe avec beaucoup de fatig„e Ia colline " nous appercumes fur la gauche de notre cl mmunelargefoffcprofonde de douze pied dans laquelleondefcendoit par une échelle de' WQuatregros&Iongstroncsd'arbres,p!an - esauxquatrecoins,foutenoientatrentepi dsde hauteuruntoït de rofeaux & de gazons De quatre co.nsde cettefoffe quarréefortóitunef -eeepaiffe^uifediffipoitdanslacampagrLa cunofite nousobligea d'en approcher & de ,a bo.dachaque com une efpèce de chetninèe avec de grandes chaudières foutenues furTol «rosmor ceauxdepierre ileuf { 2 treP1eds ?&quantité de broches, chargées heaucoup de v.andes , qui tournoient vis- vi c>ufeuqu1faifoitbouIliirleschaudières;Sur cotes on yoyoxt quantité de ^ ^ tiffeursoccupés,lesunsatuer,écorcher 2 dp::trfsiand^ie-"-s.piuj;;, der,larderlavolai]le.Dèsqu'onnousappe' on nous envoya un jeune hotnme tête „ue ? & n ayant pour tout habillement qu'une fervi'eKe" affez falequt lui ceignoit les reins. I! porto t unemanned'ofier, de figure triangulaire, d ° laquel!eiIyavoitpIufieur ;èJ ^ X  3n Les Aventüres acheter. Je le remerciai, & lui demandai quellé mode c'étoit que de faire des rötifferies eri terre. II me répondit que cette auberge étoit faite pour les paffans & les pélerins qui vouloient être nourris a bon marché; que ce que 1'on achetoit ailleurs un écu, ne coütoit la que dix fois, attendu que plufieurs honnêtes gens y venoient vendre prefque pour rien , ce qu'ils avoient attrapé en chemin faifant, comme bceufs, moutons , canards , oies, dindons && autres menues béatiiles. II nous ofFrit de nous régaler tous abondamment pour chaeun un maravedis. Je dis aux foldats de prendre ce dont ils auroient befoin, ce qu'ils firent, & renvoyai notre jeune homme habillé a la légère fort content de moi. De - la nous continuames notre route affez tranquillement jufqu'a Valladolid, & allames defcendre dans la plus apparente auberge de la ville, qui n'étoit pas éloignée de la maifon de la belle Zayas. Le bruit de fa délivrance & de .fon retour fe répandit bientöt par toute la ville, que fa tante avoit alarmée par celui de fon enlèvement. Je crus devoir profiter de cette occalion pour me mettre bien dans Pefprit de fes parens, en la leur remettant entre les mains. Dès qu'elle fut arrivée, elle entra fans facon, & monta au premier étage. Pour moi je fus con-  Voyageur AÉrienc %x% duit dans unfallon affez mal en ordre, oü Pon rne dlt d'attendre la réponfe du f^neur dom Jago Manuel de Zayas. Après y avoir demeuré une bonne demi heure, une vieille douegna. habiüee en viliageoife, vint de fa part me rel «nercicrdela manière la moins obligeante du monde. Elle me dit que le feigneitr dom Mamiel m etoit obligé de lui avoir rendu fa fille 4 & de avozr arracHee des mains des corfaires de inpoh, quoiqu'il n'y eüt aucun cavalier efpa* gnol qu, n'en eüt fait autant dans une pareille occafion; que la gloire de cette aöion valei* toutes les reconnoiffances poffibles, & que cependant il m'offroit fes fervices , tant que ie demeureroisèValladolid. Ce compliment fee &fi peu attendu m'étourdit tellement, qlle ie forusfans rien dire, & me retirai dans mon auberge aufli étonné qu'un fondeur de doches qui auroit manqué fon coup. Ce fut alors que mabandonnant è mes réflexions, Pidée de ma chere Liriane me revint dans Pefprit, & en effaca prefque tous les trans de donna Antonia. 4t J en avois fait autant pour celle-lè , que j'ai fattpour celle-ci, difois-je en moi-même.avec quel temoignage de reconnoiiTance aurois-je «te"Su de fa mère? Quel gré „e m'eut-ell* pas fu elle-même de lui avoir rendu fa mère, ' de lavoir rend™ 4 ^ mère? Quoique je x ij  324 Les Aventures n'eufie rien rien fait pour Liriane, elle m'a donné tout fon bien, ne pouvant me donner fon cceur. Quoique j'aye fait pour donna Antonia , ni eile, ni fes parens ne daignent pas me remercier. J'avois bien entendu parler de 1'orgueil infupportable de la bourgeoifie efpagnole, mais je n'euffe jamais cru qu'elle eüt un fang froid fi extraordinaire dans une occafion telle que celle-ci. Je ne favois de qui je devois me plaindre le plus , ou de donna Antonia, ou de fes parens. Je commencois a regarder toutes les marqués d'eftime & de reconnoiffance qu'elle m'avoit données, comme autant de piéges qu'elle avoit adroitementtendus ama crédulité. J'étois dans ces cruelles inquiétudes, lorfque fur le foir je vis entrer dans ma chambre un jeune homme de douze a treize ans, qui me préfenta une lettre, dont il me dit qu'il viendroit le lendemain prendre la réponfe. Je 1'ouvris a la hate, & y lus ces mots. Letre de donna Antonia de Zayas d fon Libcrateur. « Si le récit de ce que votre générofité a fait pour moi, eüt trouvé autant de reconnoiffance dans les cceurs de mon père & de ma  BU Voyageur Aérien. 32y mère, qu'il auroit dü y en trouver, vous aunez été recu avec autant de joie chez eux, que 1'idée de vos vertus eft gravée profondément dans mon cceur. Mais vous connoiffez la fierté des Efpagnols ; ils penfent quand on a tout fait pour v eux, qu'on leur eft encore fort obligés. J'efpère que vous me rendrez affez de juftice, pour ne me pas croire capable, de pareilles baffeffes. Je fens, comme je le dois, les fervices que vous m'avez rendus, & I'eftime que je dois toujours avoir pour votre perfonne. Mais n'ayant rien qui foit digne de vous, finon peut-être le don de ma perfonne, c'eft k vous k me faire connoïtre quel cas vous en faites, afin que jeprenne mes mefures la-deffus. Je vous laiffe cette nuit entièfe pour y fonger; j'envoyerai demain matin favoir votre réponfe ». Donna Antonia de Zayas. Dès que j'eus lu cette lettre , qui me tira de laffreufe inquiétude oïi j'étois, je ne fus pas long-tems k me déterminer fur un parti que j'avois déja pris, dès la première fois que j'avois vu donna Antonia. Ainfi. je lui fis cette réponfe furie champ, qu'elle ne re9ut cependant que le lendemain par fon courier ordinaire. Xiij  316 Les Aventures Leurs du Voyageur Aérien, a tincomparabh Antonia de Zayas. « Ne fufHt-il pas de vous avoir vue une feule fois pour yous aimer éternellement? Et pouvezvous douter fi le don que vous voulez bien me faire, me fera plus précieux que tout ce qu'il y a de beau & de grand dans le monde ? Il m'importe peu quels foient les fentimens de tous les hommes a mon égard , pourvu que les vötres me foient favorables. C'eft en vos feules bontés, que j'efpère , c'eft après vous feule que j'afpire, §C vous êtes la feule avec qui je puifle vivre heureux. Ainfi prefcrivez-moi toutes les conditions que vous fouhaiterez pour arriver a ce bonheur , & vous verrez qu'il n'y a rien d'impoflible a qui airne autant que votre Libératfufijt; II eft bon de remarquer ici que le petif; courier de dona Antonia, étant un jeune Francais qui tachoit d'apprendre la profeflion de d'-m Manuel de Zayas , reconnut bientöt a Fair. & aux manières de Defplanes, qu'il étoit Francoib,'& peut-être fon compatriote. Ainfi s'étant fait connöitre a lui, ils lièrent enfemble une am.tié tres - étroite , ck telle qu'ont cqutuine de lier des perfonnes d'un même paysa iorl'qu'ils fe reneontrent dans des, climats éloj-  du Voyageur Aérien. 327 gnés du leur. Ils ne pouvoient prefque vivre Pun fans l'autre, ce qui rendit notre cotnmerce de lettres beaucoup plus facile. Le petit Mercure ayant rendu ma lettre a dona Antonia, voiei la réponfe que j'en recus le foir même, lettre de dona Antonia de Zayas a fon gênéreu* libérateur. « A quoi vous engagez - vous, feigneur ft pour 1'amour d'une perfonne infiniment audeflous de vous. J'avois compris, quand vous donnates des marqués fi éclatantes de votre courage & de votre générofité, que vous étiez né du fang des héros, II n'appartient qu'aux; ames héroïques de faire ce que vous avez fait pour m'arracher des mains des corfaires de Barbarie. Mais je ne favois pas ce que j'ai appris depuis peu , & qui m'humilie' tout-afait devant mon vainqueur. Plus votre naiffance eft élevée , plus je fens la baffeiTe de la mienne. Cette fleur de jeunefle qui peut-, être vous aura plu d'abord, eft ft peu de chofe9 que je ne vous confeille pas d'y avoir le moindre égard. II ne faut qu'une légère mar ladie pour me Pater, & pour n'expofer plus. aux yeux des hommes que le fépulchre desipi,- même. D'ailleursa vous favez que mo%  3*8 Les Aventur e's père ne confentira a me donner qu'a une perfonne de fa forte , ou peu au-deffus de lui. Que d'obftacles invinciblesa mafélicitéï Vous n'avez rien a perdre en cette occafion , feigneur; mais que le plaifir de vous avoir vu coütera cher k h trifte & malheureufe Antonia de Zayas. 11 y a bien de 1'apparence que la belle Antonia avoit chargé fon petit Mercure de profiter de ia liaifori qu'il avoit avec Defplanes, pour tacher de tirer de lui le fecret de ma naiffance. Mais Defplanes n'en étant pas luimême bien inftruit par le foin que j'ai toujours pris de la cacher, n'avoit pu lui donner que des idéés affez vagues, qui cependant auroient pu nü'ire a mes deffeins, fi je n'euffe raffuré 1'efprit de la belle Antonia par Ia réponfe que je fis k la fienne en ces termes : Lettre du Chevalier Aërien a la charmante donna Antonia de Zayas. « Eft-ïï pofiible que Pincomparable Antonia de Zayas ne foit pas convaincue que 1'empire de la beauté eft infiniment au - defius de toutes les puiffances du monde ? Les, dieux mêmes n'ont pu s'en défendre. L'or de Jupiter triompha des gardes de Danaë ; mais cette  du Voyageur aérien. 329 même Danaë n'avoit-elle pas déja triomphé de toute la majefté de ce Dieu ? Les termes humilians dont vous vous fervez dans la votre ne conviennent qu'aux efclaves, & non pas k ceux qui donnent des chaïnes. Ainfi ceffezde grace de me parler de votre naiffance. L'origine de la beauté eft toujours divine, & fon empire ne conncit point de bornes. Pour les obftacles dont vous me parlez, c'eft a moi k les lever. Daignez feulement m'inftruire de ceux qui pourroient venir de la part de vos parens. Je fuis réfolu de me transformer s'il le faut, pour avoir 1'honneur de vous pofféder, en plus de formes que n'a jamais fait Jupiter même.. Tout me paroïtfa facile, pourvu que 1'adorable Antonia de Zayas daigne agréer les fervices de fon cavalier libérateur». Cette réponfe calma un peu fes inquiétudes, & n'ayant pas eu le tems de m'écrire , elle me fit dire, par fon petit courier, de me trouver fur le foir k la promenade le long du vieux chateau, ou elle ne manqueroit pas de venir avec fa vieille tante qu'elle avoit mife dans fon parti. Je n'avois garde de manquer une entrevue que je fouhaitois avec tant de paffion. L'heure du rendez-vous étant venue, je me promenai quelque tems fans voir arriver dona Antonia, mais je Pappercus bien-  33«* Les Aventures tot qui venoit a pas lents en s'entretenant aveq fa tante qui lui donnoit le bras. J'allai au-devant ■d'elles, & après quelques civilités réciproques je préfentai le bras a ma charmante, qui ne fit aucune difficulté de 1'accepter, faveur cependant très-rare parmi les Efpagnols. Nous en-» trames enfuite dans un petit bofquet, oü dès que nous fümes arrivés, dona Antonia me dit en peu de mots ( car elle craignoit d'être découverte en cette entrevue, & que fes parens n'en fuffent informés ) que fon père 1'avoit promife a un licentié des droits de Salamanque, nommé dom Perez de Hiera, fur la feule ré» putation qu'il avoit d'être habile homme en fa profeffion, grand fainéant, & peu foigneus de faire fortune. Què cette convenance d'humeurs entre fon père & ce gendre prétendu , avoit fait déterminer 1'un a ne pas. refufer l'autre ; que dom Perez fachant bien manier Fépée & jouer un peu de la guitarre , a ce que 1'on difoit, car ils ne fe font jamais vus, •mon père &: lui, s'étoit trouvé entièrement du goüt de fon beau - père futur : enfin que dom Perez pour tout délai, devoit partir dans huit jours de Salamanque pour venir 1'époufer a Valladolid, & Pemmener aufii-töt dans fon. pays. Que fi cependant mes vues étoient telles, que je le lui avois marqué de bouche §£ pas  pu Voyageur Aérien. 331 mes lettres , il feroit aifé d'en impofer a fon père , que je n'aurois pour cela qu'a m'habiller en licentie ès droits &C en contrefaire le perfonnage; que rien n'étoit plus facile, vu que la doörine de la plupart des licenties Ef* pagnols ne confifte que dans leur robe & leur toque do&orale ; enfin que fa tante' s'onroit. d'être médiatrice de cette négociation. Voila bien des difEcultés a vaincre , ajoüta-t-elle, que j'aurois bien voulu vous épargner s'il eüt été en ma puiffance. Tout cela ne me rebute pas, lui dis-je, adorable Antonia, pourvu que vous approuviez mes démarches , je ne puis manquer de réiüïir. Elle fortit en même-tems du bofquet avec fa tante, & reprit le chemin de fa maifon, après rn'avoir prié de ne les pas fnivre, fi ce n'étoit de fort loin , pour les raifons qu'elle m'avoit déja dites: ainfi je demeurai encore quelques momens dans le bofquet pour ne pas -gater des affaires qui me paroiffoient en fi bon train. Comme j'en fortois , je me fentis arrêté par un homme qui n'avoit pas la mine dsêtre fort content de moi. Je lui dem'andai ce qu'il fouhaitoit. Mefurer mon épée, me dit-il, avec la votre. Je n'ai jamais refufé de pareilles parties de plaiür, lui dis-je d'un fang-froid a glacer, ©ais il eft bon de favoir pour qui elies fe  132 Les Aventures font. , & fi le fujet en vaut la peine. Oui fans doute, me répondit-il; & pour vous en convai'ncre, fachez que je fuis dom Perez de Hiera, a qui la belle Antonia de Zayas a été promife en mariage par fon père même , que je fuis incognito a Vaüadolid il y a plus d'un mois, fans avoir annoncé ma venue pour de bonnes raifons, & que fi vous ne qeffez vos pourfuites auprès d'elle, il faut que le fort des armes décide entre nous deux a qui elle doit appartenir. Et vous, apprenez , lui dis-je , a votre tour , que la belle Antonia de Zayas, après Pavoir fauvée des mains des corfaires de Barbarie , m'appartient par droit de conquête, & que je foutiendrai mes droits contre qui que ce foit. Enfoncons-nous , me dit-il, un peu plus avant dans le bois, la nous déciderons 1'afFaire fans bruit. Je le fuivis au clair de la lune jufques dans une peloufe, qui nous parut fort propre pour vuider notre différend. Voici, dit-il, alors le champ de bataille, oü je vous ferai repentir de votre témérité ; il tire en même-tems une longue épée Efpagnole, & fe met en état de m'attaquer. Je me mis feulement en défenfe pour lui tater le pouls. Mais ayant bientöt connu a qui j'avois affaire , je gagnai le fort de fon épée & le défarmai. Vous m'avez furpris, me dit-il alors >  du Voyageur Aérien. 333 cela n'efl £>as de bonne guerre , & tout Efpagnol aimeroit mieux qu'on lui ötat la vie que les armes. Ne voulant donc pas profiter de eet avantage, je lui rendis fon épée. Dès qu'il Peut, il recommenca le combat en défefpéré. Je ne me crus plus alors obligé de garder aucune mefure avec lui , & de la feconde botte je 1'étendis par terre percé d'outre en outre. II mourut un moment après , Sc je le trainai dans Pépaiffeur du bois, oü je prévoyois bien qu'il pourriroit avant qu'on fut de fes nouvelles. Tout favorifa la jufiice de ma caufe en cette occafion. Le lendemain je m'habillai en licentié ès droits, Sc pris le nom de celui qui venoit de cefTer d'être mon rival. Pour comble de bonheur, Defplanes, qui fongeoit atout, alla au coche de Salamanque pour favoir s'il n'y avoit pas quelque paqüetpour le feigneur dom Perez de Hiera. On lui confia , comme a fon domeftique, un paquet qui venoit d'arriver de la part du père de notre défunt licentié, qu'il me mit entre les mains. J'y trouvai une lettre du père de dom Perez , par laquelle il lui mandoit de terminer au plutöt fon mariage, & de revenir è Salamanque pour y difputer une chaire vacante. II lui envoyoit outre cela un extrait baptiftaire & fon confentement pour  334 Les Aventures ce mariage. Dès que je fus muni de toutes ceS pièces, j'envoyai dire a la vieille tante que je fouhaitois d'avoir un moment d'entretien avec elle i ce qu'elle m'accorda gracieufement. Je lui montrai les pièces dont j'étois faifi, Sc lui remettant le paquet entre fes mains, je lui dis qu'il falloit profiter de cette heufeufe conjonöure , Sc les montrer au père d'Antonia» Ce qui eüt eu tout le fuccès que j'en devois attendre , fi Antonia , qui vouloit du folide en toutes chofes, n'eüt refufé de m'époufer fous un nom ernprunté Sc fous de faux titres. Les perfonnes intéreffées font toujours les plus clairvoyantes dans leur propres affaires. Elle me manda donc qu'elle ne confentiroit jamais a m'époufer, fi je n'avois véritablement le confentement des parens dont je dépendois; ce qui d'abord m'embarralTa : mais 1'amour que j'avois pour elle s'accrut par les difficultés, Sc voyant que ma première tentative par lettres , auprès de ma mère, avoit été inutile , je pris fur le champ la réfolution d'aller ert perfonne a petit bruit lui demander fon confentement. Je ne demandai a dona Antonia que douze jours pour faire ce voyage ; ce qui lui perfuada que je n'étois pas d'un pays fi éloigné que 1'on avoit voulu le lui faire croire. Je laiffai donc mon équipage Sc mes domef-  t>v Voyageur Aérien» m %tes è Valladolid, fans leur rien dire de mon deffein , leur ordonnant feulement de m'attendre fans inquiétude , & courus m'embarquer au port de Riba de Sela fur un vait ïeau hollandois qui s'en retournoit, Pour mieux cacher qui j'étois , je gardai mon habit de lieenne , dont vous me voyez encore couvert le vent nous fut fi favorable , que fur Ia fin' du trorfème jour nous abordames au port dAmfterdam, d'oü, fans différer , je me fis porter par les commodités qui fe préfentèrent jufques dans mon pays ; yy troilya{ ma mèrfi & mes freres, qui , furpris de mon ^ ^ ment ne manquèrent pas de m'en demander la-caufe; ,e ne leur cachai rien de la vérité & le portrait que je leurs fis des charmes de dona Antonia de Zayas , ne leur ayant pas deplu ma mère me donna un confentement general.d'autantplus volontiers qu'elle voyoit que mon tems de minorité aüoit expirer H y avoit déjk neuf jours que j'étois parti de Valladolid, & guères d'appareLe que je puffe myrendre dans le tems convenu par Ia yoie ordinaire; c'eft pourquoi je réfolus d aller trouver les marchands de vents, qui me promirent de merendre aux environs de Valladolid en Pefpace de quarante-trois faeures. moyennant le prix dont nous convïnmes en-  336 Les Aventures La compagnie ne fera peut-être pas fachée d'apprendre comment cela fe fait fans le fecours de la magie. Sur les bords de la mer Mormanskou a Pextrêmité de la Laponie , les vents du nord, qui en font fort voilin, font d'une force & d'une rapidité a qui rien n'eft capable de réfifter ; ils roulent avec autant de violence que s'ils étoient compofés de quelque matière folide , tant les vapeurs dont ils font compofés font condenfées:tous les pays d'alentour, la Norvège , le Dannemarck, la Mofcovie , 1'Ailemagne , la Hollande , 1'Angleterre 8c la France en ont fenti trop fouvent les funeftes effets; mais la Laponie , la Firnmarchie öc la Leporie font les plus expofées aux fureurs de ces vents glacés , qui renverfent les arbres, démoliflent les maifons , 6c obHgent les habitans a fe creufer dans la terre des cavernes pour s'y mettre a Pabri de leur impétuofité. II n'y a rien que les peuples de ces trifles cantons n'aient tenté pour prévenir ou foulager leurs maux; il y a environ cinq cents ans qu'ils indiquèrent une affemblée générale dans la Norvège, pour tacher de trouver quelques remèdes a leurs peines communes; on délibéra long-tems fans rien décider , vu les difficultés qui fe préfentoient, quelque parti que 1'on prit, lorfqu'un vénérable vieillard , qui*  DU Voyageur Aérien. 337 qui, quoiqu'il eüt paffé deux fois rSge d>un homrue paroiffoit cependant très-vigoureux dePm&de corps, dit dans Paffemblee, q e » Ion vouloului donner feülement cent hom -es robufles, armés de haches, de fcies £ dquelques autres uflenfiles, il fe flattoit de l es tOUS W 4 **« des ^ m' Ce"e entreP^, avec Peu de monde , parut d'abord ridicule a md- pole ar&quefepuentdePhomrne le plus robufte, comme un enfant feroit d'une balieque.ques-autres, gagné par Péloquence & f ex- £Sl f- r furent d avis de 1U1 fourmr ce . tenter Pentreprife , au halard d'y „erdre™ Ce dernier parti i'ayant donc em.orté Ie venerable vieillard, efconé de cent'homi dente armés de toutes pièces, les conduifi dans afa.fon la plus fWorable pour fon en- Uepnfe5furlesbordsdelamerMormansk0l &leur ordonna de tailler en pilotis tous les tron a bres qii,i]s tróuvero.Pntfur - - vage On&t que les arbres dans ce pays-Ia lont d'une grolfeiu- Rr a> l f ^  '338 Les Aventures dinaire, jufques-la que 1'on y trouve des chênes & des ormes que douze hommes embraffent k peine. II leur commanda enfuite de faire une longue tranchée, depuis le commencement de, la Fimmarchie, jufqu'a 1'extrêmité de la Leporie , en creufant la terre couverte de neiges glacées a la hauteur de plus de trois pieds , & d'y faire d'efpace en efpace des cafemates fouterraines, pour s'y mettre k couvert de certains lits de vents k qui il falloit néceffairement céder , fur-tout dans les équinoxes. Entre cette tranchée & la mer il leur fit faire des trous en terre de la profondeur de douze pieds, & de la largeur de fix en quarré a la diftance de vingt pieds les uns des autres , dans lefquels il fit planter les pilotis qu'il avoit fait préparer ; & afin de tenir fes ouvriers toujours fains & vigoureux v il les nourriffoit de pain fait avec de la chair de phyfeterre, poiffon norvégien , féchée au foleil pendant leur long été. D'ailleurs, les rennes, animaux terreftres approchans de la figure des cerfs, ayant quatre cornes branchues fur leurs têtes, les bufl.es, les lièvres blancs, les fangliers noirs, 6c plufieurs animaux du pays, voyant la terre découverte, venoient s'y retirer en fi grande abondance, qu'ils ne manquoient ni de viande ni de laitage ; ils eurent fouvent a combattre  "V VOVACEOR AÉRIEN. ',Ü contra des ours blancs ,„1 vouloien, y ven-r »a,sd„„t ilS;venoie„tfeciiame„abLtr^ le fecours de leurs armes tranchantes Quand léï piforis &rent plicés & bjanWa. .1 «. abanrc uueqUa„,ltéMfanted, '"??" |dfttK aomr».è«es font^St Yij  340 Les Aventures pendant ces trois mois , que les bleds noirs que 1'on y feme dans le mois de juin font prêts a être moiflbnnés vers la mi-aoüt : il y croit aufli pendant ce peu de tems quantité de pommes fauvages , dont ils font une boiflbn affez paffable , & beaucoup d'eau-de-vie qu'ils gardent pour leur hiver qui dure fix mois fans être éclairé des rayons du fóleil; car depuis le 15 d'avril jufqu'au premier de juin , & depuis le premier feptembre jufqu'au 15 de no-> vembre , on ne jouit que d'un crépufcule qu'on ne peut appeller ni été ni hiver, ni jour ni nuit. Les vapeurs de la mer glaciale , & les exhalaifons des terres boréales font la matière des vents qui fe forment en ces pays la : ces vapeurs & ces exhalaifons fe condenfent tellement a caufe du froid infupportable du climat , qu'elles deviennent pour ainfi dire folides, & qu'elles në fe dilatent qua proportion qu'elles fe répandent dans des climats échauffés par les rayons du foleil; cette condenfation eft fi ferrée dans fon commencement, qu'il n'en faut que la groffeur d'un ceuf d'oie pour couvrir un grand pays dans fa dilatation. Le vénérable vieillard, bien inftruit de toutes ces chofes par une longue expérience , fit faire un grand nombre de traïneaux de bois 3 a  du Voyageur Aérien. 34t Chaeun defquels il attacha une renne priveV pour empêcher qu'ils ne tombaffent dans quel! ques précipices, & mettant quatre ou H. perfonnes fur chaque traineau , il les placa a-vis de chacune des fenêtres , qui étoient prefque a fleur de terre ,& ouvrant les couMes, leur donna un quart de & de vent ' & sappercut qu'avec ce fecours on faifoit au' moms dix lieues par chaque heure. Cette première tentative lui ayant réuflï, il savtfa de faire dreflèr du cöté de la terre deux échafauds de planches Pun fur l'autre dont le premier répondoit a la hauteur des couhlTes du fecqnd rang , & le fec0nd k k .hauteur de celles du troifieme , pour ceux qui voudroient voyager, & par la moyenne région de Pair, & pour ceux qui voudroient fe faire porter au-deffus des nues :pour eet effet 11 etabht un fylphe a chaque couliife du fecond rang, & un gnome a chaque couliffe du troifieme, pour fervir de guide aux voyageurs. Four recompenfer fes ouvriers, il leur donna a chaeun dix coulifles a leur choix , & un empire abfolu , tant fur les rennes' que fur les fylphes & les gnomes dont il difpofoit k fon gré, & ne retint pour lui que le gouvernement genéral de tout Pouvrage. Ceux qui veulent voyager par terre, s'adreffent k ceux qui onf Y iij  342 Les Aventures. Ics coulhTes d'en-bas, & font prix avec eux pour lés fnener dans i'endroit qu'ils fouhaitent en traïneaux , dans 1'efpace de tems dont ils conviennent: on leur donne ordinairement unev réa'e par chaque centaine de lieues. Ceux qui veulent voyager par la moyenne région de Pair , s'adreflént a ceux qui difpofent des fylphes; & des fecondes coulifTes. Enfin , ceux qui veulent voltiger au deffus des nu es, s'adreffent k ceux qui ont en leur puiiTance les gnomes & les troilièmes coulifTes : les prix font t'oujours les mêmes pour toutes les coulifTes. Je crus , voyant le peu de tems qui me reftoit , devoir prendre la yoie la plus commode & la plus prompte pour me rspporter k Valladolid. Ainfi , je fis marché ayec les direcleurs du fecond rang. Ils me firent monter fur le premier échafaud, & me placèrent visk'Vis de la couliffe qui fouffle droit vers ces lieux. Le fylphe qui me deyoit conduire fit auflitöt un chariot de vapeurs & d'exhajaifons fort épaiffes, dans lequel il me dit ü'entrer. fans rien craindre ; il fe placa lui-même for le devant , & 1'onvrier prépofé k la coulifle nous donna un tiers de lis de vent, k caufe de la longueur du chemin. A mefure que nous nous éïoignions du nord , je voyois notre chariot fe dilater Sc fe convertir en une nuée fort  du Voyageur Aérien. 343 groffe & fort épaiffe. Celte nuée groffiffoit k vue d'oeii, jufqu'a ce que devenue trop lubtue , elle ne fut pas capable de nous porter. Alors le fylphe jugeant a propos de cingler vers la plus proche montagne , pour y dépofer fon fardeau , m'a porté fur celle oh vous chafïïez , & comme triomphant de fa bonne reuflite, en a marqué fa joie par un éclat de tonnerre, fuivi de plufieurs autres moins confidérab'es. Vousavez été témoins de ce qui s'eft paffé dans cette occafion , & de la fin de mon hiftoire. Ici le voyageur aérien finit fa narration; qui caufa autant d'éionnement a la compagnie qu'elle lui fit de plaifir : il n'y eut que le docteur Niguno qui n'approuva point les voyages par la moyenne région de Pair, foutenant qu'ils étoient impofTibles , fans avoir fait un pafte avec le diable; d'ailleurs, en qualité de parent du licentié dom Perez de Hiera , qui s'étoit fait tuer mal è propos, il concut le deffein de perdrele voyageur aérien ; la fainte inquifition lui en fournifToit un moyen très-sür , a ce qu'il fembloit: & ce fut Ie parti qu'il crut de voir prendre pour fe venger d'une perfonne qui Pavoit couvert de honte en fi bonne compagnie. Agathe qui avoit ccouté tranquillement cette Yiy  344 Les Aventures hifloire, qui prenoit quelque intérêt au fort de notre voyageur , lui dit que le tems qu'il s'étoit prefcrit étant expiré , il pouvoit bien prendre encore quelques jours pour fe repofer, fans que cela intérefsÉt les affaires de fon cceur; que d'ailleurs depuis fon abfence deux chofes' devoient lui öter le deffein de retoumer a Valladolid : favoir, les parens de dom Perez qui redemandoient leur fris, & le fecond enlèvement de donna Antonia de Zayas. Notre voyageur pslir a cette nouvelle , & demeura longtems interdit; enfin , revenu a lui , il pHa Agathe de lui dire fmcèrement ce qui s'étoit paffé a Valladolid depuis fon depart; elle lui apprit que les parens de dom Perez n'ayant pu retrouver leur fils , avoient fait mettre en prifon dom Manuel de Zayas & fa femme , & qu'ils vouloient les faire pendre , que donna Antonia venoit d'être enlevée de la part du roi d'Efpagne , & qu'elle lui en apprendroit toutes les particularités dès qu'il le fouhaiteroit. Ne différez pas plus long-tems, lui dit le voyageur, ou de me faire mourir, ou de me rendre la vie ; car Pun & l'autre font en votre puiffance. On ne meurt pas fi facilement, lui répondit Agathe, & puifque vous le fouhaitez, je vais vous apprendre ce qu'il eft important que. vous n'ignoriez pas.  du v°yageur AÉrien. ^. Hifioire de dom 'Francifque d>Avalos & de dom Gomei de La Cerda. Dom Francifque d'A'valos & dom Gomez de la Cerda font deux jeunes feigneurs Efpaenols egalement avancés dans la faveur & les bonnes' ^cesduroi,iIs ont fait leurs exercices enfem- l;f/0;tiiefd'l!neam'tiëf^^te;ilsnont nen dejeferve entr'eux. Dom Francifque ayant n^e de fe maner, communiqua fon deflVn a dom Gomez, qui 3ui dit ,{ ne nueux faue pourvu qu'il eüt jetté les yeux ^'eb«é^ede lui. Dom Francifque lm répondit, que celle qu'il vouloit E^gne,& qu'elle méritoit de partager ht du plus grand monarque du monde. C'eft ai "fi que parient tous les amans, dit dom Gomez-ais je gage que fi je VOuIois me ' troüverois. une fille plus belle , de votre a'vi «neme, que celle dont vous êtes feru : vous ne PaIlC7;iffrPaS Cn bea«--mme moi. Parbleu ! dlt dom Francifque , j^epte le Pa i , & ,e gage mille piftoles que vous n'en launez trouver dans tout le monde qui ar> proche de celle que je vais époufer. Dom  Les Aventures Gomez, qui avoit entendu parler de la beauté de Valladolid , crut que dom Francifque étöit fur Ie point dé 1'époufer ; mais il en fut bientöt détrompé quand il apprit que cette future étoit d'une autre province ; & comme il avoit eului-même quelques deffeins d'époufer donna Antonia de Zayas, qu'il favoit être effimée la plus belle de toutes les Efpagnes , il mit mille piftolesde gageure contre celles de Francifque , & fe féparèrent; celui-ci pour aller époufer fa belle , celui-ia pour demander au roi un ordre a donna Antonia de 1'époufer furle champ: ce qu'il obtint facilement, & alla furie champ a Valladolid, ou après avoir fignifié les ordres de fa majefté , il 1'époufa en préfence de toute Ia ville ; les réjouiffances furent courtes dans ces pays éioignés de Ia cour, paree qu'on' s'étoit réfervé a les recommencer a Madrid. Voila de qnclle manière donna Antonia vous a été enlevée fans doute malgré qu'elle en eüt, mais par une puifïance a qui il n'efl pas permis de réfifler. Notre voyageur furpris de eet accident, oü ïl n'y avoit point de remède , jetta un regard amoureux fur Agathe , qui fut plus éloquent que tout ce que 1'art auroit pu lui fourhir. Je fuis bien malheureux , dit-il , en amour, puifque rien ne me réuffit de ce cöté-la, fans que  du Voyageur Aérien. 347 j'y ai donné occaüon ; j'efpère cependant que ma finccrité & ma fidélité auront u0 jour icur récompenfe \ le ciel .eft trop jufte pour vouloir toujours perfécuter un maiheureux , dont la droiture de coeur ne s'eft pas attjr'é fes difgraces. C'eft peut-être pour vous en mieux récompepfer, dit Agathe , qu'il n'a pas permis que vous obtinfiïez ce que vous fouhniticz avec tant d'ardeur : il fait mieux ce qui nous eft miie que neus-mêmes , & prend fouvent le fomdenousrendre heureux, malgré que nous eu ayo,ns. Toute 1'afTemblée lpua cette f^e & pieufe réflexion d'Agathe; & ie duc de Vafconcellos , qui n'avoit peut-être jamais entendu parler /e donna Antoma de Zayas , demanda a Agathe ft elle cönnoiftoit fes parens , & de quelle naiffance elle étoit. Agathe, Pour Ie fatisfaire , contmua ainfi de parler. Hifloire de la naiffance prodigiczefe de dona Antonia de Zayas. La naiffance de donna Antonia de Zayas a quelque chofe de fi extraordinaire, que plufieurs ont cru qu'elle ne pouvoit pas être fille de  348 Les Aventures ceux qui paffent pour fes père & mère , a caufe de la grande difproportion qui fetrouve entre la caufe & 1'effet: quelques-uns fe font perfuadés qu'elle étoit fille de quelque incube , d'autres , qu'elle s'étoit faite elle-même , ou qu'elle avoit été travaillée a force de rabot & de cifeau; il s'en eft trouvé même quelques-uns qui ont rappellé la fable de la ftatue de Pigmalion ; mais aucuns deux n'a vifé droit au but , ni pu pénétrer les caufes de ce prodige , dont je fais toutes les circonftances & particularités, ainfi que vous le verrez par la fuite de eet entretien. Dom Jago Manuel de Zayas, père d'Antonia, eft 1'homme le plus extraordinaire en fa figure & en fes manières que 1'on ait jamais vu ; il eft le plus excellent fculpte.ur en mar• bre qui ait jamais paru en Europe. II eft fier & fainéant au-deffus de ce qu'on peut imaginer; fa figure eft des plus grotefques ; il a environ trois pieds & neuf pouces de hauteur ; fa taille, depuis le haut jufqu'en bas, reffemble affez a une toupie qui.tourne fur fon ferrfes épaules fort larges s'élèvent plus de deux pouces au-deffus de fa tête, qui , a force de fe redreffer , s'eft fait comme une efpèce de niche au milieu de leur prodigieufe maffe; fa tête, terminée en pointe par-haut & par-bas, s'étend  au Voyageur Aérïen. hf depuis prefque le niveau des épaules jufqu'au «eux de fon eftomac; une large bouche qui s etend depuis une épauje jufqu'a l'autre, partage cette vafte tête en deux parties prefque egales: deux gros yeux ronds, bordes d'une ecarlatte très-vive, femblent vouloir fortir dleur orbite ; fon ventte pointu , qui femble n avoir été placé Ik que pour aider a foutenïr 1 enorme poids de cette groffe tête, lui a toujours défendu la vue de fes genoux, &même de fes pieds , qui dégénèrent en autant de fufeaux : des extrémités de fes larges épaules un peu au-deffous de fes oreilles, fortent deux bras maigres & décharnés, qu'il croife &ap puie fur fon long nez , quand ils ne font pas occupés ailleurs, a-peu-près comme une fem.me grolfe appuie les fiens fur fon ventre. Enfin ce feroit un origmal fans copie, fi dona Maria de Gonofcafa fidelle épouie ne lui difputoit pas le prix de la laideur. G'eft une Andaloufienne montagnarde d'une efpèce toute fingulière. Elle eft fort haute de taille, fon épaule droite s'élève a la hauteur dun pied plus que la gauche ; mais en récompenfe fa grolfe tête couchée fur celle-ci eft de niveau avec l'autre, & forme comme une doublé éminence qui termine fa ftrucfure par haut ayec aflez d'égalité; fa bouche, pour  j^ö Ces Aventüres sraccommoder au niveau de fa ftrutture, s'ou~ vre immédiatement au-deffous de 1'angle externe de fon ceil gauche , & defcend diagonalement jufqu'a la pointe d'un gros menton li retroulTé, qu'il femble avoir fait une alliance perpétuelle avec la pointe de fon nez de perroquet; fes deux grands yeux gardant a-peuprès la même proportion que la bouche , font fichés 1'un prés de la temple gauche , l'autre au milieu de fa joue droite, avec cette différence qué le premier efi prefque mourant, & que l'autre verfe fans ceffe des larmes amères fur la perte prochaine de fon camarade. Elle n'a point de ventre , mais en récompenfe la nature 1'a doué d'une croupe qui approche bien de celles que les poëtes donnent aux centaures. Ses jambes font excelTivement groffes , uniform es & femblabïes a deux pilotis chargés de quelque grand fardeau. La nature qui a fait de ces deux perfonnes deux chef-d'ceuvres de fingularité, leur a donné une inciination fi forte 1'un pour l'autre, qu'elle va jufqu'a une jaloufie qui me paroit affez mal placée. Après ces portraits tirés d'après nature du père & de la mère de Donna Antonia , il efi: a propos que je vous fatisfaffe fur fa naiffance, & que je vous faffe connoitre qu'il eft fort naturel que deux monftres en laideur puiffent produire un prodige en beauté.  ®u. Voyageur Aérien. Dom Manuel, fuivant I'ordre qu'il en avoit recu d'un des plusgrands moijarques de PEurope , venoit d'achever la flatue de Vénus CaH,pyga , en marbre furie modèle de Scopas li avoit fi parfaitement rëuffi, qiie l'on n'a jamais rien vu de fi achevé dans toute 1'an«iquite. II 1'avoit fait de la grandeur humaine, afin d en rendre les traits plus fenfibles. Charmé d une 11 heureufe réuffite , il fit appelier fa femme, tant pour fe garantir de la deffioée deZeUxjs:, que pour lui faire part de fa joie E 'e y vint fur le champ, & après avoir fidere de tous les cötés cette mervéilleüfé Hnre , elle prit un fiège vis-ü-vis pour la con"derer a fon gré. Elle s'y attacha fi fort, que Ion eutbeaucoup de peine è 1'en arracher pour diner ; encore pendant ce court repas chez les Efpagnols, quitta-t-elle la table deu* ou trois fois pour aller contempler cette ftatue EUe ne pouvoit être deux heures fans la voir* & la nuit elle fereWoit trois ou quatrefois; &- allumou de la chandelle pour Py conduire* ?>a pafïion etoit d'autant plus forte , qu'elle eto.t grolfe depuis fit femaines , & durajuf. qua la fin de fon terme , oü elle accoucha de cette merveille, qui fait 1'admiration de toute Efpagne On ne doute point que ce nefoit la-force de limagination de cetre mère , qui  '352 Les Aventures ait fait pafier dans le fruit qu'elle portoit tous les traits qui 1'avoit frappée. Pendant qu'Agathe parloit ainfi, & qu'elle accompagnoit fon difcours de toutes les graces dont elle étoit abondamment pourvue , notre voyageur ne détourna pas les yeux de fur elle. II lui trouva des traits encore plus piquans.fl, que ceux de Donna Antonia , & un efprit beau coup plus folide ; ce qui le conibla bientöt de la perte qu'il venoit de faire. 11 remarquoit d'ailleurs qu'Agathe avoit pour lui des fentimens nobles Sc tendres , & qu'elle s'intéreffoit généreufement en tout ce qui le regardoit. II n'en fallut pas davarftage pour le déterminer :i lui donner fon cceur fans réferve. La difficulté éroit de trouver Poe cafion de lui marquer fon amour & fa reconnoiffance , ce qui n'étoit pas facile dans un lieu ou les fréquentes compagnies ne permettoient pas d'avoir de tcte-a-tête^. En tout cas fes yeux & fes manières s'cxpliquèrent fi bien , qu'Agathe ne douta plus qu'elle n'eüt réufli dans le deffein de s'en faire aimer , & le regarda dès lors comme un parti qui ne pouvoit lui échaper. Le doöeur Migugno enragé de voir les bons fuccès de fon adverfaire , ne put s'empêcher de fuivre, fur le champ, les premiers mouvemens qu'il avoit eus de le perdre. II fe déroba de  fau Voyageur Aérien. 35$ de Ia compagnie , & écrivit au grand inquifr 'teur , qu'il y avoit chez dom Gazul, gouverneur de Burgos, un certain étranger qui étoit ïbrcier , aflaflin & fans religion. L'inquifition ne fe faifit pas moins de ceux qui recoivent chez eux ceux qui font accufés , que des accufés mêmes ; fur-tout quand ils favent qu'ils font riches > & qu'il y a de quoi fe payer graffement de fes peines* Ainfi Nigugno ne machinoit pas moins la perte de toute Ia familie de dom Gazul, que celle de fon adverfaire. Mais c'étoit un étourdi qui ne réfléchiffoit que quand les fautes étoient commifes i pour comble d'extravagance , il fit avertir fecrettement le corrégidor de Valladolid, que dom Perez avoit été tué; & que fon affaffm s'étoit retiré chez le gouverneur de Burgos. Les pourfuites du corrégidor de Valladolid , n'étoient guères k craindre pour notre voyageur tant qu'il refieroit k Burgos; mais celles de l'inquifition font formidables k toutes perfonnes , dans quelque afyle qu'elles foiertt. Un furieux orage menacöit alors notre voyageur , dont il ne fe fut jamais tiré fans 1'adreiTe & le courage d'Agathe, Elle avoit déja fait avertir Dek planes de fe fauver fecrettement k Burgos , avec tous les équipages de fon maïtfe, qui Py attehdoit.Le corrégidor n'ayant point de preu* Tome 11,, 2  354 Les Aventures ves de 1'affaffinat de dom Perez , fe conten= toit de les faire garder k vue, & d'examiner leurs demarches. Le refte de la journée fe paifa agreablement , fans qu'on eüt aucün foupcon des funeftes deffeins que le dodeur Nigugno rouloit dans fa noire caboche. Le lendemaiaala pointe du jour, Defplanes arnva k Burgos, avec tous les équipages de fon maitre. II étoit tout couvert defonfang; les trois autres domeftiques avoient été bleffélmaisaucune de leurs bleftures n'étoient mor' telle. D'abordil demanda a voir fon maitre qui dès qu'il Pappereuten ce trifte équipage Jui en demanda la raifon. Seigneur , lui répondit-il, Pair d'Efpagne n'eftpasfain pour vous, m pour nous. Le corrégidor de Valladolid , ayant appris que vous aviez délivré la belle 'Antonia des mains des corfaires , s'eft aifément perfuadé que vous 1'aimiez , & qu'ayant appris que dom Perez étoit venu de Salamanque pour 1'époufer , vous auriez prévenu ce rival & lui auriez fait un mauvais parti. Dans cette penfée , il nous a fait efpionner de prés: votre abfence mêmea contribué a augmenter fes foupcons. Le père de dom Perez, arrivé depuis trois jours k Valladolid, fait des perquifitions extraordinaires avec ce corrégidor qui Paccompagne par-tout. Le billet d'une certaine dame  bu Voyageur Aérien. 355 fcornmée Agathe , qui s'intéreffe fort a ce qui vous regarde , m'ayant été rendu hier furies trois heures après midi , je me préparai k vous venir trouver pendant la nuit : mais les émiffaires du corrégidor qui rodoient fans ceffe a 1'entour de notre auberge , voyant que nous nous difpoiionsa partir de nuit , Pavertirent de faire fermer toutes les portes de la ville , hormis celle de Pampelune , par oit ils fe doutoient bien que nous pafferions pour retourner en cette ville. Le corrégidor, a deux eens pas de cette porte , nous avoit dreffé une embufcade de douze alguafils , a la tête defquels il étoit avec le père de dom Perez. Nous triomphions de joie d'être fortis de cette ville fans périls , & nous piquions vigoureufement nos chevaux, pour venir vous rejoindre au plutöt, lorfque du coind'unbofquet,dansun petit vallon, nousnousfommes vu* falués de douze coups de fufils en même-tems. J'ai recu pour ma part deux coups de balie , Pun a la tête , l'autre au bras gauche. II n'y a perfonne de nous qui n'ait eu part a cette brufque falutation. Ilsfe font enfuite jettés dans le chemin pour nous barrer le paffage Pépée a la main. Alors ne voyant plus au clair de la lune, que desarmes blanches, & fur qu'aucun des nötres n'avoit été défarconné , cama- L Zij  3*6 Lés Aventures rades, leur ai-je dit , il faut ici ou vaincre ou mourir en braves gens : nous fommes montes a i'avantage & bien armés, il faut pafier par-deffus le ventte de ces coquins , & leur rendreavec ufure en palfant,ce qu'ils nous ont prêté. Marchons fans leur laiffer le tems de fe reconnoitre. A ces mots , nous fondons fur nos ennemis avec tant de fureur , que le corrégidor & le père de dom Perez fon tombés a nos pieds; la plupart des alguafils ont pris la fuite ; les autres porteront Iong-tems de nos marqués. Voila pourquoi vous nous voyez dans Pétat oü nous fommes. Mais , Seigneur , quittez au plutöt ces habits qui'vous deviendront funeftes , & reprenez ceux qui vous conviennent beauccup mieux. Son maïtre après avoir loué fa valeur, lui demanda des nouvelles de donna Antonia , comme s'il ne favoit rien de tout ce qui lui étoit arrivé. Defplanes lui répondit qu'elle avoit été enlevéepar ordre de fa majefté' Cathohque, & qu'on ne favoit ce qu'elle étoit devenue ; que dom Manuel & fon époufe , étoient fortis de prifon fous bonne & valable' caution ; & que les inquifiteurs faifoient a Valladolid U dansles villages prochains, des recherches dont on ignoroit les caufes. Agathe qui avoit écouté fans que Pon en  du Voyageur Aérien. 357 fut rién toute la fuite de ces difcours, entra aufïï-tót dans la chambre de fon nouvel höte , qu'elle trouva dans un équipage tout différent des jours précédens.Elle étoit elle-même coëffée & habillée fi richement& fi avantageufement * que quand elle n'auroit pas été une des plus belles perfonnes de toute 1'Efpagne , elle fé feroit cependant attiré les regards de tout ie monde,par fon air noble & fa grande pro» preté. Son nouvel höte en fut li charmé , qu'il ne put s'empêcher de lui dêclarer les fentimens de fon coeur , avec des termes fi tendres & fi paffionnés , qu'il n'étoit pas permis de douter qu'il ne fut plus amoureux qu'il ne l'avojt été jufqu'alors. Agathe n'étoit pas dè~ ces beautés qui éblouiffent d'abord , mais fes traits étoient fi vifs & fi réguliers , que plus on la confidéroit ,plus on découvroit de charmes dans fa perfonne , & par conféquent plus de raifons de 1'adorer. L'inquifition ayant des miniftres répandus dans toutes les parties de 1'Efpagne , eft de tous lestribunaux celui qui fait exécuter le plus promptement fes volontés. Q.i'une perfonne foit accufée a midi, il arrivé rarement qu'elle couche chez elle, tant les miniftres de l'inquifition font ardens & zèlés a leur profit. Ce tribunal qui fait trembler les rois mêmes , 5c Z iij  3<$ Les Aventures qui les obh'ge a lui prêrer main-forte, quand il 1'exige , eft le plus rédoutable de tous ceux de 1'Efpagne, & celui oiiles ihjuffices les plus atroces , couvertesdu manteau de la religion, paffent pour des aftes de' verru. Agathe ayant -entendu parler des recherches des inquifiteurs a Vaüadolid, ne douta pas un moment qu'elles ne s'étendiffent bien tót jufqu'a Burgos , & qu'e.'les n'euffent pour principal objet la prife du voyageur aérien. C'eft pourquoi elle fongea aux moyens delcs prévenir. Comme fon nouvel hóte ignoroit le péril oii il étoit , elle crut devoir 1'en avertir , & lui faire connoïtre ce qu'elle étoit capable d'entreprendre pour fa fiireté. Elle lui expofa donc en peu de mots Ie danger oii il étoit ; qu'en peu d'heures les inquifiteurs environn*roient Burgos , & n'en Jaifferoient fortir perfonne qui ne fut conmi d'eux ; mais qu'il y avoit dans la citadelle de Burgos une ample voute fouterraine, quis'étend jufqu'a une maifon de plaifance de fon père, fituée a deux lieues de la , que cette voute n'étoit connue que de fon père & d'elle; qu'elle étoit fermée par une groffe pierre de taille en forme de porte quarrée , qu'elle aboutiffoit au pied d'une murailre du jardin de la maifon de plaifance dont elle lui avoit parlé , & qu'il feroit facüe par cette voie d'éviter les pour5  du Voyageur Aérïen. 359 fuites de l'inquifition. Belle & généreufe Agathe , lui dit alors notre voyageur , pourquoi faut-il quevosbontés préviennentmesfervices? Qui vous oblige a vouloir du bien a une perfonne qui n'a pas 1'honneur d'être connue de vous } II ne s'agit pas ici de complimens , lui répondit Agathe ; les inquifiteurs avec leurs nombreufes brigades d'alguafils & de foldats , feront bien-töt k nos portes ; préparez-vous a partir inceffamment avec tous vos équipages, que vos domeftiques foient bienarmés. Je vais difpofer mon coufin Alarif , & quelques-uns de nos amis k nous efcorter jufqu'a notre maifon de plaifance. A peine étoit elle fortie , que les fentinelles des portes de la ville accoururent de tous cötés chez le gouverneur, pour lui demander les clefs , attendu que la fainte inquifition fouhaitoit entrer dans la ville. Agathe les renvoya dire aux chefs que le gouverneur n'étant pas encore levé , ils n'avoient pas jugé a propos de réveiller fi matin , mais qu'ils ne tarderoient pas long-tems a leur ouvrir. Elle profita de ce tems-la pour mener fon höte , dom Alarif, deux de fes amis , avec leurs domeftiques a 1'embouchure de la voute qu'elle fit ouvrir en même-tems. Quatre dor meftiques marchoient devant, tenant un flaii^ Z.iv;  36o Les Aventures beau a la main gauche, & un fabre dans| ^e ;^la„e étoit è ]eur tête , m[£ -archou Agathe, ayant fon höte a fa gauche, & dom Aanfa fa droite. Les deux amis de dom Alarif lesfuiVoient, Tous,hormis Agathe étoient armés de bonnes épées & de bons Mtls Les autres domeftiques formoient Parrière garde, menant par la bride chaeun un cheval Des que tout l'équlpage fut entré, on ferma la porte de pierre , 6c on la barricada par-dedans avec de groffes barres de fer , qui paf. foient au travers de plufieurs anneaux de fer attachés auxgondsde la porte ; précaution que 1 tin ne prenoit, que quand on craignoij |es incurfions des Maures. Us n'eurent pas fait deux eens pas a la lueur des flambeaux , que les chevaux, effarouchés par une odeur inconnue , fe cabrèrent • & froncant les narines, firent voir qu'il y avoit la quelque chofe d'extraordinaire. Un moment apres, Defplanes appercut a vingt pas de lui, comme deux gros yeux enflammés, qui rouloient de cöté & d'autre, II en approcha avec les camarades, & apperCut un lézard d'Afri, que d'une longueur & d'une %Ure prodigteufe, qui fe traïooit lentement fur fJX pieds ton courts. II avoit le dos couvert d'une écaille m* fört éjpaiffe 4 celle de fcflbus fa gorge  du Voyageur Aérien. 36t & fon ventre étoit rouge & moins épailfe. II préfentoit une large & longue gueule, garnie' de trois rangs de dents de difierentes figures: les unes étoient larges & unies . les autres crochues fe terminoient en pointes comme les défenfes d'un fangiier. Cet afpeft les obligea d'avertir ceux qui les fuivoient de fe tenir fur leurs gardes. Le voyageur aérien , dom Alarif & fes deux amis, avancèrent le fufil a la main, Dom Alarif, comme le meilleur tireur, Iacha trois balles dans la tête de ce monftre, dont deux ne firent que couler le long des écailles mais la troifiame lui ayant crevé 1'ceil gauche , pénétra bien avant dans fa fervelle , ce qui lui fit jetter un cri effroyable, & ouvrir une vafte & large gueule capable d'engloutir un homme tout entier. Ceux qui accompagnoient dom Alarif , profitèrent de cette occafion , & firent une fi rude décharge dans cette énorme gueule, qu'il en fortit une grande quantité de fang & de fanie. Alors les premiers domefiiques a coup de fabre achevèrent d'affommerce monftre , qui roula en mourant contre une des parois de la voute. Les derniers domeftiques qui menoient les chevaux, profitèrent du tems que Fair étoit chargé de nitre pour les faire paffer le long de l'autre €Qté de la voute,  j62 Les Aventures Après cette expédition , on s'arrêta quelque tems a confidérer la prodigieufe maffe de ce •monftre , qui depuis trente ans. qu'on n'avoit paffe par-la , fe nourriffpit des feules vapeurs de la terre , qui ne pouvoient qu'être trèsépaiffes dans ce lieu fouterrain. On délibera enfuitedece que 1'on feroit de ce monftre, fi on Ie tireroit de cette caverne , ou fi 1'on Py laifferoit pourrir. Agathe qui favoit toujours moins appréhendé que Pinquifition , fut d'avis qu'on le laiffat la , jufqu'a ce que les inquifiteurs fé fuffent retirés , de peur que la curiofité de Ie voir, ne devïnt funefte a ceux qui 1'auroient expofé. Ainfi on le laiffa la , & 1'on continua le voyage fans embarras, jufqu'a la maifon de plaifance de dom Gazul. Pendant ce teirfs-la , la reine d'Efpagne , qui pour de bonnes raifons prenoit intérêt a ce qui regardoit dom Gazul & toute fa familie, ayant appris les deffeins des inquifiteurs contre ces innocens , obtint du roi une lettre de jufiion & des alguafils, pour fe faifir de ce même dom Gazul , du voyageur aérien & de toute Ia familie , fous prétexte de lezemajefté, de révolte & de félonie, & un ordre de les amener au plutöt dans les prifons de Madrid. Le capitaine des alguafils arrivé | Burgos , remit d'abord entre les mains de  bv Voyageur Aérien. 3S3 dom Gazul une lettre de la reine , concue en ces termes. Lettre de la reine des Efpagnes , a dom Gayul l gouverneur de la ville & chdteau de Burgos. » Ne foyez pas furpris, dom Gazul , des ordres rigoureux & injuftes du roi a votre égard. Ils ne le font qu'en apparence. S'il y avoit eu quelqu'autre moyen de vous arracher des mains des inquifiteurs, on 1'auroit tenté. Mais ii n'y a que les feuls crimes de leze-majefié, qu'il n'eft pas permis a ces cruels vautours de s'interpofer. Amenez avec vous tous ceux qui pourroient être en péril, & fur-tout ma chère Agathe ». La Reine des Espagnes. Dom Gazul ayant appris les mauvais deffeins des inquifiteurs , s'étoit déja retiré dans la citadelle avec fa familie & toute la garnifon de la ville, réfolu de fe bien défendre , pour peu que les efcouades des inquifiteurs vouluffent 1'attaquer. Peu de tems après, le père inquifiteur étant entré dans la ville , fomma dom Gazul de fe rendre. Mais voyant fa réfolution a tenir ferme , il s'avifa de courir comme un fou par les rues de la ville , avec fes alguafils la tête découverte, & tenant im crucifix k la main9 afin de foulever la bour*  364 Les Aventures geoifie contre fon gouverneur. La populace gromere & fuperftitieufe , fe rangeoit volontiers du cöté de ce pieux comédien. Mais les perfonnes de bon fens fe moquoiertt de fes fottes tentatives , lorfque les órdres abfolus du roi arrivèrent. Ce fut alors que le révérend.fiïme mquifiteur , & Ies miniftres de fes in,uftices,fe retirèrent avec une courte honte Les ordres du roi n'eurent pas été plutöt figmfiés a dom Gazul , qu'il förth de la citadelle avec un air content , paree qu'il favoit le fecret, au milieu de fa familie affligée , & fe rendit au capitaine des gardes porleur'des ordres. De la ils alièrent a la maifon de plaifance , oü le même capitaine des gardes ordonna a Agathe, au voyageur aérien & a dom Alanf, de fe rendre prifonniers avec tous leurs amis &r leurs domefiiques. Quelques-uns voulurent fe mettre en défenfe ; mais dès qu'ils virent les ordres du roi , & que dom Gazul s'étoit aufti rendu , ils obéirent fans réfifta-nce. On les mena tous en diligence a Madrid, oü ils furent enfermés dans les prifons avec autant de rigueur en apparence , que des vietimes que 1'on s'apprêtoit a facrifier. La reine, impatiente de voir fa chère Agathe, fit dire aux geoliersde Ia lui amener. Dès que' .cette belle fille fut arrivés, elle fe jetta a les  Voyageur Aérien. 365 genonx , & lui protefra avec une éloquence que la douleur & la tendreffe animoient, que jamais fon père , ni aucun de fa familie n'avoit été affez malheureux pour fe départir un feul moment de Pobéiffance Sc du refpect dü a-leur fouverain , & qu'elle la fupplioit au nom de ce qu'elle-avoit de plus cher,de vouloir bien foutenir 1'innocence de dom Gazul contre la malignité de fes accufateurs. La reine 1'affura de fa proteclion , Sc lui demanda quel étoit eet étranger qui étoit venu avec eux. Agathe lui répondit , qu'il cachoit fon nom Sc fa naiffance , mais que fa bonne mine, fes manières . toutes nobles , fa valeur extraordinaire , enfin les grandes dépenfes qu'il faifoit par-tout oii il alloit,, marquoient affez qu'il étoit un grand prince. La reine qui jufqu'alors avoit a peine fufpendu fa tendreffe , releva Agathe, Sc l'embraffa fort tendrement , Sc la faifant affeoir fur un tabouret auprès d'elle lui faifoit mille queftions Sc ne pouvoit ceffer de la baifer. Elle la tenoit encore entre fes bras , lorfque le roi fortant de fon appartement 1'appercut , Sc lui demanda pourquoi elle careflbit une perfonne qu'il regardoit comme fon ennemie. Mais elle qui ne voyoit rien a craindre , ni pour le roi , ni pour elle, lui paria en ces termes.  \G6 Ees Aventures Hijloire de la belle Agathe. Quand j'eus 1'honneur de partager le lit de votre majefté, je fus deux ans , a caufe de ma grande jeuneffe , fans avoir d'enfans. Je devins enfuite grofle. Votre majefté, qui fouhaitoit un héritier k la couronne, dit un jour parmi fes courtifans , que fi j'accouchois d'un gareon , je ferois la reine la plus heureufe du monde ; mais que fi c'étoit d'une fille , je courrois rifque d'encourir votre difgrace. Dans cette rude alternative tout ce que je pus faire, 'fut de déguifer ma groffefle le plus qu'il me fut pofiible, & de faire croire que j'avois encore trois mois , lorfqu'il ne me reftoit que buit jours pour mes couches. J'allai comme pour prendre 1'air a 1'Efcurial, oii étant accouchée peu de jours après d'une fille, je fis courir le bruit que je n'avois eu qu'une mole. Par ce moyen je me mettois a couvert de votre reffentiment. Je donnai cette fille a élever k dom Gazul & k fon époufe , qui, la faifant paffer pour un fruit de leur hymen, en ont eu les mêmes foins que fi c'eüt été leur enfant. D'une feconde couche, je vous' donnai un héritier qui comble vos vceux par  Voyageur Aérien: 357' les qualités véritablement royales qu'il a. Votre majefté m'en a marqué fa re connoiffance par les graces qu'elle m'a accordées lorfque je les lui ai demandées. Dom Gazul a obtenu ainli le gouvernement de Burgos a ma fellicitatioiu II s'y eft comporté en très-fidèle & très-zèlé fujet de votre majefté. Pourquoi donc le faire arrêter comme un fujet rebelle a mes volontés? C'eft, fire , répondit la reine, qu'il n'y avoit point d'autres moyens de Parracher des mains des inquifiteurs qui le pourfuivoientoutrageufement fur de faux allegués, & qui vouloient engloutir fes grandes richeffes. La chofe étant ainfi , dit le roi, je ne puis qu'approuver votre prudence. Mais d'oü viennent ces careffes que vous faites avec tant de paflion a la fille de dom Gazul ? Pourquoi, fire, dit la reine, la voix de la nature ne parle-t-elle pas au fond de votre cceur , comme elle parle au fond du mien ? Cette aimable fille que vous croyez appartenir a dom Gazul , eft fille de votre majefté; celle-la même dont j'accouchai a 1'Efcurial. A ces mots, Agathe fe jetta aux genoux de fon père véritable, avec une modeftie mêlée de joie. Le roi Payant contemplée quelque tems , y remarqua prefque tous les traits de la reine dans letems qu'il Pépoufa, & Payant relevée, 1'emb.raffa avec autant de tendreffc  j6S Les Aventures qu'avoit fait la reine > & ördonna : fur lé champ , qu'on fit fortir des prifons tous ceux qui y étoient détenus , & qu'on les lui afnenat, Ce qui fut auflï-töt exécuté. Dom Gazul marchoit a leur tête , accom* pagné du voyageur aérien fon höte ; dom Alarif fuivoit, ayant fes deux amis a fes cötés: la femme du gouverneur avec Tecle fa fille marchoient en fuite , fuivies des domeftiques des uns &c des autres i. le roi les fit conduire dans la chambre de fon confeil, oü il fe rendit peu de tems après , accompagné de la reine, de dom Fernand Infant, de donna Agathe Infante , & de tous les grands d'Efpagne, qui étoient alors a la cour. D'abord fe tournant vers .celui que Ton ne connoifloit encore que fous le nom de voyageur aérien, dont il ne pouvoit affez admirer la bonne mine , il lui dit: il eft inutile, feigneur, de vouloir déguifef plus long-tems votre origine ; elle fe manifefte dans toutes vos aöions & dans la majefté de votre perfonne. Ainfi daignez nous dire franchement qui vous êtes, quels motifs vous ont amené en ces lieux ? Alors le voyageur aérien prit la parole pour fatisfaire aux volontés du roi & de toute 1'affemblée , & paria ainfi. SUITE  du Voyageur Aérien. 369 Suite de l'hijïoire du Voyageur aérien. J E fuis Fainé de trois enfans males que Guftav ede-grand , qui fut tué en Allemagne , au fortir d'une vi&oire complette qu'il venoit de remporter fur les Impériaux, laiffa a ma mère. Comme je n'avois encore que douze ans , lorfque ce malheur arriva, ma mère , femme des plus prudentes & des plus courageufes de fon fexe, fe chargea des affaires du gouvernement pendant la minorité de fes enfans, qui ne finit parmi nous qu'a 1'age de vingt-un ans. Ayant rétabli par fa prudence, le calme & la tranquilité dans toute 1'étendue des états de Suède & de Norvège, elle ne fongea plus qu'a donner a fes enfans une éducation digne de leur naiffance. Les belles-lettres & les exercices de la nobleffe faifoient toute notre occupation, & nous avions, mes frères & moi, une noble émulation a y exceller. On avoit choifi pour nous inftruire tout ce qu'il y avoit de meilleurs maïtres en chaque difcipline; enfin, ayant fini tous mes exercices a 1'age de dix-feptans, il me prit une forte envie de voyager par toute 1'Europe , pour apprendre les mceurs Tome IJ. A a  370 Les Aventures & le langagfe de fes divers habitans: pour le faire avec moins d'embarras , je ne pris avec moi qu'un homme de lettres , un valet-dechambre &c trois domeftiques. Avec cette petite eficorte je parcsurus Pune & l'autre Pruffe, le Danuemarck , la Mofcovie , la Pologne 6c 1'Allemagne. Mon homme de lettres étant fort agé , raourut en Franconie : je continuai mon voyage par la Hollande Sc par PAngleterre, ou je ne demeurai qu'autant qu'il en falloit pour apprendre leurs langues ; de-l& je paffai en France , oü je fis un plus long léjour que par-tout ailleurs ; enfin , je fuis venu dans les états de votre majefté, oü je fuis depuis quelques mois , 8c oü j'ai eu différentes aventures qui ne méritent pas que j'en étourdifle les oreilles de votre majefté. Ici le roi lui demanda s'il n'avoit pas perdu fa liberté auprès de quelque belle Efpagnole. Guftave lui répondit qu'il en avoit vu plulieurs d'une beauté fingulière, qu'il avoit aimées véritablement; mais qu'il avoit été affez malheureux pour ne pas réuflir dans fes deffeins , par les facheux contre-tems qui étoient arrivés; que dans le tems qu'il parloit a fa majefté il étoit plus amoureux qu'il ne Pavoit jamais été, paree qu'il aimoit une perfonne dont les charmes & le mérite Pemportoient  d'un Voyageur aérien. 371 infiniment fur toutes celles qu'il avoit vues jtifqu'alors; enfin , qu'il 1'aimoit fi refpeöueufement, qu'il n'avoit pas même ofé lui déclarer la paflion qu'il avoit pour elle , quoiqu'elle lui eüt rendu tous les bons offices imaginables, & qu'il fe flattat de n'en être pas haï. Le roi furpris d'une paflion fi forte, & en ffiême tems firefpecfueufe, lui demanda quelle étoit cette belle incomparable, lui prömettant de travailler a fa fatisfaaion. Guftave remercia Ie roi de fa bonne volonté, & lui nomma la fille aïnée de dom Gazul, dont il exaggéra la beauté avec une éloquence foutenue d'une eftime Ê& d'une paflion extraordinaires. Guftave ne favoit pas encore qu'Agathe füt fille du roi & de la reine. Vous n'êtes pas de mauvais goüt, lui dit le roi, cette belle fille n'eft' pas indigne de 1'alliance des plusgrands prince> du monde. J'en fuis fi perfuadé, fire , réponl dit Guftave , que la leule grace que j'ofe demander a votre majefté eft de déterminer dom Gazul a m'accorder Agathe, & de permettre que notre mariage fe faffe a la vuë de toute votre cour. Pour le confentement de dom Gazul , dit le roi, il féra fort aifé de 1'obtenir , je crois même que celui d'Agathe ne vous manquera pas ; c'eft cependant ce dont je veux être pleinement inftruit avtfnt que de paflef Aa ij  371 Les Aventures outre : cependant agréez un appartement con» venable pour vous & pour votre fuite dans . mon p.dais. Guftave lui témoigna combien il étoit fenfible k tant de bontés. Le roi & la reine fe retirèrent & emmenèrent avec eux Agathe, pour apprendre de fa propre bouche quels étoient fes feminiens pour le prince de Suède. Ils furent ravis d'apprendre qu'elle 1'efti-, moit affez pour vouloir partager avec lui l'une & l'autre fortune, en cas qu'il fallut les éprouver toutes deux. Cependant , comme il fe faifoit tard, le roi convia fes nouveaux hötes a fouper. 11 prit a table fa place ordinaire , ayant la reine k fa droke , Guftave a fa gauche : Agathe eut ordre de fe ranger auprès de fa mère, Ie prince infantauprès de Guftave; quatre grands d'Efpagne fuiyoientdeux adeux'de chaque cöté. On placa enfuite les dames, dom Gazul, dom Alarif & fes deux amis. Le repas fut magnifique & digne de la majefté de celui qui le donnoit : ce fut la que le roi déclara qu'Agathe étoit fa fille , qu'il la donnoit a 1'héritier des Couronnes de Suède &C de Norwège , &c que le lendemain on feroit les cérémonies de leur mariage avec toutes les fêtes & toute la pompe qui fe pratiquent en ces occafions. II n'y eut de toute 1'affemblée que les feuls dom Gazul & fon  »u Voyageur Aérien. 37j époufe qui ne furent point furpris de tant denouveautés. Guftave qui croyoit n'époufer que la fille d'un fimple gouverneur de ville , eut tant de joie d'apprendre que fa chère & charmante Agathe étoit fille dupuiflant monarque des Efpagnes & des fndes , qu'il ne favoit fi tout ce qu'il voyoit n'étoit pas tin fonge ; il remercia le roi, en termes fipafiïonnés, que 1'on ne pouvoit douter qu'il' n'e fentït toute 1'étendue dW fi rare faveur. Agathe , qu£ fe poffédoit un peu plus, marmia au roi toute la reconnoiffance poffible & le contentement qu'elle avoit d'un fuccès fi heureux- & freonforme a fes deiirs-. Pendant que toutes ces chofes fe paffoient tant k Btirgos qu'a Madrid , nos deux favorisdu roi, dom Francifque d'Alvalos & dom Gomez de la Cerda , avoient fair tant de diligence & terminé fi promptément leurs manages, qu'ils arrivèrent avec Luis époufes èt Madrid , le foir même que le roi venoit d'ac* corder fa fille k 1'béririer des royaumes de Suède & de Norvège. Ils apprirent que le lendemain on devoit faire les cérémonies 'de leur mariager qu'il y auroit des fêtes , des tonrnoi», des bal*èc plufieurs autres pareiïs divertiffernens , Sc fe difposèrent h y paroitre avec leurs nouvelle* époufes , & k faire juger leur différend par le A a iij  ^74 Les Aventures roi même; ils convinrent même entr'eux que pour le faire d'une manière plus galante öt plus digne d'eux, il falloit propofer le prix de la beauté; que les fommes qu'ils avoient dépofées 1'un & l'autre , feroient mifes entre les mains de celle qui, au jugement du roi &c de toute la cour, feroit la plus belle. Sur la fin du fouper du roi, ils vinrent faluer fa m.ajeffé, & lui rendre compte chaeun de ce qu'il avoit fait, & fur-tout de fon mariage , & lui demandèrent la permifïïon de propofer le lendemain un prix confidérable en faveur des dames , pour celle qui a fon jugement pafferoit pour la plus belle. L£ roi leur répondit qu'il agréoit leur demande, &C qu'il y ajouteroitun diamant d'un prix & d'une beauté lingulière , s'ils vouloient bien que 1'infante entrat dans cette concurrence. Ils répondirent que rien ne leur feroit plus de plaifïr, & que ce feroit la le moyen de rendre cette partie de la fête toute grande &£ toute augufïe. Le lendemain , toutes les perfonnes diffinguées & même toute la bourgeoifie parut en habit de fête; les dames fur-tout, pour honorer la fête , s'habillèrent le plus richement qu'elles puren* : toutes les boutiques furent fermées pendant trois jours; les places publiques furent ornées de belles tapifleries & de  du Voyageur Aérien. 375 fleurs; chaque bourgeois avoit fait planter un raai devant fa porte ; plufieurs ru'iffeaux de vin couloient d'efpace en efpace pour tous ceux qui en vouloient boire. Sur les dix hetires d.u matin Guftave en habit fuperbe, qui relevoit infiniment fa bonne mine , vint voir Agathe qull trouva paree fi pompeufement tk. fi brillante en eet équipage, qu'il lui dit d'abord, qu'il ne doutoit nu'.lement que le prix de la beauté & du mérite ne lui fut adjugé, du confentement du même docteur Niguno , s'il fe trouvoit a la fête. Après quelques complimens de part & d'autre , ils allèrent fe jetter aux pieds du roi & de la reine , &leur demander leur bénédiöion : ils en furent recus avec toutes les careffes & les applaudiffemens pofiibles. Un moment après le roi envoya avertir 1'archevêque de Madrid de le venir trouver pour affaires de fon miniftère. II parut quelque tems après en habits pontificaux, & fut conduit dans la chapelle du, roi , oü il donna la bénédiöion nuptiale a Guftave & a Agathe, en préfence du roi, de la reine , de 1'infant & de toute la cour , St célébra pontificalement la fainte mefié a leur intention. Cette cérémonie étant finie-, &C toutas les. perfonnes de diftinétion étant entrées k la ftati A. a iv  37^ Les Aventures du roi & des nouveaux mariés , dans les aj> partemens , Agathe & Guftave fuivirent Ia reine dans fon cabinet, oii elle leur fit plufieurs préfenstrès-confidéribles. Le roi convia a diner tous les grands de fa cour & toutes les dames de qualité. Jamais nóce n'a été plus belle & plus joyeufe que celle-la. Le roi fit placer Guftave a table dans la place qu'il occupoit luimême le foir précédent , & Agathe dans celle de fa mère , avec chaeun une couronne dor fur la tête , garnie des p'us belles pierreries de 1'orient. L'archevêque de Madrid fit la bénédiclion de la table. Cependant on avoit fait dreffer dans la cour 'du palais du roi un magnifique échafaud , avec plufieurs dais , pourréjouir le peuple par ïa vue des nouveaux mariés & de toute la cour. Le diner pompeux & plus prolixe que ce n'eft la coutume chez les Efpagnols , fut accompagné d'un concert admirable de Iuth, de guittares & des plus belles voix de toute 1'Efpagne , après lequel le roi & la reine vinrent prendre place fous deux magnifiques dais que 1'on avoit drefies fur 1'echafaud fufdit. Guftave & Agathe attendoient les ordres du roi pour venir occuper les deux autres k leurs cötés , lorfque dom Francifque menant par la maai donna Schérvilla, fille du gouverneur  du Voyageur Aérien. 377" de Pampelune qu'il venoit d'époufer , & dom Gomez de Ia Cerda menant donna Antonia de Zayas , qu'il venoit pareillement d'épcufer, mirent entre les mains du roi la bourfe 011 le pari fait entr'eux étoit enfermé, & le prièrent de vider leur différend. Tous les afiifrans furent li éblouis a 1'afpect de deux li rares beautés, que 1'on entendit de tous cötés des acclamations de joie & d'admiration ; on ne pouvoït croire que 1'Efpagne eüt produit de femb'ables merveilles. Enfin , comme il arrivé, les voix fe partagèrent, les uns donnant le prix de la beauté k donna Schérvilla, les autres adonna Antonia de Zayas. Le roi prenant la parole, en tirant de fon doigt un diamant d'un prix excedif, leur dit qu'il leur avoit propofé d'être de leur pari , s'ils vouloient bien permettre que 1'infante entrat en concurrence avec ces deux triomphantes beautés, &l mit fon diamant dans la bourfe commune. Ces deux jeunes favoris n'avoient pas cru devoir faire fouvenir le roi de ce qu'il leur avoit dit , paree qu'ils ne croyoient pas qu'il füt poffible de trouver quel' ques beautés qui approchafTerit de celle de leurs époufes. Cependant voyant que le roi le vouloit ainfi, ils y confentirent. Le roi fit aufiitöt appelier 1'infante , qui dès qu'elle eut falué  37^ Les Aventures la compagnie avec un air majeftueux & mê!é de pudeur, réunit en fa perfonne les décifionS de toute 1'affemblée , & les fuffrages mêmes de nos deux favoris & de leurs époufes. Les ims fe récrioient fur la régularité de les traits» d'autres fur la délicateffe de fon teint parfemé de lys & de rofes : quelques-uns ne pouvoient affez louer fa modeftie, fop air plein de majefté, la vivacité de fes yeux qu'elle avoit les plus beaux du monde. Enfin 1'infante d'Efpagne emporta fans dif£culté le prix fur fes concurrentes, fans que perfonne s'avisat d'aller contre. Mais le roi, judicieux, he voulant pas décider entre fa fille &fes concurrentes, fit avertir Guftave de venir terminer ce differend. Son arrivée n eblouit guères moins lesyeux de toutle monde, qu'avoit fait celle de 1'infante, tant il étoit bien fait, d'un air doux, mais noble & d'un abord prévenant. Après avoir falué le roi , !a reine & toute 1'affemblée, il fe placa fous le dais a la gauche du roi. Mais quelle fut fa furprife quand il appercut donna Schérvilla & donna Antonia de Zayas fes premières maïtreffes lelies ne furent pas moins furprifes lorfqu elles trouvèrent dans leur juge leur ancien amant. Enfin , voyant que les fuffrages de tout le monde étoient pour 1'infante -, il prononca ainfi 'la fentence.  du Voyageur Aériéiï.' 37$ ïl n'eft pas jufte que perfonne fe retire mécontent de fon roi. La voix publique ayant unanimement décerné le prix de la beauté a 1'infante , cette gloire qui lui appartient, doit aufli lui tenir lieu de toutes chofes. Pour confoier la difgrace de ces deux autres merveilles , il faut qu'elles partagent le prix pour lequel elles font entrees enconcurrence. Ainfi, donna Schérvilla , recevez cette bourfe garnie d'or , & vous , donna Antonia de Zayas , recevez eet anneau que la magnificence de fa majefté vous donne. II prit enfuite 1'infante par la main, & la conduifit fous le dais qui lui étoit pré^ paré auprès de la reine, & lui, alla fe placer dans le fien. Le roi & toute 1'affemblée approuva le jugement de Guftave; on le regardoit comme un autre Salomon, &c tout le monde ayant pris fes places, les trompettes, les haut-bois, les fifres , les tycnbales & les tambours an« noncèrent le tournoi que les grands d'Efpagng avoient préparé pour cette fête ; il fut des plus magnifiques, tous les chevaliers y coururent la bague avec beaucoup d'adreffe & d'émulation : plufieurs autres divertiffemens fuccédèrent les uns aux autres. A Parrivée de la nuit toute la ville fut éclairée d'illuminations les feux d'artifices , les fufées volantes, les ac  iSo Lis Aventuris clamations du peuple rendirent Ia joie fi omverfelle , que les divertiffemens de Ia nuit ne céderent pas è Ceux de la journée. Ces fêtes durèrent trois jours & trois nuits fans aucune intermiflion , pendant ce tems-14 il arriva a Madrid des ambaffadeurs de la part de Ia reine de Suède qui redemandoit fon 'fits ainé , attendu que fon grand age ne lui permettoit plus de vaquer aux affaires de fon gou- , vernement; ils furent recus du roi & de fa reine avec tous les honneurs poffibies; ils faluèrent leur nouveau roi & leur nouvelle reine ..avec une joie qui ne fe peut affez exprimer; le roi voulut qu'ils fuffent fpeöateurs des divertiffemens publics , en attendant que 1'on prépareroit toutes les chofes pPur le départ du roi & de la reine de Suède : il leur fit aufli des préfens confidérables, chaeun fuivant fa qualité. Comme le retour du roi de Suède preffoit, on choifit la route la plus courte que 1'on put, pour Ie rendre en bref en fesétats. On jugea que la voie de 1'Ocean feroit la plus' courte & la plus commode; on choifit pour s'y embarquer le port de Fontarabie, qui effectivement paroit le plus propre & le mieux fourni de bons vaiffeaux pour un voyage de long cours. On prépara aufli les carroffes & les chariots néceffaires pour conduire leurs  au Voyageur Aérien. 2S1 snajeftés fuédoifes jufqu'au port oü ils devoient s embarquer. Agathe remercia dom Gazul de tous les foins qu'il avoit pris de fon éducation, & pria le roi de s'en fouvenir. Guftave témoigna au roi & k la reine le chagrin qu'il avoit de fe féparer li-tot de leur chère préfence. Le roi d'Efpagne les combla de préfens trés riches & très-précieux ; ils s'embrafsèrent les larmes aux yeux, & fe dirent les adieux les plus tendres qui fe foient jamais dits en de femblables occafions. Fin des aventures du voyageur aérien.   MICROMÉGAS O u VOYAGES DES HABITANS DE L'ÉTOILE SIRIUS. Par Voltaire.  MICROMÉGAS,  MICROMÉGAS O U VOYAGES DES HABITANS DE L'ÉTOILE SIRIUS. CHAPITRE PREMIER. Voyage d'un habitant du monde de l'ètoile Sirius dans laplanete de S uturne & fur la Terre. Dans une de ces planètes qui tournent autouf de Pétoile nommée Sirius, il y avoic un jeune homme de beaucoup d'efprit, que j'ai eu 1'honneur de connoitre dans lexdernier yoyage qu'il fit fur notre petite fourmillière; il s'appelloit Micromégas, nom qui convient fort a tous les grands. II avoit huit lieues de haut: j'entends par huit lieues de haut, vingt-quatre mille pas géométriques de cinq pieds chaeun. Tome II, £ jj  3 SS M i c r o m É g a s; Quelques algébriftes , gens toujours utileS au public , prendront fur le champ la plume , Sc rrouveront que , puifque M. Micromégas , habitant du pays de Sirius, a de la tête aux pieds vingt quatre mille pas, qui font cent vingt mille pieds de roi, & que, nous autres citoyens de la terre , nous n'avons guère que cinq pieds, & que notre globe a neuf mille lieues de tour; ils trouveront, dis-je, qu'il faut abfolument que le globe qui Fa produit, ait au jufte vingt-un millions fix cent mille fois plus de circonférence que notre petite terre. Rien n'eft plus fimple & plus ordinaire dans la nature. Les états de quelques fouverains d'Ailemagne ou d'Italie, dont on peut faire le tour en une demi-heure, comparés è 1'empire de Turquie , de Mofcovie ou de la Chine, ne font qu'une très-foible image des prodigieufes différences que la nature a mifes dans tous les êtres. La taille de fon excellence étant de la hauteur que j'ai dite, tous nos fculpteurs & tous nos peintres conviendront fans peine, que fa ceinture peut avoir cinquante mille pieds de roi de tour; ce qui fait une très-jolie proportion. Quant a fon efprit,' c'eft un des plus cultivés que nous ayions; il fait beaucoup de chofes, il en a inyenté quelques-unes:il n'a-  MICROMÉGAS. 3g7 vok pas encore deux eens cinquante ans, & i) étudiok, iélon la coutume, au collége des Jefmtes de fa planète, lorfqu'il devina , par Ia force defonefprit, plus de cinquante propoutions d'Euclide. C'eft dix-huit de plus que Blafte Pafcal, lequel après en avoir deviné trente-deux enfe jouant, k ce que dit fa foeur devint depuis un géometre affez médiocre, & un fort mauvais métaphyficien. Vers les quatre eens cinquante ans, au fortir de 1'enfance, il difféqua beaucoup de ces petits infecf es; quï n'ont pas cent pieds de diamètre, & qui fe dérobent aux microicopes ordinaires : il en compofa un livre fort curieux , mais qui M fit quelques affaires. Le muphti de fon pays grand vétillard, & fort ignorant, trouva dans' fon h-vre des propofitions fufpeéfes, mal-fonnantes, téméraires, hérétiques , fentant Phéréfie, & le pourfuivit vivementril sVifioit de favoir fi la forme fubftancielle des puces de Sirius étoit de même nature que celle des colimacons. Micromégas fe défendit avec efprit; il mit les femmes de fon cöté; le procés- dura deux eens vingt ans. Enfin Je muphti fit condamner le livre par des Jurifconfultes qui ne Pavoient pas lu, & Pauteur eut ordre de ne paroïtre k la cour de huit eens années. ,11 ne fut que médiocrement affligé d'être Bbii  3^8 M I C R O M E G A 5.' banni d?une cour qui n'étoit rernplie que de tracafferies & de petiteffes. II fit une chanfon fort plaifante contre le muphti, dont celui-ci ne s'embarrafla guère ; & il fe mit a voyager de planète en planète , pour achever de fe former 1'efprit & le cceur, comme on dit. Ceux qui ne voyagent qu'en chaife de pofte ou en befline , feront fans doute étonnés des équipages de la-haut : car nous autres , fur notre petit tas de boue, nous ne concevons rien au-dela de nos ufages. Notre voyageur connoiffoit merveilleufement les loix de la gravitation , & toutes les forces attractives & répulfives. II s'en fervoit fi a propos, que tantöt, a Faide d'un rayon ftu foleil, tantöt par la commodité d'une comète , il alloit de globe en globe, lui & les fiens, comme un oifeau voltige de branche en branche. II parcourut la voie laöée en peu de tems; & je fuis obligé d'avouer qu'il ne vit jamais k traver les étoiles dont elle eft femée , ce beau ciel empiré , que 1'illuftre vicaire Derham fe vante d'avoir vu au bout de fa lünète. Ce n'eft pas que je prétende que M. Derham ait mal vu, a Dieu ne plaife ! Mais Micromégas étoit fur les lieux ; c'eft un bon obfervateur , & je ne veux contredire perfonre. Micromégas , aprés avoir bientourné, arriva dans le globe de Saturne.  Ml C R O M È G A 3% Quelque accoutumé qu'il fut a voir des chofes nouvelles, il ne put d'abord , en voyant la. petiteffe du globe 6c de fes habitans, fe défendre de ce lourire de fupériorité qui échappe quelquefois aux plus fages. Car, enfin, 3aturne n'eft guère que neufcens fois plus gros que la terre , & les citoyens de ce pays-lk lont des nains qui n'ont que mille toifes de haut, ou environ. II s'en moqua un peu d'abord avec fes gens, a peu prés comme un muficien italien fe met a' rire de la mufique de Lulli, quand il vient en France. Mais comme le Sirien avoit un bon efprit, i! comprit bien vïte qu'un être penfant peut fort bien n'être pas ridicule, pour n'a voir que fix mille pieds, de haut. II fe familiarifa avec les Saturniens, après les avoir étonnés. II lia une étroite amitié avec le fecretaire de 1'Académie de Saturne homme de beaucoup d'efprit, qui n'avoit, k la vérité, rien inventé, mais qui rendoit unt fort bon compte des inventions des autres ». & qui faifoit pafTablement de petits vers 8c de grands calculs. Je rapporterai ici, pour la fatisraftion des ledteurs, une converfation fingulière que Micromégas eut un jour avec monfieur le fec-e^'i-g. Bbii|  39° Micromégas. CHAPITRE II. Converfation de thabitant de Sirius avec celui de Saturne. Après que fon excellence fe fut couchée, & que le fecretaire fe fut approché de fon vifageril faut avouer, dit Micromégas, que Ia nature eft bien variée. Oui, dit le"'Saturnien; la nature eft comme un parterre, dont les fleurs... Ah, dit l'autre, laiffez-la votre parterre .'-Elle eft , reprit le fecretaire , comme une affemblée de blondes & de brunes , dont les parures... Et qu'ai je a faire de vos brunes? dit l'autre. '—Elle eft donc comme une galerie de peintures , dont les traits ., . Et non , dit le voyageur, encore une fois, la nature eft comme la nature. Pourquoi lui chercher des comparaifons? Pour vous plaire , répondit le fecretaire.-—Je ne veux point qu'on me plaife, répondit le voyageur; je veux qu'on m'inftruife i commencez d'abord par me dire combien les hommes de votre globe ont de fens.-Nous en avons foixante & douze , dit Pacadémicien; & nous nous plaignons tous les jours du peu. Notre imagination va au-  391 Micromégas. jours du peu. II faut que ce foit une loi univerfelle de la nature.-Hélas! nous ne vivons, dit ■Ie Saturnien, que cinq eens grandes révolutions du foleil, (cela revient k quinze mille ans ou environ,a compter a notre manière.) Vous voyèz bien que c'eft mourir prefque au moment que 1'on eft né: notre exiftence eft un point, notre durée un inftant, notre globe un atome. A peine a-t-on commencé k s'inftruire un peu, que la mort arrivé a'vant qu'on ait de 1'expérieice. Pour moi, je n'ofe faire aucuns projets ; je me trouve comme un goutte d'eau dans un océan immenfe. Je fuis honteux, fur-tout devant vous, de la figure ridicule que je fais dans ce monde. Micromégas lui repartit:fi vous n'étiez pas philofophe , je craindrois de vous afïliger , en vous apprennant que notre vie eft fept eens fois plus longue que la votre ; mais vous favez trop bien que quand il faut rendre fon corps aux élémens, & ranimer la nature fous une autre forme, ce qui s'appelle mourir, quand ce moment de métamorphofe eft venu , avoir vécu une éternité, ou avoir vécu un jour, c'eft précifément la même chafe. J'ai été dans des pays oii 1'on vit mille fois plus long-tems que chez moi, & j'ai trouvé qu'on y murmuroit encore. Mais il y a par-tout des gens de bon fens qui  Micromégas. 393 favent prendre leur parti, & remercler Pauteur de la nature. II a répandu fur eet univers une profufion de variétés, avec une efpèce tPuniformité admirable. Par exemple , tous les êtres penfans font différens , & tous fe reffemblent au fond par le don de la penfée & des defirs. La matière eft par-tout étendue ; mais elle a dans chaque globe des propriétés dïverfes. Combien comptez-vous de ces propriétés diverfes dans votre 'matière?-Si vous parlez de ces propriétés, dit le Saturnien , fans lefquelles nous croyons que ce globe ne pourroit fubfifter tel qu'il eft , nous en comptons trois eens; comme 1'étendue , Pimpénétrabihté, la mobilité , la gravitation , la divifibilité, & le refte.-Apparemment, repliqua le voyageur , que ce petit nombre fuffit aux vues que le créateur avoit fur votre petite habitation. Padmire en tout fa fageffe ; je vois par tout des différences; mais aufti par-tout des proportions; votre globe eft petit; vos habitans le font aufli; vous avez peu de fenfations; votre matière a peu de propriétés; tout cela eft 1'ouvrage de la Providence. De quelle couleur eft votre,foleil, bien examiné ?-D'un blanc fort jaumltre, dit le Saturnien ; & quand nous divifons un de fes rayons , nous trouvons qu'il contient fept couleurs.-Notre foleil tire far Ie  394 Micro, mIgas; rouge, dit le Sirien, & nous avons trenfe» neuf coulenrs primitives. II n'y a pas un fo- leil, parmi tous ceux dont j'ai approché, qui fe refïemble, comme chez vous il n'y a pas un vifoge qui ne foit différent de tous les autres. Après plufieurs queflions de cette nature, il s'informacombiende fubftances effentiellement différentes on comptoit dans Saturne. II apprit qu'on n'en comptoit qu'une trentaine, comme Dieu, 1'efpace, la matière, les êtres étendus qui fentent, les êtres étendus qui fentent & qui peafent, les êtrespenfans qui n'ont point d'étendue, ceux qui fe pénètrent, ceux qui nefe pénètrent pas ,& le refle. Le Sirien chez qui on encomptoit trois cent, & qui en avoit découvert trois mille autres dans fes voyages, étonna prodigieufement le philofophe de Saturne. Enfin , après s'être communiqué 1'un a l'autre un peu de ce qu'ils favoient, & beaucoup de ce qu'ils ne favoient pas, après avoir raifonné pendant une révolution du foleil , réfolurent de faire enfemble un petit voyage philofophique.  Micromégas 395 CHAPITRE III. Voyage des deux habitans de Sirius & de Saturne. Nos deux philofophes étoient prêts a s'embarquer dans 1'atmofphère de Saturne , avec une fort jolie provifion d'inftrumens de mathématiques, lorfque la maïtrefte du Saturnien qui en eur des nouvelles vint en larmes faire fes remontrances. C'étoit une jolie petite brune qui n'avoit que fix eens foixante toifes, mais qui réparoit par bien des agrémens la petiteffe de fa taille. Ah cruel ! s'écria-t-el!e, après t'avoir réfifté quinze eens ans, lorfqu'enfïn je commencois a me rendre , quand j'ai a peine paffe deux eens ans entre tes bras, tu me qnittes pour aller voyager avec un géant d'un autre monde ; va , tu n'es qu'un cuneux, tu n'as jamais eu d'amour; fi tu écois un vrai Saturnien, tu ferois fidéle. Ou vas-tu courir? qug veux-tu ? nos cinq lunes font moins errantes que toi, notre anneau eft moins changeants voila qui eft fait , je n'aimerai jamais plus perfonne. Le philofophe 1'embraffa , pleura avec elle , tout philofophe qu'il étoit ; & dame , après s'être pamée, alla fe confoler avec un petit-inaïtre du pays.  Micromégas; 397 I exiftence de ces deux lunes; mais je m'en rapporte a ceux qui raifonnent par analogie. Ces bons philofophes-la favent combien il feroit difficile que Mars , qui eft fi loin du foleil, fe paffat a moins de deux lunes. Quoi qu'il en foit, nos gens trouvèrent cela fi petit, qu'ils craignirent de n'y pas trouver de quoi coucher, Sc ils paffèrent leur chemin, comme des voyageurs qui dédaignent un mauvais cabaret de village , Sc pouffent jufqu'a la ville voifine. Mais le Sirien Sc fon compagnon fe repentirent bieptöt. Ils allèrent long-tems-, & ne trouvèrent rien. Enfin , ils appercurent une petite lueur, c'étoit la Terre; cela fit pitié k des gens qui venoient de Jupiter. Cependant, 'de peur de fe repentir une feconde fois , ils réfolurent de débarquer. Ils paffèrent fur la xjueue de Ia comète, Sc, trouvant une aurore boréale toute prête, ils fe mirent dedans, Sc arrivèrent a terre fur le bord feptentrional de la mer baltique , le cinq Juillet mil fept cent trente-fept, nouveau ftyle.  39& Micromégas. CHAPITRE IV. Ce qui leur arrivé fur le globe de la Terre. Après s'être repofés quelque tems , ils mangèrent a leur déjeuner deux montagnes , que leurs gens leur apprêtèrent affez proprenit nt. Enfuite , ils voulurent reconnoïtre le petit pays oü iis étoient. Ils allèrent d'abord du nord au fud. Les pas ordinaïres du Sirien & de £■% gens étoient d'environ trente mille pieds de roi; le nain de Saturne fuivoit de loin en halétant; or, il falloit qu'il fit environ douze pas, quand l'autre faifoit une enjambée; figurez-vous , (s'il eft permis de faire de telles comparaifons) un très-petit chien de manchon qui fuivroit un capitaine des gardes dn roi de Pruffe. Comme ces étrangers-la vont affez vite, ils eurent fait le tour du globe en trente-fix heures; le foleil, a la vérité, on plutöt la terre, fait un pareil voyage en une journée ; mais il faut fonger qu'on va bien plus a fon aife , quand on tournefurfon axe, que quand on marche fur fes pieds. Les voila donc revenus d'oüils étoient partis , après avoir vu cette mare prefque imperceptible pour eux, qu'on nomme la  Micromégas; ^gr) Méditerranée , & eet autre petit étang, qui, fous le nom du grand Océan, entoure la taupinière. Le nain n'en avoit eu jamais qu'è mijambe , & a peine l'autre avoit-il mouillé fon talon. Ils firent tout ce qu'ils purent en allant & en revenant deuïis Sc deffous, pour tacher d'appercevoir fi ce globe étoit habité ou non. Usfe baiffèrent, ils fe couchèrent, ils tatêrent par-tout ; mais leurs yeux Sc leurs mains n'étant point proportionnés aux petits êtres qui rampent ici, ils ne recurent pas la moindre fenfation qui put leur faire foupconner, que nous Sc nos confrères, les autres habitans de ce globe, avons Phonneur d'exifter. Le nain > <ïui jugeoit qnelquefois un peu trop vite, décida d'abord qu'il n'y avoit perfonne fur la terre. Sa première raifon étoit qu'il n'avoit vu perfonne. Micromégas lui fit fentir poliment que c'étoit raifonner affez mal; car, difoit-il, vous ne voyez pas avec vos petits yeux certaines étoiles de Ia cinqpantième;grandeur , que j'appcrgois très-diftincfement; concluez-vous de-la que ces étoiles n'exiffent pas ? —Mais, dit le Nain , j'ai bien taté.-Mais, répondit l'autre, vous avez mal fenti..— Mais dit le nain, ce globe-ci eft fi mal conftriüt, cela eft fi irrégulier, 'Sc d'üi/c torme qui me paroït fi ridicule! tout femble être ici clilns le cahos; voyez-vous ces petits ruiffeaux ,  400 Micromégas; dont aucun ne va de droit fil, ces étangs quï ne font ni ronds, ni quarrés , ni ovales , ni fous aucune forme régulière ; tous ces petits grains pointus dont ce globe eft hériffé, ÖC qui m'ont écorché les pieds ? (il vouloit parler des montagnes ) remarquez-vous encore la forme de tout le globe , comme il eft plat aux poles, comme il tourne autour du foleil d'une manière gauche, de fa9on que les climats des poles font néceflairement incultes ? en vérité , ce qui fait que je penfe qu'il n'y a ici perfonne , c'eft qu'il me paroït que des gens de bon fens ne voudroient pas y demeurtr.-Eh bien, dit Micromégas , ce ne font peutêtre pas non plus des gens de bon fens qui 1'habitent. Mais enfin, il y a quelque apparence que ceci n'eft pas fait pour rien. Tout vous paroït irrégulier ici, dites-vous , paree que tout eft tiré au cordeau dans Saturne & dans Jupiter! c'eft peut-être par cette raifon-la même qu'il y a ici un peu de confufion. Ne vous ai-je pas dit que dans mes voyages j'avois toujours remarqué de la variété? Le Saturnien repliqua a toutes ces raifons. La difpute n'eüt jamais fïni , fi , par bonheur Micromégas , en s'échauffant a parler , n'eüt caffé le fil de fon collier de diamans. Les diamans tombèrent; c'étoient de jolis petits karats affez inégaux, dont  Micromégas* 4ps dont les plus gros pefoient quatre eens livres , & les plus petits cinquante. Le nain en ramaffa quelques-uns; il s'appercut, en les approchant de fes yeux, que ces diamans, de la facon dont ils étoient taillés , étoient d'ex.cellens microfcopes. II prit donc un petit mi* crofcope de cent foixante pieds de diamètre, qu'il appliqua a fa prunelle ; & Micromégas -en choifit un de deux mille cinq eens pieds. ils étoient excellens; mais d'abord on ne vit rien par leur fecours , il falloit s'ajufter. Enfin, 1'habitant de Saturne vit quelque chofe d'impêrceptible qui remuoit entre deux eaux dans la mer Baltique : c'étoit une bateine. II la prit avec le petit doigt fort adroitement, & la mettant fur 1'ongle de fon pouce , il la fit voir au Sirien, qui fe mit a rire pour la feconde fois, de 1'excès de petiteffe dont étoient les h'abitans de notre globe. Le Saturnien, convaincu que notre monde eft habité, s'imagina bien vite qu'il ne 1'étoit que par des baleines; & comme il étoit grand raifonneur, i! voulut deviner d'oii un fi petit atome tiroit fon mouvement , s'il avoit des idéés , une volonté , une liberté. Micromégas y fut fort embarraffé; il examina 1'animal fort patiemment, & le réfultat de Pexamen fut , qu'il n'y avoit pas moyen de croire qu'une ame fut logée la. Les Tome II. C c  4°z Micromégas. deux voyageurs inclinoient donc k penfer qu'il n'y a point d'elprit dans notre habitation, lorfqu'a 1'aide du microfcope , ils appercurent quelque chofe de plus gros qu'une baleine qui flöttoit fur la mer Baltique. On fait que dans ce tems-tè même une volée de philofophes revenoit du cercle polaire, fous lequel ils avoient été faire des obfervations , dont perfonne ne s'étoit avifé jufqu'alors. Les gazettes dirent que leur vaiffeau échoua aux cötes de Bothnie , & qu'ils eurent bien de Ja peine k fe fauver. Mais on ne fait jamais dans ce monde le deffous des cartes. Je vais raconter ingénuement comme la chofe fe paffa, fans y rien mettre du mien; ce qui n'eft pas un petit effort pour un hiftorien. CHAPITRE V. Expériences & raifonnemens des deux Voyageurs. M, CromÉGAS étendit la main tout doucement vers Fendroit oii 1'objet paroiffoit; & avancant deux doigts, & les retirant par la crainte de fe tromper, puis les ouvrant & les ferrant, il faifit fort adroitement le vaiffeau qui portoit ces meffieurs , & le mit encore  Micromégas. 403 fur fon ongle, fans le trop preffer, de peur de 1'écrafer. Voiei un animal bien différent du premier, dit le nain de Saturnele Sirien mit le prétendu animal dans le creux de fa main. Les paffagers & les gens de 1'équipage qui s'étoient cru enlevés par un ouragan , & qui fe croyoient fur une efpèce de rocher, fe mettent tous en mouvement , les matelots prennent des tonneaux de vin , les jettent fur la main de Micromégas, & fe précipitent après . Les géomètres prennent leurs quarts-de-cercle, leurs feöeurs, & des filles Lapponnes, & defcendent fur les doigts du Sirien. Ils en firent tant, qu'il fentit enfin remuer quelque chofe qui lui chatouilloit les doigts; c'étoit un baton ferré qu'on lui enfoncoit d'un pied dans 1'index; il jugea par ce picotement qu'il étoit forti quelque chofe du petit animal qu'il tenoit. Mais il n'en foupconna pas d'abord davantage. Le microfcope qui faifoit a peine difcerner une baleine & un vaiffeau , n'avoit point de prife fur des êtres auffi imperceptibles que les hommes. Je ne prétends choquer ici la vanité de perfonne , mais je fuis obligé de prier les importans de faire ici une petite remarque avec moi: c'eft qu'en prennant la taille des hommes d'environ cinq pieds, nous ne faifons pas fur la terre une plus grande figure, qu'en feroi C c ij  Micromégas. 407 nement de nos infe&es de la-bas. En p-u d'heures il parvint k diftinguer les paroles, & enfin, a entendre le francois. Le nain en fit autant, quoiqu'avec plus de difficulté. L'étonnement des voyageurs redoubloit k chaque inftant. Ils entendoient des mites parler d'affez bon fens: ce jeu de la nature leur paroiffóit inexplicable. Vous croyez bien que le Sirien & fon nain brftloient d'impatience de lier converfation avec les atomes ; il craignoit que fa voix de tonnerre, & fur-tout celle de Micromégas, n'affourdït les mites fans en être entendue. II falloit en diminuer la force : ils le mirent dans labouchedesefpèces de petits cure-dents,dont le bout, fort effilé , venoit donner auprès du vaiffeau. Le Sirien tenoit le nain fur fes ger.oux, - & le vaiffeau avec 1'équipage fur un ongle. II baiffoit la tête, & parloit bas. Enfin , moyennant toutes ces précautions , & bien d'autres encore , il commenca ainfi fon difcours: Infectes invifibles', que la main du créateur s'eft plu a'faire naitre dans 1'abïme de 1'infiniment petit, je le remercie de ce qu'il a daigné me découvrir des fecrets qui fembloient impénétrables. Peut-être ne daigneroit-on pasvou regarder a ma cour; mais je ne méprife perfonne, & je vous offre ma prote&ion. C c i v  4°$ micromégas. Si jamais il y a eu quelqu'un d'étonné, ce furent les gens qui entendirent ces paroles. Ils ne pouvoient deviner d'ou elles partoient. L aumömer du vaiffeau récita les prières des exorcifmes, les matelots jurèrent, Sc les philolophes du vaiffeau firent un fyffême ; mais quelque lyftême qu'ils fiffent, ils ne purent jamais deviner qui leur parloit. Le nain de Saturne qui avoit la voix plus douce que Micromégas, leur apprit alors en peu de mots è quelles efpèces ils avoient a faire. II leur conta le voyage de Saturne, les mit au fait de ce qu'étoit mocfieur Micromégas; &, après les avoir plaints d'être fi petits, il leur demanda s'ils avoient toujours été dans ce miférable état fi voifin de 1'anéantiffement, ce qu'ils faifoient dans un globe qui paroiffóit appartenir a des baleines , s'ils étoient heureux , s'ils multi. plioient, s'ds avoient une ame ? Sc cent autres queflions de cette nature. Un raifonneur de la troupe, plus hardi que les autres, Sc choqué de ce qu'on doutoit de fon ame, obferva i'interlocuteur avec des pïnules braquées fur un quart-de-cercle , fit deux fia ions, 6c a la troifième il paria ainfi:vous croyez donc , monfieur , paree que vous avez 'mille toifes depuis la tête jufqu'aux pieds, que1 vous êtes un,., Mille toifes! s'écria le nain: jufte  Micromégas. 409 ciel! d'oü peut-il favoir ma hauteur ? mille toiits! il ne fe trompe pas d'un pouce; quoi! eet atome m'a mefuré! il eft géomètre ! il connoit ma grandeur ! & moi qui ne le vois qu a travers un microfeope , je ne connois pas encore la fienne ! Oui, je vous ai mefuré, dit le phyficien , & je mefurérai bien encore votre grand compagnon. La propofition fut acceptée ; fon excellence fe coucha de fon long; car s'il fe fut tenu debout , fa tête eüt été trop au-deffus des nuages. Nos philofophes lui plantèrent un grand arbre dans un endroit que le dofteur Swift nonimeroit, mais que je me garderai bien d'appeller par fon nom, a caufe de mon grand refpect pour les dames. Puis par une fuite de triangles liés enfemble, ils conclurent que ce qu'ils voyoient, étoit, en effet, un jeune homme de cent vingt mille pieds de roi. Alors Micromégas prononca ces paroles: je vois plus que jamais qu'il ne faut juger de rien fur fa grandeur apparente. O dieu ! qui avez donné une intelligence a des fubftances qui paroiffoient fi méprifables , Pinfiniment petit vous cotite aufli peu que Pinfiniment grand ; &, s'il eft poflible qu'il y ait des êtres plus petits que ceux - ci, ils peuvent encore avoir un efprit fupérieur a ceux de ces fuperbes  TABLE 4Yf // étahïu une manufaclure de papier. Fait lire la bible aux Ragams. Ceux-ci aprennentaux autres d lire & d écrire. II tient 'uné folre dans les montagnes noires. Réfiexlon de Pierre fur les habits de ce pays, I?5 CHAP. LIf. Les enfans de Pierre font pourvus. Mort de Youwarky. Comment le 'roi & la reine paf ent leur vie. II prend d Pierre une grande mélancolie. 11 veut aller faire un tour en Angleterre, & en imagine les moyens. 11 efi emporté audefius des mers. 2Q^ Le Voyageur Aérien. Hlfiolre du Voyageur Aérien , 216 Hijloire de la belle Liriane , 2! g Hlfiolre de Dorothée , 242 Suite de l'Hlfiolre de la belle Liriane , 2 5 3 Agréable & favante dlfpute entre don Lopei d& Nigugno, Théatin , docleur en~théologle d Salamanque , & le Voyageur Aérien , 291 Suite des aventures du Voyageur Aérien, 305 Hiftoire £ Antonia de Zayas , ^ 08 Hlfiolre des Pélenns deS. Jacques, 3ly Hlfiolre de dom Francifque d'Alualos & de dom Gomei de la Cerda , ^ 4 ^ Hlfiolre de la naiffance prodigleufe d'Antonia de 347  Micromégas. 391 «ïeU de nos befoins ; nous trouvons qu'a vee nos foixartté &f douze fens, notre anneau , nos cinq kines , nous fommes trop bornés & , malgré toute notre cui'iofité & le nombre aflez grand de paflions , qui réfültent de nos fcixante & douze fens, nous avons tout le tems de nous ennuyer. Je le crois bien, dit Micromégas; car dans notre globe nous avons prés de mille fens; & il nous refle encore je ne fais quel defir vague, je ne fais quelle inquiétude qui nous avertit, fans ceffe , que nous fommes peu de chofe & qu'il y a des êtres beaucoup plus parfaits. J'ai un peu voyagé; j'ai vu des mortels fort au-deflous de nous; j'en ai vu de fort fupérieurs; mais. je n'en ai vu aucims qui n'aient plus de defirsque de vrais befoins , & plus de befoins que de fatisfacfion. J'arriverai peut-être un jouir au pays oü il ne manque rien ; mais jufqu'a préfent perfonne ne m'a donné des nouvelles> pofitives de ce pays - la. Le Saturnien &c 1© S.rien s'épuisèrent alors en conjeftures;. mais,, après beaucoup de raifonnemens fort ingénieux & fort incertains,, il en- fallut revenir aux faits. — Combien de tems vivez-vous ?" dit le Sirien.-Ah Ibien peu , repliqua- Ie petit homme de Saturne.—C'eft tout comme che& nous , dit le Sirien: nous nous plaignons tou— B b iv  '396 Micromégas. s Cependant nos deux curieux partirent; Hs fautèrent d'abord fur Panneau, qu'ils trouvèrent affez plat, comme Pa fort bien deviné un illuftre habitant de notre petit globe; dela ils allèrent aifément de lune en lune. Une comète paffoit tout auprès de la dernière; ils s'élancèrent fur elle avec leurs domeftiques 6c leurs inftrumens. Quand ils eurent fait environ cent cinquante millions de lieues, ils rencontrèrent les fatellites de Jupiter. Ils paffèrent dans Jupiter même, 8c y reftèrent une année, pendant laquelle ils apprirent de fort beaux fecrets , qui feroient aöuellement fous preffe, fans meffieurs les inquifiteurs qui ont trouvé quelques propofitions un peu dures ; mais j'en ai lu le manufcrit dans la bibliothèque de 1'illuftre archevêque de***, qui m'a laiffé voir fes Iivres avec cette générofité 6c cette bonté qu'on ne fauroit affez louer. Mais revenons a nos voyageurs. En fortant de Jupiter, ils traversèrent un efpace d'environ cent millions de lieues, & ils cotoyèrent la planète de Mars, qui, comme on fait, eft cinq fois plus petite que notre petit globe ; ils virent deux lunes qui fervent a cette planète, 8c qui ont échappé aux regards de nos aftronomes. Je fais bien que le père Caflel écrira , 6c même affez. plaifamment , contre  404 Micromégas. fur une boule de dix pieds de tour, un animal qui auroit k peu prés la fix cent millieme partie d'un pouce en hauteur. Figurez-vous une f'ubftance qui pourroit tenir la terre dans fa main , & qui auroit des organes en proportion des notres (& il fe peut très-bien faire qu'il y ait un grand nombre de ces fubftances), Sc concevez,je vous prie, ce qu'elles penferoient de ces batailles qui nous ont vaiu deux villages qu'il a fallu rendre. Je ne doute pas que fi quelque capitaine de grands grenadiers lit jamais eet ouvrage , il ne haufle de deux grands pieds au moins les bonnets de fa troupe; mais je 1'avertis qu'il aura beau faire, & que lui & les fiens ne feront jamais que des infinimens petits. Quelle adreffe merveilieufe ne fallut-il donc pas a notre philofophe de Sirius , pour appercêvoir les atomes dont je viens de parler • Quand Leuwenhoeck Sc Hartfoek virent les premiers, ou crurent voir , la graine dont nous fommes formés, ils ne firent pas, k beaucoup prés, une fi étonnante découverte. Quel plailir fentit Micromégas en voyant remuer ces petites machines , en examinant tous leurs tours, en les fuivant dans toutes leurs opérations! comme il s'écria ! comme il mit avec joie un de fes microfcopes dans les mains de  Micromégas. 405 fon compagnon de voyage! Je les' vois, difoient-ils tous deux a-la-fois; ne les voyezvous pas qui portent des fardeaux, qui fe bahTent, qui fe relèvent} En parlant ainfi, les mains leur trembloient , par le plaifir de voir des objets li nouveaux, & par la crainte de les perdre. Le Saturnien , paffant d'un excès de défiance a un excès de crédulité, crut appercevoir qu'ils travailloient a la propagation. Ah ! difoit - il, j'ai pris la nature fur le fait. Mais il fe trompoit fur les apparences ; ce qui n'arrive que trop, qu'on fe ferve de microfcopes, ou non. Chapitre VI. Ce qui leur arriva avec les hommes. Mi cromégas, bien meilleur obfervateur que fon nain, vit clairement que les atomes fe parloient; Sc il le fit remarquer a fon compagnon , qui , honteux de s'être mépris fur 1'article de la génération, ne voulut point croire que de pareilles efpèces puffent fe communiquer des idees. II avoit le don des Iangues, auffi-bien que le Sirien :il n'entendoit poia parler nos atomes, Sc il fuppofoit qu'ils ne parloient pas. D'ailleurs, comment ces êtres C cüj  406 Micromégas. imperceptibles auroient-ils les organes de la voix, & qu'auroient-ils a dire ? Pour parler , il faut perder, ou k peu prés; mais s'ils penfoient, ils auroient donc 1'équivalent d'une ame. Or, attribuer 1'équivalent d'une ame a cette efpèce, cela lui paroiffóit abfurde. Mais, dit le Sirien, vous avez cru tout k 1'heure qu'ils faifoient 1'amour; eft-ce que vous croyez qu'on puifTe faire 1'amour fans penfer & fans proférer quelque parole, ou du moins fans fe faire entendre ? Suppofez-vous d'ailleurs, qu'il foit plus difficile de produire un argument qu'un enfant ? Pour moi, 1'un- & l'autre me paroiffent de grands myftères. Je n'ofe plus ni croire , ni nier, dit Ie nain , je n'aï plus dopinion. II faut tScher d'examiner ces infecfes 9 nous raifonnerons après. C'eft fort bien dit, reprit Micromégas; & auffi-tot il tira une paire de cifeaux , dont il fe coupa les ongles, &c d'une rognure de Pongle de fon pouce, il fit furie champ une efpèce de grande trompette pariante comme un vafte entonnoir, dont il mit le tuyau dans fon oreille. La circonfé» rence de Pentonnoir enveloppoit le vaiffeau 6c tout Péquipage, La voix la plus foible entroit dans les fibres circulaires de Pongle; de forte que, grace k fon induftrie, le philofophe d§ 14-haut entencüt parfaitement le bourdon»  4i© Micromégas. animaux que'j'ai vus dans le ciel, dont le pied feul couvriroit le globe oü je fuis defcendu. Un des philofophes lui répondit, qu'il pouvoit en toute süreté croire qu'il eft, en effet, des êtres intelligens beaucoup plus petits que 1'homme. II lui conta , non pas tout ce que Virgile a dit de fabuleux fur les abeilles, mais ce que Swammerdam a découvert, & ce que Réaumur a difféqué. II lui apprit enfin qu'il y a des animaux qui font pour les abeilles, ce que les abeilles font pour 1'homme, ce que le Sirien lui-même étoit pour ces animaux fi vaftes dont il parloit, & ce que ces grands animaux font pour d'autres fubftances, devant lefquelles ils ne paroiffent que comme des atomes. Peu a peu la converfation devint intéreffante, & Micromégas paria ainfi. Chapiïre VII. Converfation avec les hommes. O AtoM"es intelligens! dans qui Pêtre éternel s'eft plüa manifefter fon adreffe & fa puiffance , vous devez fans doute goüter des joies bien pures fur votre globe; car ayant fi peu de matière, & paroiflant tout efprit, vous deves  Micromégas. 411 paffer votre vie a aimer & a penfer, c'eft la véritable vie des efprits. Je n'ai vu nulle part le vrai bonheur, mais il eft ici fans doute. A ce difcours tous les philofophes fecouèrent la tête , & 1'un d'eux , plus franc que les autres, avoua de bonne-foi, que ft 1'on en excepte un petit nombre d'habitans fort peu confidérés, tout le refte eft un affemblage de fous, de méchans & de malheureux. Nous avons plus de matière qu'il ne nous en faut, dit-il, pour faire beaucoup de mal, fi le mal vient de la matière , & trop d'efprit, fi le mal vient de '1'efprit. Savez-vous bien, par exemple, qu'a 1'heure que je vous parle , il y a cent mil'e fous de notre efpèce, couverts de chapeaux, qui tuent cent mille autres animaux couverts d'un turban, ou qui font maflacrés par eux, & que prefque par toute la terre c'eft ainfi qu'on en ufe de tems immémoriai ? Le Sirien frémit, & demanda quel pouvoit être le fujet de ces horribles querelles entre de fi chétifs animaux. II s'agit, dit le philofophe, de quelques tas de boue grands comme votre talon. Ce n'eft pas qu'aucun de ces millions d'hommes qui fe font égorger, prétënde un fétu fur ces tas de boue. II ne s'agit que de favoir s'il appartiendra a un certain homme qu'on homme Sultan 3 ou & un autre qu'on nomme, je ne fais  4n Micromégas. pourquoi, Céfar. Ni 1'un'ni Fautre n'a jamais vu, ni ne verra jamais le -petit coin de terre dont il s'agit; & prefqu'aucun de ces animaux qtu segorgent mutuellement , n'a jamais vu lammal pour lequel ils s'égorgent. Ah malheureux! s'écria le Sirien avec indignanon, peut-on concevoir eet excès de r^ge forcenée? II meprendenvie de faire trois pas, & d'écrafer de trois coups de pieds toute cette fourmilière d'aflaffins ridicules. Ne vous en donnez pas la peine , lui répbndit-on ; ils travadlent affez k leur ruine. Sachez qu'au bout de dix ans, il ne refte jamais la centième partie de ces miférables; fachez que quand même ils n'auroient pas tiré 1'épée , la faim, la fatigue ou Pintempérance les emportent prefque tous. D'ailleurs, ce n'eft pas eux qu'il faut punir , ce font ces barbares fédentaires, qui, du fond de leur cabinet, ordonnent, dans le tems de leur digeftion, le maffacre d'un million d'hommes, & qui enfuite en font remercier Dieu folemnellement. Le voyageur le fentoit ému de pitié pour la petite race humaine, dans laqué! le il découvroit de fi étonnans contraftes. 1 Puifque vous êtes du petit nombre des fages, dit-il k ces meffieurs, & qu'apparemment vous ne tuez perfonne pour de 1'argent, dites-moi, je vous en prie, a quoi vous vous occupezr  Micromégas. 413 Nous difTéquons des mouches, dit le 'philofophe; nous mentrons des lignes; nous affemblons des nombres; nous fommes d'accordfur deux ou trois points que nous entendons, & nous difputons fur deux ou trois mille que nous n'entendons pas. II prit aHffi-töt fantaifie au Sirien & au Saturnien d'interroger ces atomes penfans, pour favoir les chofes dont ils convenoient. Combien comptez-vous, dit-il, de 1'étoile de la Canicule a la grande étoile des Gemeaux ? Ils répondirent tous a la fois, trente-deux degrés & demi. Combien comptezvous d'ici a la lune? Soixante demi-diamètres de Ia terre en nombres ronds. Combien pèfe votre air ? II croyoit les attraper; mais tous lui dirent que l'air pèfe environ neuf eens fois moins qu'un pareil volume de 1'eau la plus légère, & dix-neuf eens fois moins que 1'or de ducat. Le petit nain de Saturne , étonné de leurs réponfes, fut tenfé de prendre pour des forciers ces mêmes gens, auxquels il avoit refufé une ame un quart-d'heure auparavanr. Enfin , Micromégas leur dit : puifque vous favez fi bien ce qui eft hors de vous, fans doute vous favez encore mieux ce qui eft en dedans. Dites-moi ce que c'eft que votre ame, & comment Vous formëz vos idéés ? Les philofophes parlèrent tous a la fois comme aupa-  414 Micromégas. ravant; mais ils furent tous de différens avis, Le plus vieux citoit Ariftote ; l'autre prononcoit le nom de Defcartes; celui-ci, celui de Mallebranche; eet autre, celui de Leibnitz : un autre, celui de Locke. Un vieux Péripatéticien dit tout haut avec confiance , Pame eft une entéléchie, 6c une raifon par qui elle a la puiffance d'être ce qu'elle eft. C'eft ce que déclare exprefiement Ariftote, page 633 , de 1'édition du Louvre: EVrsi^sw hi, &c. Je n'entends pas trop bien le grec , dit lé géantmimoi non plus, dit le mite philofophique. Pourquoi donc , reprit le Sirien, citez-vous un certain Ariftote en grec ! C'eft, repliqua le iavant , qu'il faut bien citer ce qu'on ne comprend point du tout dans la langue qu'on entend le moins. Le Cartéfien prit la parole, 6c dit: Pame eft un efprit pur, qui a recu dans le ventre de fa mère toutes les idéés métaphyfiques, 6c qui, en fortant de-la, eft obligée d'aller a 1'école , 8c d'apprendre tout de nouveau ce qu'elle a fi bien fu, 6c qu'elle ne faura plus. Ce n'étoit donc pas la peine, répondit 1'animal de huit lieues, que ton ame fut fi favante dans le ventre de ta mère, pour être fi igno- H  Micromégas: 415 rante quand tusaurois de Ia barbe au menton; Mais qu'entends - tu par efpvit ? Que me de-, mandez-vous la ? dit le raifonneux,, je n'en ai point d'idées; on dit que ce n'eft pas de Ia matière. Mais fais - tu au moins ce que c'eft que la matière? Très-bien,répondit 1'homme. Par exemple, cette pierre eft grife, & d'une telle forme; elle a fes trois dimenfions; elle eft pefante & divifible. Eh bien , dit le Sirien, cette ehofe qui te paroït être divifible, pefante & grife, me dirois-tu bien ce que c'eft? tu vois quelques attributs, mais le fond de Ia chofe, le connois-tu ? Nón , dit l'autre. Tu ne fais donc point ce que c'eft que Ia matière. Alors, monfieur Micromégas adreflant Ia parole a un autre fage qu'il tenoit fur fon pouce, lui demanda ce que c'étoit que fon ame, & ce qu'elle faifoit? Rien du tout, répondit le philofophe Malebranchifte ; c'eft Dieu qui fait tout pour moi; je vois tout en lui; je fais tout en lui; c'eft lui qui fait tout fans que je m'en mêle. Autant vaudroit ne pas être, reprit le fage de Sirius. Et toi, mon ami, dit-il a un Leibnitzien qui étoit la, qu'eft-ce que ton ame? C'eft, répondit le Leibnitzien, une aiguille qui montre les heures pendant que mon corps carillonne , ou bien , fi VOus youlez, c'eft elle qui carillonne pendant que  4i6 Micromégas; mon corps montre 1'heure; ou bien mon ame eft le miroir de Punivers, & mon corps eft la bordure du miroir : cela eft clair. Un petit partifan de Locke étoit la tout auprès; & quand on lui eut enfin adreffé la parole : je ne fais pas , dit-il, comment je penfe; mais je fais que je n'ai jamais penfé qu'a 1'occafion de mes fens. Qu'il y ait des fubftances immatérielles &c intelligentes, c'eft de quoi je ne doute pas; mais qu'il foit impoffible a Dieu de communiquer la penfée a la matière , c'eft de quoi je doute fort. Je révère la puiffance éternelle; il ne m'appartient pas de la borner; je n'affirme rien; je me contente de croire qu'il y a plus de chofes poflibles qu'on ne penfe. L'animal de Sirius fourit: il ne trouva pas celui-la le moins fage; & le nain de Saturne auroit embrafié le fectateur de Loke, fans 1'extrême difproportion. Mais il y avoit la , par malheur, un petit animalcule en bonnet quarré, qui coupa la parole è tous les animalcules philofophes; il dit qu'il favoit tout le fecret; que cela fe trouvoit dans la fomme de faint Thomas; il regarda de haut en bas les deux habitans céleftes; il leur foutint que leurs perfonnes , leurs mondes , leurs foleils, leurs étoiles, tout étoit fait uniquement pour 1'homme  Micromégas. 417 1'homme. A ce difcours, nos deux voyageurs fe laifTèrent aller 1'un fur l'autre , en étouffant de ce rire inextinguible, qui, felon Homère, eft le partage des dieux, leurs épaules & leurs ventres alloient & venoient, 6c dans ces convulfions, le vaiffeau que le Sirien avoit fur fonongle tomba dans une poche de la Culotte du Saturnien. Ges deux bonnes gens le cherchèrent long tems ; enfin, ils retrouvèrent 1'équipage, &le rajuftèrent fort proprement. Le Sirien reprit les petites mites; il leur paria encore avec beaucoup de bonté , quoiqu'il fut un peu faché dans le fond du cceur de voir que des inflniment petits euffent un orgueil prefqu'infiniment grand. II leur promit de leur faire un beau livre de philofophie , écrit fort menu, pour leur ufage, & que dans ce livre ils verroient le bout des chofes. Effeöivement , il leur donna ce volume avant fon départ: on le porta a Paris k Pacadémie des fciences; mais quand le fecretaire Peut ouvert, il ne vit rien qu'un livre tout blanc : ah! dit-il, je m'en étois bien douté. Fin dt Micromégas. Dd  4'8 TABLE. TABLE DES VOYAGES IMAGINAIRES Contenus clans ce Volume. Suite des Hommes Volans. jl vertissement de l'Editeur, Page vij CHAP. XXXIX. Dcfcrip tion des appartemens du roi. Wilkins y ejl introduit. Moucheratt convoqué. Converfation de Wilkins avec le roi fur la religion, i Chap. XL. Réjlexions de Pierre. Avis a. fon fils & a fa fille, Globes de lumiere ; créatures vivantes. Ilprend Malech a fon fervice. Naf gig dicouvre £ Pierre un complot formé d la cour. Révolte de Gavingrunt, 13 CHAP- XLI. Moucheratt affemblé. Difcours des Ragams & des Colambs. Pierre établit la religion. II informe le roi d'sn complot. Envoie ftafgig au vaiffeau , pour en apporter du canon , 27 Chap. XLII. Le roi entend Barbarfa & Tafpi parler enfemble de leur complot. Pierre les accufe en pkin Moucheratt. 11% font condamnés & exécutés, Nicor fe foumet cv efi reldché, 41  TABLE. 419 ChAP. XLIM. Naf gig revient avec h canon, Pierre lui en apprend le fervice : il fe defiine une garde , & régie Cordre de fa marche contre Harlokin, Combat tntre Nafgig & le général des rebelles. Pierre revient avec la tête d'Uarlokin, On vient au-devant de lui. Réjouiffancespübliques. Efclat vagsaboli, 55 CHAP. XL1V. Pierre propofe de faire la vifi'te *des provinces révoltées. II change le nom du pays , établit la religion du cóté de l'ouejl, & y abolit l efclavage. Lafméel revient avec Pierre. Pierre lui enfeigne a lire & a écrire. Le roi ejl fur pris de cette correfpondance. Pierre décrit au roi la '. forme d'un animal, y