a   V O Y A G- E S IMAGINAIRES, ROMANESQUES, MERVEILLEUX, ALLÉGORIQUES, AMUSANS, COMIQUES ET CRITIQUES. S U I V I S DES SONGES ET VISIONS, ET DES ROMANS CAB ALISTIQUES,  CE VOLUME CONTIENT: lütriN i'Apostat.ou Voyage dans l'autre monde, traduit de Fiej-ding, par M. Kauftmakn. les Aventures de Jacques Sadeur dans la découverte & le voyage de la Terre-Auftrale,  V O YA G E S I MAG I NA I RE S, SO N GES, VI SI ONS, e t ROMANS CABALISTIQUES. Ornés de Figures. tome vingt-quatrième. Secpnde divifion de Ia première ck(Te, contenant les Voyages imaginaires mcrvüllaix. A AMSTERDAM, Et fe trouve a PARIS, rue et hötel 'serpente. MAnec; lxxxviil  i DER 7 \ [ UNIVERSITEIT I  JULIEN L'APOSTAT, o u VOYAGE DANS L'AUTRE MONDE; TRADUIT DE FIELDING,' Par M. KAUFFMANNj interprhe jaré au Chdtelet de Paris , pour les langucs allemande, dngloife & italienne.   AVERTISSEMENT, DE L'ÉDITEUR. Julien l'Apostat ou Voyage dans l'autre monde, eft traduit de 1'anglois; Fleidingen eft 1'auteur, &hoqs en devons la traduftion a M. Kauffmann, interprète Juré au Chatelet de Paris, pour les langues allemande, angloife & italienne. Cest dans le féjour des morts que 1'auteur conduit notre voyageur ; il y parcourt, entr'autres, les Champs-Éiifées : c'eft-la qu'il rencontre 1'empereur Julien, il a avec lui un long entretien; ce prince lui raconte fes aventures, 6c les différens états par lefquels il a été obligé de palier fur la terre avant que d etre admis au féjour des bienheureux. Ceft dans ces aventures que 1'imagination gaie de 1'auteur fe donne une libre carrière : on voit 1'empereur Romain devenir fucceffivemenp efclave, juif avare, charpentier, petit- A  % 'Afertissement maïtre, moinc, ménétrier, roi, boufFon de cour, mendiant, miniftre , foldat, tailleur, alderman, poè'te & maitre de danfe. L'auteur s'eft égayé dans ces difparates, &: cette production 3 vraiment originale, n eft pas indigne de l'auteur de Tom Joncs. Henri Fielding eft né en Angleterre, dans le comté de Sommerfet, en 1'année 1707. Ses parens prirent foin de cultiver les talens dont la nature Favoit doué ; mais ne voulant pas le perdre de vue dans le premier age, ils lui choifirent un inftituteur qui commenca fon éducation dans la maifon paternelle. On croit que c'eft: ce précepteur qui lui a fourni le portrait du miniftre Trulliber, dans le roman de Jofeph Andrews. On fedétermina enfuite a mettre Fielding au collége d'Eton: ce fut la que fon éducation fe perfe&ionna, & qu'il eut le doublé avantage &; d'étendre fes connoilTances èc de fe faire des amis dignes de lui, tels que milord Littleton,  D E L'É D I T E U R. 3 & MM. Fox 6c Pitt. Après fon éducation linie, Fielding entra dans Ie monde, 6c y porta un goüt pour les plaifirs qui abforba bientot fa fortune, qui étoit médiocre, 6c abrégea fes jours. II fe livra depuis vingt jufqu'a trente ans a route efpèce de débauche; mais en fatisfaifanc fes paffions, il avoit des momens de réferve qu'il confacroit a Ia littérature, Sc il n'étoit pas rare de lui voir pafler au travail une journée entière, après avoir employé la journée précédente 6c la nuit même aux plaifirs de la table 6c de Pamour. A trente ans cependant Fielding fubit le j.ougdu mariage, il époufa mifs Graddock, cpi avoit été célèbre par fa beauté; mais ce nouvel état ne ehangea ni les moeurs ni la manière de vivre de notre auteur : la modique fortune que fa femme lui avoit apportée, fut bientöt confumée. Fielding obligé d'ufer derelTources, tenta de fuivre le barreau; cette carrière, oü fes talens devoient lui promettre du fuccès, devint ingrate Sc ftérile par fon goüc Aij  4 -drERTISSEMENT. pour les plaifirs & Pindépendance; il commencoit d'ailleurs a recueillir les triftes fruits de fes débauches; il fut tourmenté delagouctede très-bonne heure. Fielding abandon na donc le barreau & chercha, dans fes travaux littéraires, des refTources contre Pindigence. Ses talens lui en-pro-1 curèrent d'aflurées. II travailla d'abord pour le théatre; il compofa environ dixliuit comédies qui eurentdu fuccès; mais il dut fa réputation toute entière a fes romans, ils lui acquirent une place diftinguée parmi les littérateurs Anglois; quelques-uns même le placent immédiatemcnt après Pimmortel Richardfon. Les débauches de toute efpèce ont donné a Fielding une vieillelTe anticipée; il ' n'avoit pas quarante ans qu'il étoit attaqué d'une maladie de langueur, qui infenfiblement le conduifit. au tombeaii: il fit envain difFérens voyages pour recouvrer fa fanté, il revint mourir a Londres, en iyj4} d'environ quarante -huit ans.  D E L'É D I T E V R. j Nous ne donnerons pas ici lënumé-' radon des comédies de Fielding, ce font, pour Ia plupart, des farces qui ne peuvent plaire qu'en Angleterre.il en eft peu qui aient été traduites en notre langue, £c celles qui ont été traduites ont eu un médiocre fuccès qui a empêché de poufter lentreprife plus loin. II n'en eft pas de même de fes romans, nous ne citerons que les principaux : Tom Jones, le chefd'ceuvre de Fielding, dont nous devons la tradudion a M. de la Place: Amélie, roman traduit par madame Riccoboni, & les Aventures de Jofeph Andrews, traduites par 1'abbé des Fontaines. Le roman de Fielding eft fuivi des rAventures de Jacaues Sadeur dans la découverte & le voyage de la Ter re auftrale. On trouve ici la defcription d'un peuplê d'hermaphrodites qui, fe fuffifant a euxmêmes pour produire Ieurs femblables, font exempts de cette paffion qui a caufé tant de tronbles chez toutes les nations Aiij  6 Afertissement de l'Êditevr. de la terre. C'eft dans les Terres auftrales que Sadeur découvre ce peuple imaginaire; & comrneron voit, les Terres auftrales, inacceffibles aux voyageurs les plus intrépides, ne le font pas a nos romanciers; c'eft-la qu'ils font leurs découvertes les plus curieufes. Nous ne connoiiïbns point l'auteur des Voyages de Sadeur : quelques perfonnes les ont attribués a Gabriel Coigny, cordelier Lorrain, qui, s'ilen elt l'auteur, ri eik connu que par eet ouvrage. II a été imprimé, pour la première fois, en 16yz.  7 AVE RT IS SE MENT de m. fielding. Jl feroit aulli difficile que fuperfln, de dire ft ce qui fuit eft Ia vifion d'un faint, ou le rêve d'un hom me de bien; ou ft réellement eet ouvrage a été écrit dans 1'autre monde, 6c envoyé dans celui-ci, ainft que plufteurs perfonnes le conjecturent; opinion qui me paroït cependant tenir beaucoup de la fuperftition. On pourra foupconner encore que pcut-être eft-ce ici la produdHon de quelque digne habitant du nouveau Béthléhem (i), Sc cette idee pourroit bien être adoptée par le plus grand nombre. Au refte, il fuffira d'informer le lecteur par quelle voie le manufcrit m'eft parvenu. J'en ai Pobligation a. fir Robert Powney, marchand de papier, ruefainteCatherine, fur le bord de la Tamife, très-honnête (i) Nom qu'on donne a Londres a 1'hèpital des fous „ appelé en France petites Mailbus* Aiv;  § A V E R T I S S.E M E N T homme, qui, outre fes excellences marchandifes relatives a fon commerce, eft fur-tout réputé pour vendre de belles plumes; aveu que je dois faire avec d'autant plus de raifon, que c'eft a leur bonté &c nous ne pümes voir rien de plus que ce que chacun de nous auroit pu vcit dans fa vie. Nous fïmes bien du chemin avant de dire un feul mot, car la moitié de la compagnie étoit endormie (1). Comme je ne me fentois point de difpofirion au fommeil, & que je m'appercus qu'un efprit aflas vis-a-vis de moi netoit pas endormi, je réfolus de lier converfation avec lui. Je la commencai (ï) Ccux qui ont lu dans Homère que les dieux font fujets au fommeil, ne s'étonneront point de trouver ici les efprits dans le niême état, JJ ij  io Voyage par me plaindre qu'il faifoit extrêmement fombre. Oui, répondit mon compagnon de voyage' j & de plus, il fait encore très-froid. Je me réiouis de n'avoir plus de corps, & de ne pas craindre de fouffrir par-la : vous conviendrez volontiers, monfieur , que ce froid doit être fort fenlible pour celui qui vient de fortir d'un four : eh bien! c'eft une demeure auffi chaude que je viens de quitter. De quelle manière êtes-vous donc forti du monde , lui dis-je ? J'ai été affaffiné. — Je fuis furpris, repliquai-je , que vous ne vous foyez point donné le plaifir de roder encore un peu dans le monde pour jouer quelques tours amufans i vos affaffins. Hélas ! Monfieur, me dit-il , je n'avois pas cette liberté, j'ai été tué légitimement : bref, un médecinma mis dans uneétuve; en même tems il m'a donné quelques médecines pour ciialfer des mauvaifes humeurs de mon corps, & je fuis mort dans les remèdes, ou pour parler plus vulgairemeht, la fceur aïnée de lapetitevérole, eft mon aifaffin. Un autre efprit, qui avoit entendu ce récit, s eveilla ' tout effrayé , & s ecria : vérole! Bonte de dieu! J'efpèrois être dans une compagnie oü il n'y a point de contagion, moi qui lai tant évitée toute ma vie, & a laquelle j'ai échappé fi heuréufement jufqu'd préfent. Ce mouvement de peur, occafionna parmi tous les efprits qui  DANS l'aUTRE MONDE. 21 étoient éveillés , un éckt de rite; Pefprit. craintif fe remit bientót lui-même de fa frayeur , & demanda excufe avec un peu de confufion: je vous afiure, dit-ii, que je croyois encore être en vie. Peut-être, 1'interrompis-je, êtes-vous mort de cette maladie, & fon fimple nora peut vous caufer cette grande frayeur. Non, monfieur, me répondit-il , je ne 1'ai jamais connue; mais la grande peur que j'en ai toujours eue , m'a, a ce que je vois, tellement préoccupé', que je ne faurois encore "la vaincre. Croiriez - vous que , crainte de cette maladie, j'ai évité d'aller a Londres pendant trente ans • mais enfin une affaire importante m'y condujfit il y a environ cinq jours. J'étois tellement fur mes gar-dës , que je refufai, le lendemain de mon arrivée , de fouper chez un de mes amis, paree que je favois qu'il n'y avoit que quelques mois que fa femme venoit d'être guérie de la maladie que j'abhorrois. Le même foir, je mangeai tanc de moules, que j'en eus une indlgeftion qui m'a procuré 1'honneur de votre compagnie. J'ofe parier, dit un aurre efprit, qui étoic affis prés du dernier, que perfonne de vous ne devinera de quelle maladie je fuis mort. Je le priai de la déclarer, puifqu'elle étoit fi extraordinaire. Je fuis mort par honneur, repliqua-t-il. Par honneur, lui dis-je, avec quelque furprife! OuL, B iij,  -2 "V O Y A G E réponclic-il ; 1'honneur me forca de m'engager dans un duel, dans lequel j'ai été tué. Quant a moi, dit un joh efprit, je me fis inoculer 1'été paffe, & je fus délivré de la petite vérole avec quelques petites marqués au vifage. Ce danger paffe , je mcftimois très-heureux , °8c j'imaginois qu'il n'y avoit plus rien qui m'empêchat de jouir des plaifirs de la ville ; mais peu de jours après ma guérifon, je gagnai une fluxion a un bal, & je mourus cl'une fièvre maligne. Le jour eommencoit a paroitre, il y eut un intervalle de fiïence ; enfin Ie joli efprit qui avoit parlé le dernier , fe tourna vers unedemoifelle , qui étoit afiife prés de lui, & lui demanda, a quel accident on étoit redevable du bonheur de la voir cfens la compagnie. Je crois, Monfieur, répondit-elie , que c'eft a une confomption j mais les médecins n'étoient pas d'accord fur la nature de ma maladie , deux d'entr'eux même fe difputoient encore violemment, au moment ou je quittai mon corps. ^ Et vous , madame, demanda ie même efprit au iixième compagnon de voyage, par quelle raifon avez-vous quitté 1'autre monde ? Au lieu de faire eomplaifamment une réponfe ; je fuis très-furpnfe, dit-elle d'un air fërieux , de la curioüté de certaines geijs; bien du monde fait peut-êrre déja la nouvelle de moa décès d'une manière tort  dans l'autre monde. 1} éloignée de la vérité ; mats quoi qu'il en' foit de la caufe de ma mort, je fuis très-fatisfaite d'avoir quitté un monde , oü je ne trouvois aucune fatisfa&ion , ou règnent par-tout 1'impudence & refïronterie , principalement parmi le fexe, dont la mauvaife conduite m'a fort humiliée depuis long-tems. Le joli efprit voyant fes queftions mal recues , ne s'avifa plus d'en £ure. Cet efprit fémininne difant plus mot non plus, toute la compagnie tourna les yeux fur lui politie confidérer. ïlparouToit réunirles agrémens extérieurs a. cet air de douceur, qui rend le fexe fi aimable , quand il vient de la fenfibilité du cceur. Les graces & la modeftie brilloient dans toutesfes. manières & lui donnoient cet éclat particulier, qui embellit Séraphine (i) , & qui infpire a. quiconque la voit , 1'admiration & le refped. S'il n'eüt pas été queftion pen de tems auparavant dans notre converfation, de la maladie vénérienne je ne doute point , que nous n'euffions trouvé, Séraphine même , dans cet efprit. Cette opinioi* avantageufe fe confirmoit encore par le jugement qu'elle faifoit paroitre dans fes difcours,. par la. (i) Ce nom défigne une certainc perfonne amie dc l'auteur;. mais. toute femme, de coadition ou non-, peut »afr crbuer ce caraótère... B Lv,  *4 Voyage Wcta&k de fa facon de penfer , par la politefe & une certaine dignité qui accompagnoient fes regards , fes paroles & tous fes móuvemens • ces avantages devoient nécefliirement faire une impreffion furun coeUr(I,), qui en eft auffi fufcepriUe que le mien, & bientót il fut enflammé de 1 amoiir féraphique le plus ardenr. Je ne prérends j pas dcfigner cet amourgrolïïer , que le genre mafculm éprouve dans le bas monde , pour le' beau fexe, amour qui eft plutót un appétit qui dure rarement au-deH du defir } mais j'entends par amour féraphique , une tendrefTe pure, intellecmelle , telle qu'on la peut fuppofer entre des anges. Si le leóteur n'en a point d'idée, ainfi que. jaifujetde le conjeéfcurer, mes peines a le lui exphquer feroient auffi infrucrueufes , que fi je voulois réfoudre un problème difficiie de Newton & lexphquer a un algébrifteignorant & vulgaire! Retournons donc a des chofes plus intelligib!e< La conveirfation tomba fur la vanité, fur la folie & la misère du bas monde, & chacun témoigna (O J'ai dép demandé pardon de ce langage, que j>plique a des efprits ; je le renouvelle encore ici pour Ia' fcmère fbis: quoique }e croye que ce mot foit mimx cm, ploye dans le fens métaphorique, que quand on attribne au corps des paffions, qui, proprement, n'appartjennent cm^  DANS I/AUTRE MONDE. • 2. 5 beaucoup de fatisfaftion de 1'avoir quitté. II eft cependant bon de remarquer que quoique tous les efprits paruffent être fatisfaits de leur mort, aucun d'entr'eux ne parloitdela caufe, que comme d'un accident qu'il auroit volontiers évité , s'il en avoit eu le pouvoir. Et même, la dame férieufe , qui' plus que tous les autres s'étoit empreflee de témoigner fa fatisfaótiori de fa mort, déclara peutêtre trop promptement qu'elle regrettoit le médecin, qui étoit refté prés de fon lit; Fhomme oui étoit mort par honneur , maudifloit fouvent fa folie pour 1'art des efcrimeurs. Tandis qu'on s'entretenoit ainfi , nous fumes tous frappés fubitement d'une très-mauvaife odeur, femblable a. celle qu'on relfent aux approches de la fuperbe la Haye pendant 1'été , & qui s'exhale des eaux dormantes, dout font remplis les beaux, canaux qui environnent cette ville. Ces exhalaifons, peut-ètre fort agréables a des nez hollandoïs , étoient extrêmement defagréables pour des organes délicats, & devenoient plus fenfibles a mefure qu'on avancoit. Cet événement engagea un efprit de la compagnie a regarder par la portière j il nous avertit que nous étions au milieu d'une grande, ville, Nous reconnumes tous en effet que nous étions dans des fauxbourgs, que le cocher nous dit être. dépendans de la ville des Maladies. La route pour  Voyage 7 araver étoit facile & bien pavée ; tout, excepté 1'odeur dont on a parlé étoit très-gracieux. Aux deux cótés des mes de ces fauxbourgs étoient une quantité de bains, de bouchons & d'auberges. Dans ces derniers, on voyoit aux fenêtres plufieurs beiles femmes, dont Phabillement avoit beaucoup d'apparence & d 'éclat. Arrivés dans Ia vdle, ia fcène changea tout-a-coup , & „olIs reconnumes que les fauxbourgs étoient infinimem pkis beaux que la ville. C'étoit un lieutrifte & fombre. Les mes étoient prefque défertes; le peu de monde qu'on y VOyoit ne confiftoit en grande partie qu'en vieilles femmes, ou quelques hommes fort férieux & vêms d'une longue robe-de-chambre, marchant en rêvant profondément, & en s'appuyant fur une canne, dont la poignée étoit d'ambre. Nous ffpénons tous que notre voiture ne s'arrêteroit point dans cette pafte villej mais malheureufement pour nous , le cocher fit entrer la voiture dans une hótellerie , & nous furies contraints d y defcendre.  dans lautre monde. *7 CHAPITRE III. Aventures arrivées aux voyageurs dans la ville des Maladies. J^L peine avions-nous débarqué dans cette hotelletie , oü nous croyions pafler le refte du jour , que le makte fe préfenta devant nous, & nous apprit qu'il étoit d'ufage que toutes les ames qui palfoient, rendilfent viike a madame Maladie „ a qui elles étoient redevables de leur liberté. Nous repliquames tous que nous nous ferions un plaifir de nous conformer a cette coutume. Notre hote nous quitta dans ce moment, en nous difant qu'il alloit nous envoyer auffi-tót les conduóleurs dont nous avions befoin. Peu de tems après, quelques - uns de ces hommes férieux, a poignées d'ambre, & avec leurs robes-de-chambre, vinrent fe préfenter comme les portiers en charge de la ville; leur dignité s'annoncok par leurs cannes, de même que celle d'un maréchal de france par un petit baton. Nous leur citions refpeótueufement les diverfes. dames Maladies, auxquelles nous avions 1'obligation de notre liberté,, & nous leur déclari-ons que nous étions prèts a.. les fuivre j au lieu de répondre^  28 .Voyage ils s'arrêtèrent, en fe regardant les uns & les autrcs, avec une efpèce de furprife. J'avoue que leurs mines fachées nous causèrent beaucoup de confternation, & même ce procédé extraordinaire nous engagea a appeler notre hote', qui, de fon cóté, rit'de tout fon coeur, & nous avertit que la raifon.de 1'étonnemcnt de ces meifieurs, venoit de ce qua leur arrivée nous ne les avions pas gratifiés felon 1'ufage. Nous répondimes, avec une efpèce de trouble, que nous n'avions rien apporté avec nous, & qu'on nous avoit toujours dit pendant notre vie, qu'il étoit exprefTément défendu de rien emporter de 1'autre monde. Oui, monfieur, répliqua I'höte, je le fais, & Ie tout eft de ma faute. J'aurois du vous . envoyer auparavant 'auprès du fleur M*** qui vous auroit fourni ce qu'il vous falloit. Comment ie fleur M*« répondis-je avec vivacité! II faut vous prévenir que nous ne pouvons lui donner aucune füreté, & 1'on fait qu'il n'a de fa vie prêté (i) un fchelling i qui que ce foit, fans un honnêre nannffement. Je Ie fais, monfieur, répliqua 1'hóte : c'eft par cette même raifon qu'il eft obligé de préter xcL II eft condamné a tenir une banque, & k diftribuer gratis aux voyageurs tout 1'argeiit dont ils (i) Nous avertiflbns ici une fois pour routes, que les louanges s'adreffent toujours a quelqn'im-, muis c/ue Ia cenfure n'atrac^e perfonne en particulier.  DANS I.' A U T R E MONDE. 2p ont befoin. Sa banque confifte dans la fomme qa[ lui a fervi a faire tant de mefquineries, & fa peine eft de la voir diminuer journellement d'un fchelling j fa fomme abforbée, il retournera dans 1'autre monde pour y vivre dix-fept ans dans la misère 5 enfuke, après que fon ame aura été purifiée dans le corps d'un porc, il reprendra la figure humaine. Vous me racontez des chofes étónnantes, lui dis-jej mais fi fa'banque ne dok être diminuée journellement que d'un fchelling, comment peut-il donc fournir de 1'argent a tous les voyageurs ? Ce qu'il débourfe de plus, répondit-il, lui eft auifi-töt rembourfé, mais d'une manière que je ne faurois vous expliquer facilement. Monfieur, repris-je de nouveau, je ne concois point comment ce peut être une punkion pour lui que d'avancer cet argent, puifqu'il fait que tout ce qu'il débourfe, hors le fchelling, lui eft toujours rembourfé. Ne vaudroitil pas mieux qu'on ne lui rembourfat qu un fchelling feulement ? Monfieur , me répondk - il, fi vous fiiviez combien il relfent de douleur a payer chaque guinée, vous penferiez autrement. Un prifonnier qui eft jugé a mort, ne demande pas grace avec plus de gémüTemens, que celui-ci n'en poufle, en demandant la permilïion de pafler en enfer, pourvu qu'il y puiffe emporter fon argent. Vous apprendrez encore bien d'autres chofes  3® V O V A G H qui ne font pas moins extraordinaires , a vorre arrivée dans l'autre monde; je vais vous mener préfentement cliez ce monfieur qui eft obligé de vous payer ce qu'il vous faüt. Nous le trouvames affis a une table fur laquelle étoit une fomme immenfe d'argent partagée par différens tas, dont chacun auroit pu ébranler la fidélité d'un patriote, & vaincre la chafteté d'une prude. Auffi-tót que cet avare nous appercut, il palit & foupira, vraifemblablement paree qu'il foupConnoit bien le fujet de notre arrivée. Notre hote 1'aborda, fans lui témoigner aucun refpecï, & j'en fus d'aurant plus furpris, que je favois avec quelle vénération il avoit été traité dans fa vie par des perfonnes beaucoup plus diftinguées que celle qui nous fervoit de guide. Vous favez a quoi votre petite ame bafle a été condamnée, lui dit notre conducteur; payez incontinent a ces melfieurs, qui valent mieux que vous, ce qu'11 leur fautj dépêchez-vous, finon j'appellerai le correóteur- ne vous imagihez pas être encore dans le bas monde, ou vous pouviez exercer impunément votre métier d'ufurier. A ce propos, cet homme commenca a payer, mais avec les mêmes grimaces & l'air plaintif que fes débiteurs avoient , lorfqu'ils lui remettoient leurs billets de banque.  dans l'autre monde. }i Quelques -uns de la compagnie furent émus de compaflion, & nous aurions tous été fatisfaits d'avoir feulement de quoi donner a nos conducteurs , li notre hóte ne nous eut exhortés vivement a nepas épargner un méchant qui n avoit jamais fait la moindre grace, malgré fa grande opulence. Cette repréfentation endurcit nos cceurs, & nous fit remplir toutes nos poches de fon argent. Jeremarquai principalement 1'animofitéd'un poête, qui jura defe venger; car, dit cet efprit, ce coquin a non-feulement refufé de faire une avance fur un de mes ouvrages, mais il a même renvoyé ma lettre fans y faire réponfe, quoique ma naiifance me rendït fort fupérieur a cet ufurier. Nous quittames enfuite ce malheureux, en admirant également la juftice & la manière de fa pumtion , qui, a ce que notre hote nous dit, ne confiftoit uniquement qua débourfer de 1'argent; cependant, ajouta-t-il, ne vous étonnez pas de ce qu'il en reflent tant de chagrin : car il n'eft pas plus difficile de comprendre comment 1'on peut débourfer de 1'argent a regret, que d'expliquer pourquoi 1'on a tant de plaifir a amafler de 1'argent dont 1'on fait ne pouvoir tirer aucim profit. autres conducteurs nous attendoient alors : les premiers s'étoient dépités & nous avoient abar> donnés. Nous leur diftribuames de 1'argent dès  3z Voyage leur arrivée, ce qui nous attira de grands remer- cïemens, & d'lionnêtes ofFres de nous conduire par-tout. Chacun prit un chemin particulier , attendu que nous étions obligés de faire notre cour a difrérentes Maladies. Moi, je priai mon conducteur de me mener chez la Fièvre des efprits vitaux, car c'étoit cette maladie qui m'avoit délivré de ma prifon (\). Nous pafsames par plufieurs njes, nous heurtames a plufieurs portes, mais inutilement: tantót on nous annonca que la Confomption y demeuroit, tantót c'étoit la Maladie a la mode , une dame Francoife; tantót 1'Hydropifie, tantót 1'Intempérance, tantót les Adverfités. Je me laflois de tant de vifites infraétueufes qui me frifoient perdre patience , & en même tems beaucoup dargent que je donnois par forme de gratification a mon conducteur, achaque nouvelle information. II me déclara enfin d'un air férieux, qu'il avoit fait tout ce qui étoit en fon pouvoir, & me quitta fans s'embarrafler de ce que je deviendrois. Bientót j'en rencontrai un autre, qui tenoit, comme le premier, un baton avec une poignée d'ambre : je lui fis la petite libéralité, & je lui .(i) II eft bon de fe rappeler que c'eft une ame ou un efprit qui parle toujours. indiquai  DANS L'AUTRE MONDE. 35 indiquai le nom de la maladie que je cherchois. II rêva pendant quelques minutes, & tira enfuite de fa poche un morceau de papier fur lequei d écrivit quelque chofe, apparemment dans une langue oriëntale, car je ne pus pas le lire. II m'ordonna enfuite de remettre ce papier dans une eertame maifon qu'il me montra, en m'affurant qu'il rempliroit mes vues; puis il me quitta dans le même inftant. Pour cette fois, je me crus dans le bon chemin; je me rendis donc dans la maifon indiquée, qui reffembloit a une apothicairerie : la perfonne qui fembloit y être le maïtre, defcendit environ vingt petites fiolles de liqueur, dont il verfa quelques gouttes de chacune dans une autre fiole pour en faire une mixtion, qu'il me remit après y avoir collé auparavant une étiquette fufcrite de trois ou quatre mots, dont le dernier compofoit onze fyllabes. Je lui nommai la maladie que je cherchois; je ne recus d'autre réponfe, finon qu'il avoit fait ce qu'on lui avoit demandé, & que fes drogues étoient excellentes. - J'eus peine i modérer mon dépit; je quittai cette maifon, de très-mauvaife humeur; & tout en murmurant, je me difpofpis a retourner a 1'auberge , lorfque je' rencontrai un autre portier dont la bonrré mine me frappa „ & m'engagea c  34 V O Y A G £ a faire encore une tentative , mais toujours en lui faifant préalablement le préfent accoutumé. Dès qu'il eut entendu le nom de ma maladie, il fe mit a rire de tout fon cceur, en m'atïiirant que 1'on m'avoit trompé, puifque cette maladie ne fe trouvoit pas dans la ville. II s'informa des circonftances particulières , & auffi-tót qu'il les eut apprifes, il me déclara que la Maladie a la mode étoit la femme a laquelle j'avois 1'obligation de mon décès; fur quoi je lui témoignai mes remercïemens & me préparai incontinent a faire ma vifite a cette obligeante dame. La maifon, ou plutót le palais qu'elle habitoit, étoit un des plus beaux de la ville; les avenues étoient plantées de tilleuls & ornées fur les cótés de boulingrins , avec des compartimens trèsagréables, mais très-petits. On me mena enfuite pat une avant-cour de la même beauté , qui étoit décorée d'un grand nombre de ftatues & de buftes, qui, pour la plupart, étoientendommagés, d'oü je conclus favamment qu'il falloit que ce fut de véritables antiques : cependant, on m'expliqua qu'au contraire ces figures repréfentoient de jeunes héros qui s'étoient facrifiés pour 1'honneur de cette fameufe dame. Dans une falie fpacieufe , qui conduifoit a 1'efcalier, il y avoit plufieurs perfonnes peintes en  dans l'aUTR'12 monde. ' 35 caricature ; 1'on répondit a ma curiofiré , que c'étoit les portraits de ceux qui s'étóient diftingnés particulièrement dans le bas monde au fervice de madame. J'aurois certainement reconnu les vifages de plufieurs médecins & apothicaires, s'ils n'avoient pas été fi fort défigurés par le peintre. II avoit en efFet employé dans cette manière tant de méchanceté, que je me perfuadai qu'il avoit été lui-même un favori de madame. II feroit difficile de fe repréfenter une colleótion de figures plus grotefques & plus plaifantes. Je pénétrai 'enfuite dans une pièce ornée d'une quantité de portraits de femmes qui toutes étoient d'une phyfionomie fi régulière, que j'aurois cru me trouver dans une galerie de beautés, fi une paleur tirant fur le jaune, ne m'eüt un peu fait rabattre de cette agréable idée. A cette pièce en fuccédoit une autre qui étoit ornée de portraits de femmes furannées : comme j'en fis paroitre quelque furprife, un des domeftiques me dit én fouriant, qu'elles avoient été de bonnes amies de fa maitrefle, & qu'elles lui avoient rendu des fervices eflentiels dans 1'autre monde. Je remarquai quelques femmes de ma connoiflance, qui avoient autrefois tenu des bains publics; mais je fus fort étonné de trouver parmi elles une dame de grande qualité. J'en demandai Cij  3 5 Voyage la raifon au domeftique, qui ne me fit d autre réponfe , finon que fa maïtrefle avoit des connoiffances de toute condition. On me conduifit enfin a madame; c'étoit une perfonne maigre., d'une couleur fort blême, qui n'avoit prefque point de nez, & dont le vifage étoit enluminé de quelques boutons. Elle voulut fe lever a mon entrée dans 1'appartement, mais elle ne put fe tenir debout. Après bien des complimens réciproques, qui confiftoient de fa part en félicitations fur mon arrivée , &: de mon cèté en témoignages dereconnohTance de fa gracieufe protection : elle me fit fur 1'état de fes affaires dans le bas monde, plufieurs queftions auxquelles je répondis a fa fatiffaction. Enfin, elle me dit avec un fouris, j'efpère que mes gouttes, mes pillules & mes dragées auront un grand débit. Je 1'affurai qu'on varitoit partout les cures qu'elles avoient faites. Je ne crains rien, ajouta-t-elle, des gens qui ne font pas de la faculté & qui n'exercent pas la médecine felon fes loix; car quelles que foient les opinions des hommes, & tant qu'ils craindront la mort, iis aimeront toujours mieux mourir felon les régies, que de fe guérir par un remède fimple & domeftique. Elle témoignaauffi beaucoup de fatisfactiou du rapport, que je lui faifois de nptre monde  DANS L*A U T R E MONDE. 57 galant. Elle me vaconta qu'elle avoit placé la centième partie de fes remèdes a Drury & a Chaeringerofs (i) , & qu'elle avoit appris avec beaucoup de plaifir , qu'ils avoient pris faveur jufqu'a Saint-James. Elle attribuoit furtout des progrès aufïï rapides qu'inattendus a plufieurs de fes bons amis qui avoient publié nouvellement de beaux ouvrages, oü ils s'efforcoient d'anéantir toute idéé de religion, d'affranchir leurs frères de la crainte de 1'enfer , & d'étouffer ie germe des vertus ; elle paroifloit très-fenfible a riionnêteté du favant auteur des prérogatives du célibat. Si je ne préfumois pas, continua-t-elle , que cet homme elf chirnrgien, & que des vues d'intérêt ont dirigé fa plume, je ferois embarraflee de lui expfimer toute 1'érenduë de ma reconnoilfance. Elle loua beaucoup la fage coutume qu'ont adoptée les pères & mères, de marier fort jeunes leurs enfans, fans confulter nullement 1'inclination réciproque des parties. Elle finit enfin patme faire part de 1'efpérance qu'elle avoit, fi cette habitude s'étendoit encote davantage, de fe voir bientöt la feule maladie a laquelle les nouveaux venus d'un certain rang, feroient la cour. (1) Ce font des cantoris des fauxbourgs de Londres ,, qu'habitent des gens du comrriun & !a populace. L'auteur vent indiquer par-!a , qu'il règnc les débauches les plus crapuleufes parmi les jeunes geus de qualitc. C ii|  38 Voyage Pendant cette convetfation, fes trois filles entrèrent dans 1'appartement; elles avoient des noms très-choquans; 1'aïnée s'appeloit Lepra, lafeconde Cliacras & Ia cadette Scorbutia; elles étoientpolies & galantes mais laides : je fus furpris du peu de refpecl: qu'elles marquoient a leur mère. Elle le remarqua, & c'eft ce qui l'engagea> dés qu'elles fe furent retirées , a fe plaindre que leur éducation n'avoit pas bien réuffi , en ce que ces trois filles poufïbient 1'ingratitude jufqu'a ne vouloirpas fe reconnoitre pour fes enfans, quoique cependant elle eut pour toutes les trois toute la tendrefie & tous les foins d'une bonne mère. Comme les plaintes de families font auifi ennuyeufes a entendre, qu'elles font agréables a raconter pour ceux qui fe plaignent, & m'appercevant qu'elle étoit d'fiumeur a poulferfes lamentations fort loin; je réfolus d'abréger ma vifite, & je pris en effet congé, après lui avoir marqué ma reconnoiiTance de 1'affection qu'elle m'avoit témoignée. Je me rendis promptement a 1'hötellerie, oii je trouVai déja mes compagnons de voyage prèts de monter en voiture : je me hatai dönc de faire mes adieux a mon hóte* & je pourfuivis ma route avec la compagnie.  DANS l'auTRE MONDEi 39 CHAPITRE IV. Contenanc quelques converfations qui fe font tenues en route, avec la defcription du palais de la Mort. N ous avancames pendant queïque tems en filence, jufqu'a ce que nous fümes bien affermis dans nos places. Je parlai le premier pour raconter ce qui m'étoir arrivé dans la ville depuis notre fépar-ation; les autres en firent autant, a 1'exception de la dame férieufe qui s'étoit fait fcrupule de découvrir fa maladie. II feroit ennuyeux de répéter tout ce qui. fut rapporté : je remarquai feulement que 1'Intempérance avoit marqué une haine implacable eontre tontes les autres maladies, & principale* ment contre la Fièvre. Les fourberies des conducteurs étoient caufe , dit-elle , que plufieurs voyao-eurs témoignoient a cette dernière , des obligations qui nrétoient légkimement dues qu a elle feule. En vérité, ajouta-t-elle d'un ton faclié, ces marauts deconducteursne mettent pointde rinaux: offenfes qu'ils me font : leur cojur eft perpétuellement inacceftible a. la reconnoiffimce. Je. ne-, trouve en eux. que des ingcats. infoiens % tandis- C i-v  4° V O Y A G t qu après les Vapeurs, c'eft pourtant moi, plus que toute autre maladie, qui leur donne de 1'occupatiorr. Plus occidit gula quam gladïum , etoit le texte fur lequel 1'Intempérance avoit établi ion duWs, & fans cefte elle répétoit ces paroles. le un orateur eccléfiaftique revient élégamment iur le paffage latin, qui eft la décorarion moderne, des difcours évangéliques. A peine ce récit étoit-il terminé, qu'un des notres nous avertit que nous approchions d'un des plus magnifiques batimens qui put fe voir; notre eoclier nous apprit que c'étoit ie palais de la Mort. La facade extérieure préfentoit en effet un afpeéb fuperbe:l'édiiiceétoitd'uneconftru£tiongothique, fort vafte & tout revêm de marbre noir. Autour de ce palais, régnoit un amphithéatre planté d'ifs fi hauts & fi touffus, que le foleil ne pouvoit les pénétrer: des ombres euÏÏent couvert cet endroit d'une nuit éternelle fans la précaution qu'on avoit eue de placet entre les arbres quantité de lampions difpofés en pyramides. L'éclat de routes ces lumièfes, le brillant des dorures extétieures, quin'avoient pas été ménages donnoient a ce palais un coup d'ceil auffi extraordinaire que magnifique; mais le bruit fourd que le vent excitoit en^agitant les feuilles des arbres, le murmure bruyant des eaux courantes, qui' fe tofioH enrendre dans 1'éloignement, ferabloicnr  DANS L'A U T R E MONDE. 41 ménagés exprès pour exciter 1'horreur & l'efTroi. Nous avions a peine eule tems d'admirer toute cette ordonnance effrayante, que notre voiture s'arrêta devant 1'entrée de ce palais; notre conducteur nous fignifia qu'il falloit defcendre pour rendre nos refpects a fa majefté Meurtrière, car elle avoit adopté cet augufte titre. L'avant - cour étoit remplie de foldats ; tout 1'appareil de la fouveraineté étoit femblable a ce cju'on voit chez les monarques terreftres, & même encore plus recherché. Nous traversames plufieurs autres cours pour parvenir a une belle galerie, qui nous conduifit a une falie oü aboutilfoit un efcalier: au-delfous de la première marche, parolffoient en fentinelle deux pages d'une phyfionomie rébarbative, & d'un air très-férieux; je fus curieuXj on me répondit que les deux perfonnages devoient leurs fonétions a différentes entreprifes hardies par lefquelles ils s'étoient jadis fignalés dans le monde. Ce fut auili les deux feuls vifages épouvautables que nous rencontrames dans tout ce palais; autant fon extérieur nous avoit paru proprea. infpirer la terreur, autant Pintérieur fembloit fait pour porter a. la joie & a la gaieté. Auffi perdimes-nous bientot toutes les idéés noires & effrayantes que nous avions con^ues i notre "arrivée.  4Z Voyage II eft vrai quele calme qu'on remarquok gene'ralement parmi les gardes & les domftiques donnok d'abord a penfer qu'on fe trouvoit i la cour d'un monarque oriental; mais, avec de 1'attention, on remarquok fur tous les vifages une férénité fi parfaite, un air de contentement firéel, qu'il paffoit dans le cceur de tous les affiftans. On nous conduifit par difterens beaux appartemens dont les murs étoient brnés de tapilTeries qui repréfentoient des batailles, que nous nous amusames a examiner quelque tems : je me rappelai pour lors de beaux morceaux que j'avois vus en ma vie i Blenheim (i), ce fouvenir me fit demander oü 1'on trouvoit les vidoires du duc de Marborough, que je ne voyois pas parmi toutes ces tapiffeties. A ma queftion, le fquelette d'un glouton qui étoit ptéfent, fecoua la tête en me difant qu'un certain Louis XIV, qui avoit toujours vécu en bonne intelligence avec fa majefté Meurtrière, avoit demandé qu'on ne les exposat pas; que d'ailleurs, fa majefté n'avoit pas beaucoupd'eftime pour ce général Anglois, paree qu'elle n'avoit vu venir dans fes états qu'un perk nombre de ceux (0 Nom de la fameufe tour c-ui fut conftruite a Londrcs, après la bataiile d'Hochftet.  DANS L AUTRE MONDE. 45 qui avoient été confiés a fa conduite; pour cent nouveaux fujets qu'elle en avoit recus, elle en avoit perdu plus de mille autres. A notre entrée dans la falie d'audience, nous trouvames une alTemblée nombreufe , avec la rumeur ordinaire, qui dura jufqu'a 1'arrivée de fa majefté. Parmi tous ces perfonnages, j'en remarquai deux qui tenoient, dans un coin de 1'appartemeut, une converfation particulière ; 1'un deux avoit un bonnet noir carré & 1'autre portoit un manteau orné de dammes, comme un Sambénito : a cette décoration, je reconnus un inquifiteur généralj 1'autre me parut être un juge criminel mort depuis rrès-long-tems. Je compris aifément, par ce que j'entendis de leur entretien, qu'ils fe difputoient, ft 1'un avoit fait plus pendre d'hommes, que 1'autre n'en avoir fait brüler pendant fa vie. Tandis que j'écoutois cette difpute, qui, felon les apparences, auroit encore duré long-tems, le fouverain parut & prit fa place entre deux figures dont 1'une avoit une phyiionomie trifte&farouche, tandis que 1'autre fe faifoit diftinguer par un air noble & par un vifage régulier. On me dit que c'étoit Charles XII de Suêde, & Alexandre de Macédoine. Comme 1'éloignement ou j'étois ne me per-  44 Voyage mettoit pas d'entendre leur converfation, je cher- chai d farisfaire ailleurs ma curiofité, en m'in- formant des noms des difFérentes perfonnes qui étoient préfenres & qui attiroient le plus mon atrention. Un page, d'une mine auffi pdle & auffi maigre qu'aucun page d'une cour d'Europe ; mais qui etoit avec cela beaucoup plus modefte , me donna ooligeamment les connoifTances que je defirois. II me montra deux ou trois empereurs Turcs auxquels fa majefté Meurtnère paroiffoit témoigner beaucoup de faveur, ainfi qu'a plufieurs empereurs Romains, particulièrement d Caligula, a qui elle marquoit une grande reconnoiffance' de ce qu'il auroit voulu, comme m'en affuroit le page, envoyer ï fa majefté tous les Romains d'un feul coup. On fera peut-être étonné que je n'aie point trouvé de médeeins d 1'audience de fa majefté Meurtrière; & j'enfusfurprismoi-même; maison m appnt qu'ils étoient tous partis pour la ville des Maladies, afin de confulter enfemblefurles moyens d'extirper 1'immortalité de 1'amé. II feroit auffi fuperflu qu'ennuyeux de citer routes les perfonnes que je reconnus. Je ne ferai mention que d'une figure qui fut accueillie fort gracieufement de fa majefté. A la vue de 1'habit  dans i'autré Monde. 45 francois magnifique dont elle étoit vétue, ]e me perfuadai que cette figure ne pouvoit pas être moins que Louis XIV lui-mêroe; mais mon page m'apprit que c'étoit un certain cuifinier Francois a qui fon art avoit doublement procuré une fortune brillante & une grande célébrité. Nous fumes enfin préfentés a fa majefté & admis a lui baiièr la main : elle voulut bien nous honorer de quelques queftions que je fupprime , paree qu'elles n'avoient rien d'affez important y bientöt après elle quitta 1'afTemblée. Nous eümes alors la liberté de continuer notte voyage, & nous en fumes tous très-contens; car, malgré toute la pompe &c la magnificence de cette cour, le long cérémonial que nous avions été obligés d'effuyer, avoit été fi défagtéable, que nous quittames ce féjour avec bien du plaifir. CHAPITRE V. La compagnie continuejon voyage, & rencontre diffe'rens efprits qui retournent dans le bas monde pour reprendre de nouveaux corps. s arrivames bientót au rivage du fameux fléuve Cocyte; nous quittames notre voiture pour le palier dans une barque, après quoi nous fümes  4^ Voyage obligés de marcher i pied une journee entière, Nous trouvames fur cette route difFérens voyageurs qui reprenoient le chemin du monde que nous avions quitté, & qui nous apprirent qu'ils etotent des ames deftinées pout de cettains corps. Les deux premiers que nous rencontrames, fe tenoient amicalement par Ia main, & s'entretenoient familièrement; de ces deux ames, a ce qu'elles nous dirent, 1'une devoit animer un duc, & 1'autre un loueur de carrolfes. Comme nous n'étionspas encore arrivés a Vendroit oü nous devions nous dépouiiler de routes nos anciennes pafiions, cette familiarité nous parut fort étrange, & norre compagne de voyaae fi féneufe, ne put s'empêcher de rémoigner fa furpnfe de ce que des perfonnes d'un rang fi différent, agiflbient avec autant de familiarité. Le cocherquilesconduifoitfemitdrire,&réponditen badinanr qu'ils avoient été 1'un & 1'autre contrahits de changerd'état,paree quele duc avoit entretenu une femme qui avoit tiré vanité de partager les revenusd'unduché, & que 1'autre avoit vécu avec une fille fans être marié. Après avoir avancé plus loin, nous appercumes un magnifique efprit qui marchoit toutfeul avec beaucoup de fierté : notre curiofité nous porta, malgré qu'il ne parut pas difpofé i s'entretenir avec nous, de favoir de lui-meme quelle étoit  DANS L'AUTRE MONDE. 47 fa deftination. II nous répondit en fouriant qu'il auroit la répuration d'un homme fage avec cent mille livres fterling dans fa bourfe: je m'exerce d'avance, dit-il, a prendre 1'air de décence qui fera nécelfaire a mon röle. A peu de diftance de ce fage futur, nousvhnes une compagnie d'efprits fort gais. Nous jugeames par leur allégreffe que le plus heureux fort leur étoit échu; mais a nos informations, nous eümes pour réponfe qe'ils feroient tous mendians. Plus nous avangions, plus nous ttouvions de de ces efprits : enfin nous arrivames a un endroit oü aboutiffoient deux grands chemins dans une direétion oppofée & qui étoient fort différens; 1'un ne traverfoit que des rochers & paffoit fur un terrein marécageux , qui étoit par- tout rempli d'épines , de fórte qu'il étoit imponible de s'y tenir fans courir du danger & fans effuyer beaucoup de farigue. L'autre étoit le plus agtéable qu'on puiffe fe repréfenter;il traverfoit de belles prairies vérres & émaillées de fleurs qui exhaloient 1'odeur la plus gracieufe; en un mot, 1'imagination la plus vive- & la plus riante auroit peine a tracer un' chemin qui füt plus agréable. Nous appercümes néanmoins a notre grand étonnement, que la plus grande partie des voyageurs, tachoit de pénétrer par l'autre, & que feulement quelques efprits choififfoient le dernier.  4S Voyage On nous dit que le mauvais chemin menoit a la grandeur, & que la route commode & douce conduifoit a la bonté. Sur cê que nous faiffons paroïtre notre furprife de ce qu'il y avoit tant de monde qui choififioit le chemin le plus rade, on nous dit que la mufique, le fon des trompettes & des timbales , les acclamations flatteufes du peuple qui honoroient les premiers , engageoient beaucoup de monde a tenter de le prendre. Nous apprimes en même tems qu'on y trouvoit plufieurs beaux palais qui fervoient a recevoir ceux qui avoient furmonté les difficultés fous lefquelles plufieurs fuccomboient; qu'on y trouvoit auffi une profufion de chofes précieufes, & de richeffes dont les voyageurs pouvoient üfer a leur volonté. Au contraire, on ne trouvoit d'autres attraits a l'autre chemin, que les agrémens de la fituanon : fur toute la route il n'y avoit que de chétifs batimens, excepté pourtant un feul, qu'on pourroit comparer a une certaine maifon de Bath. Enfin on ne paroifioit faire fi peu de cas de ce chemin, que paree qu'en fuivant l'autre route, on étoit sur d'acquérir de la gloire, & de s'attirer les louanges de la multitude. Dans ce moment, nous entendïmes un grand bruit qui nous fit tourner la tête ; nous appereümes une foule d'efprits qui en pourfuivoient un autre,  DANS I.' AUTRE MONDE. 49 autre, & qui s'achamoient a lui faire toute forte d'outrages. Je ne peux donner'une idéé plus exacte de ce fpeétacle, qu'en le comparant a celui que préfente une affluence de populace fuivant les comptables qui conduifent un filou en prifon , ou bien encore a la fcène qui arrivé lorfque notre parterre tient a. fa difcrétion un poëte dont il vient de huer les produétions. Les uns lui rioient au nez, les autres faifoient yetentif a. fes oreilles le fon aigu dunïifflet, d'autres 1'apoftrophoient malignement, lé tirailloient par la manche , crachoient fur fes habits, ou les couvroient de boue. II nous fut impoffible d'être témoins de ces huées, fans nous informer de ce qui les occafionnoit; mais , o furprife inouie! onnous dit que cet efprit, qui elfuyoit tant d'avanies, étoit deftiné a monter fur un tróne dans le bas monde. On ajouta que c'étoit la conduite ordinaire des autres efprits, autant de fois que le lot d'un empire, d'un royaume ou d'une principauté, tomboit a quelqu'un d'entr'eux, non par envie oupar dépit, mais uniquement pat mépris pour les grandeurs terreftres. On nous dit encore qu'il arrivoit très-fouvent par cette raifon que ceux a qui le fort accordoit ■cette btillante faveur, en faifoient 1'échange avec le lot d'un tailleur ou d'un cordonnier; qu'Alexan- D  '5© v O Y A ö I dre Ie Grand & Diogène avoient fait ce troc enfemble, & que celui qui avoit été jadis Diogène , le deftin 1'avoit primitivement honoré du fort d'Alexandre qu'il avoit rejeté. Cependant la rifée ceifa fubitement, & 1'efprit royal, qui étoit patvenu a faire faire un inftant de filence, fe mit a haranguer les railleurs a peu-près en ces termes: » Messieurs, » Je fuis très-furpris que vous me traïtiez avec »» tant de rigueur, puifque le tróne qui meft échu » n'eft pas de mon choix : li ce lot mérite votre j> indignation, il feroit beaucoup plus raifonnable » de me plaindre, moi, de ce qu il m'eft échu , »> & de vous féliciter, chacun en particulier, de »> ce que vous avez eu Ie bonheur de 1'éviter. » Je fais combien on méprife ici un fceptxe & »> un empire; je conviens volontiers que fi Ia »> gloire ne foutient pas un fouverain fur fon » tröne, fon fort eft le plus vil qu'il y ait. Je fens » qu'il n'eft point d'état plus mifétable dans le » monde ou je me rends, que d'être continuelle?» ment obfédé par des Inquiétudes perfonnelles, •5 d'avoir la confcience bourrelée, de fe fentir Ie » cceur déchiré par le fpedlacle des peines & des » tourmens d'un peuple a qui 1'on a promis la f» juftice, & que 1'on a juré de rendre heureux.  BA ^ S t' A Ü T R È MONDE» t ï » Auffi je n'imaginerai jamais que le lot d'ung s> couronne m'élève au-deflus de vous, & que m par-la je deviendrai un être d'un limon plus » exquis que celui qui forme les auttes créatures « comme moi. » Serois-je donc aflez infenfé pour croire être » fage fans fagefle , raifonnable fans raifon, vaif» lant fans courage, & enfin fans vertu & fans » bonté, être meilleur que le plus vertueux des » hommes ? Afiurément un orgueil fi abfurde me » rendroit auffi ridicule que méprifable, a dieu » ne plaife que jamais il ait accès dans mon »» cceur» » Cependant ,„Meffieurs, je ne peux m'empê» cher de faire un très-grand cas du lot qui m'eft » échu -y je 1'eftime même a un tel point, que je » ne le changerois pas contre aucun des vótres : » 1'ambition que je vous avoue reffentir, jette » fur mon fort un vernis fi agréable, que je ne » vois rien qui mérite la préférence. >» Cette ambition qui m'enflame eft en même » tems un noble aiguillon qui m'excite a faire de »> grandes a&ions, & elle me promet plus de •» véritable gloire que vous n'aurez jamais ocoa» fion d'en acquérir. » L'élévation dont je me glorifie, Meffieurs; . » & qui me rend infiniment fupérieur a vous » tous, c'eft le pouvoir de faire du bien, eert la Dij  51 Voyage » volonté que j'ai d'en faire un ufage fréquent & » réfléchi. Ce qu'un père eft a 1'égard de fes » enfans, un tuteur a 1 egard d'un orphelin, un » homme puiffant envers un indigent: c'eft ce » que je fuis a votre égard: vous êtes mes enfans; v je veux me comporter envers vous comme un » tuteur & un proteéteur. Tant que durera men » règne, que je fais devoir être long, je n'irai » jamais prendre de repos a ia fin du jour, que »' je ne puiffe m'arrêter fur 1'idée glorieufe & con» folante que plufieurs miiliers d'ames me font « redevables du doux fommeil qu'elles goütent » pendant la nuk. Y a-t-il un honheur&égal a » celui qui fe dit a lui-même : je veux faire du » bien, j'en ai des occafions fréquentes, je n'en » laiffe échapper aucune? » Avec de pareils fentimens, un homme fur » le tróne n'eft-il pas femblable d un de ces aftres » brillans dont 1'éclat fe répand d'autant plus » loiu, qu'il eft plus élevé ; la gloire eft le fruit » de fes adions, & cette gloire n'eft mêlée ni de » flatterie, ni de dérifion; elle eft pure, fans » rache, telle enfin qu'une ame délicate la peut >» defirer. . » Lorfque votre bien-être dépendra de moi, » & que vous devrez a mon amour pour la juf»' dce, lasureté de vos perfonnes, & la folidité • de vos fortunes; lorfque ma vigilance, mon  dans l'a u t r. e monde, » courage veilleront continuellement fur vous, » pour vous garantir de vos ennemis, & pour » repoufler toute force étrangère; lorfque' les » encouragemens vivifieront 1'induftrie; lorfque » les réeompenfes iront chercher le mérite juf» ques dans 1'obfcurité oü il s'enveloppe quand il 3» eft réel; lorfque mes largeftes s'attacheront a » faire fleurir les arts Sc les fciences utiles, qui » répandent rant d'agrémens fur la vie, quel eft » celui d'entre vous^qui fera affez infenfible & » alfez ingrat pour me refufer du refpeét, & poun » me dénier des louanges ? » Que les perfonnes de mon rang foient expow fées a la cenfure , je n'en fuis poinr furpris ' » mais je gémis de voir qu'elles la méritent fï » fouvent. » Quelle corruptïon dans Ia nature humaïne l >j Quel malheureux penchant domine donc 1'in» clination de celui qui préfère inconfidérément « le danger, la home & les remords qui pour». fuivent les mauvais princes., a. la süreté, i, » 1'honneur & a la fatisfadion délicieufe- qui » accompagnent par tout ceux qui font le bien? r » Soyez alTurés, Meffieurs , que cé tableau eft »■ trop préfent a ma mémoire , pour en perdre ja jamais le fouvenir. Eli! comment pourrois- je j» ceflèr de perdre de vue 1'honneur & la félicité: i» de mon peuple? Je fuis allure que e'eft 1'uniqus:  '54 V O V A 6 E « moyen de mériter fa fidélité & d'enchainer fon » cceur » ? Après cette harangue, qu'il accompagnoit de cette vive déclamation qui part d'un cceur pénétré, le nouveau monarque fe rendit fur le chemin de la bonté, & tous les fpectateurs témoignèrent leur fatisfaction , par des applaudilTemens , & par les plus vives acclamations de joie. II n'étoit pas encore fort avancé dans cette route, lorfqu'un autre efprit courut après lui, en ƒ urant qu'il vouloit abfolument 1'en retirer. J'étois curieux de favoir ce que c'étoit que cet efprit j je le demandai, on m'apprit que cet efprit venoit d'avoir le lot de premier miniftre de ce fouverain; alors je ne fus plus étonné. CHAPITRE VI. Defcription de la roue de fortune, avec la manière de préparer les efprits au féjour du globe terraqué, N J-^ous contmuames notre voyage, fans nous arrêter plus long-tems, & fans nous inquiéter Ü ce fervent novice dans la fouveraineté, tiendroit parole ou non. II ne nous arriva rien de remarquable, jufqu'i  DANS t'A UTRE MONDE. 5 $ ce que nous fuflions arrivés a 1'endroit oü les efprits deftinés a retourner dans le bas-monde, étoient obligés d'y attendre leur deftin. Nous remarquames une roue d'une grandeur prodigieufe, & beaucoup plus confidérable que celles dont on a coutume de fe fervir dans les loteries. On nous dit que c'étoit la roue de la Fortune, & la déelTe elle-même étoit préfente. Elle me parut une des femmes les plus dirTormes que jeune jamais vues. Je fis attention que la mauvaife humeur fe peignoit fur fon vifage, chaque fois qu'il fe préfentoit ün joli efprit de fon fexe, & qu'elle prenoit au contraire un air riant, lorfqu'un efprit male & bien fait s'approchoit d'elle. Cette obfervation m'expliqua naturellement la vérité de la remarque que j'avois fouvent faite, qu'il n'y avoit rien de plus heureux qu'un homme bien fait, & rien de plus malheureux qu'une belle femme. Certainement mes ledteurs verront, avec quelque plaifir, de quelle manière on effaie les efprits qui font deftinés a prendre un corps. Premièrement chaque efprit recoit d'un homme parfaitement fage, dont la demeure reifemble a\ une apothicairerie , une petite fiole avec 1'ériquette fuivante : Boijfon pathétique pour prendra ïmmédiatement ayant fa naijfance. Ce breuvage Div  SS V O Y A S E eft une mixtion de toutes les paffions • mais non pas dans une proportion exacte; de forte qu'elle contiem tantót une plus forte, tantót une plus foible dofe de telle ou telle paffion ; & fouvent, en la préparant a la hate, on oublie fingrédient. qui eft le plus néceftaire, L'efprit recoir en même tems une. autre liqueur, fous le nom de déco&ion provoquant le dégout, pour prendre a volonté. Cette décoction eft un extrait de toutes les inclinations du cceur, quelquefois très-forte 8c très-ardente , d'autres fois très-foible fuivant fa préparation, dans laquelle il entre toujours de la négligence. \ Cet extrait eft fi amer Sc fi. défagréable, que plufieurs efprits , malgré fa grande falubrité, ne peuvent sfe réfoudre a en prendre feülêment une goutte, & la verfent ou la donnent au premier qui en a envie ; ceux même que le mauvais goüt ne rebute pas, en recoiyent une doublé ou triple dofe. Je vis une jeune & belle dame en goüter d'a- ' hord par curiofité , eirfuite faire une mine chagrine, jeter la liqueur loin d'elle.. Arrivée a la . roue de fortune, il lui echut une couronne qu'elle mit auffitót avec beaucoup de joie. Plufieurs perfonnes de fon fexe ayant auffi goüté un peu de la liqueur amère dont on yient de parler, la rejetoient auffitór^  DANS 1 AUTRE MONDE. 57 Après que chaque efprit a recu la potion de 1'apothicaire, il a la liberté de s'approcher de la roue de fortune, & de tirer fon lot; mais ceux que le deftin veut favorifer, obtiennent la permiffion de tirer en fecrët trois ou quatre billets. Un efprit plaifant & gai tira un jour une poignée entière de billets; il les ouvrit & y trouva évêque, général, confeiller privé, comédien, poè'te couronné; il rejeta auffitót les trois premiers lots & s'en alla très-content avec les deux autres. Chaque billet contient deux ou plufieurs infcriptions qui font ordinairement difpofées de majiière que les lots deviennent égaux autant qu'il eft poffiblepar exemple ; Un billet, fCornte, ou lot portoit. . . jRichelTe, \ Santé, ' Inquiétude. ÉFripier, Un autre églifes, qu;il avoit ftrictement célébré toutes les fètes , & qu'il n'avoit jamais manqué de reprendre les hommes des défauts qu'il avoit appercus en eux; qua fon égard ü ne craignoit pas qu'on lui reprochat ni ivrognene , ni paifion pour le beau fexe ; qu'il avoit même deshérité fonftls , paree qu'il 1'avoit fait grand-père fans être marié. Quoi ! réeUement, répliqua Minos, vous avez été capable de tant de févénté ? En ce cas retournez dans le monde pour avoir plus de tendrefiè pour vos enfans; il n'eft p.as permis ici d'être dinaturé.  HANS l'AUTRE MONDE". él Une douzaine d'autres efprits , qui s'étoient approchés avec beaucoup de confiance , furent effrayés de voir ce dernier éconduit, & prirent d'eux-mêmes le chemin de l'autre monde. Si ce faint, difoient-ils, eft exclus de 1'Élifée, comment oferions-nous efpérer d'y entrer? Tel étoit le fort de ceux que Minos jugeoit indignes de palfer, qu'ils étoient obligés de retourner dans le monde pour s'y purifier. A 1'égard de ceux qui étoient coupables de crimes très-graves, ■ c'eft-a-dire, contre la nature, comme meurtres, vols, parricides, &c. ils étoient auffitöt jetés par une porte différente, & précipités dans un gouffre profond. Arrivé un nouvel efprit qui déclare a Minos, qu'il n'a fait ni bien ni mal, ayant employé toute fa vie a ramaffer beaucoup de raretés, & s'étant principalement appliqué a 1'étude des papilloris, dont il avoit pofTédé une très-rare collection. Minos ne daigna pas lui répondre, & le renvoya avec un gefte de mépris. " A cet efprit en fuccéda un autre très-joli, dont la démarche -aifée & le fouris gracieux annoncoient le fexe. Cette perfonne fe préfenta d'un air de confiance, en difant qu'elle efpéroit mériter quelques égards par la réfiftance qu'elle avoit faite a un gtand nombre d'arhans, & par la gloire qu'elle avoit eue de mourir pucelle.  €l V o y a c b Vous n'avez point encore rebuté alTez d'amans; lui répondit Minos d'un ton férieux, retournez d'oü vous venez. Un autre efprit arrivé en criant orgueilleufement: monfeigneur, je me Batte que mes ceuvres parient pour moi. Quelles ceuvres. reprend Minos > mes drames, répliqua le poëte; ils ont tant fait de bien par les éloges que j'ai donnés a la vertu 8c par la cenfure que j'ai feite des vices ! En ce cas, repart Minos, vous ferez bien de refter ici jufqu'1 ce qu'il y vienne quelqu'un que vos drames aient condmt dans le fentier de la vertu, ou qu'ils aient retiré de 1'abïme du vice; alors, vous entrerez en même tems que lui. Cependant, ajouta le juge, fi vous voulez fuivre mon confeil, & ne pas perdre de tems; le meilleur parti pour vous, eft de vous en retourner promptement dans l'autre vie. A ce propos, le barde murmura Sc répliqua qu'indépendamment de fes travanx poëtiques, il étoit encore auteur de plufieurs bonnes ceuvres: par exemple , dit-il, j'ai un jour prêté tout Ie gain d'une repréfentation i un de mes amis, & ce fecours lui a fauvé la vie, ainfi qu'i fa familie. II avoit d peine achevé de parler, que Minos fit ouvrir la porte, 8c dit poliment au poëte , que s'd avoit d'abord annoncé cette aótion généreufe, il eut. été fuperflu de parler de fes drames.  DANS l'aüTR? MONDE. nous ferions le mépris de 1'armée, & nous nè mériterions pas none folde. Vous êtes en effeC de braves gens, reprit le juge infernal; mais obéufez maintenant a mes ordres, & retournezvous-en dans l'autre monde; que feroient ici d'aufïï braves gens ? 11 ft'y a point de villes a piller ni a brüler. Suivez un peu plus a 1'avenir la vérité dans Vos paroles, & n'appelez point la dévaftation des autres états > fervice de votre patrie. Comment, répliqua le conducteur en colère , vous m'accufez de dire un menfonge? En même tems il s'efforcoit d'entrfer; mais la garde de Minos le repouffa auffitot , & ces hommes courageuX prirent promptement la Fuite dans l'autre monde» Quatreefpritsrepréfentèrentenfiiitequ'ilsétoienE morts dans 1'irtdigence, de faim & de froid, favoir le père, la mère & deux enfans, qu'ils avoient mené toujours une vie réglé'e, honnête & fort laborieufe, mais que les maladies les avoient mis hors d'état de travailler. Toüt cela eft Vrai, s'écria un refpedable efprit; je fais les circonftances de leur vie, ces pauvres gens étoienrde ma paroilfe» Vous êtes apparemment un curé , lui dit Minos, &c fans doute vous étiez a votre aife ? Pas touta-fait dans les commencemens; j'étois dans une honnête aifance, répondit 1'efprit, mais j'obtkis bientót aptès une cure très-confidérable. Eij.  68 Voyage Oela eft bien , dit Minos , laiffez pafTer ces pauvres gens. A ce propos, le curé fe mit avec confiance a leur tête, comme pour les conduire. Arréte! s'écria Minos, en le tirantpar la manche; doucement, monfieur le docteur, il faut que vous faffiez encore un petit tour dans le monde; on ne laifle point emrer ici d'homme qui ait vu fans pitié mourir d'autres hommes. On vit alors une figure diftinguée, qui, fe préfentant a Minos comme un excellent parriore, commenca par débiter un beau difcours qui rou' loit fur ces deux points importans; 1'amour du bien public & la liberté de la patrie. Minos témoigna beaucoup d'eftime a notre orateur, Sc en même tems ordonna d'ouvrir la porte. Le patriote, non content de cette faveur Sc tourmenté par la démangeaifon de difcourir, ajouta qu'ayant exercé un emploi, il setoit conduit en honnête homme; car, comme il avoit été oblio-é d'entrer dans les vues de la cour, il avoit profké de cette circonftance pour avoir fob de fes amis, Sc pour leur procurer des places. . Attendezun inftant, monfieur le patriote, reprit Minos; je fais réflexion que ce feroit un deull trop douloureux pour votre patrie, que de perdre  DANS L'AUTRE MONDE. 6<-) ïin homme auffi adroit & auffi zélé que vous; ainfi je vous confeille d'y retourner. Je me perfuade que vous ne vous en defendrez pas& que vous ferez très-empreffé d'immoler votre propre féiicité au bien public. Le. patriote fourianr, prir ce propos pour une. raillerie, & voulur enrrer; mais le juge le retirrt, & perfifta dans fon ariër-. Et comme le patriote conrinuoir toujours a refufer d'obéir , la garde le fit retourner par force. Enfuite parur un efprit, pour lequel la porre s'ouvrit, avanr qu'il eür dit un feul mot. J'entendis que chacun fe difoit a 1'oteille i. c'eft norre défunt lord, Mayor.. Comme nous érions fur. le poinr de parofrre devantMinos, nous fumes devancés par une belle dame, donr la démarche majeftueufe arriroir les regards de rous les affiftans qui fe rangeoient pour lui faire place. Nous-mêmes, frappés par le coup d'ceil fier que lancoir de part & d'autre cerre femme,, que nous prenions au moins pour une princefTe ». nous nous ferrames auranr qu'il furpoffible, crainte de la gêner dans fon paffage; &z par forme de remerciment, elle nous honora d'une inclination de rête, qu'elle nous langa rapidement pardeffus fon épaule, avec un regard de proteetion^ Je m'empreffai de fuivre notre princeffe pour enteiidre fa harangue, imaginant qu'il devok j- Eiij  7° Voyage être queftion du fort d'un peuple nombreux, & de quelque vafte empire. Eh bien! madame, lui dit Minos, fans attendre ja fin de la révérence qu'elle faifoit lentement, qui êtes-vous, quelle eft votre vie ? Monfeigneur! reprit-elle , je m'appelle Nolliters. Je recus avec la vie quelques attraits & un caractère élevé, Melpomène & Terpfichore me douèrent auffi de quelques-uns de leurs talen?; mais mon goüt pour lavolupté &mon zèle alarechercher, firent ma paffion dominante. Mesparens me voyant d'auffi heureufes difpofinons , me firent entrer a 1'age de huit ans, dans une troupe de comédiens de province, qui ' jouoient des tragédies francaifes dans des jeux de paume. Mon enfance fut de très-courte durée j mais je ne me fouviens pas bien i quel %e elle cefla, ni quel fut celui qui m'enleva mon innocence. Ce qui eft certain, c'eft que comme ma mère & mon beau-père , car pour mon véritable père s je ne le connus jamais, ne favoient exactement que' végéter dans 1'oifiveté; je pouvois l peine fuffire a leur entretien 8c au mien, quelque multipliés que fuflent mes talens , & quelque fréquent uface qne j'en fifle. Hélas J fi mes travaux «doublés les mettoient l 1'abri de la misère, je ne pus les garantit des atteintes mortelles d'une ennemie flus cruelle, qui les perfécutoit depuis long-tems»  DANS L'AUTRE MONDE. 71 lis rendirent 1'efprit entre mes bias', a peu de mois dediftance 1'un de l'autre, & 1'on m'apprit qu'ils étoient morts comme notre grand Francois Premier. Je vouius prendre des informations fur cette maladie qui m'étoit alors inconnue. On me fit fon hiftoire j je reconnus que c'étoit la plus terrible que put redouter une' prêtreffe de Vénus dont j'avois adopté le róle. La vivacité de mes regrets me fit répandre en malédiétions fur le voyage de Colomb, fur la découverte de l'Amérique j & ce fut-la le tribut que je payai a la mort de ma mère. J'étois maitreffede mon fort; j'avois dix-hmt ans 5 je manquois de fortune, mais non pas d'agrémens. Une vieille comédienne eut la bonté de me confeiller de me rendre a Paris,, dès que mon engagement feroit expiré, & elle s'offrit même de m'y fervir de mère. Sa propofition fut acceptée; nous arrivons, & deux jours après je fus honorée de la vifire d'un duc , qui, fans m'avoir vue qu'un inftant, jura qu'il m'aimoit paffionnément, & que j'étois faite pour être adorée. Je fus logée convenablement, & je débutai fur le théatre de cette capitale avec un fuccès brillant. J'eus cependant befoin de tout le crédit de mon duc pour me foutenir contre. la cabale de mes confrères & contre 1'intrigue de leur* femmes qui ne portoient pas moins envie i mes E iv  72 Voyage petits appas, qu'aux talens de toute efpèce dont on «fcfoit que j'étois douée. A la fatisfaction du public, &.pour 1'honneur de lafcène, je fus admife au rang fortuné d'aétrice , malgré les fifflets de la coulifle , & malgré les anecdotes fecrètes que la calomnie répandoit au foyer. Mon caraétère majeftueux, mes talens éminens, & la faveur de mon amant m'eurent bientót porté,e au premier rang. Comme chargée des roles de princeffe au théatre, je devins auffi la fouveraine a 1'affèmblée de ma troupe. Ma voix avoit la prépondérance, & ma volonté dirigeoit tout. Mon antichambre étoit continuellement remplie de jeunes poëtes qui vouloientfe faire jouer, & d'anciens, qui demandoient a être repris; mais a parler vrai, je les jouois les uns 8c les autres. Je ne fortois des bras de Melpomène, que pour me jeter dans ceux de l'amour j je ne me conduifois que par les confeils d'un jeune colonel que j'avois donné au duc pour adjoint, 8c qui joignoit les forces d'Hercule a tout 1'efprit d'ApolIon. Ah! monfeigneur, il ne m'eft pas poffible de vous exprimer le nombre, de vous peindre la douceur des momens délicieux que j'ai paffés avec mon colonel! O fort barbare ! la gloire 1'avoit obligé de me quitter pour faire une campagne \ la tête de fon corps: Mars facrifia cette viétime qiie je deftinois a Vénus,.  DANS L AUTRE MONDE. 75 Dans le premier mouvement de la douleut accablante que me caufa cette mort, je jurai de me retirer a la campagne, pour y fuut mes jours dans les regrets. Mais dès le lendemain cette réfolution s'évanouit. Je fentis que mon cceur ri'étoit pas fait pour avoir du fiel contre 1'amour. Je me preffai donc de chercher de nouvelles confolations. Parmi la foule qui fe préfentoit, je choifis ttois jeunes gens de familie pour fervir devicaires a mon duc. L'un étoit moufquetaire, agé de dixhuit ans; le fecond plus mur, étoit deftiné a une grande charge de magiftrarure; &le troifième, homme fait, étoit déja pourvu de la furvivance & de Fexercice d'un riche financier. Ce fut un trait de modeftie, autant que de difcernemenr, de me borner a trois amis ; car plus d'une de mes femblables en avoit jufqu'a fix , 8c trouvoit encore bien du vide dans fes momens. Mon choix toujours dirigé par laréflexion, ne m'expofa jamais a de pareils inconvéniens. H feroit trop long, monfeigneur, de vous faire rhiftoire de toutes les affaires que j'eus avec différens perfonnages qui fe fuccédoient annuellement par terne, & quelquefois même par fonnez. Mon duc m'abandonna ; fon fuccelfeur fit ma fortune; & dès-lors n'ayant plus a craindre de revers, je me plongeai tout-a-fait dans le torrent des plaifirs. Je ne dois pas vous cachet que j'eus fouvent des  74 V O Y A O E reproches amers a efïuyer de la part de quelques jeunes gens qui m'accufoient de trop reffembler a ma mère. Quoi qu'il en fok, moitié par radon, mokié par complaifance pour le genre mafculin, je pris la réfolution d'extirpet la racine d'une maladie fi funeftea mes goüts. Hélas! je ne fus pas heureufe avec mes médecins. Un jour que dans un röle de princelfe , j'avois mis tout 1'emportement , & toutes les fureurs d'une amante jaloufe & délahTée; je tombai en foibleffe, & dès ce moment je reftai dans un état de débilité qui me permettoit a peine 1'ufage de mes facultés corporelles, & auquel rour 1'art de la médecine ne put rien changer. Ma fanté refta languilTante ; mais mes talens devenoient d'autant plus agréables au public , qu'il les voyoit plus rarement. Jene me montrois plus, que la falie ne retentk d'acclamations &d'applaudilTemens, avanc que j'euiTe parlé. Enfin, un jour qua une répétition je rendois mal le róle d'une reine défefpérée de la perte de fon fils, l'auteur de la pièce eut 1'infolence de me faire des menaces, qu'il n'auroit dü faire qu a des valets de théatre. II avoit cependant bien tort; car j'étois fi pénétrée de mon róle, qu'imagniant être la fouveraine que je repréfentois, mon indignation s'aliuma par fes propos indécens, ik je lui appliquai un foufflet. Auflitót il tire fon  DANS L'AUTRE MONDE. 7j' épce, mais je m'enfuis, & je me fauvai dans les détours des coulifles. La frayeur que me caufa certe fcène, occafionna chez moi une relle révolution, que la fièvre fe joignant aux maux anciens qui me rongeoienr fourdement, je fuccombai en huir jours ; 8c c'eft, monfeigneur, ce qui me procure 1'honneur de vous faire ma révérence. Vous êres trop jufte, pour difconvenirque je ne doive êrre admife au rang des ames forrunées. Doucemenr, mademoifelle, reprit Minos : Vous n'avez poinr, il eft vrai, commis de crimes qui méritent le gouffre éternel ; mais vous avez ruiné des vieux, vous avez empoifonné des jeunes; vous avez rrompe les uns & les autres, 8c vous avez elTenriellement blelTé la bienféance qui convient a votre fexe; on u'a pas befoin de mauvais exemples dans 1'Elifée. Retourne^ dans le monde, reprenez vorre érat, 8c comptez que , li vous pouvez avoir de bonnes mceurs, 1'Elifée vous fera furement ouvert. Enfin vint le jour de norre compagnie. Le joli efprit féminin , dont j'ai fait mention avec une eftime fi diftinguée, ne trouva point de difficulté; mais notre dame férieufe fut renvoyée; Minos déclara que dans tout 1'Elifée il n'y avoit pas une feule femme prude ni bigore. Auffitót le juge fe tourna vers moi, & j'avoue franchement que je défefpérois de bien me tirer d'ili? examen rigoureux.  7tf Voyage ^ JeconfefTaifansdétour, que dans ma jeunefte J avois ere un peu trop adonné aux femmes & au VI"; malS ^ue de ma vie je n'avois jamais offenfé perfonne , ni négligé une feule occafion de faire du bien; qw'i Ja vérité, je ne pouvois me glorifier d avoir fait des eiforts pour pratiquer la vertu, mais que j'avois toujours eu une humanité générale, & quelque amitié particuliere. J'allois continuer, lorfque Minos m'ordonna d'entrer, & de ne pas m'arrêter plus long-tems au récit de mes propres vertus. Je ne tardai pas a fuivre mon aimable compargne : je Pembraifai avec toute la délicatelfe d'une mtelligence aérienne, & avec cette innocence qui n eft plus qu'aux champs Elifées. Elle me rendit mes embraflemens fans fcrupule. Nous nous félicitions mutuellement d'être parvenus dans ces contrées délicieufes, dont la beauté ne fauroit être m Cr°n?ue Par I'imagination la plus riante, nireprefentée par lepinceau du plus grand maïtre.  DANS LAUTS.E MONDE. 77 CHAPITRE VIII. Premières Ayentures de l'auteur, après fon arrivée aux Elifèes. N ous voyageames par une agréable forêt d'orangers, oü je vis plufieurs efprits, que je connoilTois tous, & dont je fus auflitöt reconnu: car dans ce féjour célefte, il fuffit de fe voir pour fe connoitre. Bientöt après je renconttai ma petite-fille, que j'avois perdue depuis quelques années. Pourrois-je trouver des expreffions propres a décrire Ia joie ravilfante qui faifit nos fens ? Nous nous baifions avec tranfport; nous verfions des larmes de tendrefle ; la vivacité des fentimens que nous éprouvions, les efForts avec lefquels nous nous preffions muruellemenr 1'un conrre 1'aurre, nous ötoient toute autre faculté ; j'aflurai que pendant une demi-année au moins que nous reftames enfemble, s'il eft poffible de menner le rems dans un lieu de délices , nous ne fenrimes que notre amour. Je continuai ma route enfuire, 8c le premier efprir avec lequel j enrrai en converfation, étoit Léonidas de Sparte. Je lui racontai qu'un de nos  7S Voyage plus fameux poëtes lui avoit rendu des honneurs particuliere j il répondit fimplement, qu'il hd en étoit très-obligé. Une mufique excellente fe fit alors entendre de notre cóté ; une voix des plus belles chantoit un duo, accompagnée par un violon qui me parut furpafler GafFarelli & Piantanida. Je rêcor/nus que ce muficien ravilSrrt & cette divine Chanteufe étoient Orphée & Sapho. Le bon-homme Homère afliftoit a ce concert; & madame Dacier étoit affife fur fes genoux. II me demanda d'abord des nouvelles dë M. Pope, & marqua tm vif defir de le yoir. J'ai lu, me dit-il, fa traduction de 1'Iliade , & en honneur , elle m'a fatisfait autant que 1'original même a pu fatisfaire quelques autres lefteurs. Je ne pus m'empêcher de lui demander, s'il avoit en effet exécuté cepoëme par chants détachés, & s'd avoit chanté ces différens morceaux par toute la Grèce , ainfi que les hiftoriens 1'ont raconté II fourit a cette queftion : trouvez-vous , me répondit-il , de 1'ordre & une fuite dans mon poëme ? Dans ce cas, vous pouvez très-facilement réfoudre vous-même cette queftion. Je le priai de me dire quelle étoit celle des différentes villes qui fe difputoient 1'honneur d etre fa patrie, qui avoit raifon. En vérité, je ne faurois le décider moi-même, me répondit-il.  DANS L AUTRE MONDE. 79 Virgile s'approcha de nous avec le fieurAddiffon, & me pria de lui dire combien il s'fctoit fait de tradudions de fon Enéïde, dans ces dernières années ? Quatre ou cinq , répondis-je , mais je ne faurois men fouvenir , n'ayant lu que la traduction du doóteur Trapp. En effet, repliqua-t-il, cet oiïvrage eft aftez fmgulier. J'appris en même tems au chantre de Didon , que M. Warburton avoit découvert les myftères éleuliniques dans fon Enéïde. Quels myftères ? demande Addiffon. Les myftères d'Eleufine, répondit Virgile, dont j'ai fait la defcription dans mon fixième livre. Comment, répliqua Addiflon, vous ne men avez rien dit depuis que nous nous connoiflons? J'ai cru, dit Virgile, que cela n'étoit pas néceflaire pourun homme de votre favoir, qui m'a fouvent alTuré qu'il m'entendoit très-bien par-tout. II me parut que notre cririque perdir un peu de fon afliette, & fe troubla ; il fe rourna vers un efprir gaillard, un certain Dick Steele. Celui-ci d'abord 1'embralTa, & lui jura qu'il érok un des plus grands hommes de fon tems. Js ne puis, continua Steele, refufer d'avouer que mes propres ouvrages font eftacés par les vórres. Ce propos flarteur ramena la féréniré fur le front de M. Addiflon , qui d'un air riant frappa fur 1'épaule de Steele, en lui difant avec beaucoup  8© ""Voyage. de fatisfaótion , vous avez raifon , mon chef monfieur. J'appercus enfuite Schakefpear, au milieu de Bettertons & de Booth; il jugeoit une difpute que ces deux melfieurs avoient eue au fujet de 1'endroit d'une de fes ftrophes, oü il falloit mettre un accenr. Cette difpute continua même en ma préfence, avec une ardeur que je ne croyois pas trouver dans 1'Elyfée ; mais 1'expérience m'apprit que chaque ame y conferve le caraótère qu'elle avoit dans le monde rerreftre, & que c'eft même ce caraótère qui fait 1'eflence de 1'ame. La ftrophe qui caufoit la conteftation, fetrouve dans 1'Othello, du tragique Anglois, 8c, fuivant Bettertons , il felloit lire : (Put out the light, and then put out thé light (i). Booth au contraire vouloit qu'on s'exprimat ainfi: Put out the light, and then put out the lightj 8c que 1'accent devoit tomber fur le dernier le. (i) C'eft-a-dire, éteins la lumière, St alors éteins h lumière. C'eft un des fades jeux de jiots, dont Schakefpear eft rempli. II prétend dire par-la, éteins la lumière, & enfuite meurs. Je  BA N S l'A Ü tl E MOND!. 8l Je ne pouvois me retenir de découvrir ma conjecture , qu'on devok dire peut-être : Put out the light, and then put out they light (i), Un autre avoit un autre fentiment, & vouloiï ïire: Put out the light, and then put out thee light (z) j de forte que light devient le vocatif. Un autre youloit changer le dernier mot 4 & lire: . Put out the light j and then put they iight. Mais Bettertons difoit: fi on altère le texte, je ne vois pas pourquoi on ne pourroit pas changer aulfi-bien un mot entier,' qu'une fyllabe , & lire plutöt i Put out they eyes (3). Enfin tous s'accordèrent a remetfre la décifion a M. Schakefpear lui-même, qui s'énonca de la manière fuivante. En vérité , melfieurs, il y a fi. long-tems que j'ai écrit ces lignes, que j'ai oublié moi-mème quelle étoit alors ma penfée j 8c fi j'eulTe pu prévok qu'on barbouilletoit tant de pa- (i) C'eft-a-dire, éteins ta lumière. (i) C'eft-a-dire, éteins toi-même , ö lumière l (j) C'eft-a-dire, &: alors crcve-toi les yeux. F  g2 Voyage pier, pour un fujet'auffi ridicule qu'indifFérertt; je me ferois certainemenr abfienu tout-a-fait dé les écrire; car je remarque , que fi une des facons nou velles de lire ce paffage , rend ma penfée, il me fair fort peu dlionneur. On le queftionna encore fur différens autres palTages douteux de fes ceuvres • mais il ne voulut rien décider; il dit feulement : que fi ce que M. Théobald avoit écrit en fa faveur, n'étoit pas fuffifant, il avoit paru trois ou quatre nouvelles éditions de fes drames, dans lefquelles chacun pouvoit fe fatisfaire a fon choix. Au refte, ajoutat-d, je ne trouve rien de fi infipide, que de s'occuper férieufement a découvrir dans un ouvrage des beautés cachées même a fon auteur. Les véritables beautés font celles qui font ciaires, & qui frappent tout le monde. L'on peut afTurer que routes les fois qu'un pffage eft fufceptible de deux interprétations & qu'il prête également a deux conjedures , c'eft une cerrirude que Ie paffage & les explicarions ne valent rien. De fes ceuvres, la converfarion pafia fur' fon épiraphe, ce qui le fir rire de rour fon cceur; puis fe rournant vers Milron : Frère, lui dit-il, en vérité on a raflemblé ici une couple de poëtes. qui font au mieux aflortis; on auroit eu regret de les avoir invités a la même table pendant leur vie. Ceïaeftcertain, répondit Milton, a moins  ï>Ans t'autre monde 8 jr que nous n'euffions eu alors auffi peu d'appétit», que nous en avons actuellement» CHAPÏTRE IX» Autres aventures de 1'Elifée. jAl r'ri v a dans le moment une rróupe d'efprits * que je recorinus pour êrre tous ces héros, qui doivenr leur imniortalité aux poé'tes» & qui venoient leur témoigner leur reconnoilfance-. Achille Sc UlyiTè s'adreffoient a Hömère: Enéê & Jules-Céfar a Virgile ; Adam s'approcha de Milton. Ce dernier m'excira a dire a Dryden a 1'oreille, il me femble qu'il n'y auroir pas de mal, que le diable témoignat fa reconnoiffance, ainfi qu'autreföis. Je crois , répoiidir Dryden, que le diable conduifoit maplume, lorfque j'écrivis fon panégyrique. Parmi plufieurs perfonnages qui s'approchoient de Schakefpear, pour lui marquer leurs obligations, Henri V fe diftinguoit ptincipalement. Tandis que je confidérois ce monarque 3 accou^ rut a moi un très-petit efprit, qui, tout en me fecouant amicalement la main, me dit qu'il étoic  g4 V ö Y A G Ê Thomas Thumb. Je lui marquai beaucoup de fansfaction de le rencontrer; je ne pus en même tems mempêcher de parler avec indignation des ffiftöriëns qui avoient rapporté que fi taille n'alloit tout au plus qua une palme de hauteur, puifque je pouvois juger au premier coup d'ceil, qu'il avoit un pied & demi complet de citcuit , & même , comme il le difoit lui-même, la trentefeptième partie d'un pouce de plus. On voit conféquemment qu'il étoit encore moins perit que quelques petits-maitres diftingués de notre tems. Je le queftionnai pour favoir la vérité de certames aventures qu'on raconte de lui; par exemple, celle du pudding, celle de la vache. Quant a la première aventure, me dit-il, elle eft entiérement de I'invention de quelque honnête romancier , & ne mérite pas plus d'attention que les billevefées ordinaires de ces meffieurs. A 1'égard de la vache, je ne crois pas avoir mérité de honte , pour avoir été dévoré par cet animal, puifque je 1'ai été par furprife; & certainement fi j'avois eu quelque arme a la main, la vache auroit plutót avalé le diable, que moi. II proféra ces dernières paroles avec tant de vivacité, & me parut en même tems ètre fi animé, que j'aurois beaucoup craint pour fa fanté, fi je n'eufie tourné la converfation fur les géans. II m'affura qu'il étoit fi peu vrai qu'il en eut tué quelques-  DANS t AUTRE MONDE. 85 iins, qu'au contraire, de toute fa vie, il n'en avoit appercu aucun ; qu'il y avoit apparénce qu'on lui avoit fait honneur des faits & geftes, qui n'appartenoient qu'a Jack, 1'étrangleur des géans, qu'il connoilfoit bien, & qui méritok d'être regardé comme le héros qui avoit exterminé toute la race géante. Je le contredis fur cette dernière circonftauce, en lui racontant que j'avois vu moi-même un géant monftrueux & apprivoifé, qui avoit paffe un hyver entier a Londres , pour fes affaires , & que des intéréts de familie avoient enfuite rappelé en Suede, fa patrie. J'appercus en cet inftantun efprit qui s'appuyok fur les épaules d'un autre, & qui obfervoit les aftres. Je m'arrêtai pour 1'examiner, & je reconnus que le premier étoit Olivier Cromwel, & l'autre Charles-Martel. Je dois convenir que je fus fort étonné de trouver ici Cromwel; puifque ma grand'mère m'avók affuré que le diable 1'avoir emporté dans un orage. II me jura fur fon honneur, que rien n'étoit plus faux que ce conté. II m'avoua cependant qu'il avoit eu beaucoup de peine a échapper au gouffre éternel, & que fi la première moitié de fa vie n'avoit pas été meilkure que la dernière , il y ' auroit été certainement précipité ; mais qu'il en avoit été quitte pour retourner quelque tems dans Fiij  V O Y A 6 H le bas monde, J'y fuis rentré, ajouta-t-il, le jour même du couronnement folemnel de Charles II, & je fus membre d'une familie qui avoit confumé des biens confidérables au fervice de ce prince, fans recevoir d'autre récompenfe que celle qu'on recoir ordinairement de meffieurs les princes. Lorfque j'eus arreinr ma feizième année, inoia père me procura un perit emploi militaire, que j'exercai fans aucun avancement, pendant tout le règne de ce roi, & de foh frère. Après la révolution qui renverfa mon maïrre de fon rröne, je fuivis fidèlement fa fortune & la récompenfe de mes fervices fur une bleffure dangereufe que je reeus a la bataille fur la Boyne, oü je combartis comme un fimplé foldat, Après mon rétablilfement, je me rendis a Paris auprès de cet infortuné roi, «Sc je tombai dans un état fi miférable , que, pournourrir une femme & fept enfans , je fus contrahit de prendre la place d.e décroteur & moucheur de chandelles a 1'Opéra, Après avoir paffe quelques années dans ce malheureux état , je mourus une feconde fors d'inquiérude & de misère, Je me préfentai devant Minos, qui par pirié du malheur que j'avois foufferr pour 1'amour d'une familie dont j'avois autrefois été le plus cruel ennemi, m'accorda 1 entrée de 1'Elifée. La cudouté me porta a tui dernander s"il avok  DANS L'AUTRE MONDE. 87 cu réellement des velléïtés pour la couronne ? Pas aurremenr, répondit-il en fourianr , mes defirs pour le fceprre n'étoienr pas plus girands que ceux qu'un eccléüaftique a pour la mïtre , lorfqu'il chante, nolo epifcopari. II parut, au refte, répondre a cerre queftion avec beaucoup de mépris, 8c auffitöc s'éloigna' de moi. Un efprit d'un air refpeótable frappa mes regards; c'étoit Livius, hilïorien Romain. Alexandre le Grand , qui venoir d'arriver du palais de la Morr, paffa devant nous avec une mine fachée : 1'hiftorien s'en appercut, 8c cria au prince Macédonien, vous avez bien fujet d'être de mauvaife, humeur-y car il eft fur que vos héros, qui ont vaincu tous ces efclaves Afiatiques,feferoient mal tirés d'arfakes avec les Romains. Nousregrettames enfuite entre nous la perre d'une grande partie de fon hiftoire, 8c il prit occafion de vanter la belle collection des ceuvres de M. Hooke, qu'il préféra a roure autre. Comme j'oppofois les ceuvres d'Echard a fon opinion, il rendit un fon aigu femblable au fifflement d'ime fufée qui fend les airs, & voulut fe redter; mais je 1'arrêtai, & je le priai de voulok bien me dire auparavant s'il avoit été réellement fuperftitieux , comme je 1'avois toujours cru % jufqu'a ce que Leibnitz m'eüt informé du con- Fiv  v o y a g e twire. Leibnitz, repritTil d'un ton detfaignêra ce Leibnitz avec fes monades , me connoitroit-il donc mieirx que moi-merne ? Et dans 1'inftaut ie me rrouvai feul. CHAPITR'E X. Êtónnement de l'auteur de trouver Jdien l'Apoflat aux Elifies. Julien Ven fait revenir par le récit de la manière dont il a acquis cette félicitl Avcnture de ce. prince dans la condition d'efc clave, J Comme Livius me quittoit, je I'entendis qui fajuott un autre efprit , qu'il appeloit Julien 1 Apoftat. J'en trelTaillis de frayeur, car j'avois toujours cru fermement que perfonne n'avoit plus jufte. ment mérité les dammes éternelles. Ma frayeur fe diffipapourtant un pen', lorfque j'appris que cq Julien & 1'archevêque Latimer , étoient la niême perfonne. . II me raconta quon avoit débité beaucoup de fauffetés fur fa première apparirjon dans le monde, oü cependant il n'avoit pas éré auffi méchan£ homme qu'on 1'avoit univeifelJemqnt depeint.,. 4  dans l' a u t r e monde. 89 Avec tout eek, me clic-il , on ne voulut pas m'admettre ici la première fois. J'ai été obligé de faire plufieurs voyages fur terre. J'y ai fucceffivement repréfenté la perfonne d'un efclave , d'un juif, d'un général, de mon propre héritier , d'un charpenrier , d'un petit - maitre , d'un moine, d'un mauvais ménérrier, d'un fage, d'un roi, d'un bouffon , d'un mendiant, d'un prince, d'un homme d'état, d'un foldat, d'un tailleur, d'un échevin, d'un poëte, d'un chevalier, d'un maitre de danfe & d'un archevêque. Enfin tous ces longs tourmens, & furtout ma conduite dans le dernier caractère , m'ont mérité la grace d'entrer dans ces heureufes conrrées. A ce que je conjeéture , lui fis - je entendre, tous ces difFérens caraótères ont du vous occafionner des aventures qui ne feroient pas défagréables a entendre; fi vous vous en fouveniez , & que vous vouluffiez avoir la CDmplaifance de me les raconrer , je vous en aurois certainement une trésiincère obligation. Je me fouviens très-bien de tout, réoondit-il Sc je dois voüs prévenir qu'il eft du devoir de tous ceux qui habitent ces lieux de délices , de contribuer chacun de fon cóté aux plaifirs des autres. A ces mots, je pris ma fille d'une main, & jna chère compagne de voyage de l'autre & nous nous rendime.s avec Julien au bout d'un parterre  5° Voyage émaillé de toutes fortes de fleurs , fous un berceau touffu d'orangers & de citronniers entrelacés de chevrefeuille & de jafmin. Je fuppofe d'abord, comraehca-tdl, que vous conaoiflèz mesaventures du tems que jetoisrevêtü de lapourpre impériale: mais il feut bien vous garder d'ajouter foi a tous les bruits que la pofténre a débités fur mon compte; certains imbécilles les ont failis avec avidité, & répandus avec «nprelfemenr : furtout défiez-vous des préfages imguliers que le fanarifme a inventes pour faire croire que ma mort étoit agréable au ciel, 6c néc«flaire au bonheur de la terre. Tous ces contes abfurdes Sc populaires, ne méritent pas que ie marrête d les réfuter. Si les hiftoriens ont regardé 1'muoire de ma vie & de ma mort, comme une occalion de faire briller leur imagination, Sc dampier des fots par des fottifes, je leur laiffe leur ignorance , & je n'envie point le plaifir qu'ils y ont pu trouver. Après être defcendu du tróne dans lempire des morts , je retournai donc dans le monde , & je tombal a Laodicée en Syrië, dans une familie romaine, d'un état honnête , mais non qualifiée Jetoisd'un caractère vif & turbulent j j'abandonnai ma femrllè a 1'age de dix-fept ans, pour me rendre i Conftantinople , ou je féjournai jufqua ce que le defir de voyager me conduisït en  DANS L'AUTRE MONDE. t)l Thrace, peu après que 1'empereur Valens eut recu les Goths dans ces contrées. La je vis & j'aimai une beauté gothique, femme d'un certain chef des Goths, nommé Roderic. Le cas particulier que j'ai toujours fair du beau fexe, me porre a cachet fon nom aujourd'hm, paree que fa conduite envers moi ne prouve pas un cceur excellent, & paree qu'elle m'a paru toujours méprifer cette vertu févère qui réfifte a la fédudion t Sc très-éloignée de cet attachement qu'une honnête femme doit a un amant malheureux pour elle-même. Je devins donc fi paffionné pour madame Roderic , que je ne rrouvai poinr d'autre moyen de me farisfaire , que de me vendre en qualité d'efclave a fon mari. II étoit d'une nation qui connoiiToit peu la jaloufie 5 il me préfenta donc a fa femme par une raifon quieutretenu un jaloux, c'eft-a-dire , paree que j'étois un jeune homme bien fait. Je ne fus pas long-tems fans rematquer quelques petites circonftances qui flattoient mes defirs, Sc la fuite ne fit que fortifier le germe de mon efpérance. Je m'appercus rrès-bien que jene déplaifois pas a madame Roderic, & qu'elle recevoit mes foms avec complaifance; lorfque fes yeux roncpntroient les miens, elle ne les baiffoit jamais fans quelque  V O Y A S E trouble, & ce trouble na süremenr jamais lieu lorfque le cceur eft innocent & pur. La confidération de mon état m'empêcha longtems de hazatder une attaque en forme ; elle me fembloit auffi vouloir obferver fi févèrement le decorum, que je ne devois pas m'attendre qu'elle blefferoit les loix auftères de la bienféance pour me prévenir. Mapaffion éteignit mon refpect , & me fit réfoudre a courir les rifques d'un affiaut en régie. Je profitai de la première abfence de mon maitre , pour poufTer 1'ouvrage jufqu'au fort, & j'eus le bonheur de 1'emporter d'emblée. Je dis d'emblée, car ia réfïftance fut réelle, & me parut avoir été mefurée fur ce que prefcrit la bienféance. - Elle me menaca plufieurs fois de crier; je lui repréfentai qu'elle s'épuiferoir inutilemént, puifque perfonne ne pouvoit 1'entendre; apparemment que je la perfuadai, car elle ne jeta , dans le fait, aucHn.cri; cependant elle-eut certainement été délivrée. Lorfqu'elle fe fut perfuadée que fa chafteté avoit été förcée , elle prit fon parti, & me permit volontiers de moiiTonner fréquemment les fruits agréables de ma victoire. Hélas! le fort jaloux de mon bonheur, me fit payer bien chermes plaifirs. Ün jour que nous nous étions enrièrement aban-    dans l' autre monde. «, £ donnés aux délices de notie félicité, nous fumes furpris par le retour imprévu de Roderic , quï arrivant d'abord a Tappartement de fa femme, me lailfa a peine le tems de me cacher fqus le lir. Le défordre ou il la trouva, en auroit certainement fait deviner la caufe a tout autre homme moins confiant; mais il parut n'avoir aucunfoupcon, & tout fe feroit très-bien paflé, fi par une maiice de la fortune, il n'avoit découvert mes jambes qui nétoient point affez cachées. II les empoigne , 8c me tire violemmenr de delfous Ie lir -y fe rournant enfuite vers fa femme avec un ceil furieux, il porra la main fur un poignard qu'il avoir au cóté. Je crois qu'elle alloit être immolée a fa jaloufie, fi je ne 1'euffe affuré qu'elle étoit abfolument innocente , 8c ü je n'euffe protefté que j'étois feul le coupable , dont toutefois le crime n'avoit encore cqnfifté que dans la mauvaife inrention. Elle appuya fi bien ce que je difois, qu'il reconnut fon innocence. En revanche , fa fureur fe tourna fur moi; il me menaca de toutes fortes de tourmens. • Soit frayeur , foit finefle , la bonne femme n'ofoit employer aucune raifon pour le diiruadër de, 1'exécution des menaces qu'il me faifoit; peut-être le inoindre chagrin qu'elle auroit fair paróïtre a mon fujet, auroit excité la jaloufie de fon mari, 8c  «j4 v o y a g ë 1'auroir porté a. quelque chofe de funefte contra elle-même. Aprcs un moment de réflexion, Roderic me déclara qu'il avoir rrouvé une punition proportionnée a mes defleins criminels , qui me garantiroir en même-rems de toute tentation de pareitle efpèce. Sa cruelle réfolurion fur auflitót exécutée; 1'on me rendit indigne de porter le nom d'homme. Etant donc hots d'état de 1'offenfer , ni aucun « aurre mari, Roderic n'eut point de fcrupule a me lailfer davanrage dans fa maifon. Mais fa femme qui avoit été la caufe de mon malheur , ne m'accorda, depuis ce tems , pas un regard favorable ; elle dédaigna de me confoler par un feul mor gracieux. Elle fit pire encore , car s'étant fait un grand échange d'efclaves contre des chiens, entre les Romains & les Goths , cette bonne dame eut la bonté de me troquer contre le petit chieü d'une veuve romaine, a qui elle donna encore en retour une fomme conlidérable. Je reftai fept ans au fervice de cerre veuve, 8c je fus très-maltraité pendant tous ce tems. Je travaillois continuellement, fans recevoir d'autre marqué de reconnoiffance que des coups de baron, appliqués par une groffe fervanre, qui ne m'appeloit jamais autremenr que 1'animal. Tous les efforts que je faifois pour plaire, tous les foins officieux que je m'empreffois de rendre, étoient inutiles; ni la  DANS L'AUTRE MONDE. cjJ veuve, ni fes femmes, ne vouloient manger de ce que j'avois touché, & difoient que j'étois attaqué de la pefte. Je ne vous ferai pas un plus long técit des mauvais traitemens que j'eus a effuyer, vous nepouvez en imaginer , ni en nop grand nombre, ni d'aucune efpèce quejen'aie fouiferts dans cette maifon romaine. Un prêtre payen m'o'otint enfin en préfent de cette veuve, & la fcène changeatotalement. Autant j'avois eu fujet de me plaindre de la rigueur de ma condition palfée, autant j'eus a me féliciter de mon forr préfent. Je parvins en peu de tems a captiver la faveur de mon maitre, au point que les autres efclaves me rendoient prefque autant de refpeél qua lui-même, lorfqu'ils fe furent appercus que leurs bons ou mauvais traitemens dépendoient entièrement de moi. Je devins le confident même du prêtre : je fus le dépofitaire de fes plus grands fecrets , & le complice de fes fourberies. C'étoit avec mon fecours qu'il emportoit fecrètement pendant la nuit, les facrifices des autels, & le peuple imbécille imaginoit que les dieux eux-mêmes les mangeoient; chaque jour étoit un feftin; les mets les plus exquis, les plus flatteurs, ce nous nunquoient jamais.  ?6 V Ó Y A G Ë Une intelligence fi particuliere erttre un prêtre payen & un efclave chrétien, aura peur-être de quoi vous furprendre; mais mon maitre qui cohnoiiroit toutes les mtentions des-dieux, avec lefquels, a ce qu'il me difoit, il avoit 1'honneur de converfer fouvent, m'affura qu'ils ne blamoient jamais des hommes de vivre en frères avec d'autres hommes, quand bien même ils auroient des opinions différentes. Cette heureufe vie dura quatre ans, Sc fut termïnée par la mort de mon maitre, dont Pintempérance Sc la gourmandife abrégèrent les jours. Jepaffai enfuite au fervice d'un homme, dont le cara&ère étoit bien différent, c'étoit faint Chryfoftóme. Au lieu d'alimens fucculens Sc recherchés, il me nourriffoit de belles paroles qui rempliffoienr les oreilles d'excellentes vérités, mais qui laiffoient l'eftomac trés-vide. Bien loin d'être a portée d'acquérir de 1'embon-. point, par la pratique des régies d'une cuifine délicate, je n'appris que des recettes d'hermite, Sc je n'entendis parler que de mortificatrons Sc de pénitences. Je vous avoue que je fus tellement édifié de toutcela, qu'en peu de mloisje reffemblois a un fquelette. Cependant 1'habitude de ce régime me fit bien, au bout de quelque tems, furtout, lorfque mes paffions eurent plié fous les principes auftères \  DANS t'AUTRE MONDE. '5,7 auftères de mon faint, lefquels, a ce qu'il m'afluroit, devoient me procurer une prochaine récompenfe. Ce faint étoit, au refte, un homme d'un bon naturel, & je n'en fecus jamais aücun reproche amet, fi ce n'eft une feule fois que j'avois oublié de mertre fous le chevet de fon lit Ariftophane , qui étoit fon compagnon de nuit. 11 étoit fort entiché de ce poete grec; fouvent j'étois obligé de lui lire fes comédies. Lorfqu'il fe rencontroit quelques paiïages trop libres, le faint ne pouvoit s'empécher de fo'urire, en difant, c'eft dommage que la matière ne foit pas auffi pure que le ftyle : cependant il étoit fi amóureux de ces palfages fi purs de mots, 8c fi impurs de chofes, que je me fuis vu contraint de les lui lire plus de dix fois. D'ai'leurs il paroilfoit avoir beaucoup d'horreur pourtoutss les impurëtés. Au refte, le caraérère de Ce bon homme a été différentes fois attaqué par des payens fes contemporains, qui l'ont aecufé d'avoir du goüt pour le fexe. Mais la manière dédaigneufe 8c même méprifable dont je 1'en ai entendu parler plufieurs fois, femble devoir le juftifier pleinement. Ce faint homme me donna la liberté; je paffai au fervice de Timafius, un des officiers prhicipanx de i'armée impériale. Je réuffis fi bien auprès de ce nouveau maitre, qu'il me procura un empbi con- G  9§ Voyage fidérable dans le militaire; il me fit fon ami 8c fon confident. ! Tant de profpérirés me rendirent orgueilleux. Plusil m'accordoitde faveurs, plusjemeconfirmois dans Fopinion que j'en méritois davanrage; plus je devenois infenfible a fes bienfaits, que je reo-ardois alors comme des devoirs de fa part, plutöt que comme des graces. La fierté de mon ame ne put fupporrer le joug de la reconnoiffance. Du murmure je paffai au mécontentement. L'envie fuccéda, la haine marcha bientót a fa fuite. Je devins Pennemi fecret d'un maitre, dont j'eufle été toute ma vie le fidéle domeftique, s'il m'eüt moins accablé de bontés. Mon.rang, ma fortune me firent lier avec un cértain Lucilius, créarure du premier miniftre Eurropius, qui 1'avoit élevé a la dignité de colonel. Ce Lucilius étoit un homme d'un caraétère pervers, fans ame comme fans talens, ou du moins il ne poffédoit que le plus méprifable de tous , celui d'être habile a tromper Sc verfé dans toute efpèce d'artifices. Imaginant que je pourrois fervir a Pexécution des vues du premier miniftre, il commenca par fonder mes principes fur 1'honneur Sc fur laprobité, qu'il qualifioit de mots vides de fens Sc de réalité. Lorfqu'il fe fut appercu que j'en trois dans fes feminiens, il me recommanda au miniftre, comme  DANS L* AÜTR3 MONDE. 99 un homme utile & capable d'exécuter les defleins les plus criminels. Lucilius me propofa donc de me préfenter a Eutropius, qull me dépeignit comme un homme prévenu en ma faveur par fa recomman dation, 8c Comme un miniftre éclairé qui favoic apprécier le mérite & récompenfer les talens. Je me rendis volontiers aux propofitions de mon ami Lucilius, & nous convinmes de nous rêndre le foir même chez le miniftre; rien de plus aimable que cet homme d'état. II me recut avec cette politelfe extérieure des cours qui eft fi féduifante; il me marqua 1'eftime la plus profonde, dans des termes fi énergiques, que moi qui ne connohTois pas les grandes fcènes du grand monde, je me tins pour certain qu'Eutropius étoit le proteóteur le plus fincère & le plus défintérene que je pufte avoir. Je me fentois plein de la plus vive reconnoilfance pour Lucilius, qui m'avoit procuré ce bonheur : la fake fera voir combien j'étois neuf avec mes vieux préjugés. Après fouper, la converfation tomba fur la conduite mal-adroite des hommes de mérite, qui prétendoient mériter des bienfaits 8c des récompenfes de la part des grands, fans fe montrer abfolument difpofés a tout facrifier pour leur fervice. Quel cas puis-je faire, dit Eutropius, de la' fcience, de fefprit, du courage 8c de toutes les G ij  Ie0 Voyage autres vernis d'un homme, s'il ne m'eft pas utile? Celui qui manque de tous ces avantages, mais qui prend mes intéréts a cceur, qui eft dévoué a mes ordi-es, n'a-t-il pas réellement le plus gtand mérite a mes yeux, & ne lui dois-je pas toute ma faveur? Mes réponfes étoient fi conformes aux fentimens du miniftre & aux vues de fon favori, qu'üs en devinrent plus hardis. Après quelques détours encore, on paria de Timaïius, & 1'on en paria dans les termes les plus méprifables: la méchanceté, 1'envie & la calomnie fe mêloient du portrait; les couleurs en furent des plus noires Sc des plus affreufes. Moi, j ecoutois tout fans dire mot, Sc fans penfer feulement a défendre mon bienfaiteut. Lucilius qui m'obfervoit, jura que Timafms étoit indigne de vivre, & que dés ce moment il falloit rechercher les occafions de s'en défaire. II pourroit y avoir du danger, reprit Eutropius. Alavérité, Timafius eft très-coupable; fes crimes font fi bien connus de 1'empereur, que fa mort ne manqueroit pas d'être très-agréable a fa majefté, Sc de mériter de fa part de grandes récompenfes : - mais le point de queftion eft de favoir li vous êtes en état de lui rendre ce fervice important. Si Lucüius n eft pas en état, dis-je avec vivacité j'y fuis moi; perfonne na de plus juftes raifons' - de fe charger de cette entreprife: car, outre fes per-  DANS L'AUTRE MONDE. IOI fidies envers mon prince, a qui je dois toute fidélité, il m'a fort offenfé moi-même, en employant, au grand préjudice de 1'état, des fujets infidèles comme lui, 8c en me préféranr des gens qui ne me valoient fürement pas. II feroit fupêrflu de rapporrer rour ce qui fe paffa dans cette converfation; c'eft affez que de dire quelle en fut la fuire. En nous féparanr, le miniftre me ferra la main amicalemenr, vanta beaucoup la nobleffe de mes fentimens, & m'affura de la plus tendre bienveillance. La foirée fuivante, il me fit venir feul chez lui. Après m'avoir entrerenu de mon empreflement, de mes talens & de fes vues; il mepropofa enfin d'accufer Timafius du crime de lèze-majefté, en me promettant la plus haute fortune. Je fis tout ce qu'il voulut, & la perte de Timafius fut le fruit de mon accufation; mais hélas 1 je n'y gagnai que des regrets. La première fois que je revis Eutropius,pour lui demander les effets de fa parole, il me recut trés*froidement, & trouva ma mémoire fort extraordinaire. N'êtes-vous point affez récompenfé par I'impunité, me dit-il ? car enfin vous avez dénoncé un criminel dont vous étiez le complice, & qui ne fut plus coupable que vous, que paree qu'il étoit, G iij  102 Voyage plus élevé. II m'en a coüté bien des lollicitations pour obtenir votre grace de 1'empereur 5 mon'zèle feul pour fon fervice m'a fait employer 1'artifice pour acquérir des preuves contre Timafius; vous ferez bien derre a 1'avenir plus circonfpeót & plus fidéle. Après cette courte harangue, il me tourna le dos, & adrefla la parole k une autre perfonne. Je fus fi indigné d'une pareille réceprion, que dans le moment je jurai de m'envenger. J'aurois en effet rempü mon ferment, fi le miniftre n'eüt pris promptement de bonnes précautions pour m'en empêcher en m'envoyant dans l'autre monde. "Vous voyez par mon récit, que j'étois afiez bien préparé pour mérirer d'être précipité dans Tabimedes ténèbres. Minos en effet alloitprononcer cette condamnation 5 mais je 1 'inftruifis de la vengeance de Roderic, du fervice rigoureux que j'avois fait chez la veuve Romaine pendant fept années, il trouva tout cela fuffifant pour réparer les crimes d'une feule vie, & me renvoya enfuire pour éproiiver un troifième fort dans le monde.  dans l'autre monde. i ©} CHAPITRE XI. Julien raconte fa vie fous le caractère d'un Juif. J\j[on lot fut d'être un juif, & un juif des plus avares. Je parus fur la fcène a Alexandl'ie en Egypte, oü je recus le nom de Baithafap. II ne fe paffa rien de remarquable jufqu'an tems de la grande révolte des juifs, qui, fuivant les hiftoriens, tuèrent plus de chrétiéns qu'il n'y en avoit dans la ville. II eft vrai pouttant qu'on en fit un grand ■ carnage; mais je n'y eus aücunepart. Comme tout le peuple avoit euordre de s'armer, je profirai de cette occafion pour vendre deux vieilles épées donr je n'aurois jamais probable— ment trouvéame défaire, tantelles étoientrongées par 1'anriquité & par la rouille. Moi-même me rrouvanr alors fans armes, je ne voulus pas hafarder de fortir. Quoique je fuffe perfuadé que c'étoit une'oeuvre méritoire & très-propre a m'ouvrir le ciel, que d'affaffiner des.Nazaréens, cependant, comme cette religieufe tuerie ne devoit s'exécuter qu'a nlinuit, & que j'étois obligé de refter jufques-la, tranquille dans mon logis, pour éviter tout foupcon, je G iv  1 A ft S l'aüTRÈ ÜONEË. I i j cour 'y & que le favori peut très-bien protefter conrre fon fouris, fans s'expofer au danger de faire banqueroure. J'étois aflis tranquillement au degréle plus élêvé de la rouê de fortune , & le plus voifin du tröne, lorfque 1'empereur érant mort, eut Anaftafe pour fucceffeur. \ On ignoroit fi je refterois en faveur. Cette incertitude me procura les mêmes honneurs que 1'on m'avoit rendus fous le règne précédent, jufqu'a ce que j'allai faire hommage au nou vel empereur. Le froid de i'accueil qu'il me fit, glaca bien vite toutes les phyfionomies, que j'avois d'abord trouvé enflammées de zèle 8c d'empreffement pour mon fervice. Tous ceux qui rempliffoient mon anti-chambre me tournèrent le dos, avec autant de promptitude qu'un régiment qui fait un quarr de converfion. Mon fouris dès-lors n'eut pas plus de valeur que la fignature d'un banquerourier, 8c chacun fe dé-< fèndoit de le recevoir. Mon féjour ne fut pas long a la cour. Je me rendis en Thrace, dans ma patrie > oü j'avois légitimement acquis de vaftes domaines» des libéralités de mon maitre, & du fruit des préférences que j'avois accordées. Je voulus me livrer a des occuparions économiques, mais n'ayant ni gout ni connoiffance dans ce genre, 1'ennui vint m'acca-  ii4 Voyage bier; il s'y joignit le plus vif chagrin de la perce de mon crédit 8c de ma gloire: je fuccombai fous les traits de ces deux ennemis. Minos, en me voyant, parut irréfolu fur le fort qu'il me feroit éprouver. Vous avez trempé, me dit il, dans de grands crimes: vous avez commis bien des injuftices; cependant comme vous n'avez ni répandu, ni fait répandre de fang, étant général, je vous permets de retourner dans le monde. Je naquis a Alexandrie, & même par une fatatalité fingulière, je dus la vie a la femme de mon fils; ce qui me rendit 1'héritier des grands biens que j'avois amaffés moi-même. Je fus diffipateur au même degté que j'avois 'été ci-devant avare ; & ce que j'avois amaffé en plufieurs années, avec beaucoup de peine, je le mangeois en très-peu de tems, & fans plailir. Obtenant tout ce que je defirois, fans languir tin inftant, je ne relfentois jamais la volupté qui fait la polfelïion d'une chofe pour laquelle on a foupiré. Avec cela végétant mollement, fans penfer, fans réfléchir, mon efprit m'étoit entièrement 'iuutile. Toute la fatisfaction qu'on peur fe procurer par 1'exercice des facultés intelleétuelles , m'étoit abfolument étrangère 8c inconnue. Auffi n'acquis-je par mon éducation que des fens matériels, &des organes groffiers; de manière qu'au milieu de 1'abondance de tout, j'étois auffi fatigué par la  ï> a N s L'autre monde, f f I fariêté, que fans ceffe excédé par le dégout. En tm mot je me rerrouvois dans la même fituation , ou m'avolt jeté 1'avarice 5 j'avois rour alors, & je n'ofois joair; actuellëment je ne defirois rien , & j'étois mécontent. Mes grands biens ne me reüdoient donc pas heureux. La mékncolie, 1'indifl-érence, les ma* ladies vinrent m'alïïéger 1'ame , & ronger mort cceur 5 Ie fkmbeau de ma crifte vie s'éteignit infenfiblement, fans que mon corps langiufTant reffentït ni crainte ni douleun Le jifgement de Minos ne me fur pas favorable , car il m'ordonna de prendre une bonne dofe d'avarice, & de roder encore avant de retourner au monde , rrois ans fur les bords dit Coryre, tourmenré par Ie fouvenir d'avoir diflipé, comme petir-Sls , de grands biens que j'avois amaffés comme grand-père. A mon retour fur Ie globe terreftre, je dus le jour a un charpentier, & Conftantinople fur ma patrie. La première chofe remarquable que j'y vis, fut le triomphe de Bélifaire. II étoit en effet magnifique ; mais ce qui me plut furtout, ce fut le malheureux Gélimer, roi des Vandales; fous les chaïnes qui le traïnoient a Ia fuite du char triomphal, il portoit encore un caractère de noblelfe & de.majefté, qui 1'élevoit fort au-deffus de fon Hij  ti6 Voyage yainqueur. Ce fouverain infortuné fe fouvenanr, dans cette circonftance, de fa grandeur paffee , & confidérant avec mépris la gloire faftueufe du triomphareur, s'écria, O vanité ! vanité ! tout eft ,vaniré ! Mon père m'apprit fon métiet, & 1'on peut juger facilemenr, qu'il ne fe paffa que peu de fcènes intéreflantes fur un rhéatre fi bas. . J'époufai une femme que j'aimois; fa conduite fut celle d'une honnête femme; je pafibis les jours dans un dur travail, & ma fanré devenoit plus robufte. Après la fatigue de la joutnée, je prenois un repas frugal, qui êtoit aufii délicieux pour moi, que le repas d'un riche, paree que j'avois appetit, & paree que ma femme que j'aimois, me tenoit compagnie. Ainfi s'écoulèrent mes jours fans vicLffirude dans mon fort, fans orage de.la parr de la forrune. Je parus, a ma mort, devant Minos avec la plus grande confiance, 8c dans 1'efpérance que j'ailois auffi-tot être inrrodiür dans les champs Elifées. Mais pour mon malheur, je fus conttaint d'avouer certaines petites ttomperies de mon métier. Par exemple, je multipliois les dimenfions de mon travail, lorfque j'étois payé par mefure; & fi je travaillois a la journée , ma parede alongeoit 1'ouvrage. Après cet aveu, je me difpofois a. pafier plus  dans l'autre monde. i i 7 loin, fans attendre mon arrêt; mais IVIinos me pric par 1'épaule , 8c me repoufia très-violemment fur la terre. CHAPITRE XIII Julien ejl petit-maïtre. ^IVÏ A nouvelle rentree fut a Rome, ou je na-» quis héritier d'une familie diftinguée , & trèsopulente. Comme mes père & mère en conclurent, que je ne manquerois ni de fcience , ni de talens , ils eurent la tendrefTe de ne pas me rourmenter pour m'en donner. Les feuls inftituteuts de ma jeunefle étoient, un maïtre ï danfer qui m'enfeignoit de fort jolis mouvemens de pieds, 8c un certain. Ficus qui m'inftruifoir dans 1'art de baiffer la tête avec grace & prompritude , qui m'apprenoit a tourner les yeux d'une manière doucereufe & agréable. Lorfque je fus devenu maitre dans ces hautes fciences , je .crus , ainfi que mes parens , être un jeune homme parfait; 8c nous ne nous occupames plus qua recherchér chez les artiftes 8c les marchands de la cour , rour ce qu'il pouvoit y avoir de plus charmant, de plus nouveau pour mon ajuf- Hfij  1 1 § V O Y A G I tement. Enfin dans ma vingtieme année, j'étois un des plus jolis monfieur de Rome. Dans les quaranre-cinq années fuivantes, je m'ajuftois élégamment, je danfois, chantois, fautois , & pirouettois ; je faifois des révérences & les yeux doux, enfuite les yeux doux , & des révérences. C'eft dans ces nobles travaux, que je parvins a ma foixante-fixième année, qui termina ma carrière , des fuites d'une fluxion de poitrine, que je gagnai dans un bal. Minos déclara que je n'étois pas digne de 1'Elifée, & que j'avois été de ttop peu d'importance pour ètre damné. Je m'en retournai dans le monde, CHAPITRE XIV. Aventures de Julien dans la perfonne d'un moine. JL E fort me fit naïtre cadet d'une bonne maifon,; & 1'on eut grand foin de m'envoyer au collége, Mais la fcience jetoit alors une fi foible lueur, qu'elle ne pouvoit percer les ténèbres de 1'ignorance qui couvroiem la face de toute 1'Europe, Mon précepteur favoit a peine compofer quelques phrafgs latines, & ne connoiffoit le grec que de flom, Cet inftituteur ne me commimiqua donc  DANS L'AUTRE MONDE. I 1 9 que peu de connoilfances, & encore moins de vertus. Mes parens trouvèrent que j'en favois alfez pour me dévouer a 1'Eglife. Dès que j'eus atteint 1'age requis, je pris 1'habic religieux. Je vécus plufieurs années enfoncé dans ma celluie , menant une vie conforme a un naturel fombre , qui m'infpiroit le mépris du monde; c'eft-a-dire en d'autres termes , que je portois envie aux grands talens, aux grands emplois, Sc que je haiflbis tout le genre humain. Malgré ce caraólère, je favois me vaincre affez , quand les circonftances 1'exigeoient, pour m'humilier devant 1'homme le plus méprifable , s'il pouvoit m'être utile. Je me conduifis de cette manière envers Etienne 1'eunuque, mignon de l'empereur Juftinien II, quoique ce favori fut une des plus viles créatures, que la terre ait jamais portées \ je compofai fon panégyrique, dans mes fermons, je le propofai même pour modèle a tous les courtifans. Mes flatteries lui plurent, & m'acquirent fa bienveillance, au point qu'après m'avoir préfenté a l'empereur, il me tira de mon couvent pour me procurer une place a la cour. Je pris au mieux prés de l'empereur. II me donna toute fa confiance , Sc je lui fis commettre toutes fortes de «ruaurés. Comme j'étois naturellement acariatre, mifan- H iv  f£o Voyage trope & cirnque , je ne haifiois rien tant que de voir briller fur les vifages, la joie & la fatisfaction; les manières agréables des autres hommes me déchiroienr Ie cceur. Je déclamois fans celte contre toute efpèce de fêtes & de divertiftemens. Je traitois la politelfe , 1'aménité , de frivoliré &c de légereté; je recommandois vivement la froideur & la graviré , ou même, pour dire la vérité , j'enfeignois 1'hypocrifie. Le malheureux Juftinien fut fi docile a mes inftrudions perverfes, que le peuple , animé patdes excès multipliés, Ie renverfa du ttone, & le chalfa de fa capitale. Pour moi, je gagnai ma celluie. C'eft une erreur de la part des hiftoriens, d'avoir débité que j'avois été affalTmé. Mon couvent me mit a 1'abïi de la fureur d'une populace effrenée, que je maudiifois autant que j'en étois maudit. Trois ans après cette cataftrophe , Juftinien étant venu déguifé a Conftantinople, eut la bonté de fe reflouvenir de moi, & de me faire une vifite. De mon cóté je fis femblant de ne le pas connoitre; la reconnoiflance que je confexvois de fes bontés paflees étoit mêmefi vive, que d'abord je réfolus de ne le pas recevoir> Cependant il rae vint une heureufs idéé, dont j'efpérois tirer un excellent parri. Je lui déclarai donc, en l'examinant de plus prés, que je le con-  DANS L'AUTRE MONDE. IZI noiffois très-bien. Je lui demandai pardon de ma mauvaife mémoire; je maudis ma vue foible, «Sc je l'embrafïai de la manière la plus rendre. Je le priai très-inftammenr de paiTer la foirée avec moi , il y confentit. Au bout d'une demiheure je prérextai quelques raifons pour m'abfenter un inftant, & je courus en hate au palais _ impérial pour dénoncer a Apfimar 1'étranger qui étoit dans ma celluie, efpéranr d'en recevoir une récompenfe, proportionnée au fervice éclatant que j'allois lui rendre. Apfimar ordonna en effet a. un détachement de fes. gardes de me fuivre , «Sc de s'emparer de Juftinien; mais, foit que mon abfence eut infpiré quelques foupcons a cet inforruné , foir que d'autres motifs 1'euffent fait changer de réfolutiqn , nous ne le trouvames plus a mon retour, «Sc tous nos foins a le découvrir furent inutiles. Apfimar qui comptoit fur certe proie, fut trèscourroucé de 1'avoir manquée. II me menaca des plus affreux rourmens, fi je ne lui livrois pas le monarque détióné. Mais le premier feu de fa colère érant pafte, je parvins a. éreindre tout-a-fait fon reffenrimenr , par des flatteries «Sc des artifices. Juftinien fecond eut le bonheur de remonter fur le tróne impérial. Je fus un des plus empreffés a. 1'aller félicirer, 8c a 1'affurer de ma foumilTion. Probablement il avoit été inftruir de ma perd-  122 V O V A G I die, car il me recur d'abord froidement, Sc enfuite me reprocha publiquement ma trahifon. Moi, je niai tout avec effronrerie, paree que j'érois fur qu'il n'y avoir pas de preuves contre moi, Sc je renrai de me difculper. Je le trouvai enfin irréconciliabJe, je ne fongeai plus qua me venger. Tous mes fermons retentirenr du nom de Juftinien, Sc je 1'y dépeignois comme un ennemi deleghfe, comme un athée, un hérétique, un payen , un imbécille, un arrien; mes imputations furent a la vérité confirmées par la feite de fon règne, car il donna des preuves de la plus exécrable barbarie. Mon bonheur voulut que je rendis 1'efprit le même jour qu'un grand nombre de foldats, qui avoient commis au Bofphore de Thrace, par ordre de Juftinien, des cruautés atroces. Minos les fit tous précipirer dans ie gouffre infernal ; & comme d éroit extrêmement las de toutes les condamnations qu'il avoit prononcées » il ordonna que les affiftans qui n'avoient point eu part a ces forfaits, «Sc qui ne pouvoient fe promettre 1'èntrée de i'Elifée, retourneroient dans Ie monde fans être entendus. Je profitai promptement de cette amniftie, & je pris le chemin du globe terreftre.  dans l' autre monde. i 2 j CHAPITRE XV. Julien devient racleur de violon. jI^ome fut le lieu de ma naiflance; ma mère étoit Africaine ; 8c fans avoir une beauté particulière, elle fut favorite du pape Grégoire II, peutêtre a caufe de fa dévotion. ' Je ne faurois dire quel fut mon père; mais je préfume que ce neroitpas un homme d'une grande cónfidération , puifqu'après la mort de Grégoire, qui faifoit beaucoup de bien a ma mère , nous tombames dans une lïtuation fi miférable, que nous fumes obligés de mendier du pain dans les rues de Rome. Notre principale 'reflource étoit dans mon violon, dont je jouois palfablement, car j'avois naturellement beaucoup de goüt pour la mufique; & d'ailleurs cette fcience avoit fait partie de 1'honnête éducation que j'avois regue aux dépens du pape. Notre gain étoit pourtant fort modique , 6c quoique j'eulfe toujours un aflez grand nombre d'auditeurs dans les places, il y en avoir fort peu qui fe cruffènt obligés de gratifier le pauvre diable qui divertilfoit le public.  I24 Voyage Quelqncs-uns même, pour fe piquer d'ètre des gens fenfés&habiles, s'en alloienr, en fecouanc , r'^'.aPrès m'avoir e™endu une heure entièrê, & difoienr tour haut : en vériré, c'eft une home que de fouffrir dam ^ ^ ^ ^ dire le vraI> mon violon n'auroit pu nous procurer de quoi vivre, fi nous euffions uniquejnent compré fur la Iibéralité de mes auditeurs iUis ma mère, en femme adroite , faifoit valoir anfli fon induftrie. Tandis que par ma mufique jammois agréablement les yeux & les oreilles du penple, fes poches occupoient ma mère , & fon fccès étoit fi grand, que nous y ttouvions 1'un & 1 autre un abondant entretien. Malheureufement notre prudence n'égaloit pas notre bonheur : ^ nous euffions réglé notre dépenfe fur nos beïcins plutot que fur nos profits, il eft certain qu en peu de tems nous euffions été affez d notre aife pour abandonner la vie dangereufe & malhonnête que nous menions. Tel eft 1'arrêt du fort , qu'en général tout ce Jine I on gagne d force de travail & par des voies leginmes, fe conferve rrès-bien, au lieu que ce qui s'acqmert par des moyens illicites & par 1'extravagance , fe diffipe auffi rapidemenr qu'il s'eft amaffé. Nous dépenfions donc toutce que nous gagniork; par-ia nous accoutumant i une folie profil/ion,^  DANS L' AUTRE MONDE. tl| nous fumes contrains de jouer d'adreffe encore plus que du violon; ou, pour francher le mot, nous devinmes de francs coquins, fans cependant avoir une inclination naturelle au libertinage. Nous fïmes affez long-tems ce petit trafic fans être découvertsimais comme la forrune a courume d'abandonner a eux-mêmes les gens d'un talent extraordinaire, elle nous joua auffi ce vilain tour. Ma mère fur prife fur le fait, «Sc menée devaurle juge, ainfi que moi, comme fon complice. Notre bonheur voulut que ce magiftrat fut grand amateur de mufique, «Sc qu'il m'eüt plufieurs fois envoyé chercher pour jouer devant lui. II m'avoit toujours mal payé, «Sc fans doure que fa reconnoiffance lui paria en ma faveur, lorfqu'il me vit avec ma mère. Au refte, quel que foit le motif qu'il ait eu de nous traiter avec douceur, nos déJateurs furent renvoyés, «Sc nous obunmes notre élargiffement avec honneur. II eft vrai qu'il me fallut jouer quelques airs en fa préfence, & que je neus point d'autre récompenfe que d'être renvoyé abfous. Ce qui facilita beaucoup auffi notre liberté, c'eft que la perfonne volée étoit un poëte, ffir lequel notre juge pfit occanon de segayer par desplaifanteries. Les poëtes «Sc les muficiens, difoit-il, doivent vivre en bonne intelligence «Sc en frères , puifqu'ils ont époufé les deux fceurs. Lorfque 1'on produifit  ix6 Voyage la pièce cVor qui avoit été volée, il faut, s'écriat-il, que nous foyons dans 1'age d'or, puifque les poëtes portent de Tor fur eux; or dans cet age fortuné 1'on ne connoït pas les fdoux. ïl eft de règle ordinaire qu'un danger évité eft un avis falutaire; moi, j'avois un autre opinion, Sc j'étois petfuadé qu'un accufé, qui eft renvoyé abfous, doir reprendre courage, paree que c'eft une marqué aflurée de la prédilection de Ia fortune. Dès-lors, en dépit des loix, des jugés Sc des punitions , nous continuames hardiment notre agréable métier de filou. Un jour que nous avions éré appelés chez un tiche prêrre: randis que fes domeftiques s'amufoient a danfet au fon de mon violon, ma mère trouva 1'occafion de s'emparer d'un grand plat d'argent, fans toutefois avoir envie de commettre un facrilège; cependant il fut prouvé que ce vafe étoit deftiné a des ufages facrés, & que lè prêrre ne 1'avoir pris chez lui que pour traiter fa familie avec plus de magnificence. Ma mère fut convaincue de ce vol, & menée avec moi chez le même juge qui nous avoit trairé fi favorablement. Sa conduite ne fut pas la même que la première fois j dès que le prêtre parut, il montrs*  DANS LAtlIKE MONDE. 127 autant de férieux & de févérité , qu'd avoit eu ci-devant de gaieté & de douceur. Nous fumes condamnés rous les deux a être fouettés dans les carrefours & dans les rues. Ce jugemenr fut exécuté avec beaucoup de ponclualité, car le prêrre, qui honora norre fupplice de fa préfence, exhortoit le bourreau a bien s'acquitter de fon devoir, 8c lui crioit charitablement: appuyez, mon ami, c'eft pour le falut de leurs ames. Quoique dans ces circonftances défagréables, nos épaules fufient cruellemenr déchirées, cependant mes douleurs, celles de ma mère, me furent moins fenfibles, que 1'affront que 1'on fit a mon violon, II fut porté devant nous comme pour fervir de rriomphe au bourreau -y la populace en faifoir des rifées & des railleries, qui marquoient fon mépris pour 1'art que j'avois 1'honneur de profefler. Je regardois la mufique comme une des plus nobles, comme une des plus heureufes invenrions de 1'efprit humain, 8c de-la je m'enorgueilliflbis beaucoup de mon favoir. Le traitement qu'efluyoit mon pauvre violon, de la part de cette foule imbécille & ignorante, me fendoit le cceur, & m'aftecloit au point que j'eufle facrifié le refte de'ma peau pour lui fauver pette avanie.  ïz8 Voyage Ma mère ne furvécur que peu de tems a cette punition. Moi j'allois toujours enfoneant dans 1'abime de la misère, lorfque mon bonheur me "rendit agtéable a. un jeune feigneur, qui me donna un logement chez lui, & me combla de bontés. II étoit polfédé d'une futeur muficale qui avoit éteint toute autre paflion. II ine choifit pour lui donner la pratique même de 1'art du violon, qu'il ne connoifloit que par rhéorie. Soit défaut de difpofition, foit défaut de génie , il ne fit que peu de progrès. Cependant fuivant 1'ufage de mes confrères, j'encenfois fon talent, je louois fon habileré; ces flarreries me gagnoient fa bienveillance, au point qu'il m'eüt fait un fort avantageux, fi je les euffe continuées. Mais je m'appercus qu'elles lui avoient donné une fi haute opinion de fon fa voir, qu'il commencoit a préférer fon jeu au mien, dès-lors tant d'orgueil me devint infupportable. Un jour que nous jouions un concerro, le pet'tt feigneur joua fi faux, que je ne pus m'empécher de 1'en faire appercevoir. II répliqua que c'éroit ma faute, que je lui avois donné le faux ton; eifuyer un femblable affront de fon propre écolier, c'éroit au-deffus de la patience humaine. Je m'empottai, jejetai mon inftrument de dépit en jurant, en difant avec vivacité , que j'étois trop vieux pour recevoir des lecons de mufique. II  r>ANs l'autre monde. izt; II me répondit fur le même ton , qu'un racieur de violon dans les rues, n'étoit pas fait pour le reprendre. La difpute fe terrhina par un défi de jouer devant un maïtte de 1'art. II prononca en ma faveur, mais la viótoire me couta cher. Je perdis mon écolier & toutes fes bontés. Je fus éconduit tout auflï-tót; il me fit les reproches les plus amers de la punition honteufe dont mes épaules portoient 1'empreinte, & de la misère d'ou fa compaffion m'avoit tiré. Une dame, nommée Sabine, qui fe croyoit grande connoilfeufe en mtifique, & qui m'avoit entendu, n'eut pas plutót appris que j'étois forti de chez ce feigneur, qu'elle fe chargea de mon entretien & de ma perfonne. Cependant je n'étois rien moins que content; car j'étois fouvenr obligé de jouer devant fa compagnie; & autant de fois, hélas ! elle m'aflommoit d'avis & de lecons, d'autant plus infupportables, qu'ils n'avoient pas le fens commun. Je me perfuade, non fans raifon ,• que ces conttariétés avancèrenr ma mort; car 1'expérience m'ayant appris a facrifier a mon pain route efpèce de reflèntiment, les dégoüts, le chagrin concentrés a Fintérieut, me causèrent une maladie dan* gereufe. Madame Sabine, malgré tous les défauts de mon jeu fur lefquels vraifemblablement elle ne i  'ijo Voyage tnefuroir pas fa bienveillance, me fit donnet tous les fecours potfibles. Trois des plus fameux médecins furent appelés, & comme la dame étoit riche, en trois jours j'eus onze vifites. Un d'eux vint feul faire la douzième, Sc c'eft lui qui me rendit 1'utile fervice de dégager mon efprit de la matière. Peur-être, hélas! réuflit-il fans le vouloir. Voici la recette qu'il employa, & qui pourra n'être pas inutile a quiconque voudra aflaifiner avec une formule médecinal'e. J'avois une fiévre continue, avec des redoublemens furieux, accompagnés de rranfports Sc de délire. Ma tete etoit bruiante comme un charbon atdent. Le docteur imagina de me guétir par les contraires. II me fit mettre 1'occiput fur un gros glacon, en fit pofet un autre fur 1'abdomen , Sc en placa un dans chaque main qu'il m'ordonna de lailfer hors du lir. Cette opération fembla me tranfporter tout-a-coup dans la zone glaciale. Mon doóteur m'examinoit & jetoit de tems en tems les yeux fur un rhermomèrre qu'il avoit attaché au rideau de mon lit. Le mal de tête fe diflipa touta-coup , mon pouls devint moins fréquent, & je me fentis entièrement foulagé. Mon premier foin fut de faire de grands rem ercimens au médecin, en 1'afiiirant que j'étois pref- 1 que guéri. II otdonna de me lailfer encore trois minutes dans cette athmofphère glacée, de redres  t> A N S t'AüIRE MONDE. i}1 tofuite tous ies glacons; puis il fortit. Je me fouievai un peu pour voir moi-mémede thermomètre, & je reconnus qu'il étoit un degré au-defious ou point de congélation j chofe inouie dans le mors d'Avril, fous un climat tel que celui de Kome. Le même médecin revenoit triomphant au bout de quatre heitres avec fes deux autres confrères pour me faire une rreizième vifite, mais'on leur dit qu il y avoit trois heures que j'avois expiré. lis hochèrent la tête & s'en allèrent. Lorfque je parus devant Minos, il me demanda üjavois apporté mon violon; & fur Ja néV4tivd A juger des chofes furie fond plutót que par la forme, 1'état de mendiant eft peut-être cent fois plus heureux qu'aucun de ceux oii- nous porte Liij  i66 Voyage 1'ambition. Notre barque n'arriveau port qu'après bien des orages, qu'après une fouie de dangers & d'écueils que 1'on n'évire qua force de farigues & de travaux. Un mendiant raifonnable, au contraire, n'a qu'a fe rappeler fans cefle que les hommes font petris de vanité Sc de foibleffe. C'eft fur ce reflouvenir que font fondés fa fortune & fes revenus. Qu'd flatre, qu'd carefle leurs défauts ; fes profits font affurés. II eft une félicité fi bien alliée avec 1'argent qu'on acquiert facilement, que rarement il caufe des inquiétudes a 1'acquéreur ; autant on a d'occafion d'obtenir , autant on en cherche pour diffiper. II réfulte de-la que notre argent ne nous apporte que dn plaifir & jamais de,foucis; ni la volupté, ni la fenfualité ne nous font inconnues. L'efprit dégagé de toute inquiétude fur 1'avenir; entièrement livrés au préfent, je défie le plus opulent des hommes, de goüter des raviffemens plus délicieux 'que ceux que nous goatons dans les bras de 1'amour. En mon parriculier, cette charmante paffion m'a procuré fur la tetre une félicité que je n'ai retrouvée que dans ce lieu de délices* J'époufai la fille d'un mendiant qui mourut gueux , après avoir toujours joui d'un bon revenu. II ne lui laiffa pour héritage qu'une petite maifon, avec un jardin bien enuetenu, ficuée au pied d'une  DANS L'AUTRE MONDE. l6j colline affez prés d'une grande route. Je neus jamais que des fujets de m'applaudir de notre union. Elle étoit douce, complaifante , pleine d'attention: a- la chüte du jour je trouvois un excellent fouperpréparé, & je la régalois de 1'liiftoire de mes aumones, du portrait c)e ceux qui m'avoient donné. Nous nous ap-laudiffions rnutuellement de les avoir fi bien trompés; c'étoit un divertifiement réel pour nous que de nous arrêter a 1'idée que nous étions plus fenfés & plus heureux- que tous ces fots qui fe laifloient duper fi facdement.1 Peut-être me fuis-je trop arrêté fur mes röles de mendiant, je fiuis en vous difant, que je mourus a lage de cent deux ans , fans avoir connu d'autre maladie que les foiblefies qui accompagnent un grand age. Minos, après avoir entendu Ie récit de ma vie, me demanda combien j'avois menti de fois. II n'y avoit pas moyen de lui cacher la vérité. J'avouai fincèrement que mes menfonges pouvoient aller a cinquante millions ou environ. Un pareil menteur, dit-il d'un air févère, oferoit-il efpérer d'entrer dans 1'Elifée ? Je m'en retournai auffitót que j'eus entendu ces mots, & j'eus pour La première fois le plaifir de n'avoir pas été renvoyé par fe* ordres, L iv  103 V O Y A (3 E CHAPITRE XX. Julien nait prince, & enfuite homme d'état. Je naquis d'une princefTe Allemande ; mais, pour conferver ma mère, on me déchira par morceaux, de manière que ma vie finit au même mftant qu'elle avoit commencé. ; Les ames m font féparées des corps avant d'avoir atteint leur cinquième année, doivent, mimédiatement après cette féparation , retourner animer d'autres corps. Après avoir paffe différentes enfances, le deftin me^ prépara un nouveau róle confidérable fur le rhéatre du monde. Je naquis en Angleterre fous h règue du roi Ethelred II : mon père étoit Ulnoth, comte ou thane de Suffex. Je fus enfuite counu fous le nom du comte Goodwin, & je commencai d'attirer les regards du monde, dans le tems d'Harald Harcfoot; je m'avancois an tróne du royaume de Wefiex, aupréjudice d'Hardecanut, fils d'Emma , qui s'efforca dans la fuire de mettre la couronne fur la tête d'un autre de fes fils. Je découvris' fon deffein; je le communiquai au roi, en lui propofant de fe défaire des deux jeunes princes que leur mère avoit fait venic  dans l'autre monde. \6<) nouvellement de Normandie, avec le confentemenr du roi. Emma s 'étoit attiré la vénération publique, & la confiance du roi, par une grande dévotion, & par un mépris affeóïé des biens de ce monde. Je confeillai a Harald de 1'invker a venir a fa cour avec fes enfaHs , afin d'avoir plus de facilité a la débarrafler d'un monde qu'elle méprifoit. Mais cetre prudente mère qui fe défioir de moi, n'envoya qü'Alfred , & garda Edward auprès d'elle. Je n'eus pas plutöt le jeune Alfred en ma puiffance, que je le fis transférer a Ely, ou je donnai ordre, par la bouche du roi, de le rafer, de lui crever les yeux, Sc de 1'enfermer dans un convent; Cette aclion, quelque cruelle qu'elle paroifie, coute peu de fcrupule a un miniftre, paree que 1'intérêr du prince eft un vernis, qu'il fair appliquer aux enrreprifes les plus injuftes, Sc qui fert de voile a tout ce qui eft le fruit de fa propre cupidité. Edward, fecond fils d'Emma, s'enfuit en Normandie pour éviter le fort de fon frère. Après la mort dTïarald & d'Hardecanut, il s'emprefla de rechercher mon amirié; il me propofa un accommodemenr fi avantageux, que je travaillai volontiers a lui procurer la couronne , dans la con-  170 Voyage fiance que mon pouvoir fauroic bien enchaïnerfob ancienne irtimitié. Une des conditions de notre accommodement fut qu'd épouferoit Editha, ma fiile. Edward y confentit avec peine, Sc moi je m'en repentis bientöt; car, quoique j eufle toujours eu laplus grande tendrefle pour Editha, fon élévation hu donna tant d'orgueil, que, loin de me témoigner le refped qu'elle me devoit, elle me dédara, aulTi fouvent que je lui donnois des avis, qu'étant reine, mon caractère de père éroit effacé par celui de fujet. Malgré cette hauteur, je fus cependant très-fehfibje a fon divorce avec Edward. En aidant ce prince a monter fur le tróne , je m'étois bien promis de régner fous fon nom, ptufque c'étoit un homme fimple Sc fans génie. Mes efpérances ne furent pas décues. Je difpofois de tout, il ne me manquoit réellement de 1'autonté royale , que les marqués extérieures. Mes courtifans étoient en plus grand nombre que ceux du roi. Tel qui ne faifoit que s'indiner devant fa majefté, fe profternoit humblement devant moi. Qu'on juge combien un pareil deffin flattoit rna vanité, combien mon ambition étoit fatisfaite, & combien mes tréfors grofliffoient. Edward Ie confefTeur , ou faint Edward i comme quelques-uns 1'ontnommé, vraifembla-  DANS I.'A U T R E MOND K. I jt- blemeiat par plaifanterie, étoit, comme je 1'ai dit, dépourvu d'efprit, & même du fens commun; car, après avoir recu ma fille en mariage, il refufa dele confommer, uniquement par haine contre moi, puifqu'Editha étoit reconnue pour la plus belle femme de fon tems. II fe rendit également coupable envers fa mère, de 1'ingratitude la plus noire. En récompenfe des foins qu'elle s'étoit donnés pour lui procurer une couronne, il la relégua dans une trifte prifon, ou elle palfa le refte de fes jours ; je dois dire a la védté, que ce fut'par mes confeils. A 1'égard de 1'hiftoire des neuf focs ardens, fur lefquels on dit qu'elle fur obligée de marcher, ou des neuf rerres qu'elle me donna pour en êrre difpenfée, c'eft une pure invention. Comment m'eüt-elle donné des terres, elle n'en pofledoit pas une feule ? , Le premier défagrément que j'eus dans le miniftère, me fut caufé par mon fils Sv/ane, qui avoit violé a Herford-Schire, Tabbede de Lon, appelé dans la fuite-Leon-Minfter. Après cette action, qui n'étoit rien pour le fils d'un miniftre totit-puilTant, il fe fauva en Danemarck, d'ou il follicita fa grace auprès du roi. Elle lui fut refufée d'abord, par le confeil de quelques eccléfiaftiques , & principalement par celui d'un certain chapelain, a qui j'avois empêché le roi de donner un évèché.  Voyage ^ Mon fils, irrité de ce refüs, tomba fur les cotes du royaume avec plufieurs vaifleaux , les ravagea en commettant mille cruautés, qui réellement eurent un bon effet , puifque fa majefté , dont la timidité étoit depuis longtems la foibleffe capitale, prit une fi grande terreur de cette irrüpnon, qu'd pardonna bien vïte a mon fils, nonfeulementfon premier crime, mais encore celui de fa révolte, qui étoit bien plus puniffable. Aulïï cette conduite lui fit perdre la reconnoiffance du coupable, & lui attira de plus le bW de tous les gens fenfés. Le roi favorifoit beaucoup les Normands. JI avoit nommé un certain homme de cette nation a 1'archevêché de Cantorbery , 8c lui avoit donné Ia plus grande confiance. Je ne pus fupporrer la faveur d'un homme qui étoit parvenu fans ma protecW Safeulepréfenceexcitoitmon envie, & me donnoit de 1'appréhenfion. Ün premier miniftre ne fe croit affuré de Ia faveur de fon fouverain , qu'autant qu'il na point de nvaux. Le moindre partage le rend auffi jaloux que le plus tendre mari 1'eft du cceur de fa femme. S'd élève quelqu'un, il fait toujours fe referver aftez de pouvoir fur lui, pour le remettre en fon premier état, quand il ofe contrarier fa volonté; mais quiconque devient favori du roiy fans la bienvedlance du miniftre, une des pre-  DANS 1,'AUTRE MONDE.' I73"1 mières régies de la politique eft de le précipker bien loin du tróne. En un mot , la faveur des rois eft auffi mobile que Ia faveur des femmes; le feul moven de la conferver, c'eft d'éloigner tous ceux qui pourroient y prétendre. Je reconnus bien tót que rarchevêque de Cantorbery avoit le plus grand crédit auprès du roi 5 il procura une charge conlïdérable a un certain Rollo, Romain de nation , homme fans naiffance , & dépourvu de toute efpèce de talens. Lorfque je repréfentai au roi qu'un homme de cette trempe étoit indigne d'un pareil emploi, il me répondit que c'étoit un ami de 1'archevêque. En ce cas, répliquai-je, c'eft 1'ami d'un ennemi de votre majefté. Je ne poulfai pas la converfation plus loin pour cette fois, mais je m'appercus bientót que 1'archevêque avoit été infoimé de cet entretien. J'en conclus que le roi fe confiok furement plus ,a lui qu'a moi. L'autorité que 1'on a fur 1'efprit d'un prince; étant une fois perdue, il eft difficile de la recouvrer, a moins qu'on ne puiffe fe rendre redoutable. Comme c'étoit par ce moyen que je l'avois acquife & que je l'avois confervée, je cherchai donc,-les occafions de la regagnerpar la même yoku  f74 Voyage Le comte de Boidogne me fervk très-heufeü-* fement dans cette circonftance. En s'en retournant dans fon comté , Ü avoit envoyé fes gens pour lui préparer fon logement a Douvres: ils voulurent s'emparer d'une maifon malgré le propnétaire: il s'enfuivit une batterie, dans laquelle un des gens du comte fut tué. Ce feigneur fe rendit auiïitot auprès du roï pour fe plaindre, Sc demander la mort des meurtriers de fon domeftique. Sa majefté trouvant cette demande jufte, m'ordonna de punir rigouteufement les coupables, paree que j'étois °leur juge naturel, comme comte de Kent. Au lieu de marquer ma déférence aux volontés du roi; les Anglois, répondis-je avec chaleur,ne pimiffenr perfonne fans 1'entendre, Sc ne laidènt perdre ni leurs droits , ni leurs priviléges. Je ferai citer 1'accufé; s'd eft coupable, il fera puni dans fon corps & dans fes biens; s'il eft innocent, je 1'abfoudrai. Je fuis comte de Kent, il eft de mon devoir de défendre & de protéger tous ceux qui font fous ma domination. Cet incident entroit très-bien dans mes vues ; puifque ma rupture avec le roi avoit 1'air detre öccafionnée par mon artachement aux intéréts du peuple. En effet, je me conduifis avec tant d'adreffe, que tout le monde accourut en foule^  dans l'autre monde. tff fous 1'étendard de ma révolte; & je leur iiifinuai encore que je n'avois pris les armes, que dans la vue de les garantir d'une pdiflance étfangère, Le mot d'étranger infpire généralement en Angleterre une haine fi forte, peut-être paree qu'on y a fouffert de grandes perfécutions des nations étrangères, furtout des Danois , que ce fut un nouveau motif pour le peuple, de prendre mon parti avec tout le fanatifme qui embrafe des têtes ftupides. Ce qu'il y eut de remarquable, c'eft qu'après mon bannifiement de 1'Angleterre , étant revenu d la tête d'une armée de Flamands, que je deftinois a piller Londres, je publiai que je ne fongeois qu'd défendre les Anglois , contre toure piuifance étrangère, & l'on ajouta foi d mes déclararions. Ce qui fait voir qu'il n'eft point d'abfurdité qu'on ne puiffe perfuader au peuple, quand une fois l'on a gagné fa confiance. Le roi fauva Londres, en fe réconcilianr avec ' moi, & en reprenanr ma fille pour fa femme; enfuite je congédiai ma flotte 8c mon armée. Auffitót que j'eus regagné la faveur du roi, ou, ce qui m'étoit iiidiiférent, la même autorité que } avois eue, je melivrai d mon reflentiment contre 1'archevêque. II avoir déja, de lui même , pris le parti de fe retirer dans un convent de Norman<üe, mais mayengeance n'étoitpas fatisfaite. Je  ï?0 Voyage le fis bannir du royaume en forme. Son fiége archiépifcopal fut déclaré vacant, &je lui nommai un fuccefleur. Ma nouvelle autorité fut de courte durée. Le roi qui nve craignoit fort, & qui me haïffbit encore davantage, n'ofant ufer de violence ouverte contre moi, eniploya le poifon. II fit débiter enfuite, le conté ridicule, que j'avois defiré de trouver la mort au premier morceau que je mangerois , fi j'avois eu part au .meurtre de fon frère Alfred , & que la vengeance divine avoit éclaté vifiblement contré mon invocation téméraire, puifqu'en effet lepremiet morceau m'avoit étranglé. Ce róle d'homme d'érat eft un des plus mauvais qu'on puifie jouer dans le monde; car il entraïne beaucoup de dangers, il caufe de grandes inquiérudes, & ne rend que peu de fatisfacHon. En un mot c'eft une pilule qui feroit très-amère rrès-dégourante pour rous les hommes, fi elle 41'étoit dorée par la vanité , 8c édulcorée par Fambition. Auffi Minos ufe-t-il de beaucoup d'indulgence & de compalfion envers ceux qui 1'ont avalée. Je ne condamne jamais, me dit ce juge équitable, lorfque je parus devant lui, un premier miniftre qui a fait une feule bonne aébion en fa vie, quand même il auroit commis un forfait chaque jour. J'étendis  B A N S lAüIRï MONDE. I jy J etendis le lens de cette explication un peu trop loin, & j en conclus que 1'entrée de 1'Elifée ne pouvoit m'être refufée; mais Minos me déclara qu'il falloit me retirer, paree que jufqu'a préfent il n'y étoit encore entré aucun premier miniftre. Vous devez être afiez content de ne pas être précipité dans le gouffre infernal, car tout autre n'y auroit pas échappé, s'il avoit commis. feulement la moitié de vos crimes. CHAPITRE XXI. Aventures de Julien deyenu foldat. JE revisie jour a Caën en Normandie ; lenorri de ma mère étoit Mathilde. Quant a celui de mon père, il me feroit très-difficile de le dite , car la bonne Mathilde me révéla, peu d'heures avant fa mort, que fes préfomptions tomboient fur cinq capitaines du duc Guillaume, qui fut furnommé depuis le Coriquèrant. A lage de treize ans , étant grand & robufte, j'entrai au fervice de ce duc , j'abordai avec lui prés de Pemfey dans le comté de Sulfex, 8c je fis mes premières armes a la bataille de Hafting. II eft impoftible de vous peindre 1'excès de Ia frayeur qui me faifit lorfque 1'armée donna, & M  V O Y A G É furtout lorfque je vis tomber les deux camarades qui étoient d mes cótés. Cette crainte fe diilipa pourtant; mon fang s'échauffa, j'oubliai le danger. Mon courage s'anima de manière que je pus foutenir, que je me battis de mon mieux,, jufqu'a ce que je recus d la cuiffe une blelfure qui m'óta les forces & la connoilTance. Je reftai couché parmi les morts, expofé fans celTe au danger d'être écrafé par les chevaux de 1'armée , & par ceux des ennemis, jufqu'au lendemam matin , qu'un parti qui venoit charitablement dépouiller & enlever les morts, me trouvant un foufrle de vie, me tranfporta d 1'hópital, ou ma jeunefle', aidée de bons foins, me fit un peu recouvrer 1'ufage de ma cuiffe. Auffitót que Douvres eut été conquis, j'y fus ttanfporté avec les autres malades, & ma blelTure acheva de fe guérir en peu de rems. Mais mallieureufement, en jouant avec d'auttes convalefcens au grand air, je gagnai une fluxion qui m'adoiblir exrrêmement, & je ne fus guéri qu'après beaucoup de rems. Pendant que je me trouvois dans cet état avec tine grande foibleffe, 8c manquant du néceffaire, j'avois la douleur d'entendre dire, comment mes camarades pafloient leur tems d piller, d voler, a fe divertir dans routes fortes de débauches. Après mon rétablhfement je reftai en.gamifon  BA NS LAÜTKE MONDE. ly9 dans le fort de Douvres* Les officiers y étoient palTablement bien 5 mais les foldats manquoient de tout, «Sc qui pis eft, étoient logés fi fort a rétroit, que, faute de place, nous coucfiions quatrefurune-bottedepaille; ce qui occafionna' des maladies qui emportèrent plufieurs centaines d'hommes. J'avois féjourné quatre mois dans ce fort, lorfque le comte de Boulogne vint fecrètement de France , pour nous furprendre pendant la nuit; nous le recumes fi mal, qu'il fut obligé de fe retiret précipitamment avec une poignée de monde. J'eus le bras cafle dans cette affaire; ttois mois fuffirent a peine pour être parfaitement guéri de cette nouvelle bleffure. Dans ma convalefcence, j'avois fait connoiffauce avec une jeune demoifelle du voifïnage, dont les parens étoient d'un état & ne pas donner leur fille ï un foldat. Mais comme cette jeune perfonne ne fentoit pas moins d'inclmation pour moi, que j'en avois pris pour elle, «Sc que fes parens 1'aimoient tendrement, ils confentirent a me 1'accorder , «Sc dès ce moment on prit jour' pour la célébrarion de notre mariage. Le foir qui précéda ce jour fortuné, je m'enivrois d'avance du plaifir que me préparoit le jour fuivant, lorfque je recus ordre de marcher le lendemain matui, & de me reodre au camp près de~ Mij  iSo Voyage Windfor, ou Gudlaume raffembloit une armée pour foumettre les provinces occidentales. II n'y a qu'un amant paffionné qui puifle fe faire une Idéé de tout ce qui fe paffa dans mon ame, lorfqu'on nous annonca cet ordre cruel. Ce qui augmentoit encore ma douleur, c'eft qu'il étoit défendu de lailfer fortir perfonne du fort jufqu'au départ, de manière qu'il m'étoit impoflible de prendre feulement congé de ma maitrelfe. Ce jour qui devoit éclairer mon hymenée parut enfin, mais que la fcène étoit différente de ce qu'elle devoit être ! La perfpeébive rianre que j'avois la veille, étoit changée en un tourment ïéel. Nous étions au milieu de 1'hiver. Nous failions des marches très-longues & très-pénibles; le froid & la faim s'uniflbient pour nous accabler. La ntdt même que je devois pafler dans les bras de ma bien-aimée, je fus réduit a coucher fur la terre, morfondu par une bife piquante & fans fans cefie agité par une inquiétude cruelle qui chaffoit le fommeil , pour accroïtte mes fouffrances. Enfin cette nuit terrible fit une fi forte impreffion fur mon ame, que, pour en diffiper entiètement le fouvenir , il a fallu que je fuffe plongé rrois fois dans le fleuve de Lerhé. A ces mots j'interrompis Julien pour lui dire qu'on ne m'avoit point fait fouffrir cerre rriple ïmmerjkj» a ma fortie du bas-monde. II me ré-  DANS L AUTRE MONDE. 15$ I pondit qu'elle ne fe pratiquoir qua 1'égard des efprits qui retournoient dans le monde, afin de leur óter le fouvenir du paffe, de crainte, comme dit Platon, que ce fouvenir n'apportat un grand trouble dans leurs idéés fututes. Je reviens a mes aventures. Nous continuames notre route avec les mêmes fatigues jufqu'a la ville d'Exefter, que nous aflïégeames, 8c qui fe rendit bientót. Le roi Guillaume y fit conftruire un fort, ou il placa une garnifon de Normands, au nombre de£ quels j'eus encore le malheur d'être compris.. Nous nous y trouvames plus gênés. que nous n'avions été a Douvres , paree que , comme les habitans étoient mal intentionnés, il nous fut défendu de fortir du fort; ou bien, pour nous mettre a 1'abri du danger, nous n'en fortions que par troupeau. Quelques inftances que je fiffe auprès du commandant, je ne pus obtenir un congé d'un mois pour aller voir ma maïtreffe, dont jufqu'alors je n'avois point recu de nouvelles.. Au pnntems fuivant, le peuple s'étoit adouci; un autre officier vint prendre le commandement du fort, j'en obtins alors la permiffion. d'aller a Douvres. Ah ! ciel, pouvois-je préyoir 1'affreux accident qui m'attendoit ? J'y trouve le père 8c la mère de ma bien-aimie, piongés dans la plus profonde afflidion de fa morr, arrivée depuis huit Miij  182 V O Y it G t jours i cV qui lui avoit été caufée, d ce qu'on m'afJ-u-a, par le défefpoir de mon départ précipité. Ce reat me toucha jufquaux larmes. Je devtns ■funeux. je maudis le-roi & fon fervice. Je fis des imprecanons contre funivers entier, qui dans ce moment navott plus d'attraits pour moi. Je me F-fur la foffe de ma défunte maïtreffe, & j'y f™ ^f^m jours Sc deux nuits entières lans prendre de nourriture. Cependant les confeils d'autrui, le propre f,,. -ntdemafaim,&laraifonmefiLLban. jonner un pofte ou 1'amour m'avoit placé, mais L'anéantiiTement d'un objet que l'on aime, eft Ie -liep us douloureux fcleplusfenfiblequipuifie flg£r a - caroutre qudmanque de cet adouofiementque donne Pefpérance, onne peut abfolument attendre de confolation que du -ms^delaraifo, II eft vrai que leu^tfet pour etretardtf, n'en eft pas moins für; j'en fi! mot-memel expéfience. Au bout d'un an, fe me trouvat aulfi heureux, auffi content que je l'avois jamatseté; 1'objet de cette paffion auquel j'avois attaché ma félicité Sc dont la perte m'avoit rendu pour un tems ie plus miférable des humains, étoit totaiement oublié. Al'expiratiou de mon congé, q,,r étoit d'uu  dans l'autre monde. i 8 3 mois, je rejoignis ma troupe a Exefter, d'oü , peu de tems après, nous eümes ordre de nous porrer dans les provinces du Nord , pour diffiper les forces réunies des comtes de Chefter & de Northumberland. Arrivés a Yorck, le roi pardonna aux chefs rebelles, mais punk févèrement quelques autres qui étoient moins puiflans, & moins coupables. Moi j'eus ordre de m'aflurer de la perfonne d'un homme qui n'érok jamais forri de fa maifon, & de le conduire en prifon. Une pareille action me faifoit horreur. Dans tout autre état 1'efpoir de la récompenfe Ia plus confidérable. ne m'eüt jamais rendu 1'inftrument d'une pareille injuftice. Mais telle eft la fpumiffion d'un foldar aux volontés de fon roi, & de fon général, que j'arrêtai 1'homme déllgné fans fcrupule, fans même que les larmes de fa femme, ni les cris de trois petits ènfans filTent aucune impreffion fur mon ame. Quoique cette cruauté foit peu de. chofe en comparaifon de celles que je commis dans la fuite, elle fut cependant la feule qui répügnar a mes fentimens. Bientbt après nous entrames, fous les ordres du roi-même , dans le Northumberland , pour punk les habitans de ce qu'ils s'étoient joints aux Danois prés d'Osbone. On nous abandonna le pays a difcrétion ; je ne fus pas uh des derniers a profker de cette liberté. Parmi diffé^ Mir  Ig4 V o r a 0 , rentes barbarieS dont je fus l'auteur, je n'en rapportera! qu'une, dont le fouvenir me fait encorefremir. J entre dans une maifon ou je trouve une jeune femme très-jolie, qui jouoit avec un petit enfant affis fur fes genoux. A 1'inftant le feu de la concupifcence s'allume d 1'ardeur de la rapacité qui me conduifoit; j'égorge 1'enfant, je viole la mère , & je mets le feu aux quatre coins de la maifon. Je paffe rapidement fur bien d'autres fairs héroïques de cette nature, d 1'aide defquels les princes deviennent des héros & des conquérans; la barbane fut pouflee fi loin envers ces pauvres habitans de Northumberland, que dans 1'efpace de foixante milles qui féparent Yorck de Durham onn'y laiiTa pas fubfifter deux pierres 1'une fut l'autre. Maifons, éghfes , tout fut brfdé & renverfé jufqu'aux fondemens. Après cette fameufe expédition, nous marchdmes d Ely contre Hereward, vadlant & habiie capnaine qui commandoit un corps de rebelles qui combattoient encore pour leur liberté, & ne vouloient pas reconnoitre Guiljaume pour roi Ils furent bientót réduits ; mais la gloire, plutöt que le bonheur, m'ayant fait trouver d un endroit ou Hereward combattoit lui-même avec une troupe de braves, le terrein fut difputé vigoureufementje recus pour mon compte trois blelfures, 1'une 3  DANS L'AUTRE MONDE. 185 la tête, une a 1'épaule, & une autre dans le bras. Ma guérifon traina longtems, 8c m'empêcha de fuivre le roi en Ecofle ; le printems fuivant, comme j'étois Normand, je fuivis le roi en Normandie , ainfi que tous mes compatriotes qui refitoient de la bataille d'Ely , 8c nous marchames contre Philippe, roi de France, qui avoit eu deffein de profiter des troubles d'Angleterre, pour dépouiller Guillaume de fon duché de Normandie. II y eut une efcarmouche prés de la ville du Mans, & j'y fus blelfé fi dangereufement a la cuilTe, qu'il en fallut faire 1'amputation. Ainfi privé d'une partie de moi-même, je recus alors mon congé. Je gagnai ma patrie, ou, dans la misère affreufe qui me perfécutoit, je n'avois d'autres plaifirs que celui de raconter mes prouefles guerrières , toujours avec quelques petites circonftances, qui, fi elles n'étoient pas dans 1'exaéte vérité, fervoient du moins a embellir mes récits. J'atteignis enfin le terme de ma misère & de ma vie , a foixante-trois-ans. J'avois compté que les fouffrances de mes dernières années fuffiroient pour effacer le fouvenir des cruautés de Northumberland, 8c pour exciter la compaifion de Minos. C'eft une grace, me dit ce juge, que de vous faire retourner dans le jnonde. Obéiflez.  Voyage CHAPITRE XXII. Aventures de Julien dans la condition de tailleur* XjE deftin me fit naitre en Angleterre, dans un état que 1'ingratitude des hommes a couvert de mépris, quoiqu'ils lui aient la doublé obligation de voir leurs corps garantis des injures de 1'air, 8c de fenrir leur ame flarrée dans la plus fenfible de fes paffions , je vèux dire la ; vanité*. Pour parler plus clairement, je naquis tailleur, d'habits. Certes fi Ton veut réfléchir fur cette profelfion, elle mérite la confidérarion ptéférablement a toute autre : car enfin , qui eft-ce qui marqué plus fufement la différence des conditions , fi ce n'eft Ie tailleur. Le fouverain donne les titres, mais c'eft le tailleur qui fait les hommes. C'eft a fon habileté. qu'on doit 1'eftime du peuple , 1'attention du beau fexe , & fouvent tout le mérire perfonnel. Si les grands feigneurs impriment du refpeét au premier abord, c'eft lorfqu'ils en ont recu le fceau de leur tailleur. Enfin la bonne mine, les agrémens extérieurs n'attirent 1'admiration qu'autant que le tailleur fait les mettre dans un jour favorable. ■ Trois habits fuperbes que je fis pour la cété-i  DANS L'AUTRE MONDE. l8/ monie du couronnement du roi Etienne,prouvèren: mon habileté, & commencèrent ma réputation. II eft difficile de dire fi celui qui porte un habit magnifique, fent plus de plaifir en admirant fa perfonne, que nous ne goütons de délices nous autres tailleurs, a confidérer notre ouvrage. Le jour de la cérémonie, je fis rous mes efforts pour la voir de prés. Si je pouvois vous exprimer combien je reflentis de fatisfadtion, quelles furent les douces émotions de mon ame, en entendant dire , affurément le comte de Devonshire , ëz le feigneur Hugt Bigot, font les plus beaux & les plus magnifiques de roure la cour ; précifément c'étoit moi qui avois fait leurs habits. Rien ne feroir plus agréable en effet que de travailler pour les feigneurs de la cour , paree que perfonne n'a plus de talent pour apprécier & faire valoir un habit, fi l'on n'en étoit dégouté par une petite circonftance facheufe, c'eft qu'on én eft rarement payé. Eh bien ! malgré que j'aie plus perdu a la cour que je n'ai gagné a la ville, j'ai toujours eu plus de plaifir a porter un habit chez un homme de cour que chez toute autre perfonne, quand même j'euffe été payé comptant chez cette dernière; chofe qui n'eft jamais arrivée chez le premier. On doit faire deux claffes des gens de la cour; les uns n'ont jamais envie de payer, les autres  l88 V O Y A O B n'en ont que Penvie, & n'ont jamais le pouvoir. Parmi ces derniers il faur placer les jeunes feigneurs que nous habillons a Pentrée d'une campagne „ & qui ont le malheur de périr avant d'être avancés. En rems de guerre on prend mal a propos les tailleurs pour des poliriques, paree qu'ils s'informent foigneufement des progrès de 1'armée, du fuccès d'une bataille. II eft cerrain qu'ils ont bien des raifons pour prendre cerre peine, car il ne fe donne pas une bataille qui ne fade faire banqueroute a trois ou quatre honnêtes gens de cette profeflion. En mon particulier j'ai furtout eu fujet de maudire la malheureufe bataille de Cardigan, dans laquelle les fcélérats de Cambriers tuèrent la plupart des meilleurs rroupes du roi, & quantité de mes habits tombèrent entre leurs mains fans que j'en eulfe recu Ie paiement. J'ai appris depuis que j'ai quitté le monde, d'un de mes miférables confrères qui a gagné 1'Elifée en mourant a 1 hópital, qu'il s'étoit introduit un ufage qui les garantit des mauvaifes dettes. Lorfqu'ils s'appercoivent qu'une pratique eft verreufe, ils 1'enregiftrent fur leur livre pour Ie doublé du prix de leurs fournitures, puis ils lui envoyent un honnête homme muni d'un petitpaf-  DANS L'AUTRE MONDE. I 8 p chemin pour exiger leur paiement Si le débiteur ne fatisfait point, 1'honnête homme emmène le beau feigneur chez lui, & 1'y retient fous fa garde jufqu'a ce que le tailleur foit payé. De mon tems au contraire, quand 1'homme de qualité ne vouloit pas payer, ce qui arrivoit très-fouvent, il n'y avoit aucun moyen de 1'y contraindre, Vous aurez peut-être remarqué, dit Julien, en interrompant fon récit, que , fans réflexion fur mon état actuel, je parle des différens róles que j'ai joués dans le monde, comme li j'en étois encore chargé. Je vous en demande pardon. Jeviens de me prendre moi-même fur le fait , en racontant mes aventures de tailleur. Je fens que ces affections mondaines ne peuvent plus convenir a mon état actuel. Quoi qu'il en foit, jepourfuis. Je ne dois pas vous cacher que j'avois dans ma profenion une certaine méthode qui me rendoit les pertes moins fenfibles. J'avois divifé mes pratiques en trois claiTes; la première comprenoit celles qui payoient comptant; la feconde celles qui faifoient longtems attendre leur paiement. Les pratiques qui ne payoient jamais, compofoient la troifième clafle. Je me contentois d'un pront médiocre avec les premières , paree qu'il étoit allure. A 1'égard des deux autres efpèces, je les uniflois de manière que les débiteurs qui payoient a longs termes, répa-  roient la perte que m'occafionnoient ceux qui ne payoient point du tout. De cette manière j'avois peu de pertes réelles, & j'euffe laiffé des biens confidérables a ma mort, li je n'avois pas confumé tous mes bénéfices a entretenir une maitreiTe, tandis que ma femme avec deux enfans reftoient dans 1'indigence. J'avois donné a cette maïtrefle une jofie maifon fituée fur le bord de la Tamife, & pourvue abondamment de tout ce qu'elle pouvoit defïrer. Quoique fon bien-êtrene dépendit que de ma volonté, elle me gouvernoic cependant d'une manière auffi abfolue que fi j'euffe dépendu d'elle. Je ne lui obéilTois pas moins qu'un cheval drelTé, obéit a la main d'un écuyer habile ; cependant je n'étois point épris de fa beauté, j'en connoiffois même toute la médiocrité. Mais elle polfédoit un certain art de volupté : elle favoit fi bien choifit les iniïans de 1'employer, qu'il n'étoit pas en mon pouvoir de réfifter a fes volontés. Cette femme dépenfoit fi rapidement , qu'elle fembloit avoir deflein de me réduire a la mendicité. Moi-même je concourois de toutes mes forces a 1'exécution de fon deflein ; car, outremon extravagance d'avoir une maïtrefle 8c une petite maifon, je pris encore des chafleurs a mon fervice , non que leurs jeux me procuraflent du plaifir , mgis paree qu'il étoit de la mode d'en avoir.  DANS L* AUTRE MONDE. Ipï Le loifir de les exercer ne me manquoit pourtant pas; j'avois autant de bon tems que perfonne, puifque tout mon ouvrage alors confiftoit a prendre la mefure de quelques pratiques diftinguées. Je ne coupois pas un feul habit; certes c'étoit encore moins par parefle que dans la crainte de le gater, puifque j'étois auffi ignorant qu'un tailleur de roi. Ces raifons m'obligeoienr d'avoir un garcon habile qui favoit fi bien profirer des circonftances oü il me voyoit, qu'il étoit réellement le maitre chez moi; il gouvernoit ma maifon auffi defpotiquement qu'un miniftre gouverne un prince indolent ou voluptueux. Tous mes autres garcons lui temoignoient plus d'eftime qu'a moi-même , paree qu'ils regardoient ma bienveillance comme la fuite néceflaite de la fienne. Je mourus enfin noyé de dettes, 8c confumé par les plaifirs. Minos réfléchit un inftant après avoir entendu 1'hiftoire de ma vie, & m'ordonna de ijetourner dans le monde, fans m'en dire la raifon.  15)2 Voyage CHAPITRE XXIII. Julien raconte fa conduite étant aldermann3 c'efla-dire échevin. JL'Angleterre fut encore ma patrie; je recus Ie jour a Londres , d'un père qui eut onze enfans, dont j'étois 1'ainé, & qui étoit rnagiftrat dans cette ville. Quoiqu'il eut amaffé de grands biens dans Ie commerce , il ne m'en revenoit pas une affez groffe part pout efpéter de vivre fans occupation. Je me livrai donc au commerce de poilfon, qui me procura une grande fortune. Ce feu dévorant qu'on appelle ambition dans les princes, 8c qui porre le nom d'efprit de parti chez les particuliers, j'en avois été enflammé dès ma jeuneffe; a. lage de vingt-un ans, je m'étois déclaté zélé parrifan du prince Jean, 8c ennemi de fon frère Richard, pendanr fon voyage & fa captivité en Terre-Sainte. Je faifois dès-lors des harangues publiques fur les affaires d'état. Je m'efforc^ois de femer le trouble, & de répandre le mécöntentement dans la ville de Londres. J'étois pourvu d'une belle voix; mes difcours promettoient de grandes chofes; je les  Bans l'autre monde, iff les prononcois avec autant d'affiirance que de feu* chife. Tous ces avantages me procurèrent bien. tót quelque autorité fur 1'efprit des jeunes eitoyerts, qui ne réfléchilfoient pas, & même auprès de ceüx d'un age mür qui étoient auffi dépourvus d'efprit que de jugement. Ce fuccès enfla ma vanité naturelle, au point que je me regardois comnie un homme dont les grands talens n'avoient ni rivaux ni fupérieurs, Rempli de cette bonne opinion de moi-même, j'écrivis au fameux Robin Hood, qui faifoit alors grand bruit avec fon adhérent le petit Jean a YorkSchire. J'invitai le premier i venk a Londres au norrt de roure la ville; je 1'affiirai qu'd y feroit très^bien recu , d'après la haute idéé que j'avois donnée de fon mérite a tous les citoyens, parmi lefquels d'adleurs j'avois le plus grand crédit. Je ne fais Ci ma Iettre parvint ï Robin Hood, mais je n'en recus point de réponfe. A-peu-près dans ce tems, parut dans Londres' un certain Guillaume Fkz-Osböm,' ou , comme on 1'appeiok vulgairement, Guillaume i barbe longue, homme impudent qui avoit captivé lattachement de la populace i force de déclamet contre les riches , & contre leurs vues d'oppref-fion. Je pris le parti de ce fanatique, je pronon* $ai une harangue publique a- fa gloire, en le pei- M  ï furieux échappé brufquement des cavernes hu» maines, va frapper tout-a-coup les nez de fon « odeur empeftée. Mille & mille font faifis de » frayeur. La t ube payenne ne refpire qu'en trem* » blant. Les faü-x dieux s'enfuyent, leurs temples 3? reftent déferts. » Cependant le- cheval de bois continue de » vomir, avec fracas, la troupe bénite qu'il ren- ferme. La terre en eft ébranlée; les poles du  dans l autre monde. 10$ « monde en gémiflent. C'eft alors qu'on te vit »> paroitre, grand Alexandre. Tu fis le dernier de » tous'a quitter la prifon. O digne fils d'une mère jj moins indigne '. ». Je crois que Julien auroit répété tout fon poëme," fi je ne i'eufle interrompu. Je remarquois qu'il reflentoit dans prefque tous fes récits, les mêmes émotions, que s'il eut encore effc-clivement repréfenté les perfonnes dont il contoit les aventures. Je le priai de pourfuivre fon hiftoire. II fourit &z continua dans les rermes fuivans : Nous autres poëtes, nous trouvons un plaifir fi fenfible a lire nos ouvrages, que je doute qu'il en foit un plus fatisfaifant & plus doux. Quelle feroit notre félicité, fi nos auditeurs goütoient un plaifir femblable! mais hélas! c'eft ici Vingens folitudo, dont fe plaint Horace. Car il faut obferver que la vanité des hommes eft encore plus vafte & plus infatiable que leur avarice; qu'un mendiant fe préfente, il en fera mieux recu que celui qui va quêtant des louanges. %Je fis fouvent 1'épreuve de cette vérité. Tous les religieux de ma communauté m evitoient pout ne pas entendre mes poéfies, & pour fe difpenfer d'en faire 1'éloge. Le feul qui me marquoit de la déférence, éroit un fiére qui faifoit auifi des vers; mais fi mauvais, que j'achetois bien cher la complaifance qu'il avoit  rto4 V o y a g s de m'écouter, & les lonanges qu'il me prodiguoït * puifqu'il me falloit enfuite fupporter la leéture de fes vers, & le payer en même monnoie. Mon dernier ouvrage me caufa plus de déplaifir encore que le premier; au lieu de gloire, il ne me valut que des plaifantenes. De plus, mon fupérieur m'impofi une punition rigoureufe pour avoir mis trop d'exaétitude dans mes tropes; j'avois comparé le pape a un per. Ainfi, loin de me procurer de la conlidérarion & de 1'avancement dans mon ordre, je perdis toute efpérance d'être jamais plus que poê'te, & fimple profes. Ces elfais malheureux me découragèrent pour quelque tems, mais malgré ma léfolution de laifler repofer ma mufe, je ne pus tenir contre le defir de lui faire de nouvelles careiTes. Un poëte reflemble parfairement a un homme qui aime une femme laide. Le prémier rrouve dans fa mufe, comme l'autre dans fa maïtrefle, un plaifir qui perd de fon prix au jugement du monde; cependant il s'en con- fole en fe perfuadant que ce jugement n'eft qu'une affaire dé gout. . .... tP II feroit inutile de vous citer d'autres fragmens de mes poéfies; toutes eurent le même fort que les premières. Quoique quelques-unes des dernières. fuflent dignes d'un bon accueilje- puis le dire aujourd'hui fans vanité, ma réputation demauvais écrivain, étoit fi bien établie, que le mérite d'Ho-  DANS L'AUTRE M ö K t !.' 105:' mère même, quand j'aurois pu Facqüérir, ne m'auroit pas procuré des fuffrages, puifque perfonne ne vouloir plus me lire. Les poëtes de mon rems, ainfi que vous pouvez le favoir, ne fe font pas rendus bien fameüx. Un feul d'entr'eux jóuiflbit de quelque célébrité, & j'ai eu la confolation d'apprendre, depuis quelque tems, que fes ceuvres étoient totalement tombées dans 1'oubli. II n'y a qu'un poëte, plein defiel Sc ■ de jaloufie, qui puiffe fe faire une idéé de 1'envie Sc de la haine que .je portois a ce poëte contemporain. Par exemple, vorre***, dont j'ai entendu parler depuis quelques années, & que vous avez connu, concevra, fins peine, toute 1'intenfité de ces fentimens odieux. Je ne pouvois pas fouffrir qu'on dit du bien de mon rival, qui, pourrant, me rendit quelques fervices; mais au lieu de témoigner de la reconnoiffance a ce bienfaireur, je m'enyeloppai du manteau d'anonyme, & j'écrivis contre lui une vigoureufe faryre, ou je n'épargnai ni la calomnie, ni les inj ures. On a remarqué dans des tems affez récens; qu'il n'y avoit po:n: de créatures plus méchantes & plus dangereufes, que les mauvais écrivains & les femmes laides. La raifon de cette vérité eft que les uns Sc les autres portai.t envie aux avantages qui leur manquent, & qu'ils voyent dans  Aö6 V O Y A G 8 aurrui, cey funefte paffion diftile fon poifon fuf toutes leurs idéés, fur rous leurs penchans , &Tks difpofe a enrreprendre les chofes les plus horribles. Ma vie n eut qu'une courre durée, paree que Ie ver rongeur de 1'envie me dévora le cceur. Minos ne me jugea pas digne de 1'Elifée. J'euffe éré précipiré dans le gouffre éternel, fi Pluton n'eüt juré qu'il ne recevroit plus de poëte depuis 1'aventure d'Orphée (i). Je fus obligé de m'en retourner. (i) Tout le monde fait qu'Orphée defcendit aux enfers, pour en ramener fa chère Eurydice. Mais a moins d'avoir voyage dans ce ténébreux féjour , on ne fait pas que la lyre enchanterefle de ce prince des muficiens, y caufa le plus grand défordre, car les damnés donnoient tant d'attention a fa mufique , qu'ils ne reffentoient plus leurs tourmens.  $> A N S.t'AVTRE MONDE. 2.0?' CH APITR'E XXV. Julien ievient templier , & enfuite maitre de danfe. JLj A Sicile fut le lieu de la fcène ou je revins jouer un nouveau röle, & je fus admis dans 1'ordre des templiers. Je ne vous amuferai pas long-tems du récit de mes aventures dans cet état; elles font a-peu-près les mêmes que celles qui me font arrivées étant foldat. Dans le fait, il y a peu de différence entre ce dernier & un capitaine. Que l'on ête a celui-ci fon habit qui eft plus fin, fon ordinaire qui n'eft pas auffi ftugal que celui du foldat, dans tout le refte on trouve deux hommes femblables. Ma rentrée dans le monde fur enfuire en France i ou le forr me fit maitre de danfe. Mon habileté, dans cet art fublime, me fit appeler a la cour pour me confier le foin des pieds de Philippe de Valois, qui, dans la fuite, parvint a la couronne. Je ne me fouviens pas d'avoir jamais été dans aucuns de mes rbles précédens, auffi arrogant, & d'avoir jamais eu une fi bonne opinion de moi, que j'en eus dans celui-ci. Je confidérois la danfe comme le premier des talens. Après David que je regardois comme le  2oS V O Y A G 1 premier maitre a danfer du monde, je m'eftimott le plus grand qui eüc exifté. Cette opinion dominoit Même a Ia cour, car toute Ia jeune/Te de 1'un & de l'autre fexe n'étoit cenfée bien élevée, qu'après avoir reeu de mes lecons. De mon cóté tous ceux qui ne favoient pas danfer, étoient des Ignorans d mes yeux. Je ne croyois pouvoir mieux louer un homme , qu'en difaiït qu'd favoit très-bien faire la révérence. D'après cette facon de penfer, les favans les plus profonds, les plus braves militaires, les courtifans même, ne me paroilfoient d'aucune utilité dans un royaume, s'ds ne favoient ni fauter légèrement, ni marcher avec grace. •Quoique je fufle d peine lire, & encore moins écure, j'entrepris cependant de faire un rraité fur 1'éducation de la jeuneffè. Dès ce tems-ld, comme d préfent, un homme d grands talens fans celui d'écrire, trouvoit, avec de 1'argent, des écrituriers qui fe chargeoïent de fes idéé-, & de les habiller pour le public. Quoi qu'il en foir, j'éclairai mes confrères fur de vieux préjugés, fur des erreurs de routine: je leur prouvai qu'il ne falloir jamais exercer un enfant d faire des fauts, avant de 1'avoir fnftïuit dans les honneurs de 1'appartement, c'eft-d-dire d entrer,i faluer, d baifer la main d'une dame, Sec. Au refte, c'eft vous en avoir alfez dit, fur une vie  bans l'aüTRÊ monde.' 209' Vie qui ne confifta qu'en coupés, en coulés & en cabrioles. J'atteignis ün age fort avancé, & j enfeignois encore a fauter dans un tems oü je ne favois plus marcher. Minos me témoigna peu deftlme, Sc me pria de retourner en danfant dans 1'aufte monde. J'obéis, & je naquis de nouveau en Angleterre; On me deftina a 1'églife, je parvins avec bien de la patience,^avec bien de fintrigue & de lnypo-, crifie, a la dignité épifcopale. Rien.^'eft fi remarquable, dans ce cara&ère; que le fouhait continuel que je faifois (i). . (i) II paroit que depuis cet endroit, il s'eft perdu une partie confidérable dumanufcrit, puifque ce qui fuif commence par le feptième chapitre de la dix-neuvième partie, A quel propos vient 1'hiftoire d'Anne de Boulen2 a qui eft-elle adretfee ï Voila deux grandes queftions a décider. Je diraï feulement que 1'écriture de ce chapitre paroiffoit être de la main d'une femme. Quoique ce moreeau iie porte pas moins d'inftrnclion, & contienne autant de morale, que tout ce qu'on a vu, on trouvera pourtant quelque difféïence dans le ftyle. D'ailleurs comme il renferme le portrait d'une femme, je jugerois plutöt que je ne gagerois, qu'il eft ea effet 1'ouvrage d'une perfonne du fexe. O  %19. Voyage BIX-NEUVIÈME PARTIE. CHAPITRE VII. 'Anne de boulen raconte sa viêï Je vais racenter, avec Ia plus grande fidélue,' une vie qui a caufé plus d'une difpute parmi les écrivains de l'autre monde. Les uns m'ont dépeinte avec des couleurs auffï noires que celles dont on fe fert pour peindre 1'enfer & fes farellires. Les autres m'ont citée comme une fainre, aufli pure qu'un heureux habitant de 1'Elifée. Le brouillard des préjugés a offufqué la vue des uns; le zèle des autres leur a montré tous les objets dans le jour qui leur plaifoit davantage. Mon enfance fe paffa dans la maifon de mon père, au milieu de rous les jeux 8c de tous les plaifirs enfantins qui convenoient a mon age. Cerrainement c'eft la plus heuteufe époque de ma vie; mes parens, loin de me confidérer comme un objer que le fort deftine a leur ryrannie, me regardoient comme un gage chéti de leur union, & me confervoient comme un fruit précieux de leur ten-; drefle mutuelle.  DANS 1*A ÜTREMONDE. lf& J'avois 4 peine atteint ma feptième année, que je palfai en France, a la füite de la fccur du roi; une amie de mon père fe chargea de mon éducation , qui fut convenable a une jeune perfonne de qualité. Je n'éprouvai ni variétés ni viciffitudes dans noes plailirs & dans mes amufemens, jufqu'a ma quarorzième année que le germe de ma vanité jcommenca de poindre» Chaque jour le vit croïrre dès cet inftant qui rut aufli le commencement de mes peines. La dame qui me fervoit de mère , aimoit beaucoup le monde, & voyoit grande compagnie. Ma jeunefle» mes charmes artiroienr 1'attentión, & fe faifoient admirer; mon cceur rreffailloir de joie a chaque ïouange qu'on donnoit a ma beauté. Eft — il de fatisfaétion plus ravilfante pour une jeune perfonne qui eft contente d'elle-même? Hélas! je n'en jouis pas long-tems avec autant de ttanquillité. J'atteignois a peine mon troiiième luftre, que je fus choilie pour être demoifelle d'honneur de la reine. Un jeune feigneur, dont la bonne mine & 1'élégance faifoient le fujet perpétuel de la converfation des dames, venoit aflidüment a la cour. II mettoit tant d'agrément dans fes manières, il alfaifonnoit tout ce qu'il difoit d'une tendrelle d naturelle, que Oij  Voyage toute femme a qui il parloit, fe regardoit comma 1'objet de fon amour. Outre une bonne dofe de vanité, j'avois aflez de confiance en mes charmes, pour efpérer de m'attacher un homme fur lequel route la cour avoit des prétentions. Toutes mes idees fe tournèrent donc alors vers les moyens d'enchainer ce cceur, dont la conquête eut enorgueilli les plus belles dames de la cour. J'étois trop jeune pour employer 1'artifice dans mes defleins; la nature feule fit tous les frais; le beau monfieur, qm n'étoit pas novice, s'appercut bientöt de mes vues, & me donna lapréférence la plus marquée. Soit que mon inclination pour lui fut naturelle; foit qu'elle eut fa fource dans 1'amour - propre, néanmoins je trouvois dans fes empreflemens a me plaire, une félicité incomparable qui influoit fur roure ma conduite. Je devins fi vive & fi enjouée, que maperfonnè Sc ma converfarion en acquirent chaque jour de nouveaux agrémens. Toutes les perfonnes de ma fociété fembloient y trouver plus de plaifir que jamais. Quoique fort jeune, je m'appercus pourrant qu'il entroit beaucoup de faufleté dans leurs complimens, beaucoup de diflirhulation dans leurs;  DANS L'AUTRE MONDE. 21 5' foins a me perfuader que j'étois plus aimable; a quelques propos malins, a quelques plaifanteries piquantes, je reconnus diftin&ement le langage de 1 envie. Cette connoiflanre fut un nouveau, tnomphe pour moi, puifqu'elle me faifoit fentir 1 humiliation de mes rivales. Audi ne manquai-je pas den tirer vanité Ie plus fouvent qu'il me fut poffible: mon cceur féminin'jouifloir doublement, & del'envie de mes compagnes, & de Ia poffeflion d'un bien que tout le monde ambitionnoit. Je vivois dans ces heureufes circonftances, lorfque la reine fe rrouva forcée par une maladie de confomption, d'aller habiter la campagne. Ma place m'obligeoit a Ia fuivre. Mon jeune héros parvint, je ne fais par quel moven, a fe faire comprendre dans la petite fuite qui étoit du voyage. Jufques-la je n'avois eu d'entrerien avec lui qu'au milieu d'un grand cercle, & je n'avois confidéré eer adorateur que comme un inftrument fait pour datter ma vanité: ici la fcène changea bientöt. Mes rivales étoient éloignées. L'art & Ia nature s'étoient concertés, pour embellir 1'endroit que nous habitions. Les folitudes chatmantes, les bofquets délicieux qu'il renfermoit, les accens mélodieux des oifeaux, qui fans celfe chantoient leurs amours; enfin le coup-d'ceil raviffanr qu'offroit par-tout la nature „mife eu mouvement chaque Oiij  214 Voyage jour par les rayons du bienfaiteur du monde, tour cet aflemblage de beautés produifit en moi le changement le plus fubit. La vanité s'évanouit; mon ame entière fondoit de rendrelTe. Mon vainqueur avoit trop d'expérience pour ne pas s'appercevoir de ma fituation. II en témóigna tant de joie, que j'en pris occafion de me perfuader que fon cceur étoit entièrement a moi; cette affiirance répandit dans mon ame une éraotiqn délicreufe qui ne peut être fentie que par 1'amante la plus tendre & la plus fure d'être aimée. Hélas mon bonheur ne fit que paffer. Je reconnus' bientót que moh amant étoit de 1'efpèce de ceux qui ne recherchenr l'affeétion de notte fexe, que pour en faire le facrifice a leur vanité, & pour immoler leur triomphe au defir infatiable qu'ils ont de fe faire admirer. Auffi fon indifférence commenca dès 1'inftant qu'il fe fut appercu de ma défaite j cependant ma paffion n'en devint que plus forte, ainfi qu'il arrivé toujours lorfqu'elle eft contrariée. Malgré le défefpoir de me Voir trompée; malgré les foins & les réfolutions que je prenois de vaincre cetamourqui fans cefle tyrannifoit mon cceur, ma "Eerté humiliée dégénéra en une conduite extravagante, qui eft la fuite ordinaire des paffions violentes. Tantót je maudiflois mon amant 3c fa conduite.  DANS L*AUTRE MONDE. 21 J! L'inftant d'après ma tendreffe padoit en fa faveur; ede ie juftifioit pleinement, ede me blamoit mèmë de voir en lui des chofes qui n'y exiftoient pas. L'état perplexe de mon ame nechappa pas a fes regards; il s en rejoiut malignement. Mais comme le peu de témoins qu'il avoit de fa victoire ne fuffifoit pas pour procurer une jouiffance complette a fa vanité, il prétexta des affaires a Paris, & quitta notre féjour champêtre, me laiffant dans une fituation plus aifée a imaginet qu'a décrire. Mon ame reflembloit a une ville féditieufe 8c remplie de trouble, oü chaque nouvelle penfée multiplioit les embatras & augmentoit la confufion. Le fommeil me privant auffi de fes faveurs, 1'ardeur de mes inquiérudes pafTa dans mon fa)ig , & me caufa une fièvre violente qui m'auroit coüté la vie, fans la bonté de ma conftitudon, & fans les foins qu'on prit de moi. Mon coips refta tellement affoibli, que les fentimens de mon cceur en futent akérés. Je me confolois par la réflexion , que la vaine légèreté de mon amant m'avoit heureüfement garantie d'une foibleffe que lui feul auroit pn me faire craindre. Peu de rems après mon rétabliffement, nous tetournames a Paris, ou j'avoue que je defirois & redoutois a la fois de revoir la caiife de mon tourment,; Oiv  41 £ Voyage J'efpérois, a la vérité, que le dépit foutiendroit mon indifférence; & ces idéés m'occupèrent jufqu'au lendemain de notre arrivée. La cour étoit fort nombreufe, tout le monde s'empreflbit de féliciter la reine fur fa convalefcence. Mon amant parut auffi, paré comme s'il eut eu deflein de faire une nouvelle conquéte. Loin qu'd cherchat a m'éviter comme une perfonne qu'il dédaignoit, il s'approcha de moi avec cet air libre & content qui marche avec la vicloire. Je remarquai en mème-tems que toutes les femmes qui nous entouroient avec une attention maligne, ne defuoient, autre chofe pour fatisfxire leur petite vengeance, que de me voir embarraflee, & faire une figure ridicule. Toutes ces obfervations me troublèrent fi fort, que dès que mon amant m'eut parlé, je tombai évanouie dans fes bras, Quand j'aurois eu le plus vif defir de lui faire plaifir, je n'aurois pas mieux reuffi. Des eaux defenteurs m'eurentbiehtotrendu la vie. Mais j'eus a eflïiyer tous les mauvais propos j toutes les railleries que la malice peut infpirer è. 1'envie. L'une difoit, il me femble cependant que monfieur n'a rien d'aflez effroyable pour tuer une jeune demoifelle. Non, non, répondoit une autre, on en efl bien  dans l'autre monde. lï-f fur. Mais les fens de certaines femmes font quelquefois dans une telle difpofition, que les objets gracieux les irritent, & les bleflent plus que des objets défagréables. II y eut encore bien d'autres traits qui étoient plus méchans que fpirituels. Avec audi peu de force que- j'en avois, je ne pouvois fupporter tant de plaifanteties. Je m'empreflai donc de me rendre chez moi, oü d'abord le fouvenir de ce qui venoit de m'arriver m'auroit jeté dans le défefpoir, fi je n'eufle réfléchi que cet accident, au contraire, étoit le remède le plus efficace pour guérir ma paffion. Je réfolus en même tems pour me venger doublement de 1'envie de mes rivales, Sc de la cruauté de mon vainqueur, de m'appliquer arétablir ma beauté qui avoit été beaucoup altérée, & a lui donner un nouvel éclat, qui m'attkat une nouvelle foule d'adorateurs. Cette agtéable réfolution ranima mes efprits, Sc me procura cent fois plus de ttanquillité que la philofophie, avec fes meilleurs confeils, n'aurok pu m'en donner. Je donnois donc tous mes foins a ma parure, bien décidée de demeurer dans 1'indifférence, Sc de chafler toute impreffion rendre d'un feul objet, par le défir de plaire a tous. Chaque matinée je 1'employois a «onfulter mon miroir, je cherchois des mines gracieufes; j'étudiois mes geftes Sc ma  Voyage contenance. Quoiqne j'euffe a peine dix-huit ans^ j'avois eu tant d'occafions de voir des' hommes,, que 1'envie d'attirer leur attention m'infpira celle de rechercher dans leurs difcouts & dans leurs actions des régies pour me conduire avec eux d'une manière convenable a mes vues. En effet, je remarquai que les hommes aimoient a trouver dans notre fexe tout ce qui étoit le plus oppofé a leurpropre caraftère. En conféquence, je paroiffois vive & enjouée avec les hommes féneux & raifonnablesj j'affichois un cceur tendre, je me parois d'une ame délicate & fenfible aux yeux de ceux qui pétilloient de vivacité & d'enjouement : froide & rerenue poiir les gens paffionnés; je devenois folie, mes yeux étinceloient avec des adorateurs timides ou embarraffés. A 1'égard des agréables, de cette efpèce de damerers, donr, la vaniré eft 1'unique idoie, 1'expérience m'avoit appris que la meilleure facon de les traiter étoit de rire d'eux, comme on rit de jolis bouffons, & de ne leur laiffer d'aurre efpérance que celle qu'ils fondent fur leur petite préfomption. Après toute cette provifion de coquettetie, je parus dans le monde comme fi j'y fuffe enrrée pour la première fois. Ou me trouva plus belle & plus aimable que  DANS l'A U T R E MONDE. XI tj jamais par-tout oü je me montrai, & 1'étonnement fur général. Mon joli monfieur furtour porra la furprife jufquati rrouble, car il s'étoit perfuadé que je n'échapperois jamais aux chaïnes dont il m'avoit enlacé. II fe donna beaucoup de mouvemenr pour rentet de recueillir encore les fruits de fa viétoire, mais j'évirai fbigneufement de me trouver prés de lui; je refufai conftammenr de 1'entendre; chofe qui m'étoit d'autant plus facde, que j'étois fans celTe au milieu d'un cercle nombreux de courtifans. Dès cette époque, je fus pendant plus de trois ans 1'idole a laquelle toute la cour, jeunes & vieux adreffoir fes vceux. On me propofa dtfférens bons partis, mais j'efpérois toujours d'en trouver de meilleurs; & c'étoit une très-grande fatisfi&ion pour moi, que de voir de jeunes perfonnes qui avoient autant de mérite que moi, accepter les maris que je refufois. J'avois affez bien rempli mon but, cependant je n'étois pas parfdtèment heureufe:. car 1'attention que l'on donnoit aux charmes d'une autre, 1'infenfibilité d'un feul homme me caufóient plus de chagrins que je n'éprouvois de plaifirs a voir la foule de mes adorareurs. L'ambaffade de mon père a la cour de France,' ëtaiït finie, il me reconduifit en A-ngleterre avec  i2°' V O Y A e E lui, &. nous allames habiter une maifon cTffl campagne agréable, oü d'abord 1'ennui faillit a me donner des vapeurs. Mais bientót 1'agrement de lendroir ayantramenéle calme dans mon ame, je repris une nouvelle exiftence. Je m'amufai de toutes forres d'occupations champêtres , relles que delever des oifeaux, de cultiver un petit parrerre; fi je ne trouvois pas a ces amufemens, des plalfirs bien touchans; au moins je remarquois qu'ils entrerenoient ma gaieté, chofe la plus nécelfaire a Ia féliciré humaine. Je goürois les douceurs de cette vie champètre, fans craindre les orages des paffions violentes', lorfque le hafard fit que Milord Peirey, fils ainé du comre de Norrhumberland, qui s'étoit égaré a Ia chaflè, renconrrat mon père qui 1'invira a venir fe repofer au logis. II me rrouva rellement a fon gout, qu'd paifa trois jours dans notre campagne. J'avois trop d'expérience pour ne pas m'appercevoir de l'impreflion que mes artraits avoient faite. Mais j'étois alots fidégagée d'ambition, que je ne craignois rien ranr que d'abandonner la vie que je menois. L'idée même d'êrre une riche " comtefle, ne fut pas capable de m'en dégoüter. La paffion de ce jeune lord qui étoit a la fleur de fon age, devint fi forte, que la femaine fuivante il nous rendit une feconde vifite, & fe con-  kAïIS L'AUTRE MONDE.' zzt Huifir envers moi avec toute 1'eftime & Ia tendreffe qu'il crut propres d me plaite. II me déclara que quoique fa naiffance & fes biens pulfent lui faire efperer de voir des propofitions de mariage bien recues de mon père, cependant il feroit au défefpoir de devoir fa félicité a d'autres moyens qu'i' mon inclination. Une conduite auffi noble m'infpira des fentïmens qui ne tenoient rien de ma première paffion j pmfqu'ils ne me caufoient ni infomnies, ni in-' quietudes; cependant je me faifois un devoir de lui procurer toute la fatisfaction qui dépendoit de moi, fans bieder la décence. La connoiffance que mon père m'avoit donnée de fon caraétère, en me faifant le portrait de toute a nobleffe qui nous avoifinoit, m'affiiroit qu'en 1 epoufant je ferois heureufe. II étoit de bonne conduite, & généralement eftimé. II ne me refta de crainte qu'd 1'égard du facrifice que ,'allois faire de ma vie champêtre, a une vie tumultueufe. Les maniètes honnêtes, la complaifance de mon amant diffipèrent cette crainte, il fic fes propofitions a mon père, qui les accepta trésvolonriers. II n'étoit plus queftion que d'obtenir le confentement du comte de Norrhumberland. A cet effet ' comme il faüoit fe tendre d Londres, il nous pria'  f.11 V O Y A G E mon père & moi, de vouloir bien y venir aufli la femaine fuivante, & nous cédames a fa prière, malgré les rigueur s de 1'hyver qui venoit de commencer. Nous étions a peine arrivés, que milord m'apporta la nouvelle agréable que fon père confentoit a notre union, dont le terme fut fixé dans le mois de Mars. Dès-lors mon amant eut un accès libre chez mon père, ék notre commerce de tendreffe étoit auffi doux qu'innocent. Hélas! un bonheur parfait n'eft pas le parrage de 1'humanité. Notre vie délicieufe fut bientót ttoublée par une tempète d'autant plus terrible, qu'il fut impoffible de nous en garantir. Un jour que le lord revenoit de la cour ou fort père lui avoit ordonné de paroitre, je remarquai une trifteffe fi profonde fur fon vifage, un chagrin fi fombre dans route fa perfonne, que la frayeur me faifit & m'arracha des larmes. Je profitai de ce moment touchant qui donne tant d'empire a une femme, pour preffer mon amanr, de me dire le fujer de la douleur extraordinaire qu'il vouloit me cacher. J'infiftai fi forr & fi rendrement, qu'il me découvrit que le cardinal Wolfey 1'avoir fait venir chez lui, & lui avoit férieufement ordonné de ne plus penfer a moi. II lui avoit repréfenté que nos parens avoient  4>AN5 ï," AUTRE MONDE.' lij tjonnéleur confenremenca cette union, donr même h jour éroir fixé; mais ie miniftre avoit répondit d'une manière impérieufe : «n'importe, j'ai des » raifons pour empècher ce mariage donr je pré» vois des fuires rrès-ficheufes; j'en informerai » votre père, certainement il changera de réfolu=> non; le cardinal 1'avoit quitté fans attendre fa » réponfe C'étoir un myftère impénétrable pour moi que de concevoir, par quelles raifons le cardinal fe mêloit de mon mariage; mais ce fur un coup de poignard pour mon cceur que de voir que mon pere n'accuedloit plus milord Peirey, qu'avec cette froideur repouifante qu'un prince témoigne a un miniftre qu'il va difgracier. Le myftère s'éclaircit quelques jours après." Mon père me dr appeler dans fa chambre, & débura par un beau-difcours fur 1'admirable pouvoir de Ia jeunede & de la beauté; fur les avantages que 1 une & l'autre procuroieut, quand on étoit adez fenfe pout en profiter, avant que lage, le plus cruel ennemi de ces biens périfiables, en eut flétri la fi-aicheur, & avant que le tems. eut amené les regrers de n'avoir pas cueilli les fruits qu'ils appor-* toient natutellement. Ce préambule m'érourdit, &-. me caufa quelque trouble: affeyez-vous, me dit mon père qui s'ea  'Z14- Voyage appercur. J'ai des chofes de la plus grande impor-4 rance a vous communiquer, & je vous connois alfez de raifon pour efpérer que -vous voudrez bien fuivre mes confeils. Certainement vous pouvez être affurée qu'ils n'auront d'autre but que votre bonheur. Ne trottveriez-vous pas quelque fatisfaótion ï devenir reine, ajoura-r-il d'un air moins compofé; la place eft alfez belle du moins. Je répondis d'un ron férieux que j'érois fi fort dégoütée de la cour,' que je ne pourrois jamais me réfoudre a y vivre, dulfai-je devenir la plus grande reine dü monde; que d'ailleurs j'avois un amanr qui m'aimoir affez rendremenr, & qui avoit affez de fortune & d'élévation pour me donner une puiffance au gré de mes fouhairs. Certe réponfe déplut a mon père, il fe facha; m'appela extravagante, me rraira d'héroïne de roman, & finir par m'affurer que fi je votdois être docile a fes avis, je pourrois réellement devenir reine d'Angletetre. II me déclara que le cardinal Favoit inftruit que le roi m'avoit trouvée fort a fon goüt la dernière fois que j'avois paru ala cour, qu'il avoit réfolu de fe féparer de fa femme pour m'époufer, & que jufqu'a ce tems, il defiroit que je reftaffe fille d'honneur de la reine, afin qu'il continuat d'avoir le plaifir de me voir a la cour. II  DANS L'AUTRE MONDE. 225 II n'eft pas poffible de rendre Ia furprife que me caufa cette déclaration. Quoiquepeu d'inftans auparavanr j'euffe fincèrement marqué peu d'eftime pour une couronne que je voyois dans un lointain macceffible, j'avoue que fa proximité fit chanceler mon cceur; fon éclat éblouit mes yeux. D'abord mon imagination fe repréfenta toute Ia pompe & la puifiance qui accompagnent le tróne; Iesidées de grandeur & d'élévatlon me troublèrent fi fort, que je ne pus répondre. Mon père s'attachoit encore a accroïtre mon embarras, en ajoutant les couleurs les plus brillanres au tableau que me faifoit la vanité. Enfin je revins a moi comme d'un rêve. Je priai mon père, je Ie conjurai par tout ce qu'il avoit de plus cher, de ne me point forcer d'abandonner un homme dont je connoiflbis l'attachement, & qui étoit alfez opulent pour ne pas me lailfer de defirs. Toutes mes repréfentations furent fans effet. II m'ordonna de me difpofer a retourner a la cour, la femaine fuivante, pour y reprendre mes foncfions de fille d'honneur. Je vous prie auffi, dit-il encore en me quittant; de faire vos réflexions fur tout ce que je viens de vous confiet fous le fceau du fectet; prenez garde furtout de fccrifier a des fentimens roma- P  2tcT Voyage nefques, 1'honneur & la félicité de toute vorre familie. Etanr reftée feule en proie a mes rédexions, elles tombèrent fur le peu de tendreffe que mon père me témoignoit en ce moment, ou fans doute il cherchoit moins ma féliciré parriculière, qu'une échelle pour arreindre au comble de fes vues ambitieufes. Si je me rappelois encore la rendrefle qu'd avoir eue pour moi dans mon enfance & dans ma jeunefle, je n'y voyois autre chofe que 1'arrachement que l'on a pour un joujou amufanr, ou j'y decouvrois la vaniré d'un auteut qui a fait un ouvrage d'une grande beauté. Après ces reflexions qui ne m'arrêtèrenr pas longtems , mes penfées fe tournèrent fut milord Peirey qui m'aimoit, fut la couronne qui s'offroit a moi, Sc je reftois indécife dans mon choix. Quoique mon père m'eüt expreflement défendu de parler a perfonne de tout ce qui s'étoit pafle, je ne pus m'empêcher d'en faire confidence a mon amant, fans rourefois lui faire 1'aveu du goüt que j'avois d'abord fenri pour la royauté & pour tous fes brillans acceflbires. Je m'artendois a le voit dans la plus grande émotion, a le voir tout-a-fait hors de fes fens; mais point du tout, il palit feulement un peu; il me ptit la mam, me regarda d'un ceil tendre, Sc  DANS L'AUTRE MONDE. X1J hie dit avec un air naïf: fi la pourpre royale s'offre a vous & peur vous rendre heureufe, rien au monde hè me portera jamais a courrarier vos projets , ma perte für-elle cent fois plus confïdérable que celle que je fais en vous perdanr. Cette générofiré qui mériroit 1 admir'atioh, produifir en moi bien d'autres feminiens. Elle éteignit 1'amour que j'avois pour lui, paree que je me perfuadai que puifque fon attachement n'étoit ni plus folide, ni plus délicat, le mien ne devoir pas 1'être davantage. Je fuis füre que quels que foieiit les fentimens généreux qui portent un homme a fe dédfter de la polfeflion d'une amante qui s'eft déclarée en fa faveur, elle ne manquera jamais de s'offenfer de fa légèreré, fur- elle fondée fur la grandeur d'ame & fur la générofité. Je ne pus m'empêcher de marquer mon mécontentement au lord, Sc je lui déclarai franchement que j'érois charmée qu'il prir fon parti fi gaiement. II fut fi frappé de certe réplique inartendue, Sc vraimenr peu naturelle, que fans me répondre, il me fir la révérence & fe retira. II feroit impolfible de dire quel choc d'idées m'agitoit & bouleverfoit ma tête, quand je fus reftée feule. Je defirois d'être reine, & je voulois auffi ne 1'être pas, Sc rendre mon amant heureux. Ce- Pij  2i8 Voyage pendant je voyois avec chagrin que mes charmes euffent fi peu de pouvoir, que mon amant fupportoit 1'idée de me perdre fans tomber dans le défefpoir, fans mourir de douleur. Bref, le réfultat de toutes ces différentes idéés fut que je devois obéir a mon père. Peut-être ne regardera-t-on ce devoir que comme une ombre réfléchie par la vanité, & transformée en réalité par Pambition. Ce qui eft fur, c'eft que je recus mon amant très-froidement a la première vifite qu'd me fit. Etant une fois réfolue de l'abandonner, chacun de fes regards étoit un reproche de mon inconftance. Mon père me conduifit bientót a la cour, ou je n'eus pas de peine a bien jouer mon rble avec 1'expérience que j'y avois acquife dès mes premières années. Rien ne me fut plus facile que de monrrer de la rerenue envers un homme qui m'étoit nonfeulement indifférent, mais que je déteftois de tout mon cceur; & certe retenue qu'il prenoir pour de la vertu, ne fervoit qu'a. attifer le feu de fon amour. Je me contraignois pourrant quelquefois, au poinr de lui dire des chofes agréables. J'exaltois la félicité d'une femme qui pourroir voir agréer fon cceur par un prince tel que lui, fans craindre que fon amour fur regardé comme une affaire de vanité, ou attribué a des vues intéreffées.  DANS I.'AUTRE MONDE. 2 2j Le roi qni étoir amoureüx, recevoit ces pilules dorées avec empreffemenr, & pouffoit féafraire de' fon divorce avec beaucoup de vivacité, tandis que je reflois toujours derrière ie rideau, pour attendre le dénouemenr. Lorfqu'il me parloir de fes vues, je tachois de 1'en détourner par les moyens que j'eftimois intérieurement les plus propres a 1'encourager. Si vorre confcience ne vous porte pas au divorcey lui difois-je, ne vous laifïez pas conduite par 1'amour que vous avez pour moi. Je ferois défolée d'occafionner ce chagrin a la reine. C'eft affez d'honneur pour moi d'être fa fille de cour. Elle eft fi bonne J'aimerots mieux perdre pour jamais le plaifir de vous voir, que d'êrre le fujet de votre défuniön avec cette princefïe, & je facrifierois mille couronnes au plaifir de la voir heureufe. Ce difcours & plufieurs aurres dans le même gour, donnoient au roi la plus haute opinion de lanobleffe de mes fentimens, & 1'échauffoient au point, qu'il regarda comme une oeuvre méritoire de répndier fon époufe dont il n'avoit point fi bonne opinion, pour me donner fa place. Après un an de féjour a la cour, comme on commencoit a parler de 1'amour du roi, fon j'-'gea convenable de m'éloigner, pour bter tout foupcon». au parti de la reine..  Voyage Je men retournai donc vivre è la campagne avec mon père. Je n'y trouvai plus lesmêmes agrémens. J'étois fi fort agitée par la crainte de 1'inconf-. tance du roi, fi fort dévorée de la foif de 1'ambition, que mon ame abforbée par ces denxpaflions, étoit inacceifible a toute idéé étrangère. Mon royal amant me faifoit fouvent remettre* par fes favoris, des lettres auxquelles je répondois toujours d'une manière convenable au defir que j'avois d'être bientöt rappelée a la cour, La vtolence de mon ambition ne m'empêchoit pourtant pas de remarquer dans notre commerce de Iettres, beaucoup de foumilfion & de contrainte de mon coté, & de voir dufien, un roi qui ordonné, plus qU'lin amaM qiu fupplie. je p^p^ enfuite le parallèle de cet amour avec celui de milord Peirey : 1'avantage reftoit a ce dernier: mais je glidbis rapidement fur toutes ces réflexions; mes yeux étoient fixés fur la couronne: tous mes fens frémiiToient d'impatience de ne la confidérer tou-, jours que de loin. Je ménageois fi bien ma conduite avec Ie roi, je lui moutrois tant de zèle pour fa gloire , j'affeclois tant de goüt pout la retraite, dont cependant je. me plaignois comme d'une chofe contraire a ma fanté, qu'il m'envoya un ordre exprès de re venir.. Comme.je tardois a deflèin de l'^xécuter, il eik--  DANS LAUTRE MONDE. l$l gagea mon père a m'obliger a une chofe que je defirois de rout mon cceur, & a laquelle je ne réfiftois que pour exciter fon imparience royale. Pour mieux réulfir encore a déracher le roi de la reine, avec laquelle il conrinuoit toujours de vivre, j'eus foin de faire féduire la princefle Marie leur fille, qui avoir alors feize ans, & qui étoit d'un caractère vif. De jeunes perfonnes de fon age qui m'éroienr dévouées, & qui fe difoient fes amies, déclamoient fans cefte contre le peu de confcience du roi & conrre fes pro jets de divorce. Ces propos aigriffbient 1'efprir de la jeune princelTe, qui parloit de fon père dans des termes très-libres, & avec beaucoup de mépris. Tour fe redifoit au roi, qui recevoir ces rapports tels que je le defirois. II me difoir fouvenr que de pareils difcours venoienr moins de la jeune princelTe, que de fa mère, a qui elle les avoir entendu tenir. Je le confirmois dans cette opinion, mais pour marquer toujours la bonré de mon cceur,. j'ajoutois que rienjn'éroit plus naturel que le méconrenrement d'une perfonne que l'on veut dépouiller de la dignité royale a. laquelle elle eft: habituée, & qui peut fe flatter de la mériter. Tous. les propos qu'elle tient, difois-je bénignement échappent au dépit, plutót qu'ils ne font diétés par la haine..  i3i Voyage Ces artifices firent fi bien leur effet, que Ie roi, vivement piqué contre la reine, fe fépara tout-afait cTelle. Mon chemin au tróne étant donc folidement tracé, je n'avois autre chofe a faire que d'abandonner le roi a fes defirs, fure qu'ils me meneroient naturellement au but ou je tendois. Je fus faite marquife de Pembrok; mais 1'attente d'un titre plus illuftre ra'óta le fentiment de cette digmté, que je regardois comme une bagatelle, en comparaifon de celle dont j'efpérois de me voir bientót revêtue. En effet la paffion du roi devint tellement impatiente, que dès que je fus marquife, je devins fa femme en fecret. Mon ame fembloit avoir pris des affections toutes royales. Ma dignité' 1'enveloppoit entièrement. Mes yeux éblouis & rroubiés par 1'éclat du tróne, ne voyoientplus mes intimes amis, que comme des étrangers que j'avois pu rencontrer anciennement. Enfin je reffemblois 1 un homme qui, placé fur une pyramide trés-élevée, ne voit dans les créatures qui font au-deffous de lui, que des nains qui rampent fur la terre. Cet afpeft avoit tant de charmes, que je ne faifois pas attention qu'en defcendant quelques marches, qui étoient 1'ou- . vrage des hommes, je devenois femblable a ces nams qui paroiifoient fi mépiifables.  DANS L'AUTRE MONDE. 2J} Le divorce du roi fe rrouvant confommé, & ma grodelfe paroiflant, notre mariage qui avoit été jufques-ü tenu fecret, fut rendu public, & mon couronnement fe fit auffitót que je fus accouchée de la princelfe Elifabeth. Cette faftueufe cérémonie m'afiuroit une place après laquelle mon ambition foupitoit depuis longtems 5 'mais elle n'y fixoit pas le bonheur. Depuis que j'étois reine, je ne pouvois plus cacher mon peu d'inclination pour le roi, & même mon indifférence fe changea en un dégout décidé pour fa perfonne. Mon imagination échauffée ci-devant par 1'efpérance, & a préfent réfroiclie par la pofleffion, voyoit les objets tranquillement, & les réduifoit a leur jufte valeur. Plus je réfléchifiois, plus je me difois a moi-même; « quelles grandes » chofes ai - je donc acquifes avec les grandes » peines que je me fuis données »? Je me comparois fréquemment a un chaflèurde renard, lequel, après s'être épuifé de fueur & de fatigues toute une journée, atttape enfin 1'objet de fes peines, & n'y trouve qu'un animal infect & dégoutant, qui n'a rien de bon que 1'extérieur. Mon état roe fembloit pire encore, car le chaffeur abandonne fa proie a fes chiens, moi j'étois obligée de flatter la mienne, & de lui témoigner qu'il étoit 1'unique objet de mon amour. .  2-J4 Voyage Tout le tems que j'ai pafle dans cet état élevé 3 fi expofé a 1'envie, mes jours n'ont été qu'un tidit d'hypocrifie Sc de fauffetés. Suivant ce que je reconnois a préfenr, c'eft la condition la plus miférable dans laquelle puüfë tomber une créarure raifonnable. Un mari que je haïdois faifoit toute ma fociété; je n'ofois découvrir ma fae,on de penfer a perfonne, Sc perfonne n'ofoit avoit de la familiarité a mon égard. Tous ceux qui me parloienr, s'adredoient a la reine, & non a moi; car ils auroient dit la même chofe a une poupée, fi le roi avoit eu la fantaifie d'en prendre une pour fa femme. II n'y avoit aucune perfonne de mon fexe qui ne me déteftat cordialement, paree que chacune fe croyoit plus digne que moi, du rang que j'occupois. Je me figurois être au milieu d'une forêt déferte, éloignée de tout commetce humain, dans laquelle j'avois conrinuellement a prendre garde de ne laiffer aucune tracé de mes pas, crainte d'être pourfuivie par les bètes féroces, ou déchirée par les ferpens Sc les vipères. Dans certe douloureufe firuation j'étois encore obligée de jerer fur la rriftefle profonde qui me rongeoit, le voile d'une gaieté qui étoit bien loin de moi. Audi, pour me diftraire un peu de 1'huHieur fombre qui me fuivoit par-tout, je donnois,  DANS L'AUTRE MONDE. quelquefois danslafrivolitélaplus francoife, c'étoit préparer un canevas a 1'envie; elle traita dégout criminel, un goüt qui n'étoit que futile. II arriva, je ne fais par quel accident, que j'ac-i couchai d'un garcon mort; je m'appercus que cet événement réfroidit beaucoup 1'amour du roi, dont le caraótère ne pouvoit abfolument rien fupporter de contraire a fes vues. Loin de me chagriner de ce changement, j'en fus d'aurant plus contente, que je n'étois plus furchargée de fon ennuyeufe compagnie. Je découvris bientót qu'il étoit amoureux d'une femme de ma cour. Soit effet de fon amour violent, foit effet des rufes de ma rivale, je fur ttaitée comme j'avois traité la reine répudiée. Les courtifans qui font des automates, que leur maitre meur a fon gré, ne furent pas plutot inftt uits de fon réfroidiflement pour moi, que chacun d'eux fe fit un merite de dénoncer mes acfions les plus innocentes, mes paroles, mes regards les plus indifférens comme autant de preuves de mes crimes. Le roi qui brüloit d'impatience de fatisfaire fes nouveaux defirs, & qui étoit bien-aife d'avoir des raifons de faire, ce qu'il avoit déja réfolud'exécuter fans raifons, écouta favorablemenr la calomnie, qui. m'accufoir d'avoir violé la foi conjugale, je fus mife a la tour. Poiir me fervir de garde & de compagnie perpé-.  Voyage tuelle, on me donna ma plus cruelle ennemie, qui prit fi b ïen a tache de me défoler par fes railleries de me tourmenter par des reproches, que la mort m'eür été mille fois plus agréable qu'une pareille punition. Cependant on inftruifit méthodiquement mon procés. Pour me rendre plus criminelle, on m'accufa d'avoir eu des liaifons avec mon propre frère. II eft vrai que je 1'aimois rendremenr, mais je ne l'avois jamais regardé que comme mon frère & mon ami. Bien que tous les crimes que l'on m'impuroit ftiffent dénués de preuves, mes j uges & le cceur me palpitoit , comme fi j'eulfe été fur le point d'être précipitéj' tantót l'on me voyoit palir, & incontinent après rougir. Ce qui m'étoit le plus facheux dans cette fuite d'accidens, c'eft que tout le monde croyoit qu'ils n'étoient caufés que par la crainte que j'avois de paroitre en public. Je ne dis rien des fonges, des fpeótres & de mille chofes femblables qui me menacoient fans celfe d'une extréme défolation. Si-tót que j'eus appris que le comte étoie réfolu d'aller fur mét, tout ce qu'on m'avoit dit des malheurs qui m'étoient arrivés fur 1'eau, me frappa d'une manière fi vive, que je croyois qu'iï n'y avoit aucun milieu entte m'embarquer 8c périr. Je fis donc en forte qu'on m'accordar que je ferois le voyage par rerre avec une parrie de fon rrain'; mais que les précautions fervent de péii pour combattre norre deftinée ! Ce que je cherchois avec plus d'empreffemenr pour évirer le mal dont j'étois menacé, fut juftement ce qui me le 1 E  2.5 8 Voyage rendit inévitable. Je faifois tant d'adieux quelqnes jours avant mon départ, qu'on m'eftimoit ridicule: & la comtefle me voyant pleurer a fes pieds , me traita de foible & d'efféminé. Le comre, avec qui j'érois familier comme avec un frère, me dit un jour : Sadeur, nous voulez-vous quitter? vous n'ètes plus le même; 'qu'eft-ce qui vous tourmente? je crois que vous roulez quelque deflein particulier dans votre efprit; la crainte de paroitre en public n'eft pas capable de vous agiter d'une telle force que vous en perdiez le fens. Monfieur * lui dis-je , fi Dieu me fait la grace de ïetourner , j'aurai fujet d'avouer la foiblefle de mon efprit; mais accordez-moi la faveur de fufpendre vorre jugement jufqu'au retour» Cetre réponfe donna tant de furprife au jeune feigneur, qu'il protefta, ou qu'il ne me quirteroit point, ou que je ne ferois pas le voyage. Pour le voyage, répondis-je, comme il s'agit de votre honneur, je le ferai ou je mourrai en chemin : pour vous accompagner fur 1'eau, s'il n'étoit queftion que de ma vie, je 1'abandonnerois avec plaifir, mais de fouffrir que la yótre foit expofée, je ferois homme a me porter a quelque extrémité, plutót que de vous obéir. Ce difcours, joint a 1'affeótion qu'il avoit pour moi, fit qu'il ne dit plus rien, & nous parames le jour fuivant. ïl faut fe fouvenir que Philippes II, roi de Caftille, ayant pris poflelfion  de Jacques Sadeur. i5j)du royaume de Portugal 1'an mil cinq cent quatrevingt-un, éleva plufieurs families pour foutemr cette illuftre conquête avec plus de facilité ; 1'une de celles qu'd rendit plus puifTantes, fut la maifon de Villa-Franca, non fans exciter la jaloufie de plufieurs qui s'eftimoient autant & plus qu'elle. Comme il eft plus facile de conquérir des terres' que des cceurs, plufieurs Portugais demeurèrenc li attachés a la familie de Bragance, qU'fis ne che^ choient que le moyen de fecouer le joug des Caftdlans, & de couronner le duc de cétte maifon. Bien que le pays fut entièrement foumis è. I'óbéiffance des rois d'Efpagne , les revoltes fecrètes des particuliers éroienr fort fréquentes, & la met n'éroit pas fans écumeurs qui faifoient voir en toures les rencontres, qu'ils avoient del'averfion pour la domination efpagnole, & qu'ils neopuvoientfupporterles créaturesdu roi d'Efpagne. On fut 1'embarquement du comte qui fut leÖqLUnze Max de 1'année mil fix cent vingt-trois, & deux vaiffeaux, partifans de Bragance, fe réfolutent de 1'enlever : ds attaquèrent a cet effet deux voiles qui 1'efcortoient vers les cötes de Ternais, mais elles fourmrent leur choc avec tant de vigueur, que 1'attaque ne fut qu'a leur confufion «Sc d k gloire du comte. Je fuivois de loin avec le train qui alloit par rerre, & je n'appercus rien de ce qui s'étoit paffé jufqu'a ce que les ennemis nous Rij  %Co Voyage appercevant & reconnoiffant les couleurs du comte, mirent a. terre une trentaine de moufquetaires qui firent une décharge & tuèrent un page , deux valets & le cheval fur lequel j'étois monté. Le refte, étant incapable de fe défendre, prit la fuite au grand galop , & je me trouvai feul abandonné a la difcrétion de ces pirates, qui m'ayant emmené dans leurs vaiffeaux, gagnèrent la pleine mer. r"~^m7~*~TrTy°~*,**r*^ CHAPITRE II. Voyage de Sadeur au royaume de Congo. Xe croyois, en allant par rerre, que j'éviterois les dangers de la mer , mais fi l'on peut parler ainfi, la mermevint trouver fur la rerre &meréduifita tous les malheurs que je m'efforcois de fuir. Les pirates ne furent pas long-tems en pleine mer qu'elle s'enfia terriblement, 5^ devint fi orageufe que les maitres pilotes défefperèrent de pouvoir échapper; le mar de notre vaifleau fe brifa, le gouvernail fe fendir, & le navire faifoir eau de routes parrs; nous demeurames vmgr-quarre heures a la merci des vagues, tiranr jour & nuir a grandes pompes, jufqu'a ce qu'étant accablés du travail, 1'eau gagna enfin le deffus, & Ie navire coula a fond,  de Jacques Sadeur. 161 Je me troüvai par hafard tout contre la porte de la charnbre du capitaine cpi fe fouleya , & commenca a dotter. Comme je périflois je m'y attachai plutót par inftinót naturel que par aucua effet du raifonnement: je ne puis dire le tems que je reftai de la forte, paree que j'étois troubié& fans aucuh fentimént-, je dirai feulement que je fus appercu, a la faveur de la lune, d'un vaifleau qui voguoit vers le fud , & qui détacha une chaloupe pour reconnoïtte ce que je pouvois être. Quand on eut vu que j'étois un homme qui périffoit, on me tira & on me porta fur le vaifleau. Apeine fus-je revenu a moi-même, qu'on me prit pour un Portugais , & on ne tarda pas a connoitre qu'on m'avoit vu a Lisbonne, & que j'étois au fervice de la maifon de Vüla-Franca. Le capitaine du vaifleau ordonna qu'on eut un foin patticulier de ma perfonne , paree qu'il avoir beaucoup d'obligarions i cette illuftre maifon. Je ne fus pas long-tems fans recouvrer une pleine fanté , & auffitot je conjurai la compagnie de fe débarrafler de moi a quelque prix que ce fur. Je fis le récit de toutes les difgraces qui m'étoient arrivées fur les eaux, & je n'omis rien de ce qui pouvoit faire comprendre que cet élément m'étoit extrémement fatal; mais plus je trouvois de raifons pour les y obliger, plus je me rendois ridicule auprès deux. Je crus donc que je ne devois pas infifter davantage, & qu'il ; Riij  lC,z Voyage vaicit rfiieux que je m'abandonnafle au cours de ma deftinée. Le capitaine me dit que Ie refpect & Ia reconnoiffance qu'il avoit pour la maifon oü d mavoit toujours vu, fobligeoient d me gatder jufqu'd ce qu'il püt me rendre d la corntelfe, ajoutant qu'il eftimoit cette rencontre 1'une des plus heureufes fortunes de fon voyage. J'aporis en même tems que les^aiffeaux fur _ lefquels neus étions, appartenoient d des marchands Portugais qui alloieut aux Indes orientales. M arrivaquepeu de tems après, le premier fecrétaire du vailfeau tomba fort malade, c'eft pourquoi on me pria d'exercer fa charge. Le vent nous fut fi favorable, que chacun difoit hautement que c'étoit moi qui portoit bonheur au vaifleau. Nouspafsames heureufement laligne le quinzième jour de Juillet, 8c Ie premier Septembre nous arnvdmes au royaume de Congo, ou nous mouillames 1'ancre le fix dManingua. Nous n'avions aucun autre malade que notre fecrétaire, dont I'indifpofition s'augmentant de jour en jour, le médecin jugea qu'il falloit lui donner quelque re?os fur terre. Tous les capitaines & les pilotes jugèrent en mème-tems qu'il ne falloit pas s'expofer d doublet le Cap de Bonne-Efpérance pendant les approches de 1'équinoxe, ce qui fit qu'on réfolut de demeurer en ce port jufqu'au mois de Décembre , tant pour rétablir notre malade , que  de Jacques Sadeur." i6$pour éviter le clanger. Nous rencontrames trois Porrugais a Maningua qui entendoienr la langue du pays, & qui noas raconrèrenr tant de rarerés de ce royaume, que nous ne pouvions affez les admirer. C'éroir, a les enrendre, un vrai paradis terreftre, rempli de rour ce que 1'homrae pouvoit defirer, foit pour la fanté, foit pour les commodités & les plaifirs de la vie, fans aucune néceffité de cultiver la rerre; en quoi elle eft bien différente de la notre qui eft fouvent ingrate après mille ttavaux, & toujours expofée aux rigueurs des mauvaifes faifons. L'inclinatron narurelle que j'ai roujours eue de connoirre les merveilles de la narure , faifoit que je. recevois un plaifir très-fenfible a les écouter, & que je m'écartois quelquefois de nos marchands pour aller reconnoitre daais le pays la vériré des chofes qu'on nous en conroir. Voici un abrégé de ce que j'y remarquai. Ce pays n'eft pas peuple, a moitié prés, comme le Porrugal, & je ne fai fi cela ne vient point du peu d'inclination & de la difficulté qu'on y a d'engendrer. Les hommes y font entièrement nus, fi ce n'eft depuis quelques années qu'il s'en trouve quelques-uns qui commencent, a 1'imitation des Européens , a couvrir ce qu'on appelle honteux. II eft conftant que la fertilité natureUe de leur fol les rend négligens , pa ref- Riv  fcmjU„1p!eS&ftupides. Après les avoir queW tems coufiderés, je fus forcé de re-con^fre * 1 homme devenoit parefieux quand d ne manquoit de rien: que Poifiveté le rendoit femblable m* betes, qu'd £dloit néeefTairement qu'il fut exate, qu'd prérendit & qu'il afpirat a quelque chole & qnaulfitót qu^{ ne demaadok , .s rien, d devenoit comme infenfible & fans aclion La terre de ces quartiers , futtout entte les rivières f de Cariza> P™duit des fruits en abon¬ dance, fans qu'on fe mette en peine de la labour rer & ces fruits font fi délicats & fi nourtifians, quds raffafient pleinement ceux qui en maneent -Leau même de certaines fontaines a je ne fai quoj de déhcieux qui la rend égale aux rneüleurs vms; nous y fïmes.un féjour alfez lo„g, mais lans fane aucune dépenfe, tant paree que le peuple mepnfe le gajn, que paree que Ia camo^e nous fourmffoit en abondance tout ce que Zm fouhait.ons; les maifons font fi peu néceifiures en ce pays, qu'on n'y entte prefque point; & comme Jes nmts ont toute la douceur q„ on peut defirer, on fe porte mieux de coucher dehors , que d'être rente ; on ne fait pas même fe fervir de lit & a la réferve de quelques matelats pour les moms robufcs, il n'eft perfünne qm m ^ fur la plate terre. Toutes ces confidérations me taioient fentir qu'un peuple qui n'eft point obü-  de Jacques oadeur. 2.6 $ detKaVjaiil.ee, vit daas une oiiiveté qui le rend pefant, négligent, endormi, dédaigneux , fans exercice & fans aéfion. Notre capitaine m'accorda, & a trois de notre compagnie, la perndffion de monrer par le Zaïr, au lac du même nom : nous eumes roure la fatiffaclion poflible dans ce voyage. Voici les remarques les plus confidérables que je fis alors, aurant que ma mémoire peur me les fournir. Nous arrivames en vingt-quatre jours a 1'embouchure du lac, nous le parcourumes en dix, Sc nous nous rendimes a la flotte eu vingt. Le fleuve Zaïr n'eft pas rapide, Sc. comme nous avions quarre bons rameurs, nous pouvions faire fans peine quinze & dix-huir lieties par jour. II eft cqnftant cependant que nous n'en fïmes jamais plus de huit en allant, d'ou il eft aifé de voir combien fe trompenr les géographes qui placent le lac Zaïr a trois cent lieues de la mer. Ce qui nous obligeoit a faire de fi perites journées, étoit la quantité des curiofités qui fe préfentoient fans cefie a nos yeux, en fruits , fleurs: poiflons Sc animaux privés ; nous ne pouvions prefque remarquer un endroit dans de vaftes prairies de foixante Sc de quatre - vingt lieues de longueur, qai ne fut enrichi d'une tapifterie merveiileufe de fleurs qui pafferoient pour rares dans les plus beaux parterres de 1'Europe. Je ne pouvois voir fouler aux pieds  V O Y A G Jf tant de miracles de ia nature fans indignation; mais k grande quantité étoit caufe qu'on n'en faifoit pas plus d'eftime que de nos marguerires champêrres. A peine y a-r-il un arbre qui ne porte quelques fruits prëéïeux & incomparablement meilleurs que tous ceux que nous connoidbns J & la nature les a tellement accommodés I la portée des habitans, qu'on les peut cueillir fans incommodité & fans danger; nous ne vivions d'aucune autre nourrirure, & nous ne defirions rien davantage. Notre maitre piiore Sebaftiano Delès, homme d'une grande éxpérience, voyant que nous nous étonrtions de ce qu'on alloit jufqu'aux Indes pour y chercher des produétions qui n'approchoient pas' de celles que nous rrouvions en ce pays, nous dit qu'il en étoit de ces fruits comme des viandes bien cuites & bien aflaifonnées, qui ne peuvent fe conferver quatre jours avec leur goür ordinaire. J'en fis 1'expérience, 8c je vis qu'en effer on ne les pouvoit garder longtems fans corruption. II eft vrai qu'en les mangeant, on connoït qu'ils font parfairement cuits, noutriffans 8c falutaires a 1'eftomac ; bien éloignés en cela des nórres qui nuiferït toujours plus qu'ils ne profitent, & qui caufent au moins autant d'amertume au cceur, que de douceur d la bouche. C'eft ce qui fait qu'ils peuvent fe conferver 1  de Jacques Sadeur. i6j caufe de leur crudité qui combat la chaleur naturelle , au lieu que ceux de Manicongo étant parfaitement cuits fe corrompent en peu de tems; auffi la nature y a-t-elle pourvu de telle forte qu'il en mürit tous les jours fuffifamment, & les arbres y font toujours chargés de fleuts, de boutons & de fruits , dont les uns font verts, les autres font münlTans, & les autres propres a manger. Entre la grande quantité de poilfons que j'ai remarqués dans le Zaïr, j'en vis de deux fortes qui me furprireut, je pourrois nommer les uns amphibies, puifqu'ils approchenr en quelque chofe de nos gros chiens barbets, & que fortant affez facilement de 1'eau , ils fautent prefque comme des renards ; avec cette différence que leurs patres font larges comme les pieds de nos canards, & celles dedevanr font deux ou trois fois plus courtes que celles de derrière : ils ont tant d'inclination pour 1'homme qu'ils le cherchenr, & s'offreut a lui comme aurant de viétimes , il atrive même quelquefois, qu'ils fautent dans les bateaux , & qu'ils viennent aux pieds des matelots pour les careffer a Ia facon des chiens ; c'eft ce que je vis un jour : & je voulus mal a un rameur qui en alfomma un a mes pieds, les narurels du pays les appellenr cadzeich, & leur chair redemble a nos lourres d'Efpagne. Les autres poidbns que j'admirai font volans,  Voyage &nous pourrions les appeler des paons rnarins.; mais beaucoup plus beaux , & d'une couleur plus eclatante que les terreftres • on les voit prefque toujours a deur d'eau, leur plumes relfemblent aux écadles des poidbns , mais avec une diverfiré de vert, de bleu, de jaune & de rouge tacheté , qui ravit les yeux de ceux qui les confidèrent; ceux que je vis hors de 1'eau me paroiffoient comme de grands aigles & avoient deux alles, chacune de cmq ou fix pieds} on auroit cru qu'ils affectoient • de fe faire voir & admirer , tantót ils caracoloient a j enrour du bateau, tantót ils fe repofoienr visa-vis de ceux qui les regardoient, fe tourhant & rctournant de toutes les facons , en écarrant leurs queues qui éblouiflbienr nos yeux. Les rivaaes étoient pjeins de plufieurs fortes d'animaux , mais les plus communs & les plus charmans reiTembloient a nos moutons de Leiria, excepté que nous en voyions prefque de toutes les couleurs je veux dire d'un rouge, d'un vert, d'un jaune \ & d un bleu fi éclatant que notre pourpre & notre ioie lamieuxpréparéen'en approchent pas; je m'inrormai pourquoi on ne faifoit aucune emplette de tant de fi bnllantes rarerés, & on me dit que ces couleurs naturelles fe diffipoient avec la vie de ces ammaux. ^ Etant arrivés au lac nous employames dix jours a le parcounr, & connümes que fa longueur étoit  »e Jacques Sadeur. %èf environ de foixanre lieues , & fa largeur de quarante: nous vïmes la fortie du Niger qui eft belle, affez fpacieufe , & alfez profonde pour porter un vaifleau; mais elle fe perd bientöt dans les montagnes de Benin; nous nous arrêtames fur le Nil, qui ne céde rien au Niger en fon commencemenr; & s'il continue avec la graviré dont il forr, 8c avance environ rrois lieues, il n'y a aucune difficulré a defcendre dans la mer Médirerranée, 8c ainfi la communicarion des deux mers eft txèscommode par eer endroir. Je m'informai avec beaucoup de foin oü éroient les crocodiles que les hiftoriens mettent en grande quanriré en ces quarriers ; mais on ne put pas même deviner ce que je voulois dire, ce qui me fit croire que ce ne font que des contes faits & plaifir : s'il èft vrai de dire qu'il eft permis a ceux qui onr fait de longs voyages, d'en faire accroire aux aurres qui ne connoiflenr que le lieu de leur naiffance; il eft encore plus vrai d'alfurer qu'ils fe -prévalent rant de cette licence qu'ils n'affecbent prefque que des fidions. La raifon eft qu'il arrivé fouvenr qu'on fait de très-longues roures fans voir autte chofe que quelques porrs , ou on ne repofe qu'un moment, & ou les facheufes incommodirés qu'on y fouffre donnenr rant d'ennuis 8c de laffitude, qu'on ne penfe qu'a prendre quelque repos; cependant comme on eft perfuadé qu'il faut dire  i?o Voyage quelque nouveauté quand on vient de loin; plus les efprits font fubrilsj plus ils en inventent, & comme il n'eft perfonne qui puiffe les contre- dire, on recoir avec plaifir , & on débite avec empreflement leurs inventions , comme des vérités. Nous pafsames enfuite dans une petite ïle qui eft au milieudu lac, qui apparrienr au roi de Jaffaller, qui fe dit aufÏÏ roi du Lac : les naturels du pays , lanomment Zafla, &le roiyrienr une forterefle qu'on eftime beaucoup en ce pays , bien qua la vérité ce foit très-peu de chofe en comparaifon de nos forts de i'Europe. Nous fumes enchanrés dès que nous eümes mis pied a terre dans la plaine , & on n'y fauroit rien defirer pour le plaifir général de tous les fens , fi ce n'eft que 1'odeur des herbes aromatiques y fut un peu moins forte ; les fruits y font fi beaux , fi délicats , & en fi grande quantité , que la beauté jointe a 1'abondance nous cauioit de 1'ennui: mais ce qui nous furpritplus que tout le refte, & donr je n'avois pas oui parler, fut une fource que nous trouvames plus douce que notre hypocras, & qui réjouit & fortifie plus que notre vin d'Efpagne; nous raifonnames affez long-tems fur les caufes d'ou pouvoit provenir une fi agréable liqueur, & nous conclumes que comme tout étoit embaumé deflus cette campagne , le dedans de la terre le devoir être auffi,  de Jacques Sadeur. 271' Sc que fi l'on trouvoit des fources de très-mauvais gour, c'étoit une fuite néceffaire qu'on en pouvoit trouver de très-douces & très-agréables : nous en buvions avec un plaifir que je ne puis expliquer , Sc un chacun fouhairoir de pouvoir érablir fa demeure en ce lieu , lors qu'un naturel du pays vint avec empreflement nous averrir que cette boiffon caufoit la morr a ceux qui en buvoienr avec excès : nous ne fumes pas long-tems a éprouver la vériré de ce qu'il nous difoic \ car nous rombames dans un fi grand afloupilfement, qu'il fallur que nous nous couchaifions fur la place , oü nous demeurames endormis plus de quinze heures : ce fommeil cependant n'eut aucune mauvaife fuite , & nous nous levames auffi gais , & auffi fains que nous érions auparavanr ; les uns artribuoient ce long fommeil a la ttop grande quantité des odeurs qui nous avoienr appefanti la tête ; & les autres croyoienr que cette délicieufe boiffon que nous avions prife en avoir été la caufe. De cette ile nous voulumes aller voir la fource de la rivière de Cuama, que nous trouvames étroire, & incapable de porter bateau ; peu de tems après nous découvrïmes les fources du lac , & nous comprimés plus de deux eens ruifleauxqui tomboientdes montagnes qui font vis-a-vis le midi, & que les Efpagnols ont appelées montagnes de lalune, paree que Yafco de Gama, qui doubla le premier le cap  de Bonne-Efpérance 1'an 145,7, pour découvrir les ïles orientales, voyant que la lune qui éroit ducöté de ces montagnes, paroidbir comme li elle en eüc touché les poinres, leur donna ce nom : les narurels du pays les nommenr monragnes d'Ors , c'eft-a-dire d'eau, & caufe de 1'abondance des eaux qui en découlent continuellement. Ceux qui confondent le lac Zembre avec le Zaïr, parlenr fur desrapporrs forr défeétueux ; on nous alfura qu'il étoit de l'autre coré de ces monragnes, éloigné de plus de cinquanre lieues du Zaïr. Lapluparr des hiftoriens placenr quantité de monftres en ces quartiers; mais c'eft fans aurre fondemenr que le récir de ceux qui les ont inventés, toutes nos recherches ne fervirenr qua rrouver 1-origine d'une narion voifine , que les Européens appellont Caffres, & les naturels du paysïördy; nous apprimes donc qu'un jeune homme du pays ayant élevé une petite rigreffe, devint fi familier avec cette béte qu'il 1'aima charneilement, & commit ün crime infame avec elle, dont il yint un animal demi-homme & demi-béte, monftre qui a donné 1'origine a ces fauvages qu'on ne peur humanifer. Une preuve rrès-vraifemblable de certe hiftoire , ceftque leur rêre & leurs pieds ont de grands rapports avec ceux des tigres , & leurs corps même fonr en quelques endroits marquetés de taches pareilles a celles de ces animaux. Nous  de Jacc3ües Sadeur. Nous retournirn.es par la rivière de Cariza, &c iious demeurames vingt jours fur la route avec €es mêmes diverriffiemens que nous avions recus fur le fieuve Zaïr, excepté que tout ce que nous voyions en revenant , nous étant devenu cOrtimun, excitoit moins notre admiration qu'au tommencement. CHAPITRE I I L , Des accidens qui conduifirent Sadeur en la Tene* Aufirale. A.ussiTOt que nous fumes de retour ön fit Voile avec un vent auffi favorable que nous le pouvions fouhaiter, nous arrivames feu huit jours au cap de Bortne-Efpérance , oü nous ne voulümes pas fejourner, de peur de perdre 1 'oceanen du bon tems, qui eft fort rare en cet endroit, nous étions parvenus a la vue du port Dananbolo de 1'ile de Madagafcar, lorfqu'une boiiace nous arrêta plus de quaranre-fix heitres en la même place * après cetre bonace un vent d'eft agita fi fort la mer, & nous pouffa avec tant d'impétuofité qu'il rompit nos cordages , & nous jera plus dé mille lieues du coré de 1'oueft , plufieurs virent" quelques iles a la droite, vers le nord, & les prir;  274 Voyage rent pour celles qu'on nomme de la Trinité; cc fut-la qu'un rocher a deur d'eau fendit notre vaiffeau en deux parries, & que nous nous trouvames tous expofés a Ia merci du plus impitoyable de tous les élémens : je n'ai jamais pu favoir ce que devinrent les autres navires , ni quelle fut la fortune de mes compagnons de naufrage, paree que nous étions dans une nuit fort obfeure, & que je ne penfai qu'aux moyensde me fauver. Mon aurre naufrage m'avoir donné de la confiance y j'avois cherché une planche legére , & je l'avois préparée durant les dangers de la tempête., je dirai a ma confufion , qu'étant éloigné des approches de la morr, j'ai toujours fair paroitre beaucoup d'indifférence pour la vie; mais dans les dangers évidens je n'ai jamais été capable d'aucune autre penfée que de celle de conferver ma vie: je florraï durant plufieurs heures a. la faveur de mon appui avec une agitation & un bouleverfement auquel je ne faurois penfer fans frémir. Tanrör 1'impétuofité des ondes m'enfoncoit, tantót la pefanteur des Hors me renverfoit; je réfiftai néanmoins alfez long-tems a ces violentes agitations, jufqu'a ce qu'ayant enfin perdu & la connoiflance & le fentiment, je ne fai bonnement ni ce que je devins, ni par quel moyen je fus préfervé de la morr: il me fouvienr feulement que revenant a moi, j'ouvris les yeux , & trouvai la mer calmée; j'ap-  DE JACQÜIS S A D Ë U R. 17 5: pareus une ïïe fort proche, & je fentis mesmains fi collées a mon ais qua peine je les .pus détachef & les doigts m'en font reftés courbés, fans que j'aie pu jamais les redreffer par aucun moyen ; la vue de cette ile m'encouragea beaucoup , & enfin étant venu a bord , je me traïnai fous un arbre fans penfera aucune autre chofe, finöii qu'il me reftoit peu de tems a vivre. Je trouvai fous eer arbre deux fruits de la groiTeur , & prefque de la couleur de nos grenades , avec cerre difterence que le gout m'en parut plus délicat, plus fubftantiel, & plus nóurriflant: ayant mangé le premier, mon cceur fe forrifia & fe réjouit, & ayant encore mangé le fecond, je me trouvai pleinement raf» fafié ; mais comme j'étois tellement brifé que j'avois une peine extréme a me fourenir, je me coucnai, & je m'endormis d'unfi profond fommeil que je fus au moins vingt-quatre heures fans me réveiller: après ce fommeil je me trouvai routa. fait délaffé , je vis que mes habits étoient fecs, & le foleil qui luifoit m'anima d'un certain courage qui me remplilfoit d'efpérance. Je rencontrai deux autres fruits que je mangeai , & m'étant appliqué a chercher 1'élévarion du foleil, je jugeai que je pouvois êrre au trenre-troifième degré de latitude auftrale; mais je ne pus rien connoirre de la longitude. Ayant encore pris quelque repos je me réfolus d'avancer dans cem Sij  V O y A G s ile pour découvrir s'il n'y avoit point d'habitans: j'y vis efte&ivement quelqu'apparence de chefn ms ; mais i!s conduilbient dans des broulTailles fort épaiffes, &on n'y pouvoit pafler fans fe baiffer, ce qui me donnoit d'étranges penfées: ayant rencontré un arbre plus haut que les autres , je crus qu'en y montant je pourrois appercevoir quelque chofe : mais comme je montois , j'entendis un grand bruit , & je vis en même tems deux bêtes volantes d'une grofleur prodigieufe, qui vintent fur, cet arbre, 8c qui m'obligèrent de defcendre beaucoup plus vite que je n'étois monté. Qu'on ne setonne point du nom de béte que je donne ici a ces oifeaux; leur gtoffeur étoit fi deimefurée, que j'en fus effrayé , & je parle comme je penfois alors : je me jetai donc a terre avec une exrrême vireffe, & je n'y fus pas longtems fans entendre des cris fi effroyables, que je penfois a rous momens que j'allois êrre dévoré. Enfin je rentrai en moi-même, & faifanr réflexion a la misère oü je me voyois réduit, je conclus qu'd valoit mieux périr bientót que de chercher a knguir davantage : après tout difois-je, c'eft une nécefiïté que je périffè d'urte facon ou d'une autre, & je ne puis évirer un danger que pour reromber dans un plus grand. Je me levai donc, enrièremenr réfolu ala mort,' & me refiouvenant que mon père 8c ma mère  de Jacques Sadeur. 277 avoient expiré fur le borddela mer, je rn'avancai vers le rivage , oii j'avois laiffé ma planche. A peine eus-je quitté ma place, que je fus fuivi d'un fi grand nombre d'animaux qu'il me fut hnpofïïble de les diftinguer ; j'avois cependant le jugement auffi entier qu'on peut 1'avoir .en partdie occafion : il me femble que je vis certaines efpèces de chevaux ; mais avec des rêres pointües, & des pattes qui finidbient en griffes; je ne puis dire fi c'étoit ces bêtes qui étoient venues fondre fur 1'arbre oii j'étois, je crois cependant qu'elles avoient des plumes & des ailes, je vis certaines efpèces de gros chiens , & plufieurs autres fortes d'animaux qui n'ont rien de femblable a ceux que nous voyons en Europe ; ils firent de grands cris fi-tót qu'ils m'appercurent, ils s'avancèrent vers moi en redoublant leurs cris \ je me réfolus donc a défendre ma vie. Je pris ma planche, avec laquelle je me mis a faire en quelque facon 1'sxercice , la tournanr & rerournant, ce qui les rendoit fort attentifs , jufqu'a ce que deux des plus grofles. bêtes s'étant approchées pour me joindre , j'en atteignis une , & la frappai fi rudement qu'elle retoutna vers les auttes animaux: a fon approche ce. ne furent qir*nurlemens; je fus faifi d'une extréme crainte par le redoublement des cris effroyables. que j'entendois, je pris au plutöt trois fruits de. 1'arbre dont j'ai parlé s & me jerai dans 1'eaji avec Snj  x7% Voyage ma planche: après avoir nagé une difhnce affez raifonnable pour me croire hors de danger, je tournai les yeux du cóté de 1'ile , & je vis fur le nvage ce grand nombre d'animaux que je fuyois • une parrie fe mir promptement d la nage , & ne pourfuivir avec rant de vigueur & tant de légere té qu'ils ne furent pas long-tems a m'approcher; comme je vis que je ne pouvois leur échapper, je me tournai contr'eux , & leur préfentai le bout de ma planche, avec un fuccès alfez heureux • car d mefure qu'ils s'éforcoient den prendre & den mordrele bout, ils la poulfoient, & me faifoient avancer autant qu'eux : ce manége continua jufqu a-ce que i'arrivai fur une efpèce d'ile a deur d'eau qui fe trouva dotante, & qui m'èmpórta avec adez de vitefle pour óter d mes ennemis les moyens de me joindre j ils me fuivoient cependant avec un courage , ou plutót avec une rage, qui s'augmentoir d'aurant plus qu'ils defefpéroient davantage de me pouvoir atteindre ; enfin, #«Vu uc cum venue a s arrerer tout d un coup, ils eurent encore le tems de m'approcher: ,je ne favois plus oü j'en étois, & je faifois d'inutiles réflexions pour deviner la caufe de 1'immobilité de 1'ile , donr le mouvement m'avoiteté fi favorable, lorfque je vis quatre de ces gros animaux volans donr j'ai parlé , qui venoient au fecours des autres. Quand je les vis prêts i fondre fur  de Jacques Sadeur. 179 moi, je me couvris de ma planche pour éviter leurs premières attaques, qui furent fi rudes, que dun coup de bec ils lapercèrent: ce fut alors que mon ile fe dreiTanr tour-a-coup avec une exrrême impéruoliré me fecoua , & me jeta a. plus de cmquante pas d'elle ; je vis alors que c'éroir une efpèce de baleine donr quelques natutaliftes font mention, & que 1'un de ces monftrueux oifeaux s'étant mis fur fon dos avoir enfoncé fes griffes dans fa chair ; elle s'éleva, ce me femble , dé plus de cent coudées hors de 1'eau , avec un bruit auffi rerrible que celui du tonnerre. Cerre fecouffê me bouleverfa tellement fefprit, que je ne fai ce que je devins alors; mes dbigts cröchus furent caufe que je ne quitrai point ma planche : étant un peu revenu a moi, je vis encore la bêre qui bondiffbir, & qui jeroir de 1'eau par les nafeaux, avec des fifflemens horribles. Enfin elle s'enfonca rour-a-fait dans la mer; les o'feaux qui me pourfuivoient s'étoient rerirés , ainfi je me trouvai feul au milieu des eaux, fans autre fecours que celui d'un morceau de bois, 8c fans autre pcnfée que celle de la morr, a laquelle je voyois bien que je ne pouvois échapper. J'étois fi abattu des fatigues que j'avois eues, & fi ïncommodé de 1'eau que j'avois avalée , qu'on ne croiroit jamais qu'un homme fut capable de réfifter a tant de maux; dans cet état je me Siy  *'« V O V A , J Lf e ciei ■prar **«W «fee, & ,e Wllr„ ,„5 rétois ffi j, t *après je ^tIg^ 'ï» oorter T > ! T }" " ' ^°UV0IS Pre%e les po«ei Lag„anon de Ia mer & 1'eau faleVoue f W*s. bue m'avoienr tellement chargé V £11 javois pe nQ a me foutenir • i'* • 9 u„ , ^urenu , j etois comme un horeree q,,e I'e«ès d» vi„ , „„ pk&urs „ ™ f?PIB*'n«W*éi «federee°reS fata, re.e ,e fto,01 f0llt te K„fe Mm iawifr  de J a c Q u e s Sadeur. 1S1 modes : je me fouvius que j'avois encore un fruit de ceux dont j'ai parié , & 1'ayant mangé, je conntis que le défaut de noiimture étoit la principale caufe de mon extréme foiblefle : j'avancai donc dans 1'ile pour chercher quelque chofe, 8c après avoir marché deux cenr pas ou environ, je trouvai plufieurs arbres , mais je n'y appercus aucun fruit ; je tombai alors dans une profonde rêverie, pendant laquelle je ne. laiflbis pas de toujours avancer, & comme j'allois la rête baiffee je vis a terre deux fruits qui étoient couverts de quelques feuflles, je les pris comme un préfent du ciel, & après en avoir mangé un, je fentis une certaine force qui m'encouragea d'avancer chemin, & deconfidérer le lieu oü je pouvois être, qui étoit environ 13 5 degrés auftrais ; je voyois plufieurs fignes qui me faifoient croire que la terre ferme n'étpit pas beaucoup éloignée, 1'ean fe trouvoit fort douce, les vents fouffloient du fud, & je les remarquois forr enrrecqupés , je fentois même certaines vapeurs extraordinaires , en un mot, je me fiacroisque je voyois quelqu'apparence de pays : a force d'avancer je rrouvai un arbre chargé de gros fruits , dont les branches étoient abaifiees jufqu'a terre ,1a place étoit tapilfée de diverfes fleurs très-belles, 8c parfumée d'odeurs très-agréables: auflitót que j'eus mangé de ces. fruits je tombai dans, un grand aflbupiflemeut 3 &C  i8i V O Y A G 5 jetois abatm de telle forte, qae j'appercevois tour ce qui fe paffioit autour de moi fans remarquer rien de diftmét. Peu de tems après j'entendis plufieurs hurlemens de bêres qui me femblèrent être forr prés de moi, & prefqu'auffirór j'en appercus fepr, qui étoient de la grolfeur & de la couleur de nos gros ours, a la réferve que chaque patte me paroiffoir auffi groffe que toute la tête. Elles s'approchèrent de moi, & s'en retirèrent plufieurs fois fans me toucher j mais enfin elles commencèrent tout de bon a vouloir me dévorer, & j'étois dóji tout en fang lorfque deux gros oifeaux de la forme de ceux dont j'ai parlé^cideffus , vinrent fondre fur ces animaux , & les obligèrent i prendre la fuite , & i s'allet cacher dans les cavernes les plus procfies: les oifeaux les y pourfuivirenr, mais n'en ayant pu attraper aucun, ils revinrent a moi, & après m'avoir donné quelques coups de griffes, il y en eut un qui m'empoigna de fes deux ferres , 8c m'enleva fort haut en fair. La ceinture de plufieurs doublés que j'avois autour de moi me fauva la vie, & empêcha que je ne fuffe percé jufqu'aux entrailles , je ne laiffois pas toutefois de fouffrir des maux effroyables. Après un afiéz long-chemin ces^ animaux s'arrêtèrent fur un rochet, ou celui qui me portoit fe déchargea , 8c auffïtÓt fon compagnon m'empoigna a peu-près de la  de Jacques Sadeur. zSj même manière qu'avoic fair l'autre: la douleur qu'il me caufa m'érant enfin devenue infupportable , & m'ayant jeté dans une efpèce de défefpoir, je me jerai brufquement a. fon col , & je trouvai aflez de forces dans mon défefpoir pour lui arraclier les yeux a belles denrs, il tomba en même tems dans 1'eau , & ayant laché prife , il me laiffa, & je montai aulfitöt fur fon dos. Son compagnon qui avoir pris le devanr pour fendie 1'air , s'éranr aDoercu que l'autre ne fuivoit pas, & nous ayant vus fur 1'eau, rebrouua chemin , & fondit fur moi avec" une impétuofité épouvantable; il fe percha fur mes épaules , 8c me lanca des coups qui devoient être tous mortels , s'ils avoient porté. J'avois toujours gardé un pent poignard a ma ceinrure que j'enfoncai dans fon venrre a force de fon der & de ponder, car ces oifeaüx font prefque hnpéastrables, comme nous verrons enfuite, & onc deux grqfles écaiiies qui les environnent, 8c qui les. défendent a peu-près comme les rortues. Pendant que je combattois contre le fecond ennemi, le premier fe gliffa de deflbus mes cuiffes, & me quitta, cela fit que je m'attachai fi fortement a une des pattes de celui-ci, que bien loin qu'il m'élevat fort haut je tins ferme, de peur de périr : il crioit comme un animal qu'on affomme; après s'être forr élevé il fe précipita dans la mer, & a la faveur de cet éié-  l8+ V O V A G E ment j'eus k liberté de me jeter d fon col, & enmzte de monter fur fon dos ; il hurloir en perdant fon fang , il voltigeoit, & fe contournoit de V ,mamères me fecouer, & me contrainore a Ie lacher. Je ne penfois alors d autre chofe qu'd tenir terme „ pour empêcher 1'effer de fes efforts, paree que ma planche, qui étoit ma feuie relïburce, étant perdue, je ne voyois point de milieu entre le quitter & périr. Enfin il sWêta fur Peau fans autre mouvement que celui d'un bceuf égorgé qui fe meurt confefiintpar fon repos qu'il étoit vaincu: ayant donc quelque loifir de refpirer & de fentir mes plaies, je ne fus diftinguer nulle partie en rout mon corps qui ne fut petcée de quelque coup &couvertedefang, mes habits furenbtout déchn-es , fans qu'il m'en reftat aucune pièce; 1'eau de k mer, bien que fort douce en cet endroit avoit encore alfez de fel pour me caufer des döuieius qm firent que je perdis ront fentiment. Je fus peu de tems après que quelques gardés «e ia mer vneut une partie de ce combat, & que q.uatte fe détachètent 'fur une petite chaloupe pour venir reconnoitre qui j'étois, lis me crurerit fans vie, & me torent dans leur bateau comme un mffttqui ^ expiré dans fa viéloire; aulfiYót quils reconnurenr du mouvement en mon cceur, ds mirent dans ma bouche, dans mon ne2, &    dé Jacqües Sadeur. 2S5 «ans mes oreilles , une liqueur qui me fit bientöc ouvnr les yeux, & voir mes bienfaiteurs } ils me firent boire d'une forte d'eau qui me donna de nouvelles forces, & qui me réjouir le cceur, ils, melavèrenr le corps d'une eau odoriférante, ils oignirent mes plaies , & les bandètent forr propremenr; m'ayant ainfi mis hors de danger, ils poufuivirent mes ennemis, & ayant tiré Ie dernier dans le bareau , ds le mirent a mes pieds, 1'aurre avoit encore du mouvement, & comme je leur eus expliqué par fignes que je lui avois arraché les yeux , ils le pourfuivirent, 1'affommèrenr, & le tirèrent fur 1'aurre , avec de grandes marqués de réjouiffance : ils retournèrent a rerre , d'ou nous étions éloignés a peu-près de rrois heures, ék m'ayant mis fur le bord , ils apportèrenr les deux oifeaux a mes pieds avec des acclamarions femblables a celles qu'ils avoienr courume de faire dans leurs plus grandes viótoires. CHAPITRE IV. Defcription de la Terre-Auftrale. S'xt y a quelque chofe au monde qui puhfè. perfuader de la fataliré inévirable des chofes humaines, &c de 1'accomplifTement infaillible des  zS6 V O Y A G Ë évenemens dont la fuite compofe la deftmée des" hommes, c'eft aflurément 1'hiftoire que je décris,j il n'y a pas un feul trait qui n'ait fetvi a me conduite , ou a me mainténir dans ce nouveau pays, ou il étoit arrêté que je ferois un jour tranfporré. II falloit que le grand nombre de mes naufrages m'accoutumat a les 'fupporter. Les deux fexes m'étoient néceffaires fous peine d'être perdu a mon arrivée, comme on verra dans la fuire. II falloit que je fufte tout nu, autrement j'aurois été reconnu pour étranger dans un pnys ou perfonne n'eft habillé. Sans 1'effroyable combat que je fus pbligë de foutenir contre les monftrueux oifeaux dont j'ai parlé, & qui me mit en grande réputation parmi ceux qui en furent témoins , j'aurois été contrahit de fubir un examen qui auroir été infadliblement fuivi de ma perte. Enfin, plus on confidérera roures les circonftances de mon voyage & de mes périls , plus on verra clairement qu'il y a un certam ordre de chofes, & un enchainement d'effets qui nous conduifent par mille routes jmpercepribles a la fin pour laquelle nous fommes deftinés. La courume des habitans de ce pays , eft de ne iecevoir perfonne parmi eux , qu'ils ne fachent auparavanr quelle eft fa nailfance, fa parrie, & fon humeur ; mais le courage exrraordinaire avec lequel lis m'avoienr vu combattre, fit que fans  de Jacques Sadiur: tSf aucune enquête je fus admis dans le quartiet voifin, Sc qu'un chaeun me vint baifer les mains: ils vouloient auffi m'élever fur leurs têtes, qui eft laplus grande marqué de la haute eftime qu'ils font d'une perfonne ; mais comme on connur que cela ne fe pouvoit faire fans m'incommoder, on omir cette cérémonie. Ma réceprion étant faire , ceux qui m'avoient amené & foulagé me porrèrent dans leur maifon du Heb, qu'on pourroir rendre en norre langue, maifon d'éducation y on avoir pourvu a ma place & a ma nourriture avec un foin , une diligence & une honnêteté qui furpaffent la civi-' lité des Européens les plus polis : a peine fus-je arrivé, que deux cenr jeunes Auftraliens me vintent faluer d'une manière très-honnêre : 1'envie que j'avois de leur parler fir que je me reffouvins de quelques mors que j'avois entendus a Congo, Sc entr'aurres de celui deRimlem, que je leur dis, Sc qui figniSe , je fuis vorre ferviteur, a ce mot me croyant de leur pays , ils s'écrièrent avec de grands fignes de joie, leclé , leclé, c'eft-a-dire, norre frère, notre frère: en même rems ils me préfentèrent deux fruits d'une couleur rouge , entremêlée d'azur, j'en mangeai un qui me réjouit, & me forrifia ; on me donna enfuire une efpèce de bource jaunatre , qui renoit environ un bon verre d'une liqueur , que je bus avec un plaifir que je n'ayois jamais fenti: j'étois dans ce pays, cojnme  V O Y A G ï un homme tombé des mies , j'avois peine a cróirt* que je vhffe véritablement ce que je voyois •• jg m'imaginois quelquefois que j'étois ou mort, on du moms aliéné d'efprit, &quand je me convainquois par plufieurs raifons que je vivöis amirément, & que j'avois le fens bon , je ne pouvois' me perfuader que je fufle en la même terre, ni avec des hommes de même nature que ceux de rEnrope:jefus entièrement guéri en quinze jours, Sc j'appns fuihfamment la langue en cinq móis pour entendre les autres, & m'expliquer: voici donc les limites de la Terre-Auftrale, autant que je les ai pu comptendre par plufieurs relations, & que je les puis décrire felon les méridiens de Ptolcmée. Elle commence au rrois cent quarantième méridien , vers le cinquante-deuxième degré d'élevation auftrale, & elle avance du cdté de la iigne en quarante méridiens ^ jufqu'au quarantième degré: toute cette Terre fe nomme Huft, La terre continue dans cette élevation environ qumze degrés, & on 1'appelle Hube; depuis le quinzième méridien la mer gagne & enfonce peu-a-peu en vmgt-cinq méridiens jufqu'au cinquante-unième degré , & toute cette cóte qui eft occidentale, s'appelle Hump : la mer faïtfM un golfe fort confiderable qu'on appelle Iiab. La terre repoufle enfuite versla ligne, & en quatre méridiens elle avance  DE J ACQÜES SADEUR, 'l'Stj avance jufqu'au quatante-deuxième degré & demi, & cette cöte oriëntale fe nomme Hued: la terre continue dans cette élévation environ trente-fix méridiens, Sc on 1'appelle Hucd; après cette longue étenduede terre, la mer rcgagne, & avance jufqu'au quaranre-neuvième degré en rröis méridiens , puis ayant fait une efpèce de demi-eerde en cinq méridiens , la terre retourne , Sc por: dé jufqu'au trentième degré en fix méridiens; la cótequi eft fur 1'occident fe nomme Mug, ie fond du golfe Pug, Sc l'autre cóté Ptir ; la terre continue environ rrente-quatre méridiens, prefque dans la même élévation , & c'eft le pays de Sub, après quoi la mer s'enfle , Sc étant ce femble cievenue plus haute qua 1'ordinaire , elle 1'emporte enrièremenr fur la rerre , & enfonce a peu-près jufqu'au pole , la terre cédanr peu - a - peu jufqu'au foixanrièrne meridien : on trouve fur cette cóte les paysdeldug, Pulg, Mulg: vers ie cinquantequatrième degré d'élévarion on voit 1'ernbouchure du fleuve Sulm, qui fait un golfe fort confidérable; c'eft fur les bords de ce deuve que demeure un peuple qui approche fort des Européens, & qui vit fous 1'obéilfance de plufieurs rois. Voila ce que j'ai pu favoir de eertain des cótes de la terre auftrale qui regardent la ligne. Pour les limites qui font vers le pole, ce font de prodigieufes' montagnes , beaucoup plus haiites T  i9° Voyage & plus inacceffibles que les Pirenées qui féparent la France de 1'Efpagne; on les nomme Ivas, & elles commencent vers le cinquanrième degré, enfoncant infenfiblement pendant foixante-cinq méridiens jufqu'au foixantième degré, & puis remonranr jufqu'au quaranrediuirièfne, & retournanr enfuire jufqu'au cinquanre-cinquième degré, après quoi elles s'avancenr jufqu'au quarante-rroifième , & fe terminent a la mer. Aux pieds de ces monragnes on diftingue les pays fuivans; le Curf, qui s'étend depuis la montagne jufqu'au Huff; le Curd fuir, & puis le Gurf, le Durf, le Iurf, & le Surf, qui fe terminent a la mer. Dans le milieu du pays entte les montagnes & les cötes auftrales , on trouve le Trum, le Sum , le Burd, le Purd , le Burf, le Turf, & le Pulg qui aboutit a la mer. Ainfi la Terre-Auftrale contient vingt-fept pays difterens très-confidérables, & qui ont enfemble environ trois mille lieues de longueur, 8c quatre a cinq cenrs de largeur. La vallée qui eft au-dela des monragnes eft quelquefois de vingt degrés de largeur: & quelquefois de fix feulement$ elle eft partagée par deux fleuves fort larges a 1'embouchure, dont 1'un coule vers 1'occident, & s'appelle Sulm , & l'autre vers 1'orient, 8c s'appelle Hulm. ; La longueur de. ce pays eft environ de huir  de Jacques Sadeur. *<,i cents lieues ; & fa largeur de fix cents en certains endroirs , & communément de trois cents. Toute cette vafte terre fe nomme Fund, '& elle eft foumife a douze ou treize fouverains , qui fe font ordinairement de cruelles guerres les -uns aux autres. Ce qui furprend davailrage dans la Terre-Auftrale , c'eft qu'on n'y voitpas urte feule morttadhe, les Auftraliens les ayant toutes applanies. II faut ajouter a ce prodige 1'uniformité admirable des langages , des courumes , des batimens, & des autres chofes qui fe renconrrenr en ce grand pays; c'eft alfez den connoïtre un quarrier pour porter un jugemenr alfuré de tous les autres , ce qui vienr fans doute du naturel de tous les particuhers , qui fonr nés avec cette inclination , de ne vouloir abfolumenr rien plus que les autres ; & , s'il arrivoit que quelqu'un eut quelque chofe qui ne fut pas commun, il lui feroit impoffible de s'en fervir. On compte quinze mille fezains dans cette prodigieufe étendue de pays: chaque fezain contient feize quarriors, fans compter le Hab , & les quatre Hebs. II y a vingt-cinq maifons dans chaque quattier, & chaque maifon a quarre féparations, qui contiennent chacune quatre hommes: d fe rrouve ainfi quatre cents maifons dans chaque fezain , & fix mille quatre cents perfonnes; lef- Tij  lyi Voyage quelles étant multipliées par quinze mille fezains, cn aura le compre de rous les habirans de la Terre-Auftrale , qui font environ au nombre de quatre- vingr-feize millions , fans comprer toute la jeunelfe, & rous les mairres logés dans les Hebs, dans chacun defquels il y a au moins huir cenrs perfonnes; & comme dans les quinze mille fezains il y a foixante mille Hebs , on y doit encore comprer quaranre-huit millions ou environ , rant de jeunes gens que de maïtres qui les enfeignent. La grande maifon du fezain, qu'ils appellent Hab , _c'eft-a-dire, maifon d'élévrition, eft toute batie de pierres diaphanes & tranfparenres, femblables a notre plus fin criftal de roche, fi ce n'eft que ces pierres fonr bigarrëes d'une prodigieufe quantité de figures de roures forres de couleurs, les plus belles & les plus vives du monde , lefquelles par leur variéré infinie forment tantöt des figures humaines, tantót des payfages , quelquefois des foleils, & d'autres figures d'une vivaciré qu'on ne fauroir afiez admirer. Tour le barimenr eft fans aucim autre arrifice que de la taille très-polie de cerre pierre, avec des repofoirs rout a 1'entour , & feize grandes rables d'un rouge beaucoup plus vif que celui de norre écarlare. II y a quatre enrrées fort confidérables, qui répondent aux quarre grands chemins fur lefquels  de j a c q u e s Sadeur. i9> il eft fitiïé : tout le dehors eft rempli de dejrrés d'une invention d'autant plus rare, qu'ils paroiffent moins. On y peut monter jufqu'au fommet par mille degrés, après lefquels on eft fur une efpèce de plate-fotmé, qui peut contenir aifément quarante perfonnes : le pavé de cette fuperbe maifon eft alfez femblabte^notre jafpe, mais les couleurs en font beaucoup plus. vives, & font avec cela pleines de veines d'un ïiche bleu, & d'un jaune qui furpalfe leekt de f oir. Perfonne n'y lairfa demeure ordinaire; mais chaque quartier doit tour-a-tour garnir tous les jours fa table pour la fübfiftance des paflans. Cette grande maifon eft fïtuée au milieu du fezain, & elle a environ cent pas de diamètre, & trois cents treizepas de circuit. La maifon des quatre quartiers, qu'ils appelfent I-Ieb , c'eft-d-dire maifon d'éducation , eft route batie de ia matière dont le pavé du-Kab eft compofé, a la réferve du dórne, qui eft fair d'une pierrè tranfparenre, par ou enrre la lumière qui fert a 1'éclairer. Le pavé a quelque rapport avec norre marbre blanc, mais il eft melé de plufieurs veines d'dit rouge & d'üo ven très-vifs : ce beau batimenr,eft parragé en quatre quartiers par dooie grandes. croifées, qui tont comme quarre demi-^diamètres a il a cinqtiants pas de diamètre, Sc environ ceasr i. ui'  zs Jacques Sadeur. 29.5 vmgt-cmq pas de diamètre , & de quatre-vingt pas ou environ de circuir : elles font partagées comme les Hebs , par deux groiTes murailles qui font quatre fépararions, qui aboutiflent chacune a un appartement : elles font toutes baties de marbre blanc du pavé des Hebs, excepré les croifées qui fonr du criftal des Habs , afin que le jour y puide enrrer. Chaque fépararion eft habitée par quarre perfonnes qu'ils nomment clé, c'eft-a-dire, frères. On ne voit rien dans ces batimens que quarre efpèces de bancs qui leur fervent a fe repofer, & quelques fiéges pour le même ufage. Les départemens, qu'ils appellant Huids , font environ de trois cents pas de circuit, & de foixante-&-quinze de diamètre : la figure en eft parfaitement carrée ; & ils fe partagent en douze belles allées, dont chacune fait le tour de 1'appartement, avec une place carrée au milieu, de fix pas de diamètre. Les rrois premiers & plus grands rangs font garnis d'arbres qui portent des fruits peu eftimés parmi eux. Ces fruits font gtos comme nos callebafles de Portugal, de fept ou huit pouces de diamètre : la. chair en eft rouge& d'un souc plus exquis que celui de nos viandes les plus dé1'icates: un feul fruit eft capable de. raflafier quatra, hommes qui fiioicut affamés* T ba  Voyage Les cinq qui fuivènt font plahtés d'arbres, qui portent de petites bourfes d'un jaune charmant , rempües d'un jus très-fubftanciel pour rafraïchir : le contenu d'une feule bourfe fuffit pour étancher la foif, & l'on a coutume d'e.n vider trois a chaque repas. Les quatre derniers rangs font remplis darbriifeaux plus petits , qui pottent un fruit de la groffeur des pommes de reinettes, d\me couleur plus éclatante que n'eft' le pourpre , d'une odeur qui enthanre, & d'un geut que je ne faurois comparer a rien de ce que nous mangeons enEurope. Ce fruit a la propriété de caufer le fommeil k proporrion qu'on en mange: auffi eft-ce la coutume de n'en manger que ie fok, &z lorfqu'on en irange un, on eft aflfüré de dormk trois heures. Ils ereufent en chaque aliée deux raies d'une médiocre profondeur 5 dans lefqaelles il crok des racrues qui produifent- de trois forres de fruits x dont les uns ne s'éloignent pas beaucoup de nos plus beaux mèlóns; les autres font gros comme des potres de boivchrétien, mais d'un bleu mer-, vedfeux; & les troifièmes approchent de nos, courges d'Efpagne, mais ia couleur &- le eout en ion: entièrement difrérens. Voda ce qui eft également en ufage- en toutes les paraes de ce vafte pays, pour la nourrituredes hommes :i)s n'ont nifour ni cheminées pour-  de Jacques Sadeur. 297 cake aucune viande: ils ne favent ce que c'eft que cuifine & cuifinier : leurs fruits raffiafienr pleinement leur appétit, fans nuire a. leur eftomac. Ils les reniplilfent de force & de vigueur, fans les cliarger ni leur caufer aucune indigeftion, paree qu'ils font parfaitement muts , & qu'ils n'ont aucun refte de verdenr. On ne voir qu'un arbre dans le carré du milieu, qui eft plus haut que les autres, & qui porte un fruit de la groffeur de nos olives , mais d'une couleur rougearre: ils le nomment Balf, ou arbre de Béatkude: fi on en mange quatre, on devient gai pat excès; fi on en mange fix, on s'endortpour vingt-quarre heures; mais fi on paffe Ie nombre de fix, on s'endorr d'un fommeil don-ton ne réveille jamais, & ce fommeil mortel eftprécédé des marqués de la plus grande joie du monde. Ce n'eft que fort rarement- que les Auftralienschanrenr pendant leur vie , & jamais ils ne dan-, fenr; mais ils n'onr pas pluröt mangé de ce fruiten la quantké que j'ai dite, qu'ils chantent & danfent jufqu'au tombeau. Je ne dois pas omettre que tous les arbres dontf ai parlé , ark cet avantage , qu'ils font chargés.en tous tems de fiuirs muridans, de fleurs, & de boutons : nous avons une image de cette mer-^. yeiiieufe fécondité en nos orangers; mais avec  Voyage cette différence , que les rigueurs de nos divers, & les ardeurs de nos érés leur nuifent beaucoup ; au lieu qu'en ce paysda il eft très-rare d'y remarquer aucune altérarion. Par ce que j'ai dit, il eft aifé de juger que ce grand pays eft plar, fans forêrs, fans marais, fans deferts, & également habité par-tuut : il eft cependant facile de concevoir qu'il a de la pents vers la hgne, & qu'on monte infenliblement du cöté du pole; mais en quatre ou cinq cents lieues, c'eft tout au plus s'il y en a trois de hauteur. II y découle quantité d'eaux des monts Iuads„ & les Auftraiiens faveur les conduire fi adroitement, qu'elles environnenr rous les fezains, rous les quartiers, & tous les départemens y ce qui contribue beaucoup a la fertilité de la terre. La pente dont je viens de parler ne fe voir pas feulemenr au regard du conrinenr, mais encore dans la mer , qui eft fi balfe 1'efpace de trois lieues , qua peine peur-elle porter un bareau: elle n'a pas fur les bords un doigt de profondeur,-. & , après une lieue, elle ne fait pas un pied , & ainfi a proporrion , d'ou il eft aifé de voir qu'il eft impoflible d'approcher de cette terre du córé de la mer, fi ce n'eft a Ia fiveur de quelques veines d'eau qui ne font conmies que de ceux du. pays. • Cette même pente fait que toute cett; terre eft  de Jacques Sadeur. 299 direcfemenr tournee au foleil, pour en recevoir les rayons, avec tant d'avantage, qu'elle eft prefque par-tout également fertile : de forte qu'on diroit que les monragnes qui font oppofées a fon pole, n'y ont été élevées par la narure , que pour mettre ce bienheureux pays a couverr de fes rigueurs. Outre cela ces affreux boulevarts fervent a arrêter les rayons du foleil, & a les réfléchir contre les extrémités de cette terre , & c'eft de-la que fes habirans jouiffent d'un bonheur donr tous les Septentrionnaux font privés , qui eft de n'avoir aucun excès de froidure en hiver, ni de chaleur en été: ou plutót de n'ayoir proprement jamais ni hïver, ni été. Je ne doure pas que cette propofition ne doive furprendre les Géographes, qui ayant divifé la terre en deux parries égales par la iigne qu'ils nomment équinoxiale , mettent autant de cha leur & de froidure d'un córé que de 1'aurre, fondés fur ce principe, que la proximité ou 1'éloignement du foleil caufent 1'été ou 1'hiver fur Ia terre. 11 y a cependant des Géographes qid ont corrigé cette erreur , & qui, fans avoir aucune connoiffance de la Terre-Auftrale , onr remarqué que, fi ce principe éroit vérit.able , il faudroit qu'il fit toujours plus chaud en Guinée & aux Moluques , qu'en Porrugal & en Italië; paree que le foled n'en eft jamais ü éloigné ; ce qui eft.  3°° Voyage pourtant contraire aux expériences de tous ceux qui ont voyagé en ces pays-la, lefquels afturent que les plus grandes chaleurs arrivenr toujours au tems de la canicule, & les plus grands froids lorfque lé foled eft dans les fignes du Verfeau & des Poiffons , quoiqu'd foir bien plus éloigné de la terre, quand d eft en celui du Capricorne. U eft donc conftant que 1'Iiiver & 1'été arrjvent nniverfellement par toute la terre en méme tems, bien qu'avec une grande différence , felon les différenres fituarions des pays. Je dis bien plus, la proximiré du foleil contribue fi peu a la chaleur de ia rerre, que, fi on y prend garde, on trouvera qu'au tems qu'il en eft le plus proche, c'eft alors qu on en redent moins 1'ardeur : on Ut en Europe que les chaleurs de Mai & de Juin font bien moindres. que celles de Jmilet & d'Aoüt; on eft fouvent gelé au mois de Juin lorfque le. foleil eft en fa plus grande élévation , &onbruIe en Juillet, quand il s'eft déja bien éloigné j c'eft donc autre chofe que proximité , qui échauiTe la terre: il arrivé même que fouvent en fon entière abfence, a favoir la nuir, Ia chaleur eft beaucoup plus grande que le jour en fa préfence. Pour revenir i Ia Terre-Auftrale, on ne fair ce que c'eft que la pluie en ce pays-Li , non pk* qu'en Afnqu.e. Les tonners ne. s'y font jamais  de Jagques Sadeur. 501 entendre, & ce n'eft que fort raremenr qu'on f voit quelques legères nuées. II n'y a ni mouches> ni chenilles, ni aucune autre forte d'infecles. Ou n'y voit ni araignées , ni ferpens, ni aucune béte venimeufe; en un mot, c'eft une terre qui renferme des délices qui ne fe renconrrenr point en aucune autre parr , & qui eft exempre de routes les incommodités qui fe rrouvent par-tout ailleurs. CHAPITRE V. De la confiïtution des Auftraliens > & de leurs coutumes. T M. o u s les Auftraliens ont les deux fexes, 8c s'il arrivé qu'un enfanr nailfe avec un feul, ils 1'étouftenr comme un monftre; ils font fort legers & fort aótifs; leur chair eft d'une couleur qui rire plus> fur le rouge que fur le vermeil, leur haureur eft communément de huit pieds : ils ont le vifage médiocrement long , le front large , les yeux a fleur de tête, la bouche très-petite , les lèvres plus rouges que le corail, le nez plus long que rond, la barbe & les cheveux roujours noirs, & qu'ils ne coupent jamais , paree qu'ils croiflent très-peu: leur menron eft rendu & recourbé, leur cou délié, & leurs épaules grofles 8c élevées; ils  jei Voyage ont les mamelies fort petites, placées fort bas & plus rouges que vermeilles; leurs bras font nerveux, leurs mains larges & longues: ils onr la poirrine forr élevée , le ventre plat, & qui ne patoit que très-peu en leur grolfelfe, les hanches haures, les cuiffes larges , & les jambes longues. ïls font li accoutumés a aller rout nus , qu'ils croient qu'on ne peut parler de fe couvrir, fans fe déclarer ennemi de la narure , & privé de raifon. Ils fonr obligés de préfenrer au moins un enr fanr au Heb , mais ils les produifent d'une manière fi fecrère, que c'eft un crime parmi eux de parler de la conjonébion néceffaire a la propagation des hommes. Dans tout le temps que j'y ai été, je n'ai pu venit a. bout de connoitre comment la génération s'y fait. J'ai feulement remarqué qu'ils s'aiment rous d'un amour cordial, Sc qu'ils n'aimenr per* fonne 1'un plus que 1'aurre. Je puis aflurer qu'en trente ans que j'ai été parmi eux, je n'y ai remarqué ni querelle, ni animofiré. Ils ne favent ce que c'eft que le mien & le rien, rour eft commun enrr'eux, avec une bonne foi, 8c un délintéreflement qui me charmoient d'autant plus, que je n'avois jamais rien vu de femblable en Europe. J'ai toujours été affez libre a dire ce que je penfois; mais je le fus un peu trop a. déclarer rout  £> e J a e q u e s Sadeur. 305 ce qui mechoquoit dans leurs manières, tantot a Bn frère, tantor a un aurre , jufqu'd vouloit appuyer par raifons les fentimens que j'avois 5 je parlois de leur nudiré avec certains termes d'averdon qui les choquoient extrêmement. Je voulus un jour arrêter un frère , & 1'exciter ï ce que nous appelons plaifir • je lui demandois avec un eertam empreffement ou étoient les pères des enfans qui yenoient au monde , & je difois que je trouvois ridicule le filence qu'ils affeétoient de garder ' fur ceia : ces difcours, & quelques autres femblables donnèrent je ne fais quelle horreur pour ■ moi aux Auftraliens , & plufieurs ayant foutenu que je n'étois qu'un demi-homme, avoient conclu qu'il falloir fe défaire de moi, ce qui feroit infailliblement arrivé fans 1'alfiftance d'un vénérable vieillard, maïtre du troifième ordre dans le Heb, nommé Suaïns. J'ai fu qUe ce digne homme défendit plufieurs fois ma caufe aux&affemblées du Hab, paree qu'il avoit été témoin ocuiaire du combar donr j'ai parlé dans le chapitre troifième : mais , comme il vit que je connnuois de tenir des difcours qui fcandaiifoient les frères , il me pri£ un -]0m en parciculier , & me dit, d'un ton fort froid &fort grave : On ne doute plus que tu ne fois un monftre: ton efprit malin & tes difcours infolens tont fait connoitre & détefter des nótres. On penfe depuis  304 Voyage longtems a fe défaire de roi, & , fi ce n'étoir 1'action que rn as faite a nos yeux , ru aurois ére mis a mort peu de rems après ton arrivée. Dis-moi franchemenr qui tu es , & comment tü es venu ici. L'épouvante que ces paroles me causèrenr, joinre a 1'obhgarion que je lui avois , fir que je lui déclarai ingénument quel étoit mon pays, & que je lui racontai les aventutes qui m'avoienr conduit ou j'étois. Le vieillard rémoignanr avoir pitié de moi , m'alfura que, fi je me montrois a 1'avemr plus retenu en mes manières & en mes difcours, on oublieroir le paffé. II ajoura qu'il vivroir encore deux ans pour me fupporrer, & que, comme fon lieurenanr étoit jeune , il me choifiroit en fa place. Je fais bien , dit-il, qu'étant arrivé dans un pays ou ru vois plufieurs chofes contraires a celles qu'on pratique dans le tien , tu as quelque raifon d'être furpris & éronné : mais , comme c'eft une coutume inviolable parmi nous de ne fouffrir aucun demi-homme, dès que nous le reconnoiffons par le fexe & par les actions, bien que les deux fexes re fauvent, ta manière d'agir te condamne, & il faut que'tu te corriges, fi tu veux être foufferr parmi nous. Le meilleur confeil que je puifle te donner pour cela , eft que ru viennes fans crainte me découvrir res doutes, & je te donnerai toute la fatisfaótion que tu pourras fouhaiter,  Oe Jacques Sadeur. 305 fouhaiter, pourvu que tu fois difcret. ,Je lui premis une fidélité inviolable; je lui jurai que je voulois êrre uniquemenr arrache a lui, & je lui proteftai que je fetois défqrmais tellement fur mes gardes, que je n'qffenfetois plus perfonne. Le vieillard accepra toutes mes propofitions , & me promit qu'il me ferviroir de père tant que je m'acquitterois des prbmelfes que je lui venois de faire : &, pour commencer le commerce des entretiens que je veux nouer avec toi, continua-t-il, tu fauras qu'ayant vu ton combat, je ne pus qu'd peine êtte perfuadé que ru ne fuffes qu'un demidomme. Je vis enfuite que ru avois toutes les marqués d'un homme entier, un fronr large & un vifage long ; j'ai encore remarqué que tu ralfonnois en plufieurs chofes : c'eft tout cela qui m'a porté i pendre ta défenfe contre les ennemis que tu t'es faits ici. Apprends-moi maintenant comment on vit clans ton pays, fi tous ceux qui l'habitent font hommes de corps & d efprit comme toi , fi 1'avarice & 1'ambition y regnent; enfin explique-moi les coutumes & les manières de ceux de ron pays , fans aueun déguifement; je te demande en cela une preuve de la fidéhté & de la fincétité que tu m'as promifes. J erois perfuadé , en 1'état ou je me voyols réduir, que difïïmuler étoit m'expofer i perdre la vie; c'eft pourquoi je crus qu'd falloit lui répo* V  \öS V 6 Y A C- E dre fimplement & fans lui donner aucun fujet de défiance : je lui fis donc le détail de mon pays, felon les régies de la Géographie. Je lui fis comprendre le grand continent que nous habitions, auquel on donne le nom d'Europe, d'Afie & d'Afrique : je m'étendis alfez au long fur les différentes efpèces d animaux qui s'y trouvent; & ce bonhomme n'admira rien plus que ce que nous méprifons davantage; les moucherons, les infedtes , les vermiffeaux, ne pouvant comprendre comment de fi petits animaux pouvoient jouir de la vie. Je lui fis le détail des diverfes nourritures dont on fe fervoit : .d'ou il conclut pat un raifonnement que nos meilleurs médecins n'ont pas ignoré qu'il étoit impoflible que nous vécuffions longtems. J'en demeurai donc d'accord avec lui, & 1'affurai même qu'il étoit très-rare de voir chez; nous des perfonnes arriver jufqu'a lage de cent ans\ mais que la nature fembloit pourvoir fuffifamment a ce défaut par le moyen de la génération , qui étoit telle , qu'un feul homme & une feule femme produifoient drx & douze enfans. II paffa légèrement fur cette matière, preffé de 1'impatience qu'il avoit de m'entendre fur les auttes. Je lui avouai que les deux fexes en une même perfonne étoient fi rares parmi les Européens, que ceux en qui ils fe rrouvoienr paffoient pour des monftres. Quant au raifonnement, je  i> 1 Jacqüë-s Sadeur. laffurai qu'on le cultivoit prefque par-tout, & qu'on en faifoit même des lecons publiques en plufieurs endroits, Le vieillatd m'interrompant alors: ru en avances trop, me dir-il: prends garde a ne re point couper, & ï ne te point enlacer en des contradiftions j tu naccorderas jamais 1'ufage du raifonnement avec 1'exclufion des deux fexes, & ce que tu ajoutes , que plufieurs raifonnenü entte vous s & qu'on y fait des lecons du raifonnement en plufieurs eudroirs, prouve que le raifonnement eft banni de chez vous. Le premier fruit du raifonnement eft de fe connoïtre, & certe connoifiance emporre par néceffité deux chofes ; la première , que, pour êrre homme, il faut être entier : la fecónde, que, pour cela, il hut encore pouvoir raifonner fur tout ce qui fe préfente. Vos prétendus hommes n'onr point la première, puit qu'ils font tous imparfairs : ils nont pas non plus la feconde , puifqu'il n'y en a que très-peu qui puiiTent raifonner. Pourrois-tu me contefter ces conféquences ? Je lui répondis que le raifonnement nous faifoit connoïtre qu'une chofe éroit parfaite quand elle avoit tout ce qui conftituoit fa nature: & que, d'y vouloir ajouter ce que les autres chofes ont de bon, ce ne feroit pas la rendre plus parfaite, mais ce feroit la faire monfrrueufe. La lumière du foleil eft une chofe admirable, ajoutai-je : il n'y a den deplus beau que Vij  3©8 Voyage cette charmante créature, par qui nous voyons toures les autres ; cependant s'eft-on jamais avifé de dire que 1'homme ne fut pas patfait, paree qu'il ne poflede pas ce riche rréfor de lumière ? II faut donc établir ce qui conftitue la narure Sc la perfeciion de 1'homme ; Sc, lorfqu'on en fera demeuré d'accord , on pourra juger de ceux qui font parfaits , & de ceux qui font défeótueux. Tu raifonnes jufte, reprit le vieillard, je te prends donc par res principes. Tu fais affurémenr que 1'homme comprend deux chofes, un corps plus parfait que ceux des autres animaux , & un efprit plus éclairé ; la perfection du corps emporte tout ce que le corps doit & peut contenir fans aucune difformité; Sc celle de 1'efprit exige des connoiflances qui s'érendent fur rour ce qui peut être connu , ou du moins une faculté de raifonner qui puiffe conduire a. certe étendue de connoilfance. Dis-moi donc , de grace , n'y a-t-il pas plus de perfecHon a polféder feul rour ce qui compofe un corps humain, qu'a n'en avoir que la moitié ? Or, il eft conftanr que les deux fexes fonr néceffaires pour la perfection d'un homme entier ; j'ai donc raifon de dire que ceux qui n'en ont qu'un feul, font imparfaits. Je répondis a. cela, que nous devions confidérer 1'homme comme les aurres animaux au regard de fon corps; & que , comme un «animal ne peut être appelé imparfait en fon ef-  de Jacqu.es Sadeur.' 309 pèce, paree qu'il n'a qu'un fexe , de même on ne peut raifonnablement dire que 1'homme foit imparfait, paree qu'il n'en a auffi qu'un 5 qu'au contraire la confufion des. fexes dans une même perfonne devroit plutót pafler pour une chofe monftrueufe, que pour un degré de perfeélion. Ton raifonnement, répondit-il , vous fuppofe juftement tels que je veux préfumer que vous êres, c'eft-a-dire, des bêtes > & fi on ne peut pas touta-fait dire que vous le foyez , c'eft qu'd vous refte plufieurs marqués d'humanité; &, comme vous femblez teidr une efpèce de milieu entte rhomme & la béte, je crois que je ne vous fais point de tort, en difant que vous êtes des demihommes.. Quant ace que tudis, ajouta-t-il, que nous fommes femblables a la béte pour ce qui regarde le corps , c'eft une rrès-grande. erreur dediftinguer, comme tu fais, 1'efprit de 1'homme d'avec fon corps: 1'union de ces deux partjes eft telle, que 1'une eft abforbée dans l'autre: en forte que toutes les puiffances imaginables ne fauroient rien tirer de 1'homme, non pas même de fon corps, qui ne foit tellement de 1'homme, qu'il ne puiffe jamais conveidr a la béte : & par conféquent 1'homme, en tout ce qui lui agpartient, eft abfolument diftinguë de la béte. Mon vieillard , en cet endroit, vit que j'avois une grande démangeaifou de parler : m'ayant donc permis de prendre la. Viij  3 1 ° VOYAGE parole, peut-on nier, lui dis-je-, quel'homme reffemble a ia béte en ce qui regarde la matière, donc le corps de 1'uii & 1'autre eft formé: ne dit-on pas également de tous les deux, qu'ils fentent, qu'ils cnent, & qu'ils font toutes les autres opérations des fens ? Oui , dit-il, on le peut nier, & je le me formellement. L'homme n'a rien de 1'hommé qui puiffe convenir d la béte, toutes les conceptions chimériques dont tu t'entretieus ne font que des foiblefies de ton raifonnement qui unit ce qui ne fepeut joindrè, & qui défunitfouventce qui eft inféparable : par exemple, quand on dit que le corps en général convient également a l'homme & a la béte , nous entendons que le mot de corps peut être appliqué a tous les deux, d caufe de quelque analogie qui leur eft commune; mais il y a toujours une différence trés - eflentielle entre 1'un & l'autre. Une béte n'a de parfaire conformiré qu'avec une autre béte, & cela, paree que leurs fexes font féparés, & qu'il faut qu'ils fe réunilfent pour la propagation de leur efpèce; maïs cette union ne peut jamais être affez parfaite pour faire de deux animaux une parfaire idenrité j aufh' ne peuvenr-ils être longtems enfemble, fans être obligés a fe féparer ; il faut qu'ils fe recherchent tout de nouveau, & ils vivent dans une efpèce de langueut tant qu'ils font éloignés fim de l'autre. Quant & nous, ajouta-wl, nous fom-  be Jacques Sadeur. 31 ï1 mes des hommes entiers : c'eft pourquoi nous vivons fans reflenrir aucune de ces ardeurs animales les uns pour les autres, «Sc nous n'en pouvons même entendre parler fans horreur : norre amour n'a rien de charnel, ni de brutal ; nous nous fuffifons pleinement a nous-mêmes, & nous n'avons befcin de rien pour êrre heureux , & vivre contens, comme nous faifons. Je ne pouvois entendre parler eer homme, fans penfer a ce grand ptincipe de notre philofophie, que plus un êrre eft parfait, moins il a befoin de fecours étrangers dans fon aófcion. Je faifois rédexion fur la manière d'agir du fouveraiu êtte; je voyois bien que la créarure ne pouvoit mieux lui reflembler qu'en agilfant feule comme lui en fes ptoducf ions, & qu'une action qui fe faifoit par le concours de deux perfonnes, ne pouvoir êtte auffi patfaite que celles qui fe faifoienr par une feule & même perfonne. Mon vieillard s'appercur que je commencois a. gouter fes raifons; c'eft pourquoi lailfaiir-la le refte de fes preuves, & changeant de propos, d me demanda , fuppofé les deux perfonnes qui concourenr a la production du même enfanr, a. laquelle des deux eer enfant appartenoit de droir. Je lui répondis qu'il appartenoit également a 1'un & a. l'autre, «Sc j'alléguai 1'exemple de plufieurs animaux qui font connoïtre, par leurs foins réciproques, que leurs- Yiv  ? 1 - V O Y A G E fruits leur appartiennent indivifiblement; mais il rejera, non fans indignation, 1'exempie des animaux, & me déclara qu'il celferoit de conférer avec moi fi je m'en fervois davantage, paree que je confirmois pat-li, dïfoit-il, ce qu'il me vouloit prouver, a favoir que notre procédé tenoit plus de la béte que de 1'homme, & que c'étoit avec juftice qu'd ne nous regardoir que comme des démihommes : il ajouta que cette polTefifion mutuelle & indivifible fouffroit de grandes difïïcuhés, paree que les volontés des deux ne pouvoient jamais être fi réglées, que 1'un ne fouhaitat quelquefois une chofe, & 1'aurre une autre, ce qui devoir faire naitre plufieurs conteftat-ions. Je répondis a cela qu'il y avoit beaucoup de fubordination dans cette poffeffion, Sc que la mère Sc 1'enfant étoient afTujettis au père: mais comme le mor de père eft un mot inconnu chez les Auftraliens, & que même je fus obhgé de le forger, en quelque facon, pour m'expliquer: i! me le fit répéter jufqu'a rrois fois, Sc de peur de fe méprendre, il m'expliqua ce qu'il avoit concu, après quoi il fut entièrement perfuadé de la penfée commune des Auftraliens , que nous ne pouvons être hommes, Sc il s'écria avec une févérité extraordinaire: hé! oü eft le jugement? oi> eft laraifon? oü eft l'homme? QU eftl'homme? répéta-tdl jufqu'a trois fois; je lui dis que les lol* du pays le portoient ainfi,. Sc que Ce u'étoit pas  de Jacques Sadeur. 313 fans fondement, puifque le père étant la principale caufe de la génération, c'étoit a 'lui que. le. fruit qui en provenoit devoit principalement appattenir. Parions avec ordre fur cette matière , me ditil, tu as avancé que le père & la mère agilfoient enfemble pour produire , ru m'as fait comprendre que 1'aclion fe paffoit dans la mère , d'oü eft- ' ce donc que ru conclus que le père doit être regardé comme caufe principale ? S'il y a de la pnmauté , pourquoi 1'attribue-t-on au père , puifque tout fe paffe chez la mère ? Ne ferok-il pas plus raifonnable de regarder ce prétendu père comme une caufe écrangère , & la mère dans laquelle fe fair tout, Sc fans laquelle tout feroit impoffible, comme la caufe naturelle Sc première? Mais dis-moi, de grace , cette mère eft-elle fi attachée a ce père qu'elle ne puifle s'uniraquelqu'autre homme? Je lui répondis avec une grande hncénté , que non-feulement cela étoit poffihle, mais encore qu'on le voyoit arriver très-fouvent. Sicela eft, répliqua-:-il en m'interrompant, on ne peut jamais être affuré que celui qui prencl le titre de père le foit effeébivement; rien n'eft donc plus ridicule que de le regarder comme la principale caufe qui air concouru a produire 1'enfant, puifqu'il eft toujours incerrain qu'il ait eu aucune part a fa production, Sc l'on ne peut, fans injuf-  '3*4 V O Y A G ï tice, ravir cette qualiré a celle des deux perfonnes, que vous nommez la mère , pour dire les chofes comme elles fonr: Je me fentois ébranlé par le difcours de ce vieillard , & bien que je ne puffe confenrir a. fes raifons qui renverfoienr toures nos loix, je ne pouvois m'empêcher d'y faire mille réflexions ; & d'avouer qu'on rrairoir avec trop de févériré un fexe a qui route la nature a rant d'obligations: mes penfées me fournidoienr alors cent raifons pour appuyer celles de ce vieux philofophe, & je me voyois forcé de croire que ce grand empire que l'homme avoit ufurpé fur la fimme, étoit plutot 1'effet d'une odieufe tyrannie,. que d'une autoriré légirime.' La première parrie de ma propofition éranr ainfi vidée , nous entrames dans la feconde , qui regardoit le raifonnement des Européen's; mais mon vieillard n'en paria que par manière d'acquit» penfant m'avoir poulfé a. bout fur la première. Je ne doure plus a préfenr de ce que font les Européens, me dir-il, c'eft un point qui eft pleinement éclairci. Cependant, ajouta-t-il, comme on ne peur nier que tu n'aïes fait paroirre quelque chofe d'extraordinaire, foir pour ton courage > foir pour ton raifonnement, il faut que je fache d'ou cela peut provenir : je 1'affurai que ce qu'il avoir vu de moi dans le combar, dont il avoit été témoin * avoit été plutöt 1'effet de mon défefpoir que de  de Jkques Sadeur. 315 mon courage; qu'on n'avoit poinr d'oifeaux a. combattre chez-nous, mais que les hommes y combattoient jufqu'a s'entremaffacrer & s'enrr'égorger les uns Jes aurres. Ileneftjuftement comme des Fondins (1), dit-il, & comme j'en fus demeuré d'accord, il ajoura, il y a alfez de rems que tu demeures avec nous pour nous connoirre , & pour être perfuadé de la fagefle de norre conduite: ce mot d'homme , qui emporte par une fuite nécelfaire, la raifon & 1'humanité, nous oblige a runion , qui eft telle parmi nous, que nous ne favons pas même ceque c'eft que divifion & difcorde; il faut donc que tu avoues , ou que nous fommes plus qu'hommes, ou que vous êtes moins qu'hommes, puifque vous êtes fi éloignés de notre perfection. Je répondis a cela, qu'on ne pouvoit nier que les divers climats ne contribuaflent beaucoup aux différentes inclinations de leurs habitans : qu'il arrivoit de-la , que les uns étoient plus emportés, les autres plus tranquilles, les uns plus pefans, les autres plus legers, laquelle diverfité de tempérament étoit la caufe ordinaire des divifions, des guerres , & de toutes les autres diffêntions qui armoienr les hommes les uns contre les autres : mais il fe moqua de cette raifon, (1) Efpèces de barbares dont le pays confine celui des Auftraliens.  }l6 V O Y A G E lourenant qu'un homme vérkablement homme , ne pouvoit jamais ceifer d'être homme , c'eft-adire, humain, raifonnable, débonnaire , fans paffions ; paree que c'eft en ce point que confifte la nature de l'homme ,& que, comme le foleil ne pouvoit être foleil qu'il n'éclairar, ainfi l'homme ne pouvoir être homme qu'il ne différar effentiellement des bêtes , en qui la fureur , la gourmandife, la cruaiité, & les autres vices & paffions font comme une fuite de leur nature imparfaire & défeótueufe; que celui qui étoit fujeta cesmêmes défauts, n'étoit donc qu'une image vaine & trompeufe de l'homme , ou plutór une véritable béte. J'avoue que je ne pouvois entendre ce difcours fans admirarion, & que rien ne m'avoit jamais tant édifié , que cette pureté de motale , infpirée par les feules lumières de la nature & de la raifon. Mon philofophe m'ayant inrerrogé enfuite fur le raifonnemenr que je faifois paroitre, je lui répondis qu'effectivemenr mon efprit avoit été cultivé par 1'étude , & qu'on n'avoit rien omis de tout ce.qui pouvoit fervir a former le jugement dans le foin qu'on avoit eu de mon éducation; furquoi il 'me demanda fi on ne prenoit pas également le même foin pour tout le monde : & lui ayant répónduqu'il y avoit beaucoup a dire , il conclut, a fon ordinaire, que certeirrégularité caufoit néceffairement plufieurs défordres, les difputes, les cha-  de Jacques Sadeur. 317 grins, les quetelles; paree que celui qui en fait moins fe voyanr au-delfous de celui qui en fair davantage, s'eftime d'autanr plus malheureux que la nailfance les fair rous femblables, & qu'il n'a pas tenu a eux qu'ils ne furpaifalfent ceux a. qui ils fe trouvent beaucoup inférieurs. Quanr a nous, ajouta-t-il, nous faifons profeffion d'être égaux , en tout. Notre gloire confifte a pafoïrre rous femblables , & a êrre élevés avec les mêmes' foins ,' & de la même facon. Toute la différence qu'on y trouve n'eft que dans les divers exercices auxquels nous nous appliquons , afin de rrouver les uns & les aurres , les diverfes invenrions dont les découvertes peuvenr conrribuer a 1'urilité commune. Après cela il me paria des habits , qu'il nommoit les fuperfluités des Européens, & je 1'afllirai qu'on avoir aurant d*horreurparmi eux de voir une perfonne fans habits , qu'on en a de la voir habillée parmi les Auftraliens: j'alléguai pour raifon de cet ufage, la pudeur, la rigueur des faifons , & la coutume. A ce que je puis comprendre , me dit-il, la coutume fait tant d'efforts fur vos efprits, qu'on croir néceflaire tout ce qu'on pratique de rr-aiflance , & qu'on ne le peut changer fans fe faire une aufti grande ,violence que fi l'on fe changeoit foi-même. Je repartis , en infiftant fur la raifon des divers climars, & lui dis qu'il y avoit des pays en Europe ou il faifoit un  ?lS Voyage froid abfolument infupportable a des corps qui étoient beaucoup plus délicats que ceux des Auftraliens ; qu'il y avoit même des hommes qui en mouroient, & qu'il étoit impoiffible d'y fubfifter fins être couvert; enfin je dis que la foiblefle de la nature de 1'un & de l'autre fexe étoit telle qu'on ne pouvoit fe voir nu fans rougir de confufion , & fenrirdes émorions que la pudeur m'obligeoit de pafier fous filence. II y a de la fuite en tout ce que tu avances, répondit il , mais d'oii cette coutume , peutelle être venue ? Comment s'efi-il pu faire que tout un monde ait embraffé ce qui eft fi conrraire a la nature ? Nous naidons tous nus, & nous ne pouvons nous couvrir , fans croire qu'il foit honte ux d'être vus tels que nous fommes. Quant a ce que tu dis de la rigueur des faifons je ne puis & ne dois pas même y ajouter foi: car fi le pays eft fi infupportable , qui eft-ce qui peut obliger celui qui fair raifonner a en faire fa patrie? Ne faut-d pas etre pis que bêre pour faire fon féjour dans des lieux donr 1'air eft mortel en certaines faifons ? La nature faifant un animal, lui donne la liberté du mouvement pour chercher fon bien , & fuir fon mal: quand donc il sopiniatre a demeurer oü il eft menacé de routes parts, & ou il faur qu'il foit dans une gêne continueile pour fe conferver,  de Jacqüës Sadeur. il faut qu'il ait tout-a-fait perdu le fens s'il en a jamais eu: pour ce qui eft de la foiblefle que tu nommes pudeur, je n'ai rien a dire , puifque tu conviens avec tant de fincérité de ce défaut; c'eft effeótivement une grande foiblefle que de ne fe pouvoir regarder les uns les autres , fans reffentir les mouvemens brutaux donr tu m'as parlé. Les bêtes fe voient continellement, & cette vue ne leur caufe aucune altération. Commenr donc, vous qui vous croyez d'un ordre bien fupérieur a elles , êtes-vous plus fragilés qu'elles ne font? D'ailleurs , il faut que vous ayez la vue beaucoup plus foible que les animaux , puifque vous ne pouvez voir a travers une fimple couverture, ce qui eft deflous, & qu'il s'en trouve parmi eux qui ont les yeux affez pénétrans pour voir a travers une muraille ce qui eft derrière. Tout ce que je puis juger de ceux de ron pays , par ee que tu m'en apprends, c'eft qu'ils peuvent avoir quelques étincelles de raifon , mais qu'elles font fi foibles, que bien loin de les éclairer , elles ne leur fervent qu'a les conduire plus füremenr dans Terreur. S'il eft vrai que leur pays foir inhabirable , a moins qu'ils ne fe fervenr d'habits & de couverrures, en y demeurant ils font juftement comme ceux qui, au lieu de s'éloigner d'un danger évident, raifonneroienr beaucoup afin de ttouver mille préfervatifs pour s'en mettre a-couvert fans  5*0 Voyage le foir. Que s'il eft vrai que les habits les reiideüC fages a la vue les uns des autres , je ne fais a qui les comparer qua de perits enfans qui ne connoiflent plus un objet aullitót qu'il eft voilé. Pour moi je crois bien plutót que c'eft la difformité qui a fait inventer parmi svous les habits, & que c'eft elle qui les y autorife, & qui les y conferve. Car il n'y a rien de plus beau dans l'homme que 1'homme même, lors qu'd eft fans défaurs, & qu'il a toutes les qualicés naturelles qui concourenr a fon entière perfeétion. J'écoutois eer homme plutót comme un oracle, que comme un philofophe, & toutes les propofitions qu'il avancoit me paroifloient appuyées fur des raifonnemens invincibles. II n'en dit pas ■ davanrage touchant cet arricle ; & fans me lailfer le rems de lui rien répondre, il palfa a celui de 1'avarice. Je vis rrès-bien qu'il n'en connoifloit que le nom'; car 1'ayant prié de m'expliquer ce au'il vouloir dire, je compris qu'il enrendoir par avarice une foiblefle d'efprit qui confiftoit a faire des amas de chofes curieufes & fans profir. Tous les Auftraliens ont en abondance ce qui eft néceflaire a leur entretien ; mais ils ne favent ce que c'eft que d'amafler, ni même de garder quelque chofe pour le lendemain; & leur manière de vivre en cela peut pafler pour une image parfaire  BE JacQUEsSaDEUH. $21' Jaite de 1'état de l'homme jouifiant de la béatitude naturelle fur la rerre. Pour ce qui eft de 1'ambition, il en avoit quelque gtofliére connoilfance, mais ellefe réduifoit a concevoir des hommes élevés au-deilus des aurres. Je lui dis qu'on éroit perfuadé en Europe qu'une multitude fans ordre produifoir une confufion dans laquelle on ne pouvoit goürer aucun bien de la vie ; Sc que 1'ordre fuppofoir un chef auquel les aurres hommes fulfent foumis. Le vieillard prit occafion de-la. de m'expliquer une doétrine dont je coïtus effedivement le fens ; mais dont il m'eft impodible de donner aux aurres la connoiffance avec des termes aufli forts Sc auffi énergiques que ceux dont il fe fervit pour me la faire entendre. II me fit donc comprendre qu'il étoit de la nature de l'homme de naïrre Sc de vivre libre qu'on ne pouvoir par conféquent 1'affiijettir fans ie dépouiller de fa nature ; qu'en 1'alfujettifiant on le faifoit defcendre au-defldus de la béte; paree que la béte n'étant que pour le fervice de l'homme, Ia capriviré lui eft en quelque facon naturelle; mais que l'homme ne pouvant naïtre pour le fervice d'un aurre homme, on ne pouvoit le contramdre fans lui faire une violence qui le dégrade en quelque facon de fa propre exiftence. II s'étendn fort au long pour me prouver qu'affujettir uij X  }i2. Voyage homme a un autre homme c'étoit 1'aflajettir a fa propre nature , & le faire en quelque manière efclave cle foi-même , ce qui renfermoit une contradiétion & uneviolence qu'il eft prefque impofiible deconcevoir. II ajoura que 1'eiTence de l'homme confiftant en la liberté , la lui vouloit örer fans le clétruire, c'étoit le vouloir faire fubfifter fans fa propre effence. Notre conférence avoir déja dure plus de quarre heures, & fi 1'heure d'une aflemblée publique ne nous eut obligés a finterrompre, nous étions en difpofition de la faire beaucoup plus longue : j'entrai au Hab, 1'efprit tout plein des raifonnemens que j'avois ouis, admirant les connoiffances & les grandes lumières dont ce peuple étoit rempli; la force des raifons de eer homme fufpendoir tous mes fens, & je palfai le tems de cette aflemblée •dans une efpèce d'étourdilfemenr: il me fembloit cue je voyois les chofes d'une toute autte facon. qu'auparavant\ je fus plus de liliit jours comme forcé a faire des comparaifons continuelles de ce que nous étions, avec ce que je voyois; jenepouvois me laffer d'admirer une conduite fi oppofée a nos défauts, & j'étois honteux d'êtte obiigé de reconnoitre que nous étions bien éloignés de la perfeöion de ces peuples. Je me difois a moimême , feroir-d vrai que nous ne fuflions pas toutiUfait hommes; mais, ajoatois-je, fi cela n'eft pas >  di Jacques Sadeur. quelle différence de ces gens d nous? Ils fe rrouverit, par 1 'état de leur vie ordinaire, .élevés k un point de vertu ou nous ne faurions atteindre que par les plus grands efforts de nos plus nobles idéés s notre morale la plus pure ne peut rien concevoir de plus raifonriable, ni de plus exaét que ce qu'ils pratiquent narurellement fans régies 8c fans précepres, certe union que rien ne peut altérer, ce detachement de tous les biens, cette pureté'inViolable: enfin cet attachement fi étroit a la raifon qui les unit entr'eux, & les porte tous a tout ce qu'd y a de meilieur & de plus jufte, ne peuvent être que les fruits d'une vertu confommée, au-deld de laquelle on ne peut rien concevoir de plus parfair. Nous autres, au contraire a combien de vices & d'imperfections ne fommes-nous pas fujets? Cette foif infatiable des richelfes, ces diflentions continuelles, ces trahifons noires, ces confpiratiohs fanglantes & ces boucheries cffroyables par lefquelles nous nous égorgeons les uns les aurres rous les jours, ne nous forcenr-elles pas de reconnoitre que nous nous conduifons bien plus par la paflion que par la raifon? Et dans cet état, ne feroit-il pas a fouhaiter qu'un de ces hommes que nous croyons barbares, vïnt nous défabufer & parut avec rant de verrus qu'il prarique par les feules vues de la lumière naturelle, pour confondre Ia vanité que nous tirons de nos prérendues connoif- Xij  '| 2-4 Voyage fances, avec lefquelles toutefois nous ne laiffons pas de vivre comme des bêtes ? CHAPITRE VI. De la religion des Auftraliens^ C'est le fujet le plus délicat & le plus caché qui foit parmi les Auftraliens que celui de la religion ; c'eft un crime iuouï que d'en parler , foit par difpure , foit par forme d'éclaircilfemenr: il n'y a que leurs mères qui, avec les premières connonTances, leur infpirent celle du Haab , c'eft-adire, 1'incompréhenfible. Ils croient que cet être incompréhenfible eft par-rour, & ils onr pour lui toure la vénération imaginable, mais on recommande avec grand foin aux jeunes-gens de 1'adorer toujours fans en jamais parler , & on leur perfuadé que c'eft 1'offenfer par 1'endroir le plus fenfïble, que de faire de les diviues perfeótions le fujet de leurs entretiens; de forte qu'on peut dire que leur grande religion eft de ne point parler de religion. Comme j'avois écé élevé dans des maximes bien différentes, je ne pus gouter un culre fans cérémonies , ni m'accommoder d'une religion ou je n'enrendois jamais parler de Dieu : cela me caufa fseaucoup d'inquiétude pendant un tems 3 mais  de Jacqdes Sadeur. 325 enfin, je découvris mes peines a mon vieux philo-, fophe, lequel m'ayant ouï, me tira pat la main, me conduifant dans une allée , & me dit d'un air forrgrave: feriez-vous plus homme en Ia connoiflanee du Haab, qu'en vos autres a&ions y 011vrez-moi donc votre cceur, & je vous promets de ne vous rien cachet. Je fus ravi d'avoir rencontré une occahon auffi favorable que celle-la pour apprendre Ie détail de la croyance de ces petiples. Je dis donc a mon vieillard , le mieux qu'il me fur poffible, que nous avions deux forres de connciffances de Dieu en Europe ; 1'une naturelle , l'autre furnaturelle. La nature nous fait connoïtre un Êrre fouverain , l'auteur & le confervareur de routes chofes. Cette vérité éclate a mes yeux, ajoutai-je, foit que je confidère la terre, foit que je regarde les cieux, foir que je falfe réflexion fur moimême. Aüffitót que je vois des ouvrages qui none pu êtte faits que par une caufe fupérieure, je fuis obligé de réconrtoïtre & d'adorer un être qui n'a pu être fait, & qui les a faits : & quand je me confidère moi-même, je fuis affiiré que, comme je ne puis êrre fans avoir commencé, il s'enfuit que pas une perfonne femblable & moi, n'a pu êrre fans commencement. : & conféquemment il fauc que je remonte dun premier être, qui, n ayant point eu de principe, foit Forigine de rous les autres. Lorfque ma raifon m'a eonduir a ce pre-  f£f Voyage mier principe, je conclus évidemment qu'il m peut êrre borné , paree que les limites fuppofent de néceffité une produdion & une dépendance. Le vieillard ne fouffrit pas que j 'étendifle davantage mon difcours ; & m'interrompant a ces dermères paroles, il me dir avec plufieurs marqués defatisfaclion, que fi nos Européens pouvoient forrner ce .raifonnement, ils n'étoientpas tout-dfait dépourvus des plus folides connoiffances. J'ai toujours formé ce raifonnement comme tu viens de 1'expliquer, ajóuta-t-d ; & bien que le chemin qud faut faire pour arriver a la vérité par ces fortes de réflexions, foit extrêmement long, je fuis perfuadé qu'd eft faifable : j'avoue cependant que les grandes révölutions de plufieurs milliers de fiècles, peuvent avoir caufé de grands changemens dans ce que nous voyons: mais mon efprit ne me permerpas ni d'y concevoir une éternité, ni d'y comprendre une produdion générale fans la conduite d un fouverain être qui en foit le fuprême moderateur. C'eft s'abufer foi-même que de lailfer errer fon imaginationparmi des milliers de révölutions, & de rapporter tout ce que nous voyons k des rencontres fortuites qui n'aient eu aucuu autre principe qu'un mouvement local & le choc de plufieurs petits corps : c'eft la s'embarralfer en des difficultés qu'on ne réfoudra jamais, & fe mettre en danger de commettre un blafphême exécrable ;  deJacques Sadeur. 327 c'eft donner a la créature ce qui n'appartient qu'au créateur : c'eft par conféquent payer d'une ingratirude infupportable celui a qui nous avons 1'obligation de tout ce que nous fommes. Quand menie on pourroit concevoir que 1'éternité de ces petits corps eft poffible, puifqu'il eft certain que 1'autre opinion eft au moins autant, pour ne pas dire plus probable que celle-la ; c'eft s'expofer a un crime volontaire, que de la lailfer pouradmettre des corps fans fentimént, & incapables d'aucune connoiffance. Ce furent ces confidérations qui nous obligèrenr il y a environ quarante-cinq révölutions, a fuppofer ce premier de tous les êtres , & a 1'enfeigner comme le fondement de tous nos principes , fans qu'on ait foufterr depuis qu'on parlat d'aucune doóhine qui put donner atteinte a cette orande verité. J'écoutois ie difcours de cet hcmme avec route 1'attention dont je fuis capable; la grace avec laquelle il paiioit, & le poids qu'il donnoit a fes paroles , ne me perfuadoient pas moins que fes raifons; mais comme je vis qu'il éroir fur le poinr de me faire quelque nouvelle queftion , je pris la parole , & je lui dis, que quand même on pourroit accorder 1'éremiré a ces petits corps dont nous parlions, on neprouveroit jamais qu'ils aient pu diftinguer ce monde , & le diverfifier comme nous voyons qu'il 1'eft maintenant , fuivant ce principe inconteftable : que les chofes demeurant Xiv  ilS Voyage les mêmes, ne peuvent rien faire qui foit différent d'elles-mêmes. Ainfi, ces atomes n'ayant aucune différence entt'eux que celle des nombres *& de la pluralité, n'auroient pu faire au plus que des maffies informes & de même qualité qu'eux. Ce qm caufe plus de difficulté a certains efprits, reprit-il, c'eft la grande abftraótion de cet être des êrres, qui ne fe découvre non plus que s'il n'étoit pas; mais je trouve que cette raifon ne peut avoir de force, paree que nous en avons plufieurs auttes qui nous obligent a croire qu'il eft trop au-deffus de nous pour fe manifefter i nous autrement que par fes ouvrages. Si fa conduite pouvoit être particuhère, j'aurois peine a me perfuader que ce fut la fienne, puifqu'un être ünivèrfel ne^doit agir que d'une manière univerfelle. , Mais S>il eft vrai' répliquai-je, que vous ne revoquez point en doute ce premier &c fouverain principe de routes chofes, pourquoi n'avez-vous pas étabh une religion pour 1'honorer? Les Européens qui le connoiffenr comme vous ont leurs heures réglées pour 1'adorer; ils ont leurs prières pour 1'invoquer , leurs louanges pour le glorifier, êc fes commandemens pour les garder, Vous parlez donc librement du Haab, dit-il en m'interrompant: oui fans doute, lui répondis-je, & il eft le fujet de nos plus agréables & de nos plus néceffaires entretiensj car nous ne devons trouver nen  de Jacques Sadeur. 319 'de plus agréable que de parler de celui de qui nous dépendohs, abfolument pour la vie & pour ia morr, rien n'eft auffi plus jufte & plus néceflaire, puifque ce n'eft que par-la que nous pouvons exciter norre reconnoiflance & nos refpeds envers lui. Rien n'eft plus raifonnable que cela, répartit-il; mais vos fentimens fontdis les mêmes touchant cet être incompréhenfible? II en eft peu, lui dis-je, qui ne penfent la même chofe en tout ce qui regarde fes fouveraines perfedions. Parlez-moi politivement & clairement, reprit-il avec précipitation; les raifonnemens que vous faites fur ce premier être, font-ils fembiables? Je lui avouai, de bonne foi, que les fentimens étoient forr partagés dans les concliifionsque chacun riroir fouvenrdes mêmes principes, ce qui caufoir plufieurs conteftations fort aigres, d'oü naifioient fouvent des haines très-envenimées, & quelquefois même des guerres fanglantes, & d'autres fuites non moins funeftes. Ce bon vieillard répliqua, avec beaucoup de naïveté, que fi j'avois répondu d'une aurre manière, il n'auroit pas parlé davantage, & auroit eu le dernier mépris pour moi: étant, difoit-il, très-affiiré que les hommes ne pouVoient parler d'une chofe incompréhenfible, quils n'en eufent des opinions fort différentes, & même tout-a-fait cpntraires. II faut être aveugle, ajouta-t-il, pour ignoter unprc-  3 3® Voyage mier principe, mais il faut être infini comme lui pour en pouvoir parler exadtement; car puifque nous reconnoiffons qu'il eft incompréhenfible, il s'ehfuit que nous ne pouvons en parler que par conjeéhire, & que tout ce que nous en pouvons dire, peut bien contenter les curieux, mais ne fauroit fatïsfaire les perfonnes raifonnables : & nous aimonsmieux nous raire abfolument que de«nous expofer d débiter quantité de faufletés touchant la nature d'un être qui eft fi forr au-deffus de la portée de nos efprirs. Nous nous affemblons donc au Hab, feulemenr pour reconnoitre fa fuprême grandeur, & pour adorer fa fouveraine puiffance : nous laififons a chacun la liberté den penfer ce qu'il voudra: mais nous nous faifons une loi inviolable de n 'en jamais parler, de peur de nous engager, par nos difcours, dans des erreurs quipourroient 1'orfenfer. Je laiffe aux favans a juget d'une conduite auffi extraordinaire, qui eft celle de ne parler en aucune manière de Dieu. Tout ce que j'en puis dire, c'eft qu'elle leur imprime un refpeét admirabje pour les chofes divines, & produit entr'eux une union dont nous ne voyons poi nt d'exempleparmi nous.'Comme' je voyois bien que 1'heure du Haab nous alloit cbiiger a nous féparet, je le preffai de me dire quels étoient les fentimens des Auftraliens touchant la nature de 1'ame: il m'expliqua donc leurs fentimens fur ce fujet, mais il le fit d'une manière &  de Jacques Sadeur. 331 relevée, que je ne pus réténïr ce qu'il me dit, quoiqu'en 1'écoutant, je compride en quelque facon toutes fes idéés. L'elfentiel de leurs opinions touchant cette mati.ere, autant que je puis m'en reiïöuvenir, roule fur la docfrine d'un génie univerfel qui fe communiqué parparries a chaque particulier, & qui a la vertu, lorfqu'un animal meurt, de fe conferver jufqu'a ce qu'il foit communiqué a un autre: tellement que ce génie s'éteint en la morr de cet anima!, fans cependant être détruit, puifqu'il nattend que de nouveaux brganes, & la difpofition d'une nouvelle machine pour fe rallumer, comme je 1'expliquerai plus amplement lorfque je parlerai de leur philofophie. CHAPITRE VII. Du fentiment des Auftraliens touchant cette vie. J" E n'ai que trois chofes a remarquer fur le fentiment des Auftraliens touchant la vie préfente. La première en regarde le commencement; la feconde, le cours: & le troifième, la fin. Leur manière de recevoir la vie, de la conferver, & de la finir. J'ai déja dit de quelle manière les Auftraliens  j?1 Voyage viennent au monde ; mais comme c'eft nri des principaux points de cette hiftoire , je crois être obligé a en dire encore quelque chofe. Ils ont une fi grande averfion pour tour ce quï regarde ces premiers commencemens de la vie, qu'un an ou environ après mon arrivée, deux frères m'en ayant entendu dire quelque chofe „ ds fe retirèrent de moi avec autant de fignel d'horreur que fi j'eulfe commis quelque grand cnme. Un jour que je m'en découvris £ mon vieux philofophe, après m'avoir fait quelque cenfure fur ce fujet, il entra dans un long difcours, & m'étala plufieurs preuves , pour m'obliger l croire que les enfans venoient clans leurs entrailles, comme les fruits viennent fur les arbres j mais, comme il vir que routes fes raifons ne faifoient aucune impreffion fur mon efprit, & que je ne me pouvois empêcher de fourire, il me quirra fans achever, me reprochant que mon incréduhré venoit de la cotrupdon de mes mceurs. II arriva une aurre fois, environ fix mois après mon arrivée, que les carefles extraordinalres des frères me causèrent quelque mouvement déréglé, dont quelques-uns s'appercurent,.& en furent fi fort fcandahfés, quïls me quittèrenr , le cceur plein d'mdignarion : dès-lors je devins odieux i »ut le monde, comme j'ai déjd dit, ik ds m'au-  tde Jacques Sadeur." 353' roient infailliblemenr fait périr, fans l'aflïftance particuliere du vieillard dont j'ai parlé. Cependant, en trente-deux années que j'ai demeuré parmi eux, je n'ai pu connoïtre ni quand, ni comment s'y fait la générarion. Quoi qu'il en foit, on ne voit a leurs enfans ni rougeoles, ni perires-véroles, ni aurres femblables accidens auxquels les Européens fonr fujets. Auffitót qu'un Auftralien a concu, il quitte fon apparrement, & fe tranfporre au Heb, ou il eft recu avec des témoignages de bonté extraordinaires , & ou il eft nourri, fans êtte obligé a travailler. Ils ont un cerrain lieu élevé, fur lequel ils monrenr pour rendre leur fruit, qu'on recoit fur des feuilles de bals ; après quoi la mère le prend, le frorte avec ces feuilles , & 1'allaire, fans qu'il pandde qu'elle air fouffert aucune douleur. Ils ne fe fervenr point de langes, de bandes , ni de betceaux. Le lait que la mère leur donne eft fi nourriflant, qu'il leur fuffit pour rour alimenr pendant deux années; 8c les excrémens qu'ils jettent font en fi petite quantité , qu'on diroit qu'ils n'en rendent point. Ils patiënt otdinairemenr a buit mois, ils marchent a un an, 8c a deux on les sèvre. Ils commencent a raifonner i trois ans: & auflitbt que la mère les quitte, le premier maitte de la première bande leur apprend a lire, 8c leur donne en même temps les premiers  5*4' V O V A G I 'élémens des connoiffances plus avancées. Tis de, meurent ordinairement trois ans fous la conduite de ce prcmrermam-e, & paffe„t enfuite fous la difaphne du fecond , qui leur enfeigne 1'écriture, & demente avec eux pendant qu?rre ans & ainfi des autres a propornon , jufqu'a trente«nq ans, auquel age ils font confommés en toutes fortes de fciences, fans que Ion remarque jamais aucune différence entr'eux, foit par la capacité, foit par le génie, ou le favoir. Lorfqu'il, ont ainfi achevé le cours de toutes leurs études , üs peuvent être chodis pour lieutenans, c'eft-a-dire pour remplir la place de ceux qui yeulent fortir de la vie. J'ai parlé au chapitre cinquième de leur humeur, mêlée d'une certame douceur pleine de gravité, qui formele tempérament des hommes les plus raifonnables , & les plus propres a la focieré. Ils font forts , robuftes & vigoureux & leur fanté n'eft jamais altérée par la moindre maladie. Cetre conftltutïon admirable vienr fans doute de leur naiflance & de 1'excellente nourrilure quils prennenr toujours avec modérarion • comme nos maladies font toutes des fuites de la corrupnon du fang dont nous fommes fotmés, & de 1'excès des mauvaifes viandes qui nous fervent de nournrure. En effet nos parens nous communiquent ordinairejnent tous les défauts qu'ils ont  de Jacques Sadeur. 335 contraétés par leur vie déréglée : léur intempérance nous remplit d'une abondance d'humeurs fuperflues qui nous tuenr, quelque robuftes que nous foyons, d nous ne nous purgeons très-fuuvent. Ce font les chaleurs excellives qu'ils allument dans leur fang par leurs débauches , qui nous caufent ces ébullitions, & tous ces autres maux fouvent fales & dégoutans qui nous couvrent tout le corps. Leur bile nous donne des difpofitions a la colère , leur lubricité ausrnente notre concupifcence ; en un mot ils nous font tels qu'ils font, paree qu'ils ne fauroient nous donner que ce qu'ils ont. Les Auftraliens font exempts de toutes ces paffions , paree que leurs parens n'y étant pas fujets, ils ne peuvent les leur communiquer : comme ils n'ont aucun principe d'alrération, ils vivent dans une efpèce d'indifférence , d'ou ils ne fortent que pour fuivre les mouvemens que leur imprime la raifon. Nous pouvons faire a-peu-près le même raifonnement touchant la nourriture des Auftraliens: car, fi les Européens ont le malheur de n'avoir pour alimens que des viandes fort mal-faines , il arrivé communément qu'ds en prennent beaucoup plus qu'il ne leur en faut pour fe raflafier : & ce font ces excès qui leur caufent enfuite des fbiblefles d'eftomac, des fièvres & autres infir-  335 Voyage mités qui font entièrement inconnues aux Auftraliens. La tempérance de ceux-ci & la bonté des fruits, dont ils font toute leur nourrituré, les maintiennent dans une fan té inaltérable; auffi, bien loin de fe faire gloire de manger & d'être fomptueuxen feftins, comme nous, ils fe cachent & ne mangent qu'en fecret & comme i la dérobée. Us dorment très-peu , paree qu'ils font perfuadés que le fommeil eft une acW trop animale, de laquelle l'homme devroit tout-d-fait s'abftenir, fi cela étoit poffible. Ils conviennent tous que cette vie n'eft qu'un mouvement plein de trouble & d'agitation. Ils font perfuadés que ce que nous appelons la mort eft leur repos, & que le plus grand bien de l'homme eft d'arriver a ce terme , qui met fin a toutes fes peines : de-la vient qu'ils font indifférens pour la vie , & qu'ils foühaitent paffionném=nt de mourir. Plus je rémoignois d'apptéhen-' fion pour la morr, plus ils fe confirmoient dans la penfée que je ne pouvois être homme , puifque, felon leuts idéés, jepéchois contre les premiers principes du raifonnement. Mon vieillard m'en paria plufieurs fois , & voici d-peu-ptès les raifons qu'il me donna : Nous fommes dhférens des bêres , me difoir-il, en ce que leurs connoiffances ne pénétrant pas dans le fond des chofes, elles n'en jugent que par 1'écqrcé & la couleur : c'eft  de j a c q ü e 's Sadeur. 337 fc eft de-la qu'elles fuyent leur deftruéfion comme leur plus grand mal, & qu'elles travaillenr pour leur confervarioli comme pour leur plus grand bien, ne confidérant pas que, puifque c'eft une néceffité abfolue qu'elles périffenr, toutes les peines qu'elles fe donnent poür 1'empêcher font vaines & inutiles. Pour raifonner de même fur ce qui nous ïegarde , continua-t-il, il faut que nous confidérions la vie comme un état de misère, quoiqu'elle Confifte dans 1'union d'une ame fpirituelle avec un corps matériel, dont les inclinarions font entièrement oppofées 1'une a l'autre: tellement que denree de vivre, c'eft fouhaiter d'elfuyer la violence de ces oppolirions: & demander la morr, c'eft afpirer au repos dont chacune de ces deux parties jouit lorfqu'elles font toutes deux dans leur centrèi Comme nous n'avons rien de plus cher que noir« mêmes, ajouta-tdl, & que nous ne pouvons nous regarder que comme des compofés dont la diffolution eft certaine & infaillible, nous languifions plurót que nous ne vivons; ce qui étant ainfi, ne vaudroit-il pas mieux netre point > que d'être pour connoïtre que bienr.pt on ne fera plus ? Les foins defe conferver font inutiles, puifqu'enfin il faue inourir. La vue de nos plus rares talens & de nos connoiffances les plus exquifes, nous caufe un fecond tourment, puifque nous' ne pouvons les éónfidérer que comme des biens paffagers dont 1'ac- Y  53^ VoYAÓE quifition nous a coüté mille peines, & dont il n'eft pas en notre pouvoir d'empècher la perte. Enfin tout ce que nous confidérons au-dedans & audehots de nous, conttibue a nous rendre la vie odieufe, infupportable. Je répondis a tout cela, qu'il me fembloit que te raifonnement prouvoit trop, que pour lui donner route fa force, il faudroit que je fufle rrifte de ce que je connois quelque chofe qui me furpalfe : ce qui eft pourrant faux, puifque la bonté du jugement confifte a fe pouvoir conrenrer de fa condition, & a éloigner les réflexions qui ne fervent qu'a nous aftliger, furrout fi nous ne pouvons pas y apporter de remède. II y a du folide dans ra réponfe, répartit-il, mais elle eft foible en deux chefs: 1'un eft de pouvoir fufpendre fon jugement, & l'autre de fe pouvoir aimer fans détefter fa difiolution. Pouvoir le premier, c'eft pouvoir être fans voir ce qui eft fans cefie devant nos yeux, pouvoir le fecond, c'eft aimer 1'être fans haïr le néanr. C'eft une grande foiblefle de croire qu'on puifle vivre fans être continuellement frappé de fa deftrucUan: c'en eft une encore plus grande de craindre ce qu'on fait qui arrivera infailliblemenr: mais c'eft une folie achevée de chercher des préfervarifs pour évirer ce qu'on connoit iuévitable. Pouvoir êrre lans voir la mort, c'eft pouvoir vivre fans fe  de Jacques Sadeur, ^ 3 ^ eöüiioitre, puifque la mort eft inféparable de nous* hiêmesj & que nous voir en toutes nos parties, c'eft ne voir rien que de morrel. Pouvoir craindre la morr, c'eft pouvoir accorder deux chofes contradicloires, puifque craindre fuppofe un doure de ce qui arrivera, & que nous favons que la mort arrivé indubirablemenr: c'eft encore pis de prendre des préfervatifs pour la dérournerj puifque nous fommes alfurés que cela eft impoftible. Je répliquai que nous pouvions, avec juftke, craindre, non la •mort, mais fes approches : & que les préfervatifs étoient utiles , puifqu'ils pouvoient au moins nous en éloigner pour un tems. Fort bien, répartittdl: mais ne vois-tu pas que la néceffité de mourir étant indifpenfable, fon éloignement ne peut nous caufer qu'une fuite de peines, de chagrins <5e d'enhuis. Je lui répondis que ces raifons auroienr beaucoup plus de poids parmi les Européens que chez eux, ou ils ne favent ce que c'eft que fouffrir, au lieuque la vie des Européens n'étoit qu'une chaine de fouffrances Sc de misères. Quoi donc! dit-il, avez-vous d'autres infirmités que celles d'être mortels & de vous connoïtre mourans ? Jel'adurai qtfon mouroit fouvent phifieurs fois auparavant que d'achever de mourir, Sc que la mort n'atrivoit aux Européens qua force de maladies qui les abattoient & les faifoient enfin  "34° Voyage défaillir. Cette réponfe fut pour lui un myftère: 8c comme je m'efforcai de lui faire comprendre nos gouttes, nos migrarnes, nos coliques: je vis qu'il n'entendoit pas ce que je voulois dire; il fallut donc, pour me faire entendre, que je lui expliquaffe en particulier quelques-unes des douleurs que nous fouffrons; & comme il m'entendit, il ajouta: feroitil poffible qu'on put aimer une telle vie? Je répondis que non-feulement on 1'aimoit, mais encore qu'on employoit toutes chofes pour la prolonger : d'ou il prit un nouveau fujet de nous accufer d'infenübilité ou d'exrravagance: ne pouvant, difoit-il, comprendre qu'un homme raifonnable, affuré de fa mort, qui fe voyoit tous les jours mourir a force de fouffrances, 8c qui ne pouvoit prolonger fa vie fans une continuelle langueur, put ne pas fouhaiter la mort comme fon plus grand bien. Nos fentimens font bien éloignés des vótres, ajouta-t-il: auffitót que nous fommes capables de nous connoïtre, comme nous fommes obligés de nous aimer, & que nous nous confidérons comme les vief imes nécelfaires d'une caufe fupérieure qui peur a tous momens nous dérruire, nous faifons fort peu de cas de notte vie , 8c nous ne la regaivdons que comme un bien étranger que nous ne pouvons polféder qu'en fuyanr. Le tems pendant lequel nous en jouilfons, nous eft a charge, paree  de Jacques Sadeur. 541 qu'd ne fert qu'a nous faire regretter un bien qu'on Hqus öte plus facilement qu'on ne nous le donne. Enfin nous nous ennuyons de vivre,. paree que nous n'ofons nous attacher a nous-mèmes de toute la tendreffe que nous poumons avoir, pour ne pas fouffrir de trop grandes violences quand nous ferons 'obligés de nous quitter. Je lui dis a cela que la raifon nous apprenoit que 1'être étoit toujours préférable au néant, & qu'il valoit mieux vivre, quand ce ne feroit que pour un jour, que de ne pas vivre : furquoï il me répondit qu'il falloit difïinguer deux chofes dans notre être: 1'une eft 1'exiftence générale qui nepérit point, l'autre eft cerre exiftence particulière, ou cet être individuel qui périr. La première eft meilleure que la privarion : & c'eft ce qu'on doit abfolument entendre, quand on dit que 1'être eft préférable au néant. La feconde eftfouventpire que la privarion, furrour fi elle eft accompagnée d'une connoiffance qui ne tende qu'a nous rendre malheureux. Je repartis que fi 1'être en général éroit medleur que le non-être, il s enfuivoït que 1'être en particulier valoit mieux que fa privation; mais il me fatisfit en me propofant I'exemple même de 1'état ou j'avois été. Dis-moi degrace, me dit-il, quand tu te confidérois feul dans ces lieux dont tu nous as parlé, environné de toutes parts de Ia mort, pouvois-tu croire alors que ta vie fut un bien, &  ?4Z VoYASE" 1 éft.mois-tü plas que le néant? N'eft-il pas vrai que tes connoiflances ne fervoient qu'a te rendre miférable, & que tu aurois préferé d'être infenfible aux fentimens que tu avois de ta misère? II ne fert donc a tien de vouloir fourenir que connoïtre eft un bien, puifque la connoiflance qui m'afflige non-feulement ne m'eft pas un bien, mais encore un mal d'aurant plus fenfible que je le connois mieux. C'eft de ce principe que fuir notre véritable misère, de connoïtre ce que nous fommes & ce que nous devrions être; nous favons que nous fommes des êtres nobles, excellens , en un mot, dignes d'une éternèlle durée: & nous voyons qu'avec toute notre nob'efle & notre excellence, nous dépendons de mille créarures qui font beaucoup au-deflous de nous. Voila ce qui eft caufe que nous ne nous regardons que comme des êtres qu'on n'a élevés que pour les rendre plus malheureux, & ce qui fait que nous aimerions mieux n'êtte point du tout,,que d'être tout enfemble & fi excellens & fi miférables. Nos ancêtres étoient tellement convaincus de cette vériré, qu'ils cherchoient la mort avec le plus grand empreflement du monde ; & comme nos pays devenoient déferts, on trouva des raifons pour cónvaincre ceux qui reftoienr, de s'épargner durant quelque tems; on leur remontra qu'il ne falloit pas rendre inutüe une fi belle & fi grande terre ; qua nous faifions un ornement de cet ümVers, &z que  de Jacques Sadeur. 343' nous devions endurer la vie quand ce ne feroit que pour complaire au fouverain maitre qui nous 1'avoit donnée. Quelque rems après, pour remplacer ceux qui avóienr cherché leur repos dans une mort volontaire, tous ceux qui reftoienr s'obligèrent de préfenter jufqu'a rrois enfans aux Hebs. Tout le pays ayant été ainfi repeuplé, on publia qu'on ac->corderoir déformais la permiilion du gtand repos a quiconque préfenreroit un homme au Heb, foit que ce fut fon propre fils ou quelqu'aurre qui voulüt bien lui fervir de lieurenanr & occuper fa place; mais on délibéra en même-rems, que perfonne ne pourroir demander cerre permiflion qu'il n'eur au moins cent ans, ou qu'd ne fit paroitre.quelque blelfure qui 1'incommodat extraordinairemenr'. Lorfqu'il achevoit ces mots, nous fumes joinrs. par deux frères, donr je fus très-faché: car je n'avois jamais trouvé mon vieillard fi bien difpofé a me découvrir les myftères de routes les chofes fur lefquelles je lui demandois quelque éclaircifiement. Au refte, il ne fe fait point d'aflemblée au Hab ou il n'y air vingt ou trente perfonnes qui dèmandenr la liberré de rerourner au repos, & on ne la refufe a qui que ce foit, quand on a de ju-ftes raifons pour la demander. Lorfque quelqu'un a obtenu fon congé pour forrir de la vie, il préfente fon lieutenant qui doit avoit au moins trente- Yiy  ?44 . V O VAGE' cmq ans. La comp,lgnie le recoit avec joie, & on lui donne le nom du vieillard qui veut ceder de vivre. Cela étant fait, on lui repréfente les belles aétions de fon prédéceffeur, & on lui dit qu'on eft afiuré qu'il ne dégénérera pas de la vertu de celui dont il varemplir la place. Cet'te cérémonie étant achevée, le vieillard vienr gaiement a la table des fruits du repos, oü il en mange jufqu'a buit, d'un vifage ferein & riant. Lorfqu'il en a mangé quatre, fm cceur fe dilare, fa rare s'épanouir: de forte que' la joie extraordinaire qu'il reffent, lui fait faire plufieurs extravagances, comme de fauter, de danfer & de dire routes fortes de fottifes auxquelles les frères ne font point d'attention, paree qu'elles partent d'un homme qui perd la raifon. On lui pféfente encore deux aurres fruits qui altèrent totit-dfait fon cerveau 5 alors fon lieutenant avec un autre Is cönduifent au lieu qu'il s'eft choifi quelque tems auparavanr pour fépulture : & H ils lui donnenc deux aurres fruits qui le piongent dans un fommeil éternel. Ils ferment enfuite fon tombeau, & s'en rerournenr en conjurant ie fouverain êrre d'avancer les bienheureux momens auxquels ils doivent jomr du repos pareil d celui de leur frère, Voild ■comme naiftènt, vivent & meurent les Auftraliens,  de Jacques Sadeur. 345 CHAPITRE VIII. Des cxercïces des Aujlraiiens. -Les Auftraliens comptent leurs années depuis le premier point du folftice du Capricorne, jufqu'a la révolution du même point, & ils en jugent exaófement par 1'ombre d'une pointe attacliée contte une muraille, & oppofée dkectement au midi: lorfque cette ombre eft parvenue au point le plus bas qui eft marqué dans tous leurs appartemens, ils reconnoilfent que 1'année eft finie. Depuis ce folftice jufqu'a 1'équinoxe de Mars, ils comptent un fueb ou un mois : depuis 1'équinoxe de Mars jufqu'au folftice de 1'Ecrevilfe, ils comptent un autre mois. Depuis ce tems jufqu'a l'autre équinoxe, un rroifièrne mois, & le qua-' trième s'étend depuis cet équinoxe jufqu'au folftice du Capricorne: de forte qu'ils n'ont ainfi que quatte mois en 1'année : ils nomment fuèin, ce que nous appelons femaine, & ils en comptent autant qüê de lunaifons; ils divifent les jours qu'ils nomment fuec en trois patties; murc, le jour commencant; dure, le jour avancé; & fpurc, le jour finhffant: ils ne font aucune divifion de la nuk, paree qu'ils la pafient dans un profond fommeil,  Us Voyage qu'ils fe procurent par le moyen des fruits qu'ils mangent avant que de s'epdormir; car ces fruits les affoupitTent tellement, que rien n'eft capable de les réveiller tant que leurs fens font engoutdis paria vertu de ces fruirs. Le murc commence & cinq heures du matin, Sc dure jufqu'a dlx heures : le dure foir qui dure jufqu'i trois heures du foir, après lequel eft le fpurc qui dnit a huit heures. La première parrie du jour feft pour le Hab & les fciences : la feconde pour le travail, & fe troifième pour 1'exercice public. Ils Vont au Hab de cinq jours en cinq jours : 1'ordre quils obfervenr eft tel, que le premier quartier vient y paffer le murc; le focond quartier Ie dure, & le troifième le fpurc. Le fecond jour,le quamème quarrier vient au murc, le cinquième au c'eft qu'ils les font d'un air gai, bien que grave & lnajeftueux, fans aucun défordre ni aucune altération. Les balles quils fe jettent 1'un a l'autre font femblables a celles de nos jeux de paume, fi ce n'eft qu'elles font plus douces & moins dangéreufes : 1'adrefle de celui qui les jette confifte a frapper celui contre lequel il joue, & celui-ci, de fon cóté, met toute fon adrefle a éviter le coup qu'on lui porre: le plaifir de les voir eft fi grand, qu'il n'eft rien qu'on ne quitte pour avoir ce divertiflemenr. Tantót ils fautent en cabriolanr, pout donner lieu a la balie de palfer: ranrót ils fe contournenr 3c fe courbenr de tant de facons, qu'il n'eft danfeur de corde ou völtigeur parmi nous t qui approche de leur agilité; quand celui qui jerre les balles en lance rrois ou quarre de fuire coup fur coup, c'gft une chofe admirable a voir que le manége de celui qui les recoir, lequel fe courbe d 1'une, fe plie pour l'autre, regoir & rejette la troi^  ©e Jacques Sadeur. 351 fième & la quarrième de fes mains, & quelquefois de fes pieds: ce qui fe fait prefqu'au même inftant; car comme les balles font toujours jetées parfaitement droit, c'eft une nécelfité ou que tous les coups portent, ou que celui qui eft le but ait une adrefle extraordinaire pour les éviter & les détourner. J'ai été eftimé alfez adroit en Portugal: mais je paroiflbis fort pefant parmi les Auftraliens3 & fi ce neut été que je m'excufois fur le grand nombre de plaies que j'avois recues, j'aurois fait paflet ma nation pour tout-a-fait lourde & groffière. CHAPITRE IX. De la langue aujlralienne & des études des Aujlra*; Hens. Le s Auftraliens fe fervent de trois facons d'ex? pliquer leurs penfées comme en Europe; afavoir, des fignes , de la voix & de 1'écriture. Les fignes, leur font familiers , & j'ai remarqué quils paflent plufieurs heures enfemble fans fe parler aurrement. , Ils ne parient que lorfqu'il eft néceflaire de liet un difcours & de faire une longue fuite de propofitions. Tous leurs mots font monofyllabes, 8c leurs conjugaifons font toutes femblables, par  35 £ Voyage exemple, af figriifie aimer, & voici comme ils le conjuguent au préfent: la, pa , ma, j'aime , m aimes, il aime. lla \ p'pd, mma, nous aimons, vous aimez , ils aiment. 'Ils n'bnt qii'üh' prétérit que nous appelons parfait: Iga, pgd , mga, j'at aimé, tu as aime , &c. liga, ppga, mmga, nous avons aimé , vous avez aimé', &c. Le futut c'eft Ida , pdaj mda . j'aimerai , tu aimeras, &c. llda, ppda , mmda 3 nous aimerons, vous aimerez, &c. Travailler , en langué Auftraiienne c'eft uf; ils le conjuguenr ainfi': lu, pu mu , Je rravaille , til travailles, il rravaille : Igu 3 pguy mgu, nous rravaillons , vous travaillez, ils travaillent; & ainfi des autres tems. Ils n'ont aucune déelihaifon , ni même aucun arricle & très-peu de höms. Ils expriment les chofes fimples par une feule voyelle: & celles qid fonr compofées, par les voyelles qui fignifient les principaux d'entre les corps fi'mples donr elles font compofées. lis ne reconnoilTent que cinq corps fimples, donr le premier & le plus noble eft le feu qu'ils appelent d'une feule lettre A, le fecond eft 1'air qu'ils appellenr E , le troifième eft le fel qu'ils nomment O, le quatrième 1'eau nommée /, & le cinquième la terre appelée V. Tous leurs adjectifs & leurs épithètes fe marquent par une feule confonne donr ils ont un bien plus grand nombre que les Européens. Chaque confonne  de Jacqubs Sadeur. 353 confonne fignifie une qualité qui convient aux chofes fignifiées par les voyelles j ainfi fi, veut diteclair : C, chaud: D, défagréable; F, fecj & fuivant ces explications , ils forment fi parfaitement leurs noms > qu'en les entendanr on concoit auifitót la nature de la chofe qu'ils nomment. Ils appellent par exemple, les étoiles Aeb, mot qui fait entendre tout d'un coup les deux corps fimples dont elles font compofées , & qu'elles font avec cela lumineufes. Ils appellent le foleil Aab, les oifeaux Oef: ce qui marqué tont i la fois qu'ils font d'une matière sèche , piquanre &r aérienne. Ils nomment l'homme Vï{: ce qui ngnifie une fubftance partie aérienne, partie terreftre , accompagnée d'humidité ; & ainfi de» autres chofes. L'avantage de cette facon de parlec eft qu'on devient philofophe en apprenant les premiers mots qu'on ptononce, & qu'on ne peut nommet aucune chofe en ce pays, qu'on n'explique fa natute en même tems \ ce qui paffèroit pour miraculeux, fi on ne favoit pas le fecret de leur alphabet & de la compofidon de leuts mots. Si leur facon de parler eft fi admirable } celle d'écrire 1'eft encore davantage. Ils n'ont que des points pour expliquer lenrs voyelles, & ces points se fe diftinguent que par leur fituation -y ils ong Z  3r54 Voyage cinq places : la fupérieure fignifie VA: la fuivant© XE, &c. par exemple: Al E. ' ' ' 7. O. Et bien qu'il nous femble que la diftincrion en foit affez diflïcile, l'habitude qu'ils en ont, la leur rend ttès-aifée. Ils ont trente-fix confonnes, donc vingt-quatte font très-remarquables ; ce font de petits traits qui environnent les points & qui fignifient par la place qu'ils occupent; par exemple E B! air clair, OC — eau chaude , IX— eau froide, UL ; rerre humide, AF\ feu fee, ES ! airddanc , Sc ainfi des autres. Ils en ont encore dix-huit ou 4 dix-neuf; mais nous n'avons aucune confonne en Europe qui les puiffe expliquer. Plus on confidérera cette facon d'écrire , plus ton y trouvera de fecrets a admirer-. Le B. fignifie clair, le C. chaud, i'X. froid, L. humide, F fee, S. blanc , N. noir , T. verr, D. défagréable, P. doux, Q. plaifant , Bi, amer, M. fouhaitable, G. mauvais, Z. haur, H. bas, J ^ouge, A. joint avec /, paifible. Auffitót qu'ils  DE JacQUEs'SadEUR. 355 prononcent un mot, ils connoifient la nature de la chofe qu'il fignifie; comme quand ils écrivent ce mot fyin t on entend aulfitót une pomme douce & defirable , I^d, un fruit mauvais & defagréable : & ainfi du refte. Quand on enfeigne un enfant, on lui explique la fignification de tous les élemens & la nature de toutes les chofes qu'il profère : ce qui eft un avantage merveillèux , tant pour les particuliers que pour le public ; puifqu'auflitót qu'ils favent lire c'eft-a-dire, communément a trois ans, ils comprennent en même-tems tout ce qui convient t tous les êttes. Ils favent lire parfaitement a lage de dix ans , & ils connoiflent tous les fecrets de leurs lettres a.quatorze. Ils favent toutes les difiiculrés de la philofophie i vingt: & depuis vingt jufqua vingt-cinq, ils s'appliquent £ la contëmplation des aftres , & ils divifent cette étude en trois parti es ; la. première eft de la révolurion des aftres qui comprend leurs années : la feconde de leur diftinction , & la troifième de leurs qualités: avec des raifonnemens qui font tout autres que ceux que l'on fait en Europe fur certe marière. Mais comme ce fujet eft puremenr philofophique, ce n'eft pas ici le lieu den parler plus en détail. Ils s'occupent depuis ving-cinq jufqu'a vingthuit ans de la connoifiance de leur hiftoire; & ce n'eft qu'en ce feul point qu'ils font paroitre une Zij  '$$6 Voyage foiblefle d'efprit femblable a celle des autres peupies, tant pour 1'antiquité jufqu'a laquelle ils font remontet leut origine , que pour les chofes fabuleufes qu'ils racöntent des premiers hommes dont ils difent être defcendus. Ils comptent plus de douze mille révölutions de folftices depuis le commencemenr de leur république. Ils débitent qu'ils titent leur origine du Haab , ou d'une divinité qui d'fen feul fouftle produifit trois hommes defquels tous les autres fonr venus. Ils ont de vieilles écorces qui contiennent huit mille révölutions de leur hiftoire , & elle y eft: écrite en forme d'annales. Le refte eft compris dans quaranre - huit volumes d'une groffeur prodigieufe ; mais tout ce qui y eft rapporré a plus 1'air de prodiges que d'évènemens hiftoriques, & eft plutot merveillèux que croyable ; car li tout ce qu'ils racöntent étoit vrai, les éroiles fe feroient mulripliées des deux tiers; le foleil feroir grofli de la moitié, & la lune forr diminuée; la mer auroit changé de place, & il feroit arrivé mille aurres chofes pareilles qui font hors de roure apparence. Pour ce qui eft de nous , ils ne nous fonr commencer que cinq mille révölutions après eux, Sc Forigine qu'ils nous donnenr eft tout-a-fait ridicule ; car ils difent qu'un ferpent d'une grofleur démefurée , &c amphibie , qu'ils nomment Ams y ^'étant jeté fur une femme pendant fonfommeil>  de Jacques Sadeur. 357 Sc en ayant joui, fans lui faire aucun autre mal- 9 cette femme fe réVeilla fur la fin de 1'action, de laquelle elle eut tant d'horreur qu'elle fe précipira dans la mer; le ferpenr fe jera auffitot dans 1'eau après elle, & la foutenant toujours , la porta jufqu'a une ifle voifine, ou touchée de I'amitié de cet animal, & fe repentant de fon propre défefpoir, elle réfolur de fe conferver la vie , & chercha, dans ce lieu defert, tout ce qui pouvoit lui fervir d'alimens & de noutritute; le ferpent de fon cóté lui apportoit tout ce qu'il trouvoit. Enfin cette femme accoucha de deux enfans, 1'un male & l'autre femelle ; le ferpent redoubla alors fes foins , ne celfant d'aller Sc de venir pour trouver de quoi nourrir Ia mère & les enfans : quand les fruits ordinaires lui manquoient, il prenoit des poiifions, & quelquefois de petits animaux qu'il leur apportoit; a mefure que ces deux enfans croiffoient, ils faifoient paroitre les plus grands fignes de malice, & les plus grandes marqués de bruralité , ce qui caufa tant de triftefle & de chagrin a Ia mère qu'elle en devinr inconfolable. Le ferpent s'appercut de fes ennuis, & penfanr qu'elle 1 egrettoit fon pays, après avoir fait fon poflible pour Ia confoler , fans rien avancer , il lui fit plufieuts fignes pour lui faire entendre que fi elle vouloit retourner avec les flens, il 1'affifteroit en fon retout , comme il 1'avoit aidée a fa venue. Cette femme Z iij  3 5 ? Voyage fe jera dans 1'eau, plutót a deflein d'éprouver la volonté du ferpent, que pour aucune autre conftdération : au même inftant, le ferpent fe mit a la nage , fe placa fous fon eftomac , & la porta en peu d'heutes en fon pays; après quoi il repaffa pour joindre fes deux perits , qui étant devenus grands, s'accouplèrenr, & multiplierent beaucoup, ne vivant que de chaffe & de pêche, comme des bêtes' carnacières : 1'Ifle étant devenue , par la iuite , trop peuplée, ils trouvèrent le moyen de pafler en d'autres pays, & de les remplir de leurs producfions, avec tous les défordres que nous expérimentons. Voila 1'origine que les Auftraliens nous donnent: mais revenons a eux. Lorfqu'ils font parvenus a lage de trenre ans, ds ont la permiffion de raifonner fur toutes fortes de matières , excepré fur celle du Haab, c'eft-adire , de la diviniré. Quand ils onr environ rrenrecinq ans, ils peuvent être lieutenans dansles hebs, & faire un corps de familie avec les autres freres, dans un appartement féparé : après vingt - cinq autres années ils peuvent rerourner au heb , pour y fervir i 1'inftruólion de Ja jeuneffe; mais ils obfervenr ordinairement en cela le rang de 1'ancienneté, fi ce n'eft que quelque vieillard cede volontiers fa place a un autre.  1 ' de Jagques Sadeur. 353 CHAPITRE X. Des animaux de la Terre-Auftrale. I l n'y a perfonne pour psu qu'il foit verfé en la connoilfance des pays, qui ne fache que les animaux y font auffi différens que les rerres qui les portent. L'Angleterre n'a point de loups ; & les fetpens ne fauroient vivre fur la rerre de 1'Irlande, quelque part même qu'elle foir rranfportée. Le bois des forêts de ce même pays ne fouffre ni vers, ni araignées : les ifles Orcades n'ont point de mouches; la Candie ne porte aucun animal venimeux: le venin même tranfporré aux ifles de la Trinité perd fa maligniré, & cefie d'être mortel. C'eft une chofe aflurée que les gros animaux ne fonr pas toujours les plus incommodes: les menues vermines que les Auftraliens ne peuvenr concevoir, & qui n'onr rien de rare que la vie, font tant de défordre en plufieurs endroirs de 1'Europe, qtfklles caufent fóuvent la ftérilité, la pefte & d'autres maux aufli confidérables ; c'eft pourquoi je dois mettre au nombre des plus grands biens des Auftraliens, 1'avantage qu'ils orit d'être abfolument exempts de toutes fortes d'inleótes. Ziv  i^0 Voyage II ne fe trouve chez eux aucune béte venimeufe en quelqu endroit que ce foit; auffi fe couchent-ils très-fouvent fut la tetre nue , non-feulement fans eprouver aucune incommodité, mais même avec plaifir. C'eft de-la auffi en partie qu'ils ont un fi grand nombre. de fruits également délicieux & beaux. Ils ont gardé affez long-tems trois fortes d'animaux i quatte pieds, & ils en gardent encore en certains endtoits; je pourroiscomparer lesmoindres | nos finges, excepté que leur face n'eft pas velueleurs yeux font a fleur de tête: leurs oreilles font affez longues; ils ont la bouche & le uez de forme humaine,lespattespluslongues,avec cinq doigts, aont ils tiennent & pottent tout ce qu'ils veulent avec autant de facilité que des hommes; ils font fort actifs, & ils fom quantité de ^ ^ ^ mandent autant d'adreffe que d'agilité. Lamitié qu'ils ont pour l'homme, eft telle qu'ils meurenc de faun & d'ennui quand ils font obligés d'en être éloignés. Lorfqu'ils font en la préfence de quelqu'un, dsne ceffent de lui donner quelque divetuffement par leurs tours: on les a bannis de plufieurs fezains, paree qu'ils étoient trop importuns, particuhèrement dans le Hab; comme on ik pouvoit les empêchet d'y aller qu'on ne les retmtenfermés,* qu'on ne les ttouvat mourans au retour, auffi on ne pouvoit les y lailfer venir  de Jacques Sa ~d eur. )Sl fans s'expofer a une diftradVion continuelle, & £ la profanadon d'un lieu fi vénérable. Les animaux de la feconde forte ont quelque conformité avec nos porcs; mais leur poil eft doux comme de la foie, & leurs mufeaux font de la moitié plus longs: on les nomme hums, ils ont 1'inftinct de fouir & renverfer la terre en lignes droites avec autant & même plus d'adrefle que nos medleurs laboureurs; ils n'ont befoin d'aucun conducteur pour commencer, continuer & finir leurs raies; on les a cependant détruits dans la plupart des fezains, d caufe des ordures qu'ils y amènent, & paree qu'ils ne font utiles que fept ou huit jours de 1'année; il faut les tenir enfermés le refte du tems, ou fouffrir des dégats& des incommodités très-facheufes. La troifième forte d'animaux a du rapport d nos dromadaires, fi ce n'eft que leur tête approche plus de celles des chevaux; 1'échine de leur dos eft enfoncée par-tout, Sc les cötes qui s'élèvent patdeflus font une efpèce de cceur, dont la pointe eft en bas, & deux hommes couchés peuvent tenir facilement dans le creux de deftus : on les nomme fuefs, ils portent fans peine huit hommes de ce pays, qui pèfent au moins douze Européens, & on s'en fert de même pour ttanfporter les fardeaux les plus pefans & les autres chofes nécef-' faires dans le commerce de la vie.  S^1 V O Y A G S ^ Outre ces animaux, on y trouve quatre -fortes d oifeaux qui mérirent nos réflexions: les premiers fe nomment effs: ils volrigent comme les poules privées, & ils font de leur groffeur: leur couleur eft d'un incarnat charmant: cependant on commence d les bannir des fezains, paree quils caufent beaucoup de défordre dans les parterres & les jardins. Les feconds & les troifiemes font femblables a nos tarins Sc a nos méfanges, mais ils font un peu plus gros, & fi privés, qu'il les faut fouvent chaffer de deffus les perfonnes, & leur voix eft fi douce, qu'on la préfère aux plus beaux concerts de mufique. Ils volrigent avec les frères & les fuivent par-tout; ils entrenr même dans le Hab, du ils charmenr 1'efprit par leur gafouillemenr quils appellent pacd, c'eft - d - dire, diverriffement de béatitude. Ils ne mangent jamais qu avec les frères, & ds ne prennenr aucun repos qu'ils ne foient fur eux. Ils ont cette propriéré de fentir de forr loin les oifeaux carnaciers, & de piquer les frères pour les avertir; en un mot, c'eft une des plus agréables Sc des plus utiles récréations de ce peuple. Les quatrièmes oifeaux font de la groffeur de nos bceufs, ils ont une longue tête qui finit en pointe, & un bec d'un grand pied, lequel eft plus aflilé que 1'acier éguifé. Ils ont de vrais yeux de bceuf qui fortent de leut tête, deux gtandes oredles,  de Jacques Sadeur. 363 des plumes roufles & blanches, un cou un peu délié, mais fort large, un corps long de douze pieds & large de quatre, avec une queue de grandes plumes & recourbée, un eftomac fous leurs plumes a1'épreuve des coups & durcomme fer, des pattes plus menues que grolfes, finilfan t en cinq eftroyables ferres, capables d'enlever facilement un poids de trois cents livres. Ces horribles bêtes fe nomment urqs & elles ne vivent que de proie. Elles font, en certain tems, une guerre fi cruelle aux Auftraliens, qu'elles en enlèvent quelquefois quatre ou cinq cents en un jour. Auflitót qu'elles ont goüté de la chair humaine, 1'avidité qu'elles ont d'en avoir s'augmente, & il n'eft ni ftratagême ni invention dont elles ne fe fervent pour en attraper : tantót elles font en embufcade, tantot elles fondent de la moyenne région de 1'air, douze & quinze enferable, & fe jetant au milieu d'une ttoupe d'Auftraliens, elles ne manquent guères a enlever chacune le leur. Comme ces animaux font les plus grands ennemis qu'aient les Auftraliens; ils ont fait & font encore tous les jours des chofes inconcevables pour les exterminer, jufqu'a déttuire des ifles entières de rrente & trente-cinq lieues de circuit , & rafer des montagnes d'une lieue de hauteur pour les duffer; mais quoi qu'ils aient fait & quoi qu'ils faffènt, je ne vois aucune apparence qu'ils puiffènt  '5^4 Voyage s'en délivrer: car les ifles fonr en fi grande quantité en ce pays, & elles y font pleines de rochers fi élevés, qu'il eft impoffible d'en venir a bout: mais nous patletons plus amplement de ces oifeaux dans le chapitre fuivant. Je ne puis m'empêcher de dire ici, que bien lom que les Auftraliens mangent de la chair, ils ne fauroient feulement concevoir comment un homme enpeurmanger: les raifons qu'ils alléguent de cela, font, premièrement, que cette forte de nourriture ne peut compatir avec 1'humanité qui doit être naturellement très-éloignée de la cruauté. Secondement, que la viande des animaux ayant beaucoup de rapport avec celle des hommes, celui qui peur bien manger de la chair de ceux-la, mangera fans difficulté de la chait de ceux-ci. Troifièmement, que la digeftion en eft trop dangereufe. Quatrièmement, que la chait d'une brute eft tellement modifiée a cette brute, qu'on ne peut s'en nourrir fans lui devenir femblable a proportion qu'on en mange. Cinquièmement, qu'une béte eft quelque chofe de fi bas, qu'il vaudroit mieux qu'un homme ne fut point du tout, que de commnniquer de la forte avec elle. Au refte, les Auftraliens ne déteftentpas moins les poiffons que les animaux terreftres. On en voit fort peu chez eux, patce que les oifeaux de proie dont je viens de parler, s'en nourrifient & leur font  »e Jacques Sadeur. jifff tine guerre perpétuelle. Pour moi, je n'y en ai jamais vu d'autres que certaines fottes d'anguilles de trois & de quatre aunes de long, & certains petits pattus qui teflemblent aflèz a nos potc-épics, d'un noir luifant comme ébène. CHAPITRE XI. Des raretés utiles a l'Europe, qui fe trouventdans la Terre-Auftrale. Ceux-la fe trompent étrangement, qui s'imaginent que 1'Europe n'a nul befoin de fes voifins. Les nouvelles commodités que le commerce avec 1'Afie & avec 1'Amérique nous a apportées depuis cent ans, en font une preuve bien certaine, & on ne peut pas douter que fi elle pouvoit communiquer avec les Auftraliens, elle n'en retirat des avantages tout autrement confidérables. Je ne veux feulement parler ici que de. quatre des principaux avantages qu'elle en recevroit mfailliblement. Entre les animaux dont j'ai patlé, les hums rendroientdes fervices ineftimables, puifqu'ils exempteroient les hommes des peines exttaordinaites qu'il faut avoit pour labourer la terre; mais les fuefs feroient encore d'une bien plus grande utilité; ce  font des bêtes plus douces que les bceufs les ph'4 traitables, & elles font d'un entretien fi factie, que deux liyres d'herbes les nourriffent plus de trois jouts. Elles peuvent même demeurer un jour fans manger; & dans les voyages les plus difiiciles, elles font dix-huit & vingt lieues tout d'une traite, fans qu'd foit befoin de s'arrêter pour les repaïtre. II eft aifé de comprendre 1'utilité que les marchands retireroient de ces animaux; ils ne feroient pas la dixième partie de la dépenfe qu'il font obligés. de faire pour le tranfport de leurs marchandifes : deux de ces animaux portent la charge d'un grand charriot rité i fix chevaux. Les Aufttaliens qui' n'ont befoin d'aucun trafic, font excufables d'en faire fi peu de cas; mais les Européens trouveroient leur compte a en faire venir, même a quelque prix que ce fut. Mais rien de tout cela n'approche de 1'utilité que les Européens pourroient tirer des oifeaux carnaciers dont j'ai parlé :' car ces animaux qui font fort cruels étant fauvages, peuvent s'apprivoifer comme nos animaux domeftiques. Lorfque j'arrivai dans la Terre-Auftrale, on en confervoit encore dans le fezain qui portoient urt homme avec plus de facilité qu'un cheval d'Efpagne; on les monte au défaur de leurs aïles, «Sc les plumes de leur dos fervent d'un couifin forr commode. - II ne faut fimplement que leur attacher une ficelle  de Jacques Sadeur. 52 V O Y A G ï fonner d leur manière de vivre, & aux foins quS prit de moi le vieillard qui me feryit de protecteur. Cependant, comme Ia nature ne fe peut détruire, quelques précaurions que je prilfe, d m'échappoit toujours quelques patoles ou quelques adions qui me faifoient connoïtre pour ce que j'étois. Pendant tout le tems que mon vieux plulofophe vécut, il fit cent harangues pour arrêter les delfeins que les frères formoient de fe défaire de moi : il dépeignoir mon combat comme un prqdige ihouï,, qui feul me rendoit digne de Jeur protedion, nonobdant tous mes défauts : il foutenoit que , puifqu'on m'avoit accordé la vie, bien qu'on connür que je n'étois poinr du pays^ on ne pouvoir me 1'óter fans injuftice pout des défauts qui provenoient de ma nature : il ajoutoit qu'après tout, puifque j'étois" étranger, on ne pouvoir me condamner fans entendre ce que je pouvois dire pour ma juftification : quand il voulut fe retirer de cette vie, il'redoubla fesprières &fes raifons pour les obliger d me conferver, il me nomma pour tenir fa place, après une éxhórtation vraimenr paternelle qu'il me fit, & tous les frères m'acceptètent d'un commun confentement: enfin on me fupporta jufqu'd la guerre des Fondins , donr j'ai parlé, ou ma perte fut réfolue & arrêtée. Les chefs d'accufation qu'on forma contre moi  de Jacques Sadeur." 393 fe peuvent réduire a cinq principaux. Le premiet fut, que je n'avois point combattu avec les autres, puifque je n'avois produit aucune oreille des Fondins : le deuxième , que j'avois témoigné de la douleur en voyant la deftruction de leurs ennemis : le troifième, que j'avois embrafle une Fondine: le quatrième, que j'avois mangé des viandes des Fondins : & enfin le cinquième, que j'avois fait aux frères des queftions pleines de malice. Pour entendre ces accufations, il faut favoir que c'eft la coutume des Auftraliens de couper les oreilles de ceux qu'ils ment dans le combat, & de s'en faire une ceinrure : celui qui en apporte davantage eft eftimé le plus courageux; & il y en eut qui, en la prife de 1'ifle, en apporrèrent jufqu'a zoo. Quant a. moi, bien loin d'en avoir tué, j'avois témoigné un extreme regret de voir la fanglante boucherie de ces malheureux. J'ai parlé de la tendtelfe que je témoignai a une de ces belles Fondines, que je trouvai dans leur maifon avec leur mère : les Auftraliens regardèrent cette a&ion comme le plus grand crime que je pufie commerrre; dèsdors il n'y en eut pas un qui ne m'eüt en horreur. On me chargea encore d'avoir ofé faire la propofirion de garder quelques Fondines , fous prétexte de s'en fervir comme d'efclaves; & d'avoir  394 V o y a s x dit tout haut que j'en préférerois une feule i tont le butin que je pouvois ptétendre dans le pillage de cette ifle. Aufiitót qu'on eut ouï ces accufations, on me propofa de prendre le fruit du repos , mais d'un ton fi impérieux, & avec des tetmes fi ptécis, que je neus pas d'autre parti a prendre que celui de 1'acceprer. Comme on gardoit un grand filence, lorfque je vins a la table pour le manger a la manière accoutumée, je pris la parole, & je dis aux frères affemblés que je leur avois des obligations fi effentielles que je ne pouvois les quitter fans leur communiquer un grand fecret que je favois pour détruire facilement les urgs. J'ajoutai qu'effe&ivemenr j'étois coupable des crimes dont on m'-accufoit, mais que comme tous ces ctimes venoient de mon naturel, que tout le monde favoit bien être femblable a celui des Fondins, j'atteftois leur raifon, fi, s'étant réfolus a me fouffrir parmi eux, me connoiffant bien pour Fondin, ils ne devoient pas auffi me pardonner des défauts qui étoient inféparablement attachés a ceux de mon efpèce. II eft vtai, difois-je, que j'ai témoigné de la tendreffe pour mes femblables, il eft vrai que je n'ai pu les égorger, il eft vrai que j'ai fait paroitre de la compaffion pour d'autres moi-même j fi je ne l'avois pas fait, je devrois pafier pour dénaturé, Sc votre raifon fi pure & fi  de Jacques Sadeur. jpj clairvoyante me trouveroit, avec juftice, coupable de barbarie & de crnauté. Si un Auftralien fe trouvoit par malheur entre les Fondins , ne feroit-il pas excufable fi, dans une guerre contre fa propre nation, il témoignoit de 1'humanité & de la bienveillance envers fes frères ? Au refte, ne croyez pas que je veuille me fervir de ces raifons pour vous porter a me prolonger la vie: je fuis ravi de me rerirer , & je ne vous demande qu'un déla} de peu de jours, feulement pour avoir le tems de vous marquer que ce pauvre étranger que vous avez bien voulu fupporter , fait reconnoïrre des bienfairs qu'il a recus de vous. On fortit du Hab a la manière accourumée, fans m'avoir donné aucune réponfe , & ainfi je vis bien que je n'avois plus de reflburce que dans 1'induftrie avec laquelle je devois chercher quelque moyen de retourner en mon pays. Dans cette penfée, toutes les aventutes de mon premier voyage, qui m'avoient porté dans le lieu ou j'étois, me pafsèrent par 1'efprit; j'avois fans celfe devant le« yeux cette planche qui m'avoit été fi favorable ; il me fembloit que fi je pouvois me dérober a la vue des Auftraliens , mon falut & mon retout étoient aflurés. Enfin après avoir roulé dans ma iête une infinité de defieins & de moyens, voici la réfolution que je pris Sc que j'exécutai. Je fis  $9$ Voyage «ne corde de 1'écorce de 1'arbre nommé Schuëb ; ]"e la frottai du jus du fruit du repos, mêlé avec un peu d'eau de la mer , ce qui la rendit dure comme le fer : je la frottai enfuite d'un autre jus qui la rendit flexible, & enfin j'en fis une efpèce de filet que j'érendis. fur un arbre ou les urgs avoienr coutume de fe percher; je ne cefiois d'aller & de venir , artendant avec impatieuce Ie fuccès que je me promertois de mon delfein. Enfin mes perirs oifeaux m'ayanr averti de me retiter, je vis deux urgs fort élevés dans 1'air, lefquels vmrent juftement s'abattre fur 1'arbre oü j'avois tendu mon filet, & ij y en eut un des deux qui s'y prir par Ie 'haut de la patte. Les frères qui le virent ainfi arrêré, couroient déja a lui pour l'aflbmmer, mais je les priai de ne le point toucher & de me lailfer faire, les alfurant qu'ils verroient bientöt quelque chofe de plus furprenant que ce qu'ils voyoient. ' L'oifeau fe voyant pris, la faim Ie prelfant, s'adoucit & fouffrit que j'en approchalfe pour lui donner a manger. Comme j'étois le feul qui le fervoit, il ne tarda pas a me donner quelques marqués de reconnoifiance ; je le flartois, je levois fes groffes pattes, je confidérois fes griffes, j'ouvrois même fon bec , & je montois fur fon dos, enfin j'en faifois tout ce que je voulois : je me dis donc pour lors a moi-même, ne fe pourroit-il pas  ( de Jacques Sadeur. 3^7 faire que, comme je ne fuis arrivé en ce pays que par Ia perfécurion de ces bêtes, j'en pufle forcir par leur fecours ? J'efpérois tout de mon oifeau, & mon efpé'rance fe forrifioir a mefare qu'il redoubloit les marqués de fon amitié. Cependant on paria de ma conduire au Hab avec éloge, & voyanr qu'on en éroir éronné, je pris la parole, & je dis que je commencois a me regarder comme une perfonne qui celfoit d'être j que c'éroir la coutume de ceux dé notre narion > forfqu'ils éroient fur le poinr de mourir, de vivre dans une grande rerenue, que mon efprir ne me permerroir pas d'èrre le même que j'avois éré, fachant que j'allois ceder d'être dans peu de rems ; que j'occupois les momens qui me reftoienr, a ■méditer une dernière aétion qui devoit les édifier beaucoup plus que la première. Ces raifons fatififirent beaucoup 1'alfemblée, & il y fut téfolu qu'on me lailferoit finir comme je voudrois, fans parler davantage de moi ni de mes actions, puifque je devois déja être cenfé du nombre des morts; on y nomma même mon lieutenant , & on ne me regarda plus que comme un mouranr libre de finir fa vie comme il voudroir. Cerre ordonnance me donna ranr de confolation, que je crus alors ma délivrance alfurée. Je paflbis prefque rout le jour auprès de mon oifeau , & je n'omettois rien pour lui témoignet  3 98 V O Y A G E toutes les marqués poffibles de bienveillance. Je m'appercus un jour qu'il avoit peine a fe foutenit, Sc je trouvai que la corde qui 1'arrêtoit, le tenoit fi ferré, qu'elle avoit coupé la peau de fa patte, Sc éroir entrée bien avanr dans la chair. La plaie étoit très-confidérable, & je cherchai aufiitót tous les moyens poflïbles de le foulager; j'y verfai du jus d'un fruit propre a confolider la plaie, je le ban* dai proprement, & je fis tant qu'en huit jours elle fut parfaitement guérie. Son inclination alors s'augmenta tellement pour moi, qu'il ne pouvoit plus fouffrir que je m'éloignaffe de lui, & moi réciproquement , je n'étois eontent que lorfque j'étois auprès de lui. Je lui laiffai, peu-a-peu, la liberté d'aller feul: mais au lieu de penfer a prendre la fuite , il faifoir de continuels efforts pour me fuivre par-tout; je voulus voir s'il pourroit me porter en volant, & je trouvai qu'il le faifoit avec plaifir, 6c avec une légèreté furprenante. Alors je fis une ceinture de plufieurs feuilles que je frorraidu jus du fruit du repos, pour la rendre impénérrable a 1'eau je fis enfuite une efpèce d'écharpe creufe, & ayant rempli 1'une & l'autre des fruits les plus nourriffans du pays , & de quelques boureilles de la liqueur qu'on y boit, avec quoi je mis auffi le manufcrit de cette hiftoire; je bouchai le tout ttès-propremenr Sc le ceignis autour de moi. Je fis encore une petite valife que je remplis de  de Jacque s Sadeur. )9f fruits pour la nourritute de ma béte', & 1'ayant proprement liéefut fon dos, je me téfolus de partir la nuit fuivante qui étoit le quinzième du folftice du Capricorne, ttente-cinq ans & quelques mois après mon arrivée dans la Terre-Auftrale, & le cinquante-feptième de mon age. Afin donc que mon oifeau put plus aifément prendre fon vol, je le fis monter fur un arbre, oü m'étant ajufté au défaut de fes ades , je commencai par 1'élever fort haut en 1'air, dans la crlinte que j'avois d'être appercu des gardes de la mer. mais le grand froid de la moyenne région de 1'air m'obligea bienrót a defcendre un peu plus bas. Cependant il y avoit bien déji fix heures que nous étions en chemin; mais foit que ma bêtefe fentït encore de fa bleffure , ou que le long repos qu elle avoit eu, 1'eüt rendupluspefante, je m'appercus qu'elle fatiguoit extrêmement, & qu'elle n'en pouvoit plus. Je fis donc en forte qu'elle s'abattit fur 1'eau, & comme elle enfoncoit trop, je defcendis de deftiis pour la foulager, fachant bien que ma ceinture me foutiendroit, «Sc me mettroit borsdedanger. Cepauvre animal, craignant alors que je ne pénlfe, ou que je ne voulufte le quittet, fe «ut a crier «Sc a tourner autout de moi avec une agirarion qui marquoit fa peine «Sc fon inquiétude; mais comme j'étois encore plus farigué que lui, j'appuyai ma tête fur fes plumes, & lui ayant '  4°° Voyage donné des fruits de la valife, le fommeil m'abat» rit entièrement, & je dormis très-profondément: je trouvai le jour très-'beau & très-ferain a mon reveil: je fis encore manger mon oifeau, &c ayant auffi pris ma réfecHon, je remontai deffus affez légèrement, a deffein d'avancer chemin; mais quelqu'effbrts qu'il fit il ne put jamais prendre fon vol, paree que la pefanteur étrangère de mon corps 1'enfoncoit trop dans 1'eau : il fallut donc, bon gré malgré, refter au lieu ou nous étions. Chacun peut juger quelle fut alors ma peine & mon embarras; néanmoins ayant fait réflexion que ma béte marchoit très-bien & très-vite dans 1'eau, je m'attachai a fa queue , & elle me tira affez loin pour découvrir une ifle qui me paroiffoit quafi a perte de vue. Comme la nuit approchoit & que mon oifeau étoit fort fatigué, j'arrêtai pour le repaïrre, & je mangeai auffi avec lui; mais je fus bien étonné après cela de le voir demeurer tout court; car, foit qu'il regretrat fa première condition, foit qu'il ne put vivre dans un air différent de celui de fon climat, ou qu'il fur feulement touché de la peine ou il me voyoir, il ne voulur jamais paffer ourre. La nuit étant furvenue peu de tems après, il s'endormit d'un profond fommeil. Pour moi il me fur impoffibie de fermer i'ceil; je délibérai donc Iong-rems fur ce que j'avois a faire, & après bien  de Jacques Sadeur. 401 bien des réflexions, je jugeai a propos de détacher doucement ma valife de deflus mon oifeau, & je me réfolus a m'en féparer entièremenr, quoiqu'avec un exrrême regrer. Après que j'eus fait cela, voyanr que ma ceinture Sc mon écharpe me fourenoient parfaitement bien , je commencai a m'éloigner de ma béte, & a avancer a la faveur d'un venr auftral qui m'aidoit; de forte qu 'a la pointe du jour j'arrivai fans aucune incommodiré a 1'ifle que j'avois appercue le foir précédenr. Je fortis donc de 1'eau, Sc m'étant aflisfur la terre, je mangeai quelques-uns de mes fruits avec un plaifir mélé de je ne fai quelle confolation que je n'avois point encore relfentie. Le fommeil m'abattit enfuite, je dormis environ fix heures, & m'étant réveillé, je réfolus de continuer mon voyage, & d'avancer en tiranr toujours du cóté du nord , de peur de me mettre en danger de demeurer toujours dans la grande mer qui fépare le vieux monde du nouveau ; mais a peine me fus-je mis dans 1'eau, que j'enrendis le bruit du vol des, gros oifeaux dont j'ai parlé. Toutes mes entrailles furent émues a ce bruit, & je crus d'abord être perdu; mais ma crainte fe changea bientot en joie, lorfque je reconnus que c'étoit ma bete qui me cherchoit, & qui vint fe jetet a mes Cc  40i V O Y A G 5 pieds avec tant de careffès & tant de marqués de dotdeur de ce que je l'avois quittée, que je fus touché de la plus tendre compaffion que j'euffe jamais eue: puis ayant reconnu qu'elle s'étolt extraordinairement fatiguée a. me chercher, je demeurai un jour & une nuit dans 1'ifle pour la faire repofer ; je lui donnai des fruirs de ma valife , & elle ne faifoit que commencer d'en manger, lorfque tout-a-coup dix bêtes de la gtoffeur & prefque de la couleur de nos loups , s'approchèrent de nous. Mon oifeau les appercut avant moi, & s'étant jeté deffus avec impétuofité & avec •furie, den attrapa une, & 1'ayanr élevée en 1'air, il la jera fur une aurre qu'il affomma : toutes les autres prirent auflirór la faire;, mais avanr qu'elles fuffent arrivées a leurs trous, il en prir encore une troifième donr il mangea la moitié, Sc m'apporra le refte, & comme la nuit furvint alors, je dorxnis auprès de lui environ fix ou fepr heures: mon oifeau ne s'endormit qu'après que je fus endormi; il s'éveilla prefqu'auflirór que moi, Sc a peine eüt-il les yeux ouverts, qu'il fe jeta fur une des bêtes qu'il avoit tuée & en fit fon déjeuner; je mangeai auffi quelques-uns de mes fruirs, & auflitór après je le conduifis fur un peut rocher, d'ou je monrai fur fon dos comme auparavanr, Sc il jprit fon vol du cóté que je le conduifois; nous  r>Ë Jacques Sadeur. 403avancions avec une rapidité furprenante, & nous avions déja fait beaucoup de chemin , lorfque deux oifeaux de fa groffeur vinrent a notre rencontre , & fe laricant contre nous, commencèrent & nous combattre a grands coups de griffes & de bec; il étoit impoffible que ce pauvre animal ne fuccombat, ranr paree que fa charge le mertoit hots de défenfe , que paree qu'il étoit attaqué pat deux oifeaux auffi forrs que lui. J'avois déja reeu quelques coups qui m'avoient mis tout en fanaj ainfi voyant que nous, étions tous deux également en danger, & qu'en 1'empêchant de fauver fa vie je ne mettois pas la mienne en fureté, je fautai de defiiis lui & me jetai dans 1'eau ou je demeurai quelque rems a regarder le combat.'Mon oifeau fe tenoit fur la défenfive, fe contentant de préfer.ter les griffes & le bec pour darder autant de coups qu'il pouvoit: mais enfin le brouillard qui s'épaiffiffoit infenfiblement, me déroba töut-a-fait la vue de ce fpectacle j je tombai alors dans une profonde trifteffe qui me fit faire plufieurs ré-> flexions fur le malheureux érar ou il me fembla que je n'érois réduit que par ma propre faute. La Terre Auftrale fe repréfentoit a mon efprit avec tous fes avantages : 1'ifle que je venois de quitter me fembloit infiniment commode : il me paroiffoit que j'y aurois pu paffer le refte de mes C c ij  404 Voyage jours fans crainte & fans danger, que mon oifeau m'y auroit tenu lieu de gardes contre tout ce qui autoit ofé m'attaquer. Je reconnoiflois donc que j'étois moi-même la feule caufe de ma misère. Le comble de mon malheur étoit que je ne favois de quel cóté tourner , paree que je ne voyois pas a rrenre pas de moi; ces rriftes penfées accabloienr mon efprit lorfque j'entendis un grand bruit comme d'un vaifleau qui voguoit a plufieurs voiles , & je délibérois fi je me merrrois a crier, lorfque je fus appercu par les nautoniers qui tirèrent fur moi plufieurs coups donr je fus blelfé en plufieurs endroirs, mais forr légèremenr. Cependanr le vaifleau s'étant approché, ils reconnurent a ma voix & a mes geftes que j'étois un homme; ils m'abordèrent & me tirèrenr avec beaucoup de marqués de compaffion, ils vifitèrent mes bleflures, ils lavèrent.mes plaies avec de 1'huile & du vin, & y ayant verfé d'un baume très-précieux, ils les bandèrent fort proprement. Comme ils me parurenr être des Européens, je leur parlai larin, & j'appris d'eux qu'ils étoient Francois, & que leur vaifleau éroit parri depuis peu de 1'ifle de Madagafcar, a deflein de butiner. Le capiraine, qui éroir un homme de qualiré, ayanr fu que j'érois Européen, vinr me trouver, me paria avec beaucoup d'honnêreté, me fit don-  de Jacques Sadeur. 405 ner un de fes habits > me prit en fa compagnie, & voulut que je .mangealTe a fa table. Le premier entretien que j'eus avec lui dura plus de trois heures; je lui contai 1'hiff.oire de ma naiflance, de mon éducation, de mes naufrages, & de mon arrivée en la Terre-Auftrale; il m'écoutoit avec beaucoup d'attention, & s'étonnoit comment j'avois pu furvivre a rant de maux. Je vis bien qu'il redifoir en francois a la compagnie ce que je lui difois en latin, & que tout le monde admiroit comment je pouvois avoir échappé a tant de dangers. 11 eut enfuite la difcrétion de me lailfer manger fans m'interroger davantage; mais comme j'avois perdu 1'ufage des. viandes de 1'Europe, je n'y trouvois nul goür, & mon eftomac ne put que trés -diflicdemenr les. fouffrir. Je pris donc de mes fruits qui commen«joient a vieillir, & de mes perites bouteilies qui fe defféchoient; j'en offris une au capitaine qui la goura,'& protefta qu'il n'avoit jamais rien bu de fi délicieux; il m'en demanda une feconde qu'il fir boire au maitre pilote; il en voulut une troifième & puis une quatrième, & ne cc-fta point que ma ceinture ne fut vidce. II n'y avoit perfonne. qui n'admirat Sc la couleur & la cltlicatefiè des. fruits %Sc qui neut de la peine afe perfuader. cm\Us fuffent naturels» Ccüj  4°£ Voyage Le repas étant achevé, je fus obligé de recommencer mon hiftoire, & de raconter, le mieux qu'il me fut poflïble , les fingularités de la TerreAuftrale , les mceürs & les couttimes de fes habitans, & le refte. Le capitaine avoit effeétivement quelque peine a me croire; mais je rapportois tant de circonftances des chofes que j'avancois, qu'il ne pouvoit pas en douter. II protefta plufieurs fois quil eut voulu, au pétil de fa vie , avoir vu les chofes que j'avois vues: & fur ce que je lui difois de la fitüation & de la difficulté des abords de la Terre-Auftrale, il déclaroir qu'il voyoir bien que fes amis, qui y étoient allés, y périroient infailliblement. Cependant ayant réfolu de retourner a Madagafcar, il fit mettre a la voile, & après huit jours de navigarion nous arrivames au poiT de Tombolo, qui eft en quelque facon auftral a 1'ifle de Madagafcar, c'eft-a-dire fud-oueft. Le capitaine eut toujours pour moi les mêmes honnêterés, & ne me quirra que paree que le gouverneur de '1 orabolo me voulut avoir.  de. J a c q u e s Sadeur. 407. CHAPITRE XIV. Du féjour de Sadeur dans 1'ifle de Madagafcar. Tombolo eft un port accompagné d'une petite ville médiocrement forte, dans laquelle d y a. environ cinq ou fix mdle habitans,. dont la plupart fonr Francois, quelques-uns Portugais, d'autres Anglois & forr peu de Hollandois: il y refte quelques naturels du pays qu'on a bien de la peine a apprivoifer; elle eft fous le rropique du Capricorne, au foixante & cinquième méridien, felon Ptolonaée. La terre de cette contrée eft non - feulement ftérile, mais encore rrès-mal faine , aurant que j'en ai pu juger. On n'y vir que de vivres apportés. d'ailleurs, & les naturels du pays qui ne fonr pasencore adujettis, n'y ont aucune demeurearrêtée. II fallut encore ici raconter mon hiftoire au gouverneur , j'eus plufieurs conférences avec lui; néanmoins comme je commencois a m'ennuyet en attendant quelque vaifleau qui retournar en Europe , je priai le gouverneur de me donner quelques hommes avec lefquels je pufle monter par un fleuve qu'ils appellent Sildem, & entrer Cc iv  4°8 Voyage plus avant dans le pays , afin d'y faire quelque découverte. Le gouverneur m'afiura qu'd avoir eu autrefoisla même cunofiré, mais qu'il en avoir été détourné, ayant fu que les habitans de cepays étoient tellementfauvages,qu'dsnepargnoientper. fonne. II ajouta qu'il y avoit environ trois mois qu'ds avoient attrapé deux de fes foldars , & qu'il avoir appris par un fauvage que les ayant hés par les pieds & pendus a'.des arbres i cinq ou fix pasdediftance, ils les avoient jetes 1'un contre l'autre , afin que s'entre-heurtant & s'entre-choquant, ds pulfent expirer a force de meurrrilfures; qu'il y avoit tout autour d'eux un grand nombre d'enfans qui atteudoient que ie fang & la cervelle de ces miférables tombafiènt pour les recueillir & les manger: & qu'enfin ces barbares leur ayant vu rendre ies derniers foupirs dans ce cruel fupphce, avoient détaché leurs corps meurrris, & lesavoient mangés fins aucun autre apprêt. Ces cruautés firent que je neus pas envie de connoïtre plus partkulierement ui le pays, ni les habitans. Je commeneois donc a m'ennuyer exttémement lorfqu'il arriva au port un vaiffeatl francois qui amenoit avec lui une efpèce de chaloupe». dont il s'étoit faifi dans un trajet qu'elle faifoit pour pafier en une ifle auftrale. II n'y ayoit deiïus qu'un vénérable vieilkrd accompagné de fix ra--  de Jacques Sadeur. 40^ meurs qui lui fervoient auffi de valets. Cet homme approchoit fort de la taille des Auftraliens, fon front & fon menton étoient plus carrés que longs, fes cheveux & tout fon poll noir, & fon corps de' couleur brune. AuffitÓt que je le vis, je fus touché de compaffion pour lui, & pouffé d'un extréme defir de favoir qui il étoit. Le gouverneur ne fit point difficulté de m'accorder la liberté de le voir, fouhaitant que je pufte tirer, par fon exemple, la' connoiffiance du pays ; mais il ne croyoit pas que j'en puffe venir i bout. J'abordai donc le vieillard, & lui ayant témoigné par plufieurs fignes que j'étois réduit a la même captivité que lui, il fit paroitre quelque marqué de confolation. Après ttois ou quatre entrevues , je trouvai le moyen de m'expbquer de certe forte. Nous convinmes , pat iignes,. de prendre cerrains mors pour expliquer nos penfées , & j'en formai en une nuit prés de deux cents qu'il comprir facilemenr. Ayant ainfi formé, en deux mois, une efpèce de langage fuffifant pour nous entendre , je lui contai toute mon hiftoire, mes naufrages, mon arrivéeen la Terre-Auftrale, le féjour que j'y avois fair, & la manière dont j'en étois forti. L'ayanr engagé par toures ces ouvertures a avoir confiance en moi, il ne fit plus de difficulté de me découvrir plufieurs circonftances fort confidérables de fon pays. II me  4ïo V O Y A G E dit qu'd comprenoit tout le milieu de 1'ifle, que le clirnat en étoit très-fain , la terre très-ferrile » & le peuple forr poli, qu'ils avoient deux puiflans boulevarrs qui les féparoienr a 1'orient & a 1'occident, de deux peuples barbares, c'eft-a-dire, deux prodigieufes montagnes: que celle de 1'orienr s'appeloit Harnor, & celle de 1'occidenr Canor; & que du cóté de la mer la narure les avoir munis de tant de bancs de fable, qu'on n'y pouvoit aborr der fans une expérience de plufieurs années. II ajoura que leur pays avoir environ fix mille lieues de tour, que le gouvernement y étoit ariftocratique, qu'on y élifoit de trois ans en trois ans fix gouverneurs; le premier pour la mer du nord , le fecond pour la mer auftrale , le troifième pour le mont Harnor, le quatrième pour ie mont Canor, & les deux autres pour le refte du pays: que ces gouverneurs avoienr puiflance de vie & de mort fur tous les peuples de leur département, de quelque condition qu'ils fuflent y qu'au refte on y cultivoit la terre, on femoit & on moiflonnoir comme en Europe: que les animaux dont on fe fervoit pour labourer, étoient de la grofleur des éléphans; qu'en général les peuples de ce pays aimoienr mieux leur liberté que leur vie: qu'il éroit un des gouverneurs donr il m'avoit parlé, que le malheur de fa perte étoit arrivé par une tempéte qui s'étoit  $e Jacques Sadeur. 41 r élevée, contre toute apparence, lorfqu'il étoit allé reconnoitte certains bancs de fable qui grolïïflbient; extraordinairement, & que la tempête 1'ayanc écarté fort loin, il étoit tombé entte les mains des pirates qui favoient livré au gouverneur de Tomix»lo. Nous pafiions les jours entiers a nous entretenir, lorfqu'il arriva du Mogol deux vaifleaux quï devoient partir dans peu de jours pour Ligourne; j'avois de Ia peine a me priver de la converfarion d'un homme fi agréable & fi raifonnable 5 néanmoins ne voulant pas perdre une fi favorable occafion, je lui déclarai que j'étois réfolu a me fervir de la commodiré qui fe préfentoit pour retourner en mon pays. Certe nouvelle 1'affligea fenfiblement , néanmoins il me témoigna qu'il trouvoir mon deflein trop raifonnable pour s'y oppofer, & quelques jours après l'étant allé voir pour prendre congé de lui & pour m'en féparer, il me répondir froidement qu'il me quitteroit le premier , & qu'il me prioir de lui conferver dans mon cceur 1'amirié dont je lui avois donné tant de témoignages depuis que je le connoitfois. Aufiitót après il fe jera a mes pieds pour me marquer 1'eftime qu'il faifoit de ma perfonne, Sc .s'étant écrié cinq ou fix fois en fa langue, deux de  4ü Voyage de Jacques Sadeur. fes valets accoururent qui lui tordirent le cou, & enfuite s'entre-choquèrentl'un 1'auttefi fortement de leurs têtes, quils fe les brisèrent & tombèrent morts fut la place; les quatre autres, bien qu'éloignés, en firent autant dans le même moment, de forte qu'on les trouva morts tous enfemble, ce qui étonna extrêmement le gouverneur & tous ceux qui étoient avec lui. Voila tout ce que portent les mémoires écrits de la propre main de Sadeur; fon hiftoire finit ici, & il y a apparence que s'étant embarqué bientót après la mort du vieillard dont nous venons de parler, il neut plus le loifir d'écrire les aventures de fon retour en Europe. Fin des aventures de Jacques Sadeur.  41} TABLE DES VOYAGES IMAGINAIRES Contenus dans ce Volume. V oyage dans l'aüTRE monde. •A VERTISSEMENT DE L'ÉdITEUR, pages I' Avertijfement de M. Fielding, 7 Chapitre premier. L'auteur meurt, & rencontre Mercure, qui le conduit a la voiture, qui part pour l'autre monde, x Chap. II. L'auteur réfute premièrement quelques fauffes opinions des efprits voyageurs; ils racontent enfuite leurs différensgenres de mort, i9 Chap. III. Aventures arrivées aux voyageurs dans la ville des Maladies, 27 Chap. IV. Contenant quelques converfations qui fefont tenues en route, avec la defcription du palais de la Mort, r v t ^ v^hap. v. La compagnie continue Jon voyage, & rencontre différens efprits qui retournent dans le bas monde pour reprendre de nouveaux corps, 45  Èj-14 T a b l e Chapitre VI. Defcription de la roue de fortune 3' avec la manière de préparer les efprits au féjour du globe terraqué, pages 54 Chap. \ II. Conduite du juge Minos cl la porte des Champs-ÉUfées, 60 Chap. VIII. Premières Aventures de l'auteur, après fon arrivée aux Elifées , 77 Chap. IX. Autres aventures de 1'Elifée, 8 3 Chap. X. Etonnemenl de l'auteur de trouver Julien l'Apoflat aux Èlifées. Julien 1'en fait revenirpar le récit de la manière dont il a acquis cette félicité. Aventure de ce prince dans la condition d'efclave, 88 Chap. XI. Julien raconte fa vie fous le caractère d'un Juif 103 Chap. XII. Aventures de Julien fous le caractère d'un général3 d'un riche héritier & d'un charpentier,- 10 9 Chap. XIII. Julien eflpetit-maüre, 117 Chap. XIV Aventures de Julien dans la perfonne d'un moine, 118 Chap. XV. Julien devient racleur de violon, 123 Chap. XVI. Julien paroit dans le monde fous le caractère d'un fage, 131 Chap. XVII. Julienparvient a. la dignitéroyale, 142 Chap. XVIII. Julien devient bouffon de cour, 154  ï> e s Chapitre s; 41 Chapitre XIX. Ja/ie/z jwozlt dans la perfonne . d'un mendiant, pages 160 Chap. XX. Julien nait prince, & enfuite homme d'état, ! 6s Chap. XXI. Aventures de Julien deycnu foldat, J77 Chap. XXII. Aventures de Julien dans la condition de tailleur, x 8g Chap. XIII. Julien raconte fa conduite étant aldermann, c'eft-a-dire échevin, 1^ Chap. XXIV. Aventures de Julien devenupoéte, 200 Chap. XXV. Julien devient templier, & enfuite maitre de danfe, 207 Anne de Boulen raconte fa vie, zio Aventures de Jacques Sadeur; Chapitre premier. De la naiffance de Sadeur