01 1814 5838 UB AMSTERDAM   V O Y A G ES 1MAGINAIRES, ROMANESQUES, MERVEILLEUX, ALLÉGORIQUES, AMUSANS, COMIQUES ET CRITIQUES. S U l V J S D E S SONGES ET VISIONS; E T D E S ROMANS CABALISTIQUES.  CE VOLUME CO NT IE NT: L'Hiftoire du Prince Soly , furnommé Prenany , & de la Princesse Fêlée. Le Voyage & les Aventures des tiois Princes de Sakendip j traduits du Perfan.  VO YAGES IMAG1NAIRES, SONGES, VISIONS, E T ROMANS CABALISTIQUES. Ornés de Figures. TOME VING T-C INQUIÈ ME. Deuxième dlvifion de la première clafTe, contenant les Voyages Imaginaires merveilleux. A AMSTERDAM, Et fe trouve a P A RIS, RUE ET HOTEL SERPENTE. M. DCC. LXXXVIII.   H IS TOIRE DU PRINCE SOLY, SURNOMM É PRENANY, E I DE LA PRINCESSE FÊLÉE.   AVERTISSEMENT DE LJ É D I T E U R DES VOYAGES IMAGINAIRES, &c. E volume termine la claffe nombreufe & intéreflante des voyages mer• veilleux, & nousen aurions porté la colleöion a un nombre de volumes bien plus confidérable , fi nous euffions voulu n'offrir a nos le&eurs que des fictions ingénieufes , dignes d'occuper leurs loifirs. Les deuxouvrages qui compofentce volume , approchent du genre de la féerie, par la nature des fidions qu'ils renferment, par le merveiileux qui y a iv  vüj A FE R TISS EMEÏÏT. règne ; ils appartiennent néanmoins aux voyages imaginaires. Lepremier, Vhijioire duprince Sofy, contient 1'hiftoire agréable & plaifante des deuxroyaumes d'Amazonie & de So~ linie. Les Soliniens font un peuple auftére , adoratéurs du foleil, non comme donnant la vie aux animaux & aux plantas , mais comme produifant dans le fein de la terre lor & les richeffes * véritable objet de leur culte. On concoit que cette trifte nation eft fous la domination de 1'avarice ; elle contrafte plaifamment avec TAmazonie , peuplée de femmes vives, légères , aimables, qui ne refpirent que le plaifir & la gaité. Leur divinité eft la lune j eïles n'agïf-. fent que par fes impulfions. Ces deux peuples, voifms & ennemis, font toujours en guerre. L'armure des  AVERT1SSEMENT. lx Amazones eft plaifante; c'eft celle d'une coquette fous les armes: c'eft unecritique ingénieufe de rhabillement des femmes de ce temps. Le prince Soly eft né chez les Soliniens ; enlevé par les Amazones , & nourri dans leur fein ^ ily devient amoureux de la princefle Fêlée , fille de la reine des Amazones; leur amour traverfé par les inimitiés des deux nations, &la rivalitédu prince Solocule, fils d'une Amazone, forment 1'intrigue de eet agréable roman. L'auteureftM. Pajon, avocat, connu par des féeries très-ingénieufes ; entre autresl'Hiftoire des troistrois filsd'Hali, baffa de la mer , & des fïlles de Siroco; d'Eritzine & Parelin ; & de 1'Enchanteur ou la bague de puiflance, ïmprimés dans le 5 3e vol. du Cabinet des Fées (i), (?) Voy. cestrois contes , vol, 33 da Cabjnet des  1 4VERTISSEMENT. Le fecond ouvrage eft le Voyage 6» les avcntures des trois princes de Sarendip. Cet ouvrage , digne de figurer a cóté des Mille & une Nuits & des Mille & un jours , pour la richeffe de 1'imagination , eft une traduftion du roman { italien , intitulé : Peregrinaggio di tre giovanni figlïvoli del re di Sarendippo > da M. Crifioforo Armeno. Le Traducteur eft le chevalier de Mailly. M. Gueulette en a tiré le plus grand pam dans fes Soirees bretonnes (i). Avant lui , Beroalde de Verville en avoit compofé fon voyage des princes fortunés.Maisl'ouvrage deM.Gueulette eft une imitation plus heureufe ; cependant ce n'eft qu'une imitation. M. Gueu^ Fées, & dans lavertiffement quiprécède, une notice fut M. Paj'on. (0 Les Soirees bretonnes,, tom. 31 du Cabinet dea Fées.  A VE R TISSEME N T. xj lette s'eft tellement rendu maitre de fa matière , qu'il en a fait un ouvrage nouveau , & qui ne préfente qu'une idéé incompléte de 1'ouvrage italien. Nous croyons que 1'on en trouvera ici avec plaifir une tradu&ion exacte.  X1J T A B L E DES VOYAGES IMAGINAIRES CONTENUS DANS CE VOLUME. Hijlom du PRiNC£ Solt. Premièrepanie. ArERTissEMENT de Véditeur des voyages imaginaire*. pagg y.. chap. I. £)ej mmrs & du cara&ère des s^ hniens Gr des Amazones, & de la guerre qui ètoit emre ces deux peuples. x Chap. II. Enlevement du prince Soly par les Amaiones, & du trouble que eet événement eau- Uïap. III. Les Amazones préfentem le prince Soly a leur reine ; d quelle occafion le nom dé Prenany lui fut donné. I4 Chap. IV. Grotfefe & accouchement de la reine des Amaimes, & comment k nom. dg Fêlée fut donné d la petite princejfe. g £ . Chap. V. Education & caratlère 'du prince, naturel & éducation de Fêlée, commencement de;, leur amour. LHA\ VI- QmI étoit le rival de Prenany, & de Vexplication que Prenany eut avec la prin<  T A B L E, > xt[j chap. VII. Comment on peut fe venger cTutt borgne , & du danger que 'Prenany courut pour y avoir rèuffu page ^ Chap. VIII. Comment Prenany [e fauva dans un de'fert effroyable , & de la rencontre heureufe quilyfit. 4I Chap. IX. Eifioire de Savantivane. 45Chap. X. Defcription de la ville d'A%inie , & de quelle manière Prenany y fut recu. ^2 Chap. XI. Qui parotera peut-être aujfi ennuyeux que les chofes dont 'on y parle. j 8 Chap. XII. Comment Prenany apprit la Jïtuation de la princejfe depuis fon abfence, & de quelle manière ïl quitta les A\iniens. 64 Chap. XIII. De la rencontre que fit Prenany en ntournant d Ama\onie. 72 Chap. XIV. Qui ètoit la nymphe que Prenany avoit rencontrée, & de la nouvelle manière de voyager quelle lui enfeigna. Chap. XV. Chofes intérejfantes qui fe poffer ent au chdteau ou la nymphe conduifit Prenany, & dans lefquelles il neut que peu de part. 83 Chap. XVI. Arrivée de la nymphe & de Prenany au camp du roi Dondin, & oii Von voit que les gueux font auffi contens que.les riches. 9y Chap. XVII. Manière 'de vaincre les ennemis fans les battre. La nymphe quitte Prenany apres fa viftoirt.  üjfo T A Ë L E. Chap. XVIII. Du malheur que caufa a Prenany fon dêfaut d'attention, & comment il fe trouva dans le pays des Vieïlles. Page i o 8 Seconde Paktie* Chap. I. Comment Prenanyfut guéri de fa bleffuret de quelle manière il quittales vieilles, & revint d, Atna^onie. 116 Chap. II. Comment Prenany fut recu par la princeffe & par la reine. Projet de fon mariage avec Fêlée. 122 Chap. III. Par quel malheur Prenany fut enlevé la veïlledefesnoces, & de la peine fingulière d laquelle il fut condamné pat la mère deSolocuhi 15 r Chap. IV. Du glorieuxprojet que forma la princefe Fêlée de vaincre les Soliniens , <&■ par quel accident elle fut furprife. 13 y Chap. Y.De quelle manière Acariaftavoulut faire voir le monde a Solocule , quoiqu'il fut aveugle, & du quiproquo quellefit.. 142 Chap. VI. Qui vaut hien la defcente d'Enée aux enfers. Comment Prenany arriva fur les bords de Solinie. 147 Chap. VII. Hifioire de l'efclave noir. 161 Chap.VIII. Suite dtl'hifloire de l'efclave noir. 172 Chap, IX, L'efclave conduit Prenany d Solink.  T A B L E. jcv JDe quelle manière ïlyfut refu, & du confeïl qui fe tint dfonfujet. Page 181 Chap. X. De quelle fagon Prènaity fut reconnu pour roi de Solinie. 187 Chap. XI. Comment le nouveau roi retrouva fa chère princeffe Fêlée. ipl Chap. XII. Comment la reine d'Amaionie rejoi- gnitfa file & fon futur gendre. 197 Chap. XIII. Le nouveau roi étant dam fon palais, revo'u la fée Cabrioline. \yy Chap. XIV. Du repas & du bal dont Cabrioline régda toute la cour. Chap. XV. Ié jeune monarque retrouve a la cour le vieux Savantivane. 201 Chap. XVI. Couronnement du roi; fon mariagt avec Fêlée ; conclufion de cette hifioire. z 1 y Fin de la Table du prince Soly. VOYAGE DES PRINCES de sakend ip. "Première Nouvelle. 277 Seconde Nouvelle. 2$>7 Troifème Nouvelle. .319 Quatrikme Nouvelle. 329 finquïeme Nouvelle. 341  xvj T A B L Ë. Sixihne Nouvelle. Pag. 3 £3 Septième Nouvelle. 2 je Huiüème Nouvelle. 669 Amaionte, ou la femme inge'nieufe & regagner le cceur de fon mari. 390 fin de la table des trois princes de Sarendip. HISTOIRE  H I S T O I R E D U PRINCE SOLY, SURNOMMÊ PRENANY, Et DE LA PRINCESSE F Ê L Ë E. PREMIÈRE PAR~T~I~E~ CHAPITRE PREMIER. Des maeurs & du caraclhe des Soliniens & des Amazones, & de la guerre qui étoit entre ces deux peuples. Dans PAme'rique méridionale eft tin lac appeléencore aujourd'hui lelacdeParime, Mê précifénjent fous la ligne. A  2 HlSTOïRE Ce lac forme une efpèce de mer, ayant plus de centlieuesde Iongueur, del'orient au couchant, & plus de quatre-vingts lieues de largeur, du feptentrion au midi. Sur les bords de ce lac , du cöté du nord , étoit autrefois une grande ville, nommée Solinie, dont les habitans adoroient le foleil; de 1'autre cöté , au midi , étoit la ville des Amazones, qui ne rendoient hommage qu a Ia Iuner Ces deux différens peuples n'en avoient formé qu'un pendant long-temps; mais la différence des caraftères & des inclinations avoient enfin donné lieu a une rupture ouverte. Les Soliniens étoient des gens auftères, avares, & de mauvaife humeur, fur-tout quand les femmes leur demandoient a partager leurs tréfors. lis adoroient le foleil, paree qu'ils fe figuroient que c'étoit lui qui produifoit lor &c les pierreries qu'ils recherchoient. Ils faifoient les plus grands éloges de eet aftre; ils.le nommoient lepère des fleurs & desfruits,& 1'auteur de tous les tréfors de 1'univers; ils difóient que fa tête étoit de la couleur de lor, le plus purde tous les métaux, & dont Ia feulejouiffahce ren dolt-bs morte's heureux. Lahaine que les Soliniens avoientconcue pour les Amazones, depuis !,?ur rupture, s'étendok . jufqu a la divinité qu'elles adoroient. Ils difoient  du Prince Soly. 3 sju'il falloit etre fou pour adorer Ia Iune, qui n'étoit utile arien;.que cette prétendué divinlté étoit Ia plus capricieufe qui fe put connoïtre ; que dans de certains temps ■> elle montroit les cofnes a tout le monde , & qu'alors elle avoit la bouche & les joues aufli creufes quune vieillé de eent ans; que lorfqu'elle montroit fon vifage entier 4 elle awoit un nez large i & dé gros yeux qui faifoient peur;,ils ajoutoient, qu'en courant la nuit au milieu du ciel} ellerefiemblolt a un homme attaché au pilori, dont on ne voit que la tête , encore cette tête étcitelle pelée. C'eft ainfi que quand 1'efprit eft irrité , il trouve des défauts dans tout ce qui plan s fon ennemi. Les Soiinlens avoient fait éleverun temple magnifique en 1'honneur du foleil qu'ils révéroient, & ce temple avoit été plus de quatrevingts ans a batir, paree que le Grand Prètre, qui s'étoit chargé du foin de eet édifice j avoit un grand gout pour 1'arehiteéture, & avoit voulü faire durer le plaifir long-temps. On choififfoit,pour deffervir ce temple, dss 'prêtres dönt les cheveux étoient crépus & hérifies , afin qu'ils reflemblaflent mieux au Dieu qu'ils fervoient ;&il falloit abfolument que le Grand-Prêtre fut roux par-defius cela, ce qui n'étoit pas quelquefois facile a rencontrer. Aij  4 HfSTOIRE La haine des Soliniens pour toute autre IüTmière que celle du foleii, e'toit fi fcrte, que Jorfque eet aftre e'toit couché,non feulement il n'étoit pas permis de marcher a la lueur de la lune , mais il e'toit défendu de fe fervir de toute autre lumière. Ainfi , quand le jour finhToit, chacun alloit fe coucher remettoit fes affaires au lendemain. Ces mceurs des Soliniens, & fur-tout leur avarice, n'avoient jamais plu aux Amazones. Tandis que ces femmes ne formoient qu'un méme peuple avec eux , elles fe fervoient de 1'art qui leur eft naturel, pour tirer d'eux les bijoux & les ajuftemens dont le fexe eft idolatre. Mais quelles rufes ne falloit - il pas employer pour y réuffir , & quelles peines ne falloit-il pas fe donner pour avoir parta leurs tréfors ? II falloit dans ce temps-la qu'une phyfionomie douce , un ton de voix féduifant, un ce'i! tendre & enchanteur , amoliftent 1'ame la plus dure , & portaftent le trouble dans un cceut qui n'étoit polTédé que d'idées de fortune. Mais ces charmes fi touchans devoient fe produire d'une facon fi décente & avec tant de modeftie, qu'avec 1'amour ils infpiraiTent le refped. II faut entendre ce refped qui meurt d'envie 'd'en manquer, & qui, bien lob detouffer 1'amour, ne.  du Prince Sol v. $ fert qu'a le rendre plus ardent & plus paffïonné.. En efFet, Ie Sollnien , après avoir quelque temps combattu contre Ia crainte d'offenfer fa divinité, étoit forcé de venir a la déclaration. Quoiqu'il 1'eüt faite dans les termes les plus foumis, & avec toutes les réferves fur la pureté des feminiens employés dans les anciens romans foliniens, la rougeur qui s'élevoit fur Ie vifage de la déeffe , & le dépit qui brilloit dans fes yeux,faifoient fentir au Solenien tout 1'excès. de fa térr.érité. Cependant il falloit s'étudier encore, & que la vertu. alarmée de 1'objet aimé n'eüt rien d'abfolument défefpérant; & après quelques temps de foins & d'afliduités , 1'amant venoit a bout de faire 2ccepter 1'homdage de fon cceur & de fes préfens Quand les affaires avoient une fois été mifes en règle, & que fon étoit convenu de fes faits, quel art la Solinienne n'étoit-elle pas obligée de mettre en ufage pour conferver fa conquête > On affedoit un air de défintéreffement & de probité, qui charmoit; ce n'étoit que par complaifance pour 1'amant que 1'on étoit recherché dans fa parure. Si 1'intrigue étoit de nature a paroitre en public , ce n'étoit que pour lui, faire honneur que 1'on youloit porter les robes. Aiij  6 H l S T O I E E d'or & les briibns, Si 1'on eüt ■ fuivi, fon .goüt, on auroit vécu dans !a retraite;, on auroit voulu oublier entièremeut 1c refte du monde , pour ne s'occuper que du plaifird'aimerS? d'être aimée. Quels raffinernens ne fallou- il pas employer pour tenir en haleine une 11 belle paffion ? II falloit avoirune fenlïbilité & une tendrefie délicate, qu'un rien alarmoit; on étoit obligé de faire au Solinien amoureux, milfe petites querelles , qui donnaflènt lieu a des raccommodemèns affaifonnés de larmes attendrifllintesj & oü 1'on n'eüt a. fe pardonner que tropd'amour. On étoit dans la néceffité de foutenir la converfation par d'ingénieufes duTertations fur le fentiment ; le cceur & tous fes mouvemens y étoient exaftement définis & anatomifés; on y diftinguoit 1'amour pur d'avec celui qui n'a pour hut que le plaifir des_ fens, & on agitoit jufqu'a quelpoint ils pouvoient être mis ,de la partie. Plus le Solinien fe perdoit dans. cette métaphyfique, & plusNil fecroyoit aimé. II ne falloit pas que les femmes marices fe donnaffent moins de 'peine pour avoir part aux tréfors d'un mari; il falloit afiecler un air de foumiffion pour toutes fes volontés ;- on étoit foucé detudier fes goüts & fes inclinations , pour les éluder, & la femme étoit obligée ds  du Prince Soly. 7 lui faire croire qu'il étoit le maïtre, pour agir elle-même a fa fantaifie. . II eft vrai que les unes & les autres de ces femmes fe confoloient en fecret avec un amant chén, des travaux quelles entreprenoient, & des facrifices qu'elles faifoient a fintérêt. Mais enfe^ette conduite leur parut trop gênante; elles s'emparèrent un jour de tous les tréfors qu'elles purent emporter , s'embarquèrent fur le lac, & fondèrent fur Ie rivage oppofé a SoJinie la capitale d'un grand empire. Loriqu'elles eurent fondé Amazonie , elles confacrèrent cette ville alalune, pour qui elles. avoient tant de vénération, qu'elles ne fe conduiföient que par fes influences; on vivoit dans -cette ville avec une fomptuolitéexceffive. Solinie, qui étoit le centre des richelfes, n'avoit rien de comparable a cette ville fuperbe, pour la beauté des palais , la richeffe des ameublemens, & 1'éclat des équipages. C'étoit, a la vérité, aux dépens des Soliniens que les Amazones enu-etenoient cette dépenfe;, mais ce n'étoit plus comme autrefois, par des complaifances étudiées & par des artifices quelles tiroient d'eux les moyens de fournir k tant de luxe. Les tréfors de Solinie étoient pour elles un butin dont elles s'emparoient a force ouverte. A iv  8 Histoire Les; Amazones, pour artaqner leurs enne* mis , s'armoient en guerre, & 1'on conviendra que rien ne fe peut imaginer de plus militaire que leur habillement. Elles fe faifoient couper les cheveux extrêmement courts,. pour n'en étre point embarraffées. Un génie appelé üttés, leur avoit fourni des calques imperceptibles , plus dürs que 1'acier & le diamant. Elles fe peignoient quelquefois le vifage avec du vermillon le plus vif, qui les rendoit merveilleufement, terribles;. Les anciennes Amazones du Thermodon fe bruloient autrefois lefein,pour tirer de 1'arc avec plus de facilité ; pour cellesci, elles fe détruifoient Ia gorge interieureöient, a force de vin de Champagne & de iiqueurs fortes; en forte que prefque toutes en étoient débarraflè'es de bonne heure. Elles avoient des efpèces de cuiraffes qui ne prenoient que depuis Ia ceinture jufqua lacheville du pied , & qui étoient fi larges , qu'on ne pouvoit approcher d'elles fans leur permiffion 5 & quand elles étoient quatre de front, ellespouvoient fermer un.défilé de trente pas de largeur. Elles ne haïffoienê pas tant le foleil que les. Soliniens ha'üToient la lune; elles difoient feulement qu'il noirciffoit !e plus beau teint; qu'il n'alloit jamais que le jour,paree qu'il étoit poH  du Prince Soly, 9 tron, & auroit eu peur Ia nuit; qu'il étoit fi peu fpirituel, qu'il reftoit toujours feul, & n'avoit nulle compagnie avec lui; au lieu que ia lune avoit une phyfionomie qui marquoit fa douceur & fa bonté; qu'elle étoit accompagnée des étoiles ,qui, fans doute , lioient avec elle une converfation intérefïante; qu'elle paffoit quelquefois devant le foleilén lui tournant le dos, ce que Ie foleil n'avoit jamais ofé faire a fon égard. Cette déelTe avoit un temple a Amazonie, auffi fuperbe que celui du foleil chez les Soliniens , & 1'on choifilfoit pour prêtrelfes de cette divinité , celles qui avoient le vifage blafard & les joues rebondies ; les vifages longs avec les joues plates étoient abfolument exclus de toutes fortes d'emplois. Depuis la révolte déclarée des Amazones, Ia guerreavoit toujourscontinuéeaveclamêmeardeur; mais ces guerrières,qui marchoient Ie jour ëc la nuit, ne fe failoient aucun fcrupule de battre leurs ennemis au clair de la lune , ni de piller leurs maifons a la lumière des flambeaux. Ainfi , elles avoient tou jours 1'avantage fur les Soliniens, qui ne pouvoient plus rien entreprendredès que Ie foleil étoit couché, & qui fermoient les yeux dès qu'üs voyoient une chandelle allumée,  10 HïSTOIRE ;i-^...w^,».i^^,,,,.H^^^w t || | CHAPITRE II. Enlèvement du prince Soly par les Amazones , & du trmble que eet événement caufa. Xje roi de Solinie étoit un homme refpeéhble, gouvérnant au mieux- fes intéréts & fes fujets i il- avoit une femme vertueufe, paree qu'elle ne pouvoit faire autrement -y & de fon hymen il avoit un fils unique agé d'environ deux ans. Comme on vouloit faire un grand homme du prince Soly ( c'eft ainfi que eet enfant s'appeloit) , on i'avoitmis, dès qu'ii étoit forti de nourrice, entre les mains desprêtres du foleil y pour 1'inftruire de bonne heure a trouver des défauts dans Ia lune. Les prêtres couchoient dans le temple , & le berceau du prince étoit au milieu d'eux fous un • grand pavillon de velours garni d'or. Une nuit que les prêtres étoient couchés, & qu'il n'y avoit ni iampe ni chandelle dans toute la ville, quelques amazones firent une defcente furies, rivages dé Solinie , pénétrèrent jufques dans Ie temple , oü. tout le monde étoit endormi, & enlevèrent le jeune prince , fans que 1'on s'era apercut, paree que la nuit étoit fort obfeure*  dü Prince Soly, ii On entendit feulement crier 1 enfant: oncrut qu'i! lui e'toit arrivé quelque petit accident; un des prêtres fe Ieva pour y aller tater ( car il étoitimpoffible d'y voiv) ; il rencontra quelque chofe qui le fit tomber, il fe caffale nez ; & de peur de pis, il s'alla recoucher fans rien dire. Le lendemain , quand on ne trouva plus Ie petit prince dans fon berceau , la défolation fut générale par toute Ia ville. La reine fut li fort irritée contre les prêtres,, qui n'avoient pas bien gardé fon fils, qu'elle ordonna qu'ils fuffent tous rafés I'un après 1'autre. Cet arrêt terrible fut exécuté, & ces infortunés furent plus de fix mois fansfortir , de peur detre hués par le peuple , & i!s n'eurent jamais depuis les^ cheveux li beaux ni fi crépus qu'ils les avoient auparavant. Un feül de cesmalheureuxcoupables échappa a ce uipplice; il avoit déja la téte lavée , & le barbier alloit donner Ie premier coup de rafoir, quand il demanda a parler au roi & a la reine , & dit qu'il avoit un fecret important a !€ür révéler. On le conduifit dans le grand falon du palais, qu le roi & la reine étoient affis au milieu des princlpaux officiers de 1'empire. La reine avoit un grand mouchoir a la main, dont elle elfuyoit de temps en temps fes larmes. Le  xi ïïlSTOÏKE roi étoit auffi affligé quelle,mais il ne pleuroif point. Le prêtre s'étant profternéaux pieds du tröne; commenca par déplorer Ie malheur qui venoit d'arriver. L'eau de favon qui lui tomboit dans lesyeux, en faifoit fortir des pleurs véritables. Après quelques phrafes éloquentes: J'aï fait, dit-il, une remarque qui fervira a reconnoïtre le prince , s'il revient quelque jour. La reine lui promit fagrace, s'il la révéloit. J'ai-, dit-il, obfervé, en donnant un jour le fouet au petit pn'nce, paree qu'il avoit piffé au lit, qu'il a une tulipe violette & noire bien marquée fur la fefTe gauche. La nourrice , que 1'on envoya chercher auffi-töt, confirma la chofe, & la reine elle-même dit qu'elle fe fouvenoit bien qu'étant grolfe, undesfujets du roi, fort curieux en tulipes, lui en avoit refufé une qu'elle défiroit, & qu'elle s'étoit gratée a eet endroitla. Onécrivit auffi-töt cette remarque dans les regiflres publiés; on deffina en marge la tulipe telle que le prêtre la dépeignit, & elle y' fut foi- ' gneufement confervée. Celui qui rendoi't un fi grand fervice a 1'état, en fut quitte pour avoir eu la tête lavée; ce qui a depuis pafTé en proverbe; & quand on fe contente de réprimander quelqu'un, on dit, par métaphore, qu'on lui. a bien lavé la tête,  t»u Prince Soly. 15 On délibéra enfuite dans le confeil fur les tnefures qu'il falloit prendre pour prévenir un accident pareil, fi la reine venoit a avoir un autre enfant. L'avis des plus éciairés fut qu'il falloit faire faire un berceau d'unbois très-fort, qui tiendroit au mur du temple, & qui fe ferrneroit avec une grille de fer. Le chancelier de 1'empire fufd'avis que 1'on mit tous les foirs le grand fceau a 1'endro.it qui devoir fermer cette grille, & foutenoit que perfonne ne feroitaffez hardi pour aller le brifer ; mais Ie grand tréforier s'emporta vivement contre eet avis, & vouloit que 1'on y ajoutat un bon cadenas. Le chancelier , qui ne crut pas de fa dignité de céder, demeura ferme pour fceller le berceau; mais il ajouta, que 1'on pourroit mettre, fi 1'on vouloit, un traquenard , pour prendre la main de ceux qui voudroient enlever le fceau de 1'empire. On alloit encote combattre cette dernière penfée; mais le roi, qui voulut étouffer toutedifcorde entre fes premiers officiers, ordonna que ces diffe'rens confeils feroient fuivis* Ainfi, il fut décidé que 1'on mettroit au berceau le grand fceau , Ie cadenas, & le traquenard, 8c chacun demeura content. Mais toutes ces précautions furent inutiles, paree que la reine n'eut plus d'enfans depuis. Elle mourut deux ans après 1'enlèvement du  *f HiSToiRÈ prince; & le roi ne vëufet jamais fe remarïef * quoique Ia maifon royale dut finir avec lui. Lé refus qu'il fit de paffer a un fecond hymen , ve»oit d'une politique très-fage; il jugeoit bien que. 1'on n'avoit pas fait mourir fon fils , & qu'il pourroit revenir un jour ; il craignoit que fes autres enfans , s'i! en avoit, ne s'emparalTent du tröneen 1'abfence de leur amé, & qü'a fon retour ils ne s'infcriviffent en faux contre la marqué qu'il avoit au derrière. Cela fera , difoit-il, unequeftion d'e'tat trés épineufe, & excitera peut-être üne guerre fanglante entremes fujets. II eft d'un roi fage & éclairé de prévenir tant de malheurs. CHAPITRE III. Les Amazones préfentent le prince Scly d leur reine ; d quelle occa/ion le nom dé Prenany lui jut donné. ."Pe n d a n t le trouble que caufolt a Solinie la perte du jeune prince, les Amazones étoient déjaloin du rivage. Elles firent tant de carefles au jeune Soly, qu'il ne jeta pas une larme. Ces vifages charmans , oü la coquetterie brilloit avec tout fon éclat5 lui parur;r,t plus agréables  du Prince Solt. j ƒ que Ie front févère de fes premiers précepteurs. Le goüt pour le plaifir eft de tous les ages, & la nature juge dès 1'enfance entre les objets aimables , & ceux "qui ne le font pas. Un ventfavorableconduifit en peu de temps dans Ie port d'Amazonie Ie vaiffeau qui portoit un fi précieux tréfor. Les Amazones, dès qu'elles eurent débarqué, portèrent a leur reine le jeune prince. Elles trouvèrent cette princeffe dans fon appartement, occupe'e avec fes plus chères confidentes a faire un cabinet de découpures. Les uhes tailloient de'Iicatement les figures les plus rares; les autres mêloient dans du vernis des couleurs diffe'rentes , pour faire le fond de ce bel ouvrage; Ja reine, au milieu d'elles, conduifoit tout le travail, & décidoit fur 1'alTortiment des figures & des ornemens. On expliqua a la reine quel étoit eet enfant, & la manière dont on avoit fait ce précieux butin. La reine quitta tout pour admifer le jeune Soly. Chacune des dames 1'embraffa a fon tour; elles étoient cliarmées d'avoir en leur puiflance le fils de leur plus grand ennemi, & fur-toutun enfant aufli aimable qu'il étoit. Elles fe repréfentoient ayéc plaifir le regret des Soliniens , & en jugeoient par la joie que leur donnoit une fi belle prife.  l6 HlSTOIKE En effet, le petit prince , comme s'il eüt été capable de fentir le prix d'une première vue, fourioitavec grace a toutes les carefiès qui lui étoient faites. II ne pouvoit parler, mais il marquoit du doigt les figures découpées qu'on lui montroit , & fembloit les admirer. II fe mit pourtant a pleurer , quand on 1'approcha du vernis ; il n'avoit pas naturellement de goüt pour 1'odeur de la térébenthine mêlee a celle de 1'efprit de vin ; on fut obligé de 1'en éloigner, après quoi il s'appaifa. La reine forma le deffein d'élever ce prince , mais elle réfolut dé c-acher a tout le monde fon rang & fon pays. S'il favoit, dit-elle a fes Amazones, quelle eft fa nailfance, il nous échap* peroit bientöt; & fi d'autres en avoient connoiffance, on ne tarderoit pas a nous enlever un tréfor fi précieux, Jurez moi donc que vous nerévélerez jamais a perfonne, pas mème au roi mon époux, la qualité de eet enfant. Toutes les Amazones furent pénétrées des raifons de la reine , & firent les fermens les plus folennels qu'elles ne révéleroient jamais un fecret fi important. Dans ce moment, le roi en- tra , accompagné de la fceur de la reine, nommée Acariafta ils s'approchèrent avec précipitation, pour admirer eet enfant que la reine tenoit  du PbinCe SoLï. IJ tenoit entre fes bras. La fceur de Ia reine demanda vivement qui il étoit. Aufli-tót une des Amazones (qui n'avoit pas apparemment beaucoup de préfence d'efprit, ou qui manquoit de mémoire ) , répon- dit : C'eft le jeune Pr Nenni, dit- elle en fe reprenant, c'eft un enfant. on 1'a trouvé je ne fais ce que c'eft. Et pourquoi vous mêlez-vous donc deparler? dit Acariafta en hauffant les épaules. Qu'eft-ce que le jeune Prenany l un enfant ? & tout le galimathiasque vous nous faites ? La reine voulut réparer 1'imprudence de fa confidente, & dit tranquillement a fa fceur : Cela eft bien fimple; c'eft un enfant que mes guerrières ont trouvé expofé fur les rivages du lac , & fon nom eft Prenany ; nous n'en favons pas davantage. Me voila fatisfaite, dit Acariafta ; Prenany me paroït bien joli. Je ne fuis pas tout a fait content, dit le roi, qui vouloit toujours tout approfondir: li eet enfant a été trouvé expofé, comme vous le dites, comment a-t-on pu favoir fon nom ? Cela eft bien difficüe , dit la reine choquée de la queftion ; il avoit un billet attaché a fa robe, dans lequel fon nom étoit marqué. Le roi, qui craignoit que Ia reine ne fe fachat, ne demanda point ce que le billet étoit devenu, On ordonna que 1'on eüt foin de Pre- B '  J8 Histoike nany, & il fut élevé parmi les menins de Ia reine, fous ce nom que Ie hafard lui avoit donné. CHAPITRE IV. Groffejfe & accouchement de la reine des Amazones , & comment le norh de Fêlée fut donné d la petite princeffe. IvEroi eut raifon de craindre Ia colère de Ia reine. Par une loi fondamentale de 1'empire d'Amazonie, les femmes étoient les maitreffes abfolues ; leurs maris mêmes n'étoient confidérés que comme leurs premiers domeftiques. La reine ufoit en fage fou'veraine d'un fi beau privilége; elle avoit tout 1'efprit poffible, & d'un feul regard elle faifoit trembler fon époux. Cette princeflè avoit environ quarante ans , quand le prince Soly fut remis en fa puiffanjce. Elle avoit eu déja quatre maris , dont elle n'avoit point eu d'enfans , & qu'elle avoit répudiés par cette raifon. Ces quatre premiers époux s'étoient piqués de n'être pas les maïtres, & avoient voulu fe venger des hauteurs de la reine parfendroit le plus fenfible pour une femme, c eft-a-dire , par le mépris. Toutes les fois  du Prince Soly. i9 qu elle leurfaifoit dire de venir coucher au palais , ils prenoient fi bien leurs mefures, qu'ils rendoient fes ordres inutiles. Mais enfin, elle avoit trouvé pour cinquiemè mari un homme de mérite, &qui avoit rendu de grands fervices a 1'état, par 1'invention des lunettes, qu'il avoit trouvée Cil avoit fait cette a.dmirable découverte en regardant au travers d'une bouteille): i! en avoit fait qui approchoient la lune, & la faifoient paroitre plus grande, ce qui lui avoit gagné l'affedion du peuple. II en faifoit d'autres qui groffiüoient les objets , & qui fervoient a la reine , dont la vue s'étoit foftaffoiblie aforce de pleurer les mépris de fes premiers époux. La reine devint enfin groue, & 1'on ne fauroit dépeindre la joie que eet événement caufa a Amazonie. On fit fur-tout de pompeux facrifices dans Ie temple de Ia lune , pour demander a cette divinité que Ia reine accouchit d'une princeffe. Toutes les Amazones demandèrent a leurs maris de les mettre en état d'imiter la reine, & plufieurs filles même voulurent fuivre Ia mode , tant I'efprit de flatterie pour les* adions du prince a deforce dans toutes les cours du monde. Quand le temps oü Ia reine devoit accoucher fut arrivé, on choifit les accoucheurs les plus Bij  20 HlSTOIRE experts ,& cette princeffe ne quitta plus fon appartement. Elle donna enfin la lumièrea une fille qui avoit le plus beau petit vifage rond qui fepüt voir. Toute Ia cour étoit affemblée dans cette occafion, & le roi étoit debout au milieu de la chambre, fans dire mot , tant il étoit tranfporté de joie. Quand la reine fe fut un peu tranquiliifée, elle demanda fes lunettes , & ordonna qu'on lui apportat la petite princeffe, pour la confidérer. Mais , en la prenant entre fes bras , les lunettes qu'elle avoit fur le nez , pensèrent tomber. La reine lacha 1'enfant pour les retenir, & la petite princeffe tomba a terre. Ah , morbleu ! s'écria Ie roi qui fongeoit aux lunettes autant qu'a fa fille, voild laprincejfe Fêlée. Mais, par bonheur, Ia petite étoit tombée fur un tapis de pied, & ne s'étoit fait aucun mal. C'étoitla regie que lesenfans tinffentleur nom de leur père : on prit pour un heureux augure les premières paroles du roi, & Ie nom de Fêlée demeura a la princeffe.  du Prince Sol?. 21 CHAPITRE V. Education & caraBere du prince , naturel & édu~ eation de Fêlée y com.mencem.znt de leur amour. It,fe paflfa quatorze ans, fans qu'ilarrivatrien de confidérable a la cour d'Amazonie. Prenany, qui n'étoit point connupour un prince, étoit élevé parmiles mignons de Ia reine; &a 1'age de douze ans , il étoit le plus adroit & le plus malicieux de tous. II excelloit a grimper fur les arbres, a jouer au mail & a la paume ; & ce qui montre Ia force de fon génie, & en même temps de fa poitrine , il avoit inventé une farbacane avec laquelle il fouffloit des pois a plus de deux cents pas. A I'age de feize ans , un air plus pofé avoit fuccédé a cette trop grande vivacité; fa beauté alors s'étoit épanouie: il étoit grand, mais un peu effilé, il avoit Ie teint blanc & vermeil, la boucheagréable, & Ie nez bien tiré, fans être aquilin. Des chevéux bruns & naturellement bouclés lui defcendoient jufqu'a Ia ceinture, & des fourcils de même couleur accompagnoient des yeux grands & bien fendus, dont la vivacité étoit tempérée par une douceur aimable. B iij  22 HlSTOIRE En effet, Prenany avoit un efprit docile , qui ne regimboit point, & qui faifoit tout ce qu'il vouloit, pourvu qu'il ne lui demandat que des chofes raifonnables. Les gens qui ont trop d'efprit font ordinairement critiques & d'un commerce difficile. Comme ils voient mieux que les au trés les défauts'de chaque chofe, ils ne font querarement fatisfaits, & la vivacité qui les domine , les fait exprimer leur fentiment d'une manière prompte , & quelquefois ironique , dont 1'orgueil des autres eft de'fagréablement humilié. Ceux au contraire qui n'ont qu'un efprit borné, mais qui s'aveuglent affez pour fe croire un génie fupérieur , font encore plus infupportables: ils croient réparer leur infuffifance par un air cauftique & impofant, qui fait mourir d'impatience, paree qu'il n'eftfouienud'aucune juftelTe. Prenany n'avoit aucun de ces défauts; il étoit doux& complaifant, & n'avoit que le génie qu'il falloit pour être avec grace du fentiment des autres. Ce caraétère étoit fait exprès pour une ville telle quAmazonie, oü le beau fexe, qui penfe toujours jufte , dominoit entièrement. Auffi les Amazones les plus fpirituelles avoient-elles pris plaifir a inftruire le jeune Pre-  t>ü Prince Soly. 23 fiany ; il tenoit d'elles les manières polies, fans être gênées ; les fentimens délicats, fans être brufques; fair aimable , fans être affe&é: enfin, k dix-fept ans, il étoit affez formé pour niaifer tout un jour feul avec une femme, fans lui caufer d'ennui & fans en recevoir. Tant de belles qualités réunies dans la perfonne de ce prince lui avoient acquis le cceur de la jeune Fêlée. Dans 1'enfance, c'étoit Prenany qui lui dénichoit des moineaux ; c'étoit lui qui caffoit les vïtres de 1'appartement de la reine , en foufflant des pois avec fa farbacane, & fans que 1'on put favoird'oü cela venoit,'ce qui réjouiffoit infiniment la princelTe. Dans un age plus mür, il s'étoit chargé du foin d'apprendre a danfer au petit épagneul de Fêlée, & réuffiffoit a lui montrer mille tours d'adrefTe,. fans le faire crier. 11 excélloit a travailler en tapilferie, & avoit fait ptéfent a la princeffe d'une garniture de mulesde point de chien, qu'il avoit faite lui-même , & dont rien n'égaloit la beauté. il n'eft pas étonnant qu'un jeune homme auffi parfait fe foit attiré toute 1'eftime d'une princeffe auffi fpirituelle que Fêlée. Cette jeune perfonne ayant été élevée dans une cour qui étoit le centre du bon goüt& de la délicateffej B iv  2i Hist o ir e en avoit heureufement pris 1'efprit & les agrémens. La nature avoit commencé par Ia douer de toutes les beautés qui forment une perfonne charmante; fa taille étoit grande & déliée , & fa gorge, d'une blancheur extréme, promettoit beaucoup.Sescheveux étoient d'un blond argenté, qui n'avoit pourtant rien d'équivoque : elle avoit un petit vifage de pleine lune le plus joli quife puiffe voir ; & comme elle n'étoit pas encore en age de s'armer comme les Amazones, il étoit d'un blanc pale qui lui féyoita merveille. Elie avoit le nez délicat, la bouche petite & vermeille , ornée des plus belles dents du monde; fes yeux étoient bleus, grands, & natureliement tendres & languhTans. A lage de quatorze ans , on la pouvoit dire une perfonne accomplie pour les facons : elle favoit fourire nonchalamment, parler d'une voix foible & entrecoupée , comme fi elle n'eüt pas eu la force de prononcer. Elle fe plaignoit fans ceffe, avec tout 1'agrément imaginable , de quelque indifpofïtion, & s'évanouilToit fouvenc le plus joliment du monde. ' A 1'égard de fon humeur, on ne pouvoit connoïtre fi elle étoit douce ou non, paree qu'on avoit toujours fuivi fes fantaifies, & que per-  du Prince Sol ï, %$ fonne ne !ui avoit jamais réfifté. Elle aimoit Ie plaifir, ck le plaifir Pennuyoit: quand elle étoit feule, elle vouloit compagnie ; & au milieu d'une fète , elle alloit dans les jardins , ou fe retiroit dans fon appartement. Elle aimoit naturellement ï plaire, mais i! n'étoit pas de fon rang de fe donner aucune peine pour y réuflïr. Prenany trouvoit tous les charmes polïibles dans cette aimable nonchalance , & fuivoitfans ceffe la Princefle. Tantöt il chantoit avec elle , tantöt ils jouoient enfemble a des jeux différens , & quelquefois ils s'amufoient a fe regarder fans rien dire. Elle lui demandoit fon avis fur tout ce qu'elle entreprenoit, paree qu'il étoit toujours de fon fentiment. Quand Prenany quittoit la princeffe , elle délïroit de Ie revoir; & lorfqu'il étoit auprès d'elle, il étoit le feul qui ne 1'ennuyat point. Le jeune prince , que les Amazones les p'us raflinées avoient pris foin d'élever, apprit a la princeffe , que ce qu'il fentoit pour elle étoit de 1'amour •, & en comparant leurs fentimens , Félée reconnut qu'elle Taimoit auffi. Ils fe garderent bien de réfifter a un penchant fi flatteur: leurs cceurs, au contraire, fe livrèrent entièrement a une paffion li douce & Ie myftère qu'ils firent de la volupté dont ils jouiffoient, marqua que leur amour étoit véritable.  2.6 HlSTOIRE. Ces deux jeunes amans goütoient tranquillëment les. charmes d'une première inclination (& c'eft la feule qui foit vraie), tandis qu'un rival dangereux préparoit a Prenany des malheurs dont il fut long-temps la vicume. ms3a-sa±.-Mxmmn Jif^>uiiMimii«-tmMjMijBiji"'"'^"'iifiifir^if'<•, u CHAPITRE. VI. Quel étoit le rival de Prenany, & de Vexplication que Prenany eut avec la princeffe. QüOiQDE ce rival n'eut que dix-fept ans , tout au plus,fuivant toutes les régies , il auroit du être mort il y avoit long-temps. II étoit fils d'Acariafta, fceur de la reine ; & c'étoit une loi parmi les Amazones, que 1'on faifoit périr , dès 1'inftant de leur naiffance , tous les gargons de la maifon royale , dans la crainte qu'ils" n'ufurpaffent un pouvoir que les femmes s'étoient réfervé dans eet empire. Mais Acariafta voulant conferver fon fils, fi elle en avoit un , s'étoit retirée, pendant fa groffeffe , k un chateau qu'elle avoit fur les bords du lac. Après être acouchée d'un fils, elle avoit envoyé k la reine une fille nouvelle-* ment née dans les environs de fon palais, en lui mandant qu'elle étoit k elle. Son deffeira  r>u Prince Soly. 27 étoit d'échanger enfuite cette petite fille contre fon fils , & d'élever ce prince fous des habits contraires a fon véritable fexe. Mais il arriva un grand malheur dans cette occafion. On ne prit point garde que la petite fille que 1'on porta a la reine ne voyoit que d'un ceil; ce fut la reine qui s'en apercut la première. Ah ! face de lune! s'écria-t-elle, ma nièce eft borgne; c'eft grand dommage ; fans cela, elle auroit les plus beaux yeux du monde. La nourrice voulut faire croire 1 la reinë qu'elle fe trompoit; mais la chofe fut avérée en préfence de toute la cour. Ainfi, quand on reporta eet enfant a Acariafta, & qu'elle voulut mettre fon fils a fa place, il fallut abfolument lui crever un ceil. La fceur de la reine eut un grand chagrin de ce de'faut d'attention •, elle gronda bien fort toutes fes femmes; mais il n'y avoit pas moyen de faire autrement. On choifit un homme habile, qui creva un ceil au petit prince le plus adroitement du monde , & on donna a 1'enfant le nom de Soiocule, qui convenoit a un gargon aufli bien qu'a une fille. Soiocule , qui paffoit pour Ia nièce de la reine, fut élevé dans le palais auprès de Ia princeffe Fêlée , & leurs appartemens n'étoient pas éloignés. II avoit une figureaffez agréable ;  28 H I S T O I K F, ' il étoit blond , délieat, fier de fon rang-, Sc opiniatre comme le font bien des gens qui n'ont pas le fens commun. Quand ileut afteint lage de quinze ans, Ie poil folletqui lui vint fur les joues, commenca a donner quelques foupcons de la tromperie que fa mère avoit faitc La reine en paria a fa fceur; mais cette princeffe nia Ia conféquence avec hauteur, & dit qu'il y avoit bien des femmes qui avoient prefque au tant de barbe que les hommes; & quefi elles fe la faifoientrafer au lieu de fe i'arracher,, elle deviendroit pour Ie moins auffi rude. Acariafta , pour caimer 1'efprit de la reine, fit publier qu'elle donneroit des appointemens confidérables a toutes les femmes barbues qui voudtaient venir a la cour. 11 en arriva un fi grand nombre, que Ia reine & Ia princeffe fa fceur eurent lieu detre raffurées. On en retint quelques-unes des plus jeunes & des mieux fournies en barbe , dans 1'éfpérance qu'elle profiteroit encore, & on renvoya les, autres avec des récompenfes proportionnées a leur mérite. Cependant Ie temps donnoit toujours de nouveaux foupcons; le menton de Ia prétendue princeffe fe garniffoit de plus en plus, & legrand barbier de 1'empire foutenoit 3 au pér  du Pkince Soly. 29 ril de fa tête, que cette barbe étoit male; le peuple même prenoit parti dans cette affaire. II y eut des paris confidérables dans les cafés d'Amazonie ; les uns gageoient que Soiocule avoit Ja barbe d'une fille, les autres celles d'un garcori ; plufieurs même , qui n'avoient jamais vu Ia prétendue princeffe , embraffoient l'une ou 1'autre de ces opinions, & la foutenoient vivement, pour nepas demeurer neutres dans une fi grande querelle. Malgré tout cela, 1'obfl ination de la fceur de Ia reine 1'auroit emporté fur les bruits publies & fur le fentiment du grand barbier de Ia courönne (qui, comme on fele peut imaginer, n'avoit pas beaucoupde crédit a Ia cour ) ■ fans un petit accident qui rendit public le fecret du prince. Ce malheur fut que deux femmes de chambre barbues que 1'on avoit données a Soiocule, devinrent groffes en même temps, quoiqu'elles ne fuflent jamais forties de fon appartement. A!ors il ne fut plus queftion que de fléchir la reine; Soiocule lui demanda la vie avec desexpreffions fitouchantes , qu'elle en fut attendrie. L'ambition peut forcer une femme a facririer un enfant; mais un inftincl: naturel J'empêche d'immoler un garcon de dix-fept ans. Quand Soiocule eut obtenu fa grace, ilprit les habits qui  30 HïSTOIKE convenoient a un gargon ; on lui choifit un appartement éloigné de celui de fa coufine;& comme 1'affaire avoit bien tourné, on donna une penfion fi confidérable aux deux femmes de chambre dont la groffeffe avoit révélé le fecret , que les autres furent fachées de n'avoir pas contribué a une fi belle découverte. Cette reconnoiffance fi intéreffante fut un coup de foudre pour Prenany ; il s'apergut que Soiocule étoit amoureux de fa coufine. Tandis que ce prince paffoit pour fille, fon appartement étoit fort proche de celui de la jeune Fêlée. La familiarité qui règne entre deux jeunes parentes , les fréquens évanouiffemens de cette princeffe , 1'accident arrivé aux deux femmes de chambre, & mille autres idéés qu'un amant fe met ordinairement dans la tête , 1'inquiétoient a mourir. Iltrouva enfin Ia princeffe dans les jardins , & fes femmes s'étantécartées , il réfolut de pénétrer ce qu'elle penfoit de Soiocule , & de faire tous fes efforts pour connoitre s'il ne s'en étoit point fait aimer. II aborda la princeffe d'un air rêveur, & fe promena quelque temps fans lui rien dire. La princeffe crut qu'il parleroit étant affis : elle entra dans un cabinet de chevrefeuil, oü Prenany fe placa auprès d'elle fur un lit de  Du Prince Soly. 6t gazon ; mais il ne difoit mot, & fe contentoic de la regarder. Fêlée lui fit des reproches de fon filence. Quoi! 1UI dit-etle, ordinairement vous avez mille chofes a me dire; auj'ourd'hui vous rêvez &gardezun filence qui m'étonne ? Avez-vous quelque inquiétude, mon cher Prenany ? Ditesmoicequi vous attrifte. Je n'ai point de chagnnreponditle prince; je fonge feulement que je voudrois être fille , pour que vous m'aimaffterdavantage. Vous vous moquez, dit la prin- ceiTesvousferiezauffifillequemagouvernante, que ,e ne vous en aimerois pas plus pour cela. Ült-ce que 1'on aime mieux les filles que les gar9onS?Oui5fans doute , repartit le prince. Je fu„ perfuadé, par exemple , que quand Soiocule pafToit pour une fille, vous faimiez plus que vous ne faites 4 préfent. Oh! je vous affure du contraire, reprit la princeffe; je Ie trouvois dans ce ternps-!a encore moins fpirituel qu'a prefent. II me tenoit fans cefle des difcours auxquelsjene comprenois rien. Et quels étoient ces difcours f dit Prenany alarmé. Je ne fais J la princeffe, fi Je les aurai retenus. II ^ difojtque jetois belle, mais qu'il n'auroit pas vou uetreen ma p.ace, è moins que ■ ^ «e a.la fienne; qu'il auroit voulu me confier un lecretqu.il avoit, & qu'il auroit pourtant voulu  ^2 H 1 S T O I 8 £ que je n'en fuffe rien. Vous voyez que ces en* tretiens n'avoientpas de raifon. Ces énigmes-la, dit Prenany , n'étoient pas faciles a deviner. Mais,ajoutale prince , il étoit toujours auprès de vous , il paffoit pour votre compagne. Qu'il étoit heureux! II vous rendoit tous les fervices qu'on rend a une jeune amie. II ne m'a jamais charmée par-la , réponditla princeffe. II étoit fi mal-adroit, qu'il ne pouvoit me lacer mon corps fans paffer des ceillets ; il falloit toujours recommencer deux ou trois fois. Un jour , enentrant dans ma chambre le matin, tandis que j'étois aulit, & toute feule, il fit tomber la clef en fermant Ia porte;en fortequema gouvernante, qui revint fur Ie champ , ne pouvoit plus entrer pour m'apporter a déjeuner : il fallut qu'il lui allat ouvrir. Mais , dit Prenany d'un air agité , lorfque vous vous évanouiffiez , n'étoit-il pas quelquefois auprès de vous, & n'aimiez-vous pas qu'il vous fit revenir ? Oh ! dit la princeffe, il ne s'eft trouvé qu'une fois auprès de moi, lorfque je tombai en foibleffe •, mais ma gouvernante y étoit, qui le priad'aller chercher de feau de méliffe. II vouloit qu'elle y allat elle-même ; & tandis qu'ils difputoient, je fus obligée de revenir toute feule, & fans que 1'on me donnat de lecours. Depuis qu'il m'a joué ce tour-la, je ne le faurois fouffrir. On dit pourtant qu'il  dü Prince Solï. 33 qu'il vous aime, dit Prenany un peu raffuré. Vraiment cela eft vrai, reprit la princeffe ; il me 1'a dit lui-méme; mais vous m'aimiez bien auffi. Oui, je vous Ie jure, dit le prince, & je crois que vous n'en doutez pas. Eh bien , dit la princeffe, je n'aime que vous; & pour vous ïe prouver, je demanderai a la reine qu'elle nous marie enfemble. Ah ! ne lui dites rien, repartit Ie prince avec vivacité ; ne de'couvrons notre amour a perfonne: on nous empêcheroit peut-être de nous aimer, & j'en mourrois de défefpoir. Je n'en parlerai donc ,dit Fêlée, que quand je ferai plus grande ; mais , jufqu'a ce temps-la, ne m'abandonnez jamais. Je ne fuis contente que quand je vous vois; dès que vous paroiffez , une dquce vplupté m'anime agréablement; quand vous êtes prés de moi, je voudrois m'approcher encore de vous. Une triffeffe affreufe vient m'environner dès que vous vous éloignez de moi'; & pour obtenir de moi tout ce que j'ai deplus précieux , vous n'auriezqua me menacerde votre indifférence. Vous m'avez appris que c'étoit la de 1'amour; ne foyez plus jaloux, mon cher Prenany, car c'eft pour vous feul que je reffens ces mouvemens qui me charment. Prenany penfa expirer de joie en entendant ces paroles, II tenoit une des mains de la prin- C  34 HlSTOIKE ceffe , qu'il baifa cent fois pendant ce difcours. Vous venez, dit-il, de peindre ma fituation , en m'expliquant la vötrejune langueur mortelle m'accable dès que je fins la moitié d'un jour fans vous voir. Lorfque je fuis fe'paré de vous, je penfe fans ceffe a ce que vous faites ; & c'eft cette attention a tout ce qui vous touche , qui caufoit la jaloufie que je viens de vous faire voir ; je me repréfentois Soiocule admirant vos charmes , étanta chaque moment du jour k portee de jouirde la vue de tout ce que j'adore : je me repréfentois ma princeffe prête aaccorder, par erreur , k fa feinte amitié ce qu'elle ne devoit qu'a mon amour: mais vous avez pris vous - même le foin de diffiper mes foupcons. Que votre amour eft tendre y ma chere princeffe , & qu'il rend mon deftin charmant ! Uniffons nos ames pour jamais; mon cceur vole fur ma bouche, pour vous affurer d'une fidélité éternelle. Fêlée s'étant penchée pendant ce difcours fur lebras de Prenany, 1'ardeurqui le tranfportoit lui fit porter, fans qu'il y fongeat, fes levres fur celles de la princeffe ; mais , dans eet inftant, il s'apercut qu'elle étoit évanouie. II chercha auffi-töt dans la poche de Ia princeffe fon fel d'Angleterre, & fut très-alarmé d& ne le point trouver, ïl appuya la tête de la  DU P r i n c e • S o l y. 35 jeune Fêlée fur le lit de gazon, & fortit avec précipitation pourappeler du fecours. Par bonbeur, la fidéle gouvernante n'étoit pas éloignée,.& étant accourue a fes cris, elle fit revenir fa jeune maitreffe, a qui Prenany donna le bras, pour la reconduiré doucement au palais. CHAPITRE VIL Comment on peut fe venger d'un borgne, & du . danger que Prenany courut pour y avoir réujji. Cependant Soiocule, amoureux de Fêlée, s'étoit apercu que Prenany ne lui étoit pas indifférent, & cherchoit tous les moyens poffibles pourle chagriner.il louoit, d'un air de bonne fortune, les appas de la princefTe, & affeétoit d'en parler fans ceffe en préfence de fon rival. II vantoit Ia fineffe de la jambe de Fêlée, fa gorge nailTante, dont il paroiffoit enchanté; & Ia princefTe, par une coquetterie naturelle au fexe, ne pouvoit fe facher de ces louanges, quoiqu'elle n'aimat point celui qui les lui donnoit. Prenany, en fongeant que Soiocule avoit lacé la princeffe, étoit au défefpoir. Gij  3 6 H'lSTOlRE De fon cöté, il faifoit au prince toutes les malices qu'il pouvoit inventer. Comme Soiocule étoit borgne, Prenany faifoit en forte, quand ils fe promenoient avec la princeffe, qu'elle fut toujours du cöté de fon mauvais ceil, afin qu'il ne put la voir a fon aife. Soiocule fe défefpéroit d'être toujours obligé de tournee Ie cou pour Ia regarder. II voyoit pourtant toujours Ia princeffe, quoiqu'il ne la vit que d'un ceil; & Prenany en fut enfin fi jaloux , qu'il réfolut de 1'aveugler tout a fait, quelque chofe qu'il en put arriver. Pour exécuter fon projet, il choifit un jour que So- ~ locule étoit d'une partie de chaffe avec Ia princeffe fa mère, la reine ? & Ia princeffe Fêlée. II prit fa longue farbacane avec des pois plein fa poche, & monta fur un grand arbre dans 1'endroit de Ia forêt oü 1'on devoit fe raffembler pourlacolation. Lorfque toute la cour fut affife fur Ie gazon , Prenany fouffla un premier pois qui n'attrapa que le nez de Soiocule. II dit, d'un air de colère, ala princeffe: Je vous prie de ceffer, ma coufine, & de ne me point jeter des boules de pain au nez. Je ne vous ai rien jeté , dit la prin • ceffe; vous rêvez affurément. Je 1'ai bien fenti, répliqua le prince. Pendant cette difpute , Prenany avoit fi grande envie de rire, qu'il ne  t> u Prince Soly. ?j pouvoit plus fetrer les lèvres pour fouffler. Mais enfin , ayant repris fon fériéux, il Iacha un fecond pois, & fut affez heureux pour crever tout a fait le bon ceil de Soiocule. Auffi-töt ce prince jeta des cris pérgans;'" Acariafta fa mère étoit au défefpoir ; chacun s empreffoit k fecourir le prince , dont I'ceil faignoit bien fort. Prenany , fort content, fe tenoit fur 1'arbre , fans faire aucun bruit, & perfonne ne 1'auroit appergu , fi , par malheur , fa pochen'eüt pasété percée. Les pois qui étoient Gedans, commencèrent a fortirparle trou , & atomberfur toute la compagnie. Quelqu'un leva les yeux, & vit le pauvre' Prenany perché fur 1'arbre. La reine ordonna auffi-töt qu'on Farrêtat, & Acariafta vouloit qu'on le fit mourir. Jugez de 1'état dans lequel étoit Ia princefTe Fêlée, en voyant fon amant dans un fi grand péril. Elle s'étoit évanouie cent fois dans des occafions moins importantes; mais elle réfifta cette fois-fa. Les guerrières qui gardoient Ia reine , voulu-,; rent monter fur 1'arbre pour attraper Ie coupable; mais elles avoient toutes de fi grands pamers, qu'elles n'en purent venir k bout. On envoyachercher les pages de la chambre, qui y grimpèrentj mais leurs efforts furent inutiles , paree que Ia forêt étant fort touffue, quand on C iij  3§ HlSTOIRE croyoit tenir Prenany , il faififlbit les branches voifines , & fautant ainfi d'arbre en arbre , les pauvres pages perdoient leur peine. Le refte du jour fe paffa a cette pourfuite , & Ia nuit étant venue, il fallut laiffer la le criminel , quis'étoit caché dans un gros chêne. On fit refter quelques gardes dans le bois , & toute Ia cour s'en retourna fortaffligée , dansle deffein d'envoyer prendre Prenany dès le lendemain. Fêlée fe retira dans fa chambre, & quand elle fut feule avec fa gouvernante , qui favoit fon amour pour Prenany, elle donna un libre coursafes larmes. Mon cher amant va périr, difoit-elle, la mere de Soiocule ne lui pardonnera jamais; &, ce qui me défefpère , c'eft pour m'av'oir trop aimée , qu'il fouffrira Ia mort dont on Ie menace. II ne vouloit pas que Soiocule me regardat, c'eft moi feule qui fuis la caufe de cette entreprife téméraire. Ne vous afHigez point fi vivement, dit la fage gouvernante; Prenany n'eft point mort , puifqu'il n'eft pas encore au pouvoir d'Acariafta : empêchons qu'il ne tombe entre fes mains , & faifons-le fauver dès cette nuit: nous n'avons qu'a lui conduire' un cheval, & tacher de le trouver dans la forêt; nous Ie ferons partir fur le champ, & demain ce fera en vain qu'on Ie cherchera.  du Prince Soly, 39 r La princeffe, tranfportée de joie , embraffa la gouvernante ; elles defcendirent toutes deux par un efcalier dérobé, & prirent trois chevaux dans 1'écurie. Le palefrenier., a qui la princeffe fit unpréfent, les ayant préparés , les deux Amazones partirent, la gouvernante tenant un cheval en main pour Prenany. Fêlée, que 1'amour faifoit fonger a tout, avoitpris une bouteillede ratafia , & unegrande galette, 'qu'elle avoit -mife par morceaux dans un fac , pour nourrir le malheureux Prenany pendant fon voyage , & elle avoit attachécette provifion a la felle du cheval qu'elle lui deftinoit. Quand la jeune princeffe fut dans la forêt, elle femita pleurer, de peur du loup (carelle ne 1'avoit jamais vu ); fa gouvernante Ia raffura, & lui dit de ne pas faire de bruit, de peur d'être entendue des gardes qu'on avoit laiffés dans Ie bois. La princeffe s'étant un peu remife de fa crainte , alloit au petit pas, en difant tout doucement: Prenany! Prenany! Par bonheur elle paffa auprès de 1'arbre oü il étoit,, & il 1'entendit. Eft ce vous, dit-il, ma princeffe? Eh , oui , c'eft moi, répondit-elle; defcendez. Auffi-töt Prenany defcenditfi vïte , qu'il penfafecaffer les jambes. Ah ! dit-il, ma chère princeffe , quel eft C iv  4° Histoiee mon bonheur de vous voir venir a mon fecours! Que je cheïis mon entreprife , puifqu'elle me donne le plaifir de connoïtre aquel point vous vous intéreffez pour moi ! Oui, dit la princeffe dun ton trifte, vous avez fait la une belle affaire ; il faudra ne nous plus voir. Ne valoit-il pas mieux laiffer a Soiocule tous les yeuxdu monde,s'il les eüteus,que de faire une chofe qui cauferoit votre trépas, fi vous ne quittiez ces lieux ? Quoi! dit Prenany, il faudra donc m'éloignef, ma princeffe? Sans doute , répondit affez rudement la gouvernante qui n'étoit point amoureufe, & qui mouroit de peur que 1'on découvritla démarche qu'elle faifoit faire a la princeffe , montez fur Ie cheval que nous vous amenons , & aüez leplus loin que vous pourrez. A ces mots , Prenany & Fêlée fe mirent a pleurer. Allez, mon cher Prenany , dit la princeffe, croyez que je ne vous oublierai jamais. Que je fois de même toujours préfente a votre penfée , & fans doute un temps plus heureux nous rejoindra. Je vous écrirai quand Acariafta fera morte; & ma mère , qui vous aime bien , vous pardonnera. Le malheureux Prenany monta a cheval, baifa tendrement la main de la princeffe, & s'éloigna d'elle. La gouvernante ramena Fêlée au palais, & toutes deux fe  du Prince Soly; 41 couchèrent jufqu'au lendemain, fans qu'on s'apergüt de rien» CHAPITRE VIL Comment Prenany fe fauva dans un défert effroyable , & de la rencontre heureufe quil Il n'étoit pas tout a fait dixheures du matin, que toutes Jes Amazones étoient fur pied. On chercha encore Prenany par toute laforêt; mais les peines que 1'on fe donna furent inutiles. Cela caufoit autantdejoie a Fêlée, que cela donnoit de chagrin a Soiocule & a fa mère; ce qui montre qu'il eft bien difficile de contenter tout le monde. Pendant cette recherche, Prenany avaneoit toujours, tantöt trifte de quitter la princeffe, tantöt gai de ce que Soiocule ne la verrok plus. Au point du jour, il avoit apercu le fac qui pendoit a. 1'argon de fa felle; il 1'ouvrit, & trouva le gateau que la princeffe y avoit mis, & Iabouteille de ratafia. Comme il avoit grand faim, il mangea une grande part de fa galette, & dans cette part il trouva laféve.. Ah! dit-il , je ne pouvois manquer d'être roi, puifque je devöis manger ce gateau-la tout feul; mais il  42 "H ,l S T O I E E n'importe, cela marqué toujours Ia bonn'e ïrr-, tentlon de la princefTe. II but de 1'eau d'une fontaine qu'il rencontra , & un petit coup de ratafia pour fe fortifier Ie cceur; mais il neut pas le plaifir d'éntendre crier le roi bok, car il n'avoit que fon cheval pour toute compagnie. Prenany n'étoit jamais forti d'Amazonie , & ne connoiffoit point le pays. II s'engagea dans unefolitude affreufe, dont il ne favoit plus par oü fortir. I! voyagea ainfi deux jours & deux nuits dans un défert épouvantable; il ne voyoit que des plaines d'un fable brülant, qui s'étendoient a perte de vue. Cette vafte folitude n'étoit entrecoupée que par des rochers affreux , qui s'élevoient jufqu'aux nues,& d'oü fortoient des torrenseffroyables.Ceseaux,quitomboient des montagnes avec rapidité, fembloient fuir avec autant de vifefie un féjour fi effrayant, & fe précipitoient avec fureur dans les plus profonds abimes. Enfin, Ie cheval de Prenany, outr-é de laffitude & mourant de fairn , tomba; & Ia bquteille au ratafia , oü il y en avoit encore , fut caffée; ce qui caufa au prince un grand chagrin. Prenany, a force de coups , fit relever fon cheval , qui Ie porta encore quelque temps ; mais le pauvreanimal étant tombé une feconde fois, ne put venir a bout de fe relever, malgré toute  du" Princê Soly. 43 fa bonne voionté; en forte que Prenany fut obiigé de prendre ce qui lui reftoit de gateau', & de continuer fon cbemin a pied. Quand il eut marché quelque temps, il s'affit au pied d'un rocher pour fe repofer. Ilregar-' doit triftement le ciel fans penfer a rien, tant il étoit accablé de fon malheur , lorfqu'il fe préfenta devant lui un vieillard dont la maigreur & la figure auroient fait peur au prince dans un autre temps; mais alors il étoit fi trifte, qu'il ne s'apercevoit de rien. Le vieillard s'arrêta quelques inftaos a confidérer le jeune Prenany avec tous les fignes de laplus grandejoie ,puis il lui dit, en s'approchant de lui: Que je fuis~ heureux de vous rencontrer, & quel bonheur pour vous de m'avoir trouvé ici! Sans eet événement, vous feriez fans doute mort de faim dans ce défert, dont vous ne connoiffez pas les routes; &, fans vous, j'y aurois bientöt péri de misère; au lieu que je vais faire votre félicité , & vous allez faire ma gloire & mon bonheur. Prenany demanda au vieillard qu'il lui expliquat plus clairement comment ils alloient être tous deux fi fortunés. Contentez - vous pour aujourd'hui, lui répondit le vieillard, defavoir que vousêtes , auffi bien que moi, affuré d'être heureux. Venez vous repofer dans ma grotte demain je vous conduirai dans ma patrie, oü  1> 44 Histoire vousjouirezde Ia plus brillante fortune,&je vous inftruirai ert chemin de ce que vous voulez fa voir. Le vieillard conduifit Prenany dans un antre qu'il habitoit, & que Ie bafard avoit creufé dans un grand rocher. Après un léger repas „ qui confifta en quelques racines qu'avoit le vieillard , & le dernier morceau de galette qu'avoit le prince , ils fe couchèrent fur des herbes feches, & la Iaffitude les fit dormir d'un profond fommeil. Le lendemain , dès que 1'aurore commencaa paroïtre, le vieillard éveilla le prince, qui, croyant être encore en Amazonie ( car c'étoit Ia première fois qu'il s'étoit couché depuis qu'il en étoit forti), fe mit a pefter contre le vieillard, & a lui dire mille injures, dans la penfée que c'étoit quelqu'un de fes camarades qui 1'éveilloit par malice. Quand il fe fut un peu frotté les yeux , il reconnut fon erreur,& demanda pardon au vieillard de fa vivacité. Le vieillard & Prenany fe mirent auffi-töt en chemin ,& le demier, en fortant de Ia grotte, fe reffouvint avec règret de Ia bouteille au ratafia, dont ils auroient bien bu ehacun urt coup avantdecommencer leurvoyage. Prenany conta d'abord fon hifioire au vieillard , qui lui fitplufieurs queftions, auxquclles le prince ré-  bü Prince Soly. 45 pondit de manière que le vieillard parut très-fatisfait. Le jeune prince pria enfuite le vieillard de contenter a fon tour fa curiofité, & de 1'inftruire, comme il lui avoit promis de le faire* de 1'endroit oü il le conduifoit, & du bonheur qu'il devoit efpérer. A cette demande, le vieillard leva les yeux au ciel, & jeta un profond foupir. Vous allez entendre, dit-il, 1'hifbire la plus füneftedont on puiffe faire le récit. Je fuis sur que vous frémirez vous-même des malheurs dont ma fa-1 mille a été accablée. Jugez par-la de la peine que je fouffrirai , en vous- inftruifant de mes infortunes. Mais enfin je vous 1'ai promis, il faut bien vous fatisfaire. CHAPITRE IX. Hifioire de Savantivane. Xj'empire dans lequel j'ai pris naiffance, dit le vieillard , eft d'une fort grande étendue , & très-peuplé. La ville capitale de ceroyaume, oii je compte que nous arriverons aujo'urd'hui, s'appelle Jiinie. La langue que 1'on y parle n'eft pas la même que la votre; ainfi vous n'entendrez rien d'abord aux difcours de nos citoyens.  4<5 HlS TOIRE Mais, dit Prenany , comment ferai-je donc ? Je m'ennuierai a mourir. Eft ce la cette félicité dont vous me fiattiez? Cela ne fait rien au bonheur de la vie, reprit le vieillard d'un air tranquille; il.y a mille gens qui n'entendent pas ce qu'on leur dit, quoiqu'on s'exprime en leur ■langue , & qui n'en font pas pour cela moins fatisfaits: d'ailleurs je vous expliquerai le foir en particulier ce que 1'on vous aura dit pendant la journée ; & de ne rien entendre a ce que 1'on vous dira, c'eft ce qui vous fera un me'rite auprès de mes compatriotes. L'ignorance eft une des plus belles qualite's de nos peuples, & il fuffit de favoir quelque chofe , pour être fufpeét a 1'état, & expofé au plushonteux fupplice. Cette loi générale de ne rien favoir a été introduite par un de nos plus illuftres monarques, qui régnoit il y a environ cent ans ou mille ans. On ne fait pas bien au jufte cette époque; tout ce que 1'on a pu retenir eft que ce roi aimoit fort a difputer. Etant un jour entré en conteftation avec un de fes courtifans fur un point d'hijloire, il foutint que 1'on ne pouvoit connoïtre cette fcience, fans favoir parfaitement hphyfiaue. Toute la cour fe prit a rire; on eut beau lui protefter que ce n'étoit pas dé lui que 1'on fe moquoit, il congut dans ce  dïï Prince Sotv. 47 moment une telle haïne contre la fcience& les favans , qu'il. fit abattre fur le champ tous, les colléges, brüler tous les livres, & détruire toutes les infcriptions qui étoient dans fon royaume. Il fit élever, au milieu de la place publique ,un grand ane de cuivre rouge furun piédeftal. C'eft ce grand ane qui a donné le nom d'Azinie a- la capitale, & qui depuis a été révéré comme la divinité tutélaire de 1'empire. Depuis la mort de ce roi, fes fucceffeurs , & nos peuples, a leur exemple, fe fontinfiniment perfeétionnés dans 1'ignorance. Mais mon père, qui étoit demeuréveuf debonne heure, n'ayant de fon mariage que deuxfils/dont j'étoisi'aïné , nous deftina, pour notre malheur, a être favans, malgré toutes les lois qui s'oppofoient k fon projet. II me nomma Savantivane, & appela mon frère DoElis, pour marquer i'envie qu'il avoit de nous faire exceller en fcience & en doctrine. , - ■ . Pour nous donner lui-même les premiers élé- • mens des belles connoiffances, il apprit a lire & aécrire d'un favant qui demeuroit caché dans Ja ville ; & lorfque nous fümes en age de voyager, il nous envoya dans lés pays- étrangers, pour nous inftruire dansles écoles qui y étoient établies. Dans le cours de nos études, nous paf-  $8 HlSTOIRE sames quelque temps a Amazonie. C'eft dans Cette occafion que j'ai appris votre langage* Mais mon frère,pour fon malheur, réuffit beaucoup mieux que moi;ilapprit a entendre facilement deux langues que 1'on ne parloit plus depuis deux mille ans. II favoit, k cent ans ou deux cents ans prés, le temps auquel s'étoit donné une bataille k cinq ou fix mille lieues de nous; il favoit alléguer des raifons pour & contre fur des chofes que perfonne ne peut favoir au jufte. En un mot, il auroit paffé pour un oracle dans un pays dix fois plus éclairé que le nötre. Mon père, quelque temps avant de mourir, lemariaavec une femme jeune & aimablc, Sc lui donna la meilleure partie de ft;> biens. Pour moi, il ne voulut jamais me donner d'ctabliffcment, paree qu'il me regardoit comme 1'ainc & le chef de fa familie. Si mon père eut prévu les malheurs dans Icfquels la femme de Doftis nous a plongcs, il fe feroit fans doute bien gardé de faire entrer un pareil monftre dans notre maifoh. Cette femme, orgueilleufe d'être defcendue de parens qui s'étoient diftingués dans 1'état par leur profonde ignorance, traitoit mon frère avec le dernier mépris; quelquefois elle amenoitles plus aimables de fescompagnes ? qui, pat leurs railleries, Ie détouïnoient  bu Prince Soly. 49 «détournalent del'étude; quelquefois die faifoit des papillottes avee fes écrits; fouvent elle re'pandoitfon encrejufqu'a la dernière goutte. Mais Voyant que fes efforts étoient inutiles , cette mégère eut lajtiruauté de dénoncer mon frère aux magiftrats , comme un favant coupable de la plus haute expérience. Par malheur pour mon frère , il avoit ramaffé de toutes parts les événemens les plus confidérables des fiècles paffés; il avoit copië des pièces de plufieurs auteurs , qu'il avoit arrangées auhafard, fans trop obferverl'ordredeS temps ni des lieux; il avoit coufu k cela des differtations Iégères fur les différens arts & fur leur origine, & avoit donné le nom de livrea toutes ces pièces rapportées. Quoiqu'il proteftata chaque page qu'il ne favoit rien de la matière dont i! alloit parler, lesjuges , auxquelsfa perfide femme le dénonca , lui firent fon procés , & il fut condamné a la mort. Que eet arrêt me paroit injufie ! dit Prenany en interrompant le vieillard. Si Ia chofe eft comme vous le dites, on fit mourir votre frère bien légèrement; mais vous le flattez peut-être, & fans doute il avoit mêlé a ces écrits des réflexions qui marquoient un profond génie, & qui montroient qu'il avoit beaucoup médité fur le cccur humain. D  JO_ HlSTOlRE Point du tout, reprit Savantivane ; les ré* flexions qui fe trouvoient de temps en temps dans fon ouvrage, n'étoient que deslieuxcommuns ufés., fur la fageffe , le défintéreffement, & la conftance dans les adverfités; & cependant, un jour que 1'on célébroit une fête folennelle C pardonnez aux foupirs que m'arrache encore le fouvenif d'un malheur fi funefte ), mon pauvre frère fut pendu a la queue du grand ane de cuivre rouge. Pour moi, continua le vieillard après avoir gardé quelques momens le filence, je fus accufé 1 d'être fon complice; mais comme 1'on ne trouva point de preuves demon crime , on fe contenta de m'exiler dans le défett oü vous m'avez trouvé; il me fut défendu de revenir, fous peine d'éprouver le même fort que mon frère , a moins que je n'euffe oublié tout ce que je pouvois favoir, & que je n'amenaffe avec moi, pour remplacer le frère que 1'on m'avoit óté , un homme del'ignorance duquel on put être content. J'ai demeuré environ trois ans dans mon exil, nevivant que de racines, & j'aurois couru rifque d'y périr enfin, fi je n'euffe pas eu le bonheur de vous rencontrer. Votre phyfionomie heureufe , & la fituation oü je vous ai trouvé, m'a donné de vous les plus hautesefpérances , & le récit que vous m'avez fait de vos aventures, joint aux réponfes que vous ayez  cu Prince So lV. ' ji Faltes aux queftions que je vous ai propofées, m'a confirmé dans mon opinion. Je vais vous préfenter a nos citoyens comme un préfent digne de faire ma paix avec eux. Mais , dit Prenany avec une efpèce de crainte, 51 me paroït que je m'expofe en vous fuivant a Azinie; je ne fuis pas fi ignorant que vous le dites:je fais, par exemple , jouera la paurne a merveille. Cette fcience-la ne vous fera point de mauvaife affaire , reprit le vieillard. Je fais, dit Prenany , nager comme un poiflon , &, comme -vous 1'avez entendu , grimper a un arbre mieux qu'un chat. Vous ne courrez encore aucun rifque pour cela , répondit Savantivane. Enfin , dit le prince , je fais vifer fi droit avec la farbacane, que j'ai crevé 1'ceil de mon rival. Je fais danfer toutes les contredanfes nouvelles, &même chanter affez bien pourm'amufer tout feul pendant une matinée. Croyez-moi, dit Savantivane , malgré cela, vous n'avez rien a craindre, & toutes ces bellesconnoiffances n'ernpécheront pas que vous ne parveniez aux premières dignités de 1'empire. En achevant ces difcours, ils apercurent la ville , que 1'on ne voyoit que lorfque 1'on e'toit prés d'y entrer, paree qu'elle étoit dans un fond. A cetafpecl, ilsreprirentun nouveau courage, & y arrivèrent bientöt4 D ij  5^ HlSTOIRE CHAPITRE X. Defcripüon de la ville d'Azinie, & de quelle manière Prenany y fut regu. Pr e n a n y fut enchanté du fpe&acle qui s'offrit a fes regards en entrant a Azinie. Les maifons étoient ala vérité baties fans fymétrie, & les ornemens n'en étoient pas fort réguliers ; mais leur variété & leur grandeur ne laiffoient pas de faire plaifir a la vue. Les rues étoient remplies de jeunes gens qui paroiffoient animés de la plus vive joie: les uns conduifoient dans des chars magnifiques de jeunes beautés habillées de la manière la plus galante; les autres , fous des berceaux de feuillages , s'abandonnoient aux plaifirs du vin & de la bonne chère ; on entendoit de toutes parts des concerts oü lagaité brilloit plus que 1'harmonie, mais qui auroientfait danfer le prince , s'il n'eüt pas été fatiguédefon voyage. Comment, dit-il a Savantivane d'un air d'admiration , vous ne m'aviez pas dit que cette ville étoit fi brillante , ni fi peuplée ; ceféjour me paroit charmant. Que dites-vous ? reprit Ie vieillard, cette ville mefemble aujourd'hui déferte,encomparaifonde 1'état oü je 1'ai laiffée,  du Prince Soly.' . y^ lorfque jen fuis forti. II faut que quelque chofe d'extraordinaire attirebien du monde d'un autre cöté; je ne vois pas ici Ia moitié des habitans qui fe promènent ordinairement dans les rues. Savantivane demanda a un jeune Azinien qu'il aborda , pourquoi il ne voyoit pas autant de monde qua 1'ordiriaire. Vraiment, répondit le jeune homme , prefque tous nos citoyenS' font a Ia place publique , pour voir 1'exécution d'un miférable favant que 1'on a rencontré; il doit être pendu, a 1'heure que je vous parle, a. la queue du grand ane. Ces paroles renouvelèrent bien défagréablement, dans le cceur de Savantivane , le fouvenir du irialheureux Dodis; mais il fe garda bien d'en rien faire patoitre , de peur de fe rendre fufpeét; 11 dit au contraire a 1'Azinien , avec une joie affeétée: Racontez-moi, je vous prie, quel eft Ie crime de eet homme, afin que nous en rions enfemble. Jene fais pas trop de quoi on 1'accufe, répondit le jeune Azinien ; j'ai feulement entendu dire qu'il copioit les écrits que nos citoyens font faire quand ils ont quelque procés entre eux,qu'il mettoit a la fin les fentences que 1'on avoit rendues , & qu'il envoyoit tout cela dans les autres villes de 1'empire, Qn a eu peur que Diij  54 HlSTOlKE celane rendit les juges de province affez habïles pour de'cider les afFaires femblables, quand il s'en trouveroit de tout a fait pareilles, & on lui a fait (on proces a caule de cela. A ces mots, 1'Azïnien quitta le prince & fon conduéteur. Savantivane répétaa Prenany ce qu'il venoit d'apprendre , & fe de'chaïna vivement contre la cru au ié de fes concitoyens, de faire périr un homme pour fi peu de chofe. Quand ils eurenf marche'quelques pas, ils trouvèrent une foulede peuple qui revenoit de la place publique. Un d'entre eux, que Savantivane interrogea, lui , dit que le coupable avoit eu fa grace. Le roi, dit eet homme, s'eft fait lire quelques pages des éents de i'aceufé, ikn'ayantrien trouvé qui mé~ ntat la mort, a ordonné qu'on lerenvoyat. Savantivane & Prenany feréjouirent.de cette nouvelle, & s'étant un peu avancés, ils trouvèrent les juges qui s'en retournoient en bon ordre. Savantivane fe préfenta a eux, & adreffant Ia parole a celui qui paroiffoit le plus confidérable : J'ofe , dit-il, revenir en cette ville, apres avoir fatisfait au jugement que vous aviez rendu contre moi; depuis Ie temps quej'aivécu dans Ie défert oü vous m'aviez exilé, j'ai fi parfaitement oublié tout ce que je pouvois favoir, que je ne fais pas fi je retrouverai ma porte. Je fuis a préfent trés-digne de demeurer parmi vous.  du Pkimcb Soly. $f Cela eft excellent, répondit gravement Ie juge. Mais dites-moi, continua-t-il en parlant augreffier, n'y avoit-il pas une autre conditiort que eet homme devoit accomplir en revenant de fon banniffement. Je ne m'en fouviens pas bien , dit Ie greffier, mais je crois qu'il y avoit quelque chofe. J'e'tois condamné, reprit Savantivane, a vous amener, pour remplacer mon frère , un homme excellent en ignorance : le voila, dit-il en pre'fentant Ie jeune prince qui n'entendoit rien a tout ce difcours, & je puis vous vanter ce jeune homme pour le meilleur fujet que vous puifliez connoitre; il n'a jamais lu dans aucun livre férieux; il ignore fon véritablenom; il ne connoït ni fon 'père ni, fa mère, & ne fait pas dans quel pays il eft né; il n'a nulle connoiffance du chemin par oü il eft venu ici, ni de combien cette ville eft éloignée de celle d'ou il eft parti; enfin il ne fait pas notre langue, & ainlï il n'entendra pas un mot de ce qu'on lui voudra dire. A ces derniers mots, tous les jeunes fe'nateurs fautèrent au cou de Prenany chacun lui témoigna Ia plus fincère amitié & la plus parfaite eftime , &le plus apparent des jeunes fe'nateurs fit monter dans fon char Savantivane & Prenany , pour les mener a fon palais. Le vieillard pria fecretement le jeune T> iv  S<5 HïSTOlRE prince de ne lui point parler Amazoruen lorfqu'ils feroient en compagnie , ou de ne pas trouver mauvais s'il faifoit femblant de ne 1'enX tendre Pas- S'11 paroifloit, lui dit-il,que jefulTe encore la langue d'Amazonie, cela feroit capable de me faire retourner dans le défert que nous quittons. Lorfque 1'on fut arrivé au palais du jeune fénateur Azinien , if s'y affembla nombreufe compagnie , & le fouper , que 1'on fervit peu de temps après , fit voir a Prenany qu'il n'y avoit que les cuifiniers de favans impunément dans ce pays-la. Comme ce prince n'entendoit nen a la converfation, il s'occupoit a réparer la diète qu'il avoit faite pendant trois jours, & buvoit fréquemment pour s'amufer. II y avoit a table trois jeunes beautés que quelques jeunes feigneurs Aziniens avoient amenées , qui paroifloient de 1'humeur la plus enjouée & la plus vive. Une d'elles furpaffoit les autres en gaité ; elle avoit les yeux vifs, les cheveux & les fourcils noirs comme du geai, &le vifage peint a 1'amazonienne; ce qui lui donnoit un petit air effronté dont tout le monde étoit charmé. Elle avoit remarqué que Prenany parloit Amazonien; elle favoit auffi cette langue en perfeétion ; elle lui fit figne de ne pas témoigner  du Psince Sol?. 57 qu'il 1'entendoit, pour donner plus de plaifir a la compagnie , & chanta plulieurs airs amazoriiens, avec des roulemens admirables , quï charmèrent tous lesconviés, paree qu'ils n'entendoient rien aux paroles. Prenany chanta auffi quelques airs tendres ; & comme il les avoit faits lui-même, fa paffion lui fit prononcer le nom de Félée , dont 1'idée le fuivoit par-tout; il n'y eut que Savantivane qui favoit déja fon amour, & la jeune brune , qui 1'entendirent; les autres admirèrent les chanfons, fans y rien comprendre. Pour rendre cette fête compléte, on fit venir au deffert des inftrumens qui jouèrent plufieurs airs d'un ancien muficien , qui n'étoient pas bien étendus, & qui n'alloient pas trop vite; & après que 1'on eut ainfi diverti le prince & fon conducteur, on chercha la maifon de Savantivane , & chacun s'alla coucher.  5% HlSToiRE CHAPITRE XL Qui paroltra Pzut-itn aujji ennuyeüx que les chofes dont on y park. L e s jours Guyana, les plus confidérables feigneurs d'Azinie vinrent chez Savantivane villier Ie jeune étranger. Le vieillard, qui fembloit avoir abjuré Ia fcience, obfint, par le crédit :de Prenany, Ia confifcation des biens de fon irere; .1 fe trouva, par ce-moyen, en état de faire une figure brillante , & de fournir k Prenany de quoi paroïtre avec éclat. Le prince & Savantivane donnèrent k leur tour des fêtes aux prmcipaux de Ia ville : on engageoit tous les jours Ie prince dans des parties de bal, ou il faifoit admirer fa légèreté & fagrace :onIe conduifoit k 1'opéra , oü Ia mufïque Ie divertif foit affez; mais il n'entendoit rien aux paroles. Etant un jour en particulier avec Savantivane , il lui expliqua combien cela Je facheit. Je vois, lui dit-il, des acteurs qui fe parient tendrement en chantant, & qui parient fouvent en même temps, comme s'ils penfoient précifémentla même chofe; ils fe prennent enfuite par Ia main, & s'affeyent régulièrement cinq  Eü Princk Soiï. 5"9 fois dans chaque pièce, a fun des cötés du théatre , pour voir danfer.J'en vois.d'autres qui s'avancent, tandis que les danfeurs reprennent haleine , Sc qui difent des chofes que 1'on applaudit quelquefois. Cela me fait juger que vos poëmes font tout a fait intéreffans; j'aibiendu regret de ne pouvoir en profiter. Ah ! dit Savantivane , fi vous ne comprenez rien aux paroles de nos poëmes lyriques , vous n'y perdrez pas beaucoup. Quoique ce foient les principaux ignorans d'entre nous qui y travaillent , & qu'ils ne les compofent qüen s'amufant , c'eft la chofe du monde la plus fade. Quand on en fait un, on les fait tous ; c'eft prefque toujours le même plan Sc toujours les mêmes penfées. Vous verrez dans eet ouvrage une jeune princeffe amoureufe d'un jeune guerrier, une magicienne eft amoureufe du jeune homme ; Sc quelquefois , pour rendre la chofe plustoucbante, un enchanteur aime Ia princeffe. Les deux deux jeunes amans font tourmentés pendant cinq aótes parceux qui les aimentainfi malgré eux, Sc s'uniffent a la'finmalgré leurs efforts, ou quelquefois fe tuent. C'eft ce que 1'on connoït par le poignard que la jeune prmcelfe porte afon cöté dans le cinquième afte. A 1'égard de ceux qui chanteflt deux enfemble, s'ilss'expriment vivement, ils difent qüil  '6° HlSTOlRE faut fe venger • qu'il faut fuivre la furetir & fa rage; que le défefpoir eft une chofe charmante pour eux : s'iis chantent tendrement, ils fe di. fent qu'il faut s'aimer, que rien n'eft fi doux que 1'amour ; ils prient ce dieu de lancer fur eux fes traits, d'allumer fes plus belles flammes, & de refferrer leurs chaines. Mais, dit Prenany, les a&eurs qui viennent au bord du théatre, tandis que ion laiffe refpirer les danfeurs? Je vais vous expliquer tout ce qu'ils difent, reprit Savantivane. Si vous voyez un berger, c'eft toujours qu'il faut aimer, que 1'amour eft charmant", & que fes conquêtes font autant de fêtes pour les bergers; s'il paroit un guerrier ou une guerrière , ce qu'ils chantent fignifie qu'i! faut mêler les myrthes aux lauriers, que 1'amour eft une efpèce de guerre, qu'il faut être un peu téméraire, & trio-mpher de la réfiftance d'une beauté. Lorfque vous voyez des matelots, i!s difent qu'en: amour il ne faut pas craindre 1'orage, qu'un fort charmant les attend au port, & que, malgré la crainte du naufrage , il faut s'embarquer avec 1'amour.Enfin, fi vous voyez des démons, ils crient qu'il faut fuivre la fureur & Ia rage ; & les ombres heureufes, habillées de bianc, chantent doucement que 1'amour règne jufqu'aux cnfers, & qUe fon flambeau les éclaire jufques  du Prince Soly, Si «dans le féjour ténébreux. -Je ne vous parle point du fommeil, qui perfuade qu'il faut dormirjon comprend tout d'un coup fa penfée. O n ne met ordinairement fur le théatre que ces cinq ou fix fortes de perfonnages : ainfi , par leur habit & le ton qu'ils prendront, vous entendrez toutce qu'ils vondront dire. Je fuis au fait a préfcnt, dit Prenany, & j'entends vos opéra a merveille. Mais je vous dirai que je ne trouve pas votre mufique affez frappante ; ce font toujours les mêmes tons qui fe fuivent, & vos airs n'ont point cette vivacité ni cette variété qui règnent dans ceux d'Amazonie. Nos concerts vont d'une telle rapidité, & montent fi haut, qu'ils vous emportent hors de vous-mêmes ; & quelquefois ils defcendent fi bas, qu'ils vous effrayent. On donne quelquefois cinquante coups darchet dans une mefure, & 1'on tombe gravement d'un fa die^e fur un la bimol. Cela fait dreffer d'horreur les cheveux a la tête. On joint a cela un accompagnement qui répète en bas ce que 1'on a entendu fur les tons hauts , cela fait que tout le monde chante 3 & quelquefois, au milieu d'un air, on entend fubitement un violon.qui fait le même effet que fi 1'on marchoit par hafard fur la queue d'un c.hat. Vous m'avouerez de  62 HlSÏOlKE bonne fol que cela vaut mieux que toute votre mufique. Oh ! répondit Savantivane , un homme affez favant pour inventer de pareils accords feroit écartelé dans eet empire. Mais, dit Prenany, vous avez ici une comédie, pourquoiny avons-nous pas été , puifque Ton entend vos poëmes fans favoir votre langue ? cela m'auroit diverti. Ah! dit Savantivane, vous n'entendriez rien anos tragédies. Les acteurs récitent les vers prefque toujours fur le même ton; en forte que, par leur voix, on ne fauroit entendre la différence des fentimens qu'ils expriment. Je les comprendrois'par leurs geftes , répondit le prince. C'eft la , répondit le vieillard, oü vous Vous.tromperiez prefque toujours ; leurs geftes nerépondent point ala paffion qu'il faut faire fentir.Us étendent les bras, remuent leur chapeau, qu le tiennent fur le poing, comme on fait un oifeau de proie , fans que cela fignifie rien; ils avancent le corps, & font trembler leurs jarets , lorfqu'ils font épouvantés , ou en colère, ou tranfportés d'amour. La haïne , Ia frayeur , le défefpoir, 1'amour violent, tout cela s'exprime de la même manière. Vous ne me parlez la , dit Prenany, que des  du Prince Soly. acteurs; jefuis sur que les actrices ont plus de goüt: le beau fexe eft naturellement fenfible , & marqué bien mieux la paffion qu'il reffent. Vous auriez raifon , reprit Savantivane, fi nos adrices étoient capables de concevoir ce qu'elles récitent; maïs Ia plupart n'en entendent rien. On connoït feulement fi elles font affligées , par un grand mouchoir qu'elles prennent au lieu de leur éventail; & alors elles font une grimace qui n'eft point amufante. II n'y en a qu'une, entreelies , qui varie fesintonations. Elle en prend de graves, quand elle veut exprimer la colère; de douces, quand elle veut infpirer la tendreffe. Ses yeux & fon vifage marquent la joie ou la trifteflè: on connoït fi elle menace ou fi elle s'appaife ; & lorfqu'elle feint quelque paffion, fon vifage montre au fpectateur que ce qu'elle dit même n'eft qu'une feinte.- ^ Voila une grande actrice, dit Prenany : auffi répliqua le vieux Savantivane , chacun s'eft d'abord déchaïné contre elle, & ce n'eft que par un hafard étonnant qu'elle a été récue. Prenany fe feroit informé des autres fpectacles d'Azinie; mais Savantivane lui avoit dit d'abord, que quand il entendroit parfaitement la langue , ils ne valoient pas trop la peine de- • tre vus.  6"i HlSTOIKÈ CHAPITRE XII. Comment Prenany appritla fiiuationde la princeffe depuis fon abfence,& de quelle manière il quitta les A\iniens, I l y avoit déja fix mois que le jeune prince étoit a Azinie; & quoiqu'il fut toujours dans les fêtes & dans les plaifirs, il étoit fans ceffe occupé de fa princeffe : mais il ne pouvoit en avoir de nouvelles, paree qu'elle ignoroit de quel cöté il avoit porté fes pas, & il ne pouvoit lui écrire, paree qu'on ne vendoit ni encre ni papier a Azinie. Un jour que Prenany étoit forti feul de la ville dès le grand matin, & qu'il avoit pris fa longue farbacane pour s'amufer dans la campagne , il crut reconnoitre un des pages de la princeffe Fêlée. II courut a lui avec précipitation. Eft-ce toi, mon cher Agis ? lui dit-il en 1'embraffant; quel heureux hafard fait que je te rencontre en ces lieux ? Viens- tu par 1'ordre de la princeffe ? Dans quelle fituation eft elle? Qüeft devenu Soiocule ? Fêlée m'aime-t elle toujours ? La fceur de la reine eft-elle encore vivante? Ne me pardonnera-t-on point a la eour ? Y puis-je retourner, ou fuis-je con- damné  fiü Prince Solv. 6f damné a un exil éternel ? Réponds-moi donc , mon cher Agis, tu me fais mourir d'impatience. Je nefaurois, dit Agis, re'pondre a tant de queftions a la fois. Repofons-nous ici, & avant qu'il foit deux petites heures, vous faurez tout ce que vous voulez apprendre. Le lendemain que vous eütes crevé ü adroitement 1'ceil de Soiocule (uit le jeune page après qu'ils fe furent affis fur 1'herbe), on vous chercha encore vainement dans Ia forêtron y alluma des feux pour vous enfumer, li vous étiez encore fur quelque arbre. Mais je favois bien que toutes ces peines étoient inutiles ; car la gouvernante de Ia princeffe, qui, fans me vanter, me veut du bien , & qui compte" m'époufer quand ma fortune fera faire, m'avoit inftruit de votre fuite. Les chirurgiens les plus experts guérirent parfaitement 1'ceil de Soiocule, a 1'exception qu'il n'en voyoit point du tout. Depuis eet accident, ce jeune prince ne pouvant plus s'appliqueralachaffe, ni aux jeux d'adreffe , s'adonna auxfeiences , &fa mère lui fit apprendre a jouer de la vielle, comme d'un inftrument qui lui convenoit le mieux du monde. II s'y appliquoit fi vivement, qu'il parvint, en moins de quatre mois, a en jouer a mer- E  ''0 HlSTOlRE veille. Comme il e'toit toujours amoureux de la princeffe, il fe faifoit conduire chez elle, & la faifoit danfer en lui jouant toutes fortes d'airs; ce qui la réjouiffoit fi fort, qu'elle faifoit au prince mille amitiés. La gouvernante, qui eft entièrement dans vos intéréts, appréhenda cette nouvelle paf-fion ; elle n'ofoit la combattre ouvertement, paree qu'elle favoit qu'il entre beaucoup de contradiction dans les défirs des filles. Voici Ie moyen qu'elle trouva pour empécher le progrès de cette inclination dangereufe. Un jour que Soiocule venoit, afon ordinaire, rendre vifite a Ia princefTe , elle lui dit que Fêlée feroit charmée s'il lui jouoit quelques con- ' certo.Le prince en joua deux ou trois. La princeffe n'ofoit pas lui dire de cefTer, de peur de manquerala politeffe; elle bailloit fans que le prince s'en apereüt; elle frappoit du pied d'impatience , il croyoit qu'elle battoit la mefure; enfin elle s'évanouit tout a fait, & depuis ce temps la elle n'a plus voulu entendre parler de la vielle, ni de celui qui en jouoit. . Soiocule s'en eft confolé, en difant qu'elle étoit de mauvais goüt de ne pas aimer les concerto fur un inftrument fi plein d'harmonie , & s'eft retiré dans un cbateau de la princeffe fa  »u Prince Sol v. 6y imère, oü il ne s'eft appliqué qu avec plus d'ardeur a yexceller. | Mais a peine ce rival a-t-il été banni, qu'il s'en eftpréfente' un bien plus redoutable pouc vous. Quelques-uns demescamarades & moi, nous promenant un jour a une demi-lieue d'Amazonie , trouvames trois petits hommes qui paroilToient avoir environ quarante ans. Ils étoient tous trois boiteux de la jambe gauche, & portoient fur le dos une boffe qui leur montoit jufqu'au milieu de la tête. Nous nous approchames d'eux pour en rire a notre aife, & nous commencames Ia converfation par leur donner quelques croquignoles. II y en eut deux a qui le jeu déplut, & qui s'enfuirent en boitant. Nous ne nous fouciames pas beaucoup de les pourfuivre; mais le troifième tourna la chofe en raillerie, & nous dit d'un air gai, que nous lui paroiffions de bonne humeur, & qu'il vouloit bien venir avec nous. Nous confentimes a fouffrir fa compagnie, & nous 1'emmenames au palais, dans le deffein d'en faire rire la reine & la princeffe; & en effet, nous 1'introduisïmes au fouper dès le foir raême. Quand il fut dans la falie, il tira de fa poche wn petit manteau de taffetas jaune, qu'il mjt E ij  68 Histoire fur fa boffe, & une couronne qu'il mit fur fa tête, & dit d'un ton grave , en s'adreffant ala reine: Madame , vos pages m'ont infulté; mais je leur pardonne, paree qu'ils ignoroient mon rang. Je fuis !e roi Dondin , dont 1'empire eft a cinquante lieues d'ici, du cöté du midi. Sur le bruit qui eft venu jufqu'a moi des graces de Ia princeffe Fêlée, je fuis devenu amoureux d'elle. La vue de cette princeffe confirme dans mon efprit fopinion que j'en avois congue, & augmente dans mon cceur 1'amour que fa réputation y avoit fait naitre. Je viens voui la demander en mariage. Ce n'eft point mal parler pour un boffu, dit la reine. Ehl il eft boiteux , ma mère , dit la princeffe. Je ne m'étonne pas qu'il ait tantd'efprit. Dès que les dames de la cour virent que la reine vouloit fe divertiraux dépens de I'étranger, chacune le fit pirouetter dans la falie. Ah l dit Ie petit homme outré decolère , je jure que je me vengerai. J'ai cinquante mille hommes qui ne font pas éloignés, & je mettrai tout a feu & a fang , ou j'épouferai la princeffe. Eh bien, dit la reine d'un air tranquille, en attendant que vos troupes foient prétes, allez fouper a 1'office , mes pages auront foin de vous. A ces mots, nous emmenames le petit monarque en lui donnant quelques coups de  d u Prince Soly. 69 poing pour nous amufer; mais il ne voulut point fouper avec nous. II remit fort propre» ment fon manteau & fa couronne dans fa poche, & fefauva de Ia ville. On rit pendant quelque temps, a la cour, de cette aventure; mais au bout de huit jours , les vivres commencèrent a renchérir confidérablement , & les payfans qui venoient aux marchés , difoient qu'ils trouvoient toutes les terres ravagées a dix lieues a la ronde. II étoit fur tout impoffible de trouver un feul petit pois dans les campagnes, & on fe fouvint que Félée avoit marqué une grande paffion pour ce mets en préfence du roi Dondin. Cela fit juget aux plus fages que c'étoit lui qui fe ven» geoit. Quelques jours après , les conjeótures fe changèrent en certitude , & nous vimes arriver au pied de nos remparts une armée nombreufe de foldats, tous femblables aux trois étrangers que nous avions trouvés. La crainte 'fut générale par toute la ville, qui manquoit de vivres, paree qu'on n'avoit point prévu cette guerre. Les repas ne pouvoient plus être qu'acinqfervices chez la reine, & a trois ou quatre chez les part'culiers; on ne pouvoit plus aller montrer fes équipages dans les promenades qui font hors da la ville; Eiij  70 HlSTOIKE on étoit obligé de fe contenter du bal & des fpedacles. Cependant la princeffe ne vouloit point entendre parler de Ia paix a conditioa depoufer Dondin: ainfi , on réfolut de fe défendre jufqua la dernière extrémité. Nosguerrières ont fait plufieurs forties fur les ennemis; mais quoique les Dondiniens leur allaflènt fout au plus a la hanche, elles ont toujours été repouiTées avec perte. Dans cette défolation générale, Fêlée étoit au défefpoir de ne point avoir de vos nouvelles; elle a fait déguifer trois de fes pages, ainfi que moi, & nous a envoyés de différens cötés pour vous chercher. Je vous dépeignois a tous ceux que je rencontrois , & leur demandois s'ils ne vous avoient point vu. II n'y a qu'une jeune payfanne qui me dit hier qu'elle vous connoiffoitque je n'avois qu a aller toujours du cöté de loccident, & que je vous trouverois. Je ne puis exprimer Ia joie que je refiens de ce qu'elle ne m'a point trompé. Venez délivrer Ia princeffe , & vous venger d'un rival auffi redoutable qué Dondin. Prenany avoit écouté tranquillement Ie récit d'Agis; mais comme chacun eft ému de différens objets 5 une feule circonftance le frappa. Qnoi! dit-il, Fêlée ne peut manger de petits pois, elle qui les airne a la folie ? Tu me dis la  bü Pkince Soly. 7* une chofe qui me ehagrine plus que tout le relie. C'eft la vérité, dit le page, & la faifon s'en panera fans qu'elle ait eu la fatisfadtion d'en avoir. Je veux lui en porter , dit le prince (il favoit 1'effet que produit fur le cceur d'une femme une petite fantaifie fatisfaite ), nous en acheterons au premier village, & je trouverai bien moyen de les lui faire tenir , malgré tous les Dondiniens du monde. Allons, partons dès ce moment, ajouta le prince, & courons merker ma grace & la princeffe, en délivrant Amazonie. Cependant, dit Agis, n'avez-vous pas quelques adieux a faire dans la ville que vous guittez? Ma foi non , dit le prince , cela nous ritarderoit. Mais, reprit le page , cela ne fera pas trop poli. Bon , répondit Prenany, ce font des gens qui font gloire de ne rien favoir ; faut leur laiffer le plaifir d'ignorerce que je ferai devenu. A ces mots , le prince fe leva, & ie mit en marche avec Agis. En chemin, il demanda au page s'il y avoit bien loin du lieu oü ils étoient, a Amazonie, & s'il ne falloit point paffer par un défert itnpraticable. IIy a au plus trente Iieues d'ici a la ville, répondit Agis , & fi vous avez paffé par un défert, vous avez pris le mauvais chemin. La route que j'ai fuivie en venant ici, eft char- Eiv  71 Histoire mante; on y trouve des bois, des fontaines, & quelques villages oü 1'on peut fe repofer. Jen fuis charmé , dit Prenany ;cela me faifoit de la peins de traverfer ce déteiiable défert par oü je fuis venu. Ils arrivèrent peu de temps óprès dans un village , oü ils fe reposèrent, & le prince acheta un demi-boilTeau de poisverts, qu'il mit dans fes poches. CHAPITRE XIII. De la rencontre que fit Prenany en retournant d" Ama\onie. A p e i n e Prenany & Agis eurent-ils perdu de vue le village oü ils s'étoient repofés , qu'ils entrèrent dans un grand bois, dont les arbres garantiffoient du foleil le plus ardent. Les herbes, aTabri de ces épais feuillages, confervoient toute leur fraicheür, & les fleurs champêtres méloient leur émail a cette tendre verdure. Le fïlence qui régnoit dans cebeau féjour, n'étoit interrompu que par le doux frémiffement des feuilles que les zéphyrs agitoient, Sc par le chant de mille oifeaux animés par le printemps. Quelle différence il y a , dit Prenany en~ chanté, entre ces ombrages charmans Sc les ro-  du Prince Soly. 73 chers affreux quej'ai trouvésen quittantAmazonie ! que les chemins qui conduifent vers 1'objet que 1'on aime, font rempüs d'attraits, & queceuxquien éloignent fonttriftes ! Nosvoyageursayant marchéquelque temps, entendirent le murmure d'un ruiffeau qui les attira. Ils trouvèrent une eau plus claire que le criftal, qui formoit, en tombant d'un rocher, Ie bruit qu'ils avoient entendu. Ils virent un jeune hcmme habillé légèrement, qui dormoit étendu fur 1'herbe; il avoit a cóté de lui un tambourin , & tenoit une flüte dans la main gauche. A quelques pas de lui dormoit aufü une jeune fille charmante ; fes cheveux blonds étoient ornés de fleurs & de pierreries , fa robe légere marquoit une taille déliée, & laiffoit voir tout ce qu'on pouvoit montrer d'une gorge naiffante , & plus blanche que la neige; fa jupe, qui s'étoit relevée par hafard , laiffoit paroïtre a moitié une jambe délicate & parfaitement bien chauffée, & elle avoit fous fa main une jarretière, qu'elle avoit apparemmentötéelorfqu'elle avoit voulu s'endormir. Le prince & fon compagnon demeurèrent charmés de ce fpe&acle. Prenany s'approcha doucement de la nymphe •, il tira la jarretière de deffous fa main , fans qu'elle Ie fentit, & Ia baifa avant que de la laiffer confidérer a Agis.  74 HlSTOlEE II oublia fans doute pour ce moment fa chèrë Felée; & voila comme font faits tous les amans ; quelque e'pris qu'ils foient d'une maïtreOe, robjet pre'fent les féduit d'abord. Ils necroient pas être infidèles pour cela, & penfent que, fans cette le'gereté, il faudroit renoncer au monde. Mais s'Üsy faifoient réflexion, ils fentiroient que cela n'eft point pardonnable , & que quand on a fait un choix, il ne faut plus regarder qu£ quece foit dans 1'univers. Le jeune page n'étoit pas moins ému que le prince a la vue de cette jeune perfonne. On ne fauroit deviner quel étoit fon deffein , & ce qu'il auroit prétendu faire; mais il foubaitoit de tout fon cceur que le jeune homme qui dormoit a quelque diftance deux, n'y eut pas été. Son cceur lui confeilloit d'éveiller la nymphe, mais il craignoit de la perdre, fi elle les apercevoit. II falloit donc fe contenter de la regarder, & c'eft ce qu'il faifoit avec des yeux pleins de feu, lorfque Prenany & lui entendirentrire derrière eux & battre des mains. Ils tournèrent auffi-töt la tête, & virent un fatyre qui les effraya fi fort, qu'ils firent un cri. Ne vous étonnez point , leur dit le faune d'un air railleur; jeregarde cette nymphe auffi bien que vous, cela ne diminue point votre part.. Au bruit que fit cette converfation, Ia  du Prince Sol y. j£ nymphe & Ie jeune homme s'éveiüèrent. La nymphe chercha d'abord fa jarretière , & voyant Prenany qui la tenoit , elle s'approcha de lui galamment, Ia prit de fa main avec une grace charmante, Ia remit adroitement, tandis que Prenany & Ie jeune page fe baiffoient pour lui aider, & fit figne au jeune homme qui 1'accompagnoit de jouer. IIneut pas plutöt commencé , qu'elle femit a danferavec toute la légereté & toute la grace imaginables. Prenany & fon compagnon ne purent s'empêcher de fauter auffi en la voyant, & trois fatyres , qui fe joignirent au premier qui avoit paru, achevèrent de faire un ballet charmant. Cette danfe avoit déja recommencé trois fois, & Ia nymphe alloit encore faire figne au tambourin de continuer, lorfque le prince lui dit, tout effoufflé: Votre danfe eft divine en vérité ; mais il eft fatigant de vous voir , fi 1'on eft obligé de- danfer en même temps que vous. Il fautpourtant qu'il y aitun charme inconnu qui y contraigne ; car jenepuis m'en empêcher. Donnez-nous quelque relache, je vous prïe ; vous devez avoir befoin de vous repofer, auffi bien que nous. Je le veux bien, répondit gracieufement Ia nymphe , mais c'eft feulement pour vous faire  76" HlSTOIRE plaifir;car,a mon égard, j'aime fi fort Ia danfe, & j'y fuis fi accoutumée, que je ne puis me laffer. Cependant , dit-elle en changeant de difcours , je fens que j'ai appécit; vous mangerez bien auffi un morceau. Allons, dit-elle aux fatyres d'un ton de maitrefle, apportez nous ici des rafraichiffemens. Les fatyres difparurent auffi-töt, & revinrent un moment après, avec des plats chargés, des viandes les plus délicates, les patifferies les plus exquifes, & les plus beaux fruits : ils apportèrent auffi des flacons remplis de vins différens & de diverfes liqueurs; & après qu'ils eurentétendu un tapis fur I'herbe, Ia nymphe fe mit entre Prenany & Ie jeune page : le joueur de flute & les fatyres fe placèrent vis-a-vis d'eux. CHAPITRE XIV. Qui étoit la nymphe que Prenany avoit rencontrêe, & de la nouvelle manière de voyager quelle lui enfeigna. 3Pe n d a n t le repas , Ia jeune nymphe donna 1'eflbr a tous fes charmes, & fit briller fori efprit en plufieurs langues différentes; elle paria Azinien au jeune prince , qui commengoit a  öu Prince Soly. yy entendre ce langage, & elle rioit de ce que les autres, qui ne 1'avoient jamais appris , n'y comprenoient rien, comme fi c'eüt été laplus belle chofe du monde. Elle verfoit du vin & des liqueurs au jeune Prenany & a Agis, & taehoit , par fon exemple , d'exciter tout le monde a la joie. Elle chanta les chanfons les plus vives & les plus gaies , & fit voir que fi elle danfoit a merveille, elle s'acquittoit auffi bien du refte, lorfqu'ille falloit. Prenany & le jeune page e'toient enchante's. Pour le joueur de flüte, il ne difoit mot, non plus que les fatyres, qui fe contentoient de regarder Ia nymphe avec des yeux ardens, & que ïe vin & les liqueurs enflammoient encore. Après que 1'on eut paffe un temps confidérable dans ces plaifirs , Ia nymphe prit foudain un petit air trifte, qui fit évanouir toute la joie. Elle fe frotta un peu le front avec le bout des doigts, & dit aux fatyres , avec un fouris languiffant: Je me fens un violent mal de tête; je vous prie, Iaiflez-moi un peu tranquille. Pour vous, dit-elle au prince & a fon compagnon, demeurez; j'ai affaire de vous. Les fatyres, fans répliquer, fe retirèrent, en faifant chacun une grande révérence avec leur pied de bouc. Dès qu'ils furent partis , la nymphe reprit  78 HlSTOlRE toute fa gaiïté. Le jeune Prenany en fut furpris. Quoi, lui dit-il, je craignois pour vous une migraine violente. Bon , dit la nymphe, ne voyez-vous pas que ces vieux bouquins m'ennuyoient. On les fouffre tant qu'ils font néceffaires; dès qu'ils ne font plus bons arien, on les congédie. Outre cela , ajouta la nymphe , j'ai bien des fecrets a vous révéler. C'eft pour vous feul que je fuis dans ces lieux; j'ai connu votre amour pour Fêlée dans un des premiers repas que vous donna un jeune magiftrat d'Azinie: vous pouvez vous fouvenir d'une jeune brune qui chantoit alors avec vous. Je ne vous aurois pas affurément reconnue , dit Prenany, vous aviez ce jour-la les cheveux extrêmement noirs; aujourd'hui vous êtes d'un blond argenté le plus beau du monde. C'étoit pourtant moi-même , reprit Ia nymphe, & c'eft 1'agrément des cheveux blonds de pouvoir être déguifés ; les brunes n'ont point ce privilege. Lorfque j'eus donc appris votre paffion, continua la nymphe, j'ai voulu connoïtre votre maitreffe, & 1'ai trouvée fi digne de vous, que j'ai réfolu de vousréunir. Tandis que je formois ce projet, j'ai fu que vous aviez un rival dans le roi Dondin, & qu'il tenoit votre princeffe affiégée. La téménté de ge petit monarque m'a  du Prince Sol y. 79 révoltéé. Je veux délivrer votre princefTe, & renvoyer Dondin dans fon royaume. Cela vous fera facile, dit Agis avec pre'cipitation; vous* n'avez qua vous offrir aux yeux de Dondin, il fera fi charme' de vous, qu'il abandonnera Ia princefTe, & Ia ce'dera a Prenany. Vousraifonnez comme un page , dit Ia nymphe d'un air de pitie'; vous ne fongez pas que vous rne mettez au-defTus de Fele'e, & que vous 1'offenfez auffi bien que fon amant. Agis rougit de la mauvaife reception que fit la nymphe a fon difcours galant. Lorfque j'ai vu, reprit-elle, que Fêle'e vous faifoit cherener, j'ai enfeigné a ce jeune homme I'endroit oü vous e'tiez Quoi, dit Agis en 1'inter- rompant, vous êtes cette jeune villageoife que je trouvai hier au foir ? Eh! taifez-vous, dit la nymphe en hauffant les e'paules; je m'e'tois me'tamorphofe'e en payfanne , je ne 1'e'tois pas pour cela: j'ai bien d'autres fecrets que vous sgnorez, & je fais bien d'autres changemens. Vous ne douterez pas de mon pouvoir, ditelle au prince, quand vous faurez que je fuis la fe'e Cabrioline, Ia plus vive & la plus adroite de toutes les fe'es qui aient jamais paru. Je fais changer tous les métaux en or, le criftal & Je verre en diamans & en rubis; je rajeunis un vieillard ; je rendsun jeune homme plus caduc  Bö HlSTOlRE, que fon aïeul, & cela fans emprunter le fecours de la magie, mais par la force d'un génie fupérieür qui m'anime. Que ces talens font adorables, dit Prenany, & que je vous ai d'obligation de les vouloir employer pour moi! Mais je meurs d'impatience de revoir ma princeffe; que faut-il que je faffe pour obtenir ce bonheur; II faut que nous partions tout a. 1'heure, dit Cabrioline; mon joueur de flüte va nous exciter j par Ia vivacité de fon tambourin, &, tout en danfant, nous arriverons k Amazonie: nous n'avons que pour cinq heures de chemin. Je ne vous dis pas les moyens que j'emploierai pour vous défaire de Dondin , mais croyez que vous ferez content. Ah! dit Agis, qui craignoit la fée, paree qu'elle favoit repris deux fois , pardonnez-moi la liberté que je prends, fi je vous fais remarquer que nous allons nous fatiguer fi fort,que nous n'en pourrons plus. Quoique nous ayons fait un bon repas, une danfe de cinq heures, dont vous nous menacez , nous donnera une faim effroyable, & 1'on ne trouve pas toujours des fatyres en fon chemin, Eh bien, dit la fée, fi vous êtes fi délicat, prenez les maffepains qui font dans cette corbeil.'e, & les emportez. Nous autres fées dan fantes    bü Prince Soly. 8i fantes , avec uh bifcuit & deux verres de vin » nous danfons 1'efpace de quinze lieues. En achevant ces paroles, elle fe leva , tandis qu'Agis exe'cutoit fon confeil; elle fit figne de la main au joueur de fiütè , qui commenca une provencale , & chacun , en battant i'en. trechat, prit le chemin d'Amazonie. Ils avoient Voyage de ce.tte forte pendant quatre heures, & avoient fait plus de vingt lieues , lorfque le jeune page, tout hors d'haleine, fe laiffa tomber fur fherbe, & s'écria qu'il n'en pouvoit plus. Le tambouriri ceffa un moment de jouer, & la fée, auffi bien que le Prince, s'arrêtèrent. Ah! dit Agis d'un ton lamentable, n'allons pas plus loin , je vous prie, je fuis pret a mourir de laffitude : je vois que Prenany ne peut plus fe foutenir fur fes jambes, & votre joueur de flüte lui-même eft tout en eau. lleftvrai,dit le Prince, qu'il y a long-temps que nous fautons : j'aigrande envie de rejoindre ma princeffe; mais il vaut mieux arriver plus tard, que de nous livrer aux ennemis, quand nous n'en pourrons plus. Vous êtes en vérité plus foibles que des femmes, dit en riant Ca~ brioline; c'eft ün jeu pour nous de danfer depuiscinq heures jufqu'a neuf, & nous nous repofons après cela a courir dans une promenade. Mais F  g2 HlSTOlRE puifque vous voulez vous arrêter, nous fommes tout proche du chateau d'un de mes amis;ie ne crois pas qu'il y foit, mais cela n'empéchera pas que nous n'y foyons biens recus. Allons-y , dit Prenany; je ne crois pas que nous foyons loin d'Amazonie; & quand nous nous ftrons un peu tranquillifés, nous y ferons bientöt. Amazonie, dit la fée, efl: tout au plus a quatre lieues d'ici, & nous y ferions dans une petite demie-heure, fi vous vouliez. Non, non, dit Prenany, ce n'eft pas tant a caufe que je fuis las quejedéfire de me repofer, que paree que j'ai des pois verts dans mes poches, pourdonner a la princeffe, & que de fauter fi long-temps, cela pourroit les flétrir. Dès que cela eft ainfi, dit la fe'e, il faut aller au chateau. C'eft bien dit, répondit lepage, demain nous ferons une petite journe'e, & cela fera dans Ia règle : on danfe tout au plus quatre fois par femaine de Ja force dont nous avons danfé aujouj^hui; s'il falloit recommencer tous les jours', il n'y a perfonne qui put y réfifter. Auffi tót la fée alloit faire figne au jeune homme de recommencer a jouer: mais le page 1'arrêtant par le bras: Ah! marchons, dit-il, de grace , a 1'ordinaire jufqua la maifon de votre ami, Suppofez pour un moment que ce foit li  £>Ü PfiINCE SoLï, g, la promenade a laquelle vous vous repofez, après avoir danfé toute 1'après-dmée. La fée y ayant confenti, Ie jeune homme nut fa flütedans fa poche,, tourna fon tambour derrière fes épaules , & nos voyageurs s etant un peu détournés du chemin qu'ils fui' voient, arrivèrent bientöt è un chateau magnifique. CHAPITRE XV, Chofes intérejfantes qui fe paflrent au chdteau ok la nymphe conduifit Prenany, & dans lefquelles il neut que peu de part. Qu iND ils futent dans Ia cour, il fe préfenta quelques domeftiques qui cönriohToient la fée & qui vinrent au de van t d'elle. Je fais^ leur dit Cabrioline, que votre maitre n'eft pas ici ■ mais cela n'empéchera pas que nous nenousy repofions cette nuit : otivrez-nous les appartemens, & faites-nous apprêter a fouper. Nos voyageurs fürent ihtroduits dans un grand falon, oü les meubles les plus précieux & les bijoux les plus rares éclatoient de toutes parts : ils fe mirent chacUn fur un grand canape: pour 1'infatigable fée, elle s'amufoit devant une glacé de quatte-vingt-feize pouces, F ij  &J. HlSTOIRE è répéter un nouveau pas qu'elle avoit inventé" en chemin. La nuit ne tarda pas a venir: on alluma tous les luftres , & la lumière fit paroitre dans tout leur éclatles peintures les plus rares & les dorures les plus recherchées dont le plafond étoit orné. Le fouper, que 1'on fervit prefque auffitöt, fit ceffer tout - a - fait la danfe de Cabrioline, & 1'on fe mit a table. Prenany, tout occupé du plaifir que 1'on reffent quand on approche de 1'objet qu'on aime, ne mangeoit prefque pas ; pour le page, il faifoit a merveille honneur a la fête; le joueur de flüte buvoit comme quatre ; & Cabrioline ne faifoit que ronger de petits os, de peur de fe gater la taille. La charmante fée auroit animé le deffert encore plus qu'elle n'avoit fait le repas du matin, fi Prenany n'avoit pas demandé la permiffion de fe retirer. La fée le congédia gracieufement jufqu'au lendemain, & on le conduifit a un appartement magnifique, oü il fe mitaulit, & s'endormit en penfant a fa princeffe. Pour Agis, il étoit, malgré fa laffitude, charmé des attraits de Cabrioline; elle recevoit mieux ce qu'il difoit, qu'elle n'avoit fait le matin. Un deffert illuminé eft un temps bien favorable auprès d'une belle. L'éclat des bou-  r>u Prince Soly. 8/ gies éveille le plaifir qui ne va jamais fans la liberté; tout s'anime, tout rit dans ces momens vifs. II eft impoffible qüun bel objet prenne alors fon férieux contre un homme aimable qu'elle a vu toute la journée; les moindres faillies font fpirituelles , & tous les geftes font galans. La fée ayanr fecoué au nez d'Agis fon verre nouvellement rinfé, il lui langa, avec le bout des doigts qu'il trempa dans le fien , quelques gouttes de vin de champagne, & lui effuya la gorge, moitié avec la'main, moitié avec fa ferviette, tandis qu'elle s'effuyoit le vifage. S'étant avifée de le chatouiller pour le punir, il voulut avoir fa revanche , & leurs vifages s'étant approchés a force de rire, la fée ne fit pas femblant d'en rien fentir. Sansle joueur de flüte, qui étoit toujours affis au bout de la table fans dire mot, Ie jeune page imaginoit des malices bien plus jolies; mais enfin il fafut fe féparer jufqüau lendemain. Le page fe retira dans la chambre oü on Ie conduilït, & la fée dans 1'appartement qüelle occupoit ordinairement dans le chateau. Agis fut quelque temps occupé des attraits de Cabrioline; mais enfin le forrimeil 1'emporta fur 1'amour, & il s'endormit. S'étant éveillé d'affez bonne heure le lendemain, il réfolut Füj  8ct Histqiee de Ia chercher, & de connoitre jufqu'a quef point il pourroit lui être agréable. La vivacité de la jeunefe'e, fa bonne humeur, les petites libertés qu'elle lui avoit permifes la veille a la fin durepas, le rempliffoiem'd'efpérance. Plein de ces idéés charmantes, il s'habilla promp-. tement, & fortit de fa chambre, dans le deffein de vifiter tous les appartemens du chateau. Dans la première chambre quil rencontra, il trouva le joueur de tambourin , couché tout habillé fur un lit de repos, & qui ronfloit de toute fa force: il fe garda bien de 1'éveiller. Maudit fifre ! dit-il en lui-même, puiffes-tu dormir toute lajournée, & nous laiffermarcher a notre aife! S'il n'eüt pas eu peur de facher Cabrioline, il lui auroit dérobé fa flüte qui fortoit de fa poche ; mais il n'en fit rien, paree qu'il ne favoit pas comment elle prendroitla chofe. Ayant quitté doucement le Auteur , il entra dans un appartement compofé d'une enfilade de plufieurs chambres. Les rideaux des fenêtres n'étoient qu'a moitié fermés, & n'ötoient que ce que le jour a de trop éblouiffant. San cceur fut agité a cette vuë, Ah ! dit-il en lui-même avec une douce émotion, c'eft ici fans doute 1'appartement de la fée : je vais revoir eet objet aimable, mais je vais peut-être m'attiref  du Peince Soly. 87 fa colère. II s'avanca pourtant en faifant Ie moins de bruit qu'il lui fut poffible, & fe trouva dans une chambre toute dorée, mais qu'il ne s'amufa pas a conlidérer: il vit dans un lit d'e'té des plus riches & des plus galans, la charmante fée endormie. Les rideaux du lit étoient fufpendus en 1'air avec des cordons d'or & de foie , & la courtepointe légère qui couvroit Ia fee, avoit pris une forme dont Agis étoit enchanté. II confidéra quelque temps ce charmant fpeétacle; mais comme il étoit feul, il fe hafarda de toucher Ia fée, dont 1'épaule nue paroiffoit hors du lit. Cabrioline fe réveilla a motié, & fes bras, qu'elle étendit en fe retournant , laiffèrent voir la gorge charmante qu'Agis avoit fi fort admirée Ia veille. II marchoit fur la pointe du pied, incertain s'il dev oit fe retirer, lorfque la fée demanda d'une voix foible qui étoit dans fa chambre? Le jeune Page trembla,ne fachant quel accueil ellealloit lui faire,mais ilfe raffura bientot, quand Ia fée, foulevant fa tête fur fon bras, lui dit avec un fouris gracieux: quoi ! c'eft vous, Agis? Vous vous étes levé de bon matin, pour un homme auffi fatiguê que vous me la parures hier. Charmante fée, dit Agis, ne mefaitesplus Fiv  88 Histoir? Ja guerre; ce que vous me dites hier, pendant Ia journée, m'a fait toutes lespeinesdu monde; mon feul défir efi de vous plaire, & rien ne me chagrinera plus que de n'y pas réuffir. Ah ! dit la fée d'un air riant , je ne voulois que badiner: toutes les femmes n'ont-elles pas leurs petits caprices? Mais fi je vous ai faché,faifons la paix, ajouta-t-elle en lui tendant la main. Quelle condition voulez-vous y mettre ? Si je vous demandcis, dit Agis en s'appro. chant,la permiffion de baifer cette belle main, que vous me préfentez ? Vous 1'avez tant baifée hier, dit la fée; je ne vous la^refuferois pas davantage aujourd'hui. Si j'étois plus téméraire , dit Agis, & que votre belle bou- che N'achevez p2s, dit la fée, cela ne fe permet jamais; cepeudant, comme vous êtes jeune, on pourroit vous le pardonner. II faudra donc que vous me pardonniez, dit Agis en 1'embraffant avec tranfport. Mais, dit la fée en lui prenant le bras, votre main fur ma gorge n'eft pas de notre marché: voyons, afleyezvousfurmon lit, & foyez fage; jeveux favoir un peu quelle eft votre conduite: vous êtes jeune vous êtes beau comme 1'amour; je parie que quelque vieille de la cour d'Amazonie eft amoureufe de vous. Vous ave? deviné, dit Agis en §'affeyant prés de la fée ; la gouvernante de  du Prince So lï. 89 Fêlée ëft amoureufe de moi; elle me fait mille careffes, me prend tout 1'argent que je puis avoir, pour me le ménager, & m'affure que quelque jour Ah ! vous êtes trop charmant, mon cher Agis, dit la fée en éclatant de rire; ne parions plus de eet amour - la : je vois, fans que vous men difiez davantage, que c'eft. la votre première inclination. C'eft la vérité, dit le page: comme je n'ai jamais vu qu'elle, elle eft la première que j'aye aimée. Vous avez le cceur naturellement tendre, dit la fée; je vous en eftime davantage. Mais regardez-moi, ajouta-t-elle, n'aimeriez-vous pas mieux une jeune perfonne, vive, enjouée, qui me ref~ femblat, par exemple ? Ah ! répondit Agis en prenant les mains de la fée, une perfonne qui vous reffembleroit me feroit plus chère que ma vie , je ferois tout pour elle ; & fi j'efpérois d'en être aimé, rien ne feroit comparable a mon bonheur. Mais prenez garde, dit la fée en montrant a Agis une de fes jambes a moitié découverte, vous nevous apercevez pas que vous gliffez de deffus mon lit, & que vou$ emportez toute la couverture avec vous. Pardonnez-moi, charmante nymphe, dit Agis; auprès de vous, on ne fe connoit plus ; pour expier ma faute, il faut que je baife ce petit pied qui danfe fi bien, Mais, en vérité, vous  £0 HlsTOlRE n'êtes pas fage, dit la fée: je mefacherai, Ci vous n'y prenez garde. Puifque vous êtes levé, dit-elle en changeant de difcours, voyez donc a la pendule quelle heure il eft. II eft prés de neuf heures, dit Agis après y avoirregardé. Ah ! dit Cabrioline d'un air languiffant, c'étoit bien la peine de m'éveiller fi-töt pour des folies! On n'entre jamais dans mon appartement qu'a midi; vous m'obligerez de me lever, quoique j'aye encore envie de dormir. AHons, retirez. vous, dit elle foiblement, que je fonne,afin qu'on vienne m'habiller. Pourquoi vous lever plutöt qu'a 1'ordinaire? dit Agis; vous n'avez qüa vous rendormir; je me tiendrai dans votre appartement, fans faire de bruit, & j'aiderat enfuite a votre toilette. Oh ! dit la Fée, fi vous reftez, il faudra que vous fortiez avant que 1'on entre ici. Je fortirai quand vous voudrez,dit le page. Vous avez donc envie de me voir dormir, reprit la fée; je fuis prefque curieufe d'éprouver fi vous ferez tranquille. Mais eet appartement eft ouvert 5 fi quelqu'un venoit par hafard, que diroit-on de vous trouver auprès de moi ? Allons , il faut que vous vous en alliez. Eh bien, dit Agis avec vivacité, je m'en vais fermer la porte, perfonne ne pourra nous furprendre. Tirez donc la clef, fans faire de bruit, dit Ia fée, que 1'on ne s'apercoive  du Prince Soly. pas que vous êtes entré ici. Agis; plein de joie , alloit a la porte pour la fermer, lorfque le joueur de fiüte entra, toujours avec fon tambour & fon fifre. Les bras en tombèrent de dépit au pauvre Agis. La fée demanda, d'un air qui marquoit qu'elle n'étoit pas trop contente, ce qüil vouloit. Prenany demande fon compagnon, ditle Auteur d'une voix rauque & d'une air béte, & qui le parut encore plus qüil ne 1'étoit a Agis; 'ïl a quelque chofe a lui dire, & m'a envoyé ici , tandis qu'il va d'un autre cöté pour tacher de le trouver. Et favez-vous ce qu'il lui veut ? dit Cabrioline d'un air impatient. II demande, reprit le tambourin, qu'il vienne avec lui dans les jardins, pour vous cueillir un bouquet. Eh! morbleu , dit le page, n'étiez-vous pas affez de deux pour cela? Croyez - moi, mon cher, allez choifir des fleurs avec lui: la fée ne veut que des rofes, mais qu'elles aient toutes les feuilles en nombre impair. Ayez foin de les bien compter,& vous les lui apporterez enfuite. Le joueur de flüte alloit partir;la joie & 1'efpérance renaiffoient dans le cceur du jeune page, quand Prenany fe préfenta a fon tour. Pardonnez-moi, dit-il, charmante fée, fi j'entre fans votre permiffion; il y a une heure  HlSTOIRË que je cherche Agis : j'ai prié ce jeune homroe de 1'avertir , & il ne vient point me rejoindre. Eh bien, dit Ia fée en riant, fe voila enfin trouvé ; vous ^devez être hors d'inquiétude. En difant ces mots, elle tira le cordon de lafonnette fi fort, qu'elle penfa tout rompre : deux femmes de la maifon entrèrent, la fée congédia les trois jeunes gens, & leur promit qu'elle iroit les rejoindre dans le parterre, dès qu'elle feroit habillée. Quand ils furent dans les jardins,Prenany, qui voyoit 1'air trifte du jeune page, & qu'il hauffoit de temps en temps les épaules, lui demanda ce qui pouvoit caufer fon chagrin. Ah l dit Agis d'un air brufque, ne parions pas toujours de la même chofe. Mais, dit Prenany , c'eft la première fois ... Eh bien, changeons de difcours, dit Agis en 1'interrompant, & cueillons donc un bouquet pour la fée, puifque cela eft fi preffé. Le dépit d'Agis fe diffipa pourtant,par Ie plaifir qüil goütoit en fongant que Ia fée ne le haüfoit point: Ia vue desbeaux lieux oü il étoit, luirendit bientöt toute fa gaité. Prenany n'étoit pas moins enchanté que lui de la beauté & de la grandeur des jardins oü ils étoient. Le parterre feul pouvoit occuper tout un jour: la variété & 1'affortiment des fleurs étoient incroyables; des  du Prince Soly. 95 ©rangers auffi blancs que la neige répandoient une odeur délicieufe ; les fiatues du marbre le plus rare fembloient des perfonnes vivantes,que 1'art magique avoit rendues immobiles: enfin les eaux, qui paroiffoient fous mille formes différent/es, mêloient un continuel murmure au chant d'un nombre infini d'oifeaux de couleurs fi belles & fi variées , qu'il fembloit que les fleurs fe miraffènt dans leurs plumes, i Quand Prenany & fon compagnon eurent cueilli des fleurs en fe promenant, ils virent paroïtre la fée fur le perron du palais. Elle étoit encore plus éclatante que la veille; un corps, étroit lui marquoit la taille,& elle avoit une jupe de couleur de rofe garnie de réfeau vert & argent, dont les feftons étoit attachés avec des boutons d'émeraudes entourées de carats; elle avoit ajouté des diamans a fa coiffure, & l'avoit ornée d*une guirlande de fleurs qui badinoit fur fon fein ; fa chauffure repondoit a fonajuftement, & n'ótoit rien a la finefie du plus joli pied du monde. Quand elle parut, le joueur de flüte s'éloigna fans rien dire, ce qui fit grand plaifir a Agis qui ne pouvoit le fouffrir. Prenany & le jeune page s'avancèrent au-devant de la fée, & lui préfentèrent chacun un bouquet; elle les prit d'un air obligeant. Elle fentit celui d'Agis;  S4 H i s ï o i r e il crut même remarquer qu'elle le baifa ; & les ayant joints enfemble, elle les attacha a fon cöté, pour finir fon ajuftement. Prenany, impatient de délivrer fa princeffe, demanda s'ils alloient bientöt partir. Nous n'avons pas befoin de nous preffer, dit la fée> nous n'aurions que pour une demi - heure de chemin , fi nous le faifions a pied; nous n'en aurons que pour deux heures dans le char du maïtre de ce palais, Nous n'irons donc pas comme hier? dit le page avec vivacité. Non, dit la fée, & c'eft une bonne nouvelle que j'ai a vous annoncer. Le maïtre de ces lieux a ici des équipages dont je puis difpofer: nous partirons tard, & il fuffira d'arriver au camp des ennemis quand le jour finira.. J'en fuis ravi, dit Agis enfautant; voila ladernière cabriole que je ferai de la journée. Prenany marqua auffi une grande joie de cette nouvelle, paree que cela devoit empêcher que le préfent qüil portoit a Fêlée ne fut fi fort cahoté. Lorfque la fée &. fes compagnons furent rentrés au palais , on fervitun diner beaucoup plus fuperbe que n'avoit été le fouper de la veille, qui n'avoit pas été prévu. On paffa la meilleure partie du jour dans les plaiörs les plus vifs ; jufques-la que 1'on joua un médiateur avec la couleur favorite, les as noirs,  du Prince Soly. ^ ƒ ïé petit chien , ma mie-margot, & les autres ornemens de ce jeu, fans oublier la queue. La fe'e gagna plus de trois cent fiches, dont Agis perdoit la plus grande partie ; mais la fée refufa galamment de prendre fon argent, & lui confeilla de le garder pour la gouvernante de Ia princeffe. CHAPITRE XVI. 'Arrivée de la nymphe & de Prenany au camp du roi Dondin, & oü ïon voit que les gueuxfont auffi contens que les riches. Lorsque le foleil cut perdu un peu de fon ardeur, la compagnie monta dans une calèche, & fur Ie foit elle arriva au camp du rol Dondin. Les fentinelles avancées demandèrent le qui vive. La fée répondit qu'elle fouhaitoit voir le roi Dondin, & réprefenta que les étrangers qui étoient avec elle , étant en fi petit nombre & défarmés, ne devoient donner aucune crainte. On conduifit Ia fée & fa fuite a la tente du monarque; mais il fallut qu'il fït les premiers pas, malgré fa dignité, & qu'il en fortijt • car elle étoit fi baffe qu'il n'y avoit que les Dondiniens qui y puffent entrer. La fée lui fit un compliment fur fa valeur &  96 Histoiré fur Ie motif de la guerre qu*il avoit entreprife* Les aütres monarques * lui dit elle, donnent des batailles, affiègent des villes pour fatisfaire leur orgueil ou leur cruaute' ; ces monftres inhumains, dignes d'être étouffe's dès Ie berceau, font I'horreurdela terre, & les foudres les plus redoutables que les dieux irrite's font tornber fur les humains. Mais pour vous, grand roi, vous faites la gloire de votre fiècle, & vous' êtes pour les mortels le plus cher prefent des cieux. Vous n entreprenez que la conquête d'un cceur, & du cceur d'une princeffe adorable. L'amöut feul arme votre bras, ce dieu feut anime Votre courage: que votre motif eft noble, & que votre projet eft galant! C'eft pour admirer des exploits entrepris dans une vue auffi belle, que nous venons dans ce camp du plus fameux guerrier de 1'univers , dans 1'efpe'ranee que fa bonte' pour nous e'galera la grandeur de fes actions. Le roi parut flatte' de ce compliment, que la fe'e prononca fans rire, quoiqüelle en eut grande envie. Le monarque propofa aux étrangers de fouper a fa table, & ils acceptèrent eet honneuravec grand refpeét. Jene vousferai pas, dit le roi, fort grande chère ; mais vous favez que, dans un camp, les traiteurs fonttrès-rares: au refte, comme on dit, d laguern comme d la guerre,  du Prince Soly. r>j gUerre, Ie vin ne nous manquera pas , & nous nous mettrons de bonne humeur. Auffi-töt on éle va, par ordre de Dondin , une tente plus haute que les autres, & le roi y étant entré avec fes principaux feigneurs, Ia fe'e y introduifitPrenany &le jeune page ,6c !e joueur de flfite , qui fuivoit toujours. On fervit Ie fouper, qui confifioit en un gros dindon. C'eft la mon mets favori, dit Dondin ; ort dit même que nous aimons cette viande de père en fils , & que c'eft de la que nous tirons notre nom, On apporta des cruches pleines de vin , & le roi s'étant mis au haut bout de la table, fit piacerla fée a cöté de lui, & le refte de la compagnie s'affit chacun felon fi fantaifie. Vous voyez, dit le roi, que je vous tiens parole, & que nous ne ferons pas grande chère; mais vous m'avez furpris , Sc je n'ai pas eu Ie temps de faire des cérémonies : nous nous récompenferons fur le deffert. La fée & fes compagnons , qui fortoient d'un grand diner, affurèrent le roi, que ce qüil leur préfentoit, étoit fuffifant;& le joueur de flüte, qui voyoit de quoi boire , ne s'embarraffoit pas du reftè. Pendant le repas, le roi Dondin vanta fort la vie heureufe qüil menoit, & prit a témoin fes courtifans, pour favoir s'rfs n'avoient pas tous fujet de fe louer de leur fort. Je ne fuis Q  S>8 HlSTOIRE pas riche, dit-il, ni mes fujets non plus ; mais nous fommes contens de nous-mêmes : que' nous faut-il davantage ? Fêlée a le plus grand tort du monde de refufer ma main & ma couronne. En prenant bien notre fyftême, elle feroit la plus heureufe princeffe du monde. Elle n'a pas raifon, dit Prenany; avec un homme aimable , les richeffes font inutiles. Oh! vous voulez dire, reprit Dondin , que ie ne fuis pas beau ; mais 1'agrément du corps ne confifie que dans 1'imagination. D'être fait d'une fagon ou d'une au tre, cela n'eft-il pas tout-a-fait indifférent? Lesboffus ne font point a la mode dans de certains pays, les gens droits & grands ne font point de mife dans le nötre : de favoir fi nous avons raifon ou non, c'eft ce que perfonne ne peut décider, paree qüil fera intéreffé dans la difpute , étant infailliblement droit ou tortu. Si Fêlée m'époufoit, elle auroit un petit prince boffu : je fuis sur qu'elle 1'aimeroita la folie, & qu'elle le trouveroit le plus joli du monde. Pourquoi ne veut-elle pas fe donner ce plaifir la? Ce difcours impatientoit fi fort Prenany, qüil n'ofa répondre, de peur de dire au roi quelque brufquerie. Je fuis de votre avis, dit Cabrioline ; fi tout le monde étoit ce que quelques gens appellent  Prince SpLir. 99 beau, il n'y auroit point de variété. On ne juge des chofes que par comparaifon ; lans la laideur, Ü n'y auroit point de beauté. Les humains förment ün grand tableau, & lesombres i dans une perfpeéïive, font auffi eftimables & auffi dirficdes a ménager, que les jours & les couleurs éclatantes. La penfée eft jufte, dït Agis, & Ie roi, qui fait 1'ombre du tableau que nous repréfentons ici, eft auffi beau en fon genre que cette nymphe qui en fait Ie coloris le plus vif. Cela eft vrai, dit le roi, & ce que 1'on appelle un bel homme, qui fe croiroit au deffus d'un autre par cette raifon , feroit auffi ridicule que fi le rouge fe croyoit au deffus du noir. Mais, dit Cabrioline, j'ai peine a être de votre avis fur la richefle. L'opulence fournit occafion de rendre fervice aux autres; elle fait naitre une confiance qui fakbriller 1'efprit ;elle donne même un air de fanté qui réjouit tout Ie monde. Je trouve , dit Ie roi, la richeffe affefc inutile: finous nerendons point de fervices aux autres, en récompenfe nous n'avons d'obligation a perfonne; pour ce qui eft de Ia confiance que donne la richeffe, nous fommes aüffi fiers que les autres, quoiquenous ne foyons pas riches: Gij  ÏÖO HlSTOIRE a 1'égard de la fanté, c'eft un préjugé ; avec du vin de mon pays , & un repas tel que celui-ci, je dors auffi bien que fi j'avois foupé comme une amazone. Le bonheur, dit Agis , n'eft pas quand on dort. Un empereur endormi n'eft pas différent d'un miférable qui dort auffi; mais c'eft quand on eft éveülé , & que 1'on boit, que 1'on fent la différence. . Parbleu , dit le roi , qui penfa fe facher, mon vin eft excellent , même quand on eft éveülé : demandez a ce galant qui eft affis au bout de la table. ( II parloit du flüteur , qu'il voyoit boire a coups redoublés. ) N'eft-il pas vrai qüil eft bon ? Ah ! dit Agis, au lieu du muficien qui ne répondoit point, il 1'auroit trouvé hier au foir bien meilleur encore; aujourd'hui il eft maiade; il n'a pas fait fon exercice ordinaire. Tout ce que je puis vous dire, reprit Dondin , c'eft que nous nous trouvons aimables ; nous nous eftimons nous mêmes, & cela nous fuffit. Ilnes'agit pas de s'eftimer foi-méme, dit Agis qui. vouloit difputer, cela n'eft pas difficile; il faut favoir fi les autres s'en moquent. Jetrouve, dit la fée , que le roi a raifon; que %t-ilde charmer les autres , & de plaire a des, gens, que nous ne connoiffons point ? Chacun  du Pr inc e Sol y. 1qi n'eft-il pas a foi-même fon meilleur ami ? Et quand on plaït a fes amis , ne doit-on pas étre content? Voila ma penfe'e dans tout fon jour, dit le roi. Puifque cela eft ainfi, dit le page, buvons donc , pour faire plaifir a nos bons amis. Pendant cette converfation , le dindon ne laiffa pas de difparoïtre. Alions, dit Ie roi, que 1'on change de fervice. On exe'cuta aife'ment fon ordre, & Ie deffert qui fuivit le premier plat, étoit auffi bien entendu que le refte ; il confiftoit en un grand fromage & un panier de noix. Le jeune page tira de fa poche les maffepaihs qüil avoit pris en quittant les fatyres, & en fit préfent au monarque; ils étoient un peu broyés; mais on connut au vifage du roi, que ce préfent lui faifoit plaifir : il les mangea prefque tous, en difant, par un refte de fierté, que cela n'étoit pas fort excellent, & qu'il s'en feroit très-bien paffe. , Mais malgré les amufemens que la fée faifoit naitre a cbaque moment par fes difcours & fes chanfons , le petit monarque laiffoit tom ber fa téte fur fon eftomac , a force d'avoir envie de dormir. Cabrioline, qui avoit de&ïn depaffer Ia nuit a table, lui en fit la guerre. Quoi! lui dit-elle, un guerrier , & un guerrief amant, dolt- il connoïtre le fommeil ? Songe* G iij  lOl HlSTOIKE que les aóèions des rois ne peuvent être cachées; & fi la princeffe fait que vous ayez dormi fi prés d'elle, fa froideur pour vous fera bien foridée. Allons , dit-elle en prenant fon verre , a Ia fanté de la princeffe Fêlée. Chacun fit raifon a Cabrioline , & on recommenga a fe mettre en joie. Tandis que tout Ie monde étoit animé,Prenany, toujours occupé de fa princeffe, quitta la table fous quelque prétexte ,&allaaupied du rempart, oü il fe mit a fouffler de toute fa force , avec fa farbacane, les pois verts qüil avoit apportés. II en tomba quelques-uns dans Je foffé , mais il en parvint plus de deux litrons dans la ville. II avoit prefque vidé toutes fes poches, & il n'y en avoit plus qu'une oü il en reftoit quelques - uns , lorfque 1'aurore commencaa paroitre. Prenany, craignant d'être découvert s'il demeuroit plus long-temps, alla rejoindre le roi, & fe remit a table, fans que 1'on s'apergüt de rien. Dès que le jour parut, les Amazones allérent viiiter le rempart, pour voir fi les ennemis n'avoient pas fait quelque entreprife pendant la nuit, & pouvèrent tous les petits pois qui étoient femés. On courut fur Ie champ annoncer cette nouvelle a Fêlée, qui vint elletnême voir eet événement extraordinaire : oa  dü Prince Soly. 105 les ramaffa 1'un après 1'autre; & après les avoir bien lavés , on en fit un plat pour le diner de Ia princeffe. Perfonne ne pouvoit deviner d'oü ces pois étoient venus: les uns attribuoient ce préfent a quelque prodige ; les autres croyoient que c'étoit une galanterie du roi Dondin -, d'autres difoient qüil ne faifoit ce préfent a la princeffe, que pour lui donner plus de regret quand elle s'en trouveroit privée , après en avoir eu ' une fois. Mais Fêlée fut la feule qui devina jufte. Ah ! dit-elle a fa gouvernante , je vois des petits pois , Prenany fait que je les aime, Prenany eft certainement dans ces lieux. CHAPITRE XV II. Manière de vaincre les ennemis fans les battre. La nymphe quitte Prenany après fa viftoire. Cependant le foleil ayant répandu fa lumière jufques dans la tente oü le roi Dondin étoit encorea table, il fe leva a moitié endormi, & dit a la fée, qüil vouloit abfolument s'aller coucher. J'y confens , dit Cabrioline; mais je vous demande une grace , c'eft d'entendre un moment un joueur de flüte excellent que j'ai G iv  ic-4 HisrorsE avec moi, & de me' voir danfer un tambourln ; dès que cela fera fini, nous irons nous repofer. On ne-peut rien vous refufer, dit le monarque j mais fongez que je fuis très-délicat. Auffi-töt la fée fit figne de la main au jeune homme, qui commenca a faire réfonner fon tambour & fon 0 e, Dès qüAgis vit le figne que faifoit la fée , & quece maudit tambourin alloit commencer, il fortit de la tente avec précipitation , & fe fiuiva jufqüala ville , ou les fentinelles 1'ayant reconnu , le laifsèrent entrer. Cependant Cabrioline ayant d'abord danfé feule un menuet, dont le roi fut enchanté, commenca , fans fe repofer , une provengale très-vive avec Prenany , qu'elle prit paria main. Cela anima le roi boiteux; i! fe mit auffi tot a fauter malgré lui, tous fes courtifans 1'imitèrent; enfin, avant qu'il fe fut paffe un quartd'heure, toute 1'armée étoit en branie, & les capitaines & les foldats danfoient comme des perdus, fans favoir pourquoi, Les amazones, voyant ce fpeélacle de deffus les remparts , étoient dans un étonnement extréme ; mais Agis, qui furvint en fe bouchant les oreilles , de peur d'entendre ce malheureux fifre , leur donna une grande joie , en leur expliquant la vertu de lafiute, qui faifoit danfer le roi & fon  du Prisce Sou ioy armee. J'ai, leur dit-il, danfé quatre heures de la forte, Sc nous avons fait plus de vingt lieues pendant ce temps-la. Jen ai penfécrever, quoique j'aye de bonnes jambes. Comptez que fi le monarque boiteux ne meurt pas de laffitude , il ferafi malade, qüil n'aura plus envie de nous attaquer. L'événement fingulier de cette danfe, oü cinquante mille boffüs fautoient tous enfemble, s'étant répandu dans Amazonie, le peupleaccourut en foule fur les remparts , & on s'apercut avec plaifir que 1'armée s eloignoit de la ville. En effet, tous les Dondiniens étant boiteux du cöté gauche, partoient toujours de ce pied-la, qui fe trouvant plus court que 1'autre, les entramoit, malgré eux , du cöté de leur pays. Les Amazones les eurent bientöt perdus de vue, & Cabrioline, que Ie roi ne pouvoit quitte r , menoit 1'armée fi grand train , qu'en moins de fept heures, ils avoient fait plus de trente lieues. Le chemin étoit femé de foldats moins robuftes que leurs camarades , qui étoient tombés prefque morts de laffitude. Prenany , qui avoit pris une lecon deux jours auparavant, & que la joie tranfportoit, en fongeant qüil déjivroitfa princeffe, étoit prefque anffi inffatiga-  'lOÓ HlSTOlEE blequela fée; mais enfin Dondin, n'en pouvant plus, tomba a terre de foibleffe. Ah ! charmante nymphe, dit-il d'une voix mourante, ceffons eet exercice , je vous prie ; malgré ma complaifance, je ne faurois vous fuivre plus loin , & je ferai malade plus de fix femaines d'en avoir tant fait. Je croyois vous faire plaifir, dit la fée en faifant ceffer Ie fiuteur. Fêlée aime les bons danfeurs a la folie : je voulois vous apprendre une fcience qu'elle chérit; mais vous n'êtes pas digne d'elle, puifque vous n'avez pas de goüt pour eet art charmant. Ne revenez jamais a Amazonie, ajouta-t-elle <1 un air fier, ou bien comptez que je vous ferai danfer. Le roi vit bien que Ia nymphe fe moquoit de lui, mais il n'eut pas la force de lui répondre, encore moins de Ia faire arrêter. Ainfi, Cabrioline , Prenany, & le joueur de flüte fortirent fans obftacle d'entre ces miférables boffus , & retournerent du cöté d'Amazonie. Quand ils furent un peu éloignés, ils fe reposèrent fur 1'herbe a 1'ombre d'un petit bois qui fe trouva dans lemr chemin. Prenany remercia la fée avec les expreffions les plus vives, du fervice qu'elle lui avoit rendu. Je fuis naturellement bienfaifante, dit la fée, & je m'in-  r>u Prince Soly. 107 téreffe fur-tout pour les jeunes amans. Je vous ai mis en état de fléchir la colère de la reine d'Amazonie. C'eft par vous que fa capitale eft délivrée d'un fiége dangereux; elle ne pourra vous refufer le prix d'un fi grand fervice. Mais je ne puis en faire davantage pour vous ; il faut que je vous quitte, mon cher Prenany. Quoi l vous voulez m'abandpnner, dit le prince, avant que je fois a Amazonie ! Que deviendrai-je feul & fans votre fecours ? Vous n'avez rien a redouter ici, dit Cabrioline; quand vous rencontreriez quelques reftes des troupes de Dondin , perfonne ne vous connoït pour ennemi de ce monarque. Depuis que vous êtes forti d'Amazonie, vous avez changé d'habit, & prefque de langage; ainfi, vous ne courez aücun danger. Pour moi, une affaire indifpenfable m'appelle en d'autres lieux. Adieu , mon cher Prenany ; je puis vous affurer d'un fort heureux avec Fêlée , & vous ne devez pas défefpérer de me revoir encore. En difant ces mots , elle préfenta la main au jeune prince, qui la baifa tendrement. Cabrioline pritenfuite la baguette dont le joueur de flüte battoit fon tambour, & lui en ayant donné un petit coup fur 1'épaule, elle difparut avec lui.  ï0$ HlSTOlRE CHAPITRE XVIII. Du malheur que caufa a Prenany fon dèfaut £attention, & comment il fe trouva dans le paysdes Vieilles. P JTrenany refta feu!, & quoïqu'il fut ufl peu fatigué de fa viétoire, mille penfe'es agréables fe préfentoient a fon efprit: il fe figuroit la joie qüauroit Félée de fe revoir; il fe flattoit d'être bien recu de la reine , & qu'elle ne pourroit lui refufer le prix qu'il lui demanderoit. kvt milieu de ces charmantes idéés, le fommeil s'empara de fes fens. Mais a fon réveil, il fut effrayé de fe trouver entre dix ou douze Dondiniens, affis en rond fur 1'herbe, qui mangeoient un paté. II fe raffura néanmoins.en fongeant que s'üs avoient voulu lui faire du mal, ilsn'auroientpas attendi* fon réveil. En effet, celui qui paroiffoit le plus confïdérable d'entre eux, dit h Prenany, dun air famiiier: Eh bien, notre ami, avez-vous fait' de beaux fonges pendant votre fommeil ? Nous vous attendions toujours en buvant: voulezvous prendre votre part de notre repas ? Prenany, qui ne manquoit point d'appétit, accepta 1'ofFre du boiteux, & s'approcha de la  du Prince Soly. iop compagnie. Comme il mangeoit avec vivacité , un des Dondiniens lui dit en riant: Vertuchou ! comme vousavalez; il femble que vous ayez danfé comme nous, tant vous êtes affamé.Prenany parut ignorer ce qüil vouloit dire, & Iadefiüs onlui conta 1'aventure de Ia danfe, qüil favoit auffi bien qüeux. II parut en colère contre la fe'e, & dit que fi le roi vouloit retourner a Amazonie pour fe venger , il s'offroit a 1'accompagner. II y reviendra tout feul, s'il veut y retourner, dit Ie principal de Ia troupe; pour moi, fi on m'y retrouve jamais, je confens de danfer Ie refte de ma vie. Après qu'on eut entièrement achevé les provifions des Dondiniens, & vide uneoutre pleine de vin qu'ils avoient apportée, chacune fe leva pour continuer fa route. On dernanda a Prenany de quel cöté il portoit fes pas; il dit qüil prétendoit aller du cöté d'Amazonie; les boiteux dirent qu'ils retournoient dansleur pays. Ainfi, ils fe difoient adieu , & alloient fe féparer bons amis, quand, par malheur, Prenany , en tirant' fop mouchoir, fit fortir quelques petiti, pois, qüil avoit Iaiffés dans fa poche, en quittant les remparts d'Amazonie. Auffi-töt le capitaine des boffiislui demanda, d'un air brufque , ce que cela fignifioit. Prenany rougit& fe troubla; fon embarras le perdit.  Dondin avoit défendu , dit le capitaine , qu'öfi portat dès petits pois a Amazonie > il faut que vous foyez d'intelligence avec nos ennemis. Ailons, dit-il a fes foldats, conduifons ce jeune homme a notre roi. Tous les boffus fautèrent auffi-tót fur le pauvre Prenany, qui faifoit tous fes efforts pour fe débarraffer de leurs mains. 'Il donnoit a droite Sc a gauche avec fa longue farbacane , & feroit venu a bout de diffiper ces avortons , fi 1'un d'eux ne 1'eüt bleffé par derrière avec fa piqué. Prenany tomba fans connoiffance & baigne dans fon fang , & les boflüs, fiers de leur vicloire , con-tinuèrent leur route pour arriver a Dondinie. L'infortuné Prenany auroit infaiiüblement perdu la vie, fi le hafard n'eüt conduit dans eet endroit quelques payfans charitables, qui le portèrent dans un hameau qui n'étoit pas éloigné. Le jeune prince, en revenant de fa foibleffe, fe trouva dans un petit lit au milieu de fixvieüles femmes, dont la plus jeune avoit au moins foixante ans. Ah! dit-il, d'une voix foible, dites-moi, je vous prie, mes bonnes mères, qui m'a tranfportéici, & apprenez-moi dans quels lieux je fuis. Ne vous inquiétez point, mon fils, dit une des vieilles en lui paffant la main fous le menton ; vous êtes ici en süreté, Sc rien ne vous  du Prince Soly. Ut manquera. Nous avons panfé votre bleffüre, qui n'eft pas dangereufe , & avant qüil foit trois mois, vous ferez en e'tat de marcher. Comment trois mois ! dit Prenany , j'aimerois autant rriourir. Oh! cela n'ira pas Ia, dit une autre vieiüe ; je (ais ce que c'eft que les bleffüres, & ma mère même favoit la recette d'un onguent quiguériffoit unecoupure en moins de huit ou dix jours. Oh ! j'ai raifon , reprit la première vieüle , & je fais , par expérience, qu'une pareille plaie eft long-temps a guérir. J'ai vu le fils d'une de mes intimes amies, que vous avez auffi connue, dit-elle a une de fes compagnes; nous avons tant joué a la madame enfemble dans notre enfance , a telles enfeignes qu'elle avoit marié fa fille a un jeune homme dont le père avoit un bien conbdérable, mais qui ne donna pas a fon fils ce qüil lui avoit promis en mariage. C'eft ce qui fit que ce jeune homme fe dérangea furieufement, & fa femme , de fon cöté, fitbeaucoup parler d'elle; ce qui montra ce que peut Ie mauvais exemple ;car, étantfille, c'étoit Ia perfonne monde la plus vertueufe; mais il fe peut que le monde eut tort de 1'accufer de coquettene; car bien fouvent on aime a glofer fur la conduite d'autrui, & 1'on dit toujours plutöt Ie mal que Ie bien, & cela par envie, ce qui eft  ÏI2 HïSTOIftÈ pourtarit très-condamnable : mais Ie monde eft ainfi fait , & ne changera pas fi-töt. C'eft donc pour vous dire que Ie jeune homme dont je vous parlois fut bleffé par un de fes amis, je ne me fouviens plus dans quelle rencontre ; car les jeunes gens font fiécervelés, qu'il leur arrivé toujours quelque accident : on a beau leurre- préfenter Ah, grands dieux! dit Prenany , je ferai mortou guéri avant que vous ayez fini votre hiftoire. Eh bien , dit la vieille , puifque vous ctes fi impatient, ce jeune homme futcinq femaines fans pouvoir fortir. Cela ne prouve point que je ferai trois mois , dit Ie prince s mais, ajouta-t-il, n'y auroit-il pas moven de me tranfporter chez un chirurgien ? J'ai peur de vous incommoder. Oh! vous ne nous fakes aucune peine,dit la vieille; foyez feulement tranquille, Sc tout ira bien ; nous vous tiendrons compagnie , & vous n'aurez pas befoin de parler. Accroupie , dit-elle en montrant une de fes compagnes , fait toutes fortes d'hiftoires qu'elle vous racontera , & Grifonante, ajouta t-elle en montrant une autre vieille , aeu, dans fon temps, la plus belle voix du monde, & vous chantera toutes fortes de chanfons. La nuk vint pendant ces difcours; les vieilles allumèrent de la chandelle; quelques-unes fe mirent a jouer, & pensèrent s'arracher le peu qui  du Prince Soly. i15 Sul leur reftoitde cheveux, dans une querelle qui arriva fur un coup. Accroupie s'endormit, *n repaffant les hifloires qu elle favoit \ & Grifonante, pouramuferle prince, lui chanta quelques chanfons fur 1'entrée d'un ambaffadeur qui s'étoit faite il y avoit plus de cinquante ans. Accroupie s'e'veilla a une nouvelle querelle qu'eurent les vieilles pour le payement de leur perte; & ayant entendu la fin des chanfons de :Grifonante , elle vouloit conter au prince les aventures de eet ambaffadeur , qu'elle difoit avoir vu a la cour ; mais la converfation fut iriterrómpue par 1'arrive'e d'une jeune efclave «oire, qui fervoit les vieilles. La jeune moreffe dreffa une table , qu'elle couvrit d'une nappe & de fix couverts , avec autant de grands gobelets \ 1'antique ; elle fervit enfuite un fouper aflez abondant. Les femmes fe mirent chacune a leur place ; mais Accroupie, aulieu de s'affeoir fur fa chaife, pritun peu trop acöté, & tombafurlecroupion. La jeune efclave courut derrière elle , pour la relever pardeffous les bras ; mais la vieille en colère lui donna un coup de coude dans 1'eftomac, qui la fit reculer cinq*ou fix pas. Vous êtes une mal-adroite, dit la furieufe Accroupie ; vous ne m'ettez jamais ma chaife a fa place, H  114 HlSTOIRÈ 'Je fais bien d'ou cela vient, ajouta-t-elle erf pleurant; j'ai promis quelque chofe, après ma mort , a cette mife'rable fille ; elle voudroit déja me voir bien Ioin : „voila ce que c'eft que de faire du bien aux ingrats. Ia vieille cependant vint a bout de fe relever , & s'étant mife k table, elle ne ceffa de gronder qu'elle n'eüt chapitré toutes les vieilles qui vouloient excuferla moreffe. Sur la fin du repas, elles fe mirent en belle humeur , & le vin leur ayant donné dans la tête, elles parloient toutes enfemble, & contoient chacune une hiftoire différente. Accroupie, qui parloit des attraits de fa jeuneffe , fe facha de ce qu'on ne 1'écoutoit pas; , die voulut montrer k Prenany combien elle avoit eu la gorge belle étant jeune , & en feroit venue about, fi elle n'eüt été furprife par une toux violente , qui penfa la faire crever fur le champ. Ses amiesfe levèrentpourlafecourir ; elle tenoit fon gobelet plein de vin, qu'elle ne vouloit pas remettre fur la table, quoique fes compagnes lui criaffent de Ie faire; elle en répandit Ia moitié fur 1'une d'elles , qui lui arracha le gobelet de colère, & lui jeta le refte au vifage. La furieufe vieille, ne pouvant parler, voulut donner un coup de poiag k celle qui favoit in-  bu Prince Soiy; fultée;maisl'autre, en fereculant, renverfala table, & Ia chandelle, quitomba, futéteinte. La jeune moreffè 1'ayant ramafiee, fouffla deffus, & Ia ralluma. Chacune s'alla coucher, en difant qüonle lui payeroit Ie lendemain; & la jeune ■efclave ,par l'orfoedes vieilles, demeura auprès de Prenany, pour le veiller pendant la nuit. Fin de la première partie,. Hij  116 HlSTOIRE SECONDE PARTIE. CHAPITRE PREMIER. Comment Prenany fut guèri defablejfure, de quelle manière il quitta les vieilles, & revint d Amazonie. Quand Prenany fe trouva feul avec la jeune efclave, il auroit ri de bon cceur du caractère de ces femmes, s'il n'eüt pas été fi accablé de fa foibleffe. Voila, lui dit - il, une des belles fcciétés que j'aye vues de ma vie; c'eft grand dommage qu'elle foit fur le point d'être détruite: demain fans doute ces vieilles vont fe féparer., Point du tout, répondit l'efclave; elles fe querellent ainfi prefque tous les jours, & font le lendemain meilleures amies que jamais. Je les en aime davantage, dit Prenany; fi elles ont de la bile, en récompenfe, on peut dire qu'elles n'ont point de fiel. Mais inftruifez-moï, continua-t-il, quelle eft cette engeance de femelles ? Y en a -1 - il beaucoup de femblables dans ce canton ? Tout ce hameau en eft peuplé, répondit la moreflê, & elles ont des do-  r> v Prince Soly. i 17 ïwaines confidérables aux environs. Celles qui viennenthabiterces lieux, ontgardé le célibat, ou font demeurées veuves fans enfans: ellee attirent auprès d'elles leurs neveux ou leurs autres parens, & leur promettentdeleur laiffer tout leur bien après leur mort; &"jufquesla elles les font travaijler a cultiver leurs terres, & exigentd'eux toutes fortes de complaifances. Mais depuis fix mois que je demeure parmi elles, j'ai vu fou vent arriver qu'en mourant elles laiffèntce qu'elles onta leurs vieilles compagnes, pour qu'elles foa'ent encore fervies par ceux qui attendoient leur fuccellion ; & ainfi ces pauvres parens, après bien des travaux & de 1'ennui, fe trouvent avoir perdu leur temps & leur peine. Ils font bien dupes, dit Prenany; pour moi, je les abandonnerois bien vïte. C'eft ce que ces jeunes gens font quelquefois, reprit l'efclave ; mais dans le grand nombre elles en trouvent toujours affez pour les fervir; & lorfqu'on a paflé quelque temps avec elles , on a de la peine ales quitter, paree qu'on s'imagine toujours qüil n'y a plus que peu de temps a attendre pour être riche. Pour moi, ajouta Ia négreffe, elles me promettent de m'enrichir après leur mort; &, en revanche, elles me font enrager pendant leur vie; mais fi je favois Hüj f  H I S T O I R E oü porter mes pas en les quittant, elles n® me trouveroient pas ici demain matin. Si je n'étois pas bleffé, dit Prenany, je vous offrirois un afile a Amazonie, qui n'eft pas éloignée d'ici. J'allois dans cette ville, lorfque j'ai été attaqué en chemin, & réduit 'dans 1'état oü me voyez. S'il n'y a que votre jbleffure qui vous retienne, dit la moreffe, je .Vaisdans 1'inftant vousrendre aufli vigoureux Sc auffi fain que vous étiezavant de favoir regue; mais promettez-moique nous partirons tou* a 1'heure , Sc que vous ne m'abandonnerez point. Prenany ne pouvoit croire que l'efclave eut 3e pouvoir de le guérir fi promptement; if ïi'héfita point cependant a lui jurer qüil ne la quitteroit pas , & qu'il ne demandoit pas mieux que d'abandonner pour toujours ces miférables vieilles. Auffi-töt la jeune efclave tira de fon fein une petite pierre noire, qu'elle donna a Prenany, & lui dit de la mettre dans fa bouche. Le jeune prince exécuta 1'ordre de l'efclave, & fentit auffi-tot un frémiffement inconnu, qui fe répandit dans fes veines; fa bleflüre fut refermée, & fa main, qu'il y porta, ne trouva plus aucune douleur: enfin la force lui revint entièrement. Dans le tranfport de joie qui 1'agita, il ne put s'empêgher d'embraflèrr  s>ü Prince Sol?. 'tï^ Ia jeune efclave, en lui rendant Ie tréfor qu'elle lui avoit confié. Je vous doi's la vie, lui dit— ïl; comptez fur une éfernelle reconnoiffance. Ne faites point de bruit, dit l'efclave; je vais voir li nos vieilles font endormies: habillez-vous pendant ce temps-la, & partons. Dès que Ia jeune efclave fut fortie, Prenany; fauta du lit , & s'habilla fi fort a la hate, qüil mit fes bas a fenvers. II eut pourtant la préfence d'efprit de retourner fes poches, & d'öter tous ces malbeureux petits pois qui avoient penfé caufer fa perte. II y a bien des; gens qui, comme lui; fongent aux accidens après qu'ils font arrivés. II rencontra, en fortant de fa chambre la jeune efclave, qui lui ditqueles vieilles ronfloient de toutes leurs forces : ils paffèrent fans faire de bruit, & fe mirenten chemin. Quand ils furent un peu éloignés, & que Prenany ne craignit plus ces déteftables vieilles, il renouvela fes remercimens a Ia jeune moreffe; il lui conta fon hifioire, & 1'inftruifit de fon amour pour la princeffe Fêlée, auprès de qu ïl lui promit de la placer. II lui demanda enfuite quel étoit fon nom, & de qui elle tenoit cette pierre ineftimable dont elle s'étoit fervie pour e guérir. Nemedemandezpoint lui ditl'efclave, 1'hifH iv  ïz® HlSTOIEE toire de mes malheurs ; elle n'auroitpas pous? vous affez de charmes pour balancer la douleur que je reffentirois en vous racontantmes infortunes. Qu'il vousfuffife de favoir que mon nom eft Zaïde. Mon deltin a été detre efclave dès mon enfance : j'ai perdu, par un malheur funefte, mi amant de mcme nation que moi, qui m'aimoit, & que j'adorois. Le defefpoir que je reffentis de cette pertc me fit détefter la vieatel point, que j'empruntai le fecours du fer pour la terminer. Mes vceux alloient êtrerempliss j,e m'étois percé le fein, & je n'avois plus de connoiffance, quand une fée( dois- je dire bienfaifante ou cruelle )) me rappela des portes du trépas en me mettant cette même pierre dans la bouche. Elle m'en fit préfent, & m'affura que le temps me rejoindfoit l mon amant. Depuis un an qu'elle m'a fait cette promeffe , Je maïtre que je fervois m'a donné la Iiberté : j'ai cherché pendant quelque temps eet efclave „ qui ne fortira jamais de mon cceur, mais tous mes foins ont été inutües : enfin, ne trouvant point d'autre afïle, je me fuis retirée chez les femmes que nous quittons, oüilfemble que le ciel m'ait placée pour vous fauver la vie. Prenany tacha de confoler Ia moreffe, en lui rappelant la promeffe que la fée lui avoit faite qu'elle feroit un jour réunie a fon amant. J'ai  r>u Prince Soly: ai eprouvé 3 dit - il, quel eft lepouvoir des fées , & fi j'avois eu un peu plus d'attention, je ferois a préfent a Amazonie. Mais je ne me repens plus de ma faute, puifqu'elie eftcaufe que je vous ai tirée d'entre ces miférables vieilles, dont nous pouvons rire a préfent que nous fommes fortis d'entre leurs mains. Le Prince & la jeune efclave fe reposèrent dans une cabane qu'ils trouvèrent fur le chemin, & dans laquelle ils furent recus par un pauvre pêcheur qui 1'habitoit. Prenany, que les accidens qüil avoient effuyés avoient rendu prudent, ne vouloit pas y entrer. Mais il femble que le deftin prenne plaifir a tromper les humains: le maïtre de la cabane les recut le mieux; qu'il lui fut poffible ; il leur donna a coucher , & il ne leur arriva rien d'extraordinaire. Ils fe remirent en marche le lendemain, après que Prenany eut généreufement reconnu les foins de fon höte, & arrivèrent aux deux tiers du joura Amazonie. Prenany , qui avoit encore fon habit a 1'azinienne, entra dans cette ville fans être reconnu. 11 n'ofa fe préfenter d'abord a la Reine, fans favoir quels étoient fes fentimens a fon égard. Ainfi, il entra avec Zaïde dans les jardins du palais, efpérant d'y trouver Agis,ou la gouvernante de la princeffe, qui 1'intruififfent du  fort qu'il devoit attendre.Dans ce defTein, il fe* cacha dans le détour d'un petit bois, oü la princefTe venoit quelquefois rêver, & Zaïde s'affit a quelques pas de lui. CHAPITRE II. Comment Prenany fut regu par U princeffe & par la reine. Projet de fon manage avec Fêlée. A pr ès, tant de travaux foufferts & tant de penis furrnonte's,qui auroient laffe le courage du héros Ieplus aguerri, Ie jeune prince fe yoyoit enfin dans les lieux qui renfermoient robjet de fa tendreffe, & s'y croyoit k 1'abri des orages. Rien ne provoque mieux au fommeil que Ia fatigue du corps, jointe au repos de 1'efprit. Ainfi Prenany ne fut pas long- temps au pied de 1'arbre oii il s'étoit couché , fans goüter les charmes d'un agréable fommeil. Fêlée vint par hafard fe promener auprès 'du bocage oü il étoit avec Ia moreffe: elle étoit feule, & fa gouvernante s'étoit arrêtéea quelque diftance d'elle avec Agis, dont elle étoit toujours charmée. La princeffe, qui badinoit avec fon petit épagneul, Ie vit courir devant elle & 1'entenditaboyer; elle voulut Ie fuivre, & détourna dans 1'allée oü Prenany étoit avec Zaïde.  ï>tr Pkïkce Soly; Tsf La jeune moreffe entendant quelqu'un, fe leva avec précipitation, & fit fi grande frayeur a Fêlée, qu'elle recula quelques pas, & tomba évanouie entre les bras de Prenany, qu'elle n'avoit point apercu. II fe réveilla auffi-töt; mais quelle fut fa furprife & en même temps fa joie, de retrouver fa princeffe ! Son évanouiffement ne 1'inquiétoit pas, paree qüil favoit qu'elle y étoit fort fujette ; il lui fitrefpirer 1'odeur d'un flacon qu'il avoit dans fa poche, & Fêlée revint aifément. Mais elle penfa retomber enfoibleffe, quand elle vit fon cher Prenany. Eft-ce vous, lui dit-elle tout étonnée, & êtes-vous aunombre desvivans? J'ai vu a 1'inftant auprès de vous une divinité infernale, qui me fait juger que vous n'êtes plus en vie. Je fuisvivant, reprit Ie prince, & je fuis toujours fidéle ;• celle qui vous a fait peur eft une créature humaine , & a qui je dois la vie. Elle eft a la vérité d'une couleur différente de la votre; mais c'eft la mode dans de certains pays d'avoir de femblables perfonnes a fa fuite. II y a des femmes qui font folies de ces figuresla. Puifque c'eft la mode, dit Fêlée, je la trouverai charmante; faites - la venir, je n'en anrai plus de peur. Prenany appela aufli-töt Zaïde, qui s'étoit éloignée en voyant la frayeur de la  HlSTOlKi princeffe; elle s'approcha, & fe jeta aux pieds de Fêlée. Dans ce moment furvint la gouvernante avec Agis; ils embrafsèrent Prenany avec toute 1» joie poffible. Quand ils eurent fatisfait leurs premiers tranfports, Agis demanda tout bas a Prenany, fi cette perfonne noire n'étoit point Cabrioline qui s'étoit déguifée pour venir a la cour. Prenany lui répondit que ce n'étoit point elle , &z racontaa la compagnie comment ia fée favoit quitté, oü il avoit rencontré la jeune perfonne qu'ils voyoient, & le fervice qu'elle lui avoitrendu. Chacun baifa debon cceur le vifage noir de la moreffe, & la princeffe elleméme l'embrafTa , après avoir bien regardé fi les autres.ne-s'étoient point barbouillés a fa peau. Fêlée, pour jouir de 1'entretien du tendre amant qu'elle retrouvoit, voulut fe promener dans une allee du bocage oü ils étoient. Ces deux jeunes aman.s ne pouvoient exprimer la joie qjüls fentoient de fe revoir; il n'y avoit pas jufqüau petit chien de la princeffe, qui penfa faire caffer le nez a Prenany deux ou trois fois, en fe fourrant entre fes jambes pour le careffer. Après que Prenany eut remercié la princefTe de ia manière tendre avec laquelle elle Ie recevoit, il s'informa dans quelles difpofuions étoit  du Prince Soly. 12f ïa reïne a fon égard.Je tremble , dit-il,d'apprendre fes fentimens. Oh vraiment, dit Fêlée d'un air de confiance, vous n'avez plus rien a craindre ; elle a pris une fiforte haïne contre le roi Dondin, que quand elle a appris que c'étoit vous qui le faifiez danfer, elle a témoigné qu'elle vous aimoit a la folie. Mais, ajouta Prenany, que penfe la fceur de la reine t On lui a fait entendre raifon, reprit Fêlée , & je vais vous conter comme tout cela s'eft paffe. Quand vous fütes parti, dit la princeffe, fans. que 1'on fut que nous vous euffions fait échapper, je ne ceffois de pleurer. La reine me demandoit la caufe de mes larmes: tantöt je lui difois qu'un de mes ferins s'étoit envolé; d'autres fois, que j'avois perdu quelqüun de mes bijoux-, quelquefois que mon petit épagneul étoit malade. Mais a la fin la reine me dit: Je vois bien, princeffe, que vous pleurez Ia perte de Prenany •, mais il faut prendre votre parti, car il ne reviendra plus. Je me mis alors • a verfer tant de larmes, que je penfai étouffer la reine s'attendrit, & pleura auffi. Peu de temps après, Dondin eft venu nous affiéger. Je dis alors a la reine: Eh bien, Madame, fi vous m'aviez mariée a Prenany, ce vilain roi ne voudroit pas m'époufer. Cela eft vrai, dit  K2Ö* HlSTOIjf-B Ia reine; s'il étoit ici, je vous le donnerois.' Auflirtöt j'ai fait déguifer quatre de mes pages, que j'ai envoyés pour vous chercher. Vous favez qüAgis vous a trouvé, & que vous avez fait retourner Dondin dans fon royaume. Tandis que tout le peuple regardoit de deffus les remparts la danfe des boiteux, Agis dit a la reine, que ce n'étoit qu'a vous que nous devions notre délivrance. Auffi-töt je lui demandai votre grace; mais Acariafta, qui étoit préfente, fe mit en colère, & pria la reine de vous punir. Nous fïmes tous nos efforts pour 1'appaifer, & pour 1'engagera confentir que vous revinffiez a la cour. II n'y aura , lui dis-je, qu'a n'en point parler a Soiocule; comme il ne le verra pas , il n'en faura rien. Cela perfuada la princeffe, qui confentit a votre retour. La reine me dit enfuite en particulier: Je vois bien que vous aimez Prenany. Cela eft vrai, lui répondis-je, je 1'aime de tout mon cceur. Mais ,ajouta la reine, faurez-vous faire la maitreffe , & 1'obliger en tout a faire votre volonté, Oh ! pour celaoui, dis-je auffi-töt: s'il me contredit en quelque chofe, ou s'il ne pré. vientpas même mes fantaifies, jspleurerai, ou je crierai fi fort, que tout le monde prendra mon parti; enfin je ferai comme vous fakes ayec le,  du Prince SotY. ' l2y roi. Dès que cela eft ainfi, re'pondit la reine, auffi-töt qüil fera de retour, je vous marierai aveclui. Depuis ce temps - Ik, j'étois dans une impaüence mortelle de vous revoir. Prenany ne trouva point e'trange que Fêlée ne lui pariet point des plaifirs que Soiocule luï avoit procurés avec fa viellej il favoit bien qüil ne faut pas tout dire aux amans ; mais ü fut frappé du deffein qu'elle témoignoit avoir d'imiter la reine famere. Quoi « dit-il, qUand je ferai votre mari, vous comptez donc me faire enrager ? Ah! répondit Fêlée, vous vous alar,mez mal k propos; je vous aime , & je Vous aimerai toujours : mais ne falloit-il pasdire cela k Ia reine, afin qu'elle me mariat bientöt ? Prenany fut plus charmé que jamais de 1'efprit de Fêlée. Et eneffet, on reconnoiffoit dans tout ce qu'elle avoit raconté au prince, les traits: de cette politique fage & éclairée dont il n'y a que les grands génies qui foient capables. Le foir étant venu, la princeffe, avec fa fuite, revint au palais, dans ledeflein de préfentera la reine Prenany & la jeune moreffe, dont elle étoit enchantée, a caufe de Ia nouveauté. La reineétoitoccupée,avec les dames de fa cour, a un ouvrage de broderie, oü chacune tachoit  J28 HïSTOIRE de fe furpaffer. Acariafta étoit de I'affemblée, & travailloit avec la reine. Cette'princeffe, dont il faut dépeindre le caraérère', avoit alors prés de cinquante ans; elle avoit 1'humeur fiere, & ne la diffimuloit point; fes regards les plus affables auroient pafTé pour orgueilleux dans une autre perfonne. Elle étoit d'une taille avantageufe, Sc fe croyoit belle, paree qu'une peau d'une blancheur extréme enveloppoit un embonpoint extraordinaire. Elle auroit eu de 1'efprit, fi elle eut fu comprendre ce qu'on lui difoit; mais fa -fierté fempêchoit d'entendre jufte, paree quelle appréhendoit toujours qu'on ne lui voulut manquer de refpeét; Sc cettecrainte banniffoit toute autre attention. Lorfque Fêlée entra, tout le monde feleva par refpeét, a 1'exception de la reine Sc d'Acariafta. Prenany fut recu avec toutes les marqués de Ia plus grande joie ; la reine luicommanda de s'affeoir, & s'informa de fes aventures, qu'elle trouva trés- intérefiantes. Tout le monde admira fur - tout la vertu de cette pierre merveilleufe que la jeune moreffe avoit en fa poffeffion. Acariafta, qui diffimuloit la haïne qu'elle portoit a Prenany , lui fit un compliment forcé  DUpRtNCESotY. i2* forcé fur fon heureux retour : mais comme elle enrageoit au fond du cceur , fon impatience fit quelle fe piqua vivement le doigt avec fon aiguille. Elle preffa auffi-tórla bieffure, il en fortit une gro£fe goutre de iang,& elle témoigna reffentir une grande douleur. Prenany s'avifa de lui cónfeiller d'ef%er furie champ la vertu de Ja pierre noire: Ia jeunp efclave la lui préfenta auffi-töt & Acariafta Ia mit dans fa bouche. Mais il arriva un grand accident en cetté occafion. Acariafta étoit malheureufe, & ü lui arnvoit toujours, auffi bien qu'a fon fils, des chofes qui n'arrivent a perfonne. Quelque lecteur croira d'abord qu'elle avala Ia pierre & qu elle fut perdue , ou qu'elle n'avoit point la vertu de guérir les piqüres d'aiguille , mais ce n eft point cela. Acariafta avoit f0Us chaque jarret une fontaine de beauté, pour entretenir la fraicheur de fon teint. La pierre ne fut pas difcerner les bleftures faites exprès , d'avec celles qui étoient arnvées par accident. Le doigt de Ja princeffe fut a la vérité guéri fur Ie champ , mais Jes PU. tres ouvertures furent auffi refermées en méme temps , malgré tous les obftacles que 1'art y avoit mis, Acariafta, qui s'apercut de eet effe't i  I3O HtSTOIRE étrange, dès qu'elle eut rendu la pierre, en eut un chagrin qui lui fit lever les yeux au plafond , en faifant iagrimace, & elle fut obligée d'entendre 1'éloge de cette pierre, fans pouvoir marquer fon dépit; car elle n'avoit garde de révéler le mauvais tour qu'elle lui avoit joué. Cepend ant cette princeffe en fut quitte pour fouffrir le lendemain que fon médecin, par une nouvelle opération , reinit les chofes en leur premier état. Cette facheufeaventureaigrit encore la haïne d'Acariafta contre Prenany. Elle la diffimula pourtant en perfonne de cour , & applaudit au deffein de la reine , qui propofa furie champ le mariage de la princeffe avec lui. On appela les prêtres de la lune, pour confulter , dès le foir même , cette grande divinité adorée a Amazonie. On fe fervit, pour la confidérer, de lunettes les plus excellentes que le roi eut inventées; & enfin, après un férieux examen, les prêtreffes déclarèrent que eet hymen feroit agréable a la déeffe, mais qu'elle ne vouloit pas qüil s'accomplit tandis qu'elle fuyoit de deffus leur hémifphère : qüainfi, il falloit différer d'une huitaine, après laquelle elle devoit recommencer un nouveau cours.  du Prince Sol t. i^i CHAPITRE III. Par quel malheur Prenany fut enlevè la vette de fes noces, & de la peine fingulière d laquelle il fut condamné par la mère de Soiocule. li es plus pompeux apprêts occupèrent toute la cour pendant ce temps , qui paroiflbit un fiècle a 1'amoureux Prenany. Ges deux jeunes amans ne fe quittoient plus, & commengoient a n'avoir plus rieh a fe dire ; leurs tendres fentimens, prefque e'puife's , appeloient des plaifirs plus fenfibles', & plus ils voyoient approcher Ie doux moment qui devoit amener ces plaifirs , plus ils fentoient redoubler leur impatience. Mais Ie jour qui devoit pre'céder eet hymen fidéfiré, Prenany fe promenant avec Ia princeffe & fa gouvernante , vit paffer auprès de lui un homme inconnu , qui tenoit fa chère farbacane.Cll venoit de 1'oublier fur 1'herbe, oü i[ s'étoit affis avec Fêlée.) Prenany alla a lui pour la reprendre ; mais 1'homme , en s'éloignant, prit un pois qüil lui fouffia au vifage , & fe mit a s'enfuir. Prenany en colère le pourfuivit; 1'autre lui fouffloit des pois dès qu'il s'arrêtoit. Enfin Prenany ayant fuivi eet homme fort loin I ij  332 HlSTOIRE de la ville f fut faifi par quatre Amazones mafqüées. On le fit monter dans unchar, & après lui avoir bande les yeux,on le conduifit dans un chateau qui lui étoit inconnu. Quand il fut dans les appartemens, on lui óta le bandeau qüil avoit fur les yeux, & bientöt après il vit entrer la fceur de la reine. 11 trembla a eet afped, Sc fe jeta a fes genoux, pour lui demander grace. Levez-vous, dit Acariafta d'une voix fiére : enfin vous êtes en ma puiffance,& je puis me venger de 1'outrage qua vous avez fait a mon fils; mais votre mort ne répareroit point la perte qüil a faite , Sc ne lui rendroit point la vue. Je vous condamne donc a voir pour lui; vous le fuivrez fans ceffe , Sc lui direz , fans qu'il le demande, quels font les objets qui fe préfenteront. II y aura toujours deux perfonnes prépofées pour vous punir } fi vous le trompez. Auffi-töt on conduifit le pauvre Prenany dans 1'appartement de Soiocule, qui fe mettou a table pour fouper: on fit affeoir Prenany a cöté de lui, & on 1'avertit de tourner toujours la tête du cöté vers lequel Soiocule tourneroit la fienne. Prenany commenga par lui nommer tous ceux qui étoient dans la falie, Sc a chaque mets que 1'on fervoit, Prenany les nommoit. Voila, difoit-il, des pigeons romainsj voila  •du Prince Solï. 15j des cailles; voila des perdrix. Quand le prince demandoit a boire, Sc qüon lui en fervoit: voila, difoit Prenany, un verre avec de Peau a moitié; on vous verfe du vin; votre verre eft fur la foucoupe ; voila qüon le remporte ; le page qui vous a fervi boit avec le gouleau de 'la bouteille, en le reportant fur le bufet. Quand il y manquoit, deux hommes qui étoient a fes cötés, lui donnoient des coups de baguette fut les doigts. Au deffert, Soiocule demanda a Prenany des nouvelles de Fêlée, & fi elle avoit toujours la gorge auffi belle qüelle favoit fix mois auparavant. Je nevois point ici Ia princeffe, répondit Prenany. Mais vous 1'avez vue, reprit Ie prince ; vous pouvez me dire fi elle eft toujours auffi charmante. Je ne fuis obligé de vous dire que cequeje vois, repartit Prenany, & non pas ce que je fais : ainfi, avec votre permiffion , je ne vous en apprendrai rien que quand je Ia verrai ici. Après le fouper , Soiocule s'alla coucher. Prenany, quil'accompagnoit, fut encore obligé de lui faire la defcription de tout ce qui étoit dans fa chambre; il lui expliquoit jufqüaux moindres mouvemens de ceux qui Ie déshabilloient. Mais tandis que Soiocule, prêt a entrer dans fon lit , tournoit le dos a une table de liij  IJ4 Histoire marbre fur Iaquelle étoient des confitures ; Prenany en prit, & les mangea. Un des correóteurs qüil avoit, dit tout haut, en lui donnant des coups de baguette: Prenany mange les confitures , & n'en dit rien. Prenany lui donna auffi-töt un coup de pied , qui le jeta a la renverfe, era lui difant: Vous êtes un impertinent; le prince auroit eu deux yeux, qüil n'en auroit rien vu, car il tournoit le dos , & je ne fuis obligé de lui dire quece qüil pourroit voir. Soiocule s etant retourné a ce bruit: voila, dit Prenany , un homme par terre, Ie voila qui fe relève , voila qüil vient a moi pour me battre ; mais vous allez voir qüil fera roffé comme il faut, s'il eft: affez hardi pour me toucher. Ailons, dit Soiocule en fe mettant dans fon lit, foufflez la bougie, que je ne voye plus rien. Prenany éteignit auffi tót Ia lumière, en difant: vous ne voyez plus goutte , ni moi non plus, & s'en alla fouper avec les pages, & fe coucher.  du Prince Soiï. 135 CHAPITRE XI. Du glorieux projet que forma la princeffe Fêlée de vaincre les Soliniens, <£■ par quel accident elle fut furprife; Tan dis que Prenany étoit dans cette trifte occupation, fa perte caufoit un chagrin extréme a la cour d'Amazonie. La princeffe étoit rentrée au palais avec fa gouvernante ; & quand la nuit fut venue , fans que Ton vït paroïtre Prenany , la confternation fut générale. Fêlée furtout étoit défolée. Quoi! difoit-elle, faut-il que le deftin nous fépare , quand nous fommes prés d'être unis pour jamais ? Ah ! miférable farbacane, vous ferez tous les malheurs de ma vie! Le jour qui fuivit cette funefte aventure, fut auffi trifte qu'il devoit être rempli de joie ; les falies préparées pour les feftins & pour les fpectacles, les arcs de triomphe élevés dans Ia ville, & qui devoient embellir eet heureux hymen, étoient devenus autant de monumens qui renouveloient la douleur, en rappelant 1'idée des plaifirs dont on s'étoit flatté, & qui s'étoien évanouis., I iv  HlSTQlBE On fit chsrcher Prenany par tout Ie royaume, mais on ne fe douta point qüif fut chez la fceur de Ia reine , paree qu'elle avoit paru lui pardon, ner fincèrement. Elle étoit même venue a la cour par poiitique, dans le deffein ,, difoit-elle, d'affifter aüx noces de la princeffe , & elle parut très-fachée du malheur qui étoit arrivé. Ainfi , dans toutes les recherches que 1'on fit, on ne penfa point que Prenany fut captif dans fon palais. Cependant la jeune Fêlée , pour détourner fon efprit deschagrins que lui caufoit la perte de fon amant, réfolut d'entreprendre quelque exploit confidérable. Je fuis née princeffe , ditelle un jour a fa gouvernante; je fuis deftinée a régner fur un grand empire, & je ne me fuis en^ eorefignalée par aucune entreprife. Le jeune Prenany a vu fes pays éloignés ; il a furmonté les dangers d'un défert effroyable, & oü il étoit tout feul; il s'efi inftruit des mceurs & des coutumes des Aziniens , & a danfé pendant deux jours entiers avec Cabrioline ; il a regu des bleffures de la main de nos ennemis ; & enfin il nous a délivrées du redoutable roi Dondin, Mais moi, qüai-je entrepris qui me diftingue? J'ai vécu, dès mon enfance, dans une cour voluptueufe , au milieu des jeux & dans le fein de la molleffe. Que je fuis peu digne  du Prince Soiy. 137 lui! Sans doute les dieux qui me féparent de ce jeune héros, te'moignent qüil faut que jé mérite d'être a lui. Entreprenons donc quelque chofe de confidérable; remportons uneviétoire fïgnalée fur quelques-uns de nos ennemis • mais choififfons les plus redoutables, pour faire mieux éckter notre courage. Armons un vaiffeau, & allons attaquer les Soliniens. Triomphons de ces ennemis qui ofent méprifer ,1a lune. Notre viftoire me rendra cette divinité propice, & me fera retrouver le jeune guerrier, que nous avons perdu. La fage gouvernante voulut en vain détourner la princeffe de fon deffein. Fêlée prit avec elle les guerrières les plus braves;&, fans en avertïr la reine, elle monta fur un vaiffeau qui étoit au port, & arriva bientöt aux rivages de Solinie , accompagnée de fa gouvernante, qüelle avoit enfin perfuadée. La princeffe avoit laiffé ordre d'avertir fa mère de fon pröjet après qüelle feroit partie. La reine parut d'abord inquiète de ce départ: mais des gens fages lui perfuadèrent qüelle ne devoit point s'alarmer; qüil étoit glorieux pour elle d*avoir donné la naiffance a une héroïne dont la valeur furpafferoit celle des reines fes aïeules; en forteque la reine calma fes itv quiétudes,  *3S H I S T O I E E Quand on eut publié dans Amazonie que fa princeffe étoit partie pour Ia guerre, on fit des iacrifices dans tous les temples. Toute Ia ville retentiffoitdeslouanges de Fêlée, &des vceux que 1'on faifoit pour fa viófoire. Triomphez., difoit-on , jeune guerrière , des ennemis les plus redoutables • vengez une déeffe qui vous comble de fes bienfaits; que les eaux qui vous conduifent a la viéèoire , s'appaifent devant vous, & vous portent ou tendent vos défirs;. que les ennemis que vous attaquez tombent fous vos coups, ougémiffent dans vos chaïnes. Eencens fumoit de toutes parts, & les chiensmême aboyoienta Ia lune, pour lui demander Ie retour de Fêlée. Tandis que chacun marquoit ainfi fon zèle pour Ia princeffe, cette jeune guerrière avoit déja débarqué; & ayant fait déployer fes tentes, elle avoit placé fon camp auprès de Solinie. En guerrière prudente ,. elle attendoit la nuit, pour furprendre les Soliniens ; mais ces peuples ayant aperSu les Amazones, avoient tenuconfeil, pour prévenir le danger qui les menacoit. Un efpion leur avoit rapporté qu'il y avoit une jeune guerrière qui paroiffbit commander les troupes ennemies.. On réfolut de fe fervir de rufe pour la vaincre.& la prendre captive, au lieu d'employer Ie fer &. de répan,. dre du fang,  du' Prince Soly. 139 On choifit les plus belles femmes des Soliniens , quife parèrent d'un air modefte , & en même temps des habits les plus fuperbes. Elles allèrent au camp de la princeffe , chargées des plus beaux préfens, & elles étoient accompagnées de femmes efclaves, qui portoient les liqueurs les plus précieufes dans des vafes d'or ornés de pierreries. La jeune princeffe les voyant s'approcher, fut auffi enchantée de leur modeftie & de leur beauté , qüelle fut touchée des préfens qu'elles lui apportoient. Pourquoi, jeune héroïne , dit une Solinienne en s'adreffant a Fêlée, venir avec des guerrières auffi courageufes que celles qui vous fuivent, pour foumettre les Soliniens ? Vos charmes feuls en ont triomphé. Recevez avec bonté rhommage qu'ils vous rendent , & le tribut qu'ils s'engagent de payer a la plus aimable guerrière de 1'univers. La princeffe répondit qu'elle n'avoit entrepris cette guerre que pour fe fignaler , & que c'étoit un exploit affez glorieux pour elle que d'avoir gagné refiime de femmes auffi aimables qüétoient celles qui lui préfentoient Ie tribut de leurs peuples. Quelques Amazones portèrent dans le vaiffeaules préfens que les Soliniens venoient d'offrir, & la princeffe tetint les dames de Solinie,  '4° HisToiRg pour les régaler. Elles ne pouvoient fe lafferd'admirer les graces & 1'efprit de Fêlée. Le jeune cceur de cetre princeffe , accoutumé aux flattenes des Amazones , s'épanouiffoit a ces louanges nouvelles. Mais pendant ce temps-Ia , les Soliniens , qui fe couloient dans le camp, fans qu'on s'en apergüt, crièrent: Aux armeslLes dames de Solinie arrêterent la princeffe alarmée; les Amazones regagnèrent leur vaiffeau, &partirentavec précipitation, en abandonnant la princeffe, qui fut conduite, avec fa gouvernante, dans la citadelle de Solinie. Cesfameufes guerrières , qui avoient fuivr la princeffe ,revinrent heureufement a Amazonie , & chacün courut fur le rivage pour les recevoir. La reine, quiy vint elle-même, tira un heureux augure du murmure qüelle entendit dans le vaiffeau (comme fi les femmes ne faifoientpasautantde bruit dans la triftefïè que dans la joie). Les plus confidérables guerrières defcendirent fur le rivage; elles offrirent ala reine les préfens que 1'on avoit faits a la princeffe , comme un tribut que 1'on rendoit a fa puifTance. Les pierreries les plus brillantes éclatoient fur des vafes dor , & ne furpafToient point en beauté les précieufes étoffes dont on admiroit encore plus le travail que la. richeffe. Que j'embraffe donc, dit la reine, cette char-  du Prince Soly. 141 inante héroïne; que je voye celle quï a vaincu avec tant de gloire! Ah ! dit une des Amazones , vous ne pouvez Ia voir ; eüe eft viétorieufe, mais elle eft demeurée avec les vaincus, auffi bien que fa gouvernante. A ces mots , le vifage de la reine changea tout d'un coup. Au refte , ajouta 1'Amazone , elle ne court aucun danger; car elle eft avec les plus aimables femmes du monde , & qui paroiffent d'une douceur & d'une modeftie charmantes. Quoi! dit Ia reine d'un air étonné, vous appelezcela une viöoire? Ah! grande lune , ma fille eft captive! Et vous , laches fujettes, ditelle en s'adreffant aux Amazones, vous avez abandonné votre maitreffe ! Ne falloit-il pas rnurir ce nt fois , plutót que de la laiffer entre nos ennemis ? Vraiment, répondit une Amazone, s'il n'eüt fallu que périr pour la dégager, nous n'aurions pas ménagé notre vie; mais on ne nous auroit pas tuées, on nous auroit feulement emmenées avec elle. Ne vaut - il pas mieux qüelle foit reftée toute feule, & que nous foyons venues vous dire de fes nouvelles, & vous apporter le tribut qui lui a été offert ? Pendant ce difcours, la reine regardoit ces malheureufes guerrières avec des yeux pleins de fureur. Vous périrez toutes, dit-elle, fi vous neme ramenez Ja princeffe, Partez, & que je  t.42 HtSTOÏRE ne vous reVoye point fans elle : mais plutot, ajouta la reine en fe calmant un peu, allons nous-mêmes avec toutes nos forces pour la délivrer. Pourrois-je me fier a ces ames laches qui m'ont trahie? La reine retourna au palais; &, malgré fa trifteffe, elle fit ferrer avec foin les pre'fens des Soliniens. Elle donna en même temps les ordres néceffairespour e'quiper une flotte confidérable, dans le deffein d'aller elle-même délivrer la princeffe. CHAPITRE V. De quelle manière Acariafta voulut faire voir le monde a Soiocule , quoiquil futaveugle, & du quiproquo quelle fit. T JL akbis que cette funefte aventure occupoit tous les efprits a Amazonie, Ia mère de Soiocule étoit enfermée avec fon fils dans fon «hateau. La reine étoit fi occupée des préparatifs de la guerre, qüelle ne fongea pas a la faire avertirde la perte de Fêlée. Acariafta fe livroit tout entière aux douceurs de Ia vengeance, & au plaifir de voir 1'embarras du jeune Prenany. II y avoit prés d'un mois qüil fuivoit tou-  du Prince Soly. 145 jours le prince Soiocule, quife fentoit prefque confolé de n'avoir plus 1'ceil qüil avoit eu en propriété, en ayant deux d'emprunt dont il fe fervoit. Rien ne paroiffoit devant lui qu'il ne le connüt,comme s'il 1'avoitvu lui-même.Sa vielle 1'amufoit infiniment; & quand Prenany lui chantoit un air en le folfiant, il jouoit fur la mufique; il excelloit auffi au trictrac: Prenany luinommoit les dez , lui difoit combien il gagnoit de points , & quelle cafe il falloit faire : avec cela, il plagoit fes dames a merveille. Mais comme perfonne n'eft borné dans fes défïrs, il vint un jour un regret a Soiocule , ce fut de ne pouvoir voyager. Je fais , dit-il a la princeffe fa mere, tout ce qui eft dans ce palais & dans ces jardins; je connois tous les objets qui s'y préfentent, & tout ce que 1'on y apporte , mais je n'ai nulle connoiffance des pays étrangers : je voudrois y aller, & Prenanym'expliqueroit ce qui y eft. Acariafta tacha de lui faire comprendre les dangers d'une pareille entreprife; mais il infifta fifort,& parut fi trifte de ce que la princeffe ne vouloit pas qüilfatisfït fon envie, qüelle fut prête a lui accorder fa demande. Une des confidentes d'Acariafta, qui avoit élevé Soiocule, trouva un moyen pour fatiffaire ce prince fans danger. Quand vous iriez  1^4 Sri ISTOIRÈ vous-même courir le monde (lui dit-elle un jour qu'il preffoit fa mère de confentir a fon départ), cela feroit ahfolument inutile. Envoyezy Prenany tout feul, il verra tout auffi bien que fi vous étiez avec lui; & quand il reviendra , il vous en rendra un compte fi exaét, que ce fera comme fi vous y aviez été vous-même. Un bomme ne leroit-il pas charmé d'envoyer fes yeux dans un pays qüil voudroit voir , & de pouvoir demeurer tranquille chez lui, fans expofer fa perfonne aux fatigues du voyage , ni aux périls que 1'on peut courir? Le prince goüta trés-fort ce raifonnement » & il fut réfolu que Prenany voyageroit pour lui, accompagné des deux hommes qui le corrigeroient, pour lui faire écrire exadement ce qu'il verroit. Mais, dit Prenany, je ne ferai obligé de vous rapporter que ce que j'auraivu, & non pas ce que j'aurai appris;carje ne vous ai pas rendu fourd : je ne fuis pas obligé d'entendre pour vous. J'y confens, dit Soiocule ; il y a mille gens qui ne font que voir dans leurs voyages , &c qui ne laiffent pas d'être très-contens. Cependant on demanda a Soiocule par quel pays il vouloit commencer fes voyages. Je n'ai, dit-il, jamais vu Solinie; c'eft un pays trèsbeau j a ce que 1'on dit; je ferois curieux de le • cönnoitre.  Du Prince Soly. 145 eonnoïtre, Vous n'y penfez pas, dit Acariafta; voulez-vous vous livrer entre les mains de ces barbares , avec qui rtousfommes en guerre depuis 1'origine de eet empire ? Si j'y allois moimême , répondit Soiocule , j'y courrois rifque de la vie. Les Soliniens, je le fais , font nos mortels ennemis; mais je ne cours aucun dan* ger d'y envoyer mesyeux: fi 1'on tue celui qui les porte, jen ferai quitte pour en prendre d'autres: je ne rifque rien de commencer par ce pays-la. La mère de Soiocule fe rendit a cette réponfe , & fit monter Prenany dès le lendemain fur un vaiffeau qüelle avoit au bord du lac. Soiocule Ie fuivoit, & Prenany luiexpliquoit encore tout ce qui fe préfentoit. Enfin le vaiffeau partit , tandis que Prenany crioit encore au prince: On tire la rame, onkaujfe la grande voile; nous femmes d cent pas du bord. Jufqu'a ce que Soiocule ne 1'entendant plus , les deux correcteurs firent prendre la plume a Prenany , pour écrire tout ce qüil voyoit. Quelques jours après que Prenany fut parti, la mère de Soiocule voyant fon fils fort content de fon voyage, & qui croyoit voir fur Ie lae & dans les lieux oü Prenany étoit, les plus belles chofes du monde, le quitta pour aller ala cour. K  146* Hï.STÓlRE Elle fut dans une furprife extréme , en arna vant, de voir les préparatifs que la reine faifoit faire pour fon expédition. Quand la reine Peut nftruite de la captivité de Fêlée chez les Soliniens, Acariafta ne put s'empêjjber de s'écrier: Ah, que je viens de faire une grande fottife! Et quelle eft-elle , je vous prie,dit la reine d'un airobligeant? Apprenez, dit la princeffe, que j'avois en ma puiflance le jeune Prenany, que vous cherchiez : je le puniffois du crime qu'il a commis d oterla vue-a mon fils; je me vengeois de ce qüil étoit fon rival, tk je viens de 1'envoyer a Solinie oü eft fa maïtreffe. Vous croyez n'avoir fait qu'une fottife (pardonnez-moi ce mot, dit la reine , c'eft 1'expreffion dont vous vous fervez), & vous en avez fait deux. Et quelle eft 1'autre? dit Acariafta. Sachez, dit la reine,que Prenany eft le fils du roi des Soliniens ;,il ya feize ans que nos guerrières fe font expofées au dernier péril, pour 1'enlever, & vous le leur rendez. Oh! pour celui-la, dit Ia fceur de la reine, il ne doit pas être compté. Que re m'inftruifiez-vous qui étoit Prenany ? Et qui pouvoit prévoir, dit la reine, que vous feriez enlever ce jeune homme, & que vous Penverriez dans un pays oü vous ne connoiffez perfonne ? II n'y a la que du mal-entendu, répondit Acariafta, 6c c'eft ce qui fait le dénouemept  Öü P K i N C e SötY. 147 des plus belles tragédies. Voila un beau raifon*' nement, dit la reine en hauffant les épaules; Vous voulez que 1'hiftoire de votre vie foit auffi ridicule que les poëmes d a-préfent ? Enfin dit Acariafta d'un air impatient, c'eft une chofe faite; la première fois que cela arrivera, je ne tomberai plus dans une faute pareille.La reine ne gouta point toutes ces raifons (qui ne laiffoient pourtantpas d'être bonnes), &quittafa fceur avec dépit, de peur d'en venir a une querelle véritable. *™I,WIC',MWI1"*"***»'*»1 ■mtii, ■hu.-j.^jwmi.imni^ .gggai CHAPITRE VI. Qui vaut bien la defcente d'Enée aux enfers. Comment Prenany arriva fur les bords de Solinie. Ce pen da nt le jeune Prenany avoit déja fait lés trois quarts du chemin , Sc voyoit déja les rivages de Solinie , lorfqüil s'éleva une tempéte furieufe. Lesvagues portoient le vaiffeau jufqüaux nues, Sc ie replongeoient enfuite dans des abimes épouvantables. Les mats s'étoient rompus, & le gouvernail, qui s'étoit brifé , laiffoit les matelots fans guide. Les correcteurs de Prenany vouloient qüil décrivit cette tempéte, mais la plume lui tomba des K ij  I48 HlSTOIRE mains. Soiocule , dit-il, eft affez. heureux de n'être pas ici; quand il ignorera comment une tempéte eft faite, il n'y perdra pas beaucoup; au refte , fi j'en cchappe, je m'en fouviendrai affez bien, fans 1'écrire , pour lui en faire la defcription. Pendant ce difcours, le vaiffeau fe brifa fur un écueil, & tout 1'équipage fut fubmergé. Prenany feul nagea quelque temps , & ne trouva point d''autre afile contre les flots en fureur, que le rocher même qui avoit caufé fon naufrage. La crainte le fit monter jufqu'au fommet de ceroc efcarpé. Quand il y fut arrivé , il trouva un homme d'une taille médiocre, & dont 1'habillement & la figurele furprirent. Il avoit pour chauffure des brodequins ornésde galons & de pierres fauffes, qui paroiffoient beaucoup trop grands pour lui, paree qu'apparemment il étoit beaucoup diminué depuis qüil les avoit. II portoit un haut de chaufTe a 1'efpagnole, & avoit pardeffus un habit a la frangoife, d'un drap brun,avec des boutons d'or, & doublé d'un taffetas bleu ; fa tête étoit ornée d'un turban , & fon vifage étoit tranfparent, auffi bien que fes mains; ce qui faifoit juger que 1'on voyoit le jour au travers du refte de fon corps, lorfqu'il n'étoit pas habillé.  du Prince Soly. 149 Prenany lui demanda d'abord s'il entendoit fon Iangage. J'entends & je parle toutes les langues du monde , lui répondit 1'inconnu; je m'applique même a les perfe&ionner , & a inventer de nouveaux mots & de nouvelles phrafes, pour embellir les penfées, & les mettre. dans tout leur éclat. Le jeune Prenany lui demanda enfuite fi ce rocher étoit fa demeure ordinaire. Non , reprit 1'inconnu , je n'ai nulle demeure affurée; je me tranfporte en un moment dans tous les lieux de 1'univers; je v'ois non feulement tout ce qui y arrivé , mais encore tout ce qui peut y arriven Lorfque je le veux , je mets fur pied un armée d'un million d'hommes, & je les fais exterminerpar un feul guerrier. Je fonde un grand empire, & je ledétruisfelonmafantaifie.Jeforme uri roi avec toutes les vertus dignes de briller, fur le tröne, & quelquefois je fais un tyran capable d'infpirer 1'horreur. Je fais quelquefois des princeffes plus belles que toutes les créatures qui aient jamais exifté , & je fuis fi fort le maïtre de leur perfonne & même de leurs fentimens, que je les fais aimer ou haïr, felon que je le défire. Vous-même , qui me parlez , vous êtes foumis a ma puiffance ; c'eft moi qui vous ai infpiré tout ce que vous avez penfé depuis Kiij  IJÖ HlSTOlRE que je vous ai fait nanre; c'eft moi qui ai conduit toutes vos aftions; en unmot, vous me devez tout ce que vous êtes: ne m'avez-vous pas bien de 1'obligation ? Pas beaucoup, répondit Prenany. Je ne dirois pas a d'autres ce que je vais vous avouer, car il ne faut fe plaindre de fes défauts qu'a ceux qui nous les ont donnés , ou qui peuvent y remédier. Mais il me paroit que vous ne m'avez pas donné beaucoup d'efprit, & que vous n'avezpasmêlé un grand intérêt dans mes aventures. Comment, ingrat, ditfïnconnu, je ne vous, ai pas donné un génie fupérieur ! Et en aviezvous befoin? Ne vous êtes-vous pas tiré a merveille de toutes les oecafions oü vous vous êtes rencontré ? Vous n'avez pas voyagé bien loin ; mais fi vous aviez vu les autres héros a qui j'ai donné la nailfance, vous les trouveriez auffi fades que vous. Les plus diftingués n'ont que des penfées communes, & qu'ils répètent fans. ceffe ; qu'il faut préférer 1'honneur a 1'amour -x qüil faut affronter Ie trépas d'un ceil ferein , &i que c'eft un bonheur de mourir pour Ia gloire ou pour fa maitreffe. Si je leur ai donné plus de courage qua vous, cela ne me coüte rien; fi vous m'eufliez dit cela, je vous aurois fait vah>  du Prince Soeï. ïyi ere dix ou douze rois en bataille rangée, & plus eneore , fi vous euffiez voulu. Je ne parle pas du courage, reprit le prince ï je me plains de 1'efprit. II y a de petits bourgeois qui penfent mieux que mol, & qui parient beaucoup plus joliment.. Oh ! dit 1'inconnu, fi vous approfondiffiezleurs penfées, vous n'y trouveriez rien du tout. II eft vrai que quand je veux, je leur fais dire une chofe bien fimple d'une manière fi étendüe & fi fort embarraiïee, qüon leur trouve de 1'efprit, paree qüil a fallu en avoir pour devi-ner ce qu'ils ont voulu dire.. Ecoutez, par exemple, un de ces héros; il parle ainfi a une dame : « Ne voila-t-il pas » comme vous êtes ? On ne fait avec vous k » quoi s'en tenir; on eft comme 1'oifeau fur la » branche; on ne fait fur quel pied danfer. L'am mour, auprès de vous , rit toujours k bon » compte du mal qu'il m'a fait; fes regards n'ont « pourtantrien d'infultant; il prendun air qüon » ne fauroit trouver mauvais; je vois que je » fympatiferois avec lui. Le défir eft a cöté, « qui me fait figne d'avancer; il voudroit m'ap» privoifer; il femble qüil y aille du fien, tant » ils'empreffe a m'appeler ;mais il faudroitque >> 1'efpérance le fecondat; elle eft la comme une 3* grande indolente,, qui ne fait ni bon ni mau- Kiv  IT1 , Histoire » vais vifage; elle aun air dWüTerence qul> »defole;fon mainden ™ dit pas le moindre »petitmot:fie!le ne fir.it, elle mettra Vem. * barras de la partie, la crainte paroitra, & - elle n a qu a dire une parole, qu'a prononcer » "»e fyllabe, qu'a faire un figne de tête , voila » 1 efperance qui s'affoiblit; elle tombe „ elle '-evanouit, ,H0 dirparo^ Le défir j bcaa ' fai.re ' tous fes geftes font inutiles ; ils ne fi"gnifeentplus rien; c'eft autant d'argent per- ^fie.Ilfaudroit^dit Prenany, que cela fut ecnr, & avoir le livre a la main pour rentenare; mars avec un quart-d'heure d'application 9 ie pane que j'en viendrois a bout. Cela fignifie, dit 1'babitant du rocher • Js vousaime, mais je riofe vous le dire. Cela eft vrai , dit Prenany : Jefens de Vamour pour vous «ft< votre air févhe mintimide^ rnempkhe dl le aeclarer. Eh bien, Coötinua 1'inconnu ( qui avoit encore un refte de ces expreffions dans la cervelle) que votre raifon entre dans fon tribunal, qu'elle' metteun moment devantfoi fon attention,la ieance ne fera pas longue. L/impatience a beau «re a Ia porte, elle n'aurapas Je temps de la furprendre. Dites moi , cela a-t-il plus d'efpnt que G Ion s'exprimoit tout fimplement l  du Prince Soly. ij3 Oui, fans doute , dit Prenany, cela eft bien plus long & bien plus joli que tout ce que 1'on peut dire au monde. Avec ce langage-la, on eft trois heures a lire une aventure qui n'en aura duré que deux 5 on a plus de plaifir par conféquent que fi on favoit vue foi-même. Je veuxbiea vous céder, dit 1'inconnu-, puifque vous lë voulez , je conviens que cela eft plus fpirituel ; mais vous n'étiez pas né pour ces fortes de phrafes; vous tenez un peu du cothurne dont je fuis chauffé, & ce lartgage mignon, figuré , étendu , eft fait pour ceux qui portent 1'habit que vous me voyez. Et comment appelez-vous ceux qui font vêtus de cette manière, répliqua le prince. Cela s'appelle des bourgeois, dit 1'habitant du roe :j'en ai engendré depuis peu qui font les délices de tout le monde; comme ils font fimples en euxmêmes, qüil leur arrivé des aventures fort comrnun«s,& qu'ils difent des chofes très-ordinaires, s'ils n'étoient pas recherchés dans leurs expreffions, s'ils n'embarraffoient pas un peu 1'efprit, s'ils ne 1'amufoient pas par le défir de les en tendre , on les aifferoit la. Mais leurs difcours font autant de petites énigmes , dont le mot eft familier a tout le monde, & qüil y a feuSement plaifir a deviner. Jl faut avouer , dit Prenany, que vous êtes  1^4 Hl'ST'OIÏE un homme extraordinaire, & je fuis curieux d'appprendre qui. vous êtes. Je veux bien contenter votre curiofité , dit 1'inconnu. Je fuis le père des dieux & des demi-dieux ; je fuis le frere de 1'hiftoire, & cependant fouvent je me marie avec elle , comme faifoit Jupiter avec fa fceur Junon ; prefque tous fes, enfans ont quelque chofe de moi; en un. mot, je fuis le génie des romans. Ah , génie adorable! reprit Prenany, jè reconnois que je vous dois la vie, & que c'eft è vous. a décider de mon fort. C'eft la vérité, dit le génie ; je puis vous faire dévorer tout a 1'heure par un monftre qui fortira du lac; je puis faire tranfporter ici votre princeffe dans un chatr trainé par des dragons volans, & vous faire condjuire tous deux dans une ifie déferte. Si je me mets en colère , je puis vous faire tuer tous a 1'heure d'un coup de poignard; mais je vous aime , & peut-être ferez-vous heureux avec Fêlée : c'eft ce que je. ne veux pas encore apr profondir. Vous me feriez pourtant grand plaifir, dit Prenany , de me dire précifément fi j'épouferal; ma princeffe ou non, cela me feroit fupporter avec plus de patience les malheurs auxquels je ferai fans doute expofé. II doit naturellement arriver que vous 1'épouferez, dit Ie génie; mais  du Prince Soly. iy5 je fuis un peu bizarre; il fe pourroit faire que vous ne la retrouvaffiez jamais. Cela feroit pourtanc trifte , car elle eft bien aimable,& vous aime plus que tout autre. Mais, reprit le prince, dites-moi feulement lï elle m'aimera toujours. Vous en demandez trop, dit le génie; je ne veux pas favoir moi-même ce quiarrivera. II faut que je vous quitte, j'ai une grande tragédie a laquelle je veux donner la naiffance: je vais me retirer dans ma grotte pour y travailler; avec votre amour tranfi, je vous défends de venir me détourner. Quoi! dit Prenany, vous êtes auffi le père des tragédies ? J'avois entendu dire qu'elles devoient le jour a 1'hiftoire, votre fceur. Cela étoit vrai autrefois , dit le génie; mais elle aeu tant d'enfans, qüelle eft devenue ftérile. C'eft de moi qu'elles naiffent a préfent; & fans me vanter, elles font bien plus belles que leurs fceurs ainées. Je leur donne l'air, les manières , & 1'efprit que je veux; je fuis Ie maitre de les faire au gré du fpectateur. Si je prétends , par exemple , infpirer la pitié par une mort tragique , je fais nommer a une princeffe , pendant la nuit, fon frère par fon propre nom. Eft-ce vous, un tel? Sur le champ un amant jalouxla poignarde. Si elle eut dit: mon frère, eft-ce vous ? comme cela fe doit faire naturellement, paree qüelle 1'a appelé ainfi toute la journée, &  i;6 Histoire qu'outre cela c'eft la règle que, dans 1'obfcurité, on ne nomme pas les mafques ) , on ne la tue point, &le fpectateur eft privé de la plus belle cataftrophe du monde. Dans une autre , c'eft un fauvage bazanné, & même un peu de couleur de maron , qui prend 1'habit d'un des gardes du roi, leque! n'a jamais été fait pour lui» II le quitte en effet dès qüil a fait fon coup , paree qüune culotte ne peut aller a un homme que 1'on a vu habillé de plumes. Cependant il entre fouscedéguifement jufques dans la chambre du prince, fans qüaucun garde arrête urt étranger ainfi accommodé, & le pauvre monarque recoit un coup d'épée au travers du corps , fans avoir feulement le temps de fe mettre en garde contre une figure auffi extraordinaire que celle qui tire 1'épée contre lui. Cet incident, qui vient de mon imagination , produit les quatre plus beaux vers du monde; & pour dónner lieu a Ia belle & fagepenfée qu'ils renferment, j'aurois inventé des chofes bien plus bizarres encore. Quelquefois au contraire je veux fauver un bon empereur que 1'on veut tuer dans fon lit; pour cela , j'y fais mettre un efclave condamné a Ia mort, qui fe Iaifle conduire du cachot dans le lit de fon prince, qui s'y Iaifle coucher, fans demander pourquoi 1'on fait cet honneur a un miférable tel que lui, &  pü Prince Soly. 137 qui y refte tranquillement, afin qüon 1'y tue. Sans cette imagination, auroit-on le plaifir de revoir fempereur tout armé fortir du même appartement oü on croit 1'avoir tué, & venir montrer a ceux qui le vouloient affaffiner, qüils ne font que des dupes ? Ce que vous m'expliquez la , dit Prenany, me paroit de fort bon fens. L'hiftoire eft trap dure, & ne fléchit pas ainfi au gré du fpe&ateur. Quand, par exemple, ",n empereur amoureux , mais féroce , coupe la tête a fa maitreffe, quoiqüil 1'adore , cela révolte tout le monde. Des gens difent: Mais c'eft l'hiftoire qui le veut ainfi. Eh bien , que n'avoit-on recours a vous ? vous auriez tourné ceïa a merveille. Je vous en réponds bien , dit le génie; mais, _ ajoute-t-il, je ne fonge pas que vous êtes ici a perdre votre temps. Vous voyez les eaux du lac , qui battent le pied du rocher oü neus fommes, & vous apercevez de loin le rivage oü vous vouliez aborder ; il faut vous y faire arriver. Et comment m'y tranfporterez-vous ? dit le prince. J'ai envie, dit le génie , que vous y allieza la nage. Ah ! je vous prie , dit Prenany , épargnez-moi cette corvée. Non, dit. le génie , un héros inconnu , tel que vous êtes , qui eft jeté feul fur les bords de la rrter par une tempéte, touche & intéreffe le fpeétateur. C'eft  Kist o ié é ainfi qüOrefte arrivé en Tatiride; Ie fils ó'ldo* ménée , dans I'ffie de Crète ; Médus, dans 1 Ifle de Paros j & bien d'autres guerriers , qui valent mieux que vous, font leur entree de cette manière. Prenany vouloit faire encore quelques inftances pour fiéchirlegénie; mais ce maïtre des heros & des dieux oe lui laiffa pas le temps de parler, & lui donna un coup de coude qui le fit fauterdans Je lac. Par bonheur, le jeune prince favoit parfaitement nager; il prit fon parti de bonne grace, quand il fe trouva dans 1'eau, & tacha de gagnerle rivage de Solinie. Au bout de quelque temps , il vit la terre ; mais fes forcesépuiféesl'abandonnoient, & il auroit bientotfuccombé, s'il ne fe fut fenti prendre par le bras , & tïrer fur le rivage. Dès que fes fens furent un peu ca!més, il recommenca a fonger £ fes malheurs. Que deviendrai-je , s ecria-t-il, dans cette terre étrangère ? A peine échappé de la /ureur des ondes, je vais être Ia viéèime des habitans de ces rivages, ou la proie des animaux cruels qui habiteat ces rochers & ces forêts. Si ces Jieux font déferts, je péris par Ia faim : je ne vois de toutes parts qüune mort affiirée. A peine Prenany eut - il achevé ces paroles , flu'il entendit auprès de lui une voix/fans  tou Prince Soly. i$9 Voir d'oü elle pouvoit partir, qui lui dit: Pourquoi vous imaginer des périls oü il n'y en a point? Bien loind'être maltraité dans les lieux oü vous êtes, vousy recevrez tous les fecours néceffaires: n'a-t - on pas commencé par vous tire-r du lac, lorfque vous alliez y périr ? Ce lieu eft Fafüe des étrangers, & chacun s'empreiïèra a faire votre bonheur: commencez par vous repofer, & par rétablir vos forces, Auffi-töt Prenany vit un feu s'allumer k cöté de lui pour le fécher , & quelques mets fe placèrent de 1'autrë cöté, pour appaifer la faim quile preffoit. Ah ! s'écria Prenany étonné , quelle diviïiité habite ces rivages ? Qui que vous foyez, achevez de me protéger. Je ne fuis point un dieu ni un genie, répondit la voix, je fuis un mortel plus malheureux encore que vous: il eft vrai que 1'on ne me voit point 5 mais fi 1'on pouvoit me prendre, je n'éviterois pas la mort, ou du moins une punition cruelle. Vous me furprenez, dit Prenany , les autres habitans de ces lieux font-ils invifibles comme vous? Je voyage pour un prince aveugle, a qui je dois rapporter tout ce que j'aurai vu; fi 1'on ne voit ici perfonne, - il auroit bien fait d'y venir lui-même, il auroit été auffi avancé que moi. Les autres habitans de ces lieux font  HlSTOlRE femblablès aux autres hommes , reprit Ia voix ; c'eft par un événement particulier que je me cache quand je veux, & je n'ai même ce fecret que depuis peu de jours. Montrez-vous donc, dit Prenany ; vous ne devez rien craindre de moi; que j'aye le plaifir deconnoitre celui qui m'a fauvé la vie. Il faut examiner d'abord, dit la voix , fi perfonne ne peut nous furprendre. Auffi-töt Prenany vit remuer les branches d'un arbre qui étoit auprès de lui, comme fi quelqu'un montoit deffus, & entendit enfuite le même bruit que feroit un homme qui en feroit defcendu. La voix lui dit a 1'inftarrt: J'ai bien regardéaux environsjje ne rifque rien de me montrer a vous. Prenany vit paroïtre dans ce moment un maure de bonne mine , qui paroiffbit avoir environ trente ans. Le nègre s'aflït auprès du jeune prince , & tous deux commencèrent a manger de grand appétit. Après le repas, Prenany demanda au nègre, qui il étoit, & par quelle merveille i! fe rendoit invifible quand il vouloit. L'homme noir contenta fa curiofité par le récit que 1'on verra dans le chapitre fuivant. GHAPITRE VII.  fcü Prince Soly. ï6ï CHAPITRE VIL Hifioire de l'efclave noir. e me nomme Bengib , dit le more, & j'ai pris naiffance dans une ïle de la grande mer , fituée a 1'orient de 1'Amérique, & qui n'en eft pas éloignée. Je fuis 1'ainé de trois frères a qui la nature n'avoit pas donné la même force de corps, ni la même vivacité d'efprit que j'ai eue en partage mais ces dons , au lieu de me proliter, ne fervoient qüa faire tomber tout lö travail fur moi, tandis que mes parens épargnoient mes frères. Ainfi, la nature, en medonnant des qualités préférables acelies des autres, n'avoit travaillé qüa me rendre plus malheu^ reux. Cependant, foit par fermeté d'ame, foit par légèreté d'efprit, je ne me fujs jamais révolté contreTinjuftice de ma deftinée, & j'ai toujour8 regardé fans dépit les malheurs qui me font arrivés. Lorfque mes parens furent frop affoiblis paf 1'age , pour que mon travail feul put foufnir a leurs befoins & a ceux de mes frères, ils réfolu-i rent de me vendre , pour avoir tout d'un coup de quoi fubfifter le refte de leur vie. II vint dans L  i6z HlSTOIRE notre ïle quelques Arrouaques (ce font des peuples qui habitent fur les bords de ce lac du cöté de 1'orient). Mon père leUr propofa de m'échanger contre quelques marchandifes , le marché fut conclu entre eux, fans que j'en fufle rien, & je me trouvai, dans le temps que j'y penfois le moins, avec les fers aux pieds, entre les mains de mes nouveaux maïtres. La nature arracha quelques larmes des yeux de ma mère, quand elle me vit emmener par des gens inconnus; mais mon père lui montra les marchandifes qüil avoitrecuesen échange de moi; cela la confola. Va, me dit-elle, mon cher fils, tes maïtres me paroiffent des gens humains, tu n'auras pas plus de peine avec eux que tu en avois parmi nous. Je ne lui fis aucun reproche, non plus qu'a mon père, fur fon peu d'humanité ; je leur dis au contraire, en riant, que je fouhaitois que mes frères devinffent plus robuftes, & de meilleure défaite encore que moi, afin qüils en tiraffent plus de profit, & je fouhaitaia mes frères qüils ne fuffent jamais bons a rien, afin de refter tranquilles & fans travail. Nous nous embarquames pour gagner 1'Amérique , & pendant le voyage, j'appliquai tous mes foins a me faire aimer de mon nouveau maïtre. Mon Gara&ère lui plut, & il m'aflura  /DU fKINCE SöLt . 263 que je ne ferois point malheureux. Quand nous fümes arrivés, il me conduifit a fon habitation, que je trouvai des plus riches, II avoit uns femme agée d'environ quarante ans, qui paroiffóit douce & bonne maitreffe. On me donna pour occupation lefoin de laböurer le jardin & de cültiver les fleurs* Je paffois des jours tranqudles, & mon bonheur auroit duré longtemps, fi 1'amour ne fut venu letraverfer. Notre patrone avoit une jeune efclave de même pays que moi, & qüelle chériffoit extrêmement. Cette jeune moreffe s'appeloit Zai'ie, C Prenany fit répéter ce nom a l'efclave, qui lui demanda avec vivacité s'il avoit cohnu cette malheureufe fille; car , ajouta l'efclave, fans doute elle ne vit plus, & je 1'ai perdue pour jamais. Prenany, curieux d'entendre le refte de l'hiftoire de l'efclave, ne voulut point lui dire qüil connoiffoit une jeune perfonne de cenom, & le pria d'achever.) Zaïde, continua l'efclave, cortcut pour moi 1'amitié Ia plus tendre. Les fentimens de cette aimable fille étoient bien au deffus de fon état & de fa naiffance j rien n'égaloit fa douceur & < fa générofité : fon défaut étoit trop de délica* teffe dans fon amour; elle en troubloit quelquefois les douceurs par fes foupcons & par fa ja- Lij  1^4 Histoire loufie ; mais ces défauts font bien,pardonnables* dans une maïtreffe. Un jour fa jaloufie voulut m'éprouver: elle me fit rendre une lettre qui paroiffoit venir de notre patrone, par laquelle on me donnoit un rendez-vous pour le foir dans un endroit écarté des jardins. Lorfque j'eus recu ce billet, j'y fis fi peu d'attention, que je m'appliquai, pendant toute la journée, a mon travail ordinaire, dc le foir je rentrai avec les autres efclaves, fans me fouvenir même du rendez-vous. Le lendemain, en revoyant notre patrone, cette lettre merevintala mémoire. Je craignis fa colère, pour avoir manqué aux ordres que je croyois venir d'elle ; mais je me raffurai, quand je la vis auffi tranquille qu'a 1'ordinaire. Lorfque je 1'eus quittée, Zaïde m'embraffa avec tranfport: Que je vous aime, me dit-elle, mon cher Bengib ! Vous n'avez point été au rendezvous que 1'on vous avoit donné; mais fachez que la lettre qui vous a été rendue, étoit fuppofée , & qüau lieu de notre maïtreffe , vous n'auriez rencontré que moi, prête a punir votre infidélité. Cette épreuveaugmenta encore notre amour. Zaïde, perfuadée que rien ne pouvoit ébranler ma fidélité, ne cherchoit qüa me donner de  du Prince Soly. i'6*$ nouvelles marqués de fa tendreffe; elle me confoloit, avec des graces charmantes, des malheurs qui fuivent toujours la fervitude, & les difgraces qui m'arrivoient étoient trop récompenfées par les larmes de cette aimable fille. De mon cöté, je n'avois d'autre objet que celui de lui plaire. Cette aventure me prouvoit fon amour : on ne cherche pas a s'éclaircir de la fidélité d'un hommequi ne nous eft pas cher. Ainfi, cette épreuvea laquelle elle avoit voulu mettre ma tendreffe, me rendoit afluré de la fienne. Nous vivions donc dans 1'union la plus parfaite,&l'état dans lequel nous étions lui donnoit encore de nouvelles forces. Les gens heureux ne goütent point fi parfaitement les voluptés du véritable amour , que ceux qui font dans 1'infortune ; ils font diftraits par d'autres idees & par d'autres plaifirs. Mais ceux qui n'ont que leur cceur pour toute reffource , connoiffent bien mieux le plaifir de ces mouvemens tendres qui 1'occupent; 1'objet qui les aime eft lefeul bien qui leur refte; ils ne font attirés que par lui, & s'y livrententièrement: la trifteffe même attendrit 1'ame, & la rend plus propre a goüter les charmes d'une paffion fi douce. Dans le temps que je jouiffois de cette félicité , Zaïde m'aborda un jour que je travaillois L iij  '66* H r s T o i K s dans les jardins : eüe me parut agite'e de divers mouvemens ■ quelquefois elle paroiffoit enfevelie dans une rêverie profonde, & bientöt après lajoie momphoit de fa trifteffe. Je m'informaï de la caufe de I'état oü je la voyois. Elle me dit enfin : II faut, mon cher Bengib, que je vous mftruife d'une chofe qui nous intéreffe plus que toutce qui peut jamais nous arriver. Apprenez que le maïtre des efclaves eft votre rival; il m'a déclaré fapaffion, & m'a follicitée déja plufieurs fois de répondre £ fa tendreffe. II m'a dit qu'il n'ignoroit pas que je vous aimois, & m'a affuré que votre mort étoit certaine , fi je perfiftois k lerebuter. J'ai formé le deffein de natter fon amour ; il y va de vos jours de ne pas aigrir fa colère,mais j'ai concu erf» même temps 1'efpé, rance de profiter de fa paffion , pour nous procurerlaliberté.Je lui ai avoué que vous m'aimiez , & jelui ai même fait fentir que vous ne m'étiez pas indifférent, Je lui ai fait envifager que, tant que vous feriez prés de moi, mon ^ceurne pourroit fe de'tacher de vous ; mais je 1'ai affuré en même temps, que votre mort lui attireroit toute ma haine , & qüil ne la vaincroit jamais. Le moyen que je lui ai propofé eft de vous procurer la liberté: par-la, lui ai-je dit, vous vous affurez mon cceur; je ferai extté.nement fenfible au bonbeur que vous aure«  du Prince Soly. i6j procuré a cet efclave malheureux, & vous devez en efpérer de ma part une vive reconnoiffence: d'un autre cöté, vous ferez affuré que je ne Ie reverrai plus; ainfi, vous ferez délivré d'un rival que j'aime malgré moi, & que 1'abfence & votre générofité me feront bientöt oublier. Le maïtre des efclaves s'eft laiffé perfuader, ajouta Zaïde; il doit laiffer ouverte , pendant cette nuit, la porte des jardins qui donne du cöté des montagnes: mais mon deffein n'eft ,'pas que vous partiez feul; dès que la nuit fera venue , je me trouverai a cette porte , & nous fortirons enfemble d'efclavage. L'amour nous conduira dans des lieux plus fortunés, oü nous jouirons fans crainte de fes douceur*. Je fus charmé , continua Bengib , de la propofition de Zaïde; aucun preffentiment ne m'annonca le malheur qui devoit nous arriver. Je témoignai a cette charmante fille toute la reconnoiffance poffible de fes foins, ötj'attendis la nuit avec impatience. Lorfque le jour finit, je me laiffai enfermer dansles jardins; & quand la nuit fut plus obfcure, je cherchai la porte que Zaïde m'avoit indiquée: je la trouvai ouverte comme elle me l'avoit promis; mais je ne trouvai point cette chère efclave. Je 1'attendis fort long-temps; je Liv  l68 HlSTOIRE la cherchai vainement dans les jardins ; jefortss pour voirfi elle ne m'avoit pas prévenu, & je 1'appelai piufieurs fois : je rentrai pour la rechercher encore, mais toutes mes peines furent vaines. J'étois agité pendant'ce temps-Ia de mille tranfports différens : la liberté fe préfentoit devant moi avec tous fes charmes, & me tentoit vivement. II ne tient qüa moi, difois-je , de quitter mes fers, rien ne me retient plus dans ces lieux ; & fi j'y demeure , ma mort eft prefque certaine. Mais, quoi! ajoutai-je, pourroïs-je abandonner Zaïde ? pourrois-je me réfoudre a ne la revoir jamais? fortirai-je dece féjour, fans favoir ce qüelle va devenir ? Dans quelle trifteffe ne fera-t-elle pas plongée , quand elle verra que je 1'abandonne? La laifferai-je aupouvoir d'un rival, qui, fans. doute, profitera du jufte de'pit que mon ingratitude aura fait na.ïtre? Mais peut-être, ajoutois-je, Zaïde eüe-même m'eft infidèle? Elle ne cherche qüa fe débarraffer d'un amant qui 1'importune ; elle ne faciüte mafuite que pour demeurer auprès de mon rival. Toutes ces idees différentes qui fe fuccédoient 1'une a l'autre,me faifoient.éprouver Ie plus cruel fupplice, L'aurore qui parut, me trouva dans cette agïtation. Je fortis des' jardins, dans Ie deffeïn  du Peince Soly. 169 d'attendre Zaïde, & de revenir la chercher encore, fi elle ne venoit point. Je marchai quelque temps ; & quand le jour parut tout-a-fait, je me retirai dans une grotte que je trouvai entre les montagnes. Lorfque je commengois a m'y repofer, je vis paroitre une jeune nymphe qui fortit du fond de 1'antre oü j'étois. Je fus étonné de cette vue. Ne craignez rien , me dit-elle; je fuis une fée puiffante qui règne fous cette longue chaïne de montagnes , dont une partie du lac de Parime eft environnée. Sans moi, vous péririez •, les gens de votre ancien maitre vous fuivent , & vous rameneroient chez lui pour vous faire mourir. Le maïtre des efclaves a fait arrêter Zaïde, qui vouloit vous fuivre. II a découvert qüelle vouloit le tromper; il veut fe venger, en vous immolant a fes yeUx: maïs j'ai réfolu de prendre votre défenfe; ainfi, vous n'avez rien a redouter. Après avoir achevé ces paroles , la fée me fit rerirer dans une caverneobfcure, d'oü je voyois cequi fe paffoit,fans pouvoir être apercu, a. caufe de 1'obfcurité qui m'environnoit. Je vis auffi-tot arriver plufieurs domeftiques de men ancien maïtre , conduits par le chef des efclaves , & qui tenoient au milieu d'eux ma chère Zaïde, Ils parurent étonnés a 1'afpeét de la fee*  '7° HrsxoiRE Téméraires, leur dit-elle, arrêtez, & ne fuivez pas plus lom un mortel k qui je veux donner un aiile. Ne plaife au ciel, répondit le maïtre des efclaves, que nous réfiftions a vos ordres; quoique cet efclave foit coupable, nous Wrefpectons, dès que vous vous déclarez fon appui. En achevant ces mots, il fe préparoit k fe retirer • mf Ia leune Zaïde, ne me voyant point paroure, me chercha quelque temps des yeux, & ie mlt enfuite k répandre un torrent de larmes. Je t'ai donc perdu pour jamais, s'écriat-elle , o mon cher Bengib ! & je t'ai perdu par matauteJSi je m'étois contentée du bonheur dont nous jouiffions; fi j'avois fu mieux cacher ma tendrefle, nous ferions encore unis. Je ne te reverrai donc plus , & je fuis moi-meme la caufe de ta perte 8c de mes regrets. Ne vous accufez point vous-même de vos malheurs, répondit la fée, il eft un deftin fupréme auquel les mortels ne peuvent refifter; les aétions qui leur paroiffent les plus indifférente*, fervent k remplir fes deffeins éternels; c eft lm qut vous force de procurer k Bengib Ia bberté, pour qu'il puhTe fervir aux plus grands événemens. Puifque Bengib doit vivre heureux , dit Zaïde, puifqüil doit jouir d'un deftin illuftre,  du Prince Soly. 171 je fens diminuer ma peine; mais dès que je fuis féparée de lui pour toujours, il n'y a plus rien qui me faffe chérir la vie. II faut mourir quand jeteperds, mon cher Bengib! fois le témoin de ma mort, fi tu me vois encore; elle me paroitra moins affreufe, fi mon dernier foupir peut te marquer ma fidélité. A ces mots, elle fe frappa d'un poignard qüelle avoit caché fous fa robe, & tomba a Ia renverfe. Jugez de ma fituation a ce trifte fpeétacle ; 1'amour , la pitié, la reconnoiffance touchèrent en ce moment mon cceur de leurs mouvemens les plus vifs & les plus tendres. Je voulus fortir de 1'endroit oü j'étois, pour fecourir ma chère maïtreffe, pour Pembraffer encore, &c mourir avec elle ; mais la fée me retint, & m'en empêcha. Les gens de mon ancien maïtre relevèrent 1'infortunée Zaïde , & 1'emportèrent mourante. Dès qu'ils furent partis, mes pleurs coulèrenten abondance; je me répandis en plaintes & en reproches contre la fée. Vous pouviez, lui dis-je , empêcher Ia mort de cette malheureufe fille : quand on fouffre qüun malheur arrivé , & que 1'on peut le prévenir, on en eft prefque coupable. Je ne veux plus de vos funeftes fecours , laiffez-moi fuivre ma généreufe maïtreffe; je ne veux plus d'une liberté qui me coüte la vie de celle que j'adore.  I71 HlSTO ÏRE Confolez-vous, me dit la fée, Ie deftin fauvera peut-être les jours de cette efclave infortunee, & vous rejoindra dans un temps plus heureux. Elle me donna auffi tót une liqueur quelle m'affüra devoir calmer tous mes chagnns. Dès que j'en eus pris quelques gouttes je maffoupis, & è mon réveil, je me trouvai dans un palais magnifique, oü les richeffes les plus bnllantes éclatoient de toutes parts. C'eft ici ma demeure, dit la fée, tu n'as plus rien a craindre de ton ancien maïtre; un long intervalle te fépare de lui. CHAPITRE VIII. Suite de Vkifloirede l'efclave noir. J'a vois demeuré quelque temps dans ce palais, continua l'efclave, fans que les plaifirs qui régnoient dans ce beau féjour, puffen t me confoler de la perte que j'avois faite, quand un matin, a mon réveil, la fee m'ordonna de Ia fuivre. Elle me conduifit par un fouterrein affez long, au bout duquel je re vis lalumière. Nous trouvames, dans Ie lieu oü nous fommespréfentement, un vieillard ayant les cheveux roux Sc crépus, qui vint avec un grand refpect au-  t> u Prince Solï. 175 devantde Ia fée. Approchez , Abdumnella, lui dit-elle; voila votre efclave ; vous n'avez qüa 1'emmener avec vous. Le vieillard ne lui répondit rien; il me prit avec douceur par la main , pour me conduire avec lui. Je me trouvai très-étonné de cette aventure, &jenepus m'empêcher de dire a la fée: II n'étoit pas néceffaire de m'öt.r des mains de mon premier maïtre, pourm'en donner un autre; I'efclavage oü j'étois n'étoit pas plus rude que celui dans lequel vous me faites rentrer. Ne t'alarme point, me répondit la nymphe, & fuis ta deftinée ; il n'eft pas en ton pouvoir d'y réfifter: auffi-töt elle rentra dans le fouterrein, & Ie rocher fe referma de lui-même. Le vieillard me conduifit dans une grande ville qui n'eft pas éloignée d'ici, & qüil me dit fe nommer Solinie. II me dit qüil étoit grand-prêtre du foleil, qui eft la feule divinité adorée par les habitans de ces rivages. II me promit de me traiter avec douceur , & de me regarder moins comme un efclave, que comme un homme deftiné, fuivant ce que lui avoit dit la fée, a remplir les projets les plus importans. En effet, j'ai demeure prés d'un an chez Abdumnella dans des occupations affez douces. J'ai appris, pendant ce temps, que le roi qui  174 ÖiSTöisï gouvefnoit ces peuples, avoit perdu, depuis plufieurs années, fon fils unique a 1'age de deux ans. Ce jeune prince fut enlevé , fans que 1'on ait jamais pu de'couvrir les auteurs de ce crime, qui met fin a la maifon royale* Le roi des Soliniens eft mort depuis deux mois, fans laiffer aucun héritier de facouronne. Pendant que le tröne eft ainfi vacant, le fénat& les prêtres du foleil ont pris 1'adminiftrat\on dü gouvernement, jufqüa ce qüon élife un roi, ou que le ciel leur ait renvoyé 1'héritier légitime du fceptre. Ia perte du jeune prince des Soliniens a donné lieu a un ufage parmi ces peuples, c'eft de recevoir avec de grands honneurs tous les jeunes gens qui arrivent dans ceslieux. Comme ils efpèrent tous les jours voir revenir leur prince, ils traitentle mieux qui leur eft poffihk les étrangers qui abordent fur ces ri* vages. Mais fi les Soliniens ont tous les égards poffibles pour les hommes, ils ont au contraire une hainemortellepour les femmes, qüils croyent avoir caufé la perte de leur jeune prince. Celles qui ont le malheur d'arriver dans ces lieux, font immolées au foleil, lorfqu'il finit fon cours. Nos prêtres croyent fe rendre par-la ce dieu plus favorable, Sc 1'engager a leur donner de plus  du Prince Soly, 175" grands biens pendant le nouveau cours qüils ïe prient de recommencer. II y a quelques jours qüune troupe de femmes parut fur ce rivage ; nos peuples les furprirent, en leur offrant les plus riches préfens, & ont emmené captives deux d'entre elles. Demain , qui eft le dernier jour de 1'année, elles doivent être facrifiées au coucher du foleil. Depuis que ces imalheureufes viótimes font au pouvoir des Soliniens , mon maïtre Abdumnella m'a paru plongé dans une trifteffe affreufe. Enfin il y a deux jours qüil me prit en particulier : J'ai pitié , me dit-il, de la plus jeune des deuxvictimes que 1'on doit immoler. En me difant ces mots , il me préfenta une bague avec un billet cacheté: Porte cela, me dit-il, a la jeune perfonne que 1'on garde au fort; lorfque tu viendras de ma part, les portes de la prifon te feront ouvertes : je marqué ala jeunecaptive Fufage qu'elle doit faire de cet anneau. Mais, ajouta Abdumnella , garde-toi de le mettre a ton doigt. II me donna en même-temps cette lettre & cette bague fatale , & je pris la route du fort oü la jeune prifonnière étoit gardée. Je trouvai en chemin une vieille femme qui m'aborda d'un air obligeant. Je vous fouhaite , me dit-elle, toutes fortes de profpérités;j'ai de grands fecrets a vous révéler ; entrez un ma-  iyö Histoïïië ment dans ma mailbn , elle n'eft qüa deux pas d'ici ; je vous entretiendrai de chofes qui vous inte'reffent infinimenr. Je m'excufai fur ce que j'avois une commiffion preffée de Ia part de mon maïtre. Je fais , me dit la vieille , quel eft 1'ordre qüil vous a donné ; mais vous pouvez diiïérer de quelques momens a 1'exécuter, & vous ne refuferez pas de me fuivre, quand vous faurez que j'ai a vous entretenir de la part de la fée des montagnes , qui vous a donné a Abdumnella. Je me JaifTai engager par ces paroles , & je fuivis Ia vieille femme. Elle me conduifit dans un appartement affez propre ; elle fit apporter de quoi déjeuner, & me raconta, pendant le repas, des chofes fi particulières , qu'il fembloit qu'elle m'eüt toujours fuivi. Je fus furpris de fes difcours, & lui demandai avec tranfport des nou- ' velles de Zaïde. Qüeft devenue, lui dis-je, cettemalheureufe fille? Eft-elle morte du coup qüelle s'eft donné, ou puis-je efpérer de la 'evoir encore ? Si vous voulez être éclairci de fon fort, merépliqua Ia vieille, vous n'en avez qn'un feul moyen , mais qui vous fera bien facile; mettez a votre doigt la bague qu'Abdumnella vous a donnée , & vous ferez bientöt inftruit du deftin de Zaïde. Quoique j'euffe un violent défir de favoir ce que  nu Prince Soiy,_ 17-7 'que ma chère maïtreffe étoit devenue, je n'ofai obéira la vieille. Mon maïtre, lui dis-je, m'a expreffément défendu de mettre a mon doigt cet anneau. Eh bien, prêtez-!e moi, dit cette femme, & donnez-moi votre main; vous ferez inftruit dn fort de Zaïde , fans défobéir a votre maïtre. J'eus la facilité , continua Bengib, de fuivre le confeil de la vieille; mais dès qüelle m'eut mis au doigt cette bague fatale, elle fe leva , en faifant un grand éclat de rire, & dit: J'ai plus d'efprit quela fée des montagnes; quand la jeune captive feroit fortie du fort, queferoitelle devenue? Allez, me dit-elle, fuivez votre fortune ; elle vous conduira bien. Pendant qu'elle difoit Ces paroles , fon vifage changea entièrement, fes rides difparurent, enfin cette vieille devint une jeune perfonne charmante. Elle me quitta auffi-töt, en me difant d'un airironique: Adieu, Bengib, ne vous fiezpas aux vieilles; elles font auffi trompeufes que les jeunes. Dès qu'elle fut partie, je cherchaila lettre que mon maitre m'avoit donnée , & ne la trouvai point. Je vis bien que la traitreffe me l'avoit prife; je fortis de cette maifon , agité d'uncruel remords , & au défefpoir d'avoir été trompé; mais ma douleur augolenta encore, quand je M  I78 HlSTOIR Ë voulus öter cette funefte bague; tous les efforts que je fis pour la tirer furent inutiles. Jugez de ma fituation dans cette malheureufe conjonéture. J'avois compris , par les difcours de mon maïtre , que cet anneau étoit un moyen de délivrer Ia jeune captive qui devoit être immolée dans peu de temps. Je voyois qüelle alloit périr , & que j etois la caufe de fon trépas ; je n'ofois retourner chez Abdumnella , après avoir fi ma! obéi a fes ordres. Enfin , dans mon défefpoir, je re'folus de me faire couper le doigt, pour dégager cet anneau funefte, & le porter a la jeune prifonnière. Dans cette réfolution , j'entrai chez le premier chirurgien que je trouvai, & étant paffé dans une falie derrière fa boutique: Il faudroit, lui dis-je , faire une opération qui vous fera facile, c'eft de me couper le doigt oü vous vovez cette bague. Le chirurgien voulut me faire quelques remontrances. Ces difcours , lui dis-je, font inutiles; j'ai penfé a tout ce que vous pouviez me dire; faites ce que je défire de vous. Le chirurgien , avant de me fatisfaire, voulut effayer d'öter cet anneau de mon doigt; & pour ceteffet, il tourna avec violence la pierre de la bague en dedans de ma main. La douceur me fit retirer Ie bras, & pouffer un cri.  b u Prince Soly. 179 öiifli-tötje vis cet homme étonné, qui fembloit me chercher des yeux ; il fortiten même temps de la falie oü nous étions, & entra dans fa boutiqüe , oü plufieurs perfonnes étoient aflemblées. L'avez-vous vu fuir, leur dit-il en riant, cet homme qui veut que 1'on lui coupe un doigt, & qui fefauve fi vite au moindre mal , qu'un éclair n'eft pas plus prompt a difparoïtreï Cbacun l'affura que j'avoiscouru fi légèrement, que perfonne ne m'avoit apercu. J'avois pourtant fuivi le maïtre dans fa boutique , & je voyois ceux qui rioient de mon aventure , fans qu'il parut qüils m'apercuffent. Je jugeai que cette bague rendoit invifible , lorfque ia pierre étoit endeffous. Je fortis dans cette idéé, & reconnus qu'en effet je n'étois vu de perfonne. Depuis que cette aventure m'eft arrivée, je n*aipas ofé retourner chez Abdumnella. Je vis de ce que je prends dans la ville fans être apercu; enfin je venois aujourd'hui au pied de ces rochers implorer le fecours de Ia fée qui m'a donné au grand-prêtre, & lui demander quelsfont les grands événemens auxquels elle m'a dit que j'étois deftiné. L'efclave finit de cette forte fon récit, & Prenany n'eutpas iieu de s'imaginer que la jeune Mij  *8o -Histoire captive qui devoit être immolée le lendemain, fut Ia princeffe Fêlée; il ne croyoit pas poffible que Soiocule 1'eüt envoyé a Solinie , tandis que la princeffe y feroit: outre cela, il n'avoit point entendu parler, dans le palais d'Acariafta , que la princeffe eut quitte' Ia cour de fa mère. Ainfi, il ne prit d'intérét au malheur de Ia jeune prifonnière, qüautant que 1'on en prend naturellement pour une inconnue. Après que Bengib eut achevé fon hifioire , le prince lui dit que la vieille femme qu'il avoit trouve'e ne l'avoit pas trompe'. Je puis , dit-il, vous inftruire de I'état auquel eft votre chère Zaïde ; elle n'eft pas morte , & elle vous aime toujours tendrement; elle eft auprès de la reine des Amazones , dont elle eft chérie. Je viens de cette cour, oü j'ai été élevé , & oü j'ai laiffé ce que j'ai de plus cher au monde. J'efpère y retourner, & je ferai tous mes efforts pourrevoir au plutöt 1'objet que j'aime. Nous quïiterons enfemble ces lieux, & il ne fera pas difficile de ,vous réunir a votre maïtreffe. Bengib fut tranfporté de joie k ces paroles. Jefuistrop payé, dit-il au prince, du fecours' que je vous ai donné. Quoi! Zaïde eft vivante, &m'eft fidéle: comment puis-je m'acquitter envers vous de cette nouvelle charmante ? Après  du Prince Soly. 181 que l'efclave eut témoigné a Prenany fa joie & fa reconnoiffance , il 1'engagea a venir a Solinie. Je vous fuivrai, dit-il, fans être Vu , par le moyen de ma bague , & dès que vous paroïtrez , chacun s'empreffera a vous bien recevoir; mais gardez-vous , continua l'efclave, de dire que vous venez d'Amazonie; lahaïne que 1'on porte aux Amazones pourroit vous mettre en danger. CHAPITRE IX. L'efclave conduit Prenany d Solinie. De quelle manière ilyfut regu , & du confeil qui fe tint. d fon. fujet. Pr e n a n y fe leva auffi-töt pour fe mettre en chemin; & Bengib, après s'être rendu invifible en tournant fa bague, le guida vers Solinie. Ils y arrivèrent bientöf, & quand ils entrèrent dans cette ville, le prince s'entretenoit encore avec l'efclave , qu'on ne voyoit point. Les jeunes gens croyent tout facile, & Prenany parloit tout haut a Bengib de fon projet, comme d'une chofe oü il fe croyoit sur de rëuffir. Je gagnerai, difoit-il, 1'amitié des principaux de cet empire; je demanderai un vaiffeau, fans dire dans quel pays je veux aller, de peur M ii]  i8a Histoire d'exciter la défiance, & nous irons dans les lieux oü nous devons retrouver notre maïtreffe. Quelques habitans s'arrêtèrent pour confidérer Prenany, & Je prirent pour un fou, croyant qüil parloit tout feul. L'efclave le pria tout bas de ne plus rien dire, de peur de le faire découvrir. Quand ils furentun peu avancés,ils trouvèrent un homme grave, qui envifagea Prenany avecattention, & lui dit enfuite,en 1'abordant civilement: Je crois reconnoitre, a votre air & * vos habits, qUe VOUs êtes étranger ; ditesmoi, je vous prie, fi je ne me fuis point trompé. Prenany lui répondit qu'eneffet il étoit un mafheureux qui s'étoit fauvé feul du naufrage, & qu'il n'avoit nulle connoiffance dans ces lieux. Soyez en affurance, dit le vieillard, vous ne manquerez ici de rien; acceptez ma maifon , c'eft le plus grand plaifir que vous puiffiez me faire. Prenany nerefufa pas cette offre, & le vieillard , qui étoit un des premiers fe'nateurs de Solinie, le conduifit a fa maifon. Bengib dit tout bas au prince, qüil n'ofoit entrer avec lui, de peur de refter enfermé dans quelque chambre ; mais itlui promitde 1'attendre a la porte le lendemain , lorfqüil fortiroit. y Lefénateur conduifit Prenany dans une falie.  du Prince Soly. 183 oü il le laiffa fe repofer, & le quitra , en lui promettant qüil le rejoindröit bientöt. Le vieillard courut avec empreffement chez quelquesuns des fénateurs de fes meilleurs amis, pour leur faire part de la découverte qu'il venoit de faire. II étoit fi charmé du bonheur qüil avoit eu , qüil les amena chez lui, pour leur donnet a fouper avec Ie jeune etranger. Pendant Ie repas , on demanda a Prenany quel étoit le lieu de fa naiffance. II fe fouvint du confeil de Bengib , & fe garda bien de dire qüil venoit d'Amazonie. II répondit qu'il avoit été élevé chez les Aziniens , &. qu'il ignoroit qui étoient fes parens. C'eft lui, s'écria auffitót le vieux fénateur d'un air de contentement; voyez fi je n'avois pas raifon. II ne faut pas, dit un des convives , précipiter fon jugement dans une affaire de cette importance ; nous. fommes ravis de la rencontre que vous avez faite ; il faudra demain examiner mürement la chofe. Mais remarquez, dit 1'un , qüil reffemble au défuntroi. Oh ! pour cela, ditun autre , c'eft a la reine défunte ; je me fouviens de favoir vue; c'eft fon vivant portrait. Je ne vous dirai pas, ajouta un troifième, auqueldes deux il refferoble, mais il a un air de familie qui frappe. Prenany ne favoit que dire , & ne compre- M i.v  l84 HlSTQIKE noit rien a tous ces difcours. La nuit vint finir fonembarras; ie foleil ne paroiffant plus, on quitta la table, & on conduifit Ie prince dans une chambre, oü il fe coucha fans chaqdelle, a Ia mode du pays. Le lendemain, le vieux fénateur, avant de förtir, enferma Prenany a doublé tour dans la chambre oü il avoit couché, & fortit pour aller au confeil. Sur le rapport qui avoit été fait par ceux qui avoient foupé la veille avec 1 etranger, tous les prétres du foleil & tous les fénateurs s'y trouvèrent. Le vieux fénateur, en arrivant, montra , d'un air fatisfait, Ia elef de Ia chambre oü Prenany étoit enfermé. J'ai, ditil, fous cette clef Ie tréfor de cet empire; le jeune étranger que j'ai recu chez moi eft Ie prince Soly, ou je ne fuis pas fénateur. Demandez a ceux qui font vu , s'il n'a pas un air de familie auquel on Ie connoït d'abord. Il reffemble ■ parfahement au roi ou a la reine: je vous dis que c'eft lui sürement. Nous avons, dit un prêtre du foleil, un moyen sur de le connoïtre. Ne vous fouvient-il plus de la marqué qu'il a fur fa perfonne, & dont la defcription eft faite dans nos annales. Nous n'avons qu'a 1'examiner, & nous connottrons aifémentfi vous ne vous êtes point trompé. Chacun approuva cet avis: on fit apporter  du Prince Soly. 185" les regiftres publics, & on examina avec attention la defcription qui y étoit faite de la tulipe que Ie prince devoit avoir alafeffe. Maisl'embarras fut d'aller regarder en cet endroit. Ce n'étoit pas un compliment a faire a un homme , que de lui demander a voir une chofe pareille ; d'un autre cöté ? chacun trouvoit qüil étoit contre les droits de 1'hofpitalité d'ufer de violence pour découvrir le derrière d'un étranger. En luidemandant, ditquelqu'unde 1'affemblée, s'il porte cette glorieufe marqué, ajoutera-t-on foi a ce qüil en dira lui-même? D'ailleurs il pourra nous répondre qüil n'a jamais eu Ia curiofité d'y regarder. Que votre embarras ceffe, dit grav^mentun des fénateurs; j'imagine un moyen de connoïtre ce figne refpe&able. Oui, ajouta-t-il après un moment de réflexion , je promets de vous faire voir le derrière de ce jeune étranger , comme on voit le foleil en plein midi. Doucement , dit un des prêtres , pefez un peu vos paroles, & prenez garde a vos comparaifons. Paffons , dit le fénateur , c'eft mon zéle pour 1'état qui m'emporte. Oui, je m'en- gage a vous le faire voir comme comme vous voudrez. Allons tous diner chez un traiteur, & que ce jeune homme foit invité a ce repas ;nous propoferons pour 1'après-dïnéeune  löö H I S T O I R E partie de chafie dans Ia plaine ; je lui ferai mettre au deffert dans fon verre d'une poudre dont je connois la vertu. Si, pendant Ia promenade , il n'offre point a vos regardsle cief ou brille ce figne favorabfe, je confens a payer Ie repas tout feul. Chacun applaudit a cette invention ; mais les prêtres du foleil refusèrent d'affifter a cette fête. II ne convient pas, dit 1'un d'eux avec un air d'autorité, que nos yeux,deflinés a regarder Ie dieu brillant que nous adorons, & qui n'ofent envifager la lune, s'occupent a faire une pareille de'couverte. Nous nous en repofons fur les fe'nateurs deftinés a veiller aux intéréts temporels des peuples. Parbleu ! dit un des fe'nateurs , vous êtes devenus bien délicats. N'eft ce pas un de vos prédéceffeurs qui a fait cette remarque fi utile a ia patrie?Sans lui, aurionsnous jamais fu comment le derrière du prince étoit fait ? II peut avoir manqué, répondit Ie prêtre du foleil, mais fon aétion a été heureufe, & une faute n'en eft plus une, fi-töt qüelle réuffït. A notre égard , nous pourrions être trompés dans notre attente, gardons-nous de commettre une irrégularité fans aucun fruit. Nous avons, dit un autre prêtre,une raifon encore qui nous difpenfe d'affifter a cette obfervation : c'eft ce foir que 1'on doit immoler les.  du Prince Sotv. 187 deux captives qui font dans ces lieux; tandis que nous ferons occupés au facrifice faites cette découverte heureufe ; nous prierons le foleil de vous être propice, & de vous prêter fa plus vive lumière. A ces mots, 1'affemblée fe fépara; les prêtres allèrent tout préparer pour leur facrifice, & ies fénateurs pour leur diner. CHAPITRE X. De quelle facon Prenany fut reconnu pour roi de Solinie. Xj£s fénateurs, en fortapt du confeil, achetèrent a frais communs, chez un fameux Apoticaire,lapoudre laxativedeffinéepourleprince, & Pon prit bien garde qüil ne fe fit point de quiproquo. On alla enfuite tirer Prenany de la chambre oü il étoit enfermé ; on le conduifit avec grand refpeét dans Pendroit oü 1'on devoit diner; & Bengib , qui 1'attendoit depuis long-temps, le fuivit fans être vu de perfonne. Avant que de fe mettre a table , on propofa a Prenany lapartie de chaffe que 1'on avoitprojeté de faire dans la plaine: il 1'accepta volontiers. Chacun des fénateurs envoya aufE-töt chercher fon habit de campagne, & emprunter  *88 H i s t o i r r„ un are &. des flèches a fes amis. Le diner fut très-férieux , paree que chacun e'toit entièrement occupé de Ia grande affaire qui inte'reffoit fi fort tout 1'empire. Prenany s'eiinuyoit beauconp, malgre' les honneurs que 1'on lui rendoit. Les refpeefs fatisfont la vanité , mais ne divertiffent point: il auroit mieux aiméêtre encore a Azinie qüavecces graves perfonnages. Cepen-' dant tout fe termina au gré des convives ; & a Ia dernière rafade que 1'on but a la fante' du jeune étranger, on lui donna en même temps de quoi le purger , s'il eut été malade. Dès que 1'on fut forti de table , les fénateurs, ' a pied avec Prenany, gagnèrent la plaine. Le jeune prince étoit étonné de 1'habillement & de Ja manière de chaffer de fes compagnons. Ils avoient chacun un habit de couleur brune, pour montrer qu'ils confervoient leur gravité jufques dans leurs plaifirs; des cheveux majeftueufementrépandus leur offufquoientlevifage; enfin leur figure auroit été capable defaire enfuir tout le gibier du monde, & ils étoient tous attroupés autour de lui, fansfonger a tenir leurs flèches prétes. Prenany leur en dit fon fentiment, & les affura que s'ils continuoient a marcher ainfi, certainement ils ne prendroient rien. Oh! dit un des fénateurs, homme très-fubtil, fi nous  du Püince Sott 189 trouvons ce que nous cherchons , nous aurons iait une affez bonne chaffe. Prenany n'entendoit pas ce qu'il vouloit dire , & ne s'en fouciant guère , il avancoit toujours avec eux. Chacun deschaffeurs confidéroit avec atten-« tion le vifage du jeune étranger , pour connoïire fi la poudre alloit bientöt opérer. On vit avec joie qüil fit une petite grimace, en difant: Je voudrois bien qüil y eut ici quelque arbre ou quelque buiffon, Pourquoi cela ? dit quelqüun qui vouloit favoir fi la mine qu'avoitfaite le prince n'étoit pas trompeufe. Pour peu de chofe, dit le prince. Cependant fa colique s'étant un peu paffee, il continua fon chemin; mais peu de temps après, une tranchée plus forte 1'obügea de s'arrêter. Je vous prie , dit-il, de m'excufer; allez toujours devant , je vous rejoindrai. Ne vous gênez point, lui répondirent les chaffeurs , nous vous attendrons. Sans plus long compliment, Prenany jeta fon are a terre, & fe prépara a foulager le mal qui le preffoit. Avant qu'il eut eu Ie temps de febaiffer, deux des fénateurs les plus recommandaties pafsèrent derrière lui, fans faire femblant de rien, jetèrent un coup-d'ceil fur ce qüil leur montroit, & ce que Brunei , avant lui, avoit mon.tré a la reine Marphife. Ils reconnurent cette tulipe défirée, & s'écrièrent auffi-töt de  IQÓ HïSTOlRE toutes leurs forces: C'eft lui-même; rêveriez, fénateurs, & rendez-lui vos premiers hommages. Auffi-töt tous les chaffeurs s'étant retournés , coururent fe jeter aux pieds du prince étonné. Vous êtes notre roi, lui dirent-ils, protégez vos fidèles fujets , & ceux qui vous ont rendu leurs premiers refpeéts. O jour heureux! qui nous rend une tête fi chère. Venez au. palais de vos aïeux prendre la courorme & le fceptre que vous donne votre naiffance. Le jeune prince fut fi furpris de cet événement imprévu , que fa colique fe paffa : on dit même qüil en fut conftipé pendant plus de vingt-quatre heures. Les fénateurs expliquèrent a Prenany la manière dont ils s'étoient affurés qu'il étoit le fils de leur roi, & la rufe qüils avoient employée pour !e découvrir. Le prince approuva leur prudence , loua leur efprit, & les affüra qu'il remettroit entre les mains de gens d'une capacité auffi profonde la meUleure partie du gouvernement.  du Pkince Soly. rot CHAPITRE XI. Comment le nouveau roi retrvuva fa ckère princeffe Fêlée. Xi e nouveau roi & fon fe'nat étoient pres de retourner a Solinie, Iorfqüils virent paroïtre les prêtres du foleil, qui marchoient vers Ia montagne oüfe devoit faire le facrifi.ce des deux captives. Ils étoient au nomb're de quarante , avec leurs cheveux accommodés par les perruquiers les plus habiles a les hériffer; ils avoient chacun un habit de moiré jaune & argent;au milieu d'eux étoit un char bleu & or , attelé de huit chevaux plus blancs que laneige. Dans ce char étoient les deux femmes deftinées au facrifice , couvertes d'un grand voile de gaze dor. Tandis que ce cortége s'avancoit Ientement, le roi s'informe plus particulièrement quelles étoient les vidimes , & parut attendri de leur fort. Vous ne devez pas, dit un des fénateurs, les plaindre jufqüa préfent; on leur a procuré dans leur prifon toutes les commodités & tous les agrémens polïïbles; ce n'eft que 1'attente du  J02 HlSTOIRE trépas qui en fait toute 1'horreur , & elles ne favent pas encore qu'elles doivent rnourit'. On leur fait croire que 1'on les conduit fur une montagne peu éloignée d'ici, pour une cérémonie après laquelle on doit leur donner la liberté, & on leur donne la mort fans qu'elless'y attendent. II n'importe, ditleprince, je veux leur parler ; c'eft bien la moindre chofe, puifque je fuis roi, que je voye les filles que 1'on tue dans mon royaume. Auffi-töt le prince s'approcha du chariot. Les fénateurs inltruifirent les prêtres que 1'étranger étoit véritablement leur roi. Ils fe jetèrent tous a fes genoux, & fe préparoient a lui faire une belle harangue ; mais le prince, pouffé par un fecret preffentiment, ne les écouta pas , & leva avec précipitation le voile quicouvroit les victimes. Quels furent les mouvemens de fon cceur , quand il reconnut fa chèrè Fêlée! Ah , dieux ! s'écria t-il, ma chère princeffe, dans quels penis je vous retrouve 1 Que je fuis heureux de vous conferver une vie qui m'eft plus chère que la mienne ! Un jour plus tard, je vous perdois pour jamais, & vous étiez immolée au foleil. A la vue du prince, Fêlée s'étoit évanouie a fon  cu Prince Soly. 193. fon ordinaire. Quoi! dit la gouvernante , on alloit nous immoler \ Oui vraiment, dit leprince; mais je fuis roi, & je 1'empêcherai bien. Auffitöt la gouvenante, en pouffant fa jeune maïtreffe avec le coude : Revenez donc a vous, lui ditelle. Savez-vous oü 1'on nous conduifoit? On alloit nous tuer; mais Prenany eft le roi de cet empire , & nousfauvera la vie.. Fêlée revint a cette agitation , & tournant tendrement les yeux vers le prince: Que je fuis heureufe! lui dit-elle; en apprenant que j'allois perdre la vie, je retrouve celui qui doit en faire toutle bonheur. Que les pérüs font charmans, quand on ne les connoït que par une iffue auffi agréable ! Le roi ordonna aux prêtres de ne plus fonger a faire ce facrifice. Le grand prêtre Abdumnella affura le monarque que c'étoit malgré lui que 1'on faifoit cette cérémonie; & pour lui rendre compte de fes fentimens , il lui paria de cette manière. Peu de temps après la mort du roi votre père, nous entendimes fa voix dans ie temple , pendant une nuit fort obfcure. Mon fils n'eft point mort, nous dit-il; je n'ai point trouvé fon ombre aux enfers; ainfi vous devez efpérer de revoir ce prince : mais il faut fléchir le foleil, afin qüil vous le rende. S'il vient des femmes fur ce < N  HlSTOlRB rivage, immolez en deux a ce dieu fur la montagne qui lui eft confacrée ; mais prenez une jeune & une vieille , afin qüil ait de quo1 choifir. Le lendemain que cette voix fe fut fait entendre , il aborda dans ces lieux une troupe de femmes armées. Nos citoyens ont employé fartifice pour fe faifir des deux vi.éiimes deftinées au foleil; nous les avons choifies, fuivant 1'ordre que le roi nous avoit donné... Vous avez fort mal rencontré, dit la gouvernante en interrompant brufquement le grand-prêtre : la princeffe eft jeune,a la vérité ; mais apprenez que je ne fuis point vieille , & qüil ne faut point donner aux gens cette qualité, pour les immoler. Laiffez achever le grand-prêtre , dit le roi; c'eft paree que vous êtes encore jeune que le foleil n'a point voulu que vous fuffiez fa yictime : vous pouvez vous vanter a préfent de n'être point vieille au gré du foleil. Nous primes donc ces deux vidimes , continua le grand-prêtre , & elles furent deftinées a la mort, lorfque le grand dieu qui nous éclaire termineroit fon cours : mais il y a quelques jours que je vis entrer dans ma chambre, pendant fobfeurité & tandis que j'étois dans mon lit, une jeune perfonne dont je ne pus diftïnguer les traits; elle me donna une bague myfté-  du 'Prince Soly. rieufe, & me dit de la faire tenir a la jeune captive qüon deftinoit au facrifice. Qüelle forte, me dit 1'inconnue , & qu'elle évite la mort qui lui eft préparée. En tournant la pierre de cette bague en dedans de fa main, perfonne ne pourra la voir ; mais ne mets pas cet anneau a ton doigt, il n'en pourroit plus fortir. Jepris cette bague, continua Abdumnella ; je la ferrai foigneufement fous mon chevet, & la jeune perfonne qui me favoit donne'e difparut. Mais apparemment qu'elle laiffala porte de ma chambre entr'ouverte , & qüil vint quelque vent coulis; le lendemain je me trouvai avec un petit rhume qui m'empêcha d'aller porter moi-méme cette bague a. la jeune prifonnière. Jelui écrivis un billet, par lequel jelui mar-: quois 1'ufage qüelle devoit' en faire , & je lui envoyai cette lettre avec 1'anneau par un de mes efclaves. Depuis ce temps , je n'ai pas revu cedomeftique ,&jen'ai pu favoir ce qüil étoit devenu. Cependant, par un bonheur inefpéré, tout a réuffi au gré de mes défirs, & cette jeune héroïne , dont nous ignoriqns lerang & Ia naifc fance , a été heureufement préfervée du trépas. Le jeune roi loua fort la prudence du grandprêtre de ne point fortir quand il étoit enrhumé, & la princeffe Ieféücita fur ce que fon indif- - N ij  ïo°* HrsToiKE pofition avoit ceffé. En füt-il crevé, dit a moitié haut la gouvernante , il garde la chambre quand il faut nous fecourir , & fe porte bien » quand il s'agit de nous conduire fur cette fu* nefte montagne oü nous devions périr. On .entendit alors la voix de Bengib, qui avoit toujours fuivi le prince fans être vu. Puifque cette affaire a fi bien tourné , dit-il, il faut me pardonner la faute que j'ai faite de mettre a mon doigt cette bague. Sans cela, le roi que vous venez de reconnoitre, auroit péri dans les eaux du lac; c'eft moi qui 1'en ai tiré. Le roi confirma aux prêtres & aux fénateurs la vérité de ce que difoitl'efclave,& Abdumnellal'ayant affuré qu'il lui pardonnoit, il alloit fe montrer, lorfque 1'on vit fortir d'entre les rochers qui terminoient la plaine, une nombreufe armée d'Amazones qui s'avancoient. C'étoit la reine d'Amazonie , dont la flotte avoit pris terre entre ces montagnes, qui venoit a la tête de fes meilleures troupes délivrer Ia princeffe Fêlée. A cette vue , les prêtres & les fénateurs laifsèrent la le char & les viófimes ; &, fans s'embarraffer de leur nouveau roi, s'enfuirent de toute leur force vers la ville , en criantqu'ils alloient chercher du fecours.  r»u Prince Soly. 197 CHAPITRE XII. Comment la reine XAma.\onie rejoignit fa file & fan futur gendre. JLi e jeune roi fut très-étonné de fe voir ainfi abandonnné de fes nouveaux fujets; il ne favoit quel traitemeut il alloit éprouver de la part de la reine. II avoit lieu depenfer que c'étoit elle qui l'avoit fait conduire au chateau d'Acariafta, pour fervirle reffentiment de cette princeffe; maisil fe réfolut a périr plutöt mille fois , que de quitter fa chèreFélée. Bengib, qui ne s'étoit point encore montré, lui dit de n'avoir aucune inquiétude , & qu'il lui livreroit bientöt la reine. En eflet, il courut a elle, fans qüelle put le voir, & lui öta fon are & fon carquois. La reine fut très-étonnéede fe fentir défarmer , fans voir perfonne. Bengib la prit fous le bras, pour la conduire vers Ie char oü étoit le jeune roi & la princeffe. La reine s'étant écriée a cette violence, fes guerrières vinrent a elles. Mais Bengib lancoit contre les Amazones les flèches même de la reine, & en bleffa plufieurs, fans qu'elles puffent connoïtre d'oü partoient ces traits. Mette\ basles afmes, leur cria-t-il, & ne fuive\ plus votre reine, ou Niij  TC8 HlSTOIRE vous alk\ toutespirir. Ces paroles qu'elles entencfirent, fans favoir qui les prononcoit , achevèrent d'étonner les guerrières, & elles s'arrêtèrent. Mais une flèche décochée par hafard dans ce défordre, atteignit Bengib, quoiqüil fut invifible, & le bleffa affez dangereufement. Sa bleffure n'empêcha pas qüil n'emmenat Ia reine jufqüau char oü étoit le jeune roi, & qu'il ne la forcat d'y monter. Le prince futfenfïblement touché de la bleffure de l'efclave, & le fit monter fur Ie devant du chariot, tandis que la reine embraffoit fa fille avec des larmes de joie. On lui dit en deux mots quel étoit le deftin de Prenany ; elle répondit qu'elle en étoit inftruite depuis long-temps , & qu'elle confirmeroit au peuple de Solinie que Ie prince étoit vraiment fils de leur roi. On fe prépara auffi-tót a prendre Ie chemin de la ville. Le roi pria Ia reine d'Amazonie de faire refter en cet endroit fes troupes qui s'étoient approchées. De 1'humeur, dit-il ', dont me paroiffentmes fujets, ils ne m'ouvriront jamais les portes, s'ils voient tant de monde; il faut attendre que nous les avons raffurés. La reine ordonna donc a fes Amazones de placer leur camp dans la plaine; il n'y eut que le jeune Agis , qui, voyant fa chère gouvernante , demanda permiffion de fuivre la reine, Après fa-  t> v Prince So l y. ip£ voir obtenue , ce fut lui qui conduifit le char vers Solinie. La compagnie arriva au pied des remparts , lorfque le foleil baiffoit pour fe coucher. On ouvrit les portes au roi & a fa fuite; & le peuple, que les fénateurs & les prêtres avoient inftruit qüils avoient retrouvé leur monarque, fuivit le char jufqu' au palais avec des acclamations de joie. Les fénateurs fe préfentèrent, & aflürèrent le roi que s'il n'eüt pas été fi tard, plus de vingt mille hommes feroient allés afon fecours|; mais que 1'on comptoit fe mettre en campagne ie lendemain de grand matin , s'il ne fut pas revenu. Le roi les remercia de leur zèle & de leur diligence, & les envoyafe repofer de leurs., fatigues. CHAPITRE XIII. Le nouveau roi étant dans fon palais, revoii la fée Cabrioline. J i e nouveau roi trouva un palais fort antique, mais dont la grandeur & la richeffe lecharmèrent. Les principaux officiers de la couronne vinrent lui préfenter leurs hommages. Un des premiers foins du prince fut de faire porter Ben- . N iv-  200 HlSTOlEE gibdans un appartement, & de recómmander que 1'on en eut un foin particulier. Quand le roi fut dans les appartemens , iï sïnforma qüels e'toient les plaifirs que les ro's prenoient dans cet empire. La reine & la princeffe applaudirent a cette queftion. Le grand tréforier répondit que 1'occupation du défunt roi étoit la ledure & la promenade pendant la journée; & fi vous voulez favoir, ajouta-t-il, quel étoit fon plaifir quand il ne voyoit plus Ie foleil , il faut entrer dans 1'appartement du tréfor. II conduifit auffi-töt le prince & fa fuite dans un appartement magnifique, oü étoient de grands coffres remplis de pieces d'or. Le plaifir de votre augufte père , reprit le tréforier, étoit de compter ces richeffes , lorfque la nuit étoit venue ; ïl fe plaifoit a remuer ces pièces d'un endroit a un autre, & a les ranger a tatons. Cet amufement eft affez bizarre , dit Ia princeffe; il faudra 1'enfeigner a Soiocule, qui ne voitgoutte: pour moi, j'aime mieux voir ce que produit 1'or, que 1'or en lui-méme. Laiffezmoi faire , ma princeffe, lui dit tout bas Ie roi, nous ferons produire a ceiui-ci des objetsv agréables. Voila bien des richefTes , dit la reine d'Amazonie;mais n'y en avoit-il pas encore davan-  du Prince Soly.'' 201 tage ? & n'en a-t-on pas enlevé après la mort du roi ? Je puis vous aflurer , répondit le grand tréforier, qüon n'a rien pris. Lorfque le roi eft mort, il étoit veuf; fi fa femme lui eüt furvécu, peut-être ne trouveroit-on rien aujourd'hui. Mais quoique nous ignoraffions que Sa Majefté dut revenir , on n'a rien emporté. Vous êtes d'une grande probité, dit le jeune monarque il y a bien des héritiers qui écrivent qüils vont venir promptement, & qui trouvent les coffres vides quand ils arrivent. Après cette converfation , on preffa le roi de venir fe mettre a table avant que le jour finit. Mais la princeffe étoit curieufe, & voulut voir les jardins avant le fouper. Le roi, qui n'avoit d'autre volonté que la fienne , la fuivit, accompagné de toute fa cour. II faifoit la plus belle foirée du monde 5 le foleil, qui fe couchoit, laiffoit répandre aux fleurs toute leur odeur, & les oifeaux, qui finiffoient leurs concerts de cette journée, les rendoient plus vifs & plus touchans. Tous les objets qui fe préfentoient étoient eharmans en eux-mêmes; mais ils paroiffoient encore plus beauxa des cceurscontens. La reine des Amazones avoit retrouvé fachère fille,après un danger effroyable. La princeffe & fon amant fe voyoient réunis pour toujours; la gouver-  202 HlSTOlRE «ante de Fêlée étoit auprès de fon fidéle Agis. Ainfi , chacun goütoit le plus parfait plaifir? II n'y avoit que les officiers du roi , accoutumés a fouper a cinq heures, qui s'ennuyoient un peu. Le grand rótiffeur de 1'empire accourut touten nage dire au roi que les viandes fe féchoient trop , & le grand-maïtre du palais fit obferver a la compagnie qüil falloit abfolüment fouper pendant qüil reftoit encore du jour, paree qu'ils feroient obligés de manger è tatons, Ia loi défendant de fe fervir d'autre lumière que de celle du foleil. Ce difcours détermina Ia compagnie a rentrer. Mais quand on fut prés du perron , Ie roi & Agis apercurent la charmante Cabrioline. Le roicouruta elle, tandis qu'Agis expliquoit a Ia reine & è Ia princeffe qui elle étoit. La fées'avanca d'un air théatral, dont les princeffes furent enchantées. Elle étoit ce jour-Iahabillée plus galamment que jamais , & fa beauté avoit encore un nouvel éclat. II n'y eut que Ia gouvernante qui la vit avec chagrin. Agis lui avoit quelquefois parlé avec feu de la jeune fée. LV mour eft pén/trant, & toujours fuivi de foupcons ; elle expliqua tendrement fa crainte k fon amant. Agis affura cette amante que Ia fée auroit tous les attraits du monde , qu'elle ne le toucheroit point, a caufe d'un malheureux  du Prince Soly. 203 joueur de flüte qui Ia fuivoit toujours, Sc qui Ie fatiguoir trop. Quand toute Ia cour fut rentree au palais , 1'obfcurité étoit prefque venue entièrement. Mais Cabrioline tira un petit fifHet de fa pocbe 5 au premier coup qüelle en donna , tous les appartemens fe trouvèrent illuminés. Ce coup de fiffletcaufa au jeune page un frémiffement dont Ia fée s'apergut. Ne craignez rien, lui dit-elle en riant, le tambourin n'eft pas ici. J'en fuis ravi pour la compagnie, dit Agis ; il n'eft bon que pour les Dondiniens. Cet homme-la, dit Félée , n'eft pas des amis d'Agis, il m'a pourtant rendu un fi grand fevvice, que jene puis me difpenfer de vous demander de fes nouvelles. Je gagerois, dit Agis, qu'il eft mort de laffitüde au pied de quelque buiffon ; il ne pouyoit pas réfifier long-temps au métier qüil faifoit. 11 ne m'a point quitté, dit Cabrioline , Sc il ne tient qüa moi de le faire paroitre tout a 1'heure. Mais comme nous devons aujourd'hui faire autre chofe quevoyager ou faire fuir les ennemis, j'ai amené une fymphonie plus douce, Sc dont vous ferez content.  204 ' h i s t o i r e chApitre xiv. Durepas & du bal dont Cabrioline regala toute la cour. T X oute la courpaffa dans un grand falon, oü 1'on trouva une-table de trente-fix couverts, fervie des mets les plus délicieux, ordonnés par la fée. Elle pria le roi de faire mettre a table Agis &la gouvernante, & les officiers les plus diftingués. Le roi Ie leur ayarit ordonné, il fe trouva encore plufieurs places vides. II demanda aux plus confidérables de 1'empire d'envoyer chercher leurs femmes & leurs filles, & 1'affemblée fe trouva compléte. ^ Mais les Soliniens , par un refte de préjugé , n'ofoient prefque ouvrir les yeux. La fée s'en étant apercue, leur en fit des reproches, & leur demanda s'ils avoient quelque peine a imiter leur roi. II eft le maïtre, dit ie plus ïgé de ces officiers ; mais nous fommes foumis aux lois. Ils ont raifon, dit Ie prince; mais dans un moment perfonne n'aura plus d'inquiétude. Je fais une lol qui fera demain publiée dans tout mon empire. Je veux que fon adore Ie foleil pendant le jour, & la lune pendant la nuit. Tous les courtifans applaudirent k unepenfée  du Prince Soly. 205 fi fage , & les fcrupules étant celles, Ia joie qui accompagnoit toujours 1'aimable fée , fe répandit fur toute la compagnie. La jeune Fêlée parut charmante, même aux dames , c'eft beaucoup dire; fes yeux brilloient d'un feu vif & tendre ; fa bouche charmante fourioit Ie plus agréablement du monde: mais comme les prêtres du foleil 1'avoient défarmée avant de la conduire au facrifice , elle paroiffoit un peu pale. Cabrioline, qui s'en apercut, s'approcha d'elle, lui tint un moment fa ferviette devant le vifage , & lui ayant un peu frotté les joues avec le bout des doigts , females plus belles rofesfur fon teint de lys. Dès que la fée eut fini cet enchantement , 1'admiration éclata de toutes parts, & ranima encore Ie plaifir. Lorfque 1'on fut au deffert, on fut furpris de voir entrer Bengib, parfaitement guéri de fa bleffure. II vint fe jeter aux genoux du roi, & lui montra une pierre qn'il tenoit dans fa main. Seigneur, lui dit-il, n'eft-ce pas la la pierre merveilleufe qui vous a guéri ? Elle a fait le même effet fur moi, mais elle m'a été donnée par un autre que Za'ide. Sans doute ma chère Zaïde eft morte , & un autre pofsède le tréfor qui lui appartenoit. Non , non , dit la reine d'Amazonie, qui prit la parole, Zaïde m'a fuivie dans ces lieux, & je reconnois cette pierre  206 HtSTO.IRE pour être a elle. Ordonnez donc que jelavoye, répliquale more, & ne fouffrez pas , je vou-: en conjure, que je languilTe plus long-temps. Le roi demanda auffi-töt celui qui avoitguéri l'efclave :ilvint,& dit qu'il avoit trouvé aux portes du palais une jeune moreffe fort alarmée; qu'elle l'avoit prié, en pleurant , de mettre cette pierre qu'elle lui confioit, dans la bouche de celui qui avoit été bleue auprès du roi. J'ai, dit-il, exécuté fa commiffion , fans favoir ia vertu de ce précieux tréfor. Bengib courut auffi-töt aux portes du palais, & rentra un moment après , tenant fa chère Zaïde par la main. Elle raconta qu'ayant appris des Amazones que la reine avoit laiffées hors de la ville , qu'un efclave noir avoitrecuun coup de flèche, elle avoit eu un fecret preffentiment que cet efclave étoit fon cher Bengib. J'ai, ditelle , guérid'abord les bleffures des Amazones, & j'ai trouvé moyen d'entrer dans la ville ; mais ayant été refufée aux portes du palais, j'ai confié cette pierre a un des officiers du roi, dans 1'efpérance que je fauverois mon amant. Chacun prit part a la tendreffe & au bonheur de ces deux perfonnes. Le roi fur-tout & la princeffe leur promirent de les rendre heureux. Lorfque 1'on quitta la table , on entendit une fymphonie douce dans une falie voifine du lieu  du Prince Soly. 207 oü 1'on étoit. Voila , dit Agis, une mufique qui me plaït, & non pas ce déteftable tambourin. Je vous félicite de ce goüt, dit la fée: on voit, ajouta-t-elle en regardantla gouvernante,que» dans vosamours & dans vos plaifirs vous cherchez la tranquillité. Agis n'ofa répondre a cette raiüerie, qui n'augmenta pas 1'amitié que Ia gouvernante avoit pour Cabrioline. On trouva dans la falie oü étoit le bal une nombreufe affemblée des plus jeunes dames de Solinie; elles avoient vu grande lumière au palais ; elles s'étoient levées toutdoucement d'auprès de leurs maris, & étoient venues voir quelle étoit cette nouveauté; elles avoient pris leurs plus beaux ornemens , & paroiffoient charmantes', quoïqüelies fe fuffent habillées fans chandclle ( tant il eft vrai que les femmes viennent a bout de réuffir a tout ce qu'elles entreprennent). Plufieurs jeunes gens s'étoient mafqués, & les avoient fuivies; en forte que l'affëmblée étoit des plus brillantes & des plus nombreufes. Mais les bourgeoifes de Solinie , qui favoient vivre , avoient laiffé les premières places vides pourle roi & toute fa cour. Le roi ouvrit le bal avec la princeffe, & après que 1'on eut danfe plufieurs ménuets, on en vint aux contredanfes, Cabrioline en enfeigna ^e nouvelles, qui charmèrent tout le monde ,  20S H I S T O KEI paree que c'étoit toujours les mêmes figures, & qüil n'y avoit que les airs qui fuflent différens. Les dames de Solinie , qui n'avoient jamais vu un pareil fpe&acle ^étoient enchantées. L'amour , qui feul anime les plaifirs , triomphoit dans cette affemblée , 8c fe plaifoit a confondre les fcrupules des charmantes Soliniennes. Le bal avoit déja duré cinq heures, fans que perfonne s'en ennuyat; car la reine d'Amazonie ronfloit dans un coin,&la gouvernante de la princeffe dormoit dans un autre , quoiqüelle fut auprès d'Agis. Mais le jeune page, qui n'aimoit pas la danfe ,fe laffa a la fin ; & pour Ia faire ceffer, il fortit un moment, & revint dire d'un airempreffé, que les maris étoient dans une des cours, & qüils vouloient abfolument entrer. Auffi-töt toutes les dames, en prenant chacune un jeune homme fous le bras, fe fauvèrent comme des oifeaux effarouchés, & rentrèrent chez elles. Elles furent fort contentes de trouver leurs époux endormis , & que le page les eut trompées. Le roi penfa fe mettre en colère, quand il fut qu'Agis n'avoit pas dit vrai; mais la reine d'Amazonie, qui fe réveilla , prit le parti du page, & remontra au roi que les fénateurs viendroient le prendre a la pointe du jour, 8c qu'il  eu Prince Soly. 209 qüil avoit befoin de repos, auffi bien que la princeffe. Allons, mon fils, lui dit-elle , allons nous coucher. Le roi fut fi enchanté de cette expreffion , qüil lui baifa la main, & demanda a la fée de faire ceffer" les violons. Toute la peine que Cabrioline impofa a Agis, fut de danfer la dernière entrée avec elle. II fallut bien obéir; mais au milieu de la danfe , il fe fauva dans une chambre, dont il eut foin de bien fermer la porte , & tout le monde fe retira. CHAPITRE XV. Le' jeune monarque retrouve d la cour le vieux Savantivane. JLje lendemain, au lever del'aurore, les prêtres du foleil ouvrirent les fenêtres du temple , &le parèrent des ornemens deftinés aux plus • grandes fêtes ; ils allèrent enfuite au palais avec les fénateurs, pour accompagner le roi au temple , & le couronner en préfence de tout le peUple. On éveilla le jeune monarque ; &: quoique la princeffe fut un peu fatiguée du bal, elle fut habillée la première. Cabrioline avoit préfidé afatoilette; ainfi ilne manquoit rien a fon ajuftement. La reiae d'Amazoinie fit un O  sio H I S T O I R E. peu attendre , paree qu'on ne lui avoit pas encore apporté fon premier bouillon. La fée &le roiluidemandèrent pardon d'avoir oublié cette cérémonie. Quand le roi fut dans Ie veftibule du par lais, il fe préfenta une jeune Solinienne charmante, qui vint fe jeter a fes pieds , fort •alarmée. Ses pleurs 1'empêchèrent d'abord de pariet. Le roi la releva poliment, & lui demanda ce qu'elle défiroit, & quel étoit Ie fujet de fes larmes. Protégez-moi, dit-elle, feigneur, contre un mari barbare qui me pourfuit, & qui veut me punir d'être venue cette nuit au ba! dans ce palais. Quand je fuis rentrée, je m'attendois a le trouver endormi , comme les autres citoyens; mais je 1'ai trouvé éveülé, & lifant a la lumière d'une bougie. II m'a accablé des plus violensreproches, & m'a fait de fi terribles menaces, que je crains pour ma vie même. Le roi alloit affurer cette aimable femme qu'il la défendroit , lorfqu'on vit entrer ce mari furieux. Mais quelle fut Ia furprife du roi, quand il reconnut dans ce mari jaloux le vieux Savantivane, qui favoit conduit a Azinie ! &c quel fut 1'étonnement de Savantivane , quand il vit que celui qüil avoit recu chez lui, étoit le roi des Soliniens ! * Dans cette fituation > ce fut le roi qui paria  du Pkince Soly. 211 ie premier. .Approchez-vous , dit-il en riant ; venez , mon cher Savantivane, que je vous embraffe. Quoi! vous ferez-vous toujours de mauvaifes affaires dans tous les lieuxque voushabiterezf Vous favezque, dans votre patrie; vous avez penféfervird'ornement ala queue du grand ane, pour trop aimer les fciences : ici Vous allumez de la bougie, contre toutes les lois, pour épier votre femme. Si vous euffiez imité les autres Soliniens, vous ne vous feriez apercu de rien, & vous feriez tranquille comme eux. Mais je veux bien vous pardonnner, a condition que vous pardonnerez a cette aimable femme ; que vous la remercierez , en ma préfence,de la grace que je vous accorde; que vous ne parlerez point de cette aventure a vos voifins, & que vous m'inltruirez par quelle conjonóture vous êtes devenu un de mes fujets. Seigneur , re'pondit Savantivane , dès que vous me rendez témoignage que 'mon époufe n'a fait que venir au bal dans ce palais, jelui pardonne volontiers , & je la remercie d'avoir été caufe que j'ai reconnu pour mon roi, plutöt que je n'aurois fait , un prince tel que vous. Je vous protefte que, fi les Soliniens favent jamais ce que leurs femmes & la mienne ont fait cette nuit, ce ne fera point de moi qüils O ij  212 HtSTOlKE 1'apprendront. A 1'égard de Paventure qui m'a conduit ici , vous faurez qüauffi-töt votre départ d'Azinie, on vous chercha par-tout,&je fis moi-même tous les efforts imaginables pour vous trouver: mais n'en pouvant venir a bout, on dit que je favois oü vous étiez, & que je feignois de Pïgnorer. Je vis que Pon vouloit me chercher querelle fur ce que j'avois Iaiffé échapper 1'ignorant que j'avois amené a la place de mon frère Dodis. Dans la crainte d'un fort funefte, je ramaffai mes tréfors, &c je m'embarquai fur un vaiffeau qui m'a conduit dans cette ville, que je ne connoiffois point. Un vieux So-t linien,aqui je contai mon hifioire, & a qui je montraimes richelfes, me propofa fa fille en mariage: c'eft cette jeune femme que j'ai époufée il y a quinze jours. Tant que j'ai dormi toute la nuit, & que je n'ai vu goutte , j'ai été content de fa conduite; mais cette nuitmetant éveillé , je ne Pai plus trouvée dans mon appartement. J'ai vu, par ma fenêtre, une grande lumière au palais ; j'ai cru qüil m'étoit permis d'allumer une vieille bougie que j'avois apportée d'Azinie , & d etudier en 1'attendant. C'eft la feule faute que j'aye faite ; car fi je me fufTe rendormi tranquillement, il n'auroit été queftion de rien, & elle m'auroit fait accroire ce qu'elle auroit voulu. Mais puifque vous me par-  du Prince Soly. 213 donnez ma faute, & qüelle veut bier» recevoir mes remercimens de lagraceqüelle me procure, il n'y faut plus penfer. Agis, qui étoit furvenu pendant cet entretien, admira cette aventure , & dit au roi: Voila, feigneur, la chofe du monde la plus heureufe. Tous nos amis font raffemblés; vous retrouvez votre empire & votre princeffe; Bengib fe réunit a Zaïde ; j'ai rencontré ma fidéle gouvernante, & votre ancien höte d'Azinie eft ici par hafard. Dans toutes nos aventures, il n'y a eu qüun ceil de perdu;c'eft le pauvre prince Soiocule qui fera la viétime de tout ceci. Son ceil eft recouvré , dit Cabrioline, & même au doublé. Chacun demanda a la fée comment cela s'étoit fait, & d'oü elle favoit cette nouvelle. Apprenez , dit-elle, qüaprès avoir quitté le prince , en fortant de vaincre les Dondiniens, je me tranfportai au chateau oü nous avions paffe la nuit deux jours auparavant; j'y reftai Quelques jours, & allai enfuite a Amazonie, pour favoir fi le prince avoit époufé la princeffe Fêléé. Je fus, par mes intelligences, qüil étoit au palais de la fceur de la reine. Je m'y fis conduire auffi-töt, & j'y appris qüil étoit parti , par ordre de Soiocule, pour venir en ces lieux. Je vis ce prince privé de la vue , qui me joua quelques airs de vielle: cela me fit plaifir. Je Oiij  214 HlSTOIRE danfai même devant lui, & j'eus pitié duregret qüil me témoigna de ne me point voir. J'ai, entre autres fecrets , celui d'éclaircir la vue; je m'en fervis en faveur de ce prince; depuis ce temp-s-la, il voit plus clair qüun lynx. II m'a tant marqué de reconnoiffance , qu'il a danfé tout un jour avec moi. Il avoit même préparé jun grand fpedtacle , óü je devois briiler; mais, fans avertir perfonne , je le quittai , & j'étois déja fur ce rivage, qüon me cherchoit dans les appartemens (car nous autres fées danfantes traverfons la mer, comme un autre paffe une rivière ). Quand je fuis venue en ces lieux, continua la fée en adreffant la parole au roi, vous n'y étiez pas encore arrivé. C'eft moi qui me fuis déguifée en vieille, & qui ai engagé Bengib a mettre a fon doigt la bague myftérieufe qui rend invifible„ afin qüil vïnt fur Ie rivage oü vous deviez aborder. Vous favez de quelle manière il vous a fauvé des flots, & ce qui s'eft paffe depuis. Avouez que j'ai bien conduit toute cette affaire. Toute la compagnie avoua que rien n'étoit mieux entendu, & pritpart au bonheur de Soiocule.  Pu Prince Soly. 2.1$ CHAPITRE XVL Cou.ronnzm.tnt du roi; fon mariage avec Fêlée ; conclufon de cette hifioire. Tan dis qüil fe paffoit des chofes fi intéreffantes dans le palais , les prêtres attendoient le roi pour le conduire au temple , & commencoient a s'impatienter: enfin Ie roi fortit, Sc les trouva dans la cour qui regardoient le foleil, pour voir s'il feroit ferein pendant un jour fi célèbre". Lerci avec Ia reine d'Amazonie, fa princeffe & la fée montèrent dans un char qui les attendoit. Le roi ordonna en fortant, qüon ouvrit les portes de la ville , & qüon laifsat entrerles Amazones, qüil vouloit que 1'on regardat déformais comme amies. Cet ordre ne plut pas trop aux vieux bourgeois de Solinie 5 mais Ia curiofité de voir de nouvelles femmes , fit voler les jeunes gens vers les remparts, & ils eurent bientót exécuté les commandemens du prince. Quand on fut arrivé au temple , on fit placer le nouveau roi fur un tröne élevé ; mais avant de le couronner , on lui dit que la coutume étoit de faire un difcours au peuple. Cette propofition embarraffa trés-fort le jeune mo- O iv  2l6 HlSTOIRE narque. Si vous m'aviez, dit-il, prévenu de la veille , jen aurois acheté un tout fait, que je vous débiterois. II y abien des gens plus habiles que moi, qui ne font pas autrement; pour a préfent, cela m'eft impoffible. Mais faut-il , ajouta Ie prince-, que Ie difcours foit long? II doitdurer environ trois quarts d'heure , répondit le grand-prêtre. Trois quarts d'heure , s'écria le roi; c'eft de quoi faire mourir 1'orareur & lei auditeurs. Point du tout, dit un des prêtres ; nous aimons les harangues a la folie; c'eft un plaifir qui ne coute rien. Mais, reprit le roi, ne peut-on pas faire faire ce difcours par un autre ? J'ai peu de mémoire, & je n'ai jamais exercé mes poumons qüa une chofe qui ne fait point partie de 1 eloquence ( il vouloit dire a fouffler des pois dans fa farbacane); je voudrois qüun autre haranguat pour moi. Celafe peut, ditun des fénateurs;pourvu que nous entendions un beau difcours pendant prés d'une heure, nous ferons contens.Auffi-tot Savantivane , qui avoit des difcours tout prêts fur toutes fortes de fujets , demanda permiffion au roi d'entretenir la compagnie. Je vous en prie inftamment , répondit auffi-totle prince; vous ne fauriez me faire un plus grand plaifir. Dans le moment, Savantivane étant monté fur les  du Prince Soly. 217 marches du tröne, loua les vertus du défunt roi, dont il n'avoit jamais entendu parler, exagéra le bonheur des Soliniens, de voir fon tróne rempli par un prince auffi parfait quétoit le jeune roi, quoiqüil nel'eut connu qüa Azinie» & il employa le dernier quart d'heure a les affurer du fort le plus heureux fous fon règne , fans favoir ce qui devoit arriver. La harangue de Savantivane fut généralement applaudie ,• mais on ne la rapportera point, paree qu'elle fit bailler la princeffe. Quand cé difcours fut fini, on mit la couronne fur la tête du jeune roi, & on lui préfentale fceptre : auffi* tot chacun fe profterna, & le temple retentit des eris de joie des Soliniens & des Amazones, qui étoient entrés en grand nombre. Le roi fit ceffer le tumulte, pour propofec deux chofes importantes ; la première étoit la lol qüil avoit imaginée laveille , d'adorer le foleil pendant le jour , & la lune pendant la nuit. Cette propofition penfa caufer une fédition. Les anciens s'élevèrent contre cette nouveauté, & fe jètèrent aux pieds du roi les larmes aux '' yeux , pour lui demander de ne les pas obligera cette loi nouvelle. Mais les courtifans qui avoient été du repas de la veille, les jeunes gens qui avoient été au bal, & fur-tout les femmes ,  I 2l£> HlSTOIRE crioient au contraire que cette loi étoit trèsfage. Le roi étoit d'une extréme bonté; il dit aux anciens avec douceur , qüils voyoient bien eux-mémes qüil n'étoit plus le maïtre; & qüil falloit obferver cette loi, puifque tout Ie monde le vouloit. La feconde propofition du jeune monarque fut d'époufer a 1'inftant la princeffe, & de la faire déclarer reine de Solinie. II croyoit ne trouver aucune contradiétion' a un fi beau deffein; mais les prêtres & les fénateurs , piqués , a ce que 1'on croit, de la première loi que le roi avoit établie , s'y opposèrent de toutes leurs forces,&déclarèrent que cela étoit abfolument impoffible. Et quelle eft , dit le roi irrité, la caufe decette impoffibilité ? Elle eft bien grande & bien jufte, dit le grand-prêtre d'un air éloquent ; &, depuis la fondation de notre monarchie, aucun de vos auguftes ancêtres n'amanqué a un ufage qui, par fon obfervation, eft devenu une loi fondamentale de cet empire. Mais quel eft cet ufage ? dit le roi qui perdoit patience. Sire, répondit le grand-prêtre, il eft fondé fur la majefté de nos rois & fur le rang des princeffes a qui ils veulent s'alüer., Mais, s'écria Agis , qui auroit volontiers-battm  du Prince Soey.' aio le grand-prêtre, quand il feroit fondé fur le foleil , qui te brüle la cervelle, quel eft cet ufage qui fait une loi? Le grand prêtre rêva un moment, & dit enfuite: II eft, Sire , d'envoyer des ambaffadeurs chercher la princefTe a qui le roi veut s'allier; & ainfi,il vous eft impoiïible d'époufer cette princeffe, que vous trouvez comme par hafard dans votre empire. Les prêtres & les fénateurs , qui s'imaginoient que le grand-prêtre avoit trouvé un bon moyen pour facher un peu le nouveau légiflateur,huèrent lepauvre Abdumnella de navok inventé que cette difficulté , & le roi & fa fuite éclatèrent de rire de fon air embarraffé. Pendant ces difcours , Cabrioline, dans un coin du temple , s'amufoit comme une franche petite coquette qu'elle étoit, a caufer avec de jeunes Soliniens qüelle avoit trouvés au bal la nuit précédente. Quand elle entendit les ris que 1'on faifoit, elle s'approcha, & ayant appris ce qui les caufoit, elle dit aux prêtres & aux fénateurs: Graves perfonnages, écoutez-moi. Je loue votre zèle pour la majefté royale , j'approuve votre amour pour les anciens ufages. Lorfque vos rois voudront époufer des princeffes étrangères , envoyez-les chercher par les miniftres les plus diftingués; mais vous ne de-  220 HlSTOUE vezfas craindre aujourd'hui de manquernï l h dignité de 1'empire, ni a vos coutumes. Apprenez que c'eft moi qui ai conduit ici la princefTe , & fachez que Cabrioline vaut bien un ambaffadeur. Cela eft vrai, dit Agis, quoiqüil V ait bien des gens qui en doutent. Au refte , ajouta la fée , fi mes raifons ne vous perfuadent pas , je fais Ie moyen de vous faire obéir. Je vais appeler mon joueur de flüte • demandez * Agis fi je vous ferai danfer. Ah J de grace, Meffieurs , dit Ie page, mariez au plutöt le roi, par pitié pour moi & pour vous-mémes; ne vous expofez pas a voir votre temple détruit & votre ville démolie de fond en comble , a' force de fauter. ■ Le grand-prêtre feignit de fe rendre plutöt ala raifon de Cabrioline qu'a la crainte , & Ia jeune Fêlée fut unie pour jamais a fon cher prince. Dés qu'AbdumnelIa eut achevé Ia cérémonie, on entendit un bruit fouterrain, qui fit trembler tout le monde. Le roi fur-tout & la jeune reine furent confternés, par la crainte que quelque nouveau malheur ne vint troubler leur union. Maison fe raffura, quand on vit fortir du-fond du temple une nymphe, que le grand prêtre & Bengib reconnurent pour la fée des montagnes.  1 DU PriNCe SoLY. 221 Raffurez-vous | dit-elle au*roi, je n'emploie pas mon pouvoir a caufer des malheurs. Je viens vous annoncer le deftin qui vous eft réfervé ; Vos jours feront déformais förtunés Sc tran.^érilles. Pendant le cours d'un règne long & floriffant , vous réunirezfous votre puiffance 1'empire des Soliniens &c celui des Amazones. Mais comme il n'eft rien qui ne change dans la nature , cet empire fi puiflant fera détruit quelque jour; & de ces viiïes célèbres , il n'en reftera non plus de traces que du fameux Ilüon dans la Phrigie. Cette nation fi glorieufe ne fera pourtant pas anéantie ; vos defcendass, dignes héritiers de vos vertus , régneront fur les bords d'un fleuve fameux, dont les eaux augmentent la grande merqui nous environne. On trouvera parmi eux des avares & des prudes dignes de 1'iüuftre Solinie; on y verra briller de fières héroïnes , dignes defcendantes des Amazones. Savantivane, malgré fori grand age, aura une poftérité nombreufe, qui s'établira dans les mêmes climats , & dont la vertu , bien loin d'être opprimée , comme dans 1'ingrate Azinie, fera 1'objet de la vénération de tous les humains. Que rien déformais ne vous alarme , cette briljante deftinée eft le fruit de mes foins Sc de ma puiffance. Après es difcours, la fée frappa la terre avec  222 HlSTOIRE Ie pied , Ie temple trembla une feconde fois, & la nymphe difparut. On croit fa prédiófion vraie , paree qu'en effet on ne voit plus aucun veftige de ces fameufes villes fur les bords du lac de Parime.«Il ne refte aujourd'hui qüun fleuve, appelé la rivière des Amazones ; mais il eft difHcile de deviner dans quels lieux les defcendans de ces peuples habitent aujourd'hui , & quel eft le / fleuve fur les bords duquel Ia fée prédit qu'ils devoient demeurer. Fin de l'hiftoire du prince Soly.  VOYAGES E T AVE. NTURES DES TROIS PRINCES DE SARENDIP, Traduits du Perfan; Par le Chevalier de M a i l l i.  VOYAGES  VOYAGES E T AVENTURES DES TROIS PRINCES DE SARENDIP. D ans les temps heureux oü les rois étoient philofophes , & s'envoyoient les uns aux autres des queftions importantes pour les réfoudre , il y avoit en Oriënt un puiffant monarque, nomraéGiafer,quirégnoitau pays deSarendip. Ce prince avoit trois enfans males , également beaux & bien faits, qui promettoientbeaucoup. Comme il les aimoit avec une extreme tendreffe, il voulut leur faire apprendie toutes les fciences néceffaires, afin de les rendre dignes de lui fuccéder a fes états. Dans ce deffein, il fit chercher les plus habiles gens de P  216" Voyages et aveNtures fon fiècle, pour leur fervir de précepteursQuand on les eut trouvés, illes fit venir dans fon palais, & leur dit qüil les avoit choifis parmi les plus célèbres de fon empire, pourleur confier 1'éducation de fes enfans; qu'ils ne pouvoient lui faire un plus grand plaifir que de les bien inftruire, & qüil en auroit töute la reconnoiffance poflible; enfuite il leur aflïgna de groffes penfions, & donna a chacun d'eux un fort bel appartement prés de celui des princes fes fils. Perfonne n'ofoit y entrer pour leur rendre vifite, de crainte de les détourner de leürs occupations. Ces hommes illuftres , fenfibles a 1'honneur que cet augufte roi leur faifoit, n'oublièrent rien pour bien exécuter fes ordres, & pour répondre a la haute eftime qu'il avoit concue de leur mérite. Les trois jeunes princes qui avoient beaucoup d'efprit, & autant d'envie d'apprendre, que leurs maitres en avoient de les enfeigner, fe rendirent, en peu de temps, trés - favans dans la morale , dans la politique, & généralement dans toutes les plus belles connoiffances. Ces fages précepteurs, charmés des pi-ogrès de leurs difciples, allèrent en rendre compte au roi. 11 en fut fi furpris , que s'imaginant que c'étoit une fiftion plutót qüune vérité, il voulut lui-même en faire 1'épreuve. II en étoit capable, car il n'i-  des trois Princes de Sarendip. 227 gnoroit rien de tout ce qüun grand homme doit favoir. II fit d'abord venir 1'ainé; & après favoir interrogé fur les fciences qu'on lui avoit apprifes, il lui tint ce difcours. Mon fils, comme je me fens chargé du poïds de mes années, & du pénible fardeau de 1'empire, je veux me retirer dans quelque fobtude, pour ne plus fonger qu'a mon repos. Dans cette réfolution, je Iaifle a votre conduite Ie gouvernement de mes états, & j'efpère que vous en uferez toujours bien. Cependant avant que de vous quitter, j'ai plufieurs chofes de conféquence a vous recommander : Ia première, & la plus confidèrable , eft d'avoir toujours Ia crainte des dieux dans le cceur; la feconde, de regarder vos frères comme vos enfans ; Ia troifième, de fecourir les pauvres; la quatrième, cfhonorer les vieillards; la cinquième, de protéger 1'innocence perfecutée; la fixième, de punir les coupables; & la dèrniere, de procurer avos peuples la paix & 1'abondance. Par ce moven , vous deviendrez 1'objet de leurs vceux & de leurs prières, & le ciel les exaucera , autant pour leur felicité que pour votre gloire. Voila, mon fils, les confeils que je vous donne; je vous exhorte a les fuivre, & fi vous le faites, votrerègne fera toujours heureux. P ij  22§ Voyages et aventtjres Ces paroles ayant extrêmement furpris ce jeune prince: Seigneur , lui dit - il, je fuis trèsobligé a votre bonté paternelle de 1'offre qu'elle me fait, & des confeils qu'elle me donne: mais que diroit-on , & quel blame nemeriterois- je pas, fi j'acceptois le gouvernement de votre empire pendant que vous vivez; d'ailleurs comme je fais qüil n'y a point de météorequi furpafie 1'éclat des aftres, ni dechaleur ,qui égale celledu foleil,jefuis petfuadé qüil n'y a perfonne plus capablede gouverner vos états que vousmême, puifque vous en êtes la force & 1'ornement toutenfemble. Je ferai toujours prêt avous faire connoïtre, par mes foins & par mon obéiffance , Ja foumiffion que j'aurai toute ma vie pour vos ordres ; mais dans cette occafion» je fupplie très-humblement votre majefié de vouloir bien m'en difpenfer. Si votre décès précédoit le mien, ce que je ne fouhaitepas, j'accepterois pour lors votre empire, pourvu que vous m'en jugeaffiez digne, & je Ie gouvernerois fuivant les bons avis que vous venez, de me donner; je ferois tout mon poffible pour n'en rien ornettré, & pour faire voir è, tous vos peuples que je n'ai point de plus forte paffion que celle de vous imiter. La réponfe judicieufe de cet aimable prince donna beaucoup de fatisfaétion au roi, qui  Ï3ES TROIS PRINCES DE SARENDIP. 22p ayant reconnu, par cette prémière épreuve , la capacité & le bon naturel de fon fils, ne douta point qüil n'eüt un jour toutes les qualités nécefiaires pour lui fuccéder glorieufement. Cependant il diffimula fa joie, & lui dit ,d'un air férieux , de fe retirer, a deffein de faire la même expérience fur les deux autres princes fes fils. II commenca par faire venir fon puiné, & s'étant fervi du même difcours qüil venoit de faire , ce jeune prince lui répondit de cette manière. Seigneur , fi le ciel exaucoit mes défirs, vous feriez immortel. Vous devriez 1'être, non feulement pour le bonheur de vos peuples, mais encore pour celui de vos enfans, puifque jamais prince n'a été plus grand, plus généreux, 8c plus magnanime que vous; ainfi, jouiffez toujours d'une fanté parfaite, & d'un empire que vous gouvernez avec tant de fageffe , de prudence, & de bonté. A mon égard, feigneur, je n'en fuis nullement capable , cela ne ferviroit qu'a faire voir ma foibleffe, 8c a me combler de confufion plutót que d'honneur. Si une petite fourmi fortoit préfentement de fa demeure, feroit-elle digne de gouverner vos états3 Quefuis-je autre chofe qu'une petite fourmi fans force Sc fans adreffe ? II faut infiniment plus de mérite Sc de génie que je n'en P iij  230 Voyages et aventures, ai, pour régir & adminiftrer votre empire? d'ailleurs mon frere aïné eft plein de vie & de fanté,- c'eft a lui qüappartiennent vos états après vous, & mon cadet & moi, nous n'avons d'autre droit a efpérer, que les apanages que votre juftice & votre bonté voudront bien nous accorder. Cette fage réponfe ne caufa pas moins de plaifir au roi que la précédente; il remercia les dieux de lui avoir donné deux enfansd'un caractère fi doux & fi raifonnable. II fit retirer celui-ci, pour faire venir fon cadet, & lui tint le même difcours qüil avoit fait a fes deux autres fils. Ce jeune prince, futpris, & comme ïnterdit de cette propofition, garda un moment le filence, & enfuite il répondit en ces termes: Comment, feigneur , pourrois - je , dans un age fi peu avancé, accepter une dignité fi importante &fi difficüe a rempür? Je connois trop mon infuffifance, pour ne me pas faire juflice : je reffemble a une petite goutte d'eau, & votre empire a une grande &z vafte mer; il faudroit avoir un efprit auffi étendu que le votre , pour le gouverner dignement: je vois bien, feigneur, que vous voulez m'éprouver; mais je me donnerai bien de garde de monter fi haut,de crainte d'un fort femblable a celui du malheureux Icare; fa punition vint de fa  ües trois Princes de Sarendi?; 23? témerité, & ma peine naitroit de l'injuftice & du mauvais naturel que j'aurois de vouloir être preféré a mes frères : aux dieux ne plaife, feigneur, que cela m'arrive jamais. Cette prudente réponfe étonna leroi, & ayant trouvé dans ce jeune prince autant d'efprit & de fageffe qu'il en avoit remarque dans fes frères, it fut convaincu des progrès qüils avoient faits dans les fciences. Cependant il ne voulut pas s'en tenir la, il réfolut de les rendre encore plus accomplis; & pour cet effet, de les envoyer voyager par - tout le monde, afin d'apDrendreles mceurs Sdeseoutumes dechaque nation. Dans ce deffein ;il les fit venir le jour fuivant, & feignant d'être en colère contre eux de ce qu'ils avoient réfufé 1'adminiftration de fes états, il leur adreffa cesparolès. Après les foins que j'ai eus de vous , & de vous donner les plus habiles gens du monde pour vous inftruire parfaitement, j'avois lieu d'efpérer de votre part une entière obéiffance ; mais comme il me paroït que vous n'êtes pas encore affez inftruits de vos devoirs, il faut que vous alliez-achever de les apprendre dans les pays étrangers. Je vous prie donc de fortir dans quatre jours de ma cour, & dans quinze de mon empire, avec defenfe d'y revenic fans ma permiffion, P iy  Voyages et aventüees Les princes, qui ne s'attendoient pas a ua pareil ordre , en furent trés - furpris : ce n'eft Fs que le plaifir de voyager n'eüt pour eux beaucoup de charmes, & q^ls ne Je fouhaitaflènt de tout leur cceur; mais aimant le roi au point qu'ils faifoient, ils ne pouvoient sen eloigner de cette manière, fansun extréme chagnn. Ils firent donc tout leur poffible pour nele pas quitter fi - tót; cependant, voyant quil vouloit abfolument étre obéi, fc parti«ntdan. le temps prefcrit, avec un équipage fort modefte ,& fous des noms déguifés. Quand ds furent hors de leurs états, ils entrèrent dans ceux d'un grand & puiffant empereur nommé Behram. Comme ils continuoient leur route pour fe rendre a la ville impériale, ils rencontrèrent un conducteur de chameaux, qui en avoit perdu un; il leur demanda s'ils nel avoient pas vu par hafard. Ces jeunes pnnces qui avoient remarque' dans le chemi„ les pas dun femblable animal, Jui direntqu'ils 1 avoient rencontré; & afin qu'il n'en doutat point, 1 amé des trois princes lui demanda fi le chameau n'étoit pasborgne; le fecond , interrompant, lui dit, ne lui manque - t'il pas une dentf & le cadet ajoutaj ne boiteuxfLe eonduéfceur affura que tout cela «oit véritable. C'eft donc votre chameau,  des trois Princes de Sarendip. 235 continuèrent- i!s , que nous avons trouvé , & que nous avons Iaifle bien loin derrière nous. Le chamelier , charmé de cette nouvelle , les remercia bien humblement, & prit la route qüils lui montrèrent, pour chercher fon chameau: il marcha environ vingt - milles, lans le pouvoir trouver; en forte que, revenant fort chagrin fur fes pas , il rencontra le jour fuivant les trois princes affis a 1'ombre d'un plane , fur le bord d'une belle fontaine, oü ils prenoient le frais. II fe plaignit a eux d'avoir marché fi. long - temps fans trouver fon chameau ; & bien que vous m'ayez donné, leur dit-il, des marqués certaines que vous 1'avez vu , je ne puis m'empêcher de croire que vous n'ayez voulu rire a mes dépens. Sur quoi le frère ainé prenant la parole: Vous pouvez bien juger, lui répondit-il, fi, par les fignes que nous vous avons donnés , nous avons eu deffein de nous moquer de vous; & afin d'effacer de votre efprit la mauvaife opinion que vous avez,n'efi> il pas vrai que votre chameau portoit d'un cöté du beurre, & de 1'autre du miel ; & moi, ajouta le fecond, je vous dis qüil y avoit fur votre chameau une dame; & cette dame, interrompit le troifième , étoit encinte : jugez, après cela, fi nous vous avons dit la vérité?  ^34 Voyages et aventures Le3diamelier,entendant toutes ces chofes, crut de bonne foi que ces princes lui avoient9 derobé fon chameau : il réfolut d'avoir recours a la juihce; & Jorfqüils furent arrivés a fa vdle impériale, il les accufa de ce pretendu larcin. Le juge les fit arrêter comme des voleurs , & commenga a faire leur proces. La nouvelle de cette capture étant arrivés auxoreiH.es de 1'empereur ,1e furprit, il en fut même très-faché, paree que, comme il apportoit tous les foins poffibles pour la füreté des chemins, il vouloit qüil n'y arrivSt aucun défordre. Cependant ayant appris que ces prifonniers étoient de, jeunes gens fort bien faits-, & qui avoient fair de qualité, il voulut qüon fes lui amenat. Il fit venir auffi Je chamelier, afin d'apprendre de lui , en leur préfence* comment I'affaire s'étoit paffée. Le chamelier la lui dit 5 & 1'empereur jugeant que ces pnfonniers étoient coupables , il fe tourna vers eux en leur difant: vous meritez la mort, néanmoins comme mon inclination me porte 1 la clémence plutöt qüa la févérité, je vous. pardonnerai fi vous rendez le chameau que vous avez derobé; mais fi vous ne Ie faites pas, je vous ferai mourir honteufement. Qüoique ces paroles duffent étonner ces illuftres  des trois Princes de Sarendip; 2.3 $ prifonniers, ils n'en témoignèrent aucune trifteffe , & répondirent de cette manière. Seigneur, nous fommes trois jeunes gens qui allons parcourir le monde pour favoir les mceurs & les coutumes de chaque nation ; dans cette vue, nous avons commencé par vos états, & en chemin faifant nous avons trouvé ce chamelier qui nous a demande fi nous n'avions pas rencontré par hafard un chameau qu'il prétend avoir perdu dans Ia route ; quoique nous ne 1'ayons pas vu , nous lui avons répondu en riant, que nous 1'avions rencontré, & afin qu'il ajoutat plus de foi a ces paroles, nous lui avons dit toutes les circonftances qüil vous a rapportées : c'eft pourquoi, n'ayant pu trouver fon chameau , il a cru que nous 1'avions dérobé; & , fur cette chimère , il nous a fait mettre en prifon. Voila, feigneur,comme la chofe s'eft paffee; & fi elle ne fe trouve pas véritable , nous fommes prêts a fubir avec plaifir tel genre de fupplice qu?il plaira a votre majefté d'ordonner. L'empereur ne pouvant fe perfuader que les indices qüils avoient donnés au chamelier fe trouvaffent fi juftes par hafard, je ne crois pas, leur dit-il, que vous foyez forciers •, mais je vois bien que vous avez volé le chameau, &  236' Voyages et aventuees que c'eft pour cela que vous ne vous êtes pas trompés dans les fix marqués que vous en avez données au chamelier: ainfi , il faut o u le rendre ou mourir. En achevant ces mots, il ordonna qu'on les remït en prifon ,& qu'on achevSt leur proces. Les chofes e'toient en cet état, lorfqu'un voifin du chamelier, revenant de Ia campagne , trouva dans fon chemie le chameau perdu; il le prit, & 1'ayant reconnu , il le rendit , d'abord qu'il fut de retour,a fon maïtre. Le dwmelier, ravi d'avoir retrouvé fon chameau, & chagrin en même temps d'avoir accufé des innocens* alla vers 1'empereur pour le lui dire, & pour ie fupplierde les faire mettre en Iiberté. L'empef eur I'ordonna auffi-töt ; il les fit venir , & leiir témoigna la joie qu'il avoit de leur innocence , & combien il étoit faehé de les avoir traités fi rigoureufement; enfuite il défira favoir comment ils avoient pu donner des indices fi juftes d'un animal qüils n'avoient pas vu. Ces princes voulant le fatisfaire, 1'ainé prit la parole , & lui dit: J'ai cru , feigneur , que Ie chameau étoit borgne, en ce que , comme nous allions dans Ie chemin par oü il étoit paffe', j'ai remarque' d'un cöté que 1'herbe étoit toute rongée, & beaucoup plus mauvaife que celle de 1'autre, oü il n'avoit pas touché; ce qui m'a fail  des trois Princes de Sarendip. 237 croire qüil n'avoit qu'un ceil, paree que , fans cela , il n'auroit jamais laiffé la bonne pour manger la mauvaife. Le puïné interrompant le difcours:Seigneur, dit-il, j'ai connu qüil manquoit une dent au chameau , en ce que j'ai trouvé dans le chemin , prefque a chaque pas que je faifois , des bouchées d'herbe a demimachées, de la largeur d'une dent d'un femblable animal; & moi, dit le troifième, j'ai jugé que ce chameau étoit boiteux, paree qu'en regardant les veftiges de fes pieds , j'ai conclu qüil falloit qüil en traïnat un , par les traces qu'il en laiffoit. L'empereur fut très-fatisfait de toutes ces réponfes; & curieux de favoir encore comment ils avoient pu deviner les autres marqués , il les pria inftamment de le lui dire; fur quoi Pun des trois, pourfatisfaire a fa demande, lui dit: je me fuis apercu, lire, que le chameau étoit d'un cöté chargé de beurre, & de 1'autre de miel, en ce que, pendant 1'efpace d'un quart de 1 ieue, j'ai vu fur la droite de fa route une grande multitude de fourmis , qui cherchent le gras; & fur Ia gauche , une grande quantité de mouches, qui aiment le miel. Le feconddit: Et moi, feigneur, j'ai jugé qüil y avoit une femme deffos cet animal, en ce qüsyant vu un endroit oü ce chameau s'étoit agenouillé,  Voyages et aventukes j'ai remarque'la figure d'un foulier de femme, auprès duquel il y avoit un peu d'eau , dont 1'odeurfade & aigre m'a fait connoïtre que c'étoit de 1'urine d'une femme. Et moi , dit le troifïème, j'ai conje&uré que cette femme étoit enceinte , par les marqués de fes mains imprimées fur la terre, paree que, pour fe lever plus commodément, après avoir achevé d'uriner , elle s'étoit fans doute appuyée fur fes mains , afin de mieux foulager le poids de fon corps. Les obfervations de ces trois jeunes princes donnèrent tant de plaifir a 1'empereur, qüil leur témoigna mille amitiés, & les pria de féjourner quelque temps chez lui. II leur donna un fort bel appartement dans fon palais, oü ils étoient fervis comme des rois, & 1'empereur les voyoit tous les jours. II en étoit fi charmé , qüil préféroit leur coriverfation a celle des plus grands feigneurs de fon empire. II fe déroboit fouvent a fes propres affaires, & fe cachoit quelquefois pour les entendre parler fans en être vu. Un jour que ces princes étoient a table , & qu'on leuravoit fervi, entre autres mets, un quartier d'agneau de la table de l'empereur, & du vin très-exquis, ce prince qui étoit dans un lieu retiré, oü il pouvoit ouïr tout ce quTls difoient,  des trois Princes de Sarendip. 259 entendit qu'en mangeant del'agneau & en buvantde cevin, 1'aïné de ces princes dit: Je crois que la vigne qui a donné ce vin eft crue fur un fépulcre ; & moi, dit le fecond , je fuis affuré que cet agneau a été nourridu lait d'une chienne. Ma foi, vous avez raifon , mes frères , dit le troifième; mais cela n'eft pas d'une fi grande conféquence que ce que j'ai a vous dire préfentement. Vpus faurez donc que j'ai connu ce matin, par quelques fignes , que 1'empereur a fait mourir pour crime le fils de fonvifir,& que le père ne fonge a autre chofe qüa venger cette mort par celle de fon maïtre. L'empereur ayant entendu ces paroles , entra dans la chambre , Sc diftimulant fa furprife : Eh bien , Mefheurs, leur dit-il, de quoi vous entretenezvous ? Ces jeunes princes feignirent de ne le pas entendre , & lui dirent : Seigneur , nous fortons de table, Si nous avons parfaitement bien dïné. L'empereur, qui ne fouhaitoit pas de favoir cela, les preffa de lui faire part des chofes qüils avoient ditës pendant leur repas , en les affurant qüil avoit entendu leurs difcours. Alors ils ne purent lui cacher la vérité , & lui racantèrent la converfation qüils avoient eue a table. L'empereur demeura quelque temps a s'entrerenir avec eux, & enfuite il fe retira dans  240 Voyages et avëntures fon appartement. Quand il y fut, il fit venir celui qui lui fourniffoit Ie vin, pour favoir de quel endroit il étoit; mais ne Ie pouvantdire, il lui commanda d'aller querir le vigneron ; ce qu'il fit. Lorfqüil fut arrivé, l'empereur lui demanda fi la vigne dont il avoit foin étoit anciennement ou nouvellement plantée fur les ruines de quelque batiment, ou dans quelque défert. Le vigneron lui dit que le terroir ou croifioit cette vigne avoit été autrefois un cimetière. L'empereur fachantla vérité dece fait, youlut favoir le fecond; car, pour le troifième, il fe fouvenoit bien qu'il avoit fait mourir Ie fils de fon vifir. II ordonna qüon lui fit venir le berger qui avoit foin de fon troupeau; & lorfqüil fut devant lui, il lui demanda avec quoi il avoit engraifié 1'agneau qu'il avoit fait tuer ce jour-la pour fa table. Cet homme, tout tremblant, répondit que 1'agneau n'avoit eu d'aurre nourriture que Ie lait de fa mère; mais 1'empereur, voyant que la crainte avoit faifi Ie berger, & qu'elle pouvoit I'empêcher de dire la vérité: Je connois , lui dit-il, que tu ne dis pas. la chofe comme elle s'efi paffee; je t'affure que fi tu ne me la découvres préfentement, je te ferai mourir. Eh bien , feigneur, repartit-il, fi vous voulez m'accorder ma grace, je vous dé- clarerai  DES TROIS princes DE SarENDIP. CÏarerai lavéritéb L'empereur la lui promit, & le berger lui paria de ia forte. Seigneur , comme 1'agneau dont il s'agit étoit encore tout petit, & que la mère paifibit a Ia campagne aux environs d'un bois, un grand loup affamé la prit , & la dévora, malgré tous mes cris ; car ma chienne n'étoit pas pouc lors auprès de moi, ayant fait ce jour-la fes petits. J'étois affez embarraffé comment je ferois pour nourrir cet agneau, lorfqu'il me vint a 1'efprit de I'attacher aux mamelies de ma chienne; elle Pa élevé fi délicatement , que 1'ayant jugé digne de vous être préfenté, je 1'ai fait tüer, & 1'ai envoyé ce matin a votre maitre d'hötel. L'empereur, qui avoit écouté ce récit avec attention, crut que^ces jeunes princes étoient des prophètes , pour deviner fi bien les chofes; de forte qüaprès avoir congédié le berger, il les vint trouver, & leur tint ce difcours. Tout ce que vous m'avez dit, Meffieurs , fe trouve véritable, & je fuis perfuadé qu'ayant autant de mérite & de fi belles qualités que vous avez , il n'y a perfonne au monde qui vous reffemble. Mais dites-moi, je vous prie, quels indices avez-vous eu aujourd'hui a table, pour toutes les chofes que vous m'avez racontées ? L'ainé des princes, prenant la Q  242 Voyages et aventures parole: Seigneur, lui dit-il, j'ai cru que la vigne qui a produit le vin que vous avez eu la» bontédenous envoyer étoit plantéedans un cimetière , paree qüauffi-töt que j'en ai bu, au lieu que le vin réjouit ordinairement le cceur, le mien s'eft trouvé accablé de triftefle; & mot, ajouta Ie fecond , après avoir mangé un morceau de 1'agneau, j'ai fenti que ma bouche étoit falée & pleine d'écume, ce qui m'a fait croire que cetagneau avoit été nourri du lait d'une chienne. Comme je vois, feigneur, interrompit le troifième, que vous êtes dans une impatience d'apprendre comment j'ai pu connoïtre la mauvaife mtention de votre vifir contre votre majefté impériale , c'eft qüayant eu 1'honneur de vous entendre raifonner en fa préfence fur le chatiment qu'on doit faire aux méchans, j'ai reconnu que votre vifir changeoit de couleur, & vous regardoit d'un ceil noir & plein d'indignation; j'ai même remarqué qüil demanda de Peau a boire: c'étoit fans' doute pour cacher Ie feu dévorant dont fon cceur étoit enflammé. Toutes ces chofes, feigneur, m'ont fait connoïtre Ia haine & la colère qüil a contre votre augufte majefté , de ce que vous avez condamné vous-même fon fils a la mort. L'empereur voyant que ces jeunes gens avoient fort bien prouvé tout ce qu'ils avoient;  »es trois Princes de Sarendip. 24 j avancé, s'adrefla a celui qui venoit de parler, & lui dit: Je ne fuis que trop perfuadé de la mauvaife intention que mon vifir a de fe venger de la mort de fon fils que j'ai condamné, acaufe des crimes qüil avoit commis. Mais comment pourrois-je trouver le moyen de prouver le deffein funefte qüil a contre moi; car , quelque menace que je lui faffe, il ne me le découvrira jamais: c'eft pourquoi, comme vous avez infiniment d'efprit , je vous prie de me donner quelque expediënt pour 1'en convaincre. Le moyen le plus sur que je puis vous propofer, feigneur, lui dit il, eft de gagner une fort belle efclave qüil aime, & a laquelle il fait part de tous fes fecrets. Pour la gagner, il faut que vous tachiez de lui faire connoïtre que vous êtes fi fort épris de fes charmes, qu'il n'y a rien au monde que vous ne fafliez pour elle. Comme les femmes fouhaitent toujours d'étre plus qu'elles ne font, je fuis sur que cette efclave vous donnera fon cceur d'abord qüelle croira que vousluiaurezdonné le votre. Paree moyen, vous pourrez avoir des preuves convaincantes de la mauvaife intention de votre vifir, & le punir fuivant la rigueur des Iois. L'empereur Behram approuva ce confeil, & ayant trouvé une femme fort propre a 1'exécution de fon deffein , il lui promit une fomme  244 Voyages et aventtjres confidérable, fi elle pouvoit lui ménager un rendez-vous avec la maïtreffe de fon vifir. II la chargea de lui découvrir 1'extrême paffion qüil avoit pour elle , & de 1'affurer qüil la feroit une des premières dames de fon empire. Cette meffagère d'amour, charmée d'une pareille commiffion , ne manqua point de 1'exécuter avec toute la diligence & l'exaditude poffibles. Elle paria a cette belle efclave, & excita fon ambition, en lui difant les fentimens d'amour & de tendreffe que l'empereur avoit pour elle. Elle ajouta, que fi ce prince vouloit fe fervir de fon autorité, il ne lui feroit pas difficile de 1'avoir en fapoffeflion , foit en la faifant enlever, ou en ordonnant a fes officiers d'étrangler fon vifir ; mais qu'il n'en vouloit pas venir a ces extrémités , & qu'elle la prioit, par la part qu'elle prenoit a fes intéréts , d'étre fenfible a la paffion de l'empereur , & a la fortune qu'il lui offroit. La maïtreffe du vifir ayant fait attention aux paroles de cette adroite meffagère, la pria inftamment de témoigner a l'empereur qu'elle lui étoit fort obligée des fentimens favorables qu'il avoit pour elle; mais qüétant gardée a vue, il n'y avoit qu'un feul' moyen pour la pofféder ; qüelle le lui diroit volontiers, pourvu qu'elle 1'affurat de garder le fecret, & de ne le décou-  ces trois Princes de SarendeP. 24y vrir qua I'empe'reur.La meffagèrele lui promit, & auffi-töt l'efclave lui paria de la forte. Tu fauras qW le vifir a un deffein e'galement perfide & cruel contre la vie de l'empereur. II ne fonge jour & nuit qu'a 1'exécuter. II a préparé un poifon qu'il prétend lui faire boire dans un feftinqüil veut lui donner au premier jour;&, après fa mort, s'emparer de 1'empire. Comme mon intention a toujours été de le faire favoir a l'empereur , je te prie de ne pas manquer de Ie lui dire; & que s'il fe trouve au fefiin du vifir , lorfqüon lui préfentera a la fin du repas, fur'une foucoupe d'or, enrichie de pierreries, une tafTe de criftal de roche, oü fera Ie poifon; qüil n'y touche pas , & qu'il oblige Ie vifir de boire ce breuvage; s'il le fait, l'empereur donnera la mort a celui qui la lui préparpit; s'il Ie refufe, ce fera une conviöion de fon crime, & un moyen de le faire mourir avec ignominie. Ainfi, par 1'une oupar 1'autre de ces deux voies, l'empereur fe vengera de cet infigne traitre , & m'aura en fa poffeffion. La meffagère ayant bien retenu tout ce que la maïtreffe du vifir lui avoit dit, prit congé d'elle, & alla auffi •tot en rendre compte a l'empereur , qui larécompenfa du fervice important qu'elle lui avoit rendu. Comme quelques jours auparavant,ee prince Qiij  2.^.6 VoYACES ET AVHNTURES avoit gagné une grande bataille contre un puiffant roi qui lui faifoit une guerre injufteil crut être obüge' de gratifier les principaux officiers de fon armee par des penfrons confidérables, & de nouvelles dignités qüil leur accorda. II comrrenga par fon vifir, a qui il lit un préfent de grand prix; ce qui donna occafion a ce fcélérat de le convier a un fameux repas qu'il vouloit lui donner. L'empereur ne manqua pas de s'y rendre, & fut recu au bruit des trompettes , des timbales , & des hauts-bois , qui faifoient une harmonie charmante. Le vifir , pour mieux couvrir fa perfidie,Iui fit, a fora tour , de beaux préfens , & enfuite l'empereur fe mit a table, qui fut fervie avec toute la délicateflè & toute la magnifictnce poffibles. Une mnfique, pendant Ie feftin , enlevoit tous les cceurs, &fattention de tous les courtifans. Sur Ia fin du repas, le vifir préfenta lui-même a l'empereur la foucoupe d'or & la taffe de criftal dont nous avons parlé , laquelle étoit remplie d'un poifon très-odoriférant ; & pour obliger ce prince a le prendre : Seigneur, lui dit-il, voici un breuvage, le plus exquis & le plus précieux qoi foit au monde; entre plufieurs vertus admirables qu'il a , il rafraïchit le foie , & chaffe du cceur toute la bile qüon pourroit avoir. L'empereur connoiffant , aux marqués de ia  des trois Princes de Sarendip. 247 foucoupe & de la taffe, que c'étoit le breuvagedont la meffagère lui avoit parlé , le refufa , en lui difant: Tu en as plus befoin que moi; car comme tu fais que j'ai fait mourir ton fils , a caufe des crimes qüil avoit commis, je ne doute pas que ton cceur & ton foie n'en foient échauffés, & remplis de beaiycoup de bile: c'eft pourquoi je te prie de le prendre en ma préfence, & de croire que je t'en ferai auffi obligé que fi je 1'avois pris moi-même. Le vifir fut un peu troublé de cette réponfe; &C revenant a Ia charge : Aux dieux ne plaifent , feigneur , lui dit-il, que je vous obéiffe en cette rencontre; il n'appartient pas a un fimple mortel comme moi de boire le neéèar des dieux; cette boiffon eft fi rare& fi précieufe, qu'elle ne peut convenir qüa un grand monarque comme vous , qui êtes 1'amour & les délices de 1'empire. Ce prince luirepartit, que quelque agréable que fut cette boiffon, elle fétoit encore davantage , étant préfentée de fi bonne grace, & par une perfonne dont il connoiffoit le zèle & faffeétion pour fon fervice. Ainfi, fachant Ie befoin qu'il en avoit, il étoit trop de fes amis pour le priver d'une chofe qui lui étoit fi falutaire, & qu'a fon égard elle lui feroit fort inutile. Cuv  248 Voyages et aventures Le vifir, voyant que l'empereur!e prcffbitde boire ce poifon , fe douta que fa trahifon étoit découverte. En cet état, tout rempli de crainte & de confufion : Seigneur, lui dit-il , je fuis tombé dans le ma'heur que je vouloisjiréparer aux autres. Mais comme je vous ai toujours connu d'un naturel porté a la clémence plutót qüa la rigueur, j'efpère qüe , quand je vous aurai donné un avertifTement pour la confervation de votre augufie perfonne , vous voudrez bien avoir Ja bonté de me pardonner. S'il vous arrivé de condamner a mort le fils de quelqüun de vos officiers, ne permettez jamais que le père refte a votre cour. Vous avez condamné Ie mien pour fes crimes ; cependant quoique vous ayez eu raifon , & que vous m'ayez témoigné mille amitiés, en me comblant de bienfaits, je u'ai pu oublier la douleur que m'a caufée la mort de mon fils. Toutes les fois que je vous voyois, votre préfence excitoit ma haine , & me portoit a la vengeance ; c'eft ce qui m'a obligé de vous préfenter ce poifon , afin d'honorer les manes de mon fils , & de venger fa mort par la vótre. Quoique l'empereur fut très-convaincu par ces paroles du funefte deffein de fon vifir , êc qüil avoit droit de le faire mourir de la mort la plus cruelle ; cependant il n'en ufa pas avec .  des trois Princes de Sarendip. 249 tant de rigueur ; il fe contenta feulement de confifquer fes biens & de le chaffer de fes états. C'étoit la une punition bien douce pour un crime fi énorme ; mais il eft quelquefois bon de pardonner , ou du moins d'adoucir le chatiment. Quant a la maïtreffe de ce perfide , > l'empereur la maria a un grand feigneur de fa cour, & lui fit des préfens confidérables , pour reconnoïtre le fervice qüelle lui avoit rendu. Après que l'empereur eut ainfi banni de fon empire cet indigne vifir, il vint trouver les jeunes princes, pour leur apprendre tout ce qui s'étoit paffé au repas que ce perfide lui avoit donné; & les remerciant de favoir, par leur confeil, délivré d'un fi méchant homme , il leur dit: Je ne doute pas, Meffieurs, qu'ayant autant d'efprit & de prudence que vous en avez, vous ne trouviez un prompt remède pour m'oter un chagrin qui me fait bien de la peine ; j'efpère que vousne me refuferez pas ce fecours, m'ayant donné des preuves de votre favoir, & de votre affeéVion dans une affaire oü il s'agiffoit de ma vie. Ces jeunes princes lui répondirent qüil pouvoit compter fur eux, & qüil n'y avoit rien au monde qüils ne fiflent pour lui marquerle zèle qu'ils avoient pour fon fervice. L'empereur, charmé de cesparoles, les  2jc Voyages et aventures remercia de tout fon cceur, & enfuite leur fit ce difcours. Les anciens philofophes de eet empire, dont mes ancêtresfaifoient beaucoup de cas, avoient trouvé une forme de miroir qu'ils nommoient le miroir de juftice; il avoit la vertu de faire le juge, lorfqüil y avoit deux perfonnes qui, plaidoiect 1'unecontre 1'autre, on les obligeoit de regarder dedans, pour favoir célle qui avoit tort ou raifon. La partie qui faifoit d'injuftes demandes, avoit auffi-tot le vifage noir, & celle qui avoit raifon , confervoit toujours fa première couleur, & gagnoit fa caufe. Celui dont le vifage étoit devenu noir , ne pouvok revenir en fon premier état , a moins Équ'il ne defcendit dans un puits très-profond , pour y pafTer quarante jours au pain & a 1'eau. Cette pénitence étant faite , on le tiroit du puits , & on 1'expofoit a la vue de tout Ie peupfe; la, après avoir publiquement confeffé fa faute , & demande pardon aux dieux & a la juftice , il reprenoit fa première couleur.Comme 1'on vivoit toujours dans la crainte de ce miroir , qui tenoitlieu de juge, chacun fe contenoit dans 1® devoir, & s'appliquoit a fon métier , Ie pays étant abondant en toute chofe ; & quelque pauvre que fut un étranger qui venoit s'y refugier, il faifcit aifément fa fortune.  des trois Princes de Sarendie. 2yi Dans ces temps heureux oü 1'empire jouiflbit d'une félicité parfaite , régnoit mon aïeul, qui n'avoit que deux enfans , mon père & mon oncle. Après la mort de mon aïeul, ils eurent quelques differens au fujet de fa fucceffion: mais comme mon père avoit raifon, il eut le deffus. Mon oncle , chagrin de cet avantage , déroba ce précieux miroir , & le porta aux Indes, oürègneunegrande&puiffante reine, quia donné le foin des affaires de fon royaume a un de fes miniftres. Mon oncle , qui vojloit s'acquérir les bonnes graces de cette princeffe , lui fit préfent de ce miroir, en lui difant néanmoins que ce miroir n'avoit de vertu que dans mon empire. L'on voyoit tous les jours au deffus de la ville capitale de cette reine , qui étoit fïtuée fur le bord delamer , une main droïte ouverte, qui paroiffoit en fair au lever du foleil, laquelle, fans fortir de fa place, reftoit au même état jufqua la nuit; & alors, s'approchant du rivage, elle prenoit un homme , & le jetoit dans Ia mer. Le peuple , affligé de cette défolation, porta ce miroir fur le rivage de la mer, s'imaginant qüil pourroit détourner le malheur dont il étoit accablé. En effet, 1'ayant oppofé a cette main fatale , il en regut cet avantage , qüau lieu qüelle prenoit un homme chaque jour, elle ne prit qüun cheval ou un bceuf.  2j2 Voyages et aventures Cependant, par Ia perte de ce miroir, cet empire ayant perdu fon ancien bonheur, & mon père fouhaitant ardemment de Ie ravoïr, envoya un ambaffadeur a cette reine, avec une lettre fort obligeante, pour la prier de le lui rendre, & même lui offrit une fomme confidérable, fi elle le défiroit; & afin de 1'engager encore mieux a faire la chofe , il lui repréfentoit» par fa lettre, que ce miroir ne pouvoit pas être pour elle d'une fort grande utilité; mais que pour lui,il n'en étoit pas de même, vu 'qu'il pouvoit remettre cet empire dans fon premier état, & lui rendre fon ancienne tranquilIité. Cependant la lettre , & les parots de Painbaffadeur ne fïrentpas de grands progrès furl'efprit de cette reine; en forte qüil fut obligé de retourner a la cour de mon père, & lui dit qu'a caufe que le royaume de cette princeffe avoit eu 1'avantage , par la vertu de ce miroir, de changer la perte de 1'homme en celle d'un cheval ou d'un bceuf, qüune main en Pair emportoit tous les jours dans la mer, cette reine ne vouloit pas rendre le miroir, a moins que. mon père n'eüt trouvé quelque remède a la ruine que cette main lui caufoit; & que fi, par fon moyen, ce royaume étoit délivré d'une fi grande misère , elle lui rendroit de bon cceur Ie miroir, fes ancêtres ayant toujours été en bonne  des trois Princes de Sarendip. 2J3 intelügence avec les nötres. Comme mon père n'avoit aucun fecret pour contenter cette princeffe , les chofes font toujours demeurées dans Ie même état. Ainfi, meffieurs , jugeant de votre mérite par toutce que vous avez fait jufqüè, préfent, & que rien n'eft au deffus de votre efprit, je me perfuade que fi vous entreprenez d'exécuter ce que mon père n'a pu faire , vous en viendrez facilement a bout. Quelle gloire pour vous , & quel plaifir ne ferez-vous point a cette princeffe, fi vous délivrez fon royaume de cette cruelle main qui 1'accable ! Elle vous eu fera très-redevable, & ne pourra refufer a votre prière la reftitution du miroir qui rétablira le repos & la félicité dans mon empire. Je vous prie donc , Meffieurs , de m'accorder cette grace, & de croire que je vous en aurai une obhgation qui m'engagera a une reconnoiffance éternelle. ■ Ces jeunes princes, plus fenfibles aux honnêtetés qu'ils avoient recues de l'empereur, qüauxoffres obligeantes qüil leur faifoit, lui promirent d'aller aux Indes au plutöt, & de faire tout leur poffible pour lui rendre le fervice qu'il leur demandoit. L'empereur, ravi de ces paroles, les embraffa de tout fon cceur; & le lendemain , les jeunes princes étant venus de bon matin prendre congé de lui, il leur donna  VvOYAGES ET AVENTÜRES de beaux préfens pour cette reine, & enfuite il *es accompagna , avec plufieurs grands Teigneurs de fa cour , jufqu'a deux lieues au dela de la ville capitale. Après leur départ, il fit plufieurs facrifïces aux dieux , pour les prier de lui être favorables, & de rendre le voyage & le retour de ces jeunes princes également prompt & heureux. Comme il ne doutoit point que les dieux ne favorifaffentun deffein fi jufte, ïl demeuroit tranquille, & paffoit les jours tantót ala chaffe , & tantöt a en tendre la mufique, qu'il aimoit paffionnément. Dans ce temps , il arriva un marchand , qui ayant appris que l'empereur faifoit grand cas des belles Voix & des inftrumens harmonieux , & qüil récompenfoit généreufement ceux qui lui en indiquoient, lui dit qüil avoit une efclave d'une beauté charmante, qui chantoit divinemer.t, & qui favoit la mufique en perfection. L'empereur lui ordonna de Ia lui amener au plutöt. Cette fille, qui fe nommoit Diliram , parut le lendemain dans un habit magnifique , en préfence de l'empereur. Il fut fi furpris de voir une beauté fi rare, qu'il lui fit connoïtre qüelle n'étoit pas du nombre de celles qui ont befoin d'ornemens pourparoïtre, mais que les ornemens avoient befoin d'elle, pour avoir plus de brillant _& d'éclat. Cette  des trois Princes de Sarendip. 255* galanterie ne fit pas moins de plaifir au marchand qüa la belle efclave. L'empereur , prévenu en faveur de cette fille , la pria de chanter, & d'accompagner fa voix de quelque inftrument. Elle le fit, mais avec tant d'art & de délicateffe, que ce prince lui dit cent chofes obligeantes, &, entre autres , qüelle charmoitégalement les yeux & les oreilles ; enfuite il en donna une fomme confidérable au marchand , & fit préparer a cette fille un appartement magnifique, oü rien ne manquoit. Comme il avoit pour elle une extrêrne paffion , il ne pouvoit vivre fans la voir , & préféroit fon entretien a celui des plus belles de fa cour. Un jour, ce prince étant allé avec Dilirama la chaife , & ayant rencontré un cerf, il lui dit: En quel endroit voulez-vous que je perce cet animal de mon dard ? Je ne doute pas , feigneur, de votre adreffe , répondit elle , & je fuis perfuadée que vous le frapperez oü il vous plaira i mais puifque vous fouhaitez que je vous le dife , je ferois bien aife que , d'un feul coup, vous lui percaffiez le pied & 1'oreille tout enfemble. L'empereur voyant que la chofe étoit impoffible, ne put s'empêcher de rire de cette propofition. Cependant comme il étoit doué de beaucoup d'efprit & d'une adreffe admirable , il prit fon arbalête, & tira droit a 1'oreille ,  2;6* Voyages ët aventures qüil atteignit* Cet animal fentant la douleuf du coup , la gratta auffi-tot avec le pied , comme font ordinairement tous les animaux. Alors l'empereur prenant fon are, lui décocha une flèche armee d'un ferpointu, quiluiperca en même temps ,1e pied & Ijoreille. Plufieurs grands feigneurs ,• qui avoient vu le coup , félicitèrent l'empereur , non feulement fur fon adreffe, mais encore fur fa précaution. Ce prince, tout joyeux d'avoir fi bien réuffi , fe toufnant du cöté de Diliram: £h bien, Madame , lui ditil, que vous femble de ce coup ? Ai-je fatisfait a votre curiofité? II n'y a rien en cela, feigneur, de fort extraordinaire, répondit-elle. Je fuis sure que vousn'auriez jamais pu faire ce coup, fivous n'aviez trompé le cerf& moi, lorfque vous avez tiré 1'arbalête ; & il n'y a perfonne qui n'en fit autant, en fe fervant de 1'artifice dont vous vous êtes fervi. Ces par'oles , trop libres , déplurent d'autant plus a l'empereur, qu'elles furent dites en préfence de tous ceux qui 1'avoient félicité. II crut que fon honneur étoit offenfé en cette rencontre, & qüil falloit punir rigoureufement cette efclave; de forte que, malgré 1'inclination qüil avoit pour elle, il ordonna qn'on la dépouillat, & qu'après lui avoir lié les mains derrière le dos , on 1'emmenat dans un bois qui étoit a un quart de lieue de la, afin  des trois Princes de Sarendip. 25-7 afin d 'être dévorée par les bêtes féroces. Cela fut exécuté fur le champ» Cependant, deux heures après , fempëreur fe repréfentant les charmes de cette jeune efclave , fon cceur fut agité de divers mouvemens; 1'amour & la colère y difputoient 1'un contre 1'autre. Cjuoi, feigneur, difoit 1'amour , faut-il, pour une indifcrétion , pour une bagatelle, traiter fi cruellement le plus bel objet du monde? Souvenez vous des fentimens de tendreffe que vous lui avez témoignés, & des proteftations que vous lui avez faites d'une amitié éternelle. II eft de votre honneur de lui tenir parole, & de ne point paffer pour unparjure, ni pour un inconftant : ce font deux crimes qui font horreur, & qui terniroient votre gloire. Me'nagez-la donc mieux, feigneur, en rappelant cette aimable perfonne; envcyez-la chercher au plutöt; & fi vous êtes affez heureux pouc la revoir, n'ayez plus pour elle que desyeux, un cceur, & des vceux paffionne's : par-la, vous re'parerez lafaute que vous avez faite, & les jours que vous pafferez avec cet incomparabk objet, feront pour vous des jours pleins de douceurs,. La colère , plus furieufe que jamais d'un difcours fi tendre : Non , feigneur , difoit-elle, c'eft uneingrate qui s'eftrendue indignede vos R  2j8 Voyages et avénïukeS bontés. Vous ne pouvez être accufé d'inconftance & de rigueur a fon égard , puifqu'elle a manqué non feulement de refpeét, de reconnoiffance, & d'amitié pour vous, mais même qüelle a flétri votregloire en préfence de tant degens de qualité. Vous ne pouvez en avoir trop de reffentiment.||Je fais bien que ceft une vertu de pardonner, mais je fais bien auffi que ce n'eft pasun crime de punir, quand la punition eft légitime. II n'y a perfonne qui ne condamne cette malheureufe efclave ; les plus pacifiques en font indignés, & fon procédé déplaït a tout le monde. Si , après cela , vous la rappe.'ez, pour qui pafferez - vous ? Pour un homme foible , femblable a une girouette qui tourne a tcus vents. I! faut avoir plus de pouvoir fur vous, & ne jamais révoquer des ordres auffi juftes que les vötres. Par ce moyen, vous vous rendrez redoutable, & la crainte de vous déplaire retiendra chacun dans le devoir. L'amour, peu content de cette cruelle politique, revint a la charge avec plus d'ardeur que jamais. II attaqua le cceur de ce prince par toute forte d'endroits , & y mit des fentimens fi tendres ,^que n'y pouvant plus réfifter , l'amour triompha de la colère. L'empereur auffi-töt commanda a ceux qui avoient mené Diliram dans Ie bois, de 1'aller chercher pour lui rendre  des' trois PrTnces de Saréndip. ayo fes habits, & de la ramener dans fon palais. Pendant qu'on s'empreffoit a exe'cuter fss ordres , cette aimable fille pleuroit arhèrement, & attendoit a toute heure le funefte moment d'ëtre de'vorée par des lions, ou par quelque autre bete fe'roce. Comme elle avoit la liberté de marcher, elle doubla tellement le pas, qu'aVantle foleil couché, elle fe trouva heureufement dans Ie grand chemin. Elle étoit fort en peine quelle route elle devoit prendre, lorfqüune compagnie de mafchands qui paffoient , fapergut. Le plus vieux 1'aborda, & étant fürpris de fa beauté & de 1'état miférable oü elle étoit; il en eut pitié; il lui délia les mains , & 1'ayant couvert de quelques vêtemens , ïl I'emmena au lieu oü il alloit loger' Quand ils furent arrivés , il lui demanda de quelleprofeffion e'Ie étoit, quels gens I'avoient réduite en cet état, & enfin quel étoit le fujet de fon malheur. Elle ne répondit autre chofe , finon qu'elle étoit muficienne , & qüelle favoit toucher de la guitare. Le marchand en ayant fait venir une , Ia lui préfenta , & e!Ie en jtoua avec tant de délicateffe, mariant fa voix au fon de cet inffrumént, que le marchand en fut charmé. Comme il n'avoit point d'enfant, il 1'adopta pour fa fille , & 1'emmena en fon pays. Rij  2.6o Voyages et aventtjres L'empereur, qui étoit de retour de la chaffe , attendoit avec beaucoup d'impatience ceux qüil avoit envoyés dans le bois pour lui ramener Diliram. Enfin ils arrivèrent, & lui dirent qüils 1'avoient cherchée par-tout , fans l'avoir pu trouver. Ce prince croyant auffi tót qüelle avoit été dévorée par quelque bete cruelle , en fut dans un chagrin terrible ; il en tomba malade , & fon mal , qui augmentoit de jour en jour, faifoit perdre aux médecins 1'efpérance de fa guérifon. Dans cette facheufe conjoncture , tous les grands de fa cour s'affemblèrent, & après avoir tenu confeil, on fut d'avisque, puifqueles remèdes ne pouvoient le guérir , il falloit nes'en plus fervir, & lui donner feulement des nourritures convenables a fon mal, en attendant le retour des trois princes qui étoient allés aux Indes pour tacher de ravoir le miroir de juftice. Quand ces jeunes princes furent arrivés avec leur fuite dans les états de cette reine, oü la main fatale faifoit tant de ravages, le gouverneur de la province oü ils étoient en donna auffi-töt avis a cette princeffe; elle leurenvoya une belle & nombreufe efcorte, pour les accompagner jufques dans fa ville capitale. Le lendemain ils eurent audience de fon premier miniftre, auquel ils dirent qu'ils étoient venusde  bes trois Princes de Sarendip. z6t. Ia part de l'empereur Behram, pour délivrer la reine de la main terrible qui défoloit fon royaume; & qüauffi-tötque cela feroit fait, ils la prieroient d'avoir la bonté de leur remettre le miroir, pour le reporter a l'empereur leur maïtre. Ce miniftre ayant entendu cette propofition, alla en rendre compte a la reine, qui en eut une joie extreme. Le jour fuivant , on les alla chercher dans des chars fuperbes, pour leur donner audience. Et ant arrivés au palais , on les fit paffer au travers de quatre chambres , toutes plus belles les unes que les autres: la première eft faite de fonte artiftement travaillée, avec un grand nombre de figures qui imitent parfaitement le naturel ; la feconde a le plancher & le Iambris faits dargent d'une riche valeur; la troifième eft d'or maffif excellemment bien émaillé; mais le luftre , 1'éelat, Si le grand prix de la quatrième fin-paffe de beaucoup les trois autres ; elle eft remplie de joyaux d'un prix ineftimable, oü 1'on voit reluire un tröne royal, tout couvert de diamans & d'efcarboucles, qui rendent, avecquantité d'autres pierres précieufes , une telle lumière, que la chambre eft auffi claire dans la plus fombre nuit, que s'il y avoit plufieurs flambeaux allumés. Ce fut dans cette fuperbe chambre oü cette augufte reine donna audience Riij  262 ' VOYA'GES ET AVENTURES a ces illuftres ambaffadeurs. Je ne parlerai point ici des beaux préfens qüils lui firent au nom de l'empereur Behram , paree qüoutre que le détail en feroit inutile, il m'éloigneroit trop de mon fujet : je dirai feulement que la reine les recutfort honorablement, & qüelle promit de leur remettre le miroir d'abord que la main neparoitroit plus •, enfuite on les conduifit dans une falie toute batie de marbre, de jafpe, & de porphyre , oü on leur fit un feftin magnifique , accompagné d'inftrumens mélodieux & de voix charmantes. Plufieurs feigneurs de la cour étoient de ce repas. L'on y but a la fan té de la reine & de l'empereur Behram , au bruit de 1'artillerie & au fon des trompettes; ce qui dura jufqüa la nuit: enfuite les ambaffadeurs fe retlrèrent; & comme il n'y avoit point de temps a perdre, ils fe levèrent de grand matin , & allèrent avec les principaux officiers de la reine fur le bord de Ia mer avant Ie lever du foleil. Un moment après il parut, & auffi-tót Ia main droite ouverte fe fit voir fur la mer. L'ainé de ces princes, laregardantfixement, !eva lafienne, & luimóntra le fecond &le troifième doigts éténdus , tenant les trois autres püés. Cette main , qui caufoit tant de maux , sJenfonca tout d'un coup dans la mer, & ne parut plus. Le peuple, qui avoit été préfent a ce  des trois Princes de Sarendip, 265 fpectacle , ne pouvoit croire ce que fes yeux avoient vu. La reine ayant éte' informée de ce fuccès, en fut dans une joie & un étonnement qüon ne peut exprimer. Son peuple & elle s'imaginant que cela ne fe pouvoit faire naturellement, crurentque ces princes étoient quelques divinités. Ils voulurent leur faire des fa-, crifices, & élever des ftatues a. leur gloire, afin d'immortalifer leur reconnoiffance ; mais la modeftie & la fageffe de ces jeunes princes s'y opposèrent. La reine fut curieufe de favoir le fècret dont ils s'étoient fervis pour faire un fi grand miracle: alors I'aïné de ces princes, pour ne pas être entendu de tous ceux qui étoient dans la chambre, tira la reine a part, & lui expliqua la chofe'de cette manière. Vousfaurez, madame, lui dit-il, qüa peine ai-je vu ce matin la main ouverte fur Ia mer, que j'ai jugé que cela ne fignifioit autre chofe , finon que, dans un royaume , cinq hommes bien unis & de même fentiment étoient capables de prendre tout le monde; & comme cette main vouloit être ainfi entendue, & qüil ne s'eft trouvé perfonne qui ait pu deviner ce qüelle vouloit dire, ellea caufé tous les défordres qui font arrivés dans vos états; c'eft ce qui a fait qüavec 1'aide des dieux je m'en fuis apergu, & qu'étant vis-a-vis d'elle, j'ai Riv  i6*4 Voyages et aventukes levé fi» main, tenant Je fecond & fe troifième doigts étendus & les autres étant pliés ; jé 1'ai fait cacher de honte & de confufion dans le fond de la mer; en forte que je vous affuré, madame, qu'elle ne paroitra jamais. Elle vouloit faire entendre, comme j'ai eu I'honneur de vous dire , que cinq hommes bien unis étoient capables de fe rendre maïtres de 1'univers, & je lui ai montré que feulement deux bien d'accord pouvoient faire cette entreprife. Ces parofes donnèrent de 1'admiration a Ia reine; elle vit bien que ces princes, qu'elle ne connoiffoit pas pour tels , étoient d'une haute naiffance & d'un efprit fublime. Elle leur fit rendre tous les honneurs poffibles , & leur témoigna qüelle n'oublieroit jamais le fervice important qu'ils lui avoient rendu; enfuite ils fe retirèrent dans un des plus beaux endroits du palais., oü on leur avoit préparé, par 1'ordre de la reine, un diné des plus magnifiques. Pendant qüils étoient a table avec plufieurs grands feigneurs qui les avoient accompagnés le matin, les minifires d'état étant dans Ie confeil avec cette princeffe, parlèrent dé renvoyer a l'empereur Behram fon miroir , en confidération du fervice fignalé qüil leur avoit procuré. Le plus vieux d'entre eux prit la parole; & s'adreffant a la reine: Je ne doute pas , ma-  des trois Princes de Sarendip. 26*5 da'me, lui dit-il, que, par le miracle que nous avons vu ce matin , ces jeunes ambaffadeurs n'ayent délivré le royaume d'un grand malheur ; mais qui peut nous affurer que, dans quelque temps, la main ne revienne encore, & ne nous jette dans de nouveaux malheurs, pires que les premiers; c'eft pourquoi, avant que de rendre le miroir , il faut y fonger plus d'une fois , vu 1'importance de cette affaire. J'avoue , répondit la reine , qüelle eft de con. féquence ; mais après les bons offices que nous venons de recevoir de la part de l'empereur Behram, nous fómmes obligés de le fatisfaire. A 1'égard de la süreté que nous devons prendre pour que la main ne paroifle plus dans ce royaume, j'ai un remède infaillible' pour cela. Le feu roi mon père, avant que de mourir, me paria en ces termes. Ma fille , comme vous devez , après ma mort, hénter de mes états, plufieurs princes fe préfenteront pour vous époufer , afin de s'en rendre les maïtres; & comme les états fe confervent & s'augmentent ordinairement par la prudence autant que par la force , je vous ordonne de ne prendre pour époux que celui quifaura deviner une des deux chofes que je vais vous dire. Après me les avoir bien expüquées , il répéta ces mots: Quand vous aurez trouvé un homme qui de-  2&j Voyages et aventubes vinera 1'une de ces deux chofes, ne manques Pas de Ie prendre pour votre époux : c'eft pOUi-quoi, meffieurs, k voir Pair & la mine de ces trois jeunes ambaffadeurs, on peut juger de leur merite , & qu'i!s font nés de quelquegrand pnnce. Comme je fuis perfuadée de cette premiere circonftance par tout ce qu'ils ont fait, & que ,e n'ai que des conjedures de Ia dernière, ffl de vous ira les prier de ma part de vouloür quds fontfortis d'une race illuure,je tacherai «avoir pour mari celui qui m'expliquera lune des deux chofes que mon père m'a dites. Ainfi comme U reftera avec moi, & qu>ü aura ' ^ gouvernement de mon royaume, nous n'apprehenderons pas que Ia main revienne & nous caufe aucun dommage. Ce raifonnement fut ^prouvé par tous les miniflres d'état, & un d eux alla Ie lendemain trouver ces illuures ambaffadeurs. Après s'être entretenu quelque temps enfemble, il leur dit que le pays ayant ete dehvré, par leur fecours, des maux que Ia nainleurfaifoit.ee qui ne devoit être attribué qua Ia grandeur de leur génie & de leur prudence, la reine, qui avoit infiniment d'eftime Pour eux, fouhaitoit favoir de qui ils étoient Ws, & qu'elle les prioitde ne lui rien cacher ladellus. Ces jeunes princes, qui, jufqu'alorS>,  des trois Princes de Sarendip. 267 n'avoient point déclaré a perfonne qui étoit leur père , répondivent qüils étoient nés d'une pauvre familie, &; que la fortune les ayant conduits a la cour de l'empereur Behram , ce prince avoit bien voulu fe fervir d'eux dans cette occaïïon. La reine, ni perfonne au monde, repartit le miniftre , ne croira ce que vous dites: votre air, vos regards , & vos manières font voir que vous êtes d'un fang illuftre. Cependant , Meffieurs , afin que vous ne foyez plus importunés fur ce fujet, je vous prie de confirmer par ferment, que ce que vous venez de me dire eft véritable; car alors que j'aurai rapporté a la reine que vous me 1'avez affuré de la forte , je fais qüelle ajoutera foi a vos paroles. Les princes, fe voyant preffés de cette manière , tinrent confeil entre eux pour voir quel parti ils prendroient; enfin, après avoir délibéré, ils jugèrent qüil valoit mieux dire la vérité, que de faire un faux ferment. Ainfi, s'étant approchés de ce miniftre, ils lui découvrirent qüils étoient fils de Giafer, roi de Sarendip, & le confïnnèrentpar leur ferment. La reine 1'ayant appris, en eut une joie incroyable, fe perfuadant que, par le mariage qu'elle pourroit faire avec 1'un de ces trois princes, fon royaume feroit pour toujours délivré du malheur de la main. Dans cette penfée, elle les  *f® _ Voyages et aventubes Sr etetes'ei,e ,eur « ce, r mroir-que fouhaite remp-- B hram U ne pouvoit envoyer pou^e ,e debi:: ^ ««re des mams qui foient plus précieufes que ]!5 VOtreS' L ^ Particulièreque j>ai ccJue ^ votre me'rite & des vous nous avezrendus, s'efi encore beaucoup augrnentee par la connoifTance que nous avons C tIerteS duPIuSa^fangdu monde. C teeftlme,que Je ne puis affez vous expri™er mep ^ ^ F vous d m derunegrace ^ , . de vo^ genie Mais avant que de m'expüquer,je vous pne de me donner parole de ne ne la point refufer. F "e que^r"^' ou auX n PlUS fenfibIeS 3UX «fi» pouvoit fe promettre tout de ce qui deW oim^ fmefoUviensd'avo-o-direaufeu m°n pcre> ^e bien qu'il ne fut pas impof-  Ms trois Princes de Sareneip. 269 fible a un homme de manger en un jour un magafin de fel , que cependant il n'avoit jamais trouvé perfonne qui osat 1'entreprendre. Comme je fais que vous avez autant d'efprit que de prudence , je vous prie de m'en faire voir la poflibilité 5 car je ne faurois m'imaginer qüun homme puiffe manger en fi peu de temps un magafin de fel. La chofe, madame , répondit le puiné de ces princes , n'eft pas difficue a croire , & j'offre de le faire toutes les fois qüil plaira a votre majefté. La reine, furprife de cette réponfe , voulut lelendemain qüil en fitl'épreuve. Lejourvenu, il 1'alla trouver, & lui dit: Je viens, madame, pour exécuter vos ordres. En achevant ces mots , il tira de fa poch une petite boule d'or de la groffeur d'un pois, pleine de fel, & 1'ayant ouverte , il mange'a tout ce qui y étoit. La reine fe mit a rire de cette épreuve, & dit, que ce n'étoit pas ainfi qüelle 1'entendoit , que c'étoit d'un de fes magauns a fel, dont elle vouloit parler. Le jeune prince, fans s'étonner, répondit que cela n'étoit pas plus difficile que ce qüil venoit de faire , & demanda a aller k ce magafin. La reine y confentit, & ce prince y étant entré avec plufieurs perfonnes qui devsient être témoins de ce qüil feroit, ilmouilla  270 VOYAGÊS Et AVENTÜRES Ie bout de fon doigt de fa falive, le pofa fur Ie iel ; & après en avoir pris quelques grains qu'il ™ngea, il dit aux fpecf ateurs de fermer la porte du magafin,, puifqu'il avoit exécuté tout ce qu'il avoit promis. Cette conduite furprit les amftans , qui ne pouvoientcroire qu'il eütfatisfait a fa parole. Alors il les pria de rendrecompt* a la reine de ce qu'ils avoient vu, ajoutant qu'il lui exphqueroit Ia raifon pour laquelle il en avoit ufe de la forte. Cette princeffe ayant été infor™ee de ce qui s'étoit paffe, défïra de pariera ce jeune prince; & comme elle voulut favoir comment il pouvoit avoir accompli Ia promeffe quil avoit faite, en ne mangeant que trois ou quatre grains de fel , il lui répondit, que quconque auroit mangé avec fon ami trois grams de fel, & ne connoitroit pas ce qu'il doit a fon ami, ne feroit jamais en état de lelavoir, quand même il mangeroit avec lui tout Ie fel des magafins du monde; mais qu'a fon égard il avoit affez mangé de celui de fa majefté, pour avoir toujours pour elle tous les fentimens deftime , d'amour, & de refpeci. La reine trouva cette réponfe d'autant plus agréa- ' We, que c'étoit celle que le feu roi fon père lui avoit faite, lorfqu'i, lui avoit proPofé cette -quefhon. L'applaudiffement de cette princeffe  des trois Princes de SaeenDip. 27t fut fuivi de celui de la compagnie , qui admiroit i'adreffè de cette réponfe , &C la galanterie de celui qui 1'avoit faite. La reine voulant poufierplus loinfacuriofité: j'ai encore , ajouta-t-elle , une autre chofe a vous demander, Meffieurs ; fi vous m'en donnez 1'explication , vous me ferez le plus grand plaifir du monde. Le plus jeune des trois princes prenant la parole : Madame, lui dit-il, je me flatte de vous fatisfaire , fi vous me faites 1'honneur de me dire de quoi il s'agit. La reine ordonna a tous ceux qui étoient dans fa chambre de fe retirer, & il ne refta auprès d'elle que le jeune prince & fon premier miniftre : alors elle ouvrit une petite caffette oü il y avoit cinq ceufs, tk s'adrefTant a ce prince: Je voudrois bien , lui dit elle, que vous partageaffiez également ces cinq ceufs entre nous trois , fans en caffer aucun. Si vous le faites, je dirai hardiment qüil n'y a perfonne au monde qui foit comparable a vous & aux deux princes vos frères. Cet éloge,madame,eft tropgrand, répondit-il, pour un fi petit fujet, & je vais exécuter vos ordres. En achevant ces mots , il prit les cinq ceufs, en mit trois devant la reine, donna le quatrième au miniftre, & garda 1'autre pour lui: Voila,madame , ajouta-t-il,le partageégal, fans aucune fraclion, La reine, ne comprenant  %J2 Voyages et aventures pas d'abord cette réponfe , le pria de lui en donner une moins énigmatique. Le prince en même temps lui dit: Les parts font e'gales, madame, votre miniftre en ayant naturellement deux autour de fa perfonne, & moi deux de la même manière, & non pas vous; de cinq que vous m'avez donnés, j'ai eu Phonneur d'en préfenter trois a votre majefté; jen ai donné un a votre miniftre , & j'ai gardé 1'autre pour moi. Ainfi, par ce moyen , toutes les parts font égales; il n'y a rien deplus jufte. Cette réponfe, qui futfaite d'un air enjoué, fit rire leminiftre; & quelque pudeur que la reine affedat de faire paroïtre, néanmoins, dans le fond de 1'ame, elle en fut bon g-.é a ce jeune prince, qui, peu après, fe retira fort content d'une fcène fi agréable. La reine fe voyant feule avec fon miniiire , lui dit, que puifque ces jeunes princes étoient fils dun grand roi, & qu'ils avoient fi bien expliqué les difficultés qüelle leur avoit faites, elle étoit réfolue , fuivant le confeil du feu roi fon père, d'en prendre un pour mari, & qu'elle fouhaitoit palfionnément que ce fut celui qui avoit éclairci la queftion du fel avec tant de fagefie & d'agrément. La reine , voyant que fon miniftre approuvoit cs ch üx, lui commanda d'aller le lendemain trouver les trois jeunes princes,  des trois Princes de Sarendip. 273 princes, & de leur dire de fa part, que pour fatisfaire auconleil que le roi fon père luiavoit donné avant fon décès,elle défiroit avoir pour époux celui qui avoit expliqué la queftion du fel. Le miniftre ne manqua pas , le jour venu , d'aller chez ces jeunes princes; & après leur avoir témoigné 1'eftime que la reine avoit pour leur mérite, il leur déclara qüelle vouloit avoir pour mari celui qui avoit fi bien expliqué la queftion du fel. Cette propofition les furprit; & après avoir conféré enfemble s'ils 1'accepteroient, celui qüon demandoit pour époux dit h. ce miniftre,que les princes fes frères & lui étoient fort obligés a la reine des honneurs qüelle leur avoit fait rendre depuis le temps qüils étoient afa cour, & qüil acceptoit avec beaucoup de plaifir 1'offre qüelle lui faifoit; mais qüil étoit jufte, avant que de rien conclure , de le faire favoir au roi fon père, & pour cela de retourner auprès de lui, afin de lui faire mieux entendre toutes chofes, & de revenir au plutöt, avec fa permiffion, pour conclure le mariage. Le miniftre ayant rappOrté cette réponfe a la reine, elle fit venir les trois princes, & après s'être engagés fecrètement de part & d'autre, elle ordonna de remettre entre leurs mains le miroir, pour le rendre a l'empereur Behram, & de la aller chez eux, pourobtenk la permiffion de leur père, S  274 Voyages et aventuees Sc s'en revenir auffi-töt, afin d'affifter a la célé- bration du mariage. Ces princes ayant Ie miroir; ne fongèrent plus qu'a leur départ: ils vinrent le lendemain prendre congé de la reine , qui leur fit mille amitiés, Sc même les chargea de plufieurs beaux préfens, tant pour eux que pour le roi leur père Sc l'empereur Behram. Je n'en ferai point iciledétail, maisje dirai feulement qüelle donna au prince qu'elle vouloit époufer fon portrait fur une agathe d'orient, qui, d'un cóté, repréfentoit au naturel tous les traits & linéamens de fon vifage, & de 1'autre le triomphe de l'amour : il étoit garni de diamans , de rubis, & d'émeraudes d'une beauté admirable. Ce préfent étoit accompagné d'un bracelet de fes cheveux, entrelaffés decceursd'or émaillés furlefquelsonvoyoit plufieurs devifes ingénieufement inventées. Lesprinces partirent fort fatisfaitsde la reine, & furent efcortés par un grand nombre de feigneurs jufqu'aux extrémités de Ion royaume. Quand ils furent fur les états del'empereur Behram, ils lui dépêchèrent un courrier , pour lui donner avis de leur arrivée, & qüils apportoient ce fameux miroir qu'il fouhaitoit depuis long-temps. Quoiqüil fut toujours malade, cette nouvelle lui caufa beaucoup de joie, non feulement par rapport au miroir,  des trois Princes de Sarendip. 275? ïnais encore par 1'efpérance qüil avoit que ces princes, ayant infiniment d'efprit , pourroient trouver quelque remède a fon mal. Auffi - tot qüils furent dans la ville impériale , ils allèrent voir le premier miniftre de l'empereur, auquel, après lui avóir rendu compte de leur ambaffade , ils déclarèrent qüils étoient les fils du roi Giafer , & le mariage qui avoit été réfolu avec cette reine des Indes. L'empereur ayant fu toutes ces chofes , ordonna au miniftre de lui faire venir ces princes. II leur témoigna Ia joie qu'il avoit de leur heureux retour, & d'apprendre de qui ils étoient fils, auffi bien que le mariage qüon leur avoit propofé. Cependant, malgré Ie fenfible plaifir que tout cela me donne , je crois , leur dit-il, que je mourrai bientöt, fi, par votre efprit , vous ne trouvez quelque moyen pour me guérir. Les princes , après favoir aflüré qu'ils y feroient tout leur poffible , lui demandèrent d'oü procédoit fon mal ; il leur apprit qu'il venoit de Ia part de Diliram, & leur en raconta 1'aventure. S'il n'y a que cela, feigneuryrépondit 1'aïné des princes , i! ne nous fera pas difficile de trouver un remède , ou du moins quelque foulagement a vos maux. Vous avez ici proche de la ville une belle & vafte campagne, ornéede plufieurs payfages, dont les différentes Sij  276" Voyages *t aventures vues forment autant de perfpeétives agréables. II faut, pour recouvrer votre fante', que vous y faffiez batir fept beaux palais de diverfes couleurs, dans lefquels vous paffiez une femaine , & que dans chacun vous y demeuriez un jour & une nuit, è commencer du lundi; outre cela, interrompit iepuiné, vous enverrez fept ambalfadeurs dans les fept plus beaux climats du monde, d'oü ils vous ameneront fept princeffes, filles des plus grands rois qu'ils y trouveront. Vous en logerez une dans chaque palais, & vous vous amuferez tout le long de la femaine a goüter avec elles les plaifirs de Ia converfation. Vousordonnerez, ajouta le troifième, de publier dans les fept plus grandes villes de vos états, quele plus fameux nouvellifte qui fe trouvera dans chacune de ces villes, ait a fe rendre a votre cour , afin qu'après vous avoir conté quelque agréable nouvelle, les humeurs cacochimes qui nourriffent votre chagrin, fe diffipent. L'empereur ordonna d'exécuter les trois chofes propofées par les jeunes princes. On commenca par la conftruótion des palais: ony travailla avec tant de diligence, qüils furent faits promptement , & prefque en même temps. Comme ils étoient batis de différentes manières, on les avoit auffi ornés de diiférens ameu-  des trois Princes de Sarendip. 177 blemens. Chacun , dans fon efpèce , étoittrèsbeau ,& pouvoit paffer pour un chef-d'ceuvre. A peine le tout fut achevé, que les princeffes & les nouvelliftes arrivèrent. On les mit deux a deux dans chaque palais , c'eft-a-dire, une princeffe & un nouvellifte , ayant 1'un & 1'autre un appartement féparé , & des officiers pour les fervir. Alors feinpereur fe fit porter dans une litière, au premierpalais, dont les ameublemens étoient de toile d'argent; fa fuite & lui étoient babillés de la même étoffe. Auffi-töt qüil y fut arrivé, il fe coucha fur un fopha, paree que fa maladie l'avoit tellement abattu, qüil n'avoit pas laforce de fe tenir affis. 11 fit venir la princeffe qui y étoit Iogée, & après les complimens de part & d'autre, elle lui dit cent chofes les plus agréables du monde. Elle refta tout le jour avec l'empereur ; le foir étant venu, elle fe retira dans fon appartement, & le prince fit venir Ie nouvellifte, qui lui raconta l'hiftoire fuivante. PREMIÈRE NOUVELLE. Il y avoit dans le pays de Béker un roi nommé Oziam, qui avoit quatre femmes, 1'une fille de fon oncle , & les autres de trois grands Siij  Voyages et aventüees princes fes voifins. Comme il e'toit favant, il aimoit les gens de iettres; & lorfqu'il apprenoit qüil yen avoit quelqüun dans fes états, foit qüil fut étranger ou de fes fujets , il le faifoit venir a fa cour, & 1'engageoit a y demeurer, par de groffes penfions qu'il lui donnoit. Cette générofité lui attiroit toujours de beaux génies, avec lefquels il s'entretenoit fouvent de raatièrestrès curieufes. Un jour , comme il caufoit avec un phüofophe qui paffoit pour fort habile, en parlant des fecrets de la nature, ils tombèrent infenliblement fur les merveilles de la métempfycofe.Leroi, qui4doutoit fort de cette tranfmigration des ames, lui commanda de lui en dire fon fentiment. Le phüofophe , qui ne cherchoit qüa lui plaire, lui répondit: Seigneur, puifque vous m'ordonnez de vous déclarer la-deffus ce que je penfe , je vais vous rapporter un exemple, qui eft plus fort que tous les raifonnemens du monde, & vous demeurerez d'accord que vous n'avez jamais rien vu de plus grand , ni de plus furprenant. La paffion de voyager, dit-il, m'ayant infpiré le deffein d'aller dans les régions occidentales ; jepartisavec un jeune homme très-favant & très-poli. Pendant le chemin , pour rendre notre voyageplus agréable,nous nousentretenions de diverfes matières, & principalement des chofes  dés teois Princes de Sarendip. 279 les plus remarquables de la nature. Dans le temps que nous caufions ainfi, il me dit qüil favoit un phénomène qui furpaffoit tout ce qüon voyoit de plus extraordinaire. Ces paroles me furprirent ; & comme je le priois de m'apprendre ce que c'étoit. Jetuerai,reprit-il, tel animal qui me plaira; & alors, m'approchant de fon corps , après avoir proféré quelques mots , mon efprit y entrera, & je lui redonnerai la vie: j'y refterai autant que je voudrai; &, retournant a mon corps , il reffufcitera, & celui de cet animal tombera mort fur la place, fans jamais revenir en fon premier état. Cela me parut impoffible ; & le jeune homme voyant que jedoutois dece qüil venoit de me dire, en fit 1'épreuve auffi-töt. Je vous avoue , feigneur, que je n'ai jamais rien vu de plus furprenant. Je lui ai fait mille careffes , pour tacher d'avoir fon fecref, enfin , après m'avoir bien fait languir, il me 1'a enfeigné. Le roi Oziam ne pouvant croire ce que ce phüofophe lui racontoit, 1'interrompit, en lui difant que cette hifioire lui paroiffoitbienfabuleufe, & qüil craignoit fort que fon efprit n'eut été la dupe de fes yeux. Cependant, ajouta-t-il, fi vous voulez me faire connoïtre que vous n'avez pas été trompé , faites-en 1'é- S iv  28o Voyages et aventüres preuve en ma préfence, & fi vous réuffiffez , je dirai que vous avez raifon. Le phüofophe, qui ne voulut point paffer pour vifionnaire, & qui étoit affuré de fon fair demanda un animal: on lui apporta un moineau,& J'ayant entre les mains, il I'étrangla , Ie jeta a terre, & après avoir dit tout bas quelques parolesfurie moineau ,il tomba mort, & je moineau reprenant vie , vola par Ia chambre ou ris étoient. Quelque temps après , Ie moineau s'étant repofé fur le corps du phüofophe, &y ayant criante agréablement, Ie philofophe reffufcita, & le moineau demeura mort pour toujours. Le roiOziam , furpris & charmé tout enfemble d'une fi grande merveille, voulut en favoir ie fecret. Le phüofophe, ne pouvant rien refufer k un prince qui étoit fon bienfaiteur, Ie Iuiapprit.il s'en fervoit très-fouvent; car fe faifant apporter prefque tous les jours quelque o.feau qu'il tuoit.il paffoit avec fon efprit dans le corps de l'oifeau , en Iaiffant mortle fien fur la place ; & lorfque fon efprit vouloit retourner dans fon propre corps, il reffufcitoit, & laiffoit mort celui de l'oifeau. Par cet art magique, le roi s'affuroit de 1'efprit de fes fufets; il chatioitles méchans, récompenfoit les bons, &  des trois Princes de Sarendip. 2S1 tenoit fon royaume dans une douce & agréable tranquillité. Le vifir étant informé de toutes ces chofes, & fachant 1'amitié que ce prince lui portoit, le pria j avec beaucoup d'inftance , de vouloir bien lui enfeigner ce fecret.Le roi qui 1'aimoit, en confidération des fervices qu'il en avoit recus , ne fit point de difficulté de le lui découvrir. Cet homme en fit 1'expérience , & voyant qüelle avoit réuffi, il forma de grands deffeins contre ce prince. Un jour, étant ala chafleavec lui, & s'étant tous deux écartés de leur compagnie, ils firent rencontre de deux biches, qüils tuèrent. Le vifir voyant 1'occafion favorable pour exécuter le deffein qüil avoit formé contre le roi: Eh bien, feigneur, lui dit-il, voulez-vous que nous entrions pour un moment, avec notre efprit, dans le corps de ces deux biches ; nous irons nous promener fur ces belles collines , oü nous aurons fans doute du plaifir. Oui-da, répondit ce prince, c'eft fort bien penfer, & je vais commencer. En achevant ces mots , il defcendit de fon cheval, qüil lia a un arbre , & alla fur une des bêtes mortes, oü ayant dit les paroles du fecret, il paffa avec fon efprit dans Ia biche , & laiffa fon corps mort. Le vifir ayant vu cela , mit auffi-töt pied a terre, & fans fe mettre ea  282 Voyages et aventures peine de lier fon cheval, alla fur Ie corps mort du roi. Après y avoit dit les paroles du fecret, il laiffa fon corps mort étendu a terre, & paffa dans celui du roi. Alors il monta fur Ie cheval de ce prince , & s'en alla chercher fa fuite; mais ne la trouvant point, il s'en retourna dans la ville avec Ie corps & la forme de ce prince. Quand il fut arrivé au palais , il demanda a ceux de fa chaffe des nouvelles du vifir; & comme on lui répondit qüon ne favoit pas vu, il feignit de croire que s'étant écarté dans la forêt, quelque lion favoit dévoré, & affecfa d'en être fort touché. Cette aétïon étoit bien lache; & comme un crime ouvre fouvent le pas a un autre, il arriva quece miférable étant en particulier avec trois femmes de fon maitre, il eut encore 1'infolence de vouloir connoitre celle qui étoit Ia fille de fon oncle ; mais voyant qu'elle n'étoit pas careffée a la manière du roi, & fachant qu'il avoit Ie fecret de faire paffer fon efprit dans le corps mort de quelque animal, joint que, depuis la chaffe, le vifir ne paroiffoit plus, elle fe douta de la tromperie, & du malheur qui étoit arrivé au roi fon mari. C'eft pourquoi, bien que Ie vifir eut le corps & la figure dece prince, elle ne voulut plus lui permettre Ia moindre privauté , & feignant de ne 6'être point apercue de cette tromperie : Sei-  des trois Princes de Sarendip. 283 gneur, lui dit-elle , j'ai eu la nuit paffee un fonge fi terrible, que le fouvenir feul m'en fait horreur: tout ce que je puis vous dire , c'eft que je veux vivre dans la contirmnce; ainfi, je vous fupplie de ne me point approcher; & fi vous le faites, je me donnerai plutöt la mort, que de confentir a vos défirs. Le faux roi eut un fenfible chagrin de ces paroles, paree qüil aimoit paffionnément cette princeffe , qui étoit d'une beauté charmante. Comme il ne vouloit point lui déplaire, il réfolut de ne plus la voir qüen compagnie, & de lui marquer toujours beaucoup de confidération. II efpéroit, par ce moyen, de fléchir fa rigueur , ou du moins de lui donner des bornes , pour qüelle n'allat pas plus loin. Les coupables, quelque autorité qüils aient , font toujours dans la crainte. Le crime pourfuit par-tout le criminel, & fa confeience en eft le bourreau. C'eft pourquoi ce prétendu roi tachoit non feulement de fe faire aimer de cette princeffe, mais encore de tout le monde ; &, par un aveuglement extreme, tout le monde s'efforcoit a lui donner des marqués de fon zèle & de fon amour; c'étoient tous les jours denouveaux plaifirs qu'on lui offroit, & des hommages qüon lui rendoit, dontil témoignoit beaucoup dereconnoiffance;,  2§4 Voyages et aventures Par les gratifications qu'il faifoit, fifivani Ie mente &laqualitéde chacun. Pendant qu'il goütoit ainfi les douceurs de Ion ufurpation , le véritable roi, qui e'toit métamorphofe'enbiche, fouffioit tous les maux imagmables. II étoit continuellementperfécuté par les daims, par les cerfs, & par tous les animaux les plus crueis, qu; ,e mordo;ent & ,e battownt toujours. Las & rebuté d un état fi inalheureux , & fi ;ndigne de fon g iuyoit fans celTe Ia compagnie des autres aniraaux. Un jour, fe promenant feul dans une plaine , il trouva un perroquet qui étoit mort & s'.maginant de mener une vie plus tranqw«e, s'il entroit avec fon efprit dans le corps de cet animal, il prononga les paroles du fecret , & auffi-töt laiffant le corps de Ia biche mort par terre, il devint perroquet. Cette tranfformation lui fit plaifir; & comme il voltigeoit dun cöté& d'autre, il aperqut un oifeleurde favdle capitale, qui tendoit des filets pour prendre des oifeaux. Cette vue lui donna de Ia joie, & fe figurant que s'il fe laiffoit prendre , cet homme pourrroit Ie rétablir dans fon pre«uerétat.il donna auffi-töt dans les filets, & fut pris avec plufieurs autres oifeaux. A peine fWeleur eut fait cette capture , qu'il Ia mit  des trois Princes de Sarendxp. 285dans une grande cage , & retourna derechef tendre fesfilets. Le perroquet, qui avoitaffurément plus d'efprit que tous les autres oifeaux du monde, fit en forte, avec fon bec, de tirer une petite cheville qui fermoit la porte de !a cage, & 1'ayant ouverte, il donna la liberté aux prifonniers , qui s'envolèrent promptement. Quant a lui, il refta feul dans la cage, s'abandonnant entièrement a fa deftinée. Quelque temps après, 1'oifeleur étant retourné a fa cage, fut fort furpris de la fuite de fes oifeaux, Sc voulant refermer la cage, de crainte que le perroquet ne s'envolat, celui-ci 1'affura de fa fidélité , par le langage agréable qu'il lui tint. Cet homme en fut fort étonné, ne pouvant s'tmaginer qu'un perroquet nouvellement pris fut fi bien raifonner. Cela le confola de la perte de fes autres oifeaux , & ilfe flattade 1'efpérance de faire fa fortune par le moyen de ce perroquet. C'eft pourquoi ilborna la toute fa chaffe, & reprit fes filets , pour s'en retourner chez lui a la ville. Pendant le chemin , il s'entretenoit avec fon perroquet, qui lui répondoit toujours fortfpirituellement.Lorfqüil fut arrivé dans Ia ville, il paffa dans une grande place, oü il rencontra plufieurs de fes amis, avec lefquels il s'arrêta, pour leur faire voir 1'aimable capture qu'il avoit  ï26 Voyages et aventurrs faite. Dans ce temps , ils'éleva un grand bruit a quelques pas de la. Le perroquet en voulut favoir la caufe. L'oifeleur s'en étant ini'ormé , lui dit que c'étoit une courtifane , qui avant fongé Ia nuit précédente, qüelle favoit paffee avec un jeune cavalier de la ville, lui demandoit cent écus, difant qüelle n'a jamais eu de commerce avec perfonne pour un fi bas prix; mais le cavalier, qui n'eft pas dupe , fe moque de Ia courtifane & de fa demande. Cependant , malgré tout cela, elle leretient par fes habits, & veut abfolument être payée : voila Ie fujet de ce vacarme. Le perroquetayant entendu ce rapport, di&4 fon maïtre, que fi on vouloit les lui faire venir, il les mettroit bientöt d'accord. L'oifeleur , connoiffant 1'efprit de fon perroquet, laiffa pour un moment fa cage entre les mains d'un de fes amis, Sc courut vers les perIonnes qui difputoient. II les aborda avec des paroles fort honnêtes , & ayant pris le cavalier & la courtifane par la main, il les mena devant fon perroquet. Alors cet homme leur dit, que s'ils vouloient s'en rapporter a cet animal , il rendroit un jugement dont ils n'auroient pas lieu de fe plaindre. Cette propofition fit rire la compagnie, qui ne pouvoit croire que ce perroquet put faire ce que fon maïtre avoit avancé. Cependant le cavalier, curieux de voir ce mi-  DES XROIS PRINCES DE SARENDlP. '28? rade, fe tourna du cöté de la courtifane , & lui dit: Si vous voulez vous en rapporter a ce que cet animal ordonnera, j'y foufcrirai volontiers. La courtifane , qui n'étoit pas moins curieufe que le cavalier, y confentit. Ils s'approchèrent du perroquet, lequel, après avoir entendu toutes leurs raifons, demanda une table & un grand miroir : on les lui apporta, & ayant fait pofer devant fa cage le miroir fur la table, il dit au cavalier de compter fur cette table les cent écus que la courtifane lui demandoit. Si ces paroles donnèrent de la joie a cette créature, dans 1'efpérance d'avoir cette fomme, elles ne causèrent pas moins de chagrin au cavalier , dans la crainte de perdre fon argent. Mais il arriva tout le contraire; car le perroquet adreffant la parole a la courtifane : Ne touchez pas, madame , lui dit-il, aux cent écus qui font fur la table; prenez feulement ceux que 1'on voit dans le miroir. Comme vous n'avez eu affaire avec ce cavalier qu'en fonge , il eft jufte que la récompenfe que vous en demandez foit femblable a un fonge. La compagnie , qui avoit été témoin de ce jugement, en fut extrêmement furprife; elle ne pouvoitcroire qüun'animal dépourvu de raifon eut prononcé une fentence fi judicieufe. Cela s'étant répandu par toute la ville, parvintjuf-  288 Voyages et a^entukes qüaux oreilles de Ia reine , qui s'imaginant que 1'efprit du roi fon mari avoit paffe dans Ie corps de cet animal, fit venir auffi-töt l'oifeleur avec le perroquet. Quand 1'un & 1'autre furent en fa préfence , elle interrogea cet homme fur la capture & la vertu de cet animal; il lui enrendit un compte fidéle, & elle lui dit, que s'il vouloit Ie lui vendre, elle Ie mettroit en état de n'avoir plus befoin d'aller chercher des oifeaux pour gagner fa vie, & qüenfin elle lui feroit fa fortune. L'oifeleur lui répondit que le maïtre & le perroquet étoient a fon fervice ; qüil ne demandoit point d'autre récompenfe que de lui en faire le don , & qu'il préféreroit cet avantage a toutes les richeffes du monde. La reine, furprife de voir tant de nobleffe & de.générofité dans un homme d'une fi baffe extracfion , accepta fon préfent, & lui donna une penfion confidérable pour vivre honorablement le refte de fes jours. Comme la cage du perroquet étoit des plus communes, cette princeffe lui en fit faire une des plus belles. Elle étoit. d'écaille de tortue, & fa garniture & fes auges étoient d'or. Elle la rit couvrird'un pavillon de drap d'or, doublé de velours, afin de le tenir plus chaudement Ia nuit. Et pour empêcher qu'il ne s'ennuyat, elle le fit mettre dans un grand cabinet, dont Ia muraiüe  des trois Princes de Sarendif. 2.2$ inuraille étoit revêtue de miroirs; en forte qüil ne pouvoit s'y regarder, fans voir qüil n'étoit pas feul. Le plancher & le plafond de ce cabinet repréfentoient des arbres, des fleurs, Sc des fruits, qui étoient autant d'objets capables de réjouir la vue du perroquet. Elle prit elle -même le foin de le fervir, & de lui donner les chofes les plus exquifes , pour le faire vivre avec plus d'agrément. Non contente de tous les plaifirs qüelle lui procuroit, elle y joignit encore celui de la mufique. Elle faifoit venir, toutes les après-dinées, des voixplus douces que celles des fyrênes , qui, mariant leur chantau fon de plufieurs inftrumens harmonieux, formoientunconcert qui enlevoit les cceurs, & qui a peine permettoit de refpirer, de crainte de troubler une fi charmante mélodie. O trop aimable perroquet, que vous êtes heureux dans votre malheur, Sc que 1'état oü vous êtes préfentement eft bien différent de celui oü votre efprit étoit dans Ie corps d'une biche ! Réjouiffez-vous, votre bonheur augmentera , & les dieux, fenliblesa votre mérite, vous rendront bientöt votre liberté Sc votre royaume. Si Ie fouvenir des maux eft agréable , quand on en eft délivré, quelle joie n'aurez-vous point, quand, au milieu de votre triomphe, vous repalferez dans votre mémoire les peines Sc les outrages que vous avez fouf» T  2po Voyages et aventukes ferts. Les maux ne font plus rien, quand Je plaifir leur fuccède, & le p!aifir n>eft jamaIs Plus grand que lorfqu'il fuccède aux maux. Voda ce que produifent les maux & les plaifirs. Mais c eft affez moralifer fur ce fujet; retournons a la reine , & difons que 1'attachèment qu elle avoit pour fon perroquet ne fe peut exprimer. Elle n'étoit occupée que du foin de lui plaire, & de lui donner a tous momens des marqués de fa tendreffe. Le perroquet en étoit d'autant plus ravi, qüil voyoit que, depuis prés de deux ans qüil étoit avec cette princeffe, le faux roi n'avoit eu aücun commerce particulier avec elle. II jugeoit de la qüil falloit que ce perfide n'en fut pas bien recu , & qüelle confervoit toujours dans fon cceur Ie feu facré qu'elle avoit promis a fon marl. Comme il raifonnoit un matin avec elle , & qüil lui difoit des chofes toutes pleines d'efprit: En vérité, perroquet mignon , lui ditelle, vous parleztous les jours avec tant de jugement & de prudence, que je ne puis m'imaginer que vous foyez un animal irraifonnable ; je croirois plutöt que vous avez 1'efprit de quelque grand perfonnage , & que, par 1'art nigromantique, on vous a métamorphofi» «n perroquet. C'eft pourquoi je vous prie inf-  bes trois Princes de Sakendip. M$ tamment de vouloir bien m'éclaircir la-deffus. Le perroquet ne pouvant plus fe cacher'a ramour que la reine avoit pour lui, rfidifiTmuler celui qu'il avoit pour elle , fit un grand foupir, & lui conta la perfidie de fon indigne vifir. Cette princeffe , les larmes aux yeux1, tui'répondit qüelle en avoit déja eu quelques foupcons, par les manières groffières dont il s'étoit fervi auprès d'elle pour s'en faire aimer; mais qüelle l'avoit toujours rebuté, & même qüelle lui avoit dit qüelle aimeroit mieux fe donner la mort, que de fouffrir qu'il la touchat. J'en fuis très-perfuadé, madame , répondit le perroquet; je connois la bonté de votre cceur , & la délicateffe de votre efprit. Je fais que rien au monde ne feroit capable de faire la moindre brèche a votre vertu, & que l'amour que vous m'avez toujours témoigné eft inviolable. Mais ce n'eft pas affez ; il faut tacher de retourner a mon premier état, & par ce moyen nous pourrons tirer Vengeance -de ce trai tre , qui en a fi mal ufé a mon égard. La princeffe, ravie de ce deffein, lui demanda ce qüil falloit faire; c'eft, répondit-il, de flatter la paffion de ce miférable de 1'efpérance de vous pofféder. Comme il a bonne opinion de lui, il vous croira facilement; il voudra même prendre quelque privauté avec vous, & alors vous kidirez que T ij  S£2 Voyages et aventures Vous êtes la plus malheureufe du monde; qüil eft vraique vous 1'aimez tendrement, mais que le foupcon qu'on vous a donné que fon efprit avoit paffé dans le corps de votre mari, & le fien dans celui d'un animal, étoit Ia caufe que vous n'aviez pas répondu a fes careffes. Comme il fouhaite ardemment de fe faire aimer devous, & de vous faire connoitre qu'il eft le véritable roi, il ne manquera pas de faire paffer fon efprit dans Ie corps de quelque animal mort, & par-la il nous donnera occafion de nous venger de lui; car auffi-töt qu'il aura fait cette transformation , vous m'ouvrirez Ia porte de la cage, & volant fur mon corps , mon efprit y rentrera : je recouvrerai par ce moyen mon premier état, & enfuite nous menerons une vie auffi douce & auffi tranquille qu'elle a été traverfée. La reine , charmée d'une efpérance auffi flatteufe, ne fouhaitoit plus que de la voiraccomplie. Les dieux lui en fournirent bientöt une occafion favorable. Le faux roi étant entré le foir dans la chambre de cette princeffe , oüelle étoit feule , & lui difant plufieurs chofes agréables, elle feignit de les écouter avec plaifir; & enfuite, prenant un air férieux-, elle lui fit connoïtre que , fans le doute oü elle étoit qu'il fut fon mari, elle n'auroit pas été long-temps    DES TROIS PflINCïS DE SarENBIP. 293 fans lui donner des marqués de fon amour; qu'ainfi elle le prioit de la tirer de peine, & de croire qu elle lui en feroit obligée toute fa vie. Comme ce fourbe ne défiroit rien tant que de pofféder les bonnes graces de la reine : En vérité , madame, lui dit-il, vous avez grand tort d'avoir gardé fi long-temps un foupcon fiinjufte, & fi injurieux a ma gloire. Si vous m'en aviez témoigné Ia moindre chofe, je vous aurois fur le champ tiré d'erreur; & pour vous montrer que je ne dis rien que je ne fafTe, faites-moi apporter urte poule, 6c vous verrez que votre foupcon eft très-malfondé. Onapporte Ia poule dans la chambre, & après avoir fait retirer celui qui favoit apportée; ils s'erffermèrent dans le cabinet du perroquet, qui étoit prés de cette chambre. Alors le faux roi prit Ia poule, 1'étrangla, & ayant dit , avec un air affuré, les paroles nigromantiques fur elle , il fit paffèr fon efprit dans le corps de cette poule. La reine voyant cela , ouvrit la porte de la cage, & le perroquet Volant fur le corps du roi, y paffa avec fon efprit, par la vertu des paroles du fecret, & le perroquet refta mort fur la place. Cette princeffe répandit des larmes de joie de voir fon mari dans fon état naturel; ils s'embrafsèrent avec beaucoup de tendreffe, & enfuite le roi ayant pris Ia poule, qui voyoit Tii}  2p4 Voyages et aventures bien fon malheur, lui coupa la tête , & la jéta dans Ie feu. Perfonne ne s'apercut de toutes ces chofes , & on dit que le perroquet étoit mort. Le lendemain on fit de grandes réjouiffances pour les dames & les feigneurs de la cour; cenefut, pendant huit jours, que bals ; que feftins , que tournois, que courfes de bagues & de têtes'yque combats de barrières & de chariots. Après toutes ces fêtes, le roi congédia fes trois autres femmes, qui avoient eu trop de complaifance pour 1'ufurpateur, & garda feulement celle-ct, qui étoit la fille de fon oncle , Iaquelle avoit toujours confervé pour fon mari beaucoup d'amour Sc de refpeéè. Dans ce temps, ce prince rendit un jugement fortjufte & fort remarquable, touchant une affaire plaifante qui fut portee devant lui. XJn jeune homme, amoureux d'une courtifane nommée Thonis, fut long - temps a la marchander inutilement. La belle fe mettoit a un fi haut prix, .que 1'amant n'y pouvant atteindre, n'en fut obtenir les bonnes grace?. Une rigueur femblable, & dont il n'y avoit peut- être point encore d'exempfe', devoit 1'obliger a fuir. La violence néanmoins de fon amour .ne lui permit pas de s'éloigner, & il refla quelque temps auprès d'elle, pour avoir du moins le plaifir de Ia voh\ L'idée de cetta  bes trois Princes de Sarendip. 20 f femme occupoit tellement fon imagination, qu'une nuit il en réva; mais fi heureufement, qu'a fon réveil, il fe trouva délivré de fes peines Sc de fes défirs. II ne put taire le fonge qui lui avoit rendu un fi bon office, ni retenir Ia joie qüil avoit reffentie de fe trouver libre & fatisfait.. Dès qüil vit la belle, il lui conta la bonne fortune que le dieu du fommeil lui avoit procurée, Sc lui proteffa en même temps de ne Ia plus importuner. Thonis , furprife & chagrine dece procédé, réfolut d'en avoir 'raifon. Elle n'avoit pas accoutumé de laiffer échapper un amant, fans en tirer quelque avantage proportionné a ce, qüelle fe croyoit de mérite. L'avanture fecrète du jeune homme lui donna encore meilleure opinion d'elle-même. Dans la pcnfée que des attraits auffi agiffans que les flens méritoient une reconnoiflance, elle crut que tout le monde lui feroit juftice Ia - deffus. Ce fut au roi même a qui elle s'adreffa, &fe plaignit qu'un homme qui avoit eu a fon fujet quelque heureux moment, refufoit de payer a fes charmes le tribut qui leur étoit dü. Ce prince écouta la belle avec gravité, & fe fouvenant du jugement qu'il avoit rendu dans le temps qüil étoit perroquet, il fit venir 1'amant, &c lui ordonna d'apporter dans un vafe la fomme que Thonis dsmandoit, L'ordre ayant été executé, le roi dit T iv  2p5 Voyages et avêntures a la belle de repaïtre fon imagination de Pargent qüon remuoit devant elle, & de s'en contenter, comme le jeune homme favoit été de fes appas par la même voie. Le nouvellifte ayant conté toutes ces hiftoires, l'empereur Behram en fut très-fatisfait, & lui en témoigna fa reconnoiffance par plufieurs beaux préfens qu'il lui fit. Ce prince fe trouvant un. peu foulagé par le récit agréable de ces avêntures, & jugeant, par Ie confeil que les jeunes princes lui avoient donné, qüil feroit d'un grand fecours pour le recouvrement de fa fanté, fe fit conduire le mardi, de bon matin, dans le fecond palais, qui étoit meublé de velours couleur de pourpre. Lui & fa fuite étoient vêtus de la même étoffe, & rien n'étoit plus beau a voir. A peine fut-il arrivé dans fon appartement, que la princeffe du fecond palais le vint trouver; elle Paborda d'une manière fort enjouée, & après une converfation de plus d'une heure, elle fe retira, & Ie fecond nouvellifte prit fa place. L'empereur lui ayant commandé de lui rapporter quelque hifioire divertiffante , voici celle qüil lui dit.  des trois Princes de Sarendip. 297 SECONDE NOUVELLE. D ans 1'ancienne ville deMemphis régnoit un grand monarque qui avoit plufieurs riches provinces fous fa domination. ïl fit batir dans cette ville un palais magnifiquevqui étoit peutêtre le plus beau qu'on eut jamais vu. Je ne parlerai point des meubles précieux, ni des peintures des plus grand maïtres dont le dedans étoit orné, mais je dirai feulement qu'il étoit gardé par cent chiens des plus furieux , qui fervoient a devorerles criminels qui étoient condamnés a mort. Ce roi n'avoit pour tout enfant qüun fils, lequel, entre autres belles qualités qüil poffedoit, favoit parfaitement tirer de 1'arc, & perfonne de la cour n'avoit autant d'adreffè que lui. Comme ce jeune prince étoit en age de fe marier, le roi refolut de lui donner une femme , afin d'avoir des héritiers. II en paria a fon fils, lui dit qu'on lui avoit propofé plufieurs belles princeffes, & qüil falloit qu'il enépoufat une. Son fils lui répondit qüil étoit pret a lui obéir; mais que comme il s'agiffoit de prendre une femme pour toute fa vie, il le fupplioit de trouver boa  2?S Voyages » et avêntures qüd la choisit. Le roi y confentit. Cependant ce jeune prince n'en trouvant pas une a fon gre, la chofe demeura indécife, & Je roi n'en fut pas content. II arriva pour Iers que fon vifir avoit une fille qui étoit trés-belle & tres-fage, & que fa gouvernante fachantque de tous lespartis qu'on avoit propofés a ce prince aucun ne lui avoit plu , elle s>im ina que.sil voyoit cette fille, il en deviendroit amoureux. Dans cettepenfée, elle lui en paria &le portrait qu'elle lui en fit fut fi beau , que ce prince la pria de la lui faire voir. Elle ^> répondit que la chofe ne feroit pas fort diftale; que Ie vifirenvoyoittouteslesfeinaines ^ fiüe ala chaffe, afin qu'ayant été occupée tous les jours a des ouvrages en broderies, elle allatfedivertir a la campagne • ainfi, qu'd Pavoit qu'a Ia fuivre Iorfqu'elle iroit 4 Ia chafïe, & qu'il IaverroitfeciIeme.it. Le jeune prince remercia Ia gouvernante de I'avis qu'elle !"i donnoit, & ne découvrit fon defTein qu'è «n de fes favoris , avec leguel étant monté a cheval, ils fuivirentle demoifelle d'affezloin Pour qu'elle n'en prït aucun ombrage. II y' avoit hors deIavi]le l)n temple fort ancien! dedie a Jupiter , oü Ia demoifelle étant arrivée avec fa compagnie, vit au haut d'une des tours «Ie ce tempb deux tourterelles. Quoique I.  des trois Princes de Sarendip. 209 prince en fut plus éloigné, voyant qu'elle fe mettóit en état de les tuer avec fon arbalête , prit fon are , & les ayant tirées, ü en tua une ; 1'autre épouvantée de ce coup s'éleva; mais auffi - tot la demoifelle 1'ayant couchée en joue, la tua en volant. Ce 3c?6up furprit Ie prince > & pour lui faire voir qu'elle en avoit fait un plus beau que le fïen, il lui envoya fa proie, qui étoit un male. La demoifelle, qui ne vouloit point qu'on la furpaffat en générofité , lui envoya auffi la fienhe, qui étoit une femelle, & chargea le porteur de dire au prince, qu'elle lui étoit bien obligée de fon préfent. Ces honnêtetés de part & d'autre pronoftiquoient quelque chofe de favorable. En effet, ce prince ,pénétré du mérite & de 1'adreffe de la demoifelle, quoiqu'ilne 1'eüt pas vueau vifage, en devint épris. Cependant, voulant connoïtre fi elle étoit auffi belle qu'elle lui paroiffoit bien feite, il defcendit de cheval, & alla fe cacher derrière un gros buiffon qui étoit prés de Ia compagnie des dames avec qui elle étoit. II y avoit dans cet endroit une fontaine d'eau claire; & comme la demoifelle avoit' foif, & qüelle s'en fit apporter dans un gobelet pour boire , elle fut obligée de découvrir fon vifage. Le prince en fut charmé, & trouva qu'elle étoit plus belle que je portrait que la gouver-  3oo Voyages et avêntures . nante lui en avoit fait; de forte qüaufii-tót qu'il fut de retour de la chafTe, il alla trouver le roi, & lui dit, qüil avoit refolu, fous fon bon plaifir, d'époufer la fille du vifir. Le roi en fut ravi,avec d'autant plus de raifon, qu'il avoit perdu l'efperan^e que fon fils trouvat jamais une femme qui lui plüt. II fit venir fon vifir, & lui ayant déclaré l'amour que ce prince avoit pour fa fille, ils conclurent entre eux fecrètement le mariage; mais, pour des raifons particulières,la céle'bration en fut différe'e a un autre temps. Cependant Ie jeune prince, qui e'toit toujours fort amoureux de la demoifelle, fouhaitoit de tout fon cceur 1'heureux moment de la poffe'der. ïl avoit la perrruffion de lui rendre vifite, & cetteyue ne fervoit qua redoubler fa paffion, & a lui faire fouffrir toutes les peines que recent un amant qui ne poflède pas encore fobjet qüil aime. Les chofes e'toient en cet état, lorfque le roi tomba malade, & mourut en quinze jours de temps. Ce malheur dérangea un peu nos amaps. II fallut fonger aux funerailles de ce prince, & a faire couronner fon fils. Quand tout cela fut fait , le nouveau roi fit la céle'bration de fon manage avec toute la pompe & la magnificence poffibles. La joie de pofféder cette aimable perfonne avoit fort  BES TEOIS PKINCES DE SARENDIP. 301 adouci le chagrin qu'il avoit eu de la perte du feu roi. II efpéroit de goüter avec elle toutes les douceurs qüun amour légitime permet a de nouveaux mariés ; & voulant fe fervir du privilege que cette qualité lui donnoit: Seigneur, lui dit la reine, bien quej'aye fhonneur d'être votre femme, & qu'il foit jufte que je confente a ce que vous fouhaitez de moi; néanmoins, avant que de vous rien accorder, je vous fuppiie d'avoir la bonté de faire mettre mon nom auprès du votre fur la monnoie que 1'on frappe dans vos états. Le roi jugeant qu'il' ne pouvoit pas , avec honneur, lui oétroyer fa demande: Madame, lui dit-il, s'il y a quelque exemple qui juftifie que mes prédéceffeurs 1'ayent fait, vous pouvez compter que, vous aimant au point que je vous aime, je vous accorderai ce que vous me demandez ; mais comme cela ne s'eft jamais pratiqué dans mon royaume, ni dans aucun état du monde, je vous prie de m'en difpenfer. Je n'aurois jamais cru, feigneur, répondit - elle, que vous m'euffiez refufé la première grace que je vous demande ; & puifque je reconnois que vous n'avez guère d'amour pour moi, je ne dois pas en avoir davantage pour vous, étant jufte qüayant autant d'égard que vous en avei pour votre honneur,  5°* VoYAÖES ET AVÊNTURES j'en aye auffi amant pour la converfation du mien. Cette réponfe , qui étoit un peu trop forte , donna d'abord quelque chagrin au roi ; mais peu après, faifant réflexion au fujet qui favoit caufé, il efpéra de ramener cette princeffe a fon devoir, en ufant de quelque rufe envers elle. C'eft pourquoi étant un jour a caufcr enfemble, & lui parlant de l'amour qüil avoit pour elle:En verité, madame, lui dit-il, vous ne fongez guères que vous êtes ma femme, de ne vouloir pas me permettre de vous approcher, a moins que je ne faffe mettre fur la monnoie votre nom auprès du mien. Cependant, quoique cela ne fe foit jamais vu , comme je n'ai pas de plus forte paffion que de vous piaire, je vous accorderai votre demande, ff vous faites,avec votre are & vos flèches, ce que je ferai avec les rffiennes. La reine y confentit, & le foir venu, le roi la mena dans une grande falie, oü ayant fait pofer un petit baffin au bout de cette falie, après favoir fait remarquerala reine, & éteindre toutes les lumières, ils fe mirent a 1'autre bout; alors ce prince prenant fon are, tira trois flèches dans le baffin, dont on entendit le bruit a mefure qu'elles y frappoient; enfuite, la reine tira lesfiennes d'une manière hardie: on entendit le fon que «aufa la première j mais les deux  des trois Princes de Sarendip. 305 autres ne firent aucun bruif. Le roi s'imaginant que la feconde & la troifième fle'ches n'avoient pas donné dans le baflin, dit en lui-même: Je fuis préfentement exempt de faire ce que ma femme me demande, & elle ne pourra plus me refufer le droit de mari. Il fit auffi-tót allumer des flambeaux; il vit que les trois flèches qu'il avoit tirées, avoient percé en trois endroits Ie baffin, & que la première que la reine avoit tirée, avoit auffi frappé dans le milieu;; mais que la feconde & Ia troifième étoient attachées au bout lune de 1'autre; ce qui le furprit & Ie chagrina tout enfemble, de voir qüil falloit accorder a Ia reine ce qu'elle lui demandoit. Cependant comme ce n'étoit pas la fon deffein, pour éluder Ia chofe, il feignit Ie lendemain detre malade. Cette Princeffe, qui étoit fage & prudente, ne voulant point 1'importuner, ne fongea qüa lui faire recouvrer la fan té. Dans ce temps , on eut avis a Ia cour, qüil y avoit une grande quantité de licornes aux environs de quelques villes de ce royaume , qui faifoient de terribles ravages dans la campagne. Cette nouvelle fournit au roi un pretexte d'éluder 1'éxécution de la parole qüil avoit donnée a Ia reine; & feignant d'être toujours malade, il lui. dit qu'auffi-töt qüil feroit  304 Voyages et avêntures guéri, il vouloir aller avec elle donner la chaffe a ces animaux. Elle approuva ce deffein, & quelques jours après , témoignant qüil étoit en parfaite fanté, il fit dire a tous les officiers de fa cour qüils euffent a fe tenir préts pour partir dans trois jours, afin d'aller vers les villes qui étoient inquiétées par les licornes. Chacun s'étant mis en état pour Ie jour marqué, ilpartit avec Ia reine & toute fa cour. Pendant toute Ia route, les courtifans, avoient grand foin de conterau roi& a la reine des hitïoires agréables pour les défennuyer de la lóngeur & de Pincommódité du chemin , qui étoit des plus facheux. Quand on fut arrivé au lieu oü étoient les licornes , on fe repofa quelque temps dans une de ces villes , pour fe remettre des fatigues du voyage. Le roi commanda 1 toute fa fuite 'de dreffer des tentes dans Ia campagne, afin detre plus a portée de donner la chaffe a ces animaux. Cet ordre ayant été executé, on campa dans un lieu fort commode, & fon en tua qUantité a coups de flèches, de frondes & d'arbalêtes. Dans le temps qu'on étoit Ie plus occupéa. Ia defaite de ces animaux, le roi & la reine virent un male & une femelle proche 1'un de 1'autr.ej le prince, qui étoitrufé, fe fouvenant' de Ia parole qu'il avoif donnée a la reine de faire  des trois Princes de Sarendip. 30/ faire mettre fon nom avec le fien fur Ia monoieqüon faifoit dans fes états, & confiderant qüil pourroits'en exempter: Madame, lui ditil , fi vous pouvez changer le male d'un de ces animaux que vous voyez, en femelle, & la femelle en male, je vous promets qu'auffitöt que nous ferons de retour, je ferai mettre votre nom avec le mien fur la monnoie que 1'on fait dans mon royaume. La reine lui répondit, que bien qüelle 1'eüt mérité paree qüelle avoit fait au baffin , que néanmoins s'il pouvoit faire ce qüil lui propofoit ,\ il ne devoit pas douter qüelle ne Ie fit auffi j & en eas qu'elle ne le fit pas, elle le dégageoit de la parole qu'il lui avoit donnée. Ce prince, ravi de cette réponfe, la prit au mot; & auffi- tót il tira une flèche a I'animal qui étoit femelle. L'excès de la douleur lui faifant faire plufieurs ruades , Ie prince,fans perdre de temps, lui donna un coup de flèche dans le nombril, qui lui perca le corps par le milieu: le refte, qu'on voyoit au dehors, reffembloit a un membre d'animal ; & auffi - tót, tirant une flèche au derrière de Ia Iicorne qui étoit male, il lui fit une fi grande ouverture, qu'il reffembloit a une femelle. Le roi, tout joyeux de ce qüil venoit de faire, fe tournant du cöté de Ia reine: C'eft a vous maintenant*  joö Voyages et avêntures madame, lui dit-il, d'effayer a faire un plus beau coup que le mien. A peine eut - il achevé ces mots, qu'elle tira une flèche a la corne de 1'animal, qu'elle jeta par terre, & planta la feconde flèche dans le front de la femelle; enforte qu'elle reffembloit au male, & le male a la femelle, qui naturellement n'a point de corne. Le roi confidérant qu'après tant de fuccès de la part de la reine, il ne pouvoit plus lui refuferce qüelle demandoit, en fut trés-chagrin, non feulement paree qüil jugeoit qüelle avoit plus d'efprit & d'adreffe que lui, mais encore paree qüelle en tiroit vanité, & qüil s'imagina qüelle le méprifoit; il refolutdes'en dcfaire a quelque prix que ce fut. II ne lui cn témoigna rien d'abord; au contraire ,il 1'accablade louange, afin de mieux cacher fon deffein ; & étant retourné fous fes pavillons, il o rdonna fecrètement a un de fes officiers d'entrer la nuit dans celui de la reine, & après s'en être faifi, de ia mener en diligence dans fon palais, & de la donner en proie aux cent chiens qui le gardoient la nuit. Cet officier mena cette infortunée princeffe dans la cour du palais, & 1'ayant donnée aux chiens pour la dévorer,Tl s'en retourna auffi-töt rendre compte au roi de ce qu'il venoit de faire. Mais le ciel protégea fibien cette princeffe, que ces  des trois Princes de Sarendip. 307 animaux, loin de lui faire du mal, lui firent mille careffes. Ce bonheur fut fuivi d'un autre qui n'étoit pas moins confidérable ; car ayant levé une pierre qui bouchoit un trou qui donnoit dans le foffé du palais, elle s'enfuit par cet endroit, & marchant toute la nuit jufqu'au lever du foleil, elle arriva dans la maifon d'un payfan qui gagnoit fa vie par Ie moyen d'un finge. Cet homme lui ayant demandé qui elle étoit, elle lui répondit qu'elle étoit une pauvre étrangere qui cherchoit un maïtre pour le fervir : le payfan , Ia voyant prefque toute nue, en eut compaffion, & Ia prit a fon fervice. Comme il découvroit de jour en jour beaucoup de mérite en elle, il 1'adopta pour fa fille, & en eut fort grand foin. Cependant le roi étant de retour dans fa ville capitale, & ne voyant plus dans fon palais celle qui avoit fait le plaifir & le charme de fon cceur, fut trés - faché d'avoir été Ia caufe de fa perte. Son chagrin augmentoit fans ceffe, & il en tomba fi dangereufement malade, qüon voyoit en lui tous les fignes d'une veritable mort. Le bruit de fa maladie s'étant répandu par-tout, vint jufqüaux oreilles de 1'infortunée princeffe, qui, fachant que fon mal' ne venoit que du regret de la cruauté qu'il avoit eue pour elle , dit au payfan, qu'elle Vij  3o§ Voyages et avêntures favoit le moyen de guérir ce prince, & de lui procurer une groffe fortune. Vous irez, ajoutat-elle, a Ia cour; & vous ferez entendre a ceux que vous y verrez , qu'encore qu'on n'ait pu jufqüa prefent trouver aucun remède au mal du roi, vous en favez un qui le guérira abfoIument.Cet homme lui ayant demande quel étoit ce remède; il n'eft autre, répondit - elle, que comme fa maladie ne vient que de mélancolie & de trifteffè, il ne faut que lui donner de la joie & du plaifir. Le payfan partit auffitöt , & s'étant fait préfenter au roi.: Seigneur , lui dit - il, j'efpère avec 1'aide du ciel de pouvoir bientot rétablir votre fanté. Trois chofes font d'abord néceffaires pour cela; le repos, la fobriété, & la gaïté. Pour le repos , fufpendez toute forte d'affaires; pour 1'abftinence, mangez trés-peu, de crainte que la quantité des alimens n'augmente les mauvaifes humeurs ; & pour avoir de la joie , faites batir une maifon agréable , dans le plus beau de vos jardins , oü vous demeurerez jufqu'a ce que votre mal foit guéri, & j'auraï 1'honneur d'y aller, en cas d'accident. Le roi fut fort content de toutes ces chofes; il ordonna a fon intendaut des batimens de faire conftruire au plutöt une maifon dans un de fes jardins, pour y loger quelque temps. Cet intendant ayant exécuté les ordres qu'il avoit regus avec  des trois Princes de Sarendip. 309 toute la diligence poflible, & le prince fachant que cette maifon étoit fort jolie, s'y fit tranfporterdans unelitière. A peine y fut-il arrivé, qu'il entendit le chant de mille oifeaux qui le divertirent extrêmement; de forte qu'au bout de quelques jours il fe trouva beaucoup mieux qüil n'étoit. Le payfan, de fon cóti, nemanqua pas d'y mener fon finge, qui fit cent gambades devant le roi, qui le firent rire plufieurs fois. Après que ce prince s'en fut bien diverti, le payfan mena fon finge a la cuifine , oü il étoit feul; il Ie lia a un banc, & retourna trouver le roi, pour tacher de 1'entretenir dans fa belle humeur. Comme il entroit dans la chambre, Ie roi entendit quelque bruit dans la cuifine; & s'étant approché de la fenêtre, il vit que le finge s'étoit délié, & campé a cóté d'une marmite, oü cuifoient, entre autres viandes, deux bons chapons pour Ia table de ce prince. Cet animal, après avoir fait plufieurs manéges autour de la marmite, leva le couvercle, & tira un chapon; enfuite s'étant mis en difpofition de le manger, un milan qui paffoit, voyant cette proie, fit un rapide vol en defcendant, & fenleva de Ia patte du finge, en reprenant fon vol. Jamais finge ne fut plus furpris, ni plus affligé en même temps ; car il n'avoit rien mangé de la journée , & comptoit beaucoup fur Ia capture qu'il avoit  Jio Voyages et avêntures 'faire. S'en voyant donc privé, il réfolut de fe vengerdu milan; & ne. doutant pas qüil ne "vïnt encore chercher quelque nouvelle proie, il fe rnit en embufcade dans un coin de la cuifine. Après y avoir été quelque temps , il apercut Ie milan qui voloit autour de la cuifine ; alors le finge s'étant approché , tira 1'autre chapon, & feignant de s'aflèoir pour le manger, le milan fondit auffi-töt fur le finge, dans 1'efpérance de lui enlever le fecond chapon; mais il fut pris pour dupe; car le finge, qui 1'attendoit, fe jeta tout d'un coup fur lui, & 1'ayant tué , il Ie pluma comme il put, & le mit dans la marmite avec le chapon. Peu de temps après, 'le cuifinier étant retourné a fa cuifine , pour voir en quel état étoit Ie diner du roi, trouva la marmite toute découverte , ce qui 1'étonna , & ayant pris une fourchette pour en tirer les 'chapons,fa furprife devintbien plus grande , iorfqüil y trouva le milan. Il ne pouvoit comprendrc comment cette métamorphofe étoit ar• rivée. I! eut beau en faire la recherche, il n'y p^rt réuffir; il étoit fort embarraflé pour imaginer quel mets il préfenteroit au roi pour fon ' diner ; car bien qu'il y eut d'autres yiandé.-. dans Hi marmite , elles he fervoient qüa faire le bouillon , & il ne mangèoit que du chapon , a caufe de fon mal. Ce prince, fachant l'avcntur«  des trois Princes de Sa-rendip. 311 du finge, la cataftrophe du milan , & 1'embarras du cuifinier, rioit de bon cceur; en forte que la mélancolie faifant place a la joie , il recouvratout d'un coup fa fanté, & ne pouvant fouffrir que fon cuifinier fe chagrinat davantage pour ledéfordre arrivé a fa marmite, il luiraconta lui-même 1'adreffe du finge, & la difgrace du milan ; après quoi il fe fit préparer un autre mets, & mena ainfi une vie douce & agréable pendant le peu de temps qu'il refia dans cette nouvelle maifon, parmi le ramage des oifeaux, les tours de foupleffe du finge , & les contes plaifans que le payfan lui faifoit; car, avec fon patois, il ne laiffoit pas d'avoir de 1'efprit, & même plus qüil n'en falloit pour un homme comme lui. Le roi, fentant que fes forces étoient entièrement rétablies , réfolut de s'en retourner dans fon palais ; mais avant que de partir, il fit venir Ie payfan, & lui demanda qui lui avoit appris le régime qüil lui avoit donné pour fa guérifon; il lui répondit qu'il y avoit long-temps qu'il Ie favoit. Ce prince , non content de cette réponfe , le preffa de lui découvrir le nom de celui qui Favoit rendu fi favant: alors le payfan lui avoua la vérité ,& lui dit qu'il avoit appris cela d'une jeune fille qui demeuroit chez lui depuis peu, & qui, fachant la maladie dn Y iv  3ia Voyages et avêntures roi, favoit envoyé vers lui pour tacher.de !e guérir. Ce prince lui commanda de Ia lui ame. rier. Le payfan partit auffi-töt; il raconta le tout a cette fille, & fayant fait habiller le plus proprement qu'il put, Ia mena au roi. D'abord qu'il Ia vit , il la regarda attentivement, & trouvantqüelle reffembloit ala reine fa femme, il e'toit comme en extafe. Après être revenu de fon admiration , il la pria de lui dire qui elle étoit. Seigneur, lui répondit-elle, je fuis votre ïnfortune'e femme, que vous avez condamne'e a être de'vore'e par vos chiens; mais au lieu de me faire aucun mal, ils m'ont fait mille careffes, refpeftant en moi l'honneur que j'ai de vous appartenir. L'amitié de ces animaux me fut d'un augure favorable , & ayant trouve' un troudans la muraitle qui donne fur Ie foffé , je m'échappai par cet endroit. Je courus toute Ia nuit, fans favoir oü j'allois, & j'arrivaiheureufement dans la maifon de ce bon homme , qui aexercé fhofpitalltéenvers moi jufqüa préfent. A pc.-' e y ai- je été quelques jours, que j'appris Ia nouvelle de votre maladie ; & en fachant toutes les particularités, j'ai jugé quelle venoit fans doute du regret que vous aviez de Ia cruelle fentence que vous aviez donnée contre moi : c'eft pourquoi, connoiffant Ia caufe de votre mal, j'ai penfé qu'il n'y avoit point  des trois Princes de Sarendip. 313 d'autre remède pour vous guérir, que de vous procurer de Ia joie, & c'eft ce qui m'a porté a vous envoyer cet homme. Le roi ayant entendu toutes ces paroles, ne put retenir fes larmes; il embraffa la jeune reine , Sc lui demanda mille fois pardon ; il lui avoua qüil lui étoit redevable de Ia vie ; il 1'affura même qüil n'en perdroit jamais le fouvenir; Sc pour lui marquer fa reconnoiflance, il voulut que fon nom fut mis non feulement avec Ie fien fur toutes les monnoies qüon battoit dans fes états , mais encore qüelle eut part a toutes les affaires qüon réfoudroit dans fon confeil; il ordonna enfuite des réjouiffances publiques pour avoir retrouvé fa femme Sc rétabli fafanté : quant au payfan , il le récompenfa magnifiquement; il lui fit plufieurs préfens, Sc lui donna en pur don le village oü il habitoit, qui étoit un des plus confidéiablesdu pays. L'empereur Behram fut très-content de cette hiftoire; mais lorfqu'il entendit 1'aventure du finge Sc du milan , il ne put s'empêcher d'en rire. Le nouvellifte , pour augmenter le plaifir de ce prince , continua de cette manière: II y a, dit-il, des finges de tout poil Sc de toute grandeur; lesuns petits comme des chiens de manchon,& d'autres grands comme des levriers, les uns plus doux , les autres plus fauvages,  3r4 VOVAGES ET AVÊNTURES mais tous également rufés & mal-faifans; ils femblent faire entre eux une efpèce de république; les vieux fe font refpefter & fervir par les jeunes. Quand ils vont au pillage des jardins, une partie fait fentinelle , une autre eft occupée è faire le burin , & une troifième a défendre les fourrageurs a coups de pierre , contre ceux qui viennent pour leur donner la chaffe. C'eft un divertiflement aux Indes, lorfqu'on paffe le long des forêts, de voir des troupes de finges fur les branches des arbres. Les plus gros finges en tiennent trois ou quatre petits embraffés & preffésfur leur fein. Si on Ieurtireun coup defufil, onles voit de toutes parts fe précipiterduhaut des arbres avec ces petits, qu'ils entraïnent avec eux; mais pour ne point les bteffer, ils fe tiennent d'une patte a la dernière branche,& de Pautre ils laiffent tomber doucement les petits fur leurs pieds a terre, qui s'écartent & difparoiflent dans la foret. Cet animal a entre autres trois inclinations vioientes, qui ne font pas indignes de la curiofité de votre majefté; ces inclinations font 1'avidité, Ia curiofité, & Ie défirde contrefaire tout ce qu'il voit. Son avidité paroit dans la manière dont on Ie prend j elle eft fort finguiière. Le finge eft fi avide, que lorfqu'il rencontre quelque chofe qui eft a fon gout, il s'en remplit auffi-töt les  des trois Princes de Sarendip. 315* deux pattes , & ne quitte jamais ce'.qüil tient, a moins qüon ne le lui arrache de force. Les gens du pays , qui connoiffent 1'inclination de cet animal, mettent fous les arbres oü il fait fa retraire, des cocos gros comme les deux poings , remplis de riz ou de fruits; avec un trou affez grand pour paffer la patte du finge : le finge , curieux & avide, n'apercoit pas plutót ces cocos, qu'il y court,&y porte les deux pattes, & les remplit du riz qui eft dedans; mais il eft fort furpris que le trou , qui étoit affez grand pour des pattes vides, eft devenu trop petit pour des pattes remplies ; il s'agite , il fecoue la patte, il crie, il emporte avec lui les deux cocos , fe roule avec eux en frappant la terre & les arbres, pour les caffer-, mais jamais il ne peut fe réfoudre a quitter prife pour fe mettre en liberté. Le chaffeur, qui le voitengagé , court a. lui: en vain 1'animal veut gagner 1'arbre , fon afile ordinaire ; ilnepeut grimper avec fes pattes embarraffées, & facrifie ainfi fa liberté a fon avidité. Sa curiofité n'eft pas moins grande. Un finge de la forêt, récemment apporté fur un vaiffeau oü j'étois, n'avoit jamais vu de 'chandelle allumée : quand il fut nuit, & qu'il en vit une, pour la première fois, fa curiofité Ie fit  3^ Voyages et avêntures approcher , il voulut favoir ce que c 'étoit ; mais Ü ne fut pas dans un petit embarras de chercher par quel fens il en prendroit connoiflance. II y porta d'abord fa patte, februla, &la retira en Ia fecouant,& criant bien fort; ilrevmt, & fe mettant plus prés de U chandelle , il preta 1'oreille pour écouter le bruit qu'elle faifoin&quand elle pétUIoit, iltreflailbit comme sd avoit eu peur. Mais rien ne fut plus plaifant que lorfqu'il vit que fes yeux, fa patte & Ion oredie ne pouvantle fatisfaire, & lui faire connoure fi ce qu'il voyoit étoit boji è manger Ü ie hafarda aavancer Ia langue pour Ie gouter. Dix fois il fe brfila Ie bout de Ia langue & dumuleau, & autant de fois, fans fe rebuter ilrevintèla charge, en criant, & fe mettant plus en colère de ne rien trouver a manger dans cette chandelle , que de fe brüler a fa lumière. Mais parmi toutes fes inclinations, celle de contrefaireeft fa première propriété. On n'eft finge que par-Iè. Un matelot ouvroit fouvent fon coffre, & y prenoit de 1'argent dans un fac ecomptoit,le faifoit fonner, & 1'examinoit a Ia vue d'un finge qui étoita fattache prés de-Ia. Un jour, par malheur, Ie coffre ayant été laifïé ouvert, il prit au finge une violente envie de  bes trois Princes de Sarendip. 317 mettre auffi la main au fac; il fe mit a ronger fa corde pour fe mettre en liberté d'exécuter fon deffein, & en vint a bout; il fe jette fur le coffre, prend le fac , 1'ouvre; & comme le matelot s'en apercut , & qüil vouloit accourir pour le lui öter, le finge s'enfuit: le matelot court après; mais 1'animal, plus léger, gagne le haut banc, & fe va percher fur le bout d'une vergue qui avancoit bien loin dans la mer. Le bon homme , tremblant pour fa bourfe , n'ofoit effrayer Ie finge, de crainte qu'il ne la laifsat tomber dans 1'eau. II fallut donc le laiffer faire. Le finge , a loifir & en toute liberté, tenant d'une main le fac , tiroit avec 1'autre une pièce d'argent, la portoit devant fes yeüx, puis vers fon oreille, & enfin au bout de la langue, pour la goüter; &. après l'avoir bien tournee & retournée , il Ia faifoit fonner fur le bout de la vergue, d'oü elle tomboit dans la mer. Lejeu lui plut; il reprit une feconde pièce & une troifième, & continua le même manége jufqu'a Ia dernière , pendant que fon maïtre fe défefpéroit; après quoi il referma le fac comme il avoit vu faire , & Ie rapporta dans Ie coffre, en criant de toutes fes forces pour les coups qüil preffentoit déja ; car cet animal voit fort bien quand ilamanqué; mais il eft indifcipünable  3i 8. Voyages et avêntures furce point. Sa malignité eft telle, qüaprès avoir été battu mille fois , s'ily a quelque chofearompredans un lieu, elle nelui échappe point. L'empereur ne prit pas moins de plaifir a ces hiftoires, qüa celles que le nouvellifte lui avoit dites. Cette joie qu'il fit paroitre en préfence de plufieurs grands feigneurs , leur en caufa beaucoup , &les flatta de le voir bientöt dans une fanté parfaite. Ce prince ordonna que chacun fe rendït fe lendemain au troifième palais , qui étoit peint de diverfes couleurs. Toute la cour ne manqua pas de s'y trouver , avec des habits femblables aux ornemens de ce palais. L'empereur y arriva fut les onze heures; il vit d'abord la princeffe, qui 1'attendoit avec impatience, & aveclaquelle il eut une converfation des plus enjouées ; enfuite il fe mit a table, & après avoir dïné , il fit venir le troifième nouvellifte , auquel il commanda de lui raconter quelque hifioire. Cet homme obéit auffi-töt, & commenga de cette manière.  des trois Princes de Sarendip. 319 TRO IS IE ME NOUVELLE. I l y avoit aux Indes un riche & puiffant roi, qui demeuroit dans une ville maritime appelée Zeheb. II ne connoiffoit d'autre divinité que le lion qu'il adoroit, il aimoit les arts libéraux & les mécaniques , & fe faifoit un plaifir d'avoir toujours d'habiles artifans. Parmï ces gens-la, il y avoit un orfèvre qui fe faifoit diftinguer par la beauté de fes ouvrages. Ce prince en étoit charmé; & un jour, I'ayant fait venir , il lui donna une grande quantité d'or , avec ordre de lui en faire un trèsbeau lion. L'orfèvre ayant recu cet or , ne fongea qüa fatisfaire ■ le roi , & a faire un ouvrage qui put paffer pour un chefd'ceuvre. II fe mit donc a y travailler, & s'y appliqua avec tant d'ardeur & d'exacfitude , qüen moins de fix mois , il fit un lion fi parfait, qu'il n'y manquoit que le fouffle , pour faire croire qu'il étoit plein de vie. Comme il étoit d'une maffe fort pefante , il lui fit des roues fous les pieds; en forte que dix hommes le pouvoient mener facilement en quelque lieu que ce fut, Le roi fut fort content de cet ou-  320 Voyages et aventure; vrage, & tous ceux qui le voyoient en étoient tellement charmés, qu'on ne pouvoit croire qu'il eut été fait par la main d'un homme. Ce prince, voulant en quelque facon récompenfer Je mérite & Ie travail de 1'ouvrier, lui donna dix mille écus de penfion avec des privilèges confidérables. Cette libéralité excita une fi grande envie parmi les orfèvres de Ia ville, qu'ils alloient en foule examiner ce liorr, pour taclier d'y trouver quelque chofe a dire. Entre ces gens-la, il y en avoit un qui étoit fort rufé , & qui, ne voyant aucun défaut dans cet ouvrage, dit qüil ne pouvoit y être entré le poids de dix mille pefant dot, & qüil y avoit fans doute de la friponnerie de Ia part de 1'ouvrier. Comme il croyoit que c'étoit urie occafion favorablepour faire retrancher la penfion de fon confrère , & de s'acquérir Ia confiance du roi , il publioit hautement qu'il y avoit de Ia mauvaife foi dans cet ouvrage. Mais cela ne fuffifoit pas, il falloit Ie prouver; & pour Ie faire , il ne voyoit que deux partis a prendre, ou de rompre le lion par morceaux, ce qüon n'auroit jamais fait, vu 1'excellencedel'ouvrage, oude Ie faire pefer, ce qui auroit été bien difficile, attendu Je poids d'une maffe 11 pefante. Toutes ces chofes lui paroiffoient  des trois Princes de Sarendïp. 321 parolffoient prefque impoffibles, lui donnoient beaucoup de chagrin , & le faifoient pafferpout un calomhiateur. Un jour qüil en parloit a fa femme, il lui dit, que celui qui pourroit trouver le moyen de pefer Ie lion , & de faire voir; au roi le larcin que 1'órfèvre lui avoit fait , auroit indubitablemen t fa penfion. Sa femme, fenlïble au gain , 1'affura qüelle en fauroit bientöt le fecret , pourvu qu'il Ia laifsat fairei Son mari lui repartit qüelle pouvoit faire ce qüelle voudroit, & qüe fi elle réuffiffoit, ils feroient heureux le refte de leurs jours. Pour exécuter fon deffein , elle réfolut de lier üne amitié étroite avec Ia femme del'orfévre, qüelle connoiffoit: c'eft pourquoi 1'ayantrertcontréé un jour faifant fa pfière devantle lion, ellelüi dit qüelle étoit la plus heureufe femme du monde d'être 1'époufe d'un homme qui étoit agréable au roi pour fon rare mérite; & enfuite, lui faifant confidérer la'beautédulion: Je ne vois, dit-elle, qu'une feule chofe qüon puiffe oppofer a un fi excellent ouvrage, qui, étant parfait dans toutes fes parties, femble renfermer en foi quelque défaut, paree qu'on ne Ie peut pefér. Ces paroles ayant un peu inquiétéla femme del'orfévre , qui ne pouvoit entendre dire que ce lion eut quelque défaut: Quoique 1'on puiffe faire cette efitique} répondit-elle ,je fuis afiüvée X  3^2 Voyages et Avêntures que mon mari trouvera bien le fecret de Ie pefer; & la première fois que nous nous trouverons enfemble , j'efpère de vous tirer d'erreur. En achevant ces mots, elle prit congéde fon amie, & s'en retourna chez elle. Lorfqu'elle y fut arrive'e, elle attendit avec impatience la nuit, paree qu'elle favoit qu'il n'y a point de temps plus favorable que celui-la pour favoir le fecret de fon mari. Etantaulit, elle commenca a lui faire bien des amitiés; & enfuite elle lui dit, en parlant du lion , qüelle n'y connoiffoit point d'autre défaut, fi ce n'étoit que, comme il étoit d'or & d'un prix trèsconfïdérable, on n'en pouvoit point favoir la pefanteur, & par conféquent la valeur; que cette chofe étant un reproche qu'on feroit a 1'ouvrage& a 1'ouvrier, il falloit abfolument y remédier, &trouver le moyen dele pefer. Ces paroles ayant donné quelque chagrin k 1'orfèvre , tant paree que , découvrant le fecret a fa femme, il appréhendoit qu'on ne süt un jourfon larcin, que paree qüen le lui cachant , il fembloit la méprifer: J'avois réfolu , lui ditil, de ne jamais dire ce fecret a perfonne; mais comme vous êtes ma femme, & que je vous aime de tout mon cceur, je ne veux point vous le cacher, efpérant que vous n'en parlerez a qui que ce foit, d'autant que fi on le favoit,  des TjEtois Princes de Sarendip. 323 cela feroit tort a ma réputation , & vous feriez blamée de tout le monde. Sa femme lui promit de n'en jamais pariera perfonne. Alors il lui dit: Vous favez combien il eft facile de conduire le lion par-tout oü 1'on voudra , a caufe des roues qui font fous fes pieds : c'eft pourquoi , quiconque fera curieux d'en favoir le poids, n'a qüa le mettre dans un navire , & marquerpar dehorsl'endroit oü le navire aura enfoncé dans la mer; cela étant fait, on tirera le lion , & on chargera le navire de pierres ou d'autrechofe, jufqu'a la marqué qui en aura été faite, & enfuite on n'aura qu'a pefer ces pierres, & 1'on connoitra aiférnent la quantité d'or qüil y a dans le lion. Sa femme ayant bien entendu ce moyen, lui promit de nouveau de garderle fecret. Le jour étant venu, elle fortit pour aller faire fa prière devant le lion. Comme elle étoit a moitié chemin , elle rencontra la femme de 1'autre orfèvre , lui fit part de tout ce que fon mari lui avoit dit, en la priant bien fort de n'en parler a perfonne. Elle le lui promit, mais elle n'en fit rien; car étant deretour en fa maifon, elle découvrit a fon mari le moyen de pefer le lion , & lui confeilla de Palier dire au roi, afin qu'il süt au vrai la quantité d'or qui étoit entrée dans la compolition du lion. L'orfèvre, quine fouhaitoit que cela, fut le len-  324 Voyages et avêntures dernairt au matin au palais, & ayant fait dire a ce prince qu'il avoit quelque chofe de conféquence a lui communiquer , on lefitentrer. II lui déclara le larcin que 1'orfèvre lui avoit fait, & Ie fecret de 1'en convaincre. Le roi remercia 1'orfèvre de 1'avis qüil lui avoit donné, & lui promit d'en avoir de la reconnoiffance; enfuite il fit venir celui qui avoit fabriqué le lion, & lui dit d'aller a un de fes palais a la campagne, oü il y avoit quelque chofe qui demandoit fon miniftère. II partit auffi-töt; & le même jour, Ie roi ayant fait conduire lelion a la mer, le fit pefer dans un vaiffeau , & 1'on trouva qu'il y manquoit deux cents poids d'or. Cette friponnerie le mit fort en colère; & auffi-töt que 1'orfèvre fut de retour , le roi, après lui avoir reproché fon crime & fon ingratitude , ordonna de 1'enfermer au baut d'une tour qui n'étoit pas fort éloignée de la ville , & d'en murer la porte , afin qüil mourüt de faim , ou que fe précipitant du haut de la tour en bas , il fe tuat lui-même. Ces ordres furent exécutés fur le champ , & fa femme, qui avoit été la caufe de fon malheur, en eut un fort grand chagrin. Elle vint le lendemain au pied de Ia tour , pleurant a chaudes larmes, & demandant pardon a fon rnari d'avoir révélé fon fecret. Mais comme il croyoit devoir mou-  des trois Princes de Sarendip. 325 rlr bientöt: Femme , lui dit-il, vos gémiffemens & vos larmes font préfentement fuperflus, ils ne peuvent me fauver. Vous êtes la caufe de ma perte , & ainfi vous êtes obligée de me donner du fecours pour tacher de me tirer d'ici; retournez au plutót a la ville , & apportez des fils de foie, que vous lierez aux pieds de plufieurs fourmis que vous mettrez a la muraille de cette tour , Scvoasleur frotterez la tête avec du beurre , paree que, comme elles 1'aiment beaucoup , fi-tót qu'elles en fentiront I'odeur, elles monteront toujours en haut, dans la croyance d'y trouver du beurre. De cette manière , je fuis certain de pouvoir me fauyer; c'eft pourquoi, lorfque vous aurez apporté avec la fine foie une plus groffe, vous Ia lierez avec Ia fine, & je la tirerai a moi; & enfuite vous joindrez a celle-ci une ficelle ; & après avoir tiré une groffe corde , je l'attacherai a une poulie qui eft au haut de cette tour. Apportez toutes ces chofes, & gardez-vous bien d en parler a perfonne : je pourrai, par ce moyen, échapper a la mort qui m'eft affurée , fi vousne faites promptementcequeje vous dis. Cette femme fut un peu confolée de ces paroles; elle courut auffi-tót a la ville, & ayant fait proviüon de tout ce que fon mari lui avoit demandé s elle fe renditau pieds de Ia tour. La  32 & ilne connut le fentiment qüjl avoit pour cette charmante fille , que lorfque Ia mère lui demanda fon avis fur un mariage qu'on lui propofoit ; elle ne lui en paria que commelecroyant affez de fes amis pourlui donnerun confeil fincère. En effet, elle étoit bien éloignée de croire qüily dut prendre intérêt que par le feul avantage de fa fille. II n'avoit marqué pour elle que ce qüun homme galant fait paroïtre en général pour Ie beau fexe. Elle n'avoit que fort peu de bien a lui donner , & elle favoit que le cavalier étoit très-riche. Outre une fort belle terre dont il jouiffoit, il avoit pour plus de cent mille écus de prétentions bien fondées , &il n'étoit venu a Batavie que pour recouvrec des pièces qui lui étoient néceffaires pour en affurer 1'effet. Il parut embarraffé fur le confeil qu'on lui demandoit. II s'informa du bien de 1'amant, & le trouvant médiocre , il dit qu'avec du mérite , de la jeuneffè, & de Ia beauté, il n'y avoit rien qu'on ne dut attendre, quand on pouvoit ne fe pas hater de faire un choix. Le lendemain , il pria Ia fille de ne lui point déguifer fi elle fentoit fon cceur porté a ce mariage. Elle ne fit point difficulté de lui avouer qüayant befoin de quelque établiffement pour réparer fon peu de fortune, cette feule vue Fengageoitaécouterlespropofitions qui étoient Y te  344 Voyages et avêntures faites. Le cavalier ne lui dit rien davantage» & paffa encore trois jours fans lui expliquerfes fentimens ; mais- enfin, voyant la chofe en état de fe conclure, il ne lui fut plus poffible de mettre des bornes a fa paffion. Il lui déelara qu'il étoit éperdument amoureux d'elie, & que fi elle vouloit rompre avec 1'amant qui fe préfentoit, & lui accorder le temps de venir a bout de fon procés, il viendroit la rendre maïtreffe defafortune, comme elle 1'étoit déja de fon cceur. II parloit de bonne foi« ainfi il ne faut pas s etonner s'il perfuada. La belle lui reprefenta le tort qüil auroit de lui faire perdre ce qu'elle ne trouveroit peut-être pas aifément il lui mit 1'efprit en repos, en lui faifant les plus tendres proteftations de fidélité & de confiance. II 1'obligea de confentir a fe faire peindre, pour Jui donner fon portrait, & elle voulut bien recevoir le fien. II laquitta, avec promeffe de tesminer fes affaires au pluröt , & de venir I epoufer, II partit avec ces fentimens , & étant arrivé a Bantan, il ne fbngea plus qua pourfuivre fon procés, dans lequel il s'agiffoit de la meilJeure partiede fon bien. La violence de fa paffion lui fit chercher les voies les plus promptes de fe mertre hors d'affaire ; & fi fes parties eufient été raifonnables, il leur eut étéaiféd'obtenir un accommodement avantageux ; mais c crédit de quelques perfonnes d'un rang dit  des trots Princes de Sarendip, 345tingué, qui prenöient leurs intéréts, leur faifant croire infaillible le gain de leur caufe, il fallut qüun jugement fouverain en décidat. Le cavalier chercha de 1'appui contre une fi forte brigue, & jeta les yeux fur un homme de la cour, qui étoit très-puiffant & très-confidéré. Cétoit un feigneur d'une maifon fort üluftre, & qui, ayant une fille , eut été bien aife de la marier, fans fe dépouiller de rien. Elle avoit plus d'efprit que de beauté , & on confeilla au cavalier de feindre d'avoir de l'amour pour elle. Ces apparencesplurent au père ; il s'employade tout fon pouvoir pour le cavalier, qui, ne croyant hafarder que des complaifances, rendoit a fa fille des foins affidus. lis étoient favorifés , & on lui donnoit les occafions les plus commodes pour le tête-a-tête. Les procédures avancoient toujours , & de la manière qüon avoit tourné les chofes, les cent mille écus lui étoient prefque aflürés. Comme il ne faifoit aucune déclaration précife, le père de la fille , homme adroit & violent, 1'ayant trouvé feul un jour dans la chambre de la demoifelle , lui dit que la conduite qu'il avoit tenue avec elle depuis quelque temps , faifoit courir des bruits dans la ville , qüi étoit temps de faire ceder ; qüelle étoit d'une naiffance a ne pas fouffrir qüon 1'exposat au foupcon d'aucune galanterie ; qu'il ne favoit recu favorablement chez  34 Voyages et avêntures lui & fervi dans fon affaire, que dans iapenfée qu 4 épouferoit fa fille; qu'il n'avoit fait aucune demarche qui n'eüt donné lieu de croire qu'il en avoit Ie deffein ;& que Je fervice qu'il lui «ndo,t en lui faifant gagner une affaire de la plus haute importance, méritoit bien qu'il le reconnut paree mariage, fur-tout lorfqu'il devoit tenir a honneur d etre fon gendre. Le cavalier, étourdi du coup.effaya de fe remettre, endemandant au père qu'd lui donnat quelques jours pour répondre a fa propofiti&i. fl voulut bien lui en donner huit, mais a la cnarge que, pendant ce temps, il fongeroit aux claufes qu'il trouveroit a propos que Ion employat dans Ie contrat. Cette violence , cachee fous de beaux dehors , mit le cavalier au ^elefpoir. II connut la faute qüil avoit commife, &d n'y avoit aucun remède. Le père, après s'etredéclaré comme il avoit fait, n'étoit point homme a fe retècher. II prétendoitque ce qu'il devoit a fon honneur, lui impofoit la nécelTïté de ce mariage; & ce qüil pouvoit auprès des juges, faifoit voir au cavalier la perte de fon proces inévitable, s'il fe défendoit d'époufer fa hlle, quand méme on 1'auroit Iaiffé en liberté de h faire , ce qui n'étoit pas. Toutes ces railons 1'obligèrent a céder, fans faire connoitre qu'il ne cédoit qüa Ia force, Le mariage fe fit, &Ie procés fut jugé enfuite I fon avantage.If  des trois Princes de Saeendip. 347 eut de grands biens, mais ils n'eurent point de, quoi fatisfaire un cceur tout rempli d'amour. IJ écrivit a la belle les cruelles circonftances de ce qui venoit de lui arriver, & il le fit d'une manière touchante, qui i'auroitperfuadée de ce qu'il fouffroit, fi la confidération de fon malheur ne I'eüt empéchée de s'occuper d'autre chofe. Eüe perdoit un amant, qui, 1'ayant fait renoncer a un établiffement qui lui convenoit, Favoit réduite a ne pouvoir plus s'arracher du cceur la paffion qu'il y avoit mife, & qui, 1'abandonnar^t pour toujours, vouloit qüil crütqüil fut encore plus a plaindre qüelle. L'état oü elle fe vit la fit emporter contre tous les hommes, & rien n'eüt pu la convaincre que Ie cavalier ne I'eüt pas trahi volontairemeilt, s'il ne I'eüt tirée d'erreur par un procédé qui n'a point d'exemple. Un gentilhomme la vint trouver de fa part, avec une lettre, par laquelle illui mandoit, que puifque fa mauvaife deftinée ne lui avoit pas permis de s'unir a elle , il vouloit au moins lui faire voir que jamais amour n'avoit été ni plus fincère , ni plus véritable que le fien ; que pour. 1'indemnifer de 1'amant qüelle avoit perdu , a caufe de lui, il lui envoyoit deux mille piftoles, qui pourroient, en peu de temps, lui faire trouver un parti plus digne d'elle; qüil la conjuroit, par toute 1'eftime quelle lui ayoit mon-  34$ Voyages et avêntures .trée, dene les pas refufer j & que quelques marqués qu'elle put jamais lui demander de 1'mtérêt qu'il prenoit a elle , il feroit tout fon bonheur de la fatisfaire. Ce qu'elle lifoit 'lui parut II peu croyable, qu'elle ne sut que répondre au gentilhomme, & elle fe vit le lendemain compter les deux mille piftoles, fans être perfuadée que ce ne fut pas une illufion. C'étoit pourtant un préfent ree! , & Je cavalier étant riche & la demoi&ile peu accommodée, elle jugea k propos de faccepter. Elle s'en fit un mérite auprès de en luirépondant, après beaucoup de Iouanges fur fa générofité, qu'elle en feroit un ufage contraire a celui qu'il lui marquoit, & que puifqüilla mettoit en état, par le fecours qüil vouloit bien lui prêter, de navoir befoin d'aucun étabhTement , le malheur de ne pouvoir être ii lui I'empêchoit d'ètre jamais k perfonne. Cette affurance, qüil n'eüt ofé demander, lui donna beaucoup de joie; mais en même temps elle redoubla fa paffion , non pas que Ia belie 1'autorisat k la conferver; mais plus il Ia connoiffioit digne d'être aimée, plus celle qui étoit caufe qu'il n'avoit pu être heureux, lui étoit infupportable. 11 ne lui parloit jamais; & fi Je nom de fa femme , qu'elle pqrtoit malgré -uij l'obligeoit d'avoir pour elle des égards  DES TROIS PniNCES DE SARENDIP. 349 d'honnêteté, il lui étoit impoffible de lui donner des marqués d'amour. Cette froideur étoit remarquée , & faifoit beaucoup de peine a ceux qui les fouhaitoient dans runion. La belle en fut avertie par le gentilhomme , & a peine eutelle appris cette efpèce de divorce, que jugeant bien qu'elle y avoit part, elle s'empreffa d'y remédier. Ses premières lettres n'eurent point d'effet; il lui oppofoit toujours la violence qu'on lui avoit faite , & ne pouvoit concevoir qu'elle put exiger de lui, avec juftice, qüil eut de l'amour pour une femme qui Ie rendoit Ie plus malheureux de tous les hommes; mais enfin elle lui peignit fi vivement 1'obligation oü il étoit de vaincre 1'averfion qui lui donnoit de 1'éloignement pour elle, & lui fit fi bien connoïtre que ce n'étoit qu'a ce prix qu'elle pouvoit lui répondre d'une éternelle amitié,qüil réfolut de la croire. Ainfi, 1'envie de lui plaice lui fit obtenir fur fon efprit ce que perfonne n'avoit encore pu gagner. II commenca a montrer plus de complaifance pour fa femme , & on fut furpris de voir entre eux une liaifon qu'on ne devoit plus attendre. La dame même ne favoit a quoi attribuer un fi heureux changement; & un jour qüelle pria fon mari de lui en apprendre la caufe , il répondit qu'il vouloit lui faire voir la perfonne qui avoit fait  3S° Voyages et avêntures ce mirade. Après lui avoir conté en peu de mots fon engagement avec la belle, il luimontra fon portrait,& lui lut toutes les lettres qüelle lui avoit écrites, pour 1'obliger k vivre avec elle dans une parfaite intelligence. La dame fut . charmée de fa vertu , & lui marqua 1'admiration qüelle lui caufoit, en lui demandantfon amitié, par une lettre auffi engageante que fpirituelle! ■Vous jugez bien, feigneur, que la belle répondit comme elle devoit k ces avances. II s'établit entre elles, en fort peu de temps, un agréable commerce , & la dame I'employa a mille commiffions pour elle & pour fes amies. Une fympathie fecrète , qu'augmentoit de jour en jour Ia connoiflance qu'elles fe donnoientde leurs fentimens, les attachoit 1'une a 1'autre, quoique Ia grande difïance des lieux lesempêchatdefe voir - & après que trois années fe furent paffées de cette forte , fans que Ia belle eut voulu fonger k fe marier, quelques partis qui fe fuffent préfentés , une affaire affez preflTante appelant le cavalier k Batavie, la dame voulut 1'yaccompagner, pour avoir la joie de voir 1'amie qu'elle s'étoit faite. Ce fut un redoublement d'eftime qui ne fe peut concevoir , lorfque Ia pratique leur eut fait connoïtre 1'une k 1'autre tout le mérite quine leur étoit qüimparfaitement connu. La dame loua fon mari fur  des trois Princes de Sarendip. 3 j 1 fon bon goüt; & comme f état ou elle fe trouvoit demandoit de lui beaucoup de réferve,il fe conduifoit auprès de Ia belle d'uné manière obligeante, qui, fans lui marquer une paffion blamable , lui faifoit voir le pouvoir qüelle avoit toujours fur lui. Les deux amies devinrent inféparables ; & dans Ie temps que la néceffité du retour leur faifoit fentir davantage le chagrin de fe quitter , la dame fut attaquée d'une fièvre qui mit bientöt fa vie en péril. La belle en parut inconfolable, & nes'empreffa pas moins la nuit que Ie jour a lui rendre tous les foins qui Ia pouvoient foulager; mais la malignité de la fièvre vainquit 1'art des médecins, & on fut contraint de lui déclarer qu'elle devoit fonger a mourir. Dans ce trifte état, ne voyant plus rien a efpérer, elle dit a fon mari, que puifque 1'obftacle qu'elle avoit mis a 1'engagement qüil avoit avec Ia belle , ceffoit par fa mort, elle Ie prioit de 1'époufer, n'y ayant perfonne qui fut plus digne de lui. Elle expira dans cefentiment, ce ne fut pas fans coüter beaucoup de larmes a fon mari & a la belle. Ils donnèrent a leur fincère douleur tout Ie temps que Ia bienféance pouvoit exiger ; & l'amour , qui étoit plutöt affoupi qüéteint, s'étant réveille fans peine dans le cceur de tous les deux, ils eurent  3S1 VoYASES ET AVENTÜEES enfin la joie de fe voir unis comme ilsl'avoient fouhaite'. Le mariage fe fit en pre'fence de plufieurs perfonnes de qualité qüon y avoit appeïées. Les noces furent très-belles, & répondirent a la dignité des convie's. Cette aventure, dit l'empereur Behram, me pïroit des plus fingulières ; elle fait connoitre qüon ne peut aller contre fa defiinée, & que tout ce qui femble nous en écarter, nefert qu'a nous y conduire avec plus de rapidite'.Il e'toit jufte que leciel joignit ces deux amans par un heureux hyme'ne'e , puifqu'ils avoient toujours eu 1'un pour 1'autre un amour fi tendre & fi fincère- Mais les dieux ont voulu les faire fouffrir quelque temps, afin de leur faire trouver plus de pLifir dans cette union. Ce prince ayant prefque re'tabü fa fante' & fesforces , fe fit mener le lendemain au fixième palais, qui étoit peint en dehors & en dedans d'aurore, d'incarnat & de blanc. L'habitdece prince, celui des feigneurs de fafuite, & tous les équipages étoient de la même couleur, jufqu'aux hirnois dts chevaux. Jamais pompe ne fut plus belle, ni plus éclatante. La joie paroiffoit fur le vifage d'un chacun , & on eut dit, iles voir, qüils alloient célébrer la fête & le triomphe de tous les dieux, L'empereur ne fut pas  des trois Princes de'Sarendip. 3 ƒ 3pas plutöt arrivé dans fon appartement, que la princefTe du fixlème palais le vint faluer. Leut abord fut très-agréable ; & foit que cela vint d'un efprit de fympathie ou du plaifir qu'ils avoient de fe voir,"ils ne purent s empêcher de s'en donner des marqués réciproques. Leur converfation répondit fort bien k cette première vue, & tout leur entretien fut des plus charmans. II ne dura pas néanmoins piüs d'une o_ ij ^ ■ tr.rjA . ncuie; oc-ia princene s etanr retiree, l empereur fit venir Ie fixième nouvellifte, a qui il dit de lui raconter quelque aventure galante. Cét homme obéit auffi - tot, & d'un air enjoué, mais refpeclueux , il paria de la forte. SI.X1EME NOUVELLE. R ie n ne doit furprerrdre de ce qui eft caufé par l'amour: il agit différemment, felon que les cceurs font difpofés, & ily a fouvent de'i'étoile dans les liaifons qüil forme. Ily avoit k Pékin , ville capital'e' de:la Chine , un jeune homme plein de mérite, & dont la naiffance étoit foutenue par un bien affez confidérable. Il fe nommoit Polaure. Un jour, étant allé voir une dame de fes amies, il trouva chez elle une fort jolie perfonne , nommée Banane \ dont z  3 Sé Voyages et Avêntures ïl fut touché. Ce n'étoit pas une beauté re% gulière, mais il y avoit un tel agrément fur fon vifage & dans fes manières, qu'elle en effacoit de plus. belles qu'elle. II s'attacha 11'entretenir, & fon efprit, qui lui parut doux & infinuant, fut un nouveau charme qui entraina fa raifon. Elle étoit avec fa mère, dont la fageffe & fhonnété, fervoient d'affurancea Polaure.des foins quelle ayoit donnés a 1'éducation de fa fille. Quand elles furent parties, P-olaure, qui demeura feul avec la dame, lui fit mille quefiions fur tout ce qu'elle favoit de cette aimable perfonne, & il les fit d'un air empreffé, qui lui fit connoftre que la curiofité qu'il lui marqubit etoit un commencement d'amour. Elle lui dit en riant, qn'elle voyoit bien qu'il la trouvoit a fon gré, & il ne lui cacha pas que fi elle avoit effeflivement autant d'eftimables qualités que cette première vue lui en avoit fait paroitre, il feroit tout fon bonheur de s'engager avec elle. La dame voyant ,qu'il lui parloit férieufement, lui répondit de la même forte ; & après lui avoir parlé de la demoifelle comme de Ia perfonne Ia plus accomplie & Ia plus capable de rendre un mari heureux, elle ajouta que s'il regardoit fes avantages du cöté de la fortune, die craignoit qu'il ne fit un mauyais choix; que'  bes trois Princës de Sarendip. 2 5? ïa belle dépendoit d'un père avare, qui, quoique très-riche j ne lui feroit pas de grands avantages, & que lórfqu'il feroit mort, deux fils qu'il avoit partageroient fa fucceffiön , fans' qüelle y eut prefque aucune part , toutes fes terres étant fituées dans des provincée oü fa coutume étoit fort contraire auxfilles. Cet avis ne put rien fur 1'efprit de Polaurel 'II pria la dame de lui procurer Ia vue de Banahe , afin que la connoiffant parfaitement, il put juger s'ils étoient nés 1'un poüt 1'autre. La "dame eut la complaifance qüil lui demandoit. Elle fervoit une amie qui méritoit bien qu'on 1'obligeat; & après 1'avis donné fur 1'ava'rice du père , elle n'avoit rien a fe reprocher. Les entrevues fe firent d'abord fans marquer aucun deffein. On fe borria a' d'agréables converfations , &PoIaure fut payé des foins qüil prenoit de chercher a plaire , par tout ce que Ia bienféance fouffroit qüon lui montrat de reconnoiffance. II demeura bientöt convaincu de tout 'Ie mérite qüil avoit cru reconnoitre dans Banane ; & s'appliquant a étudier fes plus fecrets fentimens, il n'eut pas de peine a découvrir qüils lui étoient favorables. La mère, qui avoit vu naitre cettë paffion avec plaifir, entra avec une joie extréme dans les mefures qui étoient a prendre pour enga- 2 ij  3$6 Voyages et avêntures gerfon mari a I'approuver. II fut réfolu qu'on lui feroit un fecret de ce qui s e'toit paffe chez Ia dame, & qu'un des amis de Polaure iroitle trouver, pour lui demander fa fille , fans faire connoïtre que les chofes fuffent déja auffi avancées qu'elles 1'étoient du cöté du cceur. C'étoit un homme bizarre, &s'il eut appris que , dans une affaire.de cette conféquence, on eüt ofé prendre quelque engagement fans lui ,.il auroit cru fon autorité bleffée, & il n'en eüt pas fallu davantage pour lui faire refufer fon confentement. Tout fe paffa comme on l'avoit arrété , & Ie père trouvant ie parti d'autant plus avantageux, qu'on lui témoigna qüil feroit maïtre de tout, ne balanca point a donner fa parole. H recut enfuite Polaure de Ia manière la plus civile & Ia plus fatisfaifante, & le préfenta a fa femme & a fa fille , comme une perfonne qui ne leur étoit connue que de nom. II leur marqua Ie deffein oü il étoit d'en faire fon gendre, & leur demanda pour lui des honnêtetés, oü elles étoient toutes difpofées. Banane, autorifée dans fa paffion , s'y abandonna fans plus garder de réferve fur fes fentimens. Le procédé généreux de Polaure, qui, pour s'attacher a elle, n'avoit aucun égard a fes intéréts, méritoit bien qu elle lui donnat fon cceur tout entier. Ils te firent les plus fortes proteftations  des trois Princes de Sarendtp. 357 d'une tendreffe éternelle, & la mère, qui étoit charmée de leurunion , ne contribua pas peua la eonfirmer. II n'étoit plus queftion que de figner les articles. On le devoit faire au premier jour , lorfqu'un facheux incident en fit différer la cérémonie. Le père eut avis que fon fils ainé, qtii étoit volontaire dans les troupes , avoit été tué en quelque rencontre, & fon cadet tomba prefque en même temps dangereufement malade. II n'y avoit aucune apparence de parler de noces dans un temps oü 1'on pleuroit 1'un, & oü tout étoit a craindre pour 1'autre. On n'oublia rien pour le fauver; & Polaure , qui prévoyoit fon malheur, s'il arrivoit qu'il mourüt, faifoit fans ceffe des voeux pour le fuccès des remèdes; mais ils furent inutiles. La fièvre, qui n'étoit d'abord que double-tierce, fe changea en continue; & après avoir langui un mois entier, il laiffa fa fceur unique héritière. II n'auroit pas été furprenant que 1'on eüt remis le mariage , après un temps fuffifant pour fe confoler de la doublé perte qu'on venoit de faire ; mais Polaure , que 1'on avoit d'abord regardé comme un parti fort confidérable, cefToit de 1'être pour une fille qui devoit avoir plus de cinquante mille livres de rente ; & fon père, qui commenca a prendre des vues proportionnées a ce grand Ziij  :3.S% . ra Voyages et avêntures bien, trouva a propos de le prier de fe retiref„ Sa femme tacha de faire valoir la générofité qu'il avoit eue de facrifier au plaifir d'entrer • dans fon alfiance, tous les avantages qüil eut ,pu trouver aiIleurs,lorfqüiI s'étoit contenté de ce qu'on vouloit donner a fa fille, & prétendit qüpnle devoit reconnoïtre par des fentimens qui répondiffent aux fiens : mais tout ce qu'elle put direne fitqu'aigrir fon mari; & , malgré fes remontrances, Polaure fut congédié. Ce ne fut pas fans qüil eüt la joie de recevoir de labouche même de fa maitrefTe toutes les aflurances qui pouvotent adoucir fon malheur. La mère, qui en fut témoin , lui promit tout le fecours qüil pouvoit attendre d'elle; & comme on avoit fait a tous les deux d'expreffes défenfes dc fe plus voir , la crainte d'accroiïre la mauvaife humeur du père, fi, par fon éloignement, il ne le guériffoit pas de tous les foupcons qn'ii pouvoit avoir , le fit réfoudre a fe retirer dans une terre qüil avoit a trente lieues de Pékin. Les adieux furent fort tendres. II dit a Banane , qu'il ne vouloit pas qu'elle renongat pour lui a une grande fortune; & plus il futgénéreux, plus il Ia trouva conftante dans les fentimens qüelle lui avoit fait paroitre. Ils convirirent, du confentement de Ia mère, qu'ik s'écrirQient fort Jouvent par Ie moyen de Ia  des trois Princes de Sarendip. 359 dame , leur commune amie , & rien n'étoit plus engageant, ni plus flaneur que leurs lettres. L'abfence ne fit qu'augmenter leur paffion. II fe paffa une année entière, pendant Ia-i quelle Polaure fit fecrètement deux ou trois voyages a Pékin: il y voyoit fa maïtreffe un jour chez cette amie, .& s'en retournoit le lendemain. Tandis que les chofes étoient en Cet état J plufieurs perfonnes d'un rang diftingué la recherchoient en mariage ; mais , heureufement pour elle , fon père fe trouvoit toujours embarraffé fur le choix , & le plaifir de demeuret maïtre de fon bien , 1'empêchoit de fe hater de la maner. Sa femmey contribuoit,en fe rendant difficile, pour Ia conferver a Polaure, fans pourtant qüelle put voir comment elle pourroit faire réulfir fes efpérances. Pendant qu'il vivoit ainfi retiré, il vit arriver chez lui un de fes amis intimes , qüil n'avoit point vu depuis quatre ans. C'étoit un homme d'une maifon fort confidérable , & qui étoit mandarin de Canton. Polaure eut beaucoup de joie de Ie voir, & 1'arrêta chez lui Ie plus long-temps qu'il put, fans lui découvrir ce qui favoit obligé a quitter Pékin. Malgré toute 1'amitié qui les uniffoit, il crut devoir ce fecret a fa maïtreffe. II ne favoit pas comment tournero/ent les chofes, & le meiU Z iv  $6o Voyages et avêntures leur parti étoit de fe taire. Il vivoit dans cette terre avec une fceur qui étoit veuve, &' le repos attaebé.a Ja retraite étoit le prétexte dont il fe fer voit pour y demeurer. Le mandarin partit, & i! y avoit déja deux mois qu'il favoit quitté, lorfqu'd revint le trouver un foir, pendant que la nuit étoit fort obfcure. Polaure crut qu'il venoit encore paffer huit Ou dix jours avec'lui , & il s'en faifoit un grand plaifir; mais le mandarin ayant demande a luiparler en particulier, il lui dit qüil favoitchoifi comme 1'homme du monde en qui il fe cortfioit le plus', pour laiffer entre fes mainsün dépot confidérable, & qui lui étoit de ïa dernière importance. II s'agiffoit d'une demoifelle qu'i! avoit enlevée depuis trois jours. II avoit marché toujours de nuit, afin qu'on ne put favoir quelle route il avoir prife , & il I'amenoitchez lui, oü elle devoit demeurer cachée auprès de fa fceur, tandis qu'il employeroit fes amis, pour obüger fes parens de confentirafon mariage. Polaure ayant fu qüil favoit laiffee dans un carroffe, avec süre garde, a deux cents pas de chez lui, pria fa fceur d'aller Juioffrir tout ce qui dépendoit d*elte,& de la conduire dans 1'appartement qüil alloit lui faire préparer, & oü 1'on convint qu'on ne laifferoit *ntrer que des domeftiquës de confiance,fans  des trois Princes de Sarendip. 36*1 pourtant leur dire ce qui obligeoit a ne la pas laiffer voir. La dame fit ce que fon frère fouhaitoit,& le mandarin la mena oü le carroffè étoit arrêté. Banane ne répondit autre chofe au compliment de la dame , qui 1'affura de fes foirjs dans tout ce qui pourroit la fatisfaire, finon qu'elle la prioit de la fecourir contre la violence qui lui étoit fake. Elle defcenditen même temps, & la fuivit fans rien dire davantage. Le mandarin fit auffi tot partir Ie carroffè, & fe faifyht attendre par deux ou trois de fes gens auffi bien montés que lui, il vint retrouver Polaure, pour lui dire adieu, étant réfolu de partir le lendemain pour quelque lieu éloigné , afin d'empêcher qu'on ne foupconnat que ce fat chez fon ami qu'il eüt mis Banane. Polaure ayant demandé au mandarin fi elle avoit confenti a 1'enlèvement qu'il en avoit fait, il lui répondit, que quand il avoit taché de s'en faire aimer , elle lui avoit dit qu'un premier engagement ne permettoit pas qüelle 1'écoutat; qüil s'étoit enfuite déclaré a fon père , & que fur Ie refus de 1'on & de 1'autre , on lui avoit confeillé de 1'enlever, paree qu'elle avoit beaucoup de bien; que quoiqu'elle eüt de grands agrémens de fa perfonne, il lui avouoit que les avantages qu'il trouvoit en 1'époufant, étoient 1'unique motif  362 ■ Voyages et Avêntures de la réfolution qu'il avoit prife; qu'il favoit' bien q!u'on 1'alloit pourfuivre comme auteur du rapt, paree qüun efclave qui avoit fui quand il avoit fait fenlevement, avoit pu le remarquer ; mais qu'il étoit d'une naiffance affez diflinguée pour croire que les parens, après avoir fait un peu de bruit, feroient ravis d'affoupir 1'affaire j que fon alliance leur feroit honneur, & qu'un homme comme lui n'avoit pas a craindre qüon le refusat, quand on connoïtroit le peu de fuccès qu'auroient les pourfuites; que cependant il lui laiffoit ménager fefprit de la belle, & qüayant pour lui autant d'amitié qu'il en avoit, il ne doutoit pas qüil ne vinta bout de la convaincre que le feul parti qüelle avoit a prendre après 1'éclat d'un enlèvement , étoit d'entendre raifon de bonne grace, en déclarant, quand il en feroit befoin , qu'elle voudroitbien êtrefafemme; qu'il viendroit favoir dans quelques jours 1'effet qu'auroient eu fes remontrances, & lui apprendre ce qüil auroit fait de fon cöté, pour mettre 1'affaire en terme d'être accommodée. Polaure faffura que fes intéréts étant les fiens , il agiroit comme pour lui-même , quoiqu'il fut faché d'avoir a combattre un cceur qui n'étoit pas llbre,paree que les premières impreflions s'effacoient rarement.  DES TROIS PftINCES DESaRENDIP. Le mandarin partir fans vouloir revoir Banane , pour ne pas 1'aigrirpar fa préfence. .Elle s'étoit emportée toutes les fois qu'il s'étoit montré pendant le voyage , & il fe flatta qüil la trouveroit adoucie a fon retour. Si-töt qu'il eut pris congé de fon ami, Polaure alla dans 1'appartement de Banane. La fatigue d'un voyage fort précipité, & fait de nuit, & 1'affliftion oü elle étoit, 1'avoient obligée a fe jeter fur un lit, oü la lumière ne donnoitque foiblement; & comme il venoit la confoler, a peine eut-il commencé ce qu'il avoit a lui dire , qüelle poulfa un grand cri, & fe leva tout d'un coup avec des marqués d'une furprife extraordinaire. C'étoit fa maïtreffe enlevée par fon ami. Jugez, feigneur, de ce que produifit un événement fi peu attendu. Comme le mandarin n'avoit pas dit le nom de la demoifelle a Polaure, celui ci avoit de la peine aencroirefes yeux, & Banane, quife voyoitaupouvoird'un homme qu'on avoit trompé, & qui en devoit garder du reffentiment, fe feroit perfuadéeque 1'enlevement auroit été fait pour lui, fi la conduite pleine de refpeét qu'il avoit toujours tenue, ne I'eüt empêchée de lui attribuer une violence de cette nature. Tout fut éclairci, & on ne pouvoit affez admirer ce que le hafard venoit de faire. Banane reprit u.n air de  21% •' Voyages et avêntures gaité, qui fit paroïtre Ie plailïr qu'elle fentoit deXevoirenun lieu oüelle étoit affuréeqüon Ia laiiferoit maïtrefTe abfolue de fes volontés. Elle demanda qu'on la remk chez fon père; mais Polaure lui ayant fait voir qu'il ne le pouvoit que de concert avec fon ami, & qu'il falloit pour cela prendre de grandes précautions , qui feroient peut-être utilesau fuccèsde leur amour, elle lui abandonna le foin de fa deftinée , & fe confola dans fon malheur, puifqüil étoit a'douci par le plaifir de n'avoir a redsuter aucunecontrainte. Le frère &Ia fceur n'oublièrent rien de ce qui pouvoit contribuer a lui donner de la joie. Ils paffoient les jours entiers dans fa chambre, oubien ils la menoient a la promenade dans quelque endroit retiré; & comme il eft rare de s'ennuyer avec ce qu'on aime, elle trouvoit fa captivité fortagréable. Les fermens de fidélité & de confiance furent mille fois réitérés ; & , par un fecret preffentiment, ils ne pouvoient s'empêcher de croire qüils feroient enfin heureux. Trois femaines s'étant paffées de Ia forte, Ie mandarin revint un foir chez Polaure, lorfque la nuit étoit déja affez avancée. II voulut encore Tentretenir en particulier, & lui dit, après ravoir^mbraffé, qu'il ne doutoit point que Ia demoifelle qu'il avoit laiffe'e chez lui, ne lui  bes trois Princes de Sarendip. 36$ eüt appris qui elle étoit; que fans lui nommer fon père, il lui avoit parlé la première fois de 1'enlevement qüil avoit fait , comme d'une affaire qu'il feroit aifé d'accommoder ; mais que ce père homme incapable d'être gouverné, étoit fi fort aveuglé dans fa fureur, que non feulement il promettoit fa fille a quiconque pourroit la retirer d'entre fes mains; mais qüil faifoit contre lui les plus facheufes pourfuites 5 qu'ainfi, n'ayant plus aucune efpérance de le fiéchir, il ne pouvoit fortir d'embarras qu'en forcant fa fille a 1'époufer ; qüil la meneroit chez lui aCanton, oü il la feroit reeonnoitre pour fa femme, & qüaprès le mariage il ne craignoit point qu'on eüt affez de crédit pour le faire rompre; qüil venoit favoir ce qu'il avoit fait pour lui, & fi fes foins avoient mis la belle dans des difpofitions qui lui fuffent favorablès. Polaure ne balanca point fur la réfolution qüil avoit a prendre. II lui.répondit, qu'étant incapable de manquer a 1'amitié, il lui laiiferoit une entière liberté de s'affurer du cceur de cette charmante demoifelle ; mais qu'il n'avoit pu choifir perfonne qui fut moins propre que lui a lui infpirer les fentimens qüil lui fouhaitoir. La - deffus il lui conta 1'engagement qu'ils avoient pris 1'un pour l'autre; & après lui avoir exaglré le défefpoir oü Ia rupture de fon ma-  366 Voyages et avêntures riage 1'avoitréduit, il ajouta , que s'il pouvoit être affez heureux pour obliger 1'aimable perfonne qu'il lui avoit mife entre les mains, a fe declareren fa faveur, quoiqu'il en dut relTentir toute Ia douleur imaginable, il facrifieroit fes intéréts a ce qu'il devoit a tous les deux; mais qüil Ie prioit de Ie difpenfer de travailler luimême a fa perte, & de s'attirer Ie jufte mépris de celle qu'il aimoit uniquement, enpréférant 1'amitié a ce quefamour exigeoit de lui. Ce difcours fut fait d'une manière fi vive, que Ie mandarin en demeura pénétré. II comprit toute la force de Ia paffion de fon ami; & comme il n'avoit enlevé la demoifelle que par des vues d'intérêt, fans que l'amour y eütgrande part,il auroit eu a fe reprocher une injuftice indigne de 1'amitié qüils s'étoient jurée , s'il eüt voulu lui öter un bien qui devoit faire tout le bonheur de fa vie ; d'ailleurs on ne pouvoit adoucir Je père ,.dont les procédures 1'obligeoiént a fe tenir toujours en état de n'être point arrêté. La fille, dont il ne pouvoit efpérer de toucher Ie cceur, n'étoit plus en fon pouvoir;.& quand il auroit voulu s'enreffaifir, pour la mettre , par la force, dans la néceffité de 1 epoufer, il n'y avoit aucune apparence queLon ami, qui ne vivoit que pour elle, eüt pu confentira cette violence. Ainfi, prenant Ie parti d'être  des trois Princes de Sarendip. 367 généreux, pour conferver fa gloire, & en même temps fortir d'embarras, il céda toutes fes prétentions a fonami, & lui dit, d'une manière obligeante , qu'il avoit peine a fe repentir d'un enlevement don t il pouvoit tirerde.grands avantages, puifque, dans la fituaticn oü étoient les chofes, il n'y avoit qüa bien ménager 1'efprit du père , pour lui faire prendre une réfolution favorable a fon amour. En même temps il le pria dallet préparer Banane a fouffrir fa vue, afin que, Payant obligée a lui pardonner ,il püt examiner avec eux ce qu'il feroit a propos de faire pour affurer leur bonheur. Banane , ravie de cet heureux changement, recut le mandarin avec autant de joie & d'honnêteté qu'elle lui avoit d'abord marqué d'indignation. II demeura deux jours dans cette maifon, & le réfultat du confeil [qu'ils tinrent enfemble, fut que Polaure ïroit a Pékin, & fe prévaudroit de la difpofition oü il trouveroit le père. II fe fit mener chez lui par une perfonne qui pouvoit beaucoup fur fon efprit, & tourna fon compliment fur ce qüétant toujours Ie même, il ne fe pouvoit qüil n'entrat fenfiblement dans le déplaifir que lui caufoit Ie malheur qui lui étoit arrivé. Le père s'emporta avec fureur contre le mandarin, proteftant qüil ne feroit jamais fatisfait qu'il ne lui eüt..fait couper la tête. II ajouta,qüil re-  36*8 Voyages et avêntures reconnoiffoit la juftice des dieux, quilepumf* foient de ce qu'il l'avóit trompé fur le mariage de fa fille, & que s'il pouvoit Ia retirer des mains du mandarin, il étoit prêt ala lui donner , & réparer par ia l'injuftice que 1'ambition lui avoit fait faire. Polaure, voulant profiter de ce mouvement , répliqua qüil étoit venu le chercher exprès pour lui offrir fes fervices; qüil connoiffoit non feulement le mandarin , mais auffi tous ceux en qui il avoit quelque confiance-, qüil découvriroit le lieu oü il avoit mis fa fille, & qüayant toujours pour elle le même refped & la même paffion , il étoit sur de I'obliger a la rendre , oü de 1'enlever du lieu oü elle feroit, s'il s'obfHnoit a la vouloir retenir. Le père le conjura de ne point perdre de temps, & lui donna de fi fortes aflurances qu'il n'avoit envie de laretrouver que pour lui en faire un don , qüil ne put douter qu'il ne lui parlat fincèrement. II partitle lendemain, & ayant rejoint le mandarin a une terre oü il s'étoit retiré, il lui rendit compte de tout ce qu'il avoit fait. Comme le père avoit fouhaité qu'il lui fit favoir 1'état des chofes , il lui écrivit d'abord qu'il avoit trouvé le mandarin dans une obftination extraordinaire , & que peut-être il ne lui feroit pas fi aifé qu'il l'avoit cru de découvrir oü il avoit mis fa fille. II luimanda, quelques  des trois Princes de Sarendip. 36*9 quelques jours après, qu'il le voyoit un peu ébranlé ,>& qüil iembloit fe réfoudre a luj céder ce qüil connoiffoit ne pouvoir oLtenir que par la force ; mais qu'il avoit peine a croire qu'on eüt un véritable deffein de confentir a un mariage qui avoit étérompu. Ces lettres furent fuivies d'une négociation particulière. Un gentilhomme envoyé par le mandarin alla trouver le père , & 1'affura , de fa part, qu'il étoit prêt a lui ramener fa fille, s'il vouloit bien lui donner parole qu'il Ia feroit époufer a Polaure. II lui déclara en même temps qüil prétendoit la difputer a tout autre, & qu'il trouveroit moyen de foutenir ce qüil avoit fait. Le mandarin étoit bien moins riche que Polaure , & le père ne trouva pas qu'il dütbalancer , puifqüon lui laiffoit le choix. II s'ac • quittoit de ce qüil devoit a 1'un , & fe vengeoit en quelque facon de 1'autre, puifqüil faifoit avorter fon entreprife. II donna au gentilhomme les süretés qu'il lui demanda. On ceffa toutes les pourfuites, & la demoifelle fut ramenée chez fon père. Elle obtint de lui qu'il confentiroit a voir le mandarin, & il fut prié du mariage, qui fe fit enfin avec tout 1'éclat que demandoit une fi riche héritière. L'empereur Behram ne fut pas moins fatlsfait de cette aventure, que de toutes les autr«s Aa  370 Voyages et avêntures qüon lui avoit dites. II admiroit les fecrets impénétrables des dieux; il difoit que ce que 1'on fait contre leur volonté ne réuflit pas ordinairement, & que s'ils laiffent quelquefois triompher les méchans , c'eft afin que leur triomphe tourne a leur confufion , & ferve d'exemple aux autres, pour ne rien faire que de jufte & de raifonnable. Après avoir un peu moralifé fur ce fujet, il demanda au nouvellifte qui avoit été a Ia Chine , quelle étoit une certaine femme appelée Canine, dont on parle tant. Ce nom , répondit cet homme , lui convientfort bien; carladévotion qüon lui porte en ce pays-la eft une vraie bigoterie chez la plupart des dames de la Chine. On dit qu'elle étoit fille du roi Tzonton, qui, voulant la marier a un grand prince , auffi bien que fes deux foeurs; elle n'y voulut jamais confentir, alléguant pour toute raifon, qu'elle avoit voué au ciel une perpétuelle chafteté. Le père , indigné de ce refus , la fit enfermer dans une maifon en forme de monaftère, & par mépris, 1'occupa a des chofes viles & abje&es, lui fit porter de 1'eau, du bois, & nétoyer un grand jardin qui dépendoit de ce lieu-la; elle Ie fit fans murmurer, & y travailla avec affiduité; mais le ciel , a qui elle avoit fait vceu de chafteté, & pour 1'a-  des trois Princes de Sarendip. 37* inourduquel elle étoit ainfi méprifée, foulagea fes peines , difent les Chinois ; il fit defcendre de fes belles voütes fes heureux habitans, pour Ia confoler, & envoya plufieurs animaux a fon fecours ; les faints du ciel lui venoient tirer de I'eau; les finges lui fervoient de valets; les oifeaux nettoyoient, avec leurs becs , les; allées de ce jardin , & les balayoient avec leurs ailes; les bêtes fauvages defcendoient d'une montagne qui étoit proche, pour lui portee du bois. Le roi fon père la voyant un jour fervie par ces nouveaux domeftiques , crut qu'elle étoit forcière. II réfolut de la punir par les Hammes ,& fit mettre le feu dans cette maifon, Cette fille voyant que ce beau lieu brüloit a fon occafion, fe voulut tuer de regret avec une longue épingle d'argent qui tenoit fes cheveux , & felamitfous la gorge; mais une pluie terrible qui vint fur le champ , éteignit le feu. Alors elle quitta fon deffein , fe retira dans les montagnes, &fecachadans des cavernes, oü elle continua fa pénitence. Le ciel, qui la protégeoit , ne voulut pas laiffer impunies la cruauté & 1'impiété de fon père; il Ie frappa de lèpre , & abandonna fon corps aux vers s qui, le rongeant jour & nuit, lui faifoient fouffrir les plus cruela tourmens,Canine en eut révéla- Aa ij  372 , Voyages et avêntures tion; fa charité lui fit quitter fa folitude, pour aller fecourir fon père. Auffi-töt qu'il la vit, il fe jeta a fes pieds , lui demanda pardon, & 1'adora. Elle , fe jugeant indigne de 1'adoration, y voulut réfifter; mais ne le pouvant pas faire, a caufe de la foibleffe de fon corps ,un faint du ciel fe vint mettre devant elle, pour réparerla faute de fon père, & faire entendre que 1'adoration ne fe faifoit qüa lui feul. A I heure même, elle s'en retourna dans fa caverne, & acheva d'y vivre en odeur de fainteté. Le nouvellifte voyant que l'empereur avoit pris plaifir au récit de cette hifioire , lui dit qu'il en favoit encore une autre qui n'étoit pas moins curieufe: fur quoi ce prince lui ayant commandé de la lui conter, il commenca de cette manière. II y avoit dans la Chine, en la ville de Cuchi,dela province d'Oquiam, une fort belle fille , iffue d'une illuftre race , nommée Néome. Elle avoit fait vceu de virginité; & comme fon père vouloit la contraindre a fe maner, elle prit lafuite, &feretira dans le défert d'une petite ifle , qui eft vis-a-vis d'Ingoa, oü elle vécut très-faintement, & fit un grand nombre de miracles. Les Chinois racontent entre autres celui-ci»comme le plus fignalé de tous. Ils difent  des trois Princes de Sarindip. 3*75 q-u'un grand capitaine, nomroé Campo, général de 1'armée navale du roi de !a Chine, allant un jour faire la guerre pour fon maïtre dans un royaume voifin, vint furgir a Boym avec toute fa flotte, en attendant un vent favorable. Ecrfqu'il fut proprepour partir, ii fit mettre les voiles au vent; mais les nautonniers ne purent jamais lever les ancres. Etonnés de cet obftacle , ils regardèrent dans la mer, Sc virent Néome affife deffus, qui les retenoit. Le général 1'interrogea, Sc la pria très-humblement de lui confeiller ce qu'il devoit faire. Elle lui répondit , que s'il vouloit triompher de fes ennemis Sc conquérir leur royaume , qu'il lamenat avec lui, paree que ceux qu'il avoit acombattre étoient de grands magiciens. II la fit mettre dans fon navire , leva les ancres, & en peu de jours arriva a la cöte du pays ennemi. Auffi-töt qu'on apercut la flotte de la Chine, les magiciens eurent recours a leurs charmes ; ils jetèrent de 1'huile dans la mer, &, par leurs illufions , firent paroïtre aux yeux des Chinois que leurs navires étoient en feu, & brüloient. Néome, qui étoit fans doute une excellente magicienne , défit bientöt, par des contrecharmes plus puiffans , tout ce que ceux-la faifoient. Ainfi , voyant que leur magie étoit faible, & leurs armes inégales a celles des Chi- Aa iij  374 Voyages et avêntures nois % ils fe rendirent a eux , & devinrent vaf- faux & tributaires du roi de Ia Chine. Campo, que l'hiftoire dit être un homme très-judicieux & très-fage poütique, entra en quelque doute de la fainteté de Néome, & la crut forcière; pour s'en éclaircir, il lui demanda quelque marqué de fa fainteté, afin de Ie dire au roi fon maïtre, & Ia pria de faire reverdirun baton fee qu'il avoit a Ia main; elle le prit, prononga deffus quelques paroles fecrètes , & Ie rendit non feulement verdoyant, mais encore d'une odeur trés - agréable , & Ie donna a cecapitaine, qui attribua les profpérités de fon voyage & le bonheur de fes armes a la fainteté de Néome. Son nom a depuis toujours été en grande vénération dans la Chine , & particulièrement a ceux qui vont fur mer , lefquels portent fon image fur la poupe de leurs vaiffeaux, & la priént comme Ia divinité qui préfide aux ondes , commande a Ia mer, & appaife les örages & les tempêtes. L'empereur, fatisfait de ces deux hiffoires,' en félicita Ie nouvellifte, & enfuite il ordonna que tout fut prêt pour aller le lendemain au feptième palais , qui étoit peint de toutes fortes de couleurs les plus vives. II partit de bon matin avec toute fa cour, dont les habits, qui étoient de couleurs femblables a celles du pa-  des trois Princes de Sarendip. 37^ lais , faifoient une variété charmante. Dès que ce prince y fut arrivé, la princeffe du feptième palais le vint trouver ; il la recut a la porte de fa chambre, & 1'ayant prife par la main, il la conduifit fur une eftrade, oü il lui donna le fopha. Après plufieurs honnêtetés de part & d'autres, l'empereur Ia pria de lui raconter quelque aventure fingulière, & auffi-töt elle commenca de la forte. SEPT1EME NOUVELLE. D e toutes les paffions, l'amour eft celle qui donne lieu aux plus bizarres avêntures. Je vais en rapporterune qui confirmera cette vérité , & qui fera connoïtre quels font les caprices de l'amour. Léonice , fille de quaiité, qui avoit également de la beauté & du mérite, étoit dans fa vingt-deuxième année , fans jamais avoir témoigné d'empreffement pour le mariage. Comme eile avoit été jufqüalors fans paffion, elle s'étoit rendue fort difficile fur le choix. Elle n'avoit point de mère; fon père , qui connoiffoit que beaucoup de fageffe régloit fa conduite , la laiffoit vivre fur fa bonne foi, & s'étoit contenté de mettre auprès d'elle, pour la bienféance, une femme d'un age mür, A a iv  576 Voyages et avêntures qui 1'accompagnoit par-tout. Un jour, étant allee chez une dame fes amies, elle y trouva un jeune cavalier nommé Almadore , qui fut bien aife de la connoitre , paree qu'il avoit entendu parler d'elle d'une manière fort avantageufe. II voulut profiter de cette occafion , afin de s'affurer par lui-même du mérite de cette aimable perfonne. II s'attacha a 1'entretenir , & lui trouva un tour d'efprit agréable, & tout rempli d'honnêteté, qui paffoit encore ce qüil en avoit ouï dire. Cette converfation 1'autorifa a lui rendre une vifite peu de jours après. II eut tout fujet d'en être content, & fes manières nobles & touchantes lui ayant engagé le cceur, lesfoins qüilcontinua de lui rendre auroient été des plus affidus , fi elle eüt voulu y confentir; mais comme il n'étoit pas fi aifé de lui donner de l'amour, que d'en prendre en Ia voyant , quelques proteftations qüil put lui faire , que s'il avoit le bonheur de ne lui pas déplaire, elle pouvoit ordonner de fa deftinée, elle le pria de la voir plus rarement, afin que fa paffion ne 1'aveuglat point, & que demeurant toujours le maïtre de fa raifon, comme elle prétendoit 1'être de la fienne, ils puffent examiner , fans nulle furprife, s'ils feroient affez le fait 1'un de 1'autre, pour fe rendre heureux. Cette retenue ne fit que l'enflammer da*  des trois Princes de Sarendip. 377 vantage; fon'cceur étoit tout occupé d'elle , & n'ayant pu obtenir la liberté de la voir aufif fouvent qüil le fouhaitoit, il chercha a fe foulager en lui écrivant. II avoit un talent particulier pour bien tourner un billet, & il efpéra que s'il pouvoit 1'engager a lui répondre, il s'affuroit en quelque facon lefuccès de fon amour. Léonice regut fa lettre dans le temps qu'une jeune veuve de fes intimes amies étoit avec elle , & elle ne prétendoit que lui faire faire une honnêteté de bouche , quand fon ami la preffa de lui répondre ; elle répliqua qüelle n'écrivoit jamais , & que les lettres les plus innocentes , montrées indifcrètement, faifoient fouvent faire de fi méchans contes, qu'elle avoit réfolu de ne s'expofer jamais a un chagrin de cette nature. La jeune veuve, qui écrivoit agréablement , prit la plume a fon refus ; & quoique Léonice s'obftinat d'abord a s'y oppofer, ellel'obligea enfin de fouffrir qu'elle répondit pour elle. Cette tromperie ne lui devoit rien faire appréhender de facheux. La lettre ne pouvoit lui être imputée, puifqu'elle n'étoit pas de fon écriture ; & quand Almadore auroit eu 1'indifcrétien de la faire voir, loin d'en tirer aucun avantage , il n'en pouvoit attendre que la bonte de s'être vanté d'une faveur qüon ne lui auroit point faite. Quoique les termes fuf-  Voyages et avêntures fent affez généraux, il y avoit une fineffe d'efprit qui redoublafon amour. II crutmême y découvrir quelques fentimens qui le flattèrent, & nen ne lui avoit jamais caufé tant de joie. II ne manqua pas fe lendemain d'aller voir Léenice, qui ne voulut point le détromper, & qui regut' pour fpn compte, toutes les louanges qu'il lui donna fur fa manière d'écrire. II eut grand foin de continuer ce commerce de billets. Le'onice fouffroit que la jeune veuve y re'pondit toutes les fois qu'elle fe trouvoit chez elle dans le moment qu'ils lui étoient apportés, & elle trouvoit quelque prétexte pour fe défendre d'écrire dans les autres temps. Almadore relifoit cent fois toutes les réponfes qu'il croyoit être de cette aimable perfonne , & fl les regardoit comme autant de gages qui lui répondoient de fon bonheur. Les chofes étoient en cet état, lorfqullfut troublé par un rival dangereux, qui fut recu de la belle affez favorablement. II avoit du bien & de Ia naiffance, & il étoit fait d'une manière a ne pas rendre des foins inutilement. Ses vifates devinrent fufpeéles k Almadore. Ilcontraignit d'abord fon chagrin , & Ie laiffa enfuite éclater fur fon vifage, fans ofers'en plaindre a celle qui le caufoit. II ne put enfin s'empêcher d'en témoigner quelque chofe a Ia jeune veuve3  des trois Princes de Sarendip. 370 dont il s'étoit fait ami, & prit le parti de lui écrire tout ce qüil fouffroit, quand il trouvoit fon rival chez fa maïtreffe , dans la penfée qu'elle lui feroit lire fes lettres, & que les tendres expreffions dont il fe fervoit feroient capables de toucher fon cceur. La dame,nevoulant pas lui faire connoïtre la tromperie qüon lui avoit faite, employoit la main de fa fuivante* pour lui répondre, & tachoit de bonne foi a lui rendre les bons offices qu'il exigeoit d'elle. Léonice, qui ne fe laiffoit point préocccuper par l'amour , & qui vouloit choifir a fon avantage, trouvoit fort mauvais qu'Almadore osat condamner les honnêtetés qu'elle avoit paür fon rival. Les plaintes qüil fe hafarda a lui en faire lui-même, marquoient un caraótère d'emportement & dejaloufie, quine 1'accommodoit pas. Elle lui dit qu'il ne pouvoit prendre une plus méchante voie pour fe faire aimer , que de vouloir agir avec tyrannie, & qu'il prit garde qu'une conduite fi peu raifonnable pourroit ne fêrvir qu'a avancer les affaires de celui qu'il effayoit de détruire. Ils eurent enfemble plufieurs différens fur ce rival trop bien écouté, & la jeune veuve empêchoit fouvent 'qu'ils ne fe brouillaffent avec trop d'aigreur •, mais enfin , comme il ne pouvoit modérerfa jaloufie, la belle fe trouva fi fatiguée de fes plaintes,  3B0 Voyages et aventuren que jugeant qu'un homme, qui n'e'tant encore que fon amant vouloit 1'obliger de fe conformer a fes caprices , en uferoit avec une autorite' iafupportable quand il feroit fon e'poux, elle re'folut de lui öter toute lefpe'rance qu'il avoit congue. Elle ne fongeoit a fe marier que pour être heureufe , & les reproches continuels qu'il prenoit déja la liberté de lui faire , lui faifoient cqnnoitre que fa conduite, toute régulière quelle étoit, ne le fatisferoit pas. Ce qu'elle avoit réfolu fut exécuté; & dès le premier démêlé qu'ils eurent, elle le pria de changer en amitié les fentimens qu'il avoitpour elle. Elle ajouta, que fur ce pied-la elle le verroit toujours avec plaifir, paree qüelle avoit pour lui une véritable eftime; mais qu'après la-connoiffance qüil lui avoit donnée de fon caraétère , il ne devoit pas attendre qu'elle s aimat affez peu pour vouloir paffer toute fa vie avec un homme dont 1'humeur n'avoit aucun rapport a la fienne. Almadore, furpris de fes paroles , fit tout ce qu'il put pour adoucir Léonice ; il employa fon amie , & il n'y eut point de foumiffion qui ne fut mife en ufage; mais tous fes efforts furent inutiles; elle demeura inébranlable, & il fut contraint de renoncer aux proteftations qüil avoit eues. II alla s'en confeler chez la  des trois Princes de Sarendif-, 381 jeune veuve. Elle avoit de 1'agrément & beaucoup d'efprit; & comme une paffion en guérit fouvent une autre, infenfiblement ilprit plaifir a la voir. Ils'expliqua; il fut écouté, & le feul obftacle qüil trouvoit a fon bonheur, venoit de la crainte que la dame avoit qüil ne fut toujours touché de Léonice. II Ia voyoit encore quelquefois, & elle craignoit que ce ne fut un feu caché fous la cendre. II 1'affura qu'il n'alloit chez elle de temps en temps que par une pure bienféance , & pour 1'empêcher de croire que le dépit eüt fuccédé a l'amour , & qu'il ne füt pas entièrement dégagé. Sur cette aflürance, Ia jeune veuve , a qui Almadore ne déplaifoit pas, alla demander a fon amie ce qu'elle vouloit qüelle fit de lui, paree qu'il 1'accabloit de vifites; & Ia voyant rire de cette demande , elle lui confia les fortes protefiations qüil lui faifoit d'un attachement fincère & tendre. Léonice, répondit qu'elle n'avoit qu'elle-même a confulter, & que fi fon caractère jaloux & bizarre ne lui faifoit point de peine, elle pouvoit fuivre fon penchant, fans lui caufer Ie moindre chagrin. Leur mariage fut arrété en fort peu de temps, & ils en remirent la conclufion au retour d'un voyage de deux ou trois mois qu'Almadore fut contraint de faire pour une fucceffion confidérabls qui lui étoit  3S2 Voyages et avêntures arrivée a Surat. Ils fepromirent de s'écrire fort fouvent, & ils fe tinrent parole. La dame continua d'emprunter la main de fa fuivante, paree que ne lui ayant rien appris de la tromperie qu'on lui avoit faite touchant les réponfes qu'il croyoit avoir reguesde Léonic», elle trouva a propos de ne lui dire qu'elles étoient de fon écriture , qu'après que le mariage feroit fait. II y avoit trois femaines qu'Almadore étoit parti, & la jeune veuve en avoit déja recu plufieurs lettres,quand Léonice 1'étantvenuvoir, lui en montra une qu'elle avoit regue de lui le jour précédent. Ce n'étoit qu'un compliment de civilité , dont la dame ne fe feroit point inquiétée, s'il I'eüt écrit a toute autre ; mais il lui parut qu'a fon égard ,ce foin obligeant étoit un refte d'amour, & un mouvement jaloux qui la failït auffi-töt, lui fit prendre le deffein d'approfondir les plus fecrets fentimeus d'Almadore. Elle eut cependant 1'adreffe de déguifer fa fur7 prife;& en affeétant un air enjoué , elle demanda a Ia jeune veuve fi elle vouloit Ia charger de fa réponfe. Léonice lui dit qüelle devoit croire, que n'ayant jamais écrit a Almadore, elle le feroit encore bien moins depuis leur rupture. Si - tot qüelle fut partie , la jeune veuve , qui s'étoit flattée de pofféder tout le cceur de fon amant, voulut favoir ce qui en  des trois Princes de Sarendip. 385 étoit. Loccafion étoit belle pour découvrir, avec une entière certitude, s'il 1'avoit trompée, en lui jurant qu'il ne cefferoit jamais de 1'aimer. Elle prit la plume, & lui écrivit au nom de Léonice. La lettre portoit , que les marqués de fouvenir qüil venoit de lui donner, lui étoient fort agréables , quoiqu'elle eüt lieu de fe plaindre de ce qüil s'étoit déterminé fi promptement an'être que fon ami; qu'un cceur bien touché étoit incapable dechanger de fentiment; qu'elle féprouvoit par ceux qu elle confervoit toujours, & que fi elle lui avoit caufé quelques chagrins, il lui feroit peut-être aifé de les réparer , li fengagement qüil avoit pris ne favoit pas mife hors d'état de lui marquer tout ce qüelle fentoit pour lui. Elle finiffoit en lui donnant une adreffe particulière , afin que fon nom ne paroiffant pas fur 1'enveloppe, fes lettres ne fuflènt pas en péril d'être furprifes par les curieux. Almadore donna dans Ie piège; & le moyen qu'il eüt pu s'engarantir ? II vit la mêmeécrlture des premiers bil'ets qu'il avoit regus , & n'ayant point a douter que ce ne fut celle de Léonice, il s'abandonnaa toute la joie que peut caufer une chofe qu'on fouhaite avec ardeur & que fon n'ofe efpérer. Sa première paffion fe réveiila tout-a-coup. La précaution de vouloir  '3S4 Voyages et avêntures éviter les curieux, iembloit 1'affurer qu'on avois un véritable deffein de renouer avec lui. II relut vingt fois la lettre ; &c, tout rempli d'une efpérance flatteufe,il fit réponfe fur 1'heure, felon 1'adreffe qu'on avoit pris foin de lui marquer. Il fe fervit de termes fi tendres, & employa des expreffions fi vives , qüil fut aifé de connoitre que c'étoit le cceur qui les fourniffoit. La jeune veuve , qui avoit pris de juftes mefures,ne manqua pasderecevoircette lettre. Elle y remarqua , avec chagrin , que Léonice étoit toujours aimée en fecret; & quoiqu'illui fut facheux de renoncer a l'amour d'Almadore, elle réfolut de n'en être pas la dupe. La manière dont il s'expliquoit lui fit comprendre qu'il n'y avoit rien de plus dangereux que d'époufer un homme prévenu d'une forte paffion qüun nouvel engagement n'avoit pu éteindre; & ne fongeant plus a le coilferver pour fon amant, elle voulut pouffer 1'infidélité qüil commencoit a lui faire , jufqu'au plus haut point oü elle pouvoit la porter. Elle lui manda qu'elle étoit fort fatisfaite des affurances d'amour qu'elle recevoit de lui , & qu'elle avoit beaucoup de penchant a y répondre, mais qüelle étoit combattue par le doute oü elle étoit qu'il voulut quitter la jeune veuve pour lui redonner toute fa tendreffe. Almadore ne balanca point fur  BES TROES pRfNCES BE SaRENDIP. 38/ fur le facrifice qu'on lui demandoit; & comme pour le tenir tout a fait certain, on voulut avoir toutes les lettres que la jeune veuve lui avoit écrites, U eut 1'imprudence de lesenvoyer. La dame qui fe dormoit cette comédie, auroit fenti vivement 1'outrage qu'il lui faifoit, fi 1'affurance de 1'en voir puni févèrementne I'eüt confolée. Pendant qüelle lui écrivoit ainfi de fa main au nom de Léonice, elle fe fervoit de celle de fa fuivante pour luiécrire en fon propre nom. Ce qüil y eut de plaifant, c'eft qu'a mefure que les lettres qu'il croyoit venir de Léonice étoient pleines de tendreffe, celles qüil adreffoit a la jeune veuve marquoient le dégout d'une perfonne qui les écrivoit avec contrainte. Elle fe divertiffoit a lui en faire de légers reproches, & il s'excufoit furcequ'un procés que lui donnoit fa nouvelle fucceffion , ne devoit pas le mettre de bonne humeur. II accommoda le fien , & relacha même de fes droits , par 1'impatience qüil eut de retourner auprès de Léonice. II revint tout triomphant, ne doutant point de fa conquête. L'amour lui épargnoit les remords de fon infidélité ,& il alla. d'abord chez Léonice, dont ilefpéroit un accueil charmant. II fut fort furpris, quand tout au contraire il s'en vit regu avec beaucoup de frcideur. Elle Bb  386 Voyages et aventukes lui demanda s'il avoit vu la jeune veuve ; & fur la réponfe qu'il lui fit, qu'il favoit trop bien aimer pour en avoir eu la penfée, elle tomba dans un tel étonnement , qüelle demeura muette. Tout ce qu'il lui dit ne fervit qüa augmenter cet étonnement; elle n'y comprenoit rien ; & comme il ne s'expliquoit pas nettemem, paree qüilcuoyoit être entendu, après les lettres qüil croyoit avoir d'elle , 1'embarras de Léonice devenoit toujours plus grand. Elle ne fut éclaircie de rien , a caufe de 1'arrivée du riva!, qui avoit été le fujet de leur rupture. La belle, qui devoit. 1'époufer dans quatre jours, lui fit des honnêtetés fi obligeantes , qu'Almadoren'en put être le témoin. II fortit défefpéré, & dit feulement tout bas a Léonice, qu'elle auroit peut-être lieu deferepentir de fa tromperie. Une menace fi brufque mit le comble a fa furprife. Elle crüt qüen changeant d'air , il avoit perdu 1'efprit, & ne favoit a quoi attribuer un procédé qui lui paroiffoit fi extravagant. II alla chez une perfonne par qui il pouvoit apprendre en quels termes Léonice étoit avec fon rival. On lui dit que les articles étoient fignés, & que le mariage fe devoit faire au premier jour. II ne coroprenoit rien a une conduite fi peu ordinaire. Léonice, dont les manières honnêtes étoient eflimées de tout le  bes trois Princes de Sarendip. 387 monde, lui avoit toujours paru incapable d'un tour pareil a celui qüon lui jouoit; & en cherchant pourquoi elle Ie traitoit fi indignement , il crut que tout cela s'étoit fait pour obliger fon amant, qui, par haïne ou par caprice, pouvoit avoir exigé de fon amour un traitement fi injurieux. 11 ne voyoit pas pourtant quel intérêt lui avoit fait fouhaiter qüil trahit la jeune veuve. II n'y avoit qüa ne point troubler leur union , & il n'eüt jamais repris de nouvelles efpérances. Quoique la -manière dont elle avoit agi avec lui le touchat fenfiblement, il ne put s'imaginer qu'elle eüt pris plaifir a Ie brouiller avec la jeune veuve. Le lendemain , il alla chez elle comme ne faifant que d'arriver. Les réfiexions qüelle avoit faites 1'ayant rendue maïtreffe de 1'émotion qüelle devoit avoir en ie revoyant, elle Ie félicita d'un air tranqnille fur fon raccommode ment, & lui dit en même temps qu'elle n'auroit jamais cru qüil eüt voulu la facrifier a une perfonne dont il n'étoit que trop sür qüil ne pouvoit être aimé. Almadore , n'ayant rien a répondre a ce reproche , garda un profond filence, & la dame lui porta le dernier coup , en lui montrant toutes les lettres qüil avoit écrites a Léonice & a elie-même. II s'écria qüil n'y avoit jamais eu une telle trahifon ; & perBbij  388 Voyages et avêntures fuadé , par ce qüü voyoit, que Léonice avoit tout remis entre les mains de la dame , il fortit tout en fureur, fans chercher a s'excufer. II connut bien qüil lui feroit impoffible d'en venir about; & dans ce même moment il alla trouver Léonice. II fit paroitre tant d'emportement, dès qüil commenga a lui parler, que pour en pouvoir démêler la caufe , elle réfolut de 1'écouter fans 1'interrompre. II lui reprocha 1'artifice de fes lettres , pour tirer de lui celles qu'elle avoit voulu qüil lui envoyat de la jeune veuve, & ajouta qüen les publiant, ïl Iacouvriroit de honte. Léonice demanda a voir ces lettres, & les ayant lues avec beaucoup de furprife, elle 1'affura qu'il n'y en avoit aucune que la jeune veuve neut écrite. Elle lui contace qui s'étoit fait touchant fes premiers billets, & lui avoua qu'ayant regu une de fes lettres un peu après fon départ, elle l'avoit lue a la jeune veuve, proteftant que c'étoit la feule qüelle eut eue de lui pendant fon voyage, & que puifqüelle lui avoit promis de le regarder toujours comme fon. ami , il lui faifoit une •grande injure, s'il lui croyoit 1'ame affez mauvaife pour avoir contribué a la tromperie dont ilfeplaignoit; qu'elle étoit au défefpoir qu'on eut employé fon nom pour 1'abufer , & qüen toute occafion elle lui donneroit avec  DES TROIS PflINCES DR SARENDIP. 380 plaifir des marqués de fon eftime. Almadore, convaincu qu'il n'avoit aucun fujet de fe plaindre d'elle , voulut entrer dans les fentimens que fes fauffes lettres avoit remisdans fon cceur, & Léonice 1'arrêta, en le priant de vouloir bien s'en tenir aux termes dont ils étoient convenus, puifqu'elle étoit prête a fe marier , & que tout ceqüil pourroit dire de fa paffion feroit inutile* II fe voyoit dans une facheufe fituation. Les charmantes efpérances qüil avoit reprifes étoient perdues pour toujours. II n'avoit rien a attendre de la jeune veuve, è qui il avoit ; fait un outrage qui ne pouvoit être réparé, & il avoit lui - même beaucoup de peine a lui pardonner 1'état malheureux oü elle l'avoit réduir, en rallumant une flamme qu'il étoit contraint d'éteindre encore une fois.Dans cesagitations, il ne trouva pasde plus sürmoyend'oubiier tous fes chagrins, que de fe donner entièrement a la gloire. Comme le roi de la Chine étoit en guerre avec les tartares, & que 1'armée de ce prince étoit fur le point deleur donner bataille, Almadore voulut être de Ia partie. II s'y rendit , & durant le combat, il fit de fi belles aótions, qu'elles lui ont attiré 1'eftime des généraux, & même de toutes les troupes. Le roi, fachant cela, lui a donné un emploi Bbiij  300 VoVAGPS ET AVÊNTURES * & une penfion confidérable pour en foutenir Ia dignité. Je vous aflure, madame, dit l'empereur Behram , que cette hiftoire eft fort jolie, & que la manière donr vous me 1'avez racontée eft très-agréable. Si je ne croyois pas vous être trop importun , je vous prierois de m'en dire en. core une autre ; mais comme cela pourroit vous incommoder, il faut remettre Ia partie a une autre fois. Cependant je vous prie de me faire 1'honneur de diner avec moi. La princeffe accepta cette offre avec plaifir; & après Ie diner , l'empereur fit venir le feptième nouvellifte, qui étoit naturellement eloquent, lequel lui raconta cette hiftoire. HUITIEME NO U V E LLE. Ïl eftdangereux de bleffer l'amour, quand il fe piqué de délicateffe ; il fe révolte a la moindre injure ; & s'il ne meurt pas entièrement du coup qu'il recoit , il en demeure fi affoibü , qüil ne recouvre jamais fa première force.Une fort jolie dame , demeurée veuve a vingt ans, en a fait 1'expérience depuis peu aux dépens de fon repos. Elle étoit belle , & douée  des trois Princes de Sarendip. 3 oi de cet agrément , qui, frappant d'abord les yeux, faifit le cceur avecune violence qüil n'eft pas aifé de repouffer. Beaucoup de partis fe préfentèrent, & 1'on peut dire que le mérite de fa perfonne contribua plus a lui attirer des adorateurs, que lesavantages qüon pouvoit attendre,en 1'époufant, du cöté de la fortune. Ce n'eft pas qüelle n'eüt affez de bien ; mais trois enfans que lui avoit laiffés fon mari, étoient une dette contraétée, qui en devoit emporter une fort grande partie; & fi elle jouiffoit d'un gros revenu , elle ne pouvoit difpofer du fonds. Comme elle joignoit beaucoup de raifon a une grande fageffe, elle réfolut , pour ne leur pas nuire, de ne point penfer a un fecond mariage ; & pourfe mettre a couvert de toute furprife , quoiqüelle ne fut pas d'un agea s'accommoder de la folitude , elle trouva moyen d'écarter tous ceux en qui elle remarquoit de 1'empreffement qui pouvoit avoir des fuites. Tout ce qui avoit quelque apparence d'amour lui faifoit prendre de fcrupuleufes réferves; & fi elle fouffroit des douceurs , quand elles partoient d'une fimple honnêteté , c'étoit affez pour être: banni, que de lui en dire d'un air férieux , qui fit connoitre qüon fentoit ce qüon difoit. Cette conduite mit fon cceur en süreté , & il feroit toujours demeuré tranquille, ft elle eüteu B b iv  3p2 Voyages et avêntures Ia mime précaution contre un jeune cavalier dont une de fes amieslui donna la connoiffance. Il étoit.bien fait, avoit de 1'efprit, & fes manières étoient toutes propres a le faire recevoiragréablement par-tout. L'éloignement que bien des raifons lui faifoient avoir pour le mariage , fut caufe qüil vit cette aimable veuve affez indiffe'remment. II avoit pour elie tous les fentimens de complaifance qüon doit h une jolie perfonne qui a du mérite ; mais il ne faifoit aucune démarche qui fit paroitre qu'il en eüt le coeur touché. II ne cherchoit point de temps favorable pour 1'entretenir en particulier , & les foins qu'il lui rendoit lui devenoient d'autant moins fufpe&s, que, n'étant point affidus, ilsne marquoient rien qui fut dangereux pour elle:' d'ailleurs elle favoit que le cavalier dépendoit d'un père d'une humeur facheufe, & qui, quoique riche, étoit fi avare, qüil le mettoit hors d'état de faire des dépenfes fuperflues. Ainfi, a moins d'un parti trés - avantageux , on étoit perfuadé qüil n'eüt pas fouffert que fon fils lui eüt choifi une belle-fille , & la connoiffance que 1'on avoit de fon caraflère, étant pour la jeune veuve une nouvelle raifon de ne rien craindre, elle n'entradans aucune défiance de 1'engagement oü elle pouvoit tomber. Un an fe paffa de cette forte, & ce temps-  des trois Princes de Sarendip. 393 ayant fervi a les convaincre 1'un 1'autre d'un véritable mérite, la belle veuve ne put refufer fon eftime au cavalier , & le cavalier fe fit une gloire d'être des amis de Ia belle veuve. Comme ils vivoientfans inquiétude , ils n'approfondirentrien par-dela ces fentimens ; chacun d'eux les prit pour ce qüil vouloit qu'ils fulfent; & ils feroient demeurés encore long-temps dans Terreur qui leur faifoit croire que ce n'étoit que de 1'amitié & de 1'eftime, fi le cavalier n'eüt pas été obligé de faire un voyage de deux mois. L'abfence leva le voile qui leur cachoit ce qüils s'étoient déguifé. Huit jours firent a peine écoulés , qüils reconnurent tous deux qüil leur manquoit quelque chofe pour être contens. La dame fut effrayée de ce qüelle découvrit en s'examinant; & ce qui fit fan plus grand chagrin, c'eft qu'elle craignit d'avoir fait un pas que le cavalier n'eüt point fait de fon cöté. II lui écrivit trois ou quatre fois, & il lui parut fi réfervé dans fes lettres , qu'elle fut perfuadée qüil étoit tranquille, tundis qu'elle fouffroit de ne le plus voir. Elle en jugea fort injuftement; il fouffroit encore plus qüelle, & n'avoit que trop connu qu'il 1'aimoit d'amour; mais le refpeft l'empêchoit d'expliquer fes fentimens , & il lui fembloit que le papier feroit malconnoïtre ce qüil falloit que fes actions mar-  394 Voyages et avêntures quaffent, quand l'occalion s'en ttouveroit favotable. Cependant la dame étoit dans des agitations continuelles. Elle fe reprochoit tous les jours, comme!une foibleffe inexcufable, de fe voir dans des fentimens qüelle n'avoit pu caufer;& quoique, dans la réfolution qu'elle avoit prife de demeurer veuve , elle ne dut fouhaiter rien tant que de netre point aimée, elle étoit au défefpoir de ne 1'être pas. Etrange bizarrerie de l'amour ! Elle convenoit avec elle-méme que le cavalier 1'aimant , elle auroit peine a fe garantir de vouloir changer d'état, & ce périï ne 1'étonnoit pas afléz pour 1'emporter fur la honte qüelle fe faifoit de trouver fon cceur fenfible, fans qüelle eüt touché le fien. Enfin le temps de leur féparation finit. Le cavalier étant de retour , fon premier foin fut d'aller chez elle, & 1'embarras oüil fe trouva, par fes nouveaux fentimens , mêlant a fa joieun troublefecret, qui Fempêchoit de paroïtredans tout fon excès, la dame crut que cette joie étoit médiocre; & foit pour lui rendre indifférence pour indifférence , foit que la crainte de rien laiffer échappsr qui fut contraire a fa gloire, 1'obligeat de s'obferver .elle le regut avec affez de froideur. Le cavalier, furpris de cetaccueif, ne put s'empêcher de dire, qu'après ce que le  des trois Princes de Sarendip. 393* chagrin de ne la point voir lui avoit coüté , il ne croyoit pas s'être rendu digne du changement qu'il trouvoit en elle. La dame , toute réfervée qüelle tachoit d'être, ne put tenir contre ce reproche; elle répondit qüelle jugeoit d'elle comme elle devoit, & que ne fe connoiffant aucun mérite qui engageatala regretter , quand on ne la voyoit pas , elle étoit perfuadée que 1'éloignement n'avoit pas beaucoup troublé fon repos. Cela fut dit d'un air vif, qui 1'invitoit a une réponfe vive, & il la fit dans des termes les plus tendres & les plus paffionnés. La belle veuve, qui prenoit plaifir a 1'écouter, ne s'apercut qüan peu tard qüelle lui fouffroit des expreffions qui ne convenoient qu'a un amant; elle voulut y remédier, en lui difant qüil ne fongeoit pas qüil lui parloit une langue qui ne devoit point lui être permife. Ces mots qu'elle prononca un peu en defordre, produifirent un effet qui développa pourl'un & pour 1'autre leurs plus fccrets fentimens. Ellerougit; il s'embarraffa, & ils demeurèrent tous deux interdits , d'une manière qui leur fit connoitre qüils étoient touchés de la même paffion. La dame fut quelques jours fans en demeurer d'accord; & fe trouvant enfin obligée d'en convenir, elle réfolut de faire  3S>6 Voyages et aventüreis agir fa raifon,pour empêcher que l'amour n'en fut le maïtre. Le péril qüelle couroit ne fe pouvoit éviter que par la fuite; mais le remède étoit violent , cependant elle fit affez d'efforts fur elle-même pour prier le cavalier de ne la plus voir que rarement. Ce fut un ordre donné fans aucune envie qu'on 1 exécutat. Le cavalier ne le vit que trop; auffi continua-t-il fes foins avec tout 1'empreffement que donne Ie plus violent amour. Les plaintes qu'elle faifoit de fa réfiftance a fes volontés, n'empêchoient. point qu'il ne fut toujours bien recu ; & fes vifites , quelque Iongues qu'elles fuffent , ne la pouvoient jamais ennuyer. II ne fut plus queftion de lui oppofer 1'interêt de fes enfans , qui ne fouffroit point qu'elle fe remariat. Elle paffa par- deflüs cette confidération , & ne s'arrêta qu'au feul obflacle du père du cavalier, qui lui fembloit invincible. Comme l'amour fe flatte toujours, i! promit a la dame d'obliger fon père de cónfentir a leur mariage , pourvu qu'elle lui permït de 1'entreprendre. En effet, il fit agir des perfonnes d'une telle autorité, que tout autre qüun bizarre fe feroit rendu a leurs prières; mais rien ne put 1'ébranler. II traita de ridicule Ia propofition qui lui fut faite, & prétendit que ce feroit vouloir ruiner fon fils, que de  des trois Princes de Sarendip. 307 fouffrir qüil époufat une femme qui étoit chargée de trois enfans. Ge refus, que Ia dame avoit prévu , lui caufa de grands chagrins; mais ils furent adoucisparle défefpoir qüelle vit dans fon amant. Elle tacha de le confoler,& eut tout lieu d'être fatisfaite des tendres protefiations qu'il lui fit de 1'aimer jufqüau tombeau, & d'attendre a 1'époufer après la mort de fon père , s'il ne pouvoit fléchir fa mauvaife humeur. Elle répondit qu'elle ne prenoit aucune parole de lui, paree que l'amour qüil lui marquoit étoit une paffion trop violente pour n'avoir pas tout a craindre du temps, & que d'ailleurs il fembloit que le veuvage étoit un état qüelle devoit préférer a la douceur d'un engagement oü elle trouvoit de fi grands obftacles. Cependant 1'affaire ayant fait grand bruit, elle crut, pour 1'interêt de fa gloire, ne devoir plus voir le cavalier que chez leur amie commune, qui avoit contribué a leur liaifon. II eft vrai qüelle y venoit fi fouvent, que cette referve n'eut rien de facheux pour lui. IIlui apprit que fon père, pour faire ceder fon attachement, avoit deffein de le marier a une riche bourgeoife, & qüil 1'en faifoit preffer par tous fes amis. La dame, quine vouloit point nuire a fa fortune , lui confeilla de lui obeir, l'affurant que 1'amitié qui avoit commencé  598 Voyages et avêntures a les unir, n'en feroit pas moins fincère, & qüeile Ie verroit avec joie dans un établiffement confidérable, tandis qu'il la laifferoit en liberté de fe donner tout entière a fes en fans. Un procédé fi honnête & fi généreux redoubla l'amour du cavalier. Il rompit toutes les mefures que prenoit fon père, & aima mieux renoncer a une fortune confidérable qu'il lui affuroit , que de manquer a la belle veuve. L'obftination que ce père eut a ne lui donner que fort peu de chofe pour fa dépenfe ordinaire, ne lui caufa aucun embarras. La dame empêchoit qüil ne fouffrit de fon avarice, & lui prêtoit del'argent, pour lui faire faire une agréable figure. Comme il avoit du mérite, & que 1'on favoit qüil auroit un jour beaucoup de bien , les plus aimables perfonnes de Ia province n'euffent pas été fachées de 1'attirec, Si une entre autres lui marqua des fentimens fi favorables en plufieurs occafions, qüon le fit apercevoir qu'ils ne lui déplaifcient pas. Elle avoit de quoi toucher un cceur qui n'auroit pas été prévenu ; mais celui du cavalier étoit trop rempli, pour recevoir des impreflions nouvelles ; & s'il répondit civilement aux honnêtetes qu'elle avoit pour lui, ce fut fans lui témoigner plus que de l'eftime. II perdit  DES TROIS pRXNGES DE SarENDIP. 399 fon père en ce temps-la ; & , ce qui peut-être faffligea plus que fa perte, la dame fut obligée d'aller a Venife en diligence folliciterun procés, oü ,il s'agiffoit pour fes enfans de la plus grande partie de leur bien. Il lui propofa de 1'époufer avant fon départ, mais elle crut qüun mariage fi précipité,dans un temps de deuil, feroit trop parler le monde; & le delai qüelle demanda mit le cavalier dans un déplaifir inconcevable. Les affaires qu'il avoit de fon cöté ne lui permettant pas de 1'accompagner, il la pria mille fois de ne le pas oublier dans un lieu oü il prevoyoit que fon mérite lui attireroit d'illuftres hommages. Elle I'affura qu'il lui faifoit toftde lui demander de la confiance, puifqu'un cceur comme le lien étoit incapable de changer de fentimens. lis s'écrivirent fouvent, & elle auroit pu remplir fes lettres des conquêtes qüelle dédaigna pour lui, fi elle eüt pu fe faire une gloire de ces fortes de triomphes; mais elle ne voulut devoir fa tendreffe qüa fon feul penchant,&elleeütétéfachée qüaucun motif de reconnoiffance I'eüt portée a foutenir une paffion qüil lui avoit tant de fois juré ne devoir finir qüavec fa vie. Cependant elle rejeta divers partis fort confidérables , qui i'emportoient fur le cavalier. II eft vrai que, loin d'öter 1'éfperance a un  400 Voyages et aventukes jeune marquis , que fes manières toutes agréables, & un air noble qui foutenoit fa beauté, lui donnèrent pour amant, elle fembla voir avec plaifir qüil s'attachat a lui plaire. Les complaifances honnêtes qu'elle avoit pour lui, le flatterènt qüelle agréoit fon amour ; & ilen étoit d'autant plus perfuadé, qüaucun de ceux qui avoient. voulu lui rendre des foins, n'avoit été traité de la mcme forte. Ce qui 1'obligeoit a cette diftindion, étoit le grand crédit du marquis, quifollicitoit pour elle, & qui pouvoit tout fur la plupart des juges. Ainfi, elle avoit grand interêt a le ménager; & comme elle avoit beaucoup d'efprit, quand il lui parloit de mariage, elle favoit fi bien fe tirer d'affaire, que, fans trop s'engager , elle lui laiffoit entrevoir que le confentement qüil lui demandoit, dépendoit du gain de fon procés. Après cela , on peut juger avec quelle ardeur il mettoit tout en ufage pour lui procurer le fuccès qüelle attendoit. Les affurances fincères qu'elle avoit données au cavalier devoient fi bien lui répondre de la bonté de fon cceur, quelle négligea de 1'avertir de cette conquête, comme elle avoit négligé de 1'informer de toutes les autres. II en eut pourtant avis, &ce fut pour lui un coup terrible. IIferoit parti fur 1'heure, pour fe tirer du  des trois Princes de Sarëndip. 401 du trouble d'efprit oü il étoit, s'il n'eüt été retenu par des affaires qui ne lui pouvoient permettre de s'éloigner. Le filence de la dame fur un commerce qui fembloit être délicat, étoit un outrage que le cavalier reffentoit vivement, & néanmoins il h'ofoit s'en plaindfe, de crainte de bleffer la délicateffe de la dame. II favoit qu'elle vouloit qüon l'aimüt avec eftime, & il ne pouvoit la foupgonner d'infidelité, fans témoigner qu'il ï'eftimoit peu. Dans cet embarrasjils'avifa d'un expédient qu'il crut infailliblef, pour lui donner lieu de s'expliquer fur la jaloufie qui Ie tourmentoit. II voyoit de temps en temps la jolie perfonne qui avoit deffein de s'en faire aimer. 11 commenca a Ia voir fouvent, & ne douta point que cette affiduité, dont apparemment la dame feroit informée par leur amie, ne la^Sbrtat a lui faire des reproches. Alors il étoit en droit de lui parler du marquis , fans qüelle s'en püt facher, & cela devoit produire réclaifciffement qüil fouhaitoit. Son raifonnement ne fe trouva jufte qu'en partié. Le bruit que firent les nouveaux foins qu'il rendit, alarma 1'amie commune; elle condamna Ie cavalier, & lui dit qüayant fervi a favorifer fa paffion, ellene pouvoit fe difpenfer d'écrire a la dame 1'irifidelité qu'il lui faifoit, - II répondit qu'il ne man- Cc  4jOz Voyages et avêntures queroit jamais a ce qüil devoit a cette aimable perfonne , & -que fi elle trouvoit a redire a des devoirs paffagers qüil rendoit en fon abfence il y avoit des moyens fürs de la fatiffaire. L'amie écrivit,& la dame, qui jugeoit des autres comme elle vouloit que 1'on jugeat d'ellemême, lui marqua, par fa réponfe, qu'elle croiroit faire tort au cavalier de le foupconner d'aimer quelqüun a fon préjudice, & qüil y auroit de la cruauté a lui envier quelques momens de plaifir, pendant qu'il étoit éloigné d'elle. Le cavalier vit cette réponfe, qui lui fut montrée afin que 1'honnêteté qu'avoit la dame fut pour lyi une efpèce d'obligation de rompre 1'alliduité qu'il avoit auprès de fa rivale. Elle produifit un effet tout contraire, dont il ne fit rien paroïtre. Ils'imagina que la dame nefe repofoit ainfi fur fa bonne foi, que dans le deffein dele porter al'autorifer,par fon exemple, a devenir infidèle. Dans cette penfée, il chargea un de fes amis intimes, que quelques affaires faifoient aller a Venife, d'obferver la dame, & d'avoir des efpionschezle marquis, afin de favoir ce qu'on y difoit. II n'apprit rien d'agréable. Le marquis étoit très-afïidu auprès de la dame, & perfonne n.e doutoit chez lui que le mariage ne fe dut faire dans fort peu de temps. Le cavalier perdit  Ms trois Princês dè Sarèndip. 403 patience a ces nouvelles. II voulutêtre éclairci f a quelque prix que ce fut ; & pour en venir t bout, il lui envoya une lettre de change de tout J'argent qu'elle lui avoit prêté pendant qüê foü père étoit vivant, & lui manda qu'il fouhaitoit qu'elle fütheureufe avec le marquis 5 qu'il alloit tacher de 1'étre en époufant une perfonne du cceur de laquelle il étoit fur, & qu'il lui fëndroit fes lettres a elle-même, fi - tót qu'elle feroit Ik retour , afin qüelle ne crfit pas qu'il eri voulut faire aucun ufage qui lui donnat dü chagrin. II ne dotita poiht que fila dame étoit innocente, cet emportement, qüelle devoit prendre pour une marqué d'amour,he 1'obligeata s'oppofer a fon changement, & a 1'affurer qüelle n'avoit nul deffein pour le marquis. Elle recut cette lettre Ie même jour qu'elle gagna fon pröcèSé Ainfi, 1'on peut dire qu'elle eut dans le même temps un trés - grand chagrin & uhe fenfiblë joie* Comme elle étoit hors d'affaireS, elle n'avoit plus que les feuls ménagemens d'hön-* nêteté agarder avec le marquis qui étoit caufe de tout le défordre; ellè auroit pu cortvaincre le cavalier de l'injuftice que lui faifoie'nf fes foupcons; mais il lui parut fi peu dignë d'élle , après la conduite qu'il tenoiti qu'elle réfolut, non feulement de ne plus fonger è lui, maïs Ge ij  404 Voyages et avêntures encore de Ie priver du plaifir d'apprendre qüelle fentlt auffi vivement quelle faifoit 1'indignité de fon procédé. Ce fut ce qui Tobligea a lui répondre en peu de paroles, mais fans vouloir fe jufiifier fur Tarnde du marquis, qu'elle prenoit part au choixqüil faifoit, dont elle étoit trés - contente, & qua Tégard de fes lettres, il en pouvoit faire ce qu'il lui plairoit, paree qüelle ne lui avoit jamais rien écrit qui la dut mettre en inquiétude fur fon indifcrétion. Cette réponfe acheva de faire croire au cavalier qu'il étoit trahi. Ne rien dire du marquis, c'étoit avouer qüelle Taimoit, & il ne put fe perfuader que fi 1'infidélité qu'il lui reprochoit n'eüt pas été véritable, elle lui eüt fait voir qüil Taccufoit injuftement. Un fentiment de fierté , qui fe joignit au chagrin de fe voir trompé, au moins k ce qüilcroyoit, oe le laiffa plus fongerqu'au plaifir de ne fouffrir pas qu'on dit dans la ville que la belle veuve lui eüt manqué de parole. Il fe fit un point d'honneur de la prévenir, & de montrer, en fe donnant a un autre, qüil Tavoit quittée avant qu'elle Teut quitté. La demoifelle a quiilrendoit fes foins, méritoit affez fort attachement; elle étoit aimable & jeune, & fon choix ne pouvant être blsmé de perfonne, faifou connoitre  ©es trois Princes de Sarendip. 40 j que c'étoit lui qui renongoit a la dame. Quelques-uns de fes amis, qui étoient dans la même erreur touchant fa prétendue infidelité, & a qui fes trois enfans donnoient du dégout pour elle, furent d'avis dece mariage, & le contrat fut figné, au dédit de mille piftoles. La joie qüon en eut dans la familie de fa nouvelle maïtreffe, le fit bientöt éclater dans toute la ville. On voulut le conclure en peu de jours; mais la paffiondu cavalier, toujours violente, quoique combattuepar le dépit, lui fit demander du temps. II alla chez fon amie, a qui il paria en homme défefpéré, qui ne fe pardonnoit point 1'engagement oü il venoit de fe mettre. Elle pénétra fes fentimens, jugeant bien que mille piftoles ne feroient pas un obftacle qui 1'empêcheroit de rompre; elle manda a la dame qüelle n'avoit qu'a lui expliquer fes intentions, & que, malgré le contrat figné, elle étoit lurequele cavalier fe feroit une joie de lui prouverfon amour, en lui facrifiant toutes chofe?. Elle ne recut point de réponfe; & ce filence lui fit croire que le titre de marquis avoit ébloui la belle veuve, & que ce n'étoit pas fans raifon que le cavalier 1'accufoit de perfidie. Cependant les chofes alloient tout autrement qu'elle ne penfoit. La dame eut a peine gagné fon procés, qüétant preffée de nouveau par Cc iij  4©6 Voyages et avêntures le marquis, elle lui dit qu elle étoit fi fenfiblement touche'e de Fhonneur qüil lui vouloit faire, que fi elle pouvoit fe rsfoudrea un fecond mariage, elle le préféreroit a tout autre; mais qüaprès avoir examiné ce qu'elle devoit, & è la mémoire de fon mari, & a elle - même, ïl lui paroiffoit que rien n'étoit plus louable 3 une veuve que de ne fonger qüa élever fes enfans, & qu'elle croyoit qu'il avoit pour elle affez d'eftime pour vouloir bien approuver le deffein qu'elle avoit pris de ne point changer .d'état. Le marquis combattit long - temps cette réfolution , fans la pouvoir ébranler, & il fut eontraint de la laiffer retourner dans fa province. Elle alla d abord chez fon amie , qui, apprenant que le bien de fes affaires étoit 1'unique motif qui lui avoit fait fouffrir les foins du marquis, voulut lui parler du cavalier: mais la dame farrêta en lui ouvrant fon cceur 5 elle lui dit que ce n'étoit pas fans de grands efforts qu'elle avoit vaincu fa paffion; mais que 1'outrage qüil lui avoit fait,par fes injuftes foupcons, dans un temps oü elle lui facrifioit avec plaifir •une plus grande fortune que celle qu'elle auroit pu attendre de lui, favoit tellement bleffée, qu'il lui étoit impoffible de Toublier; que par-la,il Favoit rendue a elle-même, qu'elle profiteroit de cet avantage pou?  des trois Princes de Sarendip. 407 demeurer toujours maïtreffe de fa liberté. Elles étoient fur cette matlère quand le cava-» lier vint les interrompre. II fut fort furpris de voir la dame, dont il n'avoit point appris le retour , & il la trouva fi belle, que tout fon amour feréveilla. Une petite émotion de colère qüelle laiffa voir , rendit fes yeux plus brillans que de coutume, & il parut un incarnat fur fes joues dont il fut ébloui. II fe troubla a fa vue, & fentant Ia perte qüil failoit, il lui demanda, en tremblant, fi elle étoit mariée. Elle lui répondit froidement que non, & qüelle" fe rejouiffoit d'être arrivée affez tot pour être a fes noces. Le cavalier,outré de douIeur,lui dit que s'il étoit inconftant, il avoit fuivi 1'exemple qüelle lui avoit donné , & que fon refpeét ne lui avoit pas permis de s'oppofer a fes avantages. Alors elle voulut bien Ie détromper fur 1'affaire du marquis, & lui fit connoïtre que la conduite qüelle avoit tenue , malgré les partis qui s'étoient offerts, ne favoit pas reridue digne des impreffions défavantageufes qüil en avoit prifes. La joie qu'il eut de fortir d'erreur, fobligea dé fe jeter a fes pieds; mais la belle veuve n'écouta pas fes remerciemens; elle lui fit Voir une fierté qui Ie rendit immobile, & lui déclara qu'elle ne s'étoit juftifiée que pour fa gioire; que loin d'exiger rien de fon repentir, C c iv  4-o8 Voyages et aventubes elle verrok avec joie qüil épousat la belle perfonne qüil lui avoit pre'fe'rée, & qüaprès ce qu'il avoit été capable de faire , elle ne vouloit jamais le revoir. II fut fi faifi de ces paroles, qüils'évanouit. La dame fe retira, fans en paroitre touchée, & 1'abandonna a fon amie, qui,fenfible aux plaintes qu'elle lui entendit faire après qu'il fut revenu a lui, fit fes efforts pour leconfoler, en lui promettant de le fervir auprès de la dame. Tout ce qüelle dit fut inutile. La belle veuve témoigna être ravie que cette aventure lui eüt fait ouvrir les yeux fur la foibleffe & la fottife de la plupart des hommes, & fit ferment de n'en écouter jamais aucun. Cependant, malgré tout cela ,1e cavalier ne fe rebuta point. II effaya de la fléchir par toutes fortes de voies; & n'y pouvant réuffir, il monta un jour jufqüa fa chambre , fans avoir trouvé perfonne qui allat Ten avertir. Elle étoit feule dans fon cabinet, & avoit les yeux attachés fur des papiers : c'étoient fes lettres qu'elle relifoAj, II les reconnut, & s'imagina que ce moment étoit favorablepour appaiferfa colère. II lui dit les chofes les plus tendres $ & toute la réponfe qu'il en eut, fut quelle vouloit bien lui avouer, qüayant eu pour lui une trèsforte tendreffe, elle n'avoit pule perdre fans  dts trois Princes de Sarendip. 409 une douleur inconcevable ; qüelle ne haïffoit encore de lui que fon crime; mais que ce crime étoit tel, que fon repentir n'en obtiendroit jamais le pardon. II s'évanouit encore a fes pieds, & cet objet lui tira des larmes. Elle prit foin de le faire revenir, & fur ce qüil lui reprocha la cruauté qu'elle avoit de le rappeler a lavie,quefahaïneluirendoit infupportable, elle confentit enfin a lui pardonner, & a vouloir demeurer de fes amis, a condition qüil acheveroit le mariage qu'il avoit figné II protefta qu'il n'en feroit rien; mais elle vou. lut la chofe fi abfolument, & lui en réitera 1'ordre tant de fois, & par elle - même , & par fon amie , en lui difant qüil y alloit de fa gloire de ne pas donner fujet de dire qu'elle eüt la foibleffe de chercher un vain triomphe, qüelle 1'obligea de fe marier. Quoiqüil ait pour fa femme toutes les honnêtetés imaginables, il ne Iaifle pas de regretter toujours ce qüil a perdu. La belle veuve, qui, de fon coté , a renoncé pour jamais au mariage, voit fort peu de monde ; & fi 1'on s'en doit rapporter aux apparences, on a lieu de croire qüils font a plaindre tous deux. Après que Ie nouvellifte eut achevé cette aventure, l'empereur Behram le loua fort fur fa manière de réciter. II lui dit qu'il paroiffoit  4lO ' VöTAGES ET AVÊNTURES bienqüi!ëtoitnéorateur;quë fon difcours étoit1 dés plus nobles & des plus éloquens; qüon y voyoit un tour d'efprit & une délicateffe charmante; mais qüil ne póuvoits empêcher de blamer la dureté de la veuve, qui tenoit plutöt de la férocité d'un fauvage, que du naturel doux & tendre attaché au beau-fexe. Je fais bien , ajouta-t-il, qu'il veut être aimé fans réferve , & que Ie moindre foupcon d'infidélité lui fait beaucoup de peine; mais lorfqüun amant s'eft juftifié, on ne doit plus fe plaindre de lui; il faut le regarder d'ün ceil favorabie , & lui témoigner autant d'amitié qüon lui a marqué de rigueur ou d'indifférence. C'eft ainfi que l'amour fe conferve dans le cceur des amans , & que leur union ne finit qüavec la vie. Javoue, a ma confufion , que je n'ai pas toujours obfervé cette maxime : c'eft de quoi je me plains. Mais quel eft 1'homme fur la terre qui n'a jamais failli, & qui par fon regret ne rende fa faute auffi digne de pardon , qu'elle 1'étoit auparavant de blSme ? L'empereur ayant encore dit plufieurs chofes agréables fur ce fujet, comme il fe vit dans une fan té parfaite, il voulut régaler les plus grands feigneurs de fa cour. II envoya inviter a fouper les trois jeunes princes de Sarendip ,auxquels il étoitredevabledefa guérifon. Le repas fut magnifique ; & ce qui  BES TROIS PRINCES DE SaRENDIE. 41 F en augmenta Ia beauté, fut Ia joie & Ie plaifir' qüeut toute la cour de voir l'empereur de fi belle humeur. L'après - diner, il fit la revue des troupes de fa maifon , qui confiftoient en infanterie & en cavalerie. L'infanterie eft armee de fabres & decangiars, avec des moufquets qui font fort légers, & la mèche dont ils fe fervent eft de coton. La cavalerie 1'eft de deux manières, 1'une de lances , de fabres, & de groffes maffes de fer; 1'autre port'e 1'arc & lecarquois, & ont tous des rondaches. Ces troupes, paffant en revue devant l'empereur, faifoient voir leur adreffe; les moufquetaires tiroient a un but qui étoit fur une petite hauteur;ceux qui avoient la lanee, caracolloient devant l'empereur, & montroient leur favoir faire a la bien manier. A 1'égard des archers, chacun tiroit fa flèche a un but, Fun après 1'autre, en courant a toute bride. II y avoit entre autres un de ces derniers affez petit, & qui n'avoit pas grande mine. Quand fon tour vint, il ne piqua point fon cheval, & ne fe mit point en devoir de tirer fa flèche; mais en paffant devant l'empereur, il fit feulement une inclination profonde. Ce prince, indigné de cette efpèce de négligence , donna ordre fiir le champ qüon demontat cet archer, qu'oa lui ótat fes armes, & qu'on le  4^2 Voyages et avêntures chafïar. honteufement. Un des principaux officiers, qui Ie connoiiToit.dit a l'empereur qüil ne favoit pas pourquoi cet homme en avoit ufé de Ia forte; mais qu'il étoit un des meilleurs foldats du royaume; que fon père avoit été un vaillant homme, & qu'il avoit fait de fi belles adions, que fa majefté lui avoit accordé trois payes. Cet officier 1'ayant enfuite nommé 8 1'empereur, ce difcours fit que ce prince voulut qüon le lui amenat. On 1'avoit déja démonté, & l'empereur lui ayant demandé pourquoi il n'avoit par tiré fa fièche comme les autres : Je ne fais, lui réponditil, tirer mes flèches que contre les ennemis de votre majefté. Comme cette réponfe plut a l'empereur, il lui dit: AHez reprendre votre cheval, & faites voir votre adreflè. L'archer fit une profonde révérence, remonta fur fon cheval; & après quelque* caracoles, pour montrer qu'il le favoit bien manier, il le pouflaa toute bride jufqu'a une certaine diftance au dela du but, oü il décocha fa flèche par derrière , qu'i! mit dans le milieu. Au retour, il vint encore apafler devant l'empereur, & pouflant derechef fon cheval avec autant de dexterité que de viteffe, il tira une feconde flèche qui fendit Ia première par le milieu. L'empereur, Xurpris de voir tant d'adreffe dans un homme  des trois Princes de Sarendip. 41J qui n'avoit point de mine, ne laiffa pas de lui donner une vefte, & de lui augmenter fa paye, en 1'affurant qüil 1'avanceroit. Cela fait, ce prince fe retira, & le lendemain il fitavertir toutes les princeffes des autres palais de venir diner avec lui. Elles n'y manquèrent pas; & durant huit jours ce ne fut que fêtes galantes & que feftins, dont la magnifioence & les délices furpaffoient celles du banquet des dieux. Pendant tous ces divertiffemens, l'amour ne fut pas oifif. Les plus grands Seigneurs de la cour offrirent leur cceur aces belles princeffes, & elles ne furent pas fachées de fe voir aimer. II fe fit des galanteries réciproques -, qui produilïrent d'abord des intrigues & des jaloufies en nombre. Mais comme elles m'éloigneroient trop de mon fujet, je n'en parlerai point ici. Je dirai feulement que 1'empereur Behram maria les fept Princeffes, & donnaa chacune d'elles un des palais qüil avoit nouvellement fait conftruire, avec des penfions confidérables pour vivre felon leur qualité. Cette générofité fut applaudie de tout le monde, & ne fit pas moins d'honneur a ce prince, que de plaifir a toutes ces princeffes; enfuite il s'en retourna dans fa ville capitale, oü il fe fervit fort utilement de ce précieux miroir contre les defor-  4,14 Voyages et aventureS dres & les malverfations qui fe commettoiefit continuellement dans fon empire. Tandis qüil étoit ainfi occupé a faire triompher ce miroir , Ci falutaire aux bons, & fi fatal aux méchans , il recut une lettre du roideSarendip , dontvoid le contenu. 'Au tres-grand, frès-augufte, & très-invincible monarque l'empereur Behkaiè IL faut avouer, feigneur , que les trois princes mes enfans font nés fous une ètoile bien favorable, pour avoir été conduits a la cour de votre majefté impériale. Comme elle eft la plus belle & la plus folie du monde, je ne doute pas qu'ils n'y aient appris de bonnes maxime pour régner, qui doivent pafter che\ eux en habitude. lis avoient befoin d'une école auffi favanie pour fe perfeélionner; & les avanta* ges qu'ils en retirerontles engageront d une reconnoiffanceéternelle envers votrefuprêmemajefté. Quant d moi, je lafupplie tres-humblement decroire que je lui fuis trés - obligé des bontès quelle a eues pour eux , & que je meftimerois fort heureux de trouver les occaftons de lui en témoigner ma gratitude plutót par mes fervices que par mes paroles. En attendant que le ciel me procure ce bonheur, jz lui adre\ferai continuellement mes vceux, afin que la vie ie.votre majefté foit auffi longue, quelle eft g!o-  des Trois Princes de Sarendip. 41 e rieufe. Cependant, feigneur, comme je me fens accablé du poids de mes années, & que j'ai befoin de mes enfanspour me foulager , je vous conjure, par cette génèrofite qui vous eft fi naturelle, de vouloir bien leur permettre de me venir trouver. J'efpère que votre majefté ne me refufera pas cette faveur , & qu'elle y jeindra celle de croire qu'on ne peut itreplus parfaitement que je fuis fon tres-humble & tres - obeijjant ferviteur, Le roi de Sarendip-. Quelque utiles que les trois princes de Sarendip fuffent a l'empereur Behram, & quelque amitié qu'il eüt pour eux, il ne put tenir contre la lettre du roi leur père. II leur en fit Ia lecture, & leur dit de fe préparer a partir au premier jour; que véritablement ce départ lui donnoit du chagrin, mais que la confidération qu'il avoit pour le roi de Sarendip, 1'obligeoit a lui accorder fa demande. Sur quoi ces princes lui répondirent qu'en quelque pays qüils fuffent, il pouvoit compter fur eux, & qu'ils n'oublieroient jamais les obligations qüils lui avoient. Cela fut fuivi de plufieurs honnêtetés de part & d'autre, & enfuite l'empereur ordenna qu'on leur fit un équipage magnifique. La veille de leur départ, il leur  416" Voyages et avêntures" donna a chacun un fabre garni de diamans i plufieurs veftes trés - riches, avec de fort beaux préfens pour le roi leur père, & une lettre qüil lui écrivit, dont voici les termes. Au très-fage, trés-puiffant, & très-magnanime prince , le férénilfime roi de Sarendip. Vo u s me demande^ les princes vos enfans, feigneur; toutes les lois & toutes les raifons ima~ ginables m'obligent de vous les renvoyer. Je lefais avec plaifir, par la confidération de leur mérite & des fervices importans qu'ils font capables de vous rendre ; mais en même temps je fuis touché d'un regret tres -fenfible, & qui ne finira qu'avec ma vie. Ils me Vont confervée, feigneur, auffi - bien que mm empire ; & par leur fageffe & leur valeur , ils m'ont mis dans un état non feulement tranquille, mais même glorieux. Que neferont point pour un père fi fage & fi aimable, des princes fi bien nés & fi vertueux ? Je priele ciel quils puiffent vous conferver longtemps, & vous aider d rendre de jour en jour votre royaume plus foriffant qu'il h'a jamais été. Ce font des vxux que je ferai toujours tres - ardemmentMais s'il arrivé quelque ocuafion oü il s'agijfe de vous  bes trois Princes de Sarendip. qxj vous bien marquer ma bonnje volontè, je vous prie de compterfur moi comme fur un amifincère, & qui vous eft entièrement acquis. L'empereur Behram. Les princes de Sarendip étant partis avec cette lettre & tous les beaux préfens que l'empereur leur avoit donnés, continuèrent leur voyage avec une extréme joie, dans 1'efpérance de revoir bientöt leur chère patrie. Ils furent efcortés par un détachement des gardes de l'empereur, & défrayés jufqu'a Ia dernière ville de fes frontières, ou étant arrivés, ils trouvèrent un autre détachement des troupes du roi leur père , qui les efcorta jufques dans la ville capitale de Sarendip. Toute la jeune nobleffe futa leur rencontre', & par-tout oü ils paffoient, ils entendoient mille acclamations publiques qui leur marquoient la joie qu'on avoit de les revoir. Que vous êtes heureux, aimables princes, d'être , pour ainfi dire , 1'objet de I'adoration de vos peuples; c'eft 1'effet glorieux de vos rares qualités , & Ie jufte couronnement de votre mérite. Cependant, quoique Ia fatiffaction que vous en avez foit trés - grande elle n'égalera jamais celle que la vue & les embraffemens de votre augufte père vont cau- Dd  418 Voyages et avêntures fer a vetre cceur. Ceft dans cette occafion oü la nature ne pouvant plus diffimuler , vous fera fentir fes mouvemëns les plus tendres, en récompenfant avec plaifir Fobéiffance qme vous avez eue pour exécuter les ordres paternels , qu'il eft bon de s'y conformer toujours, fur-tout quand ils ne tendent qüa notre bien & a notre gloire. En effet,lorfque les princes parurent devant le roi, il fe leva de fon fiège, les embraffa 1'un après 1'autre, & en leur donnant mille marqués de tendreffe, il répandit des larmes de joie de les revoir après une fi longue abfence. Les princes lui remirent Ia lettre & les préfens que l'empereur Behram lui envoyoit. Quoiqüils fuffent trés - confiderables , néanmoins la leQure qu'il fit de cette lettre le toucha bien davantage par rapport auxlouanges de fes enfans qu'il embraffa encore une fois avec des tranfports qu'on ne peut exprimer. Après que ces princes eurent été quelque temps avec le roi, ils fe retirèrent chacun dans leur appartement, oü ils furent vifités par toute la cour,qui s'empreffa de leur venir faire des complimens fur leur heureux retour» C'étoit a qui s'aquitteroit le mieux de fon devoir,par la haute eftime &l'extrêmerefpecl: qu'on  des trois Princes de Sarendip. 410 avoit pour des princes d'un mérite fi accompli. Le lendemain , ils rendirent compte au roi des différens climats oü ils avoient été , & des avêntures furprenantes qui leur étoient arrivées. Ils ne manquèrent pas de lui parler entre autres du voyage qu'ils avoient fait aux Indes pour le fervice de l'empereur Behram , & de celui qüils avoient rendu a une grande reine de ce pays-la, & du défir qüelle avoit d'époufer le puiné des trois princes. Le roi s'étant fait éclaircir de 1'age de cette reine, de fa vertu, de fon mérite, & de la beauté de fon royaume» confentit a cette alliance. Quelque temps après, il fit faire un équipage magnifiquepour ce prince; & Ia veille de fon départ, il le chargea de beaux préfens pour cette reine. II y avoit une couronne d'or, enrichie de diamans , de rubis , & d'émeraudes d'une rare beauté; un manteau royal de brocard d'or, brodéde perles, dont 1'agrafFe étoit d'une efcarboucle; un bouquet de différentes pierreries , qui faifoient une diverfité de couleur & d'éclat admirable ; un collier de perles rondes, couleur de belle marguerite , & prefque aufli groffes que des ceufs de pigeons , d'un prix ineftimable; plufieurs ricbes fourrures de marte-zibeline , une taffe faite d'une feule émeraude, qui eft peut-être 1'unique qui foit au monde, douze Ddij  4/2o Voyages et avêntures belles agathes , qui, d'un cöté , repréfentoient un empereur romain, & de 1'autre une impératrice '3 ouvrages qui étoient le chef-d'ceuvre des plus fameux (culpteurs de chaque fiècle; un coq d'or, donr les yeux étoient de rubis , & qui, par le moyen d'un reffort, chantoit comme un coq naturel. II y avoit encore plufieurs autres raretés , dont Ie détail feroit peut-être ennuyeux , ou du moins nous éloigneroit trop de notre fujet: c'eft pourquoi je n'en parlerai pas davantage , & je dirai que ce prince ayant pris congé du roi, partit avec toutes ces richeffes, & fut accompagné par plufieurs grands feigneurs, qui allèrent avec lui aux Indes. La reine étant avertie que le prince étoit en marche pour Ia venir époufer, al!a avec toute fa cour au devant de lui jufqu'a la dernière ville de la frontière de fon royaume. Comme elle avoit fait beaucoup de diligence , elle y arriva deux jours avant lui ; & pendant ce temps , elle donna tous les ordres néceffaires pour lui faire une entree magnifique. Mais ce prince , qui mouroit d'impatience de la voir, prévint 1'exécution de fes ordres , & ayant commandé aux gens de fon équipage de venir a petites journées,iI prit la pofte avec un écuyer , un page , & un vakt de chambre. II arriva au palais dans le temps que la reine dinoit. II paffa  des trois Princes de Sarendip. 421 dans Ia falie oü elle mangeoit, & entra promptement dans la chambre de cette princeffe, afin de n'être vu de perfonne. Cependant quelque foin qüil prit, il ne put fi bien faire qüil ne füt reconnu de quelque grand feigneur. Cela caufa un bruit fourd,& la reine voulant favoir ce que c'étoit, on lui dit a 1'oreille, que c'étoit le prince de Sarendip qui venoit d'arriver, & qüil étoit entré dans fa chambre. Cette nouvelle agréable Ia furprit d'autant plus , qu'elle ne 1'attendoit pas fi-tót. Une palpitation de cceur la prit; ellene put achever fon repas, & alla auffi-töt trouver Ie prince. D'abord qu'il la vit, il la falua d'un air tendre, & lui prit la main pour Ia baifer; mais en même temps cette princeffe lui préfenta le vifage , & illui donna un baifer, accompagné de paroles les plus flatteufes & les plus engageantes du monde. Elle y répondit comme elle le devoit; & après un quart-d'heure deconverfation , la reine jugeant que ce prince pouvoit être fatigué de fa courfe , elle Ie conduifit dans un fort bel appartement qu'elle lui avoit fait préparer. Elle Ie laiffa repofer jufqu'au foir, qüelle le vint prendre pour fouper avec elle. II y alla auffi-töt, & s'il fut furpris en entrant dans la falie oü il devoit manger de n'y voir ni table, ni couvert, ni rien d'apprêté,il le fut D d iij  Voyages et avênturés bien davantage quand il apercut tout d'un coup le plancher d'en haut s'entr'ouvrir, & une table toute couverte de mets les plus exquis , qui defcendoit au fon de plufieurs inftrumens , qui faifoient une harmonie charmante. Pendant le repas , la fymphonie continuoit , & de temps en temps elle étoit accompagnée de voix plus douces que celles desfyrênes. Le prince y prenoit beaucoup de plaifir, & ce commencement étoit pour lui un pronoftic favorable des agrémens qüil devoit avoir avec cette augufte reine. Après Ie foupé , ce prince lui donna Ia main pour la conduire dans fon appartement, oü après s'être entretenu quelque temps avec elle, il fe retira dans le fien. Ses équipages arrivèrent le troifième jour; le lendemain il donna les préfens ala reine , dont elle fut charmée, & Ie jourfuivant, la célébration du mariage fe fit avec toute la pompe & la magnificence imaginables. Cette cérémonie étant finie, le roi & Ia reine prirent le chemin de leur ville capitale , qui les attendoit dans une impatience mélée de refpecT: & d'amour. Toutes les troupes & tous les citoyens fe mirent fous les armes , pour les recevoir. Par-tout oü ils paffoient, c'étoient des arcs de triomphe , enrichis de devifes ingénieufement inventées a leurgloire  des trois Princes de Sarendi?. 423? Les poëtes chantoient fur leur lyre cet heureux hyménée , & en pronoftiquoient la durée par la beauté de leur chant. Des fontaines de vin couloient de toutes parts, & des feux d'artifice, qui montoient jufqu'aux nues, annongoient au ciel Ia joie que les peuples avoient d'un mariage fi augufte & fi conforme a leurs défirs. Voila ce qui fe paffe de plus confidérable en cette occafion. Revenons préfentement au roi de Sarendip & aux deux princes fes enfans, dont le mérite étoit révéré de tous les peuples, & il n'y avoit point de roi qui ne fe fit honneur de fon alliance. Parmi ceux qui la fouhaitoienfrle plus , le roi de Numidie, qui avoit pour fille unique une des plus aimables princeffes du monde, la fit propofer au roi de Sarendip pour le prince fon cadet. Ce roi , qui avoit beaucoup d'eftime pour lui, & qui avoit entendu parler des rares qualités de cette princeffe , accepta d'autant plus volontiers cette propofition , qüelle étoit unique héritière des états du roi fon père , &que, venant a mourir, le prince de Sarendip monteroit fur Ie tröne. Les chofes étoient déja fort avancées, lorfque le prince d'Arcas , voifin du roi de Numidie , h fit demander en mariage. Cette alliance 1'accommodoit fort, paree qüétant devenu roi de Numidie,ily joignoitfes états-, & devenoit par Ddiv  42-f Voyages et avêntures ce moyen très-puiffant. Le roi de Numidie fe trouva alors fort embarraffé fur le choix; dam cóté, il étoit engagé avec le roi de Sarendip, dont véritablement il n'efpéroit aucune fucceffion pour fa fille, d'autant que ce roi avoit un fils aïné qui devoit lui fuccéder a fa couronne; de 1'autre cöté, il-confidéroit qu'aprèsfa mort, fa fille feroit très-puiffante , paree qüen époufantle prince d'Arcas, elle joignoit fes états avec les fiens. Tout cela occupoit extrêmement le roi de Numidie, & ne fachant a quoi fe déterminer, i! mit 1'affaire en délibération dans fon confeil. Les uns, confidérant les avantages de la princeffe fa fille , furent d'avis de la donner au prince d'Arcas; mais les autres furent d'un fentiment oppofé. Ils lui repréfentèrent qu'un roi devoit être efclave de fa parole; qüil étoit d'autant plus obligé a tenir la fïenne, qüil avoit lui-même fait faire la propofition au roi de Sarendip, & qu'ainfi il n'y avoit point d'autre parti a prendre que d'achever ce mariage. Le roi de Numidie, voyant que ce fentiment étoit plus glorieux pour lui que celui des autres , préféra fon honneur a 1'intérêt de fa fille, & dépêcha urn ambaffadeur au roi de Sarendip, pour le prier de lui envoyerle prince fon fils, afin de conclure Ie mariage avec te princeffe fa fille.  des trois Princes de Sarendip. 427 Le.prince d'Arcas, indigné de cette préférence, déclara Ia guerre au roi de Numidie, fous prétexte , difoit-il, qu'il lui retenoit injufrement une ville qui lui appartenoit, & lui en demandoit Ia reftitution & les jouiffances, qui montoient a plufieurs millions; mais le roi de Numidie, fachant que fa prétention étoit mal fondée, n'en fit pas de cas , & réfolut de foutenir la guerre, efpérant que le ciel favoriferoit la juftice de fa caufe. Pendant que 1'un & 1'autre armoient puiffamment, le prince de Sarendip, qui favoit cette guerre, venoit a grandes journées, avec un cortège confidérable, pour conclure fon mariage & fe mettre a la tête des troup véritabiement- Cet amant, enflammé par les complaifances qu'on avoit pour lui, s'abandonna fans reflexion a fa paffion naiffante ; & comme il eft impoffible de ne pas rêver quand on a quelque chofe dans le cceur, fa femme, qui trouva quelque changement dans fes manières, fe plaignit a lui du relachement de fon amour. II lui protefta qu'il avoit toujours pour elle & le même cceur & les mêmes fentimens. Ce fut affez pour lui remettre 1'efprit dans fa première tranquillité, & elle ne la perdit que quand la nouvelle paffion deRaphane eut fait affez de bruit dansle monde, pour ne lui plus laiffer ignorer qüil avoit une maïtreffe. Le coup lui fut trés fenfible; mais comme il eft dangereux d'aigrir un mari en s'oppofant avec trop d'empire & d'une manière trop impétueufe a des fentimens qui flattent le cceur, elle lui paria de 1'injuftice de ceux qui condamnoient fa conduite, comme fi elle eüt été véritablement pérfuadée que toutes les vifites qu'il rendoit étoient innocentes, & qu'elles n'avoient pour vue que le plaifir d'entendre une belle voix. Raphane , ravi de la voir fans jaloufie, lui avoua qüil ne croyoit pas qu'on lui düt défendre d'aller quelquefois chez une perfonne qui avoit beaucoup de talens pour la mufique , Gg üj  '4jo Voyages Et avêntures qüi! avoit toujours aimée paffionnément > & qüil y avoit fi peu. de myttère dans 1'attachement qu'on ferribloit lui reprocher, qüil n'auroit point de peine a le rompre, fi elle vouloit Texiger de lui. Sa femme lui répondit que ne cherchant qu'a le voir heureux , elle n'avoit rien a lui prefcrire ; qu'elle le croyoit trop raifonnable pour vouloir permettre qu'on lui dérobat fon cceur, & qu'il connoiffoit mieux que perfonne ce que fa tendreffe méritoit de lui. Cette matière ne fut pas pouffée plus loin. Amazonte fe contentade s'être mifeen droit de parler, & employa , pendant quelque temps, les manières les plus tendres & les plus douces pour ramener fon mari k elle ; mais ayant connu que fon engagement augmentoit , & que fes vifites chez la demoifelle étoient plus fréquentes & plus Iongues , elle crut lui devoir ouvrir fon cceur d'une manière unpeu férieufe.EHe faffura que fon intérêt ne 1'obligeoit k aucune plainte, & que fi tout le monde vouloit juger de fes fentimens auffi favorablement qu'elle faifoit» elle verrolt, fans enmurmurer» qu'il fê füt fair un amufement qui lui faifait pafTer agréablement quelques heures inutiles ; mais elle le pria en même temps de confidérer 1'injure qu'on tui faifoit, Iorfqu'on 1'accufoit d'un engagement  des trois Princes de Sarendip. 471 Injufte, & qüil devoit, pour lui-même, ceffer de donner occafion k des bruits q£fi ne lui pouvoient être que défavantageux. Quoique cette remontrance fut auffi jufte qühonnête, Raphane s'en fentit bleffé, & la fouffrant impatiemment , il interrömpit fa femme, pour lui dire qu'il n'avoit qu'elle feule a fat is faire, fans qu'il dut s'inquféter de ceux quicondamnoientfa conduite ,& qu'il croyoit qüelle avoit tout lieu de s'en louer, puifqüil ne la contraignoit en aucunes chofes, & qüil 1'aimoit toujours avec une très-grande tendreffe , dont il ne pouvoit lui donner de meilleures marqués qu'en la laiffant en pouvoir de faire telle dépenfe qu'elle fouhaiteroit, comme ïl le trouvoit fort jufte, ayant eu beaucoup de bien d'elle en 1'e'poufant. Cela fut dit un peu aigrement, & Amazonte, qui étoit fort douce, comprit qüil lui feroit inutile de combattre alors plus fortement une paffion qüelle voyoit dans fa violence. Ainfi, elle réfolut de fermer les yeux fur 1'aveuglement oü il étoit, & de tacher de rappeler toute fa tendreffe par un redoublement de marqués d'amour & de complaifance. Dans ce deffein , elle sut fi bien fe modérer , -qu'il ne lui échappa aucune chofe qui donnat la moindre marqué de ce que les égaremens de fon mari lui faifoient fouffri* Gg.lv  472 Voyages ét avekturss EHe 1'excufoit quand fes amies vouloient qüellé feplaignït, £ trouvoit qüon avoit tort de blamer Ie choix. qüil. avoit fait d'une amie. Un proce'dé fi touchant troubloit Ie bonheur de Raphane, qui, fe.reprochant fon injuftice, ne jouiffoit pas tranquillement de 1'entière liberté qu'elle lui laiffoit de voir Ia perfonne.qui avoit touché fon cceur. La jaloufie lui óta bientót après le peu derepos qüil effayoit de fe conferver. Lorfqu'il avoit commencé de lui rendre fes foins, i! favoit trouvée prefque fans meubles , & tout d'un coup ij lui vit une belle tapifferie , un grand miroir, un beau fopha , & enfin tout ce qui pouvoit fervir a rendre propre un appar-, tement. II demanda d'oü cela venoit, & la demoifelle réponditqüuninconnu avoit fait donner le tout | fa mère , & qu'il y avoit beaucoup ,d'apparence que c'étoit un préfent qüil avoit voulu lui faire d'une manière galante. Le chagrin qüil marqua k 1'une & a 1'autrë, leur fit connoïtre qüil n'avoit. aucune part a cette galanterie; & fur ce qüil prit fon férieux,Ia mère lui dit que la perfonne qui avoit envoyé ces meubles, les avoit fait laiffer fans rien dire; que, dans Pembarras.de leurs affaires, fa fille ne fe trouvoit poit en état de refufer ces fortes de chofes, a moins qüil ne voulut lui donner moyen de s'en paffer ; ce qu'il pouvoit faire*  des trois Princes de Sarendip. 473 vu les grands biens qüil avoit, fans s'incommoderaucunement. Cette déclaration lui ferma la bouche. On fit de nouveaux préfens, & cefut encore un nouveau fujet de jaloufie. Le même inconnu conduifit la chofe avec la mère, qui nen put avoir d'autres éclaircifTemens, finon qüil avoit un ordre expres de fe taire 5 & que le temps lui découvriroit ce qu'elle vouloit favoir. Cette réponfe lui donna fujet de croire qu'un amant caché vouloit gagner le cceur de fa fille par ces libéralités, avant qu'il fe déclarat ouvertement, &c Ia demoifelle, qui croyoit la même chofe ; s'applaudifibit en fecret de ce prétendu triomphe. II arriva une aventure qui les confirma dans cette penfée. Raphane les ayant menées peu de temps après a une maifon des environs de Jérufalem , qu'elles 1'avoient prié de leur faire voir , a leur retour de la promenade qu'elles firent dans le jardin de cette maifon , elles ttouvèrent dans un falon magnifique une collation fervie d'une manière fort propre. Elles ne doutèrent point qu'elles ne la dmTent aux ordres de Raphane ; mais le chagrin, qui 1'empêcha de manger, leur ayant fait voir qu'elles fe trompoient, on demanda a celui qui avoit le foin de cette maifon , d'oü pouvoit venir la fête, & 1'on devina, par fa réponfe, qüelle avoit été ordonnée par celui-  474 Voyages et avêntures la même qui avoit fait les préfens. Raphane fit de longues plaintes a la demoifelle de t'infulte qu'elle fouffroit qüon lui fit, & menaga de rompre avec elle, fi on lui faifoit plus longtemps myftère d'une intrigue qu'il voyoit bien qu'on fe plaifoit a entretenir. Elle lui jura cent fois qüelle n'en favoit que ce qüil favoit luimême , étant auffi furprife que lui de tout ce qu'elle voyoit. Comme il jugea bien qu'il ne feroitfpas poffible de fe déguifer toujours, il réfifta a la jaloufie dont il étoit tourmenté, & obferva jufqu'aux moindres chofes qui pouvoient contribuer a lui faire découvrir le rival qui fe cachoit. Ses inquiétudes furent violentes , & il les fentit augmenter beaucoup us foir, qüayant foupé chez la demoifelle , un concert de violons & de hautbois vint Ia divertir fous fes fenêtres. Le concert fut accompagné d'un air qu'on chanta, fort rempli de paffion ; ce qui mit Raphane dans un nouveau trouble, qui le fit fortir tout en colère , protefi tant qu'il fe guériroit de fa paffion. La demoielle, après avoir taché inutilement del'appaiffer, craignit d'autant moins fon changement, qüelle étoit perfuadée que famant qui ne fe déelaroit póiht, ne chercboit qu'a 1'éloigner, afin de prendre fa place. CependarK Raphane, qui avoit l'efpri t entièrement occupé .de (on aven-  des trois Princes de Sarendip. 47T ture, fut extrêmement furpris , lorfqu'il recut un billet, par lequel une femme lui faifoit lavoir que tout ce qu'il imputoit a un rival, avoit été fait pour lui; que 1'on avoit fait meubler expres- un appartement, afin qüil eüt le plaifir de fe voir dans un lieu propre; que la fète dont il s'étoit plaint n'avoit nul rapport a la demoifelle , & que la chanfon qui favoit rendu jaloux, lui marquoit les fentimens qu'une dame avoit pour lui; que cette dame méritoit peut-être bien fon entier attachement, qui ne feroit jamais tort a ce qu'il devoit d'ailleurs , par une obligation indifpenfable , & qu'il ne devoit point prétendre qüelle fe réfolüt a fe déclarer, tant qüon le verroit dans 1'engagement qüil avoit pris. Raphane ayant relu plufieurs fois la lettre, fit cent queftions a celui qui en étoit le porteur, & n'en ayant pu tirer autre chofe, finon qüon attendoit fa réponfe,il fe fentit entrainé, par un mouvement fecret, a fuivre cette aventure. II promit, pour première marqué de reconnoiffance, de naller plus que de temps en temps chez la demoifelle,& feulement pour jouir du plaifir de voir fes efpérances trompées, lorfque les foins qu'elle croyoit lui être rendus par un amant inconnu , cefferoient entièrement. La correfpondance fe forma par lettres,  476 Voyages et aventüees d'une manière très-vive. II y avoit un tour d'efprit délicat dans toutes celles que 1'on apportoit a Raphane; & comme on lui déclaroit qu'on n'afpiroit avec lui qua une liaifon étroite de cceur, qui n'auroit jamais de fuite qüon put condamner , on ne faifoit point difficulté de 1'affurer d'une tendreffe éternelle, & de s'expliquerfur cette affurance dans les termes les plus forts: mais la dame s'obftinoit a demeurer invifïble, & il fembloit lui fuffire qu'elle lui apprit qu'il étoit aimé. Elle lui demandoit quelquefois fi lademoifelle recevoit encore desfoins de fon amant inconnu. II eri parloit lui-même a la demoifelle, qui tantöt lui répondoit qüelle avoit renoncé a ce commerce, pour lui óter tout fujet de jaloufie, & qui lui difoit une autre fois qu'elle conduifoit les chofes avec Ie myffère qui lui convenoit, & qu'il ne tenoit qu'a elle qu'elles n'éclataffent. Raphane, qui voyoit de 1'artifice dans cette diverfité de réponfes, & qui fe perfuada que les vifites qu'il continuoit a lui rendre, empê' choient la dame inconnue de fe décóuvrir-, rompit entièrement cette intrigue, & he chercha plus qu'a mériter qu'on Ie voulut éclaircir fur fa.nouvelle conquête. II prefik pourtant inutilementpour 1'obtenir.La dame lui répondit, que bien qu'elle fut- rsvie de Ie voir tiré. d?uü  ■ dës trois Princes de Sarendip. 477 engagement qui lui faifoit honte> élle ne pouvoit fe réfoudre qu'avee peine a lui déclarec qui elle étoit; qüelle fe croyoit néanmoins alfez bien faite , pour ne pas craindre de bleff&r. fes yeux; mais que ne cherchant que 1'union de 1'efprit, des raifons particulières & importantes pour elle, 1'obligeoient a fe cacher encore quelque temps. Pendant qu'elle s'obftinoit a laiffer Raphane dans 1'inquiétude , le jour de la naiffance de celui-ci étant arrivé; il recut de la dame un bouquet, dont la richeffe égaloit la galanterie & le bon goüt. Totftes les chofes qu'elle avoit faites pour lui,luidonnant lieu de penfer qu'elles venoient d'une femme d'un rang diftingué , Sc qui étoit en état de faire de la dé~ penfe , il forma différentes conjeétures , & ne fachant a laquelle s'airrêter, il confulta un de fes amis fur 1'embarras oü il fe trouvoit. II lui expliqua fon aventure dans toutes les circonftances, lui montra les lettres qüil avoit regues, Sc lui nomma plufieurs dames fur qui fes foupcons étoient tombés. Son ami, qui étoit fage, rêva long-temps fur la chofe, Sc après lui avoir dit que .toutes les fenynes que Ia paffion entraine, n'en font point affez maitreffes pour fe pofféder, autant que faifoit celle qui avoit commencéalui donner des marqués de lafienne, dans le temps même qüelle le voyoit dans un  478 Voyages et avêntures autre attachement, fans lui avoir demande aü> cun facrifice pour le prix du cceur qüil vouloit lui donner, il conclut qüil falloit abfolument que ce füt fa propre femme qui jouat ce perfonnage. II lui fit examiner qüétant d'une humeur fort douce, pleine de fageffe, & 1'ayant toujours aimé fort tendrement, malgré finfidélité qu'il lui avoit faite, & dont elle avoit cefle de lui parler, dès qu'elle avoit reconnu que fes remontrances 1'aigriffoient, il n'y avoit qu'elle feule qui put être capable d'envoyer des meubles pour rendre propre un appartement oü il paflbit la plupart des jours. Raphane trouva les réflexions de fon ami très-juftes. II s'en fentit frappé tout-a-coup, & rappelant plufieurs chofes qui étoient entièrement du caraöère de fa femme dans Ie véritable amour qüelle avoit pour lui, il ne chercha plus ailleurs la dame qui ne vouloit point fe faire connoïtre. Dèsce jour-la même, il alla lui dire qüil vouloit lui faire unfort beau préfent, & lui ayant montré le riche bouquet qu'on lui avoit envoyé le jour de Ia fête de fa naiflance, il Ia vit aflez déconcertée pour demeurer convaincu que ce beau bouquet venoit d'elle. II 1'embraffa avec toute la tendreffe que méritoit une femme qui s'étoit uniquement appliquée a ne Ie point perdre de vue dans fes égaremens,  des trois Princes de Sarendip. 479 & après qüil 1'eutaffurée cent fois qüil n'aimeroit jamais qu'elle, elle demeura d'accord de 1'innocent artifice dont elle s'étoit fervie pour amortir fon injufte paffion , ce qu'elle étoit réfolue de continuer fans lui faire aucun reproche, tant qu'il feroit dcmeuré dams le malheureux entêtement dont fa patience 1'avoit retiré. L'exemple d'Amazonte doit fervir d'inftruction aux femmes qui fouhaitent de regagner l'amour de leur mari; car comme 1'onne prend point de lièvres au bruit du tambour, ni des mouches avec du vinaigre, on ne ramène point un cceur avec des plaintes, des murmures, & deséclats continuels. Ce procédé n'eft en ufage que parmi les femmes du commun, qui n'ont point affez d'efprit ni d'agrément pour fe faire aimer. Peu de chofe fait naitre l'amour, & peu de chofe le fait perdre. Ce dieu ne veut point être contraint, il eft libre, les duretés ne font pas de fon goüt, & ce n'eft qüavec des manièrés nobles & délitates qüon peut fe le rendre favorable. Circé, la reine de Sparte, celle d'Egypte, & tant d'autres ne fe feroient pas fait aimer, fi elles n'avoient fuivi cette maxime. Que la douceur a de charmes! Ceux qui la pratiquent ne s'en repentent jamais ; & s'ils font des conquêtes, cette même douceur les con-  r48o Voyages et avêntures ferve, & a ie pouvoir de rarnener les efprits,» que i'inconftance a écartés de leur devoir. Fin des voyages & avêntures des trois princes .de Sarendip,    ;' j'