. V O Y-A GES I MA GINA IR E S, kOMANESQÜÈS, MERVEILLEU3Zf ALLÉGOR4QUES, AMUSANS, COMIQUES ET CRITIQUES» S U 1 VI S DES SÖNGES ET VlSIONSi È T D E S Romans cabaustiques*  CE VOLUME CONTIENT: Ls voyage merveilleux du Prïnce Fan-Férédin dans la Romancie, contenant plufieurs obfervations hiftoriques , géographiques , phyfiques , critiques & morales; par le P. Bougeant. La relation de 1'Isle Imaginaire , & 1'hiftoire de la Princesse de Paphlagonie ; par Segrais. Le voyage de 1'Isle d'Amour ; par 1'abbé Talle- mant. La Relation du Royaume de Coquetterie ; par 1'abbé d'Aubignac. La defcription de 1'Isle de Portraiture & de la VlLLE dss portraits.  V O YA G E S I M A G I NA IR ES, SONGES, VISIONS, E T ROMANS CABALISTIQUES. Ornés de Figures. TOME VINGT-SIXIÈME. eDivifion de la première claffe, contenanj les Voyages Imaginaires allégoriques. A AMSTERDAM, Etfe trouve a Paris, RUE ET HOTEL SERPENTE. M. DCC. LXXXyill,  / der T\ V van ƒ  VOYAGE MERYEILLEÜX D X> PRINCE FAN-FÉRÉDIN DANS LA ROMANCIE, Contenant plulïeurs obfervations hiftoriques; géographiques , phyfiques , critiques ê$ aiorales; Per k P. Bo.uq.ean t. 'a iij   AVERTISSEMENT DE L'ÊDITEUR DES VOYAGES ÏM AGINAIRES Nn x ous commencons cette divifion par un ouvrage qui eft en meme tems voyage merveilleux & voyage allégorique, & qui, en conféquence, forme naturellement la nuance des deux divifions : nous 1'attribuons néanmoins a celle des allégories a laquelle il appartientplus particulièrement. L'idée en eit heureufe, & l'exécution agréable. L'auteur fait voyager le Prince Fan-Férédin dans le pays de la Romancie. La defcnption de ce royaume imaginaire , celle des produ&ions chimériques, des animaux bizarres &r des moeurs finguIières des habitans de cette rerre demandoit beaucoup d'efprit , de goüt, & une imagination féconde. Le le&eur ne fera pas trompé dans fon attente ; il & IV  Vlij AvERTlSSEME NT trouvera uiïe critique Arte & ingénieufö des Romans & des lieux communs qui font la reffource ordinaire avec laquelle les Romanciers fuppléent k la ftérilité 4e leur imaginatir.n. Guillaume - Hyacinthe Bougeant , auteur de eet ouvrage, eft né k Quimper en i Ó90 3 il fit fes études chez les jéfuites , & ne tarda pas a entrer dans cette fociété , qui ne manquok jamais d'attirer a eile tous les fujets qui annon-r 9oient de grandes efpérances. Le jeune Bougeant fut de ce- nomhre :• il avok a peine feize ans lorfqu'il fe fit jéfuite ; & fes talens lui donnerent bientöt une place drflinguée parmi les célèbres Mr* térateurs dont la fociété étoit alors con> pofée. II profeffa d ab.ord les humanités è Caen & a Nevers , d'ou on 1'appella. ■«nfuite paur le fixer a Paris au college -Louis - le - Grand. Le P. Bougeant y mourut en 1743. Ce jéfuite , a une iittérature trés - étendue , joignoit un ffprit extrêmement agréable % enjoué.:  T? e i'Éditeü r. U II faifoit les déliees des fociétés auxquelles il vouloit hien fe livrer ; & ces qualités brillantes étoient foutenues par une ftanchife & une cordialité qui rendoient fon commerce auffi fo.lide qu agréable. Ses ennemis ont pris occafion de fon enjouement pour attaquer fes irieeurs : 1'uh, d'eux a imprimé que ce jéfuite avoit autant étudié le langage des amans , que celui des bêtes, eq faifant allufion a 1'ouvrage du P, Bougeant , intitulé. : Amufemait philofo-, phiq,ue fur fe langage des bêtes ; ce~ pendant ce reproche eft une pure calomnie, & les mceurs du père Bougeant ont toujours été irréprochables. La littérature agréable n'a pas. entiéremenf; occupé notre auteur ; on a auffi de iuï plufieurs ouvrages de controyerfe -3 mais il faut convenir que ce n'eft pas k ces clerniers écrits , qu'il eil redevable defa- réputation, Nous nous contenterons de citer les produclions du P. Bpugeant cjui lui ont acemis de la céiébrité : ce  X AVÈRTISSEMENT font fes Amufemens pkilofophiques fur k langage des bêtes , les Voyages du prince Fan-Fèréd'm que nous imprimons , & trois comédies remplies de fel & de gaieté : la Femme Docleur, le Saint déniché, & les Quakres Francais ou les Nouveaux Trembleurs. II na manqué a Fauteur de ces trois pieces , que de fraiter des fujets faits pour être mis fur la fcene ; mais des querelles théologique-s n'ont jamais pu produire de bonnes comédies. La Defcription de l'IJle Imaginaire qui fuit les voyages du Prince Fan-Férédin, eft un ouvrage de Segrais. On y a joint XHiJloire de la princejfe de Paphlagonie. Si Ton en croit Segrais lui-même , ce dernier ouvrage eft de mademoifeile de Montpenüer ; elle le compofa a Foccafion de la princeiTe de Paphlagonie dont il efl parlé dans le roman de Cyrus de mademoifeile de Scuderi. C'efl: une fatyre fine , ingénieufe & allégo-  DE L' É D I T E U R. x) rique , ou , fous des noms emprunrés, 1'auteur fe permer plufïeurs trans contre les dames de la cour de fon tems. La pnncejfe de Paphlagonie a d'abord été imprimée k Bordeaux par les ordres de mademoifeile de Montpenfier, & tir-ée a un petit nombre d'exemplaires dont aucun tf£ été vendu ; mais la princeffe les diftribuoit aux perfonnes de fa fociété. On donnera la clef enfuite du roman. Jean - Regnault de Segrais , né k Caen en 1624, étoit encore un de ces hommes aimables , autant recherchés peur les agrémens de leur converfation ■, que pour leurs talens littéraires. H embraffa d'abord 1'état eccléfiaftique: cé fut alors qu'il s'attacha a mademoifeile de Montpenfier , dont il fut 1'aumönier. La franchife avec laqueile il s'expliqua fur le manage de cette princeffe avec Lauzun , lui attira fa difgrace. Madame de la Fayette le recueilht; &, comme elle donna dans ce tems  Xlj AvERTISSEMENf fes romans de Zaïde & de la princejfë de Clèves, on a toujours cru que Segrais y avoit la plus grande part. On ne fait ü notre auteur éprouva auprès de cette dame queique nouveau défagrément ; mais il paroit qu'il fe dégoüta de bonne neure de la cour & du monde: il fe retira dans fa patrie, & s'y maria. II avoit alors environ quarante ans j il y cultiva les lettres dans le repos, & fe montra leur bienfaiteur en retirant chez lui les membres de 1'académie de Caen r difperfés par la mort de M. de Matignon, protefteur de cette académie. Segrais eftmort a Caen en 1701, agé de 7 6 ans: il étoit de 1'académie francoife. Avec tous les agrémens de Fefprit néceffaires pour plaire a la cour & y briller, Segrais avoit une droiture naturelle & une franchife qui 1'y rendoient peu propre. II eft également eftimé comme poëte & comme écrivain ; comme poëte , il a donné des. églogues & d'autres poéfies paftorales , qui ont la douceur ck la naïveté prop^e^  b e l'Éditëül' xiü) ï ce genre ; comme écrivain, on croit qu'il a part k la princeffe de Clèves , a Zaide & a la princeffe de Montpenfier* Ces romans, qui ont paru fous le nom de madame de la Fayette , ont été attribués a Segrais pour la partie du ftyle , & peuvent faire juger du talent de eet écrivain. Le voyage de Ulfle d'Amöur eft un roman aliégorique dans Je genre paftoral, recommandable par fa fraicheur & fa délicateffe ; een une defcription du royaume de Vénus & de toute la cour de Cythère. Ce voyage eft écrit én vers & en profe. L'auteur eft i'abbé Tallemant, frère de celui qui entreprit de remettre en nouveau francois les. Hommes illujlres de Plutarque, traduits par Amiot: entreprife qui neut pas 1'approbation de Defpréaux , ni celle des vrais littérateurs de fon tems, quoique 1'ouvrage ait été imprimé fept fois pendant la vie de l'auteur. L'abbéTallemant,  XIV AVÊRTfSSEMËNT auteur du voyage de l'Ijle d'Amour, a eu moins de célébrité que fon frère ; il étoit, ainfi que lui, de 1'académie francoife ; & il eft mort en i 7 1 2 , agé d'environ foixante-dix ans. Ce n'eft point fortir de Fempire de Vénus , que de paffer de Vljle d'Amour au Royaume de Coquetterie. C'eft a. 1'abbé d'Aubignac que nous fommes redevables de ce fecond voyage : il paroit qu'il avoit lu Ie Voyageur Fortune, & les découvertes des trois villes de Tendre , par mademoifeile Scudéri, & nous lui avons Fobligation d'avoir abrégé une efpèce d'ouvrage qui n'a d'agrémens qu'autant qu'il eft écrit fans prolixité. Francois Hédelm , abbé d'A.ubignac & de Meimac, eft né a Paris en 1 604; il dut fa fortune k la proteftion du carr dinal de Richelïeu , dont il éleva le neveu le duc de Fronfac. II a beaucoup écrk , &" dans beaucoup de genres : c'étoit le moyen d'être médiocre par-  DE L'ÉDITEUR, 'xv tout. On a de 1'abbé d'Aubignac des ouvrages de grammaire , d'hiftoire , de poéfïe, des fermons & des romans : fon imagination vive & abofi^lante devcit lui promettre des fuccès dans ce dernier genre , s'il ne fe fut livré a une trop grande prolixité : ce défaut a nui ^ fon roman de Macarife , & l'a fait tomber dans 1'oubli ; mais on ne retrouve pas ce défaut dans 1'ouvrage que nous imprimons. Cet ouvrage a brouilié l'auteur avec mademoifeile de Scudéri , qui s'eft plainte que fon Royaume de Coquetterie n'étoit qu'un extrait ou une rédu&ion de fon voyage dc Tendre. L'abbé d'Aubignac eft mort * Nemours en 1676 , agé de foixantedouze ans. Le crédit dont il a ioui avoit rendu fon humeur difficile & fon caractère altier. On dit qu'ü eut peu d'amis & qu'il fe brouilia avec la plupart des' gens de lettres de fon tems; cependant ^ la fin de, fa *ie , il reconnut la nul' hte de tous ces faux-brillans; il fe retira  £vj AvERTISSEMENT Ï)E l'ÊdiTEUÏU du monde , & pafla en philofophe fes dernières années» Nous tèrmirions ce volume par Ia defctiption de l'IJIe de Portraiture & de la Ville de Pertraits. Cette dernière allegorie , dont on ne connoit point l'auteur , eft rare & curieufe ; elie a échappé aux recherches de i'abbé Lenglet du Frefnoy>, qui n'en fait pas mention dans fa Bibliothèque des Romans j taais cette qualité ne nous a pas déterminés feule k en faire ufage : 1'7/Z* de Portrakur.e n'eft pas indigne de figurer auprès des allégories qui la précédent» VOYAGK  VOYAGE MERVEILLEUX D u PRINCE FAN-FÉRÉDIN DANS LA ROMANCIE. CHAPITRE PREMIER. Départ du Princc Fan-Férédin pour la Romancie. J E pourrois , fuivant un ufage aflez recu, commencer cette hiftoire par le détail de ma naiffance , & de tous les foins que la reine Fan-Férédine ma mère prit de mon éducation: c'étoit la plus fage & la plus vertueufe princeffe du monde ; & , fans vanité , j'ai quelquefois oui dire que, par la fageffe de fes intfruaions, elle avoit fu me rendre , en moins de rien, un des princes les plus accomplis que Pon eut A  % VöYAfcE MEÏiVEÏLLEU& encore vus. Je fuis même perfuadé que ce rédt* orné de belles maximes fur Péducation des jeunes princes, figureroit affez bien dans eet ouvrage; mais comme mon deffein eft moins de parier de moi-même, que de raconter les chofes admirables que j'ai vues, j'ai cru devoir omettre ce détail, & toute autre circonftance inutile a mon fujet. La reine Fan-Féréciine aimoit affez peu les romans; mais ayant lu par hafard dans je ne fais quel ouvrage (i), compofé par un auteur d'un caraöère refpe&able, que rien n'eft plus propre que cette leöure pour former le cceur & Pé'fprit des jeunes perfónnes, elle fe crut obligée en confeience de me faire lire le plus que je pourrois de romans, pour m'infpirer de bonne-heure Pamour de la vertu Sc de 1'hon*neur,Thorreur du vice, la fuite des paffions4 & le goüt du vrai, du grand, du folide, & de tout ce qu'il y a de plus eftimable. En effet j comme je fuis né, dit-on , avec d'affez heit-1 reufes difpofnions, je reffentis bientöt les fruits d'une fi louable éducation. Agité de mille inouvemens inconnus, le cceur plein de beaujê fentimens , & 1'efprit rempli de grandes idéés, je commet cai a me dégouter de tout ce qui (i) De 1'ufage des romans.  öü Prince Fan-Fèrédïn. I ïn'envi'ronnoit. Quelle différence , difois-jej «ie ce que je vois & de tout ce que j'entends, 'avec ce que je lis dans les romans ! Js vois ici tout le monde s'occuper d'objets d'intérêtj 'de fortune, d'établiftement, on de plaifirs friVoles. Nul'le aventure fingulière: nulle entreprife héroïque. Un amant, fi on Ten cröyóièi ïróit d'abord au dénouem'ént, fans s'embarïaffer d-'aucun préliminaire'. Quel procédé!, pourquoi faut-il que je fois né dans urT climat ou les beaux fentimens font fi pen connüs ï Mais pourquoi, ajoutai-je, me condamner moi-même h paffer triftement mes jours dans un pays oü 1'on ne fait point eftimer les vertus héroïques! J'y règne , il eft vrai, ma? devenir dans cette horrjble folitude ! <, »> par cii fortiras-tu de ces antres profonds !.... ». tu vas périr .. ». O que je dis de chofes touchantes, & que je me pl'aignis éloquemment du deflin, de la fortune , de mon étoile, de tout ce qui me vint a 1'efprit! Mais ori va voir combien j'avois tort de me plaindre; & par ie droit que j'ai acquis dans le pays des Romans, de faire des réflexions morales, je youdrois que les hommes appriffent une bonne föis.j par mon exemple, & refpeéter les décrets fuprêmes qui règlent-leiir fort, '& è ne fe jamais plaindre' des événemens qui leur lemblent les plus'contraires a leurs defirs. Cependant la nuit qui approchoit, redou» "ij'pit. nion inquiétude, & je me hatai de profileer du peu de jour & de forces qui me refioieni;  ?u prince Fa n-Féréd tN. y. pour fortir, s'il étoit poffible , de l'abime cii j'étois. En vain aurois-je effayé de gagner les hauteurs : elles étoient trop efcarpées. II ne me reftoit qu'a chercher dans les fonds une iffue pour me conduire a quelque endroit habité, oli du moins babitable. Nul veilige de fentier ne s'ofrrir a ma vue. Sans doute j'étois .le premier homme qui fut defcendu dans ce précipice. Xe fus ainlï réduit a me faire ime route a moi-même ;. & en eifet je fis fi bien „ en grimpant & fautant de rocher en rocher tantöt. m'accrochant aux brofTajlies, tantör me laiffant couler fur Ie dos ou fur le ventre^ qu'après avoir fait quelque ch.emin de cettemanière, j'arrivai a un endroit plus découvert & plus fpacieux. Le premier objet qui me frappa la vue, fat une efpèce de cimetière, un charnier, on ua, tas d'offemens d'une efpèce fingulière.C'étoieut: des cornes de toutes les figures, de grands, ongles crochus, des peaux sèches de dragons, ailés, & de longs becs doifeaux.de toute efpèce. Je me rappelki auffi-tót ce que j?avGi& lu dans les romans, des griffons,..des centaui:e.s% des hippogriffes , des dragons volans ^ des, harpies , des fatyres, & d'autres animaux fem-. blables , & je commencai a me flatter que jeixetois pas Ipin du pays que. je cberchois. Qa--  S Voyage merveilleux qui me confirma dans cette idee, c'eft qu'urs moment après, je vis fortir de 1'ouverture d'un antre un centaure, qui venant droit a Pendroit que j'obfervois, y.jetta une grande carcaffe d'hippogrifFe qu'il avoit apportée fur fon dos , après quoi il fe retira, & s'enfonca dans 1'antre d'oii il étoit forti. Quoique je connuffe parfaitement les centaures par les leöures que j'avois faites, & que d'ailleurs je ne manque point de courage , j'avoue que cette première vue me caufa quelque émotion; je me cachai même derrière un rocher pour obferver le centaure jufqu'a ce qu'il fe fut retiré ; mais alors reprenant mes efprits, & m'armant de réfolution : Qu'ai-je a craindre, dis-je en moimême , de ce centaure ? j'ai lu dans tous les romans, que les centaures font les meilleures gens du monde. Loin d'être ennemis des hommes, ils font toujours difpofés a leur rendre fervice , & a leur apprendre mille (ecrets curieux, témoin le centaure Chiron. Peut-être celui-ci me portera-t-il au pays des Romans; du moins il ne me refufera pas de me tirer de ces horribles lieux. Je marchai auffi-tót vérs 1'antre, & m'arrêtant a 1'entrée , je 1'appellai a haute voix en ces termes : « Charitable centaure , fi votre cceur » peut être touché par la pitié, foyw fenfible  r>v prince Fan-Ferédïn. $ >> au malheur d'un prince qui implore votre » générofité. C'eft le prince Fan-Férédin qui » vous appelle ». Mais j'eus beau appeller & élever ma voix, perfonne ne parut. Plein d'inquiétude & d'une frayeur fecrette, j'entrai dans la caverne , & je vis que e'étoit un chemin fouterrein , qui s'enfoncoit beaucoup fous. la montagne. Quel parti prendre ? Je n'en trouvai pas d'autre que de fuivre le centaure, jugeant qu'il n'étoit pas poffible que je ne le rencontraffe, ou que je ne me fiffe bientót entendre a lui. Mais avouerai-je ici ma foibleffe, ou ne lavouerai-je pas ? Faut-il parler ou me taire ? Voila une de ces fituations difficiles, oü j'ai fouvent vu dans les romans les héros qui ra content leurs aventures , & dont on ne connoit bien 1'embarras que lorfqu'on 1'éprouve foi-même. Après tout, comme j'ai remarqué que, tout bien conlidéré, ces meffieurs prennent toujours le parti d'avouer de bonne grace, j'avoue donc auffi qu'a peine j'eus fait cent pas dans ce profond fouterrein, en fuivant tou-. jours le rocher qui fervoit de mur, que , faifi d'horreur de me voir dans un lieu fi'afFreux, fans favoir par quelle iiTue j'en pourrois fortir' je me laiffai tomber de foibleffe, & prefque fans connoiffance. II m'en refta cependant affez pour me fouvenir que dans une fituation a-  iö Voyage merveilleux jpeu-près femblable, le célèbre Cléveland avoit en 1'efprit de s'endormir; &, troiivant 1'expédient affez bon, je ne balaneai pas a l'imiter% Mais % après un tel aveu , il eft bien jufie que je me dédommage par quelque trait qui faffe. bonneur a mon courage. Je me relevai donc Mentö^ après; ck confidérant qu'il falloit me léfoudre a périr dans ces profondes ténèbres. des entrailles de la terre , ou trouver le moven d'en fortir, je réfolus de continuet ma route jufqu'oü elle me pourroit conduire. Qu'on-fe repréfente un homme marchant fans tumière. dans un boyau étroit de la terre a deux lieues peut-être de profondeur , obligé fouveot de ramper, de fe replier, de fe gliffér comsae ua ferpent dans des paffages ferrés, fans pouvoir avancer qu'en tatant de la main , & qu'en fondant du pied le terrein. Telle étoit ma fitua-, tion, & on aura fans doute de la. peine a en imaginer une plus affreufe. Le fouvenir de cetteaventure me fait encore tant d'horreur, que fen abrège Ie récit, Mais ce que je ne puis m'ernpêcher de dire % c'eft que je n'ai jamais mieux reconnu qu'alors' Ia vérité de ce que j'ai vu dans tous les ro-? mans , qu'on n'eft jamais plus prés d'obtenir le. bien qu'on defire, qu'au moment que 1'on en. paroit le plus éloigné car. voici ce qui ni'ar».  du PRINCE FaN-FÉrÉDIN. ïï jcïva. Après avoir marché long-tems de la facon que je viens de raconter, je crus que je coinmencois a appercevoir qiielque foible lumi^re. J'eus peine d'abord a me le perfuader , Sc je 1'attribuai a un effet de mon imagination inquiète & troublée. Cependant j'appercus foientöt que cette lumière augmentoit fenfiblement, & je n'en pus plus douter, lorfque je vis que je commencois a diftinguer les objets, 0 quelle joie je reffentis dans ce moment! tout mon corps en treffaillit, & je ne connois point de termes capables de l'exprimer. Je ne comprends pas encore comment ce paffage iiibit d'une extréme trilteffe a un & grand excès de ■joie, ne me caufa pas une révo-lution dangereufe. Quoi qu'il en foit, voyant que le jour augmentoit toujours, jugeant que la fortie que je cherchois , ne devoit pas être éloignée , je doub'lai le pas, ou plutöt je courus avec empreffement pour y arriver. Je la -trouvai en effet, & je vis ...... le clirai-je ? Oui, je vis les cbofes les plus étonnantes , les plus admirables, les plus charmante-s qu'on puiffe voir. Je vis en un mot le pays des Romans. C'eff-ce U prïnce F an-Fére 'ó rijf. k| feifoit une mufique extrêmement touchante. Au lieu de fafele, oh voyoic briller au fond de Ia rivière des nacres de perle, & mille pierres précieufes $ & on diftinguoit fans peine dans Ie fein de i'onde un nombre infini dè poiffons dorés, argentés, azurés, pourpres, qui, pour rendre le fpeaaclé plus aimable, fe plaifoient k faire enfemble mille agréables jeiïx. C'eft pourtant dommage, dis-je tout bas, qu'on ne puiffe point paffer d'un bord è 1'autré pour jouir également des deux cótés de la rivière. Le croira-t-on? Sans doute : car j'ai bien d'autres merveilles a raconter. A peine eus-je prononcé tóut bas ces paroles , que J'appercus a mes pieds un petit bateau fort propre. Je connoiffois trop par mes ledures I'ufage de ces bateaux, pour héfiter d'y entrer. j'y defcendis en effet, & dans Ie moment jé fus porté k 1'autre bord de Ia rivière. Que les incrédules ofent après cela faire valoir de manvaifes fubtilités contre des faitsfi avérés! Voici de quoi achever de les confondre, c'eft que confidcrant un certain endroit de la rivière, & trouvant qu'il eüt été a propos d'y faire un pont, je rus tout étonné d'en voir un tout fait dans le moment même; de forte qu'on n'a jamais rien vu de fi commode*  i6 Voyage merveilleux Cependant je continuai ma route , Sc je puis dire, fans exagération, qu'a chaque pas je rencontrai de nouveaux fujets d'admiration. J'appercusentr'autres un endroit dans la prairie qui me parut un peu plus cultivé. J'eus la curiofité d'en approcher , &je trouvai une fontaine. L'eau m'en parut fi pure & fi belle , que ne doutant pas qu'elle ne fut excellente, j'en voulus goüter ; mais que ne fentis-je pas dans le moment au-dedans de moi-même ! quelle ardeur , quels tranfports , quels mouvemensinconnus, quelsfeux ! ces feux avoient a la vérité quelque chofe de doux, & il me femble que j'y trouvois du plaifir ; mais ils étoient en même tems fi vifs & fi inquiets , que ne me poffédant plus moi-même, & tombant alternativement de la plus vive agitation dans une profonde rêverie , je marchois au travers de la prairie fans favoir précifément ou j'allois. Je rencontrai ainfi une feconde fontaine,& je ne fais quel mouvement me porta a boire auffi de fon eau. Mais a peine en eus-je avalé quelques gouttes , que je me trouvai tout changé. II me fembla que mon cceur étoit enveloppé d'une vapeur noire , & que mon efprit fe couvroit d'un nuage fombre. Je fentis des tranfports furieux , & des mouvemens confus de haine & d'averfion pour tous  DU PRINCE FAN-FÉRÉoiN.' ff tous les objets qui fe préfentoient. Ce changement mWrit les yeux. Je me rappellai ce J«e,avoislu des fontaines de 1'amour & de ^ haine & Je ne doutai plus que ce ne fuiTent celles dont ,e venois de boire. Alors me fouvenant que j'avois auffi lu que le Iac d'indifférence ne devoit pas être éloigné des deuX fontaines , ,e me haïai de le chercher , & layant rencontré ( car dans ce pays-la on rencontre toujours tout ce qu'on cherche > J en bus feulement quelques gouttes dans le creux de ma main , & dans 1'mftant rendu k mo.-même je fentis un calme doux & tranqunle fuccederau trouble qui m'avoit agité ^ le ne dxs rien des plantes fingulières quê jobfervaj. On fait affez que le pays en eft tout couvert. Ce n'eft que dans la Romancie quon trouve la fameufe herbe moly & ie célèbre lotos. Les plantes même connouTons , & qui croilrent auffi dans ^ Pays-la ,y ont une vertu fi admirable qu'on »e peut pas dire que ce foient les mêmeS pWs ;&,,enepuis a cette occafion m'empecher d'admirer la fimplicité de l'infortuné chevaber de-la Manche, qui Crut h avec les herbes de fon pays, compofer un baume femblable a celui de Fierabras. Car il ■ eft vraz que nous avons des plantes de mem? 6  j8 Voyage merveïileux nom ; mais il s'en faut beaucoup qu'elles ayent la même vertu ; c'eft par cette raifon que les philtres amoureux, les breuvages enchantés , les charmes, & tous les forts que nos magiciens entreprennent de compofer avec des herbes magiques ne réuffiffent point , paree que nous n'avons que des plantes fans force & fans vertu ; & je m'imagine que c'eft encore ce qui fait que nous ne voyons plus de ces baguettes merveilleufes , de ces bagues furprenantes, de ces talifmans , de ces poudres, & mille autres curiofités pareilles, qui opèrent tant d'effets prodigieux , paree que nous n'avons pas dans ce pays-ci la véritable matière dont elles doivent être compofées. Mais ce que je ne dois pas oublier , c'eft la bonté admirable du climat. Je n'avois jamais compris dans la leclure des romans , comment les princes &ies princeffes , les héros & leurs héroïnes , leurs domeftiques mêmes & toute leur fuite palToient toute leur vie, fans jamais parler de boire ni de manger. Car enfin , difois-je , on a beau être amoureux , paffionné j avide de gloire , & héros depuis les pieds jufqu'a la tête : encore faut-il quelquefois fubvenir a un befoin auffi preffant que celui de la faim. Mais il eft vrai que j'ai bien changé d'idée, depuis que j'ai refpiré 1'air de  DU PRINCE FAN-FÉ RÉDIN. ï£ Ia Romancie. C'eft premièrement 1'air le plus pui" , le plus ferein , le p!us fain & le plUS ïnvariable qu'on puiffe refpirer. Auffi n'a-t-on jamais oui dire qu'aucun héros ait été incommodé de la pluie , du vent , de la neige , ou qu'il ait été enrhumé du ferein de la nuit' lorfqu'au clair de la lune il fe plaint de fes amoureux tourmens. Mais eet air a fur-tout une propriété fingulière , c'eft de tenir lieu de nourriture a tous ceux qui le refpirent, en forte qu'on peut dans ce pays-la entreprendre le plus long voyage a travers les déferts les plus inhabités, fans fe mettre en peine de faire aucune provifion pour foi ni pour fes chevaux mêmes. Voici encore une chofe qui me frappa extrêmement. Nos rochers dans tous ces pays-cï font d'une dureté & d'une infenfibilité fi grande, qu'on leur diroit pendant une année entière les chofes du monde les plus touchantes , qu'ils ne les écouteroient feulement pas. Mais ibï font bien différens dans la Romancie. J'en ren*, «ontrai dans mon chemin un amas affez coa» fidérable , & comme ma curiofité me portoit a tout obferver / je m'en approchai pour les confidérer de plus prés. Je voulus même en töter quelques-uns de la main ; mais quel fut mon étonnement de les trouver fi tendres g B ij  ao Voyage merveilleux V PRINCE FAN-FÉRÉDIN. tf & elles en font une fi prodlgieufe quantité , _que les gouttes qui en tombent fans ceffe , forxnent un ruifleau. Cela me donna occafion de confidérer de plus prés les troupeaux qui paiffoient dans la prairie. Je puis affurer qu'ils en valoient la peine , & on le croira aifément , puifque je vis en effet dans ce pays-la tous les auimaux qu'on ne voit pas ici. Ces troupeaux étoient féparés felon leurs efpèces difFérentes en différens parcs. Je confidérai d'abord un haras de chevaux , & j'en remarquai de trois fortes. La première étoit de chevaux affez femblables aux nötres, mais d'une beauté in-» comparable. Ils étoient tous fi vifs & fi ardens , que leur haleine paroifibit enflammée , $C ce qui m'étonna le plus , c'eft qu'ils font d'une agilité fi furprenante , qu'ils courent fur un champ couvert d'épis , fans en rompre un feul. Auffi ne font-ils pas engendrés felon les loix ordinaires de la nature. Ils n'ont d'autre père que le zéphyre , 6V pour en perpétuer la race , il ne faut qu'expofer les cavales lorfque ce vent foufiïe, & elles font auffi^töt pleines. II feroit fans doute bien a fouhaiter que nous euffions dans ce pays-ci de pareils haras , mais on n'en a encore jamais vu que dans la Libië. J'y remarquai fur?tout une jument d'uue beauté  i# Voyage merveilleux admirable. On 1'appelloit Ia iument fbnnantej paree qu'il lui pendoit aux crins de la tête & du col , une infinité de petites fonnettes d'or , qui au jugement des fins connoiffeurs en harmonie , faifoient une fort btlle mufique. La feconde efpèce eft des pégafes , c'eft-adire , de ces chevaux ailés qui volent dans les airs auffi légèrement que nos hirondelles» On fait qu'il n'en a paru qu'un feul dans notre hémifphère du tems de Bellorophon; mais ils font fort commufTs dans la Romancie. La troifième efpèce eft de ces belles licornes Manches , qui portent une longue corne au milieu du front. Elles font fort eftimées dans le pays , quoiqu'elles n'y foient pas rares. Prés du pare aux chevaux , j'en vis un de griffo.;S & d'hippogriffes. Ces animaux font ternbles en apparence , & on ne peut confidérer fans quelque frayeur leurs griffes effroyables , leur bec crochu , leurs grandes ailes, & leur queue de lion ; mais ils font en «effet les plus docilesde tous les animaux, & fort aifés a apprivoifer. Quand on en a une fois apprivoifé quelqu'un , on en fait tout ce qu'on veut. Ils font d'une commodité admirable pour atteler aux voitures , & faire beaucoup de chemin en peu de tems» Pour ce qui eft des centaures, on voulufc  I DU prince FAN-FÉrÉDIN. ï£ autrefois les faire parquer auffi comme les chevaux & les griffons , paree qu'ils tiennent en effet beaucoup du cheval ; mais ils n'y voulurent jamais confentir, prétendant qu'ils ne tenoient pas moins de 1'homme ; & comme en effet il eft affez difficile de décider fi ce font des hommes ou des chevaux , 1'affaire eft demeurée indécife ; 8é cependant on leur a laiffé la liberté de courir la campagne felon leur fantaifie , & de vivre k leur manière. Le pare des hircocerfs & des chimères, me parut un des plus curieux a voir , & m'amufa fort long-tems. Tous ces monftres étoient refferrés chacun^ dans une loge faite en forme de cage , qui laiffoit voir toute leur taille 8c leur figure , ce qui faifoit une efpèce de ménageriê fort divertiffante d'une part, par 1'affortiment bizarre de divers animaux unis enfemble, & terrible de 1'autre , par la figure monftrueufe & menacante de ces bêtes farouches. Aux deux cötés de cette ménagerie, on avoit pratiqué deux grands canaux, mais bien différens 1'un de 1'autré ; car Fun étoit plein d'un feu clair &c vif, qu'on avoit foin d'entretenir continuellement , c'étoit pour loger & nourrir un troupeau de falamandres. L'autre étoit rempli d'une belle eau claire& tranfparente. C'étoit la demeure de deux ou trois  jo Voyage mervëïlleüX bandes de firènes qu'on n'y avoit logees comme. dans une maifon de force , pour les punir des débauches efFroyables, oii elles avoient engagéparles charmes deleurvoix enchantereffe, quantité de héros vertueux. Outre la retraite a laquelle elles étoient condamnées , pour plufieursannées elles avoient défenfe de chanter, fi ce n'étoit quelques morceaux de 1'opéra d'H... paree qu'on j ugeoit qu'ils n'y avoit pas de danger d'en être attendri ; mais elles en trouvoient le chant fi fauvage , qu'elles aimoient mieux fe taire , de forte qu'elles étoient en effet muettes comme des poiffons. Outre ces 'deux canaux, il yi'avoit encore tin puits fort profond , qui fervoit de demeure a des bdfilics. Mais je me gardai bien "de me préfenter a 1'ouverture du Duits, pour «e pas m'expofer a être tué par le regard meurtrier de ces monftres. Je pafiai de la a un quartier oü j'appercevois des moutons. Je n'ai jamais rien vu de fi aimable. Mais j'ai fur-tout un plaifir finguüer a me rappeller le charmant tableau qui s'offrit a mes yeux. On fait comment font faits parmi nous les bergers & les bergères; rien de plus abject ni de plus dégoutant ; & n'en ayant jamais vu d'autres, je m'étoisperfuadé que tout -ce que je lifois de ceux d'autrefois , fur-tout  DU PRINCE F AN-FÉRÉDIN. 3* de ceux qui habitoient les bords du Lignon, n'étoit que jeu d'efprit & pure fiftion. C'eft moi qui me fefois illufion a moi-même. Non, rien n'eft fi galant ni fi aimable que les bergers de la Romancie (1). Leur habillement eft toujóurs extrêmement propre ; fimple , mais de bon goüt: peu chargé de parures , mais élégant §c bien afforti a la taille & k la figure. Toutes leurs houlettes font ornées de rubans, dont la couleur n'eft jamais choifie au hazard ; car elle doit marquer toujours les fentimens & les difpofitions de leur cceur ; & je n'en ai vu aucune qui ne fut en même-tems chargée de chiffres ingénieux & tout-a-fait galans. Si les bergères ignorent 1'ufage du rouge , du blanc , des mouches & de tous les attraits empruntés, c'eft que 1'éclat & la vivacité naturelle de leur teint furpaflent tout ce que 1'art peut prêter d'agrémens. Toute la parure de leur tête, confifte en quelques fleurs nou velles , qui mêlées avec les boucles de leurs cheveux, font un effet plus charmant mille fois que ne feroient les perles & les diamans. Mais ce qui achève de les rendre les plus aimables perfonnes du monde , ce font ces graces touchantes & naturelles dont elles font toutes (1) Roman de i'Aftrée,  $i Voyage m er'veilleux^ pourvues. Qu'elles foient vives ou d'une humeur plus tranquille, qu'elles chantents qu'elles danfent, qu'ellefourient, qu'elles foient triftes, qu'elles dorment ou qu'elles veillent , elles font tout cela avec tant de grace 8c de gentilleffe , qu'il n'y a point de cceur fi infenfible qui n'en foit ému. L'aimable candeur 8c 1'innocente f.mplicité font des vertus qui ne les quittent jamais. Elles ignorent jufqu'au nom de la diffimulation , de la perfidie , de 1'infidélité , 8c de ces artifices dangereux, que la jaloufie ou la coquetterie mettent en ufage. Le berger qui vit parmi elles eft le plus heureux des hommes ; s'il aime , il eft fur d'être aimé ; fa tendreffe eft payée de tendreffe , 8c fa conftance de fidéüté. Le berger fans amour , &r qui chérit fon indifFérence, n'a point a craindre d'être féduit par les amorces trompeufes d'une . coquette perfide ou volage. Amour 8c fimpleffe, c'eft leur devife, 6c 1'age d'or recommence tous les jours pour eux. Ce qu'il y a de plus admirable, c'eft' qu'avec cette innocente fimplicité qui fait leur caraflère , 8c les bergers 8c les bergères, femblables a ceux du Lignon , joignent tous les rafinemens les plus recherchés de 1'amour le plus délicat , 8c des cceurs les plus fenfibles ; mais il eftinoui qu'ils en faflent jamais d'ufage, qu'au profit de 1'amour  DU PRINCE FaN-FÊrÊdIN. 3$ 1'amour même. Affis k 1'ombre des verds boccages , ou fur les bords d'un claJr ruiffeau , on les voit toujoürs agréablement occupés a' chanter leurs amours , & a faire retentir les échos des vajlons du fon de leurs chalumeaux, & de leurs pipeaux champêtres. Les oifeaux' ne manquent jamais d'y mêler leur tendre ramage , en même-tems que les ru.iffea.ux y joignent leur doux miirmure. Les troupeaux fe reffentent de la félicité de leurs maïtres, & 1'on voit toujoürs dans leurs prairies bondir les moutons & les agneaux , fans que les bups öfént leur donner Ia moinclre allarme. Au refte ils ne fongent jamais , ces heureux bergers aux nceuds de 1'hymen.. Ils mettent toute leur ■fatisfaöion a recevoir quelques tendres marques d'amitié de leurs vcrtueufes & chaffes bergères, & jufques è la mort ils preferent conftamment 1'efpérance de pofféder, aux fades douceurs de Ia poffeffion même. J'avoue , que touché d'un fpeöacle fi riant & ü gracieus , je fus tenté de prendre fur le champ.une pannetière & une houlette, & de fixer toutes mes courfes dans un fi beau lleu pour y couler re refie de mes jours dans la paix & 1'innocence, & goütér a- jamais les douceurs d'un repos franquille: je ne fuis pas même Ie premier k qui cette penfée fok Ve- C  34 Voyage merveilleux nue a 1'efprit , a la fimple leöure des biens parfaits que Tinnocente fimplicité fait trouver au bord des fontaines , dans les prés , dans les bois & les forêts ; mais faifant réflexion que je ierois toujoürs le maïtre de choifir, quand je voudrois, ce genre de vie, & que j'avois encore un grand pays aparcourir, je continuai ma route. Je remarquai en chemin quelques taureaux fans cornes, paree qu'on les leur avoit arracbées pour en faire des cornes d'abondance; je vis d'autres taureaux qui avoient des cornes èc des pieds d'airain , des vaches d'une beauté admirable , qui defcendoient de la fameufe Io : plufieurs chévres Amalthées, des Cerbères ou grands chiens a trois têtes, des chats bottés , des finges verds; & fur-tout je vis d'un peu loin dans un petit lac une hydre effroyable qui avoit fept têtes, dont chacune ouvroit une gueule terrible armée de dents venimeufes 6c tranchantes. Comme je n'avois m la mafl'ue d'Hercule, ni aucune épée enchantée , je n'eus garde de m'en approcher ; je me hatai même de m'en éloigner, & cela me donna occafxon de rencontrer enfin des ha- . bitans du pays.  Öü prince F an-F-erédin. 35 CHAPITRE IV. Des habitans de la Romancie. J'Etois furpris de n'avoir éncore rencontré que des bêtes, excepté les bergers dont je viens de'parler; je favois bien en général què fes romanciens font grands voyageurs ; mais je ne pouvois pourtant pas m'imaginet que Ie pays fut abfolument défert; enfin , regardant au loin de tous cötés, j'appercus un endroit qui me parut fort peuplé : c'étoit en effet un Keu de promenade ou un nombre confidérable d'habitans des deux fexes avoit coutume de fe rendre pour prendre le frais. Je m'y acheminai, & j'eus le plaifir, en chemin, de vérifier par moi-même ce que j'avois toujoürs eu quelque peine a croire, que les fleurs naiffentfouslespas des belles ; car je remarquai fur la terre plufieurs traces de fleurs encore fraïches , qui abdutiffoient au liëü de Ia promenade, & qui n'avoient sürement pas d'autre origine : le Keu même oii les belles fe promenoient , en étoit tout couvert; & dans Ia Romancie on ne connoït point d'autre fecretpour avoir en toute faifon des jardins & des parterres des plus belles fleurs. , C ij  3 5 V O Y A G E "M'E R'V E I II E U X Je trouvai tout le monde partagé en diverfts compagnies de quatre, de trois ou de deux, tant hommes que femmes, & plufieurs qui fe promenoient feuls unpeual'écart. Comme je ne connoiffoisperfonne,je crus devoirfaire comme ces derniers, afin d'examiner la contenanee èc les facons des Romanciens avant que d'en .aborder quelqu'un. La première obfervation que je fis, c'eft que je n'appercevois ni enfans , ni vieillards, il n'y en a point en effet dans toute la Romancie , & on en voit affez la raifon ; toute la nation par conféquent eft compofée d'une jeuneffe brillante, faine, vigoureufe, fraiche, la plus belle du monde; & quand je dis la plus belle-, cette propofition eft fi exack-ment vraie, qu'on ne peut, fans une injuftice criante , faire fur cela la moindre comparaifon. Les Francois, par exemple , paffent pour une affez belle nation , cependant fi on Fexamine de prés , on y trouvera beaucoup de gens maliaits ; rien n^eft même fi commun que d'y voir des perfonnes entièrement contre-faites; on y voit d'ailleurs des vifages fi peu agréables, des yeux fi petits, des nez fi longs, des bouches fi grandes, des mentons fi plaifans. Or, voilé ce qui ne fe voit jamais dans la Romancie : il eft pourtant vrai qu'on y conferve de tout tems  • TfV PR I n C E Fan-FÉRÉ DIN. fjitne petlte race exttêrnement contr'efaite d'hommes & de femmes pour fervir de contrafte" dans 1'occafion, fuivant le befoin des écrtvains *, mais outre qu'elle eft en très-petit nom> bre, c'eft une race auffi étrangère k la Romancie, que les nègres le font a 1'Europe , 8c a cela prés, il eft inoui d'y rencontrer une per» fonne qui n'ait pas la taille parfaitement belle s un nez tant foit peu long, des yeüx tant foit peu petits , y feroient regardés comme un inonftre. Tous, tant hommes que femmes , & furtout celles-ci, ont tous les traitsdu vifage extrêmement réguliers : c'eft-la que la blancheur du front efface celle de 1'albatre , que les arcs des foucils difputent de perfeftion avee 1'iris ; c'eft-la que 1'ébène Si la neige, les lys &c les rofes, le corail 8c les perles , 1'or & 1'argent tantöt fondus enfemble, tantöt féparément, concourent a former les plus belles têtes Sc les plus beaux vifages qu'on puiiTe' imaginer: toutes les dames y ont fur-tout les> yeux d'une beauté admirable ; j'en connois pourtant quelque part dans ce pays-ci d'auflr: beaux , mais ils font rares ; car ce font des aftres brillans dont 1'éclat éblouit, des foleils d'oii partent mille traits de flamme qui embrafent tous les coeurs; k leur afpedf on voit C iij  $8 Voyage merveilleux fondre la froide indifférence comme la glacé expofée aux ardeurs du foleil; 1'amour y fait fa demeure pourlancer plus sürement fes traits: auffi n'y a-t il aucun coup perdu : eh ! quel cceur pourroit y réfifter? on ne peut pas s'en défendre , tot ou tard il faut fe rendre , & céder de bonne grace a de fi puiffans vain-r queurs; mais ce qui achève de faire des habutans de la Romancie les plus belles perfonnes qu'on puifTe voir, c'eft qu'avec tous ces traits de beauté ils ont tous un air fin , une phy-, fionomie noble, quelque chofe de majeftueux & de gracieux tout enfemble , de fier & de doux , d'ouvert & de réfervé , quelque chofe de charmant, je ne fais quoi d'engageant, un tour de vifage fi attrayant, un certain agré^ ment dans les manières , une certaine grace dans le difcours , un fourire fi doux , des charmes qu'on ne fauroit dire , mille chofes qu'on ne fauroit exprimer; en un mot, mille je ne fais quoi qui vous enchantent je ne fais comment. Ce n'eft pourtant pas encore tout ; csr comme fi la nature fe plaifoit a épuifer tous fes dons pour former les habitans de la Romancie aux dépens de tout le refte du genre luiroain, on les voit joindre a tant d'avantages. paturej^ joutes, les perfectic-ns. de corps.  BU PRINCE F AN-FÉREDrN. 39» «fefprit qu'on peut defirer , ils danfent tous admirablement bien , ils chantent a ravir, ils. jouent des inftrumens dans la plus grande perfection ; ils font d'une adreiTe infinie a tous !esexercices du corps: s'il y a une foute , ifs remportent toujoürs le prix , & s'il y a un combat., ils en fortent toujoürs vainqueursw Que 1'on juge après cela s'il n'y a pas fans comparaifon beaucoup plus davantage de naitre citoyen Romancien , que de naitre aujourd'hui prince ou duc, & autrefois citoyen: Romain. J'avoue que ce ne fut pas fans une extremeconfufion que je me vis d'abord au milieu d'un peuple fi bien fait; car quoique je ne foispas. difforme , je me-rendois pourtant la juftice de penfer qu'auprès de perfonnes fi bien fuites % je devois paroïtre un homme fort difgracié de la nature. Cette penfée me frappa même teïlement , que dans la crainte d'être un objet de rifée-, je me retirai dans un Ii»u écarté pour me dérober aux yeux des parTans. La, comme je déplorois le défagrément de ma fituation , mes réflexions me portèrent naturellement è. tirer de ma poche un petit miroir pour m'y regar der.. Mais quel fut- mon étonnement de me voir changé au point que jé ne me reconijojflbis plus moi-mcme l Mes cheveux > qui C vt  I 4° Voyage merveilleux étoient prefque roux , étoient du plus beaa blond; mon front s'étoit agrandi , mes yeux, devenus vifs & brillans, s'étoient avancés k fleur de tête ; mon nez , trop élevé , s'étoit rabaiffe a une jufte proportion ; ma bouche , trop grande, s'étoit rappetiffée ; mon menton, trop plat , s'étoit arrondi, toute ma phyfionomie étoit charmante. Je compris tout d'un coup que c'étoit | lair du pays que j'étois redevable d'un fi heureux changement; mais j'eus la foibleffe lavouerai-je? mes lefleurs me le pardonnerPV-üs?.;,.. N'importe, il faut 1'avouer; il ied mal a un écrivain Romanciende n'être pas fincere,& jai promis de 1'être. J'avoue donc queTUus tranfporté de joie de me voir fi beau & fibxenfait.Beauté^rivoIeavantagè, méritez. vous iefttme des hommes? Non, fans doute » Mms alors ces réflexions ne me vinrent point a l eiprit ; je ne pouvois me laffer de me regarder & de m'admirer moi-méme , j'étudiois dans mon miroir mille petites minauderies . agreables , je fautois d»aife> & me ^ taire inceffamment quelque conqUête importame , je me hitois de joindre les compagnies d'hommes & de femmes que j'avois laiffées. Je me ,01gnis fucceffivement a pluueurs, avec toute la überté que je favois que les loix du  DU prince Fan-FÉREDINV 4% pays permettoientdeprendre, & jereftai affez long-tems dans ce lieu pour me mettre au fait de leurs mceurs, de leur efprit, de leurs manières , & de tout leur caraöère. Tout ce détail eft fi curieux, que les leöeurs feront fans doute bien aifes de 1'apprendre. On ne voit nulle part briller autant d'efprit que dans les c'onverfations romanciennes; mais c'eft moins 1'efprit qu'on y admire que les fentimens, ou plutöt la facon de les exprimer; car comme 1'amour eft le fujet de tous leurs entretiens , & qu'ils aiment beaucoup a parler , ils trouvent , pour exprimer une chofe que nous dirions en quatre mots , des tours fi longs & fi variés, qu'un jour entier ne leur fuffiïant jamais, ils font toujoürs obligés d'en remettre" une partie au lendemain. Ils ont furtout le talent de fi bien découper & d'anatamifer pour ainfi dire fi bien toutes les penfées de 1 efprit, & tous les fentimens du cceur , qu'on feroit renté de les comparer a des dentelles ou a un refeau d'une fineffe extréme. Que les goüts des hommes font différensiCe que par un effet de notre barbarie nous traitons ici de verbiage & de galimatias, voila ce qui brille & ce qu'on eftime le plus dans les converfations romanciennes , entr'autres ces «Hes tirades de menus réflexions fur tout ce  4* Voyage merveilleux qui fe paffe au-dedans d'un cceur amouretiy ;, ïftquiet, incertain , foupconneux , jaloux ou fau&fait. Tout ccta exprimé loriguement avec Ie pour & te eontre, le oüï & le non , le vuide & !e plein, le clair & lWcur , fait un difcours qui enchante r ce font mille petits riem, dont chacun ne dit que très-peu de chofe ; mais tous ces petits riens, toutes ces petites chofes mifes bout-a-bout font un effet merveilleux : il eft vrai qu'il faut favoir la fongue du pays, comme je dirai bientöt, fans quoi il vous échappe beaucoup de beautés Sc de traits d'efprit; mais auffi quand on la pofsède une fois , ongoüte une fatisfaöion infinie; c'eft du moins mon avis, fauf au lefteur de penferautrement, s'il le juge a propos; car il ne faut pas , dit-on , difputer des gouts. Je pafferai légérement fur la nourriture des Romanciens, elle efffort fimple , comme j'aidit ailieurs; & en effet quand- on aime , & ericore plus quand on eft ai mé , qu'a-t-on be£om de boire & de manger ? Je ne dirai rien non plus de leur habillement: il eft pour Tor» dinaire affez négligé', par la raifon que dans. la Romancie, 1'babillem ent recherché n'ajoutejamais rien aux charmes d'nne-perfonne : ce font toujoürs au contraire fes graces naturelles qui telèyent fon ajuftement..  DU PRÏNCE FAN-FÉRÉDIN. 45 Mais quelques princeffes ont dans ce pays-lè un privilège affez fingulier, c'eft de pouvoir s'habiller en hommes, & de courir ainfi le monde pendant des années entières avec des cavaliers & des foldats, dans les cabarets & les lieux les plus dangereux , fans choquer la bienféance : ces fortes de déguifemens étoient même autrefois eftimés, & fur-tout, fila de-= moifelle, fous un habit de cavalier, venoit a rencontrer un amant fous un habit de demoi^ felle ; cela faifoit un événement fi fingulier-, fi nouveau , & fi ingénieufement- imaginé , qu'on ne manquoit jamais d'y applaudir; mais ce que les lecteurs feront fans doute bien aifes de connoitrë, c'eft le caraflère du peuple Ro~. mancien. II y a eu de la mcchanceté a celui qui Ie premier a repréfenté le dieu d'amour comme un enfant ; car il femble qu'il ait voulu infimier par-Ja, que 1'amour n'eft que puérilité, & que les amans reffemblent a des enfans. Mais a qui le perfuadera-t-on , lorfqu'il eft fi bien prouvé par le témoignage des plus graves auteurs , que de toutes les paffions , 1'amour eff la plus belle & la plus héroïque, jufques4a que depuis long-tems , tous les héros du théatre, & même ceux de 1'opéra, femblent ne consïöitre aucune autre paffion que pour la forme-j  44 Voyage merveilleux mais cn en jugera encore mieux par le carac» tere des habitans de la Romancie, qui font ks plusparfaIts des amans. En voici les prin«paux traits queje yais ^ ebaucher feulement le portrait. I!s ont le talent de s'occuper fort féneufement pendant tout un jour, &un mois entier , s'il le faut, de la plus petite bagatelle ; ils ple„rent voWers pour la moindre chofe; un regardinherent, un mot équivoque les fait fondre en larmes : c'eft qu'ils font en effet extrêmement délicats & fenfibles; la plupart font e» meme-tems fiinquiets, qu'ils ne favent pas eux-memes ce qu'ils deurent, ni ce qui leur manque; ils voudroient & ils ne voudroient Pas : on a beau leur affurer vingt fois une chofe; doivent-ils croire ce qu'on leur dit ou s'en défier? doivëm-ils s'affliger ou fe réjomr ? font-ils fatisfaits ou non- ? Voili ce qu'ils «efayent jamais. Jaloux è 1'excès, fi quelqu'un Par hafard a dit un mot a leur princeffe, ou 11 f3r maIheur elle a jetté un regard fur quelquun , toute leur tendreffe fe change en fureur , adieu toutes les affurances & tous les iermens; adieu les lettres, les billets, les bracelets, les portraits , tout eft oublié de part & d autre, déchiré, mis en pieces ; on ne V6Ut *hs k v™> on ne veut pas même en  DU PRINCE FAN-FÉRÉ DIN. entendre parler k moins pourtant qu'il ne s'en préfente quelque occafion; & par le plus grand bonheur du monde, il ne manque jamais de s'en préfehter quelqu'une. Comment faire alors ? II faut s'éclaircir; Sc 1'éclaircifiement fait, il faut bien fe raccommoder : a tout raccommodement il y a toujoürs de petits frais ; la princeffe les prend fur fon compte, & voila la paix faite jufqu'a nouvelle aventure. Mais ce qu'il y a de plus dangereux en cette matière , c'eft lorfque 1'un des deux s'obftine malicieufement a cacher a 1'autre le fujet de fon mécontentement fecret , comme la trop crédule Sc trop taciturne Fanny fit il y a quelque-tems , a fon trop mélancolique Sc fombre amant ( i) ; car cela donne toujoürs lieu aux plus tragiques aventures , il eft vrai que fans cela le trifte héros auroit eu de Ia peine k parvenir k fon cinquième volume; mais n'eft-' cc pas auffi acheter trop cher li'avantage de faire un volume de plus? Je pourrois ajouter encore ici quelques autres traits du caraöère des Romanciens ; qu'ils font naturellement rêveurs Sc diftraits ; qu'ils aiment beaucoup k jurer, Sc que les fermeias ne leur coütent rien; qu'ils (i) Qeveland,  4<5 Voyage merveilleux les oublient pourtant affez aifément lorfqu'its ont obtenu ce qu'ils defirent, & d'autres traits femblables ; mais comme j'ai beaucoup de plus belles chofes a dire , je ne m'étendrai pas davantage fur ce fujet: auffi bien faut-.il que je raconte Ia merveilleufe rencontre que je £s dans la forêt des aventures. chapitre V. Rencontre & reveil du Prince Za?araph , grand paladin de la Dondindandie, avec le diaionnaïré de la langue romanciennd Quoiqu'il ne fut pas difficile de reconnoïtre k mes manières & a mon langage que j'étois nouveau venu dans le pays; cependant tous ceux k qui je me joignis & avec qui je m'entretiris , trop occupés apparemment de leurs affaires particulières , ne föngèrent prefque point k me faire offre d'aucun fervice, quoique d'ailleurs ils me' fiffent beaucoup de politeffes. Enfin, un beau jeune homme que ma préfence importunoit peut être, m'adreffant la parole , me demanda fi j'avois paffe par la forêt des aventures. Non, lui dis je ; car je ne la connois feulement pas. Eh bien, repritil, vous perdrez ici tout votre tems jufqu'a  52) u princë Fan-FÉrÉBIn, 4y -Ce que vous y ayez paffé : comme vous êtes «ouvellement.arrivé, il eft jufte de vous inftruire. Cette forêt eft appellée la forêt des aventures, paree qu'on n'y paffe jamais fans en rencontrerquelqu'une; & comme ce payso eft le pays des aventures , il faut que tous les nouveaux venus, dés qu'ilsarrivent, paffent paria forêt, pour fe fairenaturalifer enfuitedans la Romancie. Elle n'eft pas bien loin d'ici , & en fuivant ce petit fentier è main droite* Vöus la rencontrerez. Je remerciai Ie mieux qu'il me fut poffibie celui qui, me donnoit un avis fi important, & m'étahtmis en chemin, j'arrivai bientót a la forêt. Fentendis , en y entrant, un fort grand bruït au-deffus de ma tête, & plus défagréable encore que celui que fait une trouoe da pies effarées, qui voltigent de la cime'd'un arbre a Pautre pour fe donner mutuellement l'allarme J'appercus aüffitöt quelle étoit 1'efpèce d'oifeaux qui faifoit ce bruit: c'étoient des harpies. On fait que fi ces femmes-oifeaux font grandes caufeufes , elles ne font pas moins gloutonnes ( i ), jufques la qu'elles fe jettent avec fureur fur une table, &c enlèvent toutes les viandes dont elle eft chargée. Quoique je (0 Virg. Enéid. liv. III,  4$ Voyage mejrveilleux ne portafie aucunes provifions, je me mis & tout événement fur mes gardes 1'épée a !a main. Je favois bien que c'étoit le moyen de les écarter ; mais je n'en recus aucune infulte,& j'en fus quitte pour effuier 1'infection épouvan» table dont elles empeftent 1'air tout autour d'elles. Affez prés dela je trouvai des perroquets fans nombre, & qui parloient toutes les langues avec une facilité adm'.rable, des oiieaux bleus, des merles blancs , des corbeaux couleur de feu, desphoenix,& quantité d'autres oifeaux rares qu'on ne voit jamais que dans ce pays-ci; mais ce fpeclacle m'arrêta peu , paree qu'ün objet imprevu attira mes regards. J'appercus un cavalier étendu fous un grand arbre & qui paroiffoit dormir d'un profond fommeil; je m'en approchai auffi-tót. & après avoir contemplé quelque-tems les traits de fon vifage , qui avoient quelque chofe de noble & d'aimable , & fa taille qui étoit fort belle, je délibérai fi je ne le réveillerois point, pour lui demander les éclairciflemens dont j'avois befoin; msis je jugeai qu'il feroit plus honnête d'attendre fon réveil ; j'attendis en effet affez long-tems ; enfin , fuivant les mouvemens de mon impatience , je m'en approchai , je luiprislamain, jePappellai,jele fecouaimême, mais    DU PRINCE FAN-FfiR£DrN; ^ toais ce fut inutilement : je ne favois que penfer d'un fommeil fi extraordinaire, & m'imaginant que Pinfortuné cavalier pouvoit être tombé en létargie, je lui appliquai au nez & aux tempes une eau divine que je portois fur moi; mals j'eus lé chagrin de voir échouer mon remède; enfin, je m'avifai de fonger que dans la Romancie les plantes avoient des vertus etonnantes ; j'en cuëillis fur Ie cbamp quelques-unes qui me parurent des plus fingulières & pour en effayer 1'efFet, j'en frottai le vifage du cavalier endormi : les premières ne reuffirent pas; mais en ayant cueilli d'une autre eipece, a peine la lui eus-je fait fentir, qü'ü fe revedla dans 1'inftant avec un grand éternuement, qui fit retentir Ia forêt & mit en fuite tous les oifeaux du voifinage. Généreux pnnce Fan-Férédin , me dit-il, en m'appellant par mon nom, ce qui m'étonna beaucoup, quene vous dois-je pas pour le fervice que vous venez de me rendre; vous m'avez revedlé, & dans trois jours je pofféderai 1'adorable Anémone : il faut, ajouta-t-il, que je vous raconte monhiftoire, afin que vous connoiffiez toute 1'obligation que je vous ai Je m'appelle le prince Zazaraph. II y après de dix ans que par la mort de mon père dont j^étois l'uniquehéritier,;e devinsgrandl D  jo Voyage merveilleux paladin de la Dondindandie; j'eus Ie bonheur de roe faire aimer des Dondindandinois nies fivjets que je gouvernois plutöt en père qu'en fouverain; car il eft vrai que tous les jours de mon règne étoient marqués par. quelque nouveau bienfait: ils me prefsèrent d'époufer quelque princeffe, pour fixer dans ma maifon la fucceffion de mes états ; j'y confentis , mais je voulois une princeffe parfaite , & je n'en trouvai point , quoique d'ailleurs les Dondindandinoifes, pafTent pour être la plupart trés- belles. L'une avoit de beaux yeux, de beaux fourcils, le nez bien fait, le teint de lys & de rofes, la bouche belle, le fourire charmant; mais on pouvoit croireabfolument quelle avoit le menton tant foit peu trop long; 1'autre avoit dans le port , dans la taille, dans les traits du vifage, tout ce qu'il y a de plus capable de charmer ; elle avoit même les mains belles; mais il me parut qu'elle n'avoit pas les doigts affez ronds; enfin, une autre fembloit réunir en fa perfonne , avec tous les traits de la beauté, tout ce que les graces ont de plus touchant, & tout ce que 1'efprit a d'agrémens. J'en étois déja fi épris , qu'on ne douta pas qu'elle ne dut bientöt fixer mon choix : je le crus moi-même pendant quelque tems , & je me félicitois d'avoir ren-  £>V PRINCE FaN-FÉrÉdIN. 51 contré une princeffe fi aimable & fi parfaite; mais par le plus grand bonheur du monde, je remarquai un jour qu'elle n'avoit pas les oreilles affez petites. II fallut m'en clétacher, & défefpérant de trouver ce que je cherchois, je confultai un fage fort renommé pour les connoiffances qu'il avoit acquifes par fes longues études. Non, me dit-il, n'efpérez pas trouver dans tous vos états , ni dans les royaumes voifins aucune beauté parfaite , on n'en voit de telles que dans la Romancie , & fi quelque chofe peut dans ce pays-la rendre un choix difficile, c'eft que toutes les princeffes yfont fi parfaitement belles , qu'on ne fait a laquelle donner la préférence , c'eft votre cceur qui vous déterminera : partez donc , & ameneznous au plutöt une princeffe digne de vous &t de votre couronne. Quant k la route qu'il falloit tenir pour trouver la Romancie , il m'affura qu'il n'y en avoit point de fixe & de réglée, qu'il fuffifoit de fe mettre en chemin , & qu'en continuant toujoürs a marcher, on y arrivoit enfin , les uns par mer, les autres par terre, quelques-uns même par la lune & les aftres. J'entrepris donc le voyage, & après avoir parcouru beaucoup de pays , je fuis enfin heureufement arrivé depuis plufieurs années dans Pij  5* Voyage merveilleux la Romancie, fans que je puiffe dire comment; & tout ce que j'en ai pu apprendre depuis que j'habite le pays , c'eft qu'on y entre, dit-on , par la porte d'amcur, & qu'on en fort par celle de mariage. Mais ce qui mit le comble a mon bonheur , c'eft qu'a peine arrivé , je rencontrai dans la princeffe Anémone tout ce qu'on peut imaginer de beauté, de charmes, d'appas, d'attraits, d'agrémens, deperfeöions, & beaucoup au-dela. Après tous les préliminaires qui font abfolument néceffaires en ce pays-ci', j'eus le bonheur de lui plaire & d'en être aimé. II ne s'agiffoir plus que de nous unir par des nceuds éternels; mais cette cérémonie exige ici des formalités d'une longueur inflnie, & je n'ai pu obtenir difpenfe d'aucune. Il feroit trop long de vous les raconter , & pour peu que vous féjourniea dans le pays, vous les connoïtrez affez, paree qu'elles fe refiémblent toutes. Enfin, je viens d'effuyer la dernière épreuve. II étoit écrit dans la fuite de mes aventures, qu'un rival jaloux de mon bonheur trouveroit jnoyen par le iecours d'un en chanteur , de m'endormir d'un profond fommeil, & qu'il en profiteroit pour enlever la belle Anémone : que je continuerois de dormir pendant un an, fans pouvoir être reveille que par le prince  DÜ PRINCE F A N - F É R É 0 I N. f$ Fan-Férédin, k qui il étoit réfervé de me déienchanter : que trois jours après mon réveil' la belle Anémone f délivrée de fon odieux raviffeur , qui devoit périr, reparoïtroit a mesyeux plus belle & plus aimable que jamais, fans avoir rien perdu entre des mains li fufpeöes de tout ce qui peut me la rendre cbère; que je ne laifferois pourtant pas d'avoir quelques foupcons , que les foupeons feroient fuivisd'une brouillerie , la brouillerie d'un éclaireiffement, &c 1'éclairciffement d'un racommodement , après lequel aucun obftacle ne s'oppoferoit plus a mon bonheur. Je fuis donc sur de revoir dans trois jours ma belle princeffe. Nous partirons auffi tót pour la Dondindandie r Sc c'eft'k vous, prince , que j'ai de fi grandes obligations. Je fus extrêmement fatisfait du récit du prince Zazaraph, Sc d'avoir trouvé quelqu'urt qui put me donner les inftrucfions dont j'avois néceffairement befoin dans un pays inconnu. Après lui avoir temoigné combien j'étoischarméd'avoir eu occafion de lui rendre fervise , Sr lui avoir expliqué comment ledefir de voir de belles chofes m'avoitamené dans la Romancie,. je lui laiffai entrevoir 1'embarras ou. j'étois, de trouver quelqu'un qui voulüt bien prendre las peine de me fervir de guide y 8c. de m'éclairck D iij  |4 Voyage merveilleux fur ce que je pouvois ignorer dans un pays % dont je n'avois nulle autre connoiffance que celle que donnent les livres. Croyez-vous , me diNil, obligeammenr, qu'après le fervice que vous venez de me rendre, je puiffe buffer prendre ce foin a tout autre qua moi? Non, non , ajouta-t-il en m'embraffant avec un zxc de tendreffe dont je fus touché, je ne vous quitte point. Auffi bien n'ai-je rien de mieux a faire pendant les trois jours qu'il faut que j'attende la belle Anémone, Sc trois jours vous fuffiront pour connoïtre toute la Romancie, fans vous donner même la peine de la parcourir toute entière, paree qu'on ne voit pref* que par-tout que la même chofe. J'acceptai, fans héfiter, des offres fi obligeantes, Sc nous nous entretïnmes ainfi quelque tems dans la forêt. Pendant eet entretien il n'eutpas de peine a s'appercevoir que je ne favois pas la langue du pays, & je lui avouai ingénument que dans les entretiens que jevenois d'avoir avec plufieurs romanciens, ils avoient dit beaucoup de chofes que je n'avois pas entendues, Cela ne doit pas vous étonner, me dit-il, car quoique dans la Romancie on parle toutes les langues, arabe, grec, indien, cbinois, Sc toutes les langues modernes, il eft pourtant vrai qu'il y aune faëton particulière  © U PRINCE FAN-FÉRÊI>IN. 55 de les parler,. qu'ön n'apprend qu'ici r par exemple, comment nommeriez^vous une perfonne dont vous feriez amoureux 6c aimé ? Vous 1'appelleriez tout fimplement votre maïtreffe. Eh bien, ajouta-t-il, on n'entend pas ce mot-la ici: ilfaut dire, «1'objet que j'adore , » la beauté dont je porte les fers, la fouveraine » de mon ame, la dame de mes penfées , l'uni» que but oir tendent mes defirs , la divinité » que je fers, la lumière de ma vie , celle par » qui je vis & pour qui je refpire ». En voilé , comme vous voyez, a choifir. 11 eft vrai, repris-je; mais comment ferai-je pour apprendre cette langue que je n'ai jamais parlée h Wen foyez point en peine, répliqua-t-il; c'eft une langue extrêmement bornée, & avec le fe cours d'un petit diétionnaire que j'ai fait pour mon ufage particulier , je veux en une heure de tems vous faire parler un romancien plus pur que Cyrus & Cléopatre. En effet, après nous être afïïs au oied d'un» gros cèdre odoriférant, le prince Zazaraph.me montra un petit livre proprement relié &c gros. eomme un almanach de poche, tout écrit de fa main, & dans Iequel il prétendoit avoir raffemblé toutes les phrafes 6c tous- les mots. de la langue romancienne avec les régies qu'il; feut oMerver pour Ia bien. parler. H me ie fei  56 Voyage merveilleux parcourir avec attention, & enmoins de rien je fus au fait de toute Ia langue. Je pourrois donner ici ce dictionnaire tout entier, mais j'ai cru qu'il fuffiroit d'en rapporter quelques régies principales & les phrafes les plus remarquables pour en donner feulement 1'idée : car auffi bien ilferoit inutile d'entreprendre de parler le romancien dans ce pays-ci. II faut pour cela aller dans le pays même. II y a fur-tout deux régies effemielles. La première, de ne rien exprimer fimplement, mais toujoürs avec exagération , figure, métaphore ou allégorie. Suivant cette règle, il faut bien fe garder de dire j'aime. Cela 'ne %nifïe rien; il faut dire , « je brüle d'amour, » un feu fecret me dévore, je languis nuit & "jour, une douce langueur me confume,» & beaucoup d'autres expreffions femblables. Une perfonne eft belle , c'eit-a-dire, « qu'elle » efFace tout ce que la nature a fait de plus » beau, que c'eft le chef-d'oeuvre des dieux » qu'il n'eft pas poffible de la voir fans 1'aimer * »c'eft la déeffe de la beauté, la mère des » graces : elle charme tous les yeux; elle en» chaïne tous les cceurs, on la prend pour » Vénus même, & 1'amour s'y méprend «. .La feconderègle confifte a ne jamais dire im mot fans une ou plufieurs épithètes.Il feroii,  DU PRINCE FAN-FÉRÉD1N, > indifférence, les regrets mortels & cuifans, » les foupirs ardens , la douleur amère & prow fonde, la beauté raviffante , la douce efpé» rance, le fier dédain, les mépris outrageans; >» & plus il y a de' ces épithètes dans une phrafe , plus elle eft belle & vraiment romancienne. • Pour ce qui eft des mots qui compofent la langue , ils font en très-petit nombre , & c'eft ce qui facilite 1'intelligence du romancien. Les voici prefque tous. « L'amour & la haine , » tranfports, defirs & foupirs , allarmes, efpoir » & plaifirs; fierté , beauté, cruauté, ingrati^tude, perfïdie, jaloufie, je meurs, je lan» guis ,. bonheur , jouiffance , défefpoir , le » cceur & les fentimens; les charmes, lesattraits » & les appas , enchantement & raviffement, » douleurs & regrets , la vie & la mort, féli» cité, difgrace, deftin, fortune, barbarie ; les >» foins, la tendrefïe,leslarmes, les vceux, les »fermens, le gazon & la verdure , la nuit & » ie jour , les ruiffeaux & les prairies, image , » rêverie & fonges;» voila a peu-près tous les mots de la langue romancienne; il n'y a plus qua y ajouter, comme j'ai dit, diverfes épithètes, comrae, «doux, tendre, charmant,  •jS Voyage merveilleux » admirable , délicieux, horrible , furieux „ » efFroyable , mortel, fenfible , douloureux , » profond, vif, ardent, fincère , perfide, heu» reux, tranquille ; » & fur-tout ces expreffions qui font les plus commodes de toutes , « que je ne puis exprimer, qu'on ne fauroit »imaginer, qu'il eft difficile de fe repréfenter, » qui furpaffe toute expreflion , au-deffus de »»tout ce qu'on peut dire , au-dela de tout ce «qu'on peut penfer;» avec ce petit recueil, onaura de quoi compofer un fivre in-folio en langue romancienne. II y a pourtant une obfervation k faire, c'eft qu'il faut tacher de n'allier aux mots que des épithètes convenables ; car li quelqu'un , par exemple, s'avifoit de dire une chère & délicieufe trifteffe ( i ) , cela feroit une expreflion ridicule & mal affortie. CHAPITRE VI. De la haute & de la bajfe Romancie. I_j e s diverfes réflexions que nous fimes fur la langue romancienne, donnèrent occafion au prince Zazaraph de m'apprendre un point de géographie que j'ignorois; c'eft qu'il y avoit une haute & une baffe romancie. Nous fommes (i} Clevehnd.  BV PRINCE FaN-FÉRÉdin. 59 ici, me dit-il, dans la haute romancie, & elle eft aifée k diftinguer de la baffe, par toutes les merveilles dont elle eft remplie , & que vous avez du remarquer en venant ici; au lieu que la baffe Romancie eft affez femblable k tous les pays du monde. Car, par exemple, dans la baffe Romancie une prairie eft une prairie , & un ruiffeau n'eft qu'un ruiffeau : mais dans la haute Romancie, une prairie eft effentiellement émaillée de fleurs , ou du moins couverte d'un beau gazon , & un ruiffeau ne manque jamais de rouler des eaux d'argent ou de cryftal fur des petits cailloux pour leur faire faire un doux murmure qui endorme les amans , ou qui ré* veille les oifeaux. Mais , ajouta-t-il, vous ferez peut-être bien aife d'apprendre 1'origine de cette diftincfion. II eft vrai, lui dis-je , car tout ce que je vois & ce que j'entends , ne fait qu'exciter de plus en plus ma curiofité. ie le concois aifément, reprit-il, & je crains même que vous ne me faffiez fecrètement un crime de vous arrêter fi long-tems dans cette forêt oü vous ne voyez rien de nouveau , au lieu de vous mener a quelque habitation. Levonsnous donc, & nous continuerons en marchant notre converfation. Autrefois, continua-t-il, la Romancie étoit un pays fort borné, Auffi n'y recevoit-on que  êo Voyage merveilleux peu d'habitans, encore étoient-ils tous choifis entre les princes & les héros les plus célèbres» On fe fouvient du nom & des aventures de ces premiers habitans de la Romancie, entre autres , d'Artus & des cheValiers de la Table ronde, Palmerin d'Olive, & Palmerin d'Angleterre , Primaléon de Grèce , Perceforêt, Amadis, Roland, Mélufme, & plufieurs autres dont je ne me rappelle pas les noms. Rien n'eft fi brillant que leur hiftoire. On les voyoit fe fignaler par mille exploits inouis, pêle-mêle avec les génies , les fées, les enchanteurs, les géans , les endriagues , les monftres, toujoürs combattans, jamais vaincus. Ar.fli le ciel & la terre s'intéreffant a leurs fuccès, leur prodïguoient continuellement les plus grands miracles; ce qui faifoit de la Romancie le plus beau pays du monde. Mais un fi grand éclat ne manqua pas d'atti* rer beaucoup d'étrangers dans le pays , entre autres Pharamond , Cléopatre , Caffandre , Cyrus , Poléxandre, grands perfonnages, a Ia vérité, mais qui, n'étant pas pour ainfi dire nés héros comme les premiers, & ne 1'étant que par imitation , demeurèrent beaucoup au-deffous de leurs modèles. Cependant comme ils avoient une valeur & une vertu vraiment extraordinaires, on leur donna place dans Ik haute Romancie»  BU PRINCE FAN-FÉRÉDINC 6l' Mais les chofes dégénérèrent bien autrement dans la fuite ; car on recut dans la Romancie jufqu'aux plus vils fujets, des aventuriers, des valets , des gueux de profeffion, des femmes de mauvaife vie. Ce n'eft pas que plufieurs zélateurs romanciers n'ayent fait leurs efforts pour rétablir toute la gloire & le fublime merveilleux des tems panes ; de la font venus les héros & les princes des fées , ceux des mille & une nuit , des contes chinois, & beaucoup d'autres femblables; mais on voit dans leur hiftoire les merveilles mêlées avec tant de chofes puériles, communes & vulgaires, qu'on ne fait dans quelle claffe il faut les ranger. Enfin , pour éviter la confufion, on a pris le parti de divifer la Romancie en haute & baffe. La première eft demeurée aux princes &c aux héros célèbres : la feconde a été abandonnée a tous les fujets du fecondordre, voyageurs, aventuriers, hommes &c femmes de médiocre vertu. II faut même 1'avouer a la honte du genre humain ; la haute Romancie eft depuis long-tems prefque déferte, comme vous avez pu vous en appercevoir dans ce que vous avez vu, au lieu que la baffe Romancie fe peuple tous les jours de plus en plus. Auffi les fées & les génies fe voyant abandonnés, 6c prefque fans pratique, ont pris la plupart le parti de s'en  6i Voyage merveilleux aller, les uns dans les efpaces imaginaires, les autres dans le pays des fonges. C'eft ce qui fait que vous ne voyez plus la Romancie ornée comme elle Fétoit autrefois, d'une infinité de chateaux de cryftal, de tours d'argent, de fortereffes d'airain , ni de palais enchantés. Que je fuis faché, lui dis-je en 1'interrompant, de ne ptuvoir pas être iémoin d'un fi beau fpectacle ! II me feroit fort aifé, reprit-il, de vous faire voir deux chateaux de cette efpèce affez prés d'ici, fi nous étions, vous &C mol, affez las de notre liberté, pour confentir éla perdre. A une lieue d'ici, fur la main droite, ilyen a un qui eft habité par la fée Camalouca. Rien de fi brillant ni de fi magnifique que les appartemens, les galeries, les falies qui compofent ce palais; mais rien de & dangereux que d'en approcher. A trois eens pas tout h 1'entour, la fée a formé une efpèce de tourbillon invifible, qui entraïne en tournoyant tous ceux qui ont le malheur ou Ia fatale curiofité d'y entrer. Emportés ainfi ji;fqu'a la cour du chateau , ils font a 1'inftant engouffrés dans de grands vafes de cryftal pleins d'eau,& au moment qu'ils y entrent, la fée leurfoirffle fur le dos une groffe bulle d'air qui s'y attaché, & qui, par fa légèreté , les tient fufpendus dans i'e&u, oü ils ne font que tour*  x>V pringe Fan-Férébin. 6j oer, monter & defcendre fans ceffe. On les voit au travers du cryftal, & eet affemblage de diverfes figures fait un affortiment bizarre, dont la méchante fée fe divertit: car on y voit péle-mêle des dames & des feigneurs, des pontifes & des prêtreffes, des animaux de toute efpèce, des monftres grotefques , & mille figures différentes , qui fe brouillent & fe melent continuellement. C'eft fur ce modèle qu'on fait en Europe de ces longues phicdes pleines d'eau , que 1'on remplit de petits marmouzets d'émail. L'autre palais qui eft k main gauche, eft la demeuredela fée Curiaca; c'eft bien le plus dangereux caraöère qu'il y ait dans toute la Romancie. Comme elle a beaucoup d'agrémens, rien ne lui eft fi aifé que de captiver les cceurs de tous ceux qui Ia voyent, & elle s'en fait un plaifir malin. Elle les mène enfuite promener dans fes jardins, fur le bord d'une fontaine ou d'un canal, & lè lorfqu'ils s'y attendent ie moins , elle les métamorphofe en oifeaux, qu'elle contraint par un effet de fon pouvoir magique, a tenir continuellement leur long bec dans 1'eau, les laiffant des années entières dans cette ridicule attitude. C'eft la tout le fruit qu'on retire des foins qu'on lui a rendus ; & c'eft auffi ce qui a fondé le proverbe de tenir quelqu'un le bec dans 1'eau.  &4 Voyage merveilleux Mes lefteurs font des perfonnes de trop" bon goüt pour ne pas fentir que ces récits font extrêmement agréables , & il eft par conféquent inutile de les avertir qu'ils me firent beaucoup de plaifir ; je foubaite qu'ils en trouvent autant dans la lecture du chapitre fuivant. CHAPITRE VII. De mille chofes curietifes , & de la maladie des baillemens. IVous vimes venir a nous, par la route que nous ténions , un cavalier monté fur une efpèce de griffon noir, 1'air trifte, rêveur , & diftrait; mais dès qu'il nous eut appercus , il détourna fa monture , & prenant un chemin de traverfe, il fe déroba bientöt a nos yeux. Quel eft, dis-je au prince Zazaraph, cette figure de mifantrope ? Je n'en connoiffois pas de cette efpèce dans la Romancie. II s'y en trouve pourtant plufieurs, me répondit-il, témoin le pauvre Cardenio ( i ) , qui fe faifoit tant craindre des bergers dans les montagnes de Siërra Moréna. Celui-ci fe nomme Sonotrafpio. Que je le plains! Prévenu contre les (i) Dom Qaichote, i part. c, 23. dangers.  OU PRINCE FAN-FÉRÉDIN. fiy üangers d'une paffion amoureufe , il vivoit en philofophe indifférent, riant même de la foibleffe des amans. Mais 1'amour lui gardoit un trait que fa philofophie ne put parer. II aima enfin, & il aima Tigrine , dont le cceur étoit engagé a un autre , & qui lui fit bientöt comprendre qu'il n'avoit rien a efpérer. II le comprit en effet fi bien, que pour étouffer dans fa naiffance un maiheureux amour, il youlut prendre le feul parti qui lui reftoit, qui étoit de s'éloigner de 1'objet qui 1'avoit captivé. Mais non , lui dit Tigrine , vos foins me font plainr,, vos fervices me font util'es ; fi vous m'aimez j'exigeque vous neme fuyez pas. A un ordre fi abfolu , elle ajouta quelques faveurs légères, qui achevèrent de faire perdre a 1'amant infortunétout efpoir de liberté. II ne lui étoit pas poffible de voir Tigrine fans 1'aimer : il ne lui étoit pas permis de 1'éviter r ii n'en avoit pourtant rien a efpérer ; quelle fituation ] li s'y réfolut pourtant avec un courage qui marquoit autant la fermeté de fon ame que ï'excès de fa paffion. II fe flatta d'arracher du moins quelquefois a la cruelle de ces légères faveurs, qu'elle lui avoit déja accordées. Il y réuffit en effet, au-dela même de fes efoérances, & bornant la tous fes defirs & tout fon bonheur, il trainoit fa chaïne avec quelque E  66 Voyage merveilleux forte de fatisfaclion ; mais ce bonheur apparent & fi léger du ra peu. Tandis que Sonotrafpio toujoürs modefte & refpedtueux, s;efforce de fe perfuader qu'il eft cncore trop heureux , un injufte caprice perfuade k Tigrine qu'elle en fait trop. C'en eft fait, lui dit-elle, n'efpérez plus rien de moi, votre paffion m'importune , vos foins me font devenus indifférens. Fuyez-moi, j'y confens, & même je vous le confeüle. Dieux! quel fut 1'étonnement de Sonotrafpio! un coup fubit de tonnerre caufe moins de confiernalion a des femmes timides, qu'un orage imprévu furprend dans une vafte campagne. ïl douta quelque tems : il crut avoir malentendu ; mais fon doute ne fut pas long. Tigrine s'expliqua, & le fit avec toute ladureté imaginable. Alors pénétré de douleur, & le défefpoir peint dans fes yeux , vons me permettez donc de vous fuir, lui ditril; il en eft bien tems, cruelle , après que Ses fanglors ne lui permirent pas d'achever, & Tigrine même s'éloigna pour ne pas 1'entendre. Ni les larmes, ni les prières les plus tendres ne purent la fléchir , ni lui perfuader même d'accorder a un malheureux , du moins pour une dernière fois , quelque marqué de bonté. Elle n'en parut au contraire que plus fiére Sc plus dédaigneufe. Enfin, 1'infortuné Sonotraf-  DU PRINCE FaN-FÉREDIN. 67' pio , outré de dépit & de douleur, s'eft abandonné a tout ce que le défefpoir peut infpirer a un amant injuftement maltraité. En vain il s'efforce de fe rappeller les fages lecons de la philofophie. Occupé continuellement de fon malheur, on le voit pour fe diftraire, chercher-tantöt la folitude, tantöt la diffipation, en courant comme un infenfé toute la Romancie. II détefte le jour oü il vit Tigrine pour la première fois; il s'efforce de Poublier; il voudroit la haïr; mais rien ne lui réuffit: la bleffure eft trop profonde, & il y a lieu de craindre qu'il n'en guériffe jamais. En vérité, dis-je alors au prince Zazaraph, le pauvre Sonotrafpio me fait pitié, je voudrois que Tigrine ou ne lui eüt jamais rien accordé , ou ne lui eüt pas refufé pour une dernière fois , quelques faveurs légères ; mais, ajoutai-je , il ne faudroit pas beaucoup d'exemples femblables pour décréditer la Romancie. Vous avez bien raifon , me dit-il, car on feroit tenté de regardertous fes habitans comme des fous; mais c'eft un effet de 1'injuftice & de 1'ignorance des hommes; car il eft vrai qu'k ne confulter que la raifon & les maximes de la fageffe , il faut taxér de folie & d'égarement pitoyable , toute la fuite des beaux fentimens & des procédés réciproques de deux afflans; mais E ij  68 Voyage merveilleux fi d'une part on s'en rapporte a nos annalifies j dont 1'autorité eft d'un poids d'autant plus grand , qu'il y en , a plufieurs qui ont un caraöère refpeöable; & fi de 1'autre on en juge par la fa9cn toute fublifrie dont ils favent embellir les pafiions , qui par elles-mêmes paroiffent les moins fenfées, on aura des héros de la Romancie une idéé beaucoup plus avantageufe. Ici j'interrompis le grand Paladin. Que voisje, lui dis-je ! Après le tragique , n'eft-ce pas du comique qui fe préfente ici k nous ? Qu'eftce , je vous prie , que ces bandes de hannetons , de fauterelles , ou de groffes fourmis que je vois traverfer la forêt, comme une petite armée qui défilé ? quelle efpèce d'infeöes eft-ce la ? Infedfes! répondit le prince Zazaraph, en riant. De grace , traitez plus honnêtement une efpèce qui n'eft rien moins qu'une efpèce humaine. N'avez-vous jamais ouï parler des Lilliputiens (i) ? Les voila. Ces pauvres petits avortons de la nature humaine s'étoient établis dans la Romancie, &c fembloient d'abord y faire fortune ; mais il faut fans doute que l'air du pays leur foit contraire : ils n'ont jamais pu s'y multiplier„ & défefpérés de voir leur race s'éteindre , ils (i) Voyage de Guliiyer. Voyez Tomé XIV de cette colleition.  du PRINCE FaN-FÉrÉDIN. 69. ont enfin pris Ie parti d'aller s'établir ailleurs. Prenons garde, en paffant, ajouta-t-jl , d'en écrafer quelques-uns fous nos pieds ; car c'eftIk tout le danger que 1'on court a les rencontrer'. Mais il n'en eff pas de même des Brobdingnagiens. Ces géants monftrueux , par un contrafte bifarre s'établirent dans la Romancie en même-tems que les Lilliputiens; Sc comme eux ils ont été obligés de chercher une autre demeure , le pays entier ne pouvant fuffire a leur fubfiftance ; mais malheur a tout ce qui s'eft trouvé fur leur paffage : on ne fauroit exprimer le ravage que ces coloffes effroyables ont fait dans toute leur route , écrafant les chateaux fous leurs pieds, comme nous écrafons une motte de terre, Sc brifant tous les arbres des forêts , comme des éléphans briferoient des épis de froment én traverfant les campagnes. On ne fait pas trop quel motif avoit engagé les uns Sc les autres a s'établir dans la Romancie; n'ayant d'autre mérite pour fe diftinguer, fmon , les uns une petiteffe qui faifoit rire, Sc les autres une grandeur gigantefque qui faifoit horreur. Auffi les voit-on partir fans qu'on s'emprefle de les retenir, &. tout ce que 1'on en dit , c'eft que ce n'étoit pas la peine de faire un fi grand voyage pour apprendre ce qu'on favoit déja , qu'il n'y  7° Voyage merveïlleüx a point dans le monde de grandeur abfolue ? &: que Ia" taille grande ou petite eft une chofe indifférente a Ia nature humaine. A propos de cela , dis-je au prince Zazaraph, n'ai-je pas ouï-dire que les bêtes parient dans ce pays-ci ? Rien n'eft plus vrai , me dit-il , & c'étoit même au'trefóis une chofe affez commune du tems d'Efope , de Phèdre , & d'un Frangois appellé laF6ntaine,qui avoient le fecret de les faire parler, auffi-bien & quelquefois mieux que les hommes mêmes. Mais il femble que dégoiV.ées de eet ufage, elles aient pour ainfi dire perdu la paróle , fur-tout depuis-qu'un autre Frangois nommé L.M s'eft avifé de leur faire parler un langage peu naturel & forcé , qn'on a queïquefois de Ia peine a entendre : il ne laiffe pourtant pas de fe trouver encore parrni elles quelques babillardes qui parient autant & plus qu'on ne vottdroit, & föut récemment, une taupe ( i ) vient de fe rendre ridicule par fon babil extravagant , qüoique quelqttes-lins aient prétendit qu'elle n'a fait qu'en copier un autre. Tandis que le prince Zazaraph m'êntretenoit ainfi , il me prit une envie de bailler ft prodigieufe , qu5jl me failut, malgré mes ef- fi) Tanzaï} z part.  DU PRINCE FAN-FÉRÉDIN. Ji forts , céder au mouvement naturel. Ah ah ! dit-il, en riant , vous voüa déja pris de la maladie du pays,, c'eft de bonne heure; mais de grace ne vous contraignez point, car perfonne ici ne vous en faura mauvais gré, c'eft dans la Romancie un mal inévitable pour peu qu'on y faffe de féjour , a-peu-près comme le mal de mer pour ceux qui font un premier voyage fur eet élément. Comme le prince Zazaraph achevoit de parler , il fe mit lui* même a bailier fi démefurément , que je ne pus m'empêcher d'en rire a mon tour. Je vois bien , lui dis-je , que cette maladie eft en effet affez commune dans la Romancie ; mais je ne eomprends pas comment on peut y être fujet dans un pays fi rempli de merveilles : c'eft auffi, me répondit-il , ce qui embarraffe les phyficiens dans 1'explication de ce phénomène, d'autant plus qu'on a obfervé que dans les endroits oii il y a le plus de merveilles entaffées les unes fur les autres, par exemple, dans la province péruvienne ( i ) , c'eft-la précifémenf que 1'on bailie le plus. Les médecins de leur cöté n'ont encpre pu trouver d'autre remède a ce mal, que de changer d'air. II faut pourtant que je vous faffe voir auparavant un de (i) Contes Péruviens. E iv  7* Voyage merveilleux nos bois d'amour, car c'eft-è-peu-près ce qui vous refte | voir de pa,ticulier dans k can. ton ou nous fommes. CHAPITRE VIII. Des bois d'amour. Comme nous étions dcnc déja hors de Ia ïoret, nous tournÉmes nos pas vers un bois charmant qui étoit dans la plair.e : c'étoit «n de ces bois d'amour dont Ie prince venoit de Frler, & onentrouve dans tous les quartiers de la Romancie beaucoup de femblables qu'on a plantés pour la commodité des amans, comme on vort dans une terre bien entretenue des rermfes de difbmce en diftance pour fervi, . dafyle &c de retraite au gibier : ces bois font prefque tous plantés de lauriers odoriférans, de myrthes , d'orangers , de grenadiers & de jeunes palrmers , qui entrelaflent amoureufement leurs branches pour fermer d'agréabies berceaux; ils font admirablement bien percés de djverfes allées, qui forment des étoiles, des patés d'oye, des labyrinthes ,& dans les maf{* °n 3 ménagé divers compartimens, dont Je terrein eft couvert d'un beau gazon femé de vjolettes & d'au.tres fleurs champêtres • les  du Prince Fan-Féréd in. 73 paliffades font de rollers , de jafmins , de chevrefeuilles, 011 d'autres arbriffeaux fleuris, & chacun a fon jet. d'eau, fa fontaine, ou fa petite cafcade. II ne faut pas demander fi dans ces bofquets délicieux les tendres zéphirs rafraïchiffent les amans par la douce haleine de leurs foupirs, ni fi les* oifeaux font retentir le bocage des doux fons d'un amoureux ramage; tout vit, tout refpire , tout eft animé, tout aime dans ces bois d'amour; Sc comment pourroit-on s'en défendre , lorfqu'on y voit les amours perchés fur les arbres comme des perroquets, s'occuper fans ceffe a lancer mille traits enflammés qui embrafent 1'air même. O que les converfations y font tendres, vives Sc paffionnées ! qu'on y pouffe de foupirs, qu'on y forme de defirs! qu'on y goüte de plaifirs ! Ne croyez pourtant pas , me dit le prince Zazaraph, qu'il foit indifférent de fe promener dans les divers quartiers du bois: chaque bofquet a fa deftination particuliere , enforte qu'on diftingue le bofquet des amans heureux & celui des mécontens; le bofquet des foupcons jaloux , celui des brouilleries, celui des raccommodemens Sc plufieurs autres femblables. II y a quelque tems que des habitans peu ïnftruits des loix Sc des anciens ulages, vou-  74 Voyage.merveilleux Went établir auffi 'dans les bois d'amour des bofquets de jouiffance ; mais on s'oppofa avec zele a une innovation fi dangereufe , & il fut prcuvé par Ie témoignage des annales romanciennes , qu'il n'y avoit rien de fi contraire aux intéréts de la.Romancie , par la raifon que la jouiffance éteint Ie defir & la paffion , qui font ici les nerfs du bon gouvernement. Mais que font la-bas, lui dis-je , ces perfonnesque je vois , les unes debout , les autres affifes fous ce grand orme ? Ce font, me réponditit, des gens qui attendent leur compagnie pour entrer dans le bois. Cet orme a été planté tout expres pour être le lieu du rendez-vous ; les premiers venus y attendent les autres; & comme il y en a tel quelquefois qui att'end en vain ; c'eft ce qui a fondé le proverbe: atunde^-moi fous Pormt. Au refte , ajouta-t-il, nous pouvons, fi nous voulons, nous approcher des bofquets, voir tout ce qui s'y paffe , & entendre tout ce qui s'y dit. Comment, reprisee , on fait ici les chofes fi peu fecrettement? Sansdoute , repliqua-t-il. Eh ! comment les auteurs qui compofent les annales romanciennes pourroientils autrement favoir fi en détail tous les entretiens les plus particuliers'de deux amans jufqu'a la dernière fyllabe ? Vous avez raifon.  DU PRINCE FaN-FÉRÉDÏN. 75 lui dis*je, &£ vous m'expliquez-la une chofe ^que je n'avois jamais comprife. Mais avec tout cela , je ne comprends pas encore comment des écrivains , par exemple, celui de Cyrus ou de Cléopatre , peuvent écrire de li longues fuites de difcours fans en perdre un feul mot. C'eft, me répondit le prince Zazaraph , que vous ne lavez pas comment cela fe fait. Mais, continüa-t-il , entrons dans ce bofquet, qui eft celui des déclarations; vous pourrez par celuila feul juger des autres , & vous allez comprendre ce myftère. Voyez-vous, continua-t-il, ces quatre grands tableaux d'écriture qui font attachés a 1'entrée du bofquet ? Ce font quatre modèles différens de déclarations d'amour, contenant les demandes &£ lés réponfes ; & s'il n'y pn a que quatre , c'eft qu'on n'a pas encore pu en inventer un cinquième ; car pour le dire en paffant, nos annales écrivent ordinairement affez bien; mais ils ont rarement de cette imagination qu'on appelle invention , &c qui fait trouver quelque chofe qu'un autre n'a pas dite avant eux ; c'eft ce qui fait qu'ils ne font que fe copier tous les uns les autres. Or , pour revenir a nos tableaux, tous les amans qui entrent dans ce bofquet pour fe déclarer leur amour , ne manquent pas de prendre 1'un  7<$ Voyage merveilleux de ces quatre modèles , qu'ils récitent tout de ftutè. L'annalifte n'a ainfi qu'a obferver lequel des quatre modèies on emploie, & il fait tout d'un coup toute la fuite de la converfation : d en eft de même de tous les autres bofquets jufqu'a celui des foupirs , dont le"nombre eft reglé, afin que l'annalifte n'aille pas faire une bévue ridicule contre la vérité de 1 hiftoire , en faifant foupirer quatre fois une princeffe qui n'en aura foupiré que trois. Si cela eft, repris je, il eft inutile d'écouter ce que difent tous les couples d'amans que je vois répanclus dans ce bois. Vous dites vrai, me répondit-il; car fi vous vous donnez feulement la peine de lire les tableaux qui font fufpendus en très-petit nombre k 1'entrëe de chaque bofquet, vous faurez tout ce qui y a jamais été dit , & tout ce qui s'y dira d'ici a mille ans; & il faut avouer que fi cela ne fait pas l.'éloge de 1'efprit des annaliftes romanciens, c'eft du moins pour eux & pour nous quelque chofe de trés-commode ; car on a par ce moyen toute 1'hiftoire de la Romancie en un très-petit abrégé. Malgré cela il me prit envie d'écouter un moment ce qui fe difoit dans les bofquets voifins , & j'y entrai avec le prince Zazaraph, Mais je remarquai en effet que tout ce qui s'y  öu prince Fan-Férédin. 77 difoit , n'étoit que des répétitions de ce que j'avois déja Iu dans tous les romans ; & les baillemens-me reprirent avec tant de force , que je crus que je ne finirois.jamais. Le prince Zazaraph ent peur que je n'en fuffe a la fin incommodé, & pour prévenir le danger, il me propofa de changer d'air : auffi bien ^ aj.outa-t-il, n'avez-vous plus rien a voir ici de particulier, & tout ce que vous ignorez encore touchant la Romancie fe trouvant par-tout ailleurs , dans tous les autres quartiers comme dans celui-ci, vous vous inftruirez également de tout ce qui peut mériter votre curiofité, fauf a moi a vous faire remarquer les différences quand elles en vaudront la peine. J'acceptai fur le chsmp la propofition , & pour faire notre voyage, nous montames tous deux chacun fur une grande fauterelle fellée & bridéerces montures plus douces, mais moins vïtes que les hippogriffes, ne font guères que quatre ou cinq lieues par faut, de forte qu'elles ne font faire que deux ou trois eens lieues par jour ; mais c'eft affez lorfqu'on n'eft pas preffé. II faut k cette occafion que je ra conté comment on voyage dans la Romancie.  7? Voyage merveilleux CHAPITRE IX. i Des voitures & des voyages. 1 L y a iin pays dans le monde qu'on dit être de tous les pays le plus commode pour voyager, paree qu'on y trouve par-tout de grands chemins frayés & de bonnes auberges; mais il paroït bien que ceux qui le croyent ainfi, n'ont jamais voyagé dans la Romancie. Je ne parle pourtant pas de la commodité admirable des anciennes voitures, lorfqu'un bateau enchanté venoit vous prendre au bord de Ia mer, orné de flammes rouges , & d'un pavillon couleur de feu, pour vous faire faire en moins de deux heures , plus de la moitié du tour du monde ; ou lorfqu'on n'avoit qu'a monter fur la croupe d'un centaure , ou fur le dos d'un griffon qui vous tranfportoit en un infiant au-dela de ia mer Cafpienne, dans les grottes du mont Caucafe, pour délivrer une princeffe que le géant Coxigrus avoit enlevée , & vouloit forcer k fouffrir fes horribles carreffes. Comme les héros d'aujourd'hui ne font pas tout-a-fait de Ia même trempe que ceux d'autrefois , il a fallu changer 1'ancienne méthode, & ne les faire plus voyager que  B u PRINCE FAN-FÈRÉdiN. 79 terre a terre, ou dans un bon vaiffeau , encore les vaiffeaux ne connoiffent - ils plus 1'Océan. Néanmoins on n'a pas laifle de conferver de 1'ancienne méthode de voyager, tous les avantages & tous les agrémens qu'il a été poffible; il faut feulement, avant que de fe mettre en campagne , fe faire donner des lettres romanciennes en bonne forme. Par exemple , deux hommes partent de Peking pour aller a Ifpahan, ou de Paris pour aller a Madrid ; 1'un , en partant, a pris de bonnes lettres romanciennes; 1'autre malheureufement n'a pris que des lettres de change. Qu'arrive-t-il ? Celui-ci fera tout fimplement fon voyage , & feroit peutêtre tout le tour du monde , fans qu'il lui arrivat la moindre aventure; il lui faudra manger toujoürs a 1'auberge a fes dépens , encore trop heureux quelquefois d'en trouver ; il fera mouillé , fatigué , embourbé , malade , pret a mourir fans fecours;ilne trouveraque des compagnies de gens ridicules, ou ennuyeux; pas une belle ne deviendra amoureufe de lui, pas la moindre rencontre fingulière qu'il puiffe raconter a fon retour; en un mot, il reviendra tel qu'il étoit parti. Au lieu qu'unprince, fils du califeScha-SchildRo-Cam-Full, un chevalier de Rofe-blanche ,  8o Voyage merveilleux cm un Marquis de Roche-noire , une fois murii de bonnes lettres romanciennes, rencontre a chaque pas les chofes du monde les plus fingulières; par-tout ou il loge il fait tourner la tête a toutes les dames Sc princeffes du canton ; c'eft un vrai tifon 'd'amour , qui va caufant par-tout unembrafement général: de pluie & de mauvais tems, il n'en' eft jamais queftion ; fa chaife rompt pourtant quelquefois, & quelquefois il s'égare dans un bois éloigné du grand chemin ; mais le guide qui 1'égare fait bien ce qu'il fait; c'eft toujoürs le plus a propos du monde pour délivrer k fon choix, foit un cavalier attaqué par des affaffins, foit une jeune perfonne qui fe trouve dans une chaffe, prête k être déchirée par un vilain fanglier; il eft auffitöt conduit au chateau qui n'eft pas loin, & de tout cela que d'aventures nouvelles ! Au refte,quoiqu'il ait foin de cacher fon vcritable nom, en forte que des gensmalavifés pourroient le prendre pour un aventurier; par la vertu de fes lettres romanciennes il eft par-tout accueilli, careffé , choyé comme une divinité; les princes mêmes le veulent voir ; il ne leur a pas dit quatre mots qu'il entre dans leur intime confldence, & il ne fe paffe plus rien d'important ou il n'ait part; en un mot, je trouve cette facon de voyager fi agréable  ÏS*J jP'rince Fan-FérédiN. 8: agréable & fi süre , que je ne comprends pas comment on peut fe réfoudre a fortir de chez foi n'eut-on que cinq ou fix lieues a faire , fans fe munir de lettres romanciennes. On peut même prendre encore une autre précautiontrès-avantageufe, qui eft d'emporter avec foi fur la foi des voyageurs > une bonne lifte des princes & des feigneurs chez qui on pourra loger a leur exemple, dans les divers pays qu'on voudra parcourir ; car il y a dans la Romancie plufieurs de ces liftes imprimées pour la commodité des voyageurs; & j'en donnerai volontiers ici un échantillon, d'après un célèbre voyageur( i ).Le voici.Si, par exemple , vous allez en Efpagne, vous ferez infailliblement bien recu, A Madrid chez le comte de Ribaguora : c'eft un grand d'Efpagne, agé de quarante-cinq ans, qui a de fort belles manières, & qui recoit bonne compagnie chez lui; il aime beaucoup les chevaux, les chiens & les Frangois: ou chez le duc de Los Grabos ; il a été ci-devant gouverneur du Pérou, oii il a amaffé des biens immenfes dont il aime a fe faire honneur; il a cela de commode, que dès qu'il voit un (i) Aventures d'un homme de qualité,& plufieurs ütres roman s. F  SU VOYAGE MERVEILLEUX étranger de bonne mine qui s'appelle le cbe* valier de Roquefort, ou le comte de Belle-Forêt, il fe prend tellement d'amitié pour lui, qu'il ne peut plus s'en paffer. A Tolède , chez le marquis de Tordefillas, la marquife eft extrêmement aimable, & fes deux filies font les deux plus belles perfonnes d'Efpagne.; elles font 1'objet des tendres vceux •de tout ce qu'il y a de plus brillant dans la tfoblelfe efpagnole; mais un jeune étranger inconnu , qui fait fe préfenter a elles de bonne grace, ne manque point de captiver le cceur u prince Fan-Férédin: 85; il feroit inutile de 1'étendre davantage. Mais «ne chofe dontil faut avertir les voyageurs, & en général tous les héros romanciens, c'eft qu'ils doivent avoir une mémoire heureufe , pour fe fouvenirfidélementdetous ceux avec qui ils ont eu dés le commencement quelque liaifon particulière, ou qui leur ont commencé le récit de leurs aventures fans pouvoir 1'achever; car ce feroit une chofe extrêmement indécente d'oublier ces gens la, & de n'en plus faire mention. Un voyageur auroit beau dire qu'il les a laiffés a la Chine ou dans le fond la Tartarie, il faut ou qu'il aille les retrouver, ou qu'ils viennent le chercher, füt-ce des extrêmités du Japon ; en un mot, il faudroit les? faire tomber des nues plutöt que 'd'y manquerv Les Turcs en particulier font fort religieux fur eet article, & j'en connois un qui pour rejoindre fon homme, fit tout exprès le voyage d'Amafie en Hollande ( 1 ). J'ai auffi été moimême fi fcrupuleux fur cela, qu'ayant perdu » comme on a vu, mon cheval la veille de mon entrée dans la Romancie, je n'ai pas manqué de le retrouver h la fortie du pays, comme on verra dans la fuite. II y a pourtant un moyen de fe débarraffer (0 Aventures d'un homme de qualité. F ij  84 Voyage merveilleux de bonne heure de ces importuns qui interviennent dans une hiftoire , & dont on ne fait plus que faire; c'eft de les tuer tout auflköt, ou de les faire mourir de maladie. Mais , a dire le vrai , 1'txpédient eft odieux, & on a fu mauvais gré a un des derniers voyageurs, d'avoir fait inhumainement mourir tant de monde. Mais a propos de mémoire, je m'appergois que je parle rout feul, & j'oublie que j?ai un compagnon qui auroit dü parfager avec moi le récit que je viens de faire. J'en demande pardon a mes letteurs, & je vais réparer ma faute dans le chapitre fuivant. II eft pourtant bon d'averdr que nous autres écrivains romanciens > nous ne connoiffons aucunes de ces belles régies que Lucien & tant d'autres ont données pour écrire 1'hiftoire, par la raifon que nous avons un privilege particulier pour écrire tout ce qui nous vient a 1'efprit , fans nous mettre en peine de ce qu'on appelle ordre , plan , méthode , précilion, vraifemblance , ni de ce qui doit fuivre ou de ce qui doit précéder, d'autant plus que nous avons toujoürs a notre difpofition la date des faits pour 1'avancer ou la reculer comme il nous plait : c'eft ce qui me fait admirer la précaution qu'a prife un de nos moderpes annaliftes , de mettre a  DU PRINCE FAN-FÉrÉDIM. S*^ la tête de fon hiftoire ( i ) une préface raifonnée, pour juftifier fort férieufement les faits qu'il y rapporte , comme fi on ne favoit pas qu'en qualité d'annalifte rómancien, il a le droit de dire les chofes les moins vraifemblables £ fans qu'on ait celui de s'en formalifer. CHAPITRE X. Des trente-jtx formatités préliminaires qui doivtn-% précéder les propojitions de mariage* iAndis que le grand Paladin de la Dondindandie & moi nous voyagions par les airs , bien montés fur nos grandes fauterelles, il me demanda li mon delfein n'étoit pas de choiür qèelque belle princeffe de la Romancie , pour en faire mon époufe. Sans doute , lm dis je &C ea été en partie lé motif qui m'a fait entrepYendré ce voyage. Je m'en fuis douté, me répondit-il, d'autant plus qu'il vous fera difficile de voir toutes les beautés dont ce pays-cr eft peuplé , fans que votre cceur fe déclare pour quelqu'une. Mais difpofez-vous a la patience , & ne perdez point de tems; car la traite eft longue depuis le jour qu'on commence a aimer , jufqu k celui ou 1'on s'époufe. II eft vrai, lui dis-je i que ces longueurs m'ont (i) Clévelarid. F iijt  86 Voyage merveilleux . quelquefois impatienté dans les aventures de Théagène , de Cyrus , de Cléopatre, & de plufieurs autres. Mais ne puis-je pas abréger les formalités Eh fit, me répondit-il , vous fiéroit-il de ne faire qu'un petit chapitre des Mille & une Nuit, ou des Contes Chinois?Non, prince , ajouta-t-il , les gens de notre condition fur-toutdoivent faire les chofes dans les grandes régies , & paffer par tous les dégrés de la milice amoureufe. II eft pourtant perrrïis quelquefois de leur en abréger le tems. Mais puifque nous femmes fur ce chapitre, il eft a propos de vous mettre d'avance au fait des loix principales qu'il faut oblerver en cette matière. C'eft ce qu'on appelle les formalités préliminaires. II y en a qui en comptent jufqu'a trente-fix & plus , mais je vais vous les expliquer fans, m'arrêter a les compter, Vous comprenez bien , continua-t-il, qu'il faut commencer par devenir amoureux. Qr cela eft fort plaifant; car on 1'eft quelquefois une année entière fans le favoir, & il y en a tel qui ne s'en doute feulement pas. S'il a arrêté fes regards fur une perfonne , ceft fans deffein : s'il 1'a trouvée extrêmement aimable, fes fentimens fe font bornés k 1'eftime & a I'admiration; tout au plus il croit n'avoir pour elle que de 1'amitié. II eft vrai qu'il défire de la  prince Fan-Fé rédin; voir fouvent, qu'il a des attentions particulières pour elle , qu'il n'eft pas fiché d'apper» cevoir qu'elle en a aufti pour lui; mais a fora, avis tout cela ne fignifie rien, ce n'eft qu'ura commerce de politefle , une liaifon , une inelination ordinaire ou 1'amour n'entre pour rien ; mais , dit-il enfin , que m'eft-il donc arrivé depuis. quelque-tems? Je m'appereois que> je ne dors que d'un fommeil inquiet , il me: femble que je deviens diftrait & mélancolique. Je perds mon enjoueroent ordinaire. Ce qui meplaifoit commence k m'ennuyer , ce que j'aimois le plus ,me paroit infipide. Vous êtes peut-être malade, lui dit quelqu'un qui neconnoit pas l'ufage du pays Romaneien , non répondit-il, c'eft toute autre chofe. II a bien raifon ; car ce font la précifément les premières formalités de 1'amoureu.fe pourfuite. 11 en eft d'abord tout étonné moi amoureux A dit-il, moi qui. n'ai jamais rien aimé ! mot qui ai bravé tous les traits de 1'amour! moi qui jufqu'a préfent al vu impunément. tpiifes; les belles !. mais il a beau vouloir fe le-; cacher a lui-même.. Ses foupirs le. trahiffent; 1'inquiétude , la crainte y 1'efpérance , les tranfports fe mettent de Ta partie^ ït faut FavoueJ? de bonne grace, & il 1'avoue enfin, II me femble pourtant, dis-jealors au prince  ?8 Voyage merveieeeüx Zazaraph, que j'ai vu beaucoup de héros ne pas attendre fi long-tems a connoïtre leur état, & a la première vue d'une princeffe devenir tout-a-coup éperdument amoureux. Cela eft vrai , reprit.il , & c'eft même la manière la plus Romancienne; mais après tout, ils n'y gagnent rien ; car il faut toujoürs, è moins qu'ils n'en obtiennent une difpenfe particuliere , qu'ils attendent tout au moins un an, avant que de pouvoir faire connoitre le feu fecret dont ils font confumés, Au refte , ajouta-t-il, il ne faut ps oublier une autre formalité effen' tielle : c'eft qu'il faut que la beauté qui a triomphé de 1'indifférence du héros , ait un nom diftingué. Car fi malheureufement elle s'appelloit Béatrix, Lifette ou Colombine, ce feroit pour défigurer tout un Roman; au lieu que quand elle s'appelle Rofalinde , Julie , Hyacinte , Florimonde , ces beaux noms toujoürs accompagnés d'épithétes convenables , font un effet merveilleux. Encore une formalité quiembelüt infinimenf Fhïftoire ; c'eft lorfque le héroü amoureux, lom de pouvoir fe flatter de pofféder jamais Fobjet qu'il adore , ne peut feulement pas , *ula diiproportion de fa conditiou , ofer faire fa déclarationaux beaux yeux qui ont enehainé' k liberté, Car il eft vrai qu'il eft en effeê  PW PRINCE FAN-FÉRÉDIN. ore»: d'une très-haute naiffance , & légitime héritier d'un grand royatime, comme il fera vérifié en tems & lieu : il eft certain d'ailleurs que la princeffe 1'adore dans le fond du cceur, & qu'elle maudit fécretement le rang éminent qui lui öte 1'efpérance d'être jamais 1'époufe d'un cavalier fi parfait; mais d'une part le cava-« lier ignore fa naiffance , & la princeffe qui 1'ignore auffi , ne peut Fécouter avec bienféance , quand même il auroit 1'audace de s'expliquer. Or cela fait une fituation admirable , qui fournit la matière des plus beaux fentimens: auffi nos annaliftes 1'ont-ils tourrtéê &C retournée en cent faeons différentes. Vous voyez donc , ajouta le grand Paladin, que les formalités font plus longues que vous ne penfez ; mais ce n'eft pourtant encore té que fe commencement ; la grande difficulté confifte a déclarer fa paffion. Car comment ferez-vous ? Irez-vous dire groffièrement k une belle perfonne que vous la trouvez charmante , adorable; que vous 1'aimez de 1'amour le plus tendre & le plus refpectueux, & que vous vous croiriez le plus heureux des hommes, de pouvoir la pofféder le refïe de vos jours. Gardez - vous en bien ; ce feroit pour la faire mourir de chagrin , & elle ne vous Ie pardonneroit de fa vie, II faut pourtant  $o Voyage merveilleux le lui faire entendre; mais il faut s'y prendrë avec tant de précaution & fi doucement, qu'elle ne s'en appercoive prefque pas. II faut qu'elle le devine, ou tout au plus qu'elle s'en dotite un peu. Le langage des yeux eft admirable pour cela, lorfqu'on en fait faire ufage & prendre fon tems: par exemple , la belle eft a fa fenêtre ou fur un balcon , oii elle prend le fïais: rodez a 1'entour fans faire fembJant de nen, & quand vous êtes k portee, tirez-lui une révérence refpeflueufe, accompagnée d'un regard moitié vif, & moitié mourant. Vous verrez que vous n'aurez pas fait cela dix ou douze fois , qu'elle fe doutera de quelque chofe; car il ne faut pas croire que les belles foient fi peu intelligentes. La plupart comprennent fort bien ce qu'on leur dit, fouvent même ce qu'on ne leur dit pas , & il y en a qui de cent oeillades qu'on leur adreffe , ne perdent pas une feule fillabe. Mais , repris-je k mon tour , a ce premier moyen ne pourroit-on pas en ajouter un fecond, qui eft celui des férénades pendant la nuit, fous les fenêtres du but de fes défirs r Comment dites-vous , me répondit le prince en fouriant , du but de fes défirs ! Fort bien , vous commencez k vous former au beau ftyle. Continuez de grace. Je lui dis donc quet  DU PRINCE FAN-FÉ RÉDIN. 9* je croyois qu'un concert de voix & d'inftrumens fous les fenêtres de la beauté dont on porte la chaïne , me paroiffoit un affez bon expediënt pour lui infinuer mélodieufement les tendres fentimens qu'on a pour elle. II eft vrai, repartit-il ; mais 1'expédient n'eft guères de mon goüt, paree qu'il eft fujet a trop d'inconvéniens. Car premièrement , il fait connoïtre è tout le quartier qu'il y a de 1'amour en campagne , ce qui redouble la vigilance des pères & des mères , des duegnes & des efpions. Secondement, il ne faut pour troubler toute la fête , qu'un jaloux brutal, qui vient au milieu de la mufique vous allonger des eftocades terribles fans que fouvent vous fachiez feulement de quelle part elles vous font adreffëes. Je fais bien que vous tuerez votre homme ; c'eft la règle. Mais cela même caufe un grand embarras. L'affaire éclate. Le mort appartient toujoürs a des gens puiflans & accrédités. C'eft pour 1'ordinaire un fils unique. II faut fe cacher & prendre la ftiite. Pendant une longue abfence il peut arriver bien des malheurs. En un mot,. je tremble toutes les fois que je vois un amant donner la nuit des férénades a fa belle. Car le moindre malheur qu'il ait a craindre , c'eft de n'en fortir qu'avec une bielfure dangereufe.  9* Voyage merverttEüx Avo"f a«ffi * repris-je , que quand on a un grand coup d'épée au travers du corps i & quon fe voit en danger de mourir, c'eft »ne grande douceur lorfqu'on peut parvenu* a favoir que Ia belle póur qui on s>eft ex. pofe au danger, paroit touchée d'un fi gra„d malheur Vous avez raifon , repKqua le princè ^azarapb : il n'y a pas de baume au monde qui ait une vertu fi prompte ; & fi le cas amve , je réponds que le blelTé fera bientöt iur pied. Mais encore une fok , Ce moven me Paroit tr°P bafardeux , & il y en a de plus limples. Une lettre, par exemple, quatre lignes bier* tournees font d>un fecours merveiUeux> ^ ghfle adroitement le billet dans la pocbe da ia belle Julie , ou on le laiffe tomber k fe£ Pieds , comme par mcgarde , pour exciter ia cunofité ; ou fi on ne peut pas autrement* on le lui fait donner par une perfonne affidéé. Cepas une fois feit, il faut compter " 1 affaire eft-en bon tram. L'amant ne laiffe pas de s'inquiéter & de fe toufm enter fur le fucees de fon billet. L'a-t-elle lu , lVt elle. rejette ? Quel fentiment a-t-elfe fait paroitre en le lifarrt ? C'eft qu'il n'a toas encore d'expenence ; car il eft vrai en général qu'il * a des belles trop réfer vees, qui font quelque  ï>v ruiNfci Fan-Féredi n. 93 difficulté de recevoir & de lire un billet ; mais la réferve en cette öceafion feroit tontra-fait déplacée ; & il feroit même ridicule de ne pas faire au billet une réponfe favorable , qui donne de grandes efpérances a l'amant; car c'eft-la une des formalités les plus indifpenfables dansles préliminaires dont nous parions , je n'y ai jamais vu manquer. C'eft alors enfin , continua Ie prince, que Pon commence a refpirer. C'eft alors que 1'amour eommence a paroïtre le dieu le plus aimable & le plus charmant de 1'olympe. Qu'on lui fait alors de remercimens, de vceux & d'offrandes ! Mais il faut qu'il continue fon ouvrage. Ce n'eft pas affez que la charmante Clorine , ou Fadorable Florife ait laiffé entendre qu'elle n'eft pas infenfible ; il faut que le comte ou le marquis amoureux, en ait 1'affurance de fa propre bouche. Mais pourra-t-il bien foutenir un tel excès de joie ? Non, il fe pÉmera. Que dis-je ? il en mourroit , s'il lui étoit permis de mourir fi-töt; mais comme Ia chofe feroit contre les bonnes régies , il faut qu'il fe contente de tombe* aux pieds de fa toutebelle , fans voix & fi tranfporté , que tout ce qu'il peut faire , c'eft de coller fes lèvres fur la belle main de la lumière de fa vie. Ah! prince Fan-Férédin , ajouta le grand  1 94 Voyage merveilleux Paladin, quel dommage qu'un moment fi doux ne foit qu'un moment ! mais on a eu beau faire jufqu'a préfent pour trouver le moyen de le prolonger , tous les aftrologues du monde y ont renonce , & ce qu'il y a de plus trifte , c'eft que ce moment eft unique , & qu'on n'en peut pas trouver un fecond qui lui reffemble parfaitement. Auffi en vérité un amant raifonnable devroit s'en tenir-la ; & cela feroit bien honnête a lui ; mais-y en a-t-il des amans raifonnables ? II leur manque toujoürs quelque chofe. Après un premier entretien , on en veut avoir un fecond ; après le fecond* on en veut un troifième, & en 1'attendant, les heures paroiffentdes années. Heureux qui peut obtenir un portrait. Mais au défaut du portrait, on obtient du moins tout ce qu'on peut, & ne fut-ce qu'un ruban , ou un chiffon, on eft le plus heureux homme du monde; on n'avoit encore jufqu'alors reffenti que tourmens, langueurs, martyre, craintes, défiances, alarmes, larmes & défefpoirs; & voila qu'on voit enfin arriver la bande joyeufe^des tranfports , des douceurs , un calme, une fatisfaction , des fleuves de joie oü 1'on nage comme enpleine eau, des délices inexprimables. Qu'on ne s'avife point alors d'aller offrir a un amant le tröne de Perfe, ou 1'empire de Trébifonde,  BU PRINCE FAN-FÉ RÊDIN. 95 è condition d'abandonner Ia fouveraine de fon ame , ce feroit tems perdu. II ne changeroit pas fon fort pour la plus brillante fortune. II préfère un fi doux efclavage è la plus belle couronne de 1'univers. CHAPITRE XI. Des grandes épreuvts , & reffemblance finguliere [ qui fera foupqonner aux Lecleurs le dénouement de cette hifloire. J E ne puis affez admirer, dis-je au priuce Zazaraph , le talent que vous avez de rappro,cher les chofes , & de les abréger. Car ce que vous venez de me dire en fi peu de paredes , non-feulement je 1'ai vu dans plus de vingt romans différens, mais il y occupe des* volumes entiers. Ce n'eft pas que j'aye le talent d'abréger, me répondit-il , mais c'eft que d'une part la plupart des romans font tous fairs furie même modèle, & que de 1'autre leurs auteurs ont le talent d'allonger tellement les événemens & les récits , qu'ils font un volume de cequi ne fourniroit que quatre pages i un écrivain qui n'entend pas comme eux 1'art de la diffufe prolixité. Remarquez pourtant , ajouta-t-ii, que je ne vous ai encore parlé  *>è Voyage merveIlleü* que des formalités préliminaires , & qu'avant d'arriver k la cooclufion du mariage , il refte bien du chemin k faire. Car comme dans un labyrinthe on fait fort bien par ou 1'on entre , & que 1'on ignore par ou 1'on en fortira i ainfi ceux qui s'embarquent fur la mer orageufe de famour , favent bien d'oü ils font partis, mais ils ne favent point par oii, comment, ni quand ils arriveront au port. Deux jeunes perfonnes s'aiment comme deux tourterelles. Elle femblent faites 1'une pour 1'autre. Elles mourront fi on les fépare : deflin barbare! Faut-il mais non, ce n'eft point au deftin qu'il faut s'en prendre , c'eft aux loix établies de tout tems dans la Romancie par les premiers fondateurs de la Nation : loix févères , qui défendent, fous peine de bannifiement perpetuel, de procéder k 1'union conjugale de deux perfonnes qui s'adorent, avant que d'avoir paffé par les grandes épreuves prefcrites dans 1'ordonnance. Sans doute , dis-je alors au prince Dondindandinois , j'aurois vu dans les romans ce que vous appellez les grandes épreuves; mais je ferois bien aife de les connoïtre plus diftindlement , & d'apprendre de vous fur quoi eft fondée cette loi , & ft elle eft indifpenfable. Si vous avez lu , me dit-il les aventures  bu prince Fan-FèrÉdin. {f lires du pieux Enée , voüs avez du remar* quer que fans la haine que Junon lui portoit J töutè fon fiiftoire finiffoit aü premier livre; Car il arrivoit neur'eufement eh ïralie, il époufoit la princeffe Latine > & voilh fEneïde ifinie. Mais fori hiftorien ayant habilement imaginé de lui donner Jurion pour ehnémie, cette déeffe implacable lui fufcité dans fon voyage mille traverfes , qui font urie longue fuite d'événemens ëxtraordinaires , & qui donrtent matière a urie grande hiftoire. Ör voila fur quel niodèle nos anrialiftes ont établi la loi des grandes épreuves. Au défaut du Neptune j d'Uüffe & de la Junoh d'Enée, ils ont frouvé des fées & des enchanteurs enriemis , dont la haine puiffante &z les perfécutions continuelles dónrient lieii aux héros de fignalet leur courage par mille exploits inouis ; & comme il n'y a ni valeur , ni forces humaineS qui puiffent réfiftér a de fi terriblës épreuves, ils ont foih de leur dbnner en même-tems la proteftion dè quelque bonne fée, ou dé queU que génie puiffant , comme Üliffe & Ërie'é avoient 1'un la próteftion-de Minerve, 1'autrè celle du Deftin. De-la il eft aifé de juger qué cette loi dans la Romancie doit être indifr penfable* & elle 1'eft en effet fi bien, qüe \ci G  Voyage merveilleux ÜIs de rois , & les plus grands princes fon^ ceux qu'elle épargne le moins. Que faut-il donc penfer, repartis-je , de lat plupart -des héros modernes pour qui on ne voit plus agir ni les divinités ni les génies , foitamis, foit ennemis ? Ce font, me dit-il, des héros bourgeois , qui n'ont ni la noblefie ni 1 elévation qui eft inféparable de 1'idée d'un héros Romancien. Mais-ils ne laiffent pas d'être fujets comme les autres, a la loi des épreuves. Un amant, par exemple, croit toucher au moment qui doit le rendre heureux; les pareris de part & d'autre confentent au mariage ; point du tout. II furvient un prétendant plus riche & plus puiffant , qui met de fon cöté une partie des parens : quel parti prendre ? II. faut ou fe battre ou enlever la belle. S'il fe bat, il tuera sitrement fon homme. Mais que deviendra-t-il ? VoiJa matière d'aventures peur plufieurs années. S'il 1'enlève fa princeffe , il faut qu'il la configne chez quelque parente qui veuille bien la cacher, & qu'il ait bien foin de fe cacher lui-même pour fe dérober aux recherches. Tout cela eft bien long ; mais voici le tragique. Un foir que la belle enlevée prend le frais fur le bord de. la mer avec fa parente, il vient  hv prince FAn-Férédin'; 9$ une tartane d'Alger, qu'elle prend pour un batiment du pays , & qui faifant hrufque*? ment defcente a terre, enlève les deux belles chrétiennes pour les mener vendre a leur deyj Quelle épreuve pour un amant ! II ne fait cn quel pays du monde on a tranfporté le chef, objet de fes penfées , ni quel traitement on lui fait. Quelle fituation ! Ce fera bien pis 9' fi tandis que le corfaire fait voile en Afrique,' il eft attaqué, & pris par un vaiffeau chré-; tien , dont le commandant eft précifément le rivalde l'amant infortuné. Voila de quoimourir, mille fois de rage & de douleur, mais heureufement tous les Romanciens ont la vie extrêmement dure. Suppofons que la charmante Ifabelle ar^ rive a Alger ; elle eft préfentée au dey quï. en devient amoureux , jufqu'a oublier toutes les autrës beautés de fon férail. Elle aura beau rebuter fa paffion, & faire la plus belle défenfe du monde : le dey ennuyé de fes larmes , & las de fa réfiftance , veut enfin ufer de tout fon pouvoir. Le jour en eft marqué , & il le fait tout comme il le dit.' Ah ! prince , m'écriai-je alors , que cette épreuve eft terrible! j'en fremis. Non , non rephqua-t-il, raflurez-vous : dans la Romancie on trouve remède a tout. L'amant a fi biej^ G ij  *0o «Voyage me(Iv1illeü3( fait par fes recherches , qu'il a découvert 1* lieu oh fa chcre ame eft caplive , & il né manque jamais d'y arriver a point nommé la .veiile du jour fatal, Déguifé en gar^on jardinier , il entre dans le jardin du férail ; il trouve moyen de faire un fignal ; il gliffe un billet; Ifabelle , tranfportée de joie , fe prépare a profiter de la nuit pour s'évader avec lui. Wne échelle de foye , des draps atrachés a la fenêtre , une corde avec un panier, que fais-je ? On trouve dans ces occafions mille expédiens qui ne manquent jamais de réuffir. O! que le dey fera le lendemain un beau bruit dans fon férail! que de têtes d'eunuques tomberont fous le cimeterre du furieux Achmet! mais les deux amans le laiffant exhaler toute fa fureur h. loifir, auront trouvé au port un petit batiment qui les attendoit, & ils font déja bien loin. Au refte, ne croyez pas que ces aventures foient bien fingulières; car pour peu que vous ayez lu les annales romanciennes, vous devez avoir vu qu'il n'y a rien de fi commun. Envoulez-vous d'une autre efpèce, ajouta-t-il? 1,'amoureux cavalier a la nuit dans le jardin de fa belle un rendez-vous fecret; mais en tout hon* neur, dans un bofquet fombre, oii la clarté de la lumière feroit dangereufe. La petite porte du jardin eft demeurée entr'ouverte. Or le frère  DU PRIK GE F A N - F É R E B I ï£ 10 f Öu le père de la princeffe voulant par hafard entrer par la petite porte, & la trouvant ou• verte, fe doute de quelque chofe. On devine aifément tout le refte: grand bruit; on attaquej on fe défend, on apporte des flambeaux, le cavalier ne fe bat qu'en retraite; mais il a beau faire, il faut de néceffité, & c'eft encore la vous munir d'un portraii ' de votre princeffe, ou du moins de quelques peuts meubles qui auroient été k fon ufage. Cela eft d une reffource infinie ; car j'ai connu un cavalier appellé le marquisde Rofemont(x) : qui. ayant ainfi trouv* le moyen d'avoir jut juaux cbemifes.auxbas^ aux cotillonsde fa defunte dona Diana , paffoit une bonne partie du tems k fe les mettre fur le corps, k les" contempler, è>les baifer 1'un. après 1'autre avec une douceur inexprimable. II eft vrai, me répondit e pnnce, auffi ne trouvai-je alors de confofction qu k contempler & k baifer mille fois par jour Ie portrait de 1'adorab.le Anémone, te prince tira en même tems le portrait & me le montra. Dieux! quel fut m0n étonnewent ? ami le^eur, je ne vous ai pas trop pré, pare è eet incident; mais il eft vrai qu'alors je ue m y attendois pas nPn plus moi-même; ainfi votre furprife ne fera pas plus grande que fa «uenne. Je crus reconnoitre dans le portrait foeur, 1'infante Fan - Férédine. II eft vraj qu elle me paï0-lffpk extraordinairement emi»elue; ma1s enfin c'étoient fes traits & toute fa pnyfionomie : de forte' qlie je n'aurois pa* balance un moment k croue que c'étoit elle, fc (0, Aventures d'un homme de qualiué.  DU PRINQE FaN-FÉR-ÉDIN. 'tof mème, fi je n'en avois vu clairement 1'impoffw • bihté. Car j'étqis bien sur qu'en partant pour la Romancie, j'avois laiffé ma fceur 1'infante k la cour de Fan-Férédja , auprès de la reine FanFérédjne ma mère. Ma fceur ne s'étoit jamais d'ailleurs appellée la princeffe Anémone; ainfi je crus de voir regarder cette reffemblance comme un effet tout fimple du hafard. Je ne pus cependant m'empêcher de dire au grand paladin la penfée qui nFétoit venue a 1'efprit k la vue du portrair. Cela eft admirable, me répondit-il; car dans ce même moment, vous obfer-* vant auffi moi-même de plus prés , j'ai cru appercevoir en vous des traits de reffemblance très-frappans avec le frère de ma princeffe • de fort? que fi elle reffemb.le ? votre fceur, je puis vous affurer que vous reffemblez auffi beau,coup a fon frère, k cela prés, que vous êtes beaucoup mieux fait, &c que vous avez Fair plus noble & plus aimable. Oh! pour le coup , lui dis-je, je fuis donc tenté de croire qu'il y a ici de 1'enchantement, ou quelque myftère cacbé ; car je trouve auffi qu'en vous regardant de certain cpté , vous reffemblez fi bien k un jeune homme de ma connoiflance, qui eftatno* reux de ma fceur, que je vous prendrois volontiers pour lui, fi vous n'étiez mcomparablement plus, beau j mieux fait de votre perfonne, Sc  ioS Voyage merveilleux tnttre cela grand paladin, au lieu qu'il n'eft qu'un fimple cavalier. Mais, lui ajoutai-je en interrompant eet entretien, il me femble que j'appercois une efpèce de ville ou de grande habitation , a deux ou trois lieues d'ici. Oui , me dit-il, & c'eft oü nous allons defcendre; vous y verrez des chofes affez curieufes. CHAPITRE XII. Des ouyriers , métiers & manufaüures de la Romancie. INTous arrivames donc a Fentrée d'une grande & magnifique avenue qui étoit plantée d'orangers, de grenadiers & de myrthes, entremêlés dë buiffons charmans d'arbriffeaux fleuris. La , nous defcendimes de nos fauterelles que nous congédiames, & nous avancames en fuivant 1'avenue jufqu'a 1'habitation. Le lieu oü nous allons entrer, me dit le prince Zazaraph, n'eft pas proprement une ville, puifqu'il n'y a que des ouvriers & des boutiques; mais vous aurez fans doute de la fatisfaöion a en parcourir les divers quartiers , & c'eft un objet digne de la curiofité des nouveaux venus. Eh I de quelle efpèce font-ils, lui dis-je, ces ouvriers? Vous 1'allez voir par vous»  DU PRINCE FAN-FÉRÉDIN. ï&f même , me répondit-il; mais je veux cependant bien vous en donner auparavant une idee générale. Comme tous ceux qui habitent la Romancie fe trouvent toujoürs pourvus de tout ce qui eft r.éceffaire pour leur fubfiftance, fans qu'ils fe donnent feulement la peinè d'y penfer, vous devez juger que les ouvriers de ce pays-ci ne s'amufent pas a faire des étoffes, de la toile , des meubles, du pain, ou de la farine. Leur occupation eft beaucoup plüsdouce; &ily ena différentes efpèces, les enfileurs, les fouftleurs , les brodeurs, les ravaudeurs, les enlumineurs , les faifeurs de lanternes-magiques, les montreurs de curiofité, & quelques autres encore. Vous me dires la, lui dis-je encore , des noms de métiers dont je ne concois pas bien 1'ufage en ce pays-ci. Je vais vous 1'expliquer, merépartit-il. Nous appelions ici enfileurs des ouvriers qui y font affez communs depuis un tems. Ces gensla affemblent de divers endroits une vingtaine ou une trentaine de petits riens, qu'ils ont 1'adreffe d'enfiler & de coudre enfemble, & voila leur ouvrage fait. Les fouffleurs, au contraire , ne prennent qu'un de ces petits riens; mais ils ont 1'art de 1'enfler , Si de 1'étendre en le foufflant, a-peuprès comme les enfans font des bouteilles de £ivon, en forte que d'une matière qui d'elle-  •toS Voyage merveileeux même n'eft prefque rien , ils en font un gros «uvrage. Ces ouvrages comme on voit ne pett-vent pas être fort folides; mais ils ne hnffent pas d'araufer des efprits ©ififs. Les femmes furtout & les enfans aiment k voir voltiger en Pak .ces petites bouteilles enfïées. Mais il eft vrai que ce n'eft qu'un éelat d'un moment, & qu'on ne s'en reffouvient pas le lendemain. L'ouvrage des hrodeurs eft d'une autre e£pece. Ils font venir de quelque pays étranger -quelques morceaux rares & curieux, dont i!s ornent le fond d'une broderie de deflin courant, qui ne laiffe prefque plus diftinguer le fond de la broderie même. Les ravaudeurs font moins ingénieux. Tout leur art confifte a donner quelque air de nouveauté a des chofes déja vieilles & ufées; c'eft pourtant aujourd'hui 1'efpèce d'ouvriers qui eft: en plus grand nombre.. Les vrais peintres font ici fort rares ; mals en récompenfe nous avons des enlumineurs admirables, qui font employés a enluminer des couïeurs les plus brillantes, foit les portraits, foit ■les figures , ou les tableaux- d'imagination. II ne faut pas demander k ces gens-la des portraits, reffemhlans, ni des tableaux dans le vrai; ce a'eft pas leur métier. Mais perfonne n'enteni comme qux 1'art de cbarger un tableau-de roug%  PRINCE F-AN»FÉjlÉi?IN\ IO£ & de blanc> è-peu prés comme les poup'ées d'Allemagne; & la feule chofe qu'on pmffe leur reprocher, c'eft que tous leurs pertraiis fe reflëmblent. ^ Les lanter-niers ou faifeurs de knternes-ma* giques, (ont encore des ouvriers fort eftimési. On les a ainfi nommés, paree que les Ouvrages qu'ils font reffemblent k des efpèces de lan* ternes magiques, oh 1'on voit les chofes du monde les plus incroyables , des tours d'airain» des colonnes de diamant, des rivières de feu, des chariots attelés d'oifeaux ou de poiffons> des géants monftrueux. Les montreurs de curiofité font une efpèce d'ouvrage affez amufant. C'eft un amas de diverfes chofes curieufes qu'ils font venir de loin. C'eft pour cela qu'on leur a donné ce nom. Quand la matière fur laquelle ils travaillent eft trop ingrate par elle-même, ils trouvent 1'art d'augmenter & d'orner leur tableau de divers objets plus intéreffans qu'ils préfentent 1'un après 1'autre, comme le plan de Londres, la cour de Portugal, le gouvernement de Venife, les temples de Rome, k peu-près comme un montreur de euriofité vous fait voir dans fa boïte la ville de Conftantinople, 1'impératrice de Ruflie , la cour de Pekin, leport d'Amfterdam.  ïfö Voyage merveilleux Voila, me dit le prince Zazaraph, k peu2 prés les différentes efpèces d'ouvriers qui travaillent en ce pays-ci; mais entrons dans leur habitation pour les voir de plus prés , car je fuis sur que cette vue vous amufera. Effeöivement je fus charmé de la propreté & de 1'ordre admirable que je vis dans la diftribution des boutiques. Les différentes efpèces d'ouvriers font partagées en différentes rues, & chaque rue eft formée par de petites boutiques rangées des deux cötés, les unes auprès des autres k peu-près- comme on le pratique dans les foires célèbres de 1'Europe: cela fait un fpéaacle fort agréable, & fil'on veut, un lieu de promenade fort amufant. J'admirai fur-tout la variété & la fmgularité des enfeignes ; j'en ai même retenuquelques-unes, comme k la barbe bleue, ■Züchat amoureux, aux bottes de fept lieues, au portrait qui parle, k la bonne petite fouris , au ferpentin ven, a Yinfortuné Napolitain, & quelques autres dans le même goüt. Tous les ouvriers font d'ailleurs extrêmement polis & prévenans, pour attirer chez euxles curieux & les marchands; & il n'y é rien qu'ils ne mettent en ufage pour faire vaïoir leur marchandife. A les en croire, leut ouvrage eft toujoürs admirable , fingulier , curieux. C'eft f dit 1'un , le fruit d'un long &  bü prince Fan-Fzrédin: ïï| pénible travail. C'eft, dit 1'autre, un refté précieux d'un tel ouvrier qui a laiffé en mourant une fi grande réputation. C'eft, dit un autre, une imitation d'un ouvrage chinois ou indien , ouvrage extrêmement recherché. Pour moi, dit un marchand plus défintéreffé en apparence , je n'avois nulle envie de cömmuniquer mon ouvrage ; mais mes amis & des perfonnes de bon goüt 1'ayant vu, m'ont tellement preffé d'en faire part au public , que je n'aipu réfifter a leurs follicitations. Ils accompagnent en même-tems ces difccurs de manières fihonnêtes & fi polies, qu'on ne peut guère fe défendre de leur acheter quelque chofe, au hafard de payer cher de mauvaife marchandife comme il arrivé Ie plus fouvent. Le hafard nous ayant d'abord adreffés au quartier des enfileurs, j'eus la curiofité de parcounr avec le prince Zazaraph quelquesunes des boutiques; car il faudroit une année entaère pour les parcourir toutes. J'admirai véntablement 1'adrefie avec laquelle je vis ces ouvriers enfiler enfemble mille petites babioles. Un petit fil très-mince leur fuffit pour cela,&l'habiletéconfifte a faire durer ce fil jufqu'a la fin fans le rompre : car s'il faut Ie renouer, ou en ajouter un autre, 1'ouvrage P'aplus le même prixj la boutique, qui me  fc*» V'OYAGfe MERVEILLEUX! parut la plus achalandée , avoit pour enfeigne j aux mille & une nuits: L'ouvrierj dit-on, eft un des plus célèbres du quartier. Gomme fon enfeigne a eu fuceès; quelques autres ouvriers n'ont pas manqué de rimster j dans 1'efpérance de réuftir égale rrt ent. L'un a pris les mille & un jours; 1'afltre a pris les mille & une heures\ un autre, les mille & un quart dheures. Leur fil en effet eft k peu-près le même. Mais il faut qu'ils n'ayent pas été auffi heureux que le premier dans le ehoix des babioles. J'y remarquai encore quelques enfeignes des plus diftinguéesj comme aux foirées bretonnes j aux veillées de Thejfalie, aux eontes chinois, &c. Mais ces ouvriers , dit - on , ont plus de fécondité que de force d'imagination. Trop foibles pour entreprendre un ouvrage d'un feul fujetj ils n'ont de reffource que dans la multitude, k*peu-près comme un homme qui j n'ayant point affez d'étoffe pour faire un habit rf le eömpofe de diverfes pièces rapportées; bigarrure qui ne peut jamais faire k 1'ouvrier qu'un honneut médiocre. Le quartier des fouftleurs eft prefque défert. depuis long-tems, paree qu'il fe trouve peu d'ouvriers qui ayent 1'halèine affez forté pour fournir a ce travail. II femble que Cyrus foit leur enfeigne favorite, du moins plufieurs fé la  feU PRINCE FAN-FÉrÉdIN. 1,3' ïa font appropriée, & chacun 1'a retourné a fa facon. Quelques-uns même de ces meffieurs trouvant que ce prince étoit un fujet propre è achalander leurs boutiques, lont obligé, fans trop confulter fon inclination, a courir le monde comme un aventurier(i) pour leur apporter de tous les pays étrangers des matériaux curieux, propres a être mis en oeuvre. II n'eft pas bien décidé s'il en eft revenu plus homme de bien; mais on ne peut pas douter qu'après de fi longues courfes il n'eüt befoin de fe mettre quelque tems en retraite; & il a heureufement trouvé un nouveau maitre, homme d'efprit & charitable, qui a retiré Ie pauvre prince chez lui uniquement pour lui faire prendre du repos(z). II y a quelque tems, me dit le prince Zazaraph, qu'il parut dans ces quartiers-ci un de ces génies rares & fublimes , tels que la nature en produit k peine un dans chaque fiècle. II concut que le travail que vous voyez faire a ces ouvriers pourroit être de quelque fecours pour fermer le cceur & 1'efprit des jeunes princes , s'il étoit bien fait & manié avec art & avec fageffe. II entreprit d'en donner un modèle.Son enfeigne étoitauprinced'Ithaque^), (1) Voyages de Cyrus. (a) Repos de Cyrus. " (3) Télémaque. H  ii4 Voyage merveilleux & ce lieu que vous voyez qu'il femble que 1'on ait voulu confacrer par refpeét pour fa mémoire , étoit le lieu oü il travailloit. II eft vrai qu'il fit un chef-d'ceuvre qu'on ne pouvoit fe laffer de voir , & oü il trouva 1'art de mêler enfemble tout ce qu'il y a de plus riant & de plus gracieux, avec tout ce que la fageffe & la religion ont de plus parfait & de plus fublime. C'eft eet ouvrage qui devroit aujourd'hui fervir de modèle a tous les ouvriers, & quelques-uns en effet fe font efforcés de 1'imiter ; mais on eft réduit k louer leurs efforts, & toujoürs forcé de plaindre leur foibleffe. Le prince me fit pourtant remarquer dans le même quartier quelques boutiques qui étoient 'affez accréditées. Je me fouviens fur-tout de deux. La première avoit pour enfeigne le prince Sethos; & a juger de ce prince par fon portrait , c'étoit un homme d'efprit, k qui on ne pouvoit reprocher qu'une trop forte application a 1'étude de 1'antiquité. La feconde étoit occupée par une ouvrière d'un efprit fin & folide qui s'étoit fait depuis peu de tems beaucoup de réputation. Elle avoit pour enfeigne ■ la cour de Philippe Augufte(i) , & 1'empreffement du public k acheter fes ouvrages , ayant (i) Anecdote de la cour de Philippe Augufte,  fitr prince Fan-FIredin. li^ dejè épuifé fa boutique, elle en travailloit de nouveaux qu'on attendoit avec impatience. Je ne trouvai rien dans la me des brodeurs qui me frappa beaucoup. Ces ouvriers, me dit le prince Zazaraph, n'ayant point affez de talent pour créer eux-memes quelque chofe de neuf, gagnent leur vie a enjoliver des chofes déja connues , & qui paroiffent trop fimples par elles-mêmes. Ainfi ils travaillent fur un fond etranger , & ils ont 1'art de lccharger tellement de leur broderie , qu'on ne diftingue plus le fond de ce qui n'en eft que 1'ornement; mais il eft affez rare que leur ouvrage faffe fortune. Voila une boutique qui a pour enfeigne dom Carlos, & dont 1'ouvrier eft eftimé; mais en voila un autre , qui n'a pas a beaucoup prés fi bien réuffi dans le deffein d'amufer , quoique fon enfeigne promette des amufemens hiftoriques. Mais quoi! dis-je au prince, ne vois-je pas la eet óuvrier des pays étrangers, qu'on nomme le P. L Eh! que fait-il ici ? Ce qu'il y fait, me répondit - il; il y figure trés - bien parmi nos brodeurs, & c'eft aujourd'hui un des plus accrédités. II eft vrai qu'il fembloit d'abord vouloir s'établir dans le pays dTiiftorie ; & en effet il y a levé boutique; mais il a mieux trouvé fon compte a faire de fréquentes excurfions dans Ia Romancie j il y eft effecfi- Hi;  n6 Voyage merveillevx vement fi fouvent, qu'on ne fait jamais de quel pays font fes ouvrages , & je crois qu'on en peut dire , avec vérité , que c'eft marchandife mêlee. Mais j'oubliois , ajouta-t-il, de vous faire remarquer une de nos plus belles boutiques. La voici, continua-t-il, en me la montrant; elle a, comme vous voyez, pour enfeigne , la princeffe de Clives ; & 1'ouvrier jouit, a jufte titre , d'une grande réputation , pour n'avoir jamais perdu de vue , dans un travail extrêmement déücat , les régies dü devoir & de la plus aufière bienféance. De la nous pafsames au quartier des ravaudeurs. Ce font, comme j'ai déja dit, les ouvriers les moins eftimés de la Romancie. Quel mérite y a-t-il en effet, a rhabiller par exemple a la francoife un ouvrage fait par un anglois ou un efpagnol; ou k réduire a un prétendu gout moderne des ouvrages faits dans le goüt antique ? Auffi eft-il affez rare que de tels ouvrages faffent quelque réputation k leurs auteurs. Mais ce n'eft pourtant pas pour cette raifon que leur quartier eft prefque défert; c'eft que faute de police dans la Romancie , pour fixer chacun dans les bornes de fon métier , tous les ouvriers fe mêlent d'être ravaudeurs, enforte qu'il n'y en a prefque pas unfeul qui, dans la marchandife qu'il  15 U PRINCE FaN-FÉR]iDIN. 117 vous donne pour toute neuve , n'y mêle quelques vieux morceaux qu'il a rhabillés & retournés a fa facon; c'eft ce qui fait que les ravaudeurs en titre n'ont prefque point de pratique, & c'eft précifément le cas ou fe trouvent auffi les enlurnineurs. Trop de monde fe mêle de leur métier, jufqu'aux ouvriers même du pays d'hiftorie. Les lanterniers, ou faifeurs de lanternes magiques, nous amufèrent quelque tems. Ces ouvriers ont 1'imagination extrêmement féconde : il ne leur manque que de favoir réglée par le bon fens & la vraifemblance; car il n'y a point d'invention fi bizarre, dont ils ne s'avifent & qu'ils n'exécutent, ou ne paroiffent exécuter avec une facilité furprenante. Demandez-leur des chariots volans, des palais d'argent, des armes qui rendent in vulnérable, des fecrets pour favoir tout ce qui fe fait, & tout ce qui fe dit a mille lieues a la ronde, des charmes pour fe faire aimer, des ftatues qui s'animent, des ponts , des vaiffeaux , des jardins impromptus , des géans, des bêtes qui parient, des montagnes d'or, d'argent & de pierreries; rien ne leur coüte ; de forte qu'en un clin d'ceil leur boutique eft pleine de merveilles. II eft vrai quelorfqu'on confidère leurs ouvrages de plus prés, il eft aifé de s'apper- H iij  ii8 Voyage merveilleux cevoir que ce ne font que des colifichets quï n'ont rien de folide, ni d'eftimable ; & je ne pus m'empêcher de témoigner au prince Zazaraph que je ne comprenois pas corrment ces ouvriers pouvoient trouver le débit de pareilles marchandifes. Mais il me détrompa. Si les marchands d'Europe, me dit-il , qui étalent des boutiques de poupées, de fifflets, de petits moulinets, de petites fonnettes, de marmoufets, & de mille autres efpèces de femblables colifkhets que Ion achète pour les enfans , gagnent leur vie k ce négoce, pourquoi ne voulez vous pas que ceux-ci faffent auffi quelque fortune ? Car vous voycz que leurs boutiques & leurs marchandifes fe reffemblent parfaitement. II faut même obferver que la plupart des perfonnes qui s'occupent d'ouvrages de Romancie , font des efprits oififs & pareffeux, qui veulent être amufés comme des enfans, paree qu'ils n'ont pas la force de s'occuper eux-mêmes de leurs proprespenfées, m même de donner une application fuffifante aux penfées d'autrui. Propofez-leur quelque chofe k méditer , un raifonnement k approfondir, feulement une réflexion k faire , vous les accablez , vous les ennuyez, comme des enfans k quion propofe une le?on k étudier; au lieuqu'unefuitedejoliscolifichets qu'on leur  DU prince FAN-FÉrÉDIN. i 19 fait paffer fuccefiivement fous les yeux, les divertit & les amufe fans les fatiguer. Voila ce qui fait le grand débit de cette marchandiie ; 3 [>eine les ouvriers peuvent-ils en fournir affez; & dès qu'il paroït quelque nouvelle lanterne magique, ou colifichet nouveau , on fe 1'arrache des mains. II faut pourtant avouer une chofe ; c'eft que du moment que la première curiofité eft fatisfaite , il arrivé de ces ouvrages comme des colifichets d'enfans qui font défaits ou démontés; on les laiffe trainer dans un appartement, fars que perfonne fonge a les conferver, & leur fort ordinairement eft d'être enfin jettés dehors pêle-mêle avec les ordures. Nous voici , ajouta le prince Zazaraph,, arrivés au quartier des montreurs de curiofité». Leurs boutiques font affez belles , comme vous voyez, & même fort riches. II eft vrai auffiqu'ils ne manquent pas de pratique,. mais avec tout cela, ils font peu confidérés, paree qu'ils ne travailient qu'en fubalternes felort que d'autres ouvriers leur commandent, tantöt un plan de ville, tantót un portrait, une defcription , une bataille, un tournois, ou quelque événement fingulier pour remplir les vui- des de leurs ouvrages ou pour les groffir. L i Mais tandis que nous confidérions les d'13 H iv  «o Voyage merveilleux verfes cüriofités dont les boutiques de fee quartier font garnies , nous fumes détournés Par une troupe comique de bouffons & de baladins de toute efpèce, qui vinrent dans la grande place jouer une efpèce de comédie. Cefpedacle me divertit, & je trouvai de m fm, dans ^vention, dans la conduite & Wution de la pièce. Un certain Ragotin (,) 7 faifoit un des principaux röles ayec un nommelaRancune^il ne parut jamais fur le theatrefans faire beaucoup rire les fpeöateurs , autant par fon air ridicule & comique que par les traits de piaifanterië qui lui échap.' poient. Toute la piece en généra! me parit 1 ouvrage dun homme d'efprit ,& on me dit quec etoit auffi ce que eet auteur avoit fait ee meiileur. ; Ce fpeöacle fut fuivi d'une petite pièce intitulee U DiablcBoucux, qui eut auffi beaucoup dapplaudiffemens. Elle étoit en un aöe apparemment qu'elle n'en demandoit pas davantage ; car , 'ai oui dire que l'auteur ne 1'avoit pasembeliie en voulant Paüonger. On promit pour le lendemain une autre pièce du même auteur, qui a pour titre Gilblas de Sanüllane, mais jentendts dire a ceux qui étoient auprès de (i) Roman conrque,  du PRINCE FaN-FÉrÉDIN. III moi , que quoiqu'il y eüt de 1'efprit & d'affez bonnes chofes dans cette pièce, elle ne valoit pas la première. Enfin,' je vis paroïtre une mafcarade mauflade , compofée de gens déguifés en gueux & en aventuriers que j'entendis nommer , Lazarille de Tormes, dom Guzman d'Alfarache, 1'aventurier Bufcon , & d'autres noms femblables ; mais le prince Zazaraph m'avertit qu'il ne reftoit ordinairement a ce dernier fpeöacle que de la populace & des gens de mauvais goüt. Je remarquai en efFet, que tous les honnêtes gens fe retiroient, &c j'en fis autant avec mon fidéle interprète. Ce ne fut cependant pas fans difficulté; car pendant que nous nous retirions, il furvint une fi grande multitude d'autres mafques, qu'on nomme la bande bleue , & qui ont a leur tête un Gargantua, un Robert le Diable, Pierre de Provence, Richard fans peur , & d'autres héros de même étoffe , que nous eümes de la peine a percer la fouie pour nous fauver d'une fi mauvaife compagnie. Allons-nous-en au port, me dit le prince , nous y verrons sürement arriver quelques vaiffeaux, & ce fpeöacle eft toujoürs affez curieux: j'ai auffi-bien un grand intérêt de ne m'en pas éloigner, puifque j'attends, comme vous favez, la princeffe Anémone, qui doit arriver inceflam-  ii2 Voyage merveilleux ment. Je veux vous y accompagner, répondisje au prince, & je fens qu'il n'eft plus en men. pouvoir de me féparer'de vous; mais, de grace, expliquez-moi auparavant ce que c'eft que ce batiment fingulier que j'appercois dans cette place publique. C'eft, me répondit-il, un batiment ou 1'on garde les archives de la Romancie ( i); affez mauvais ouvrage , comme vous voyez. Le portail qui eft auffi grand que le corps même du batiment, n'eft qu'un affemblage bizarre oii 1'on ne voit ni méthode , ni principes , & qui choque le bon fens : auffi a-t-il révolté tous les efprits fenfés. Le corps du batiment ne vaut guères mieux; c'eft un amasde pierres entaffées les unes fur les autres fans goüt, fans ordre ni liaifon ; mais on ne devoit, après tout, rien attendre de mieux de la part de 1'entrepreneur. C'eft un homme qui fe donnoit auparavant dans le pays d'hiftorie pour un grand ouvricr, jufques-la qu'il faifoit la lecon a tous les autres , & qu'il s'étoit érigé en cenfeur général; mais la forfanterie lui ayant mal réuffi, il s'eft jetté de défefpoir dans Ia Romancie , oii il n'a pu trouver d'autre moyen de fubfifler, que de s'y donner pour architefle. C'eft fur ce pied-la qu'il a été employé a conf- (i) Bibliothèque des Romans.  BXJ PRINCE F AN-FÉRÉDIN. 12$ truire le batiment dont nous parions; mais vous voyez par 1'exécution , que le prétendu architefte , n'eft qu'un mediocre ma^on. O dieux, m'écriai-je dans ce moment ;,quelle affreufe vapeur! Grand Paladin, quelle pefle eft ceci ? Ah ! dit-il, fuyons au plusvïte, & fauvons-nous de 1'infection. Nous courümes en eftet, & quand nous nous fümes affez éloignés: j'avois oublié, me dit le prince , qu'il faut éviter le chemin par oü nous venons de paffer, a moins qu'on ne veuille s'expofer a être erapefté : c'eft, ajouta-t-il, un jeune lanternier magique qui nous caufe cette infeétion. On le nommeTancrebfaï(i). Filsd'un père célèbre par de beaux ouvrages , il n'a pas rougi d'ernbraffer le métier de lanternier; & comme il eft jeune & fans expériencc, en voulant faire une nouvelle compofition pour peindre fa lanterne magique , il a fait une drogue fi puante , qu'on a été obligé de fermer fon laboratoire; & après lui avoir fdit faire la quarantaine, on luia défendu de travailler dans ce genre. Mais, d't-il enfuite, nous voici tout prés du port, & je crois voir déja quelques vaiffeaux qui arrivent; approchons-nous pour les confidérer de plus prés , & être témoins du débarquement. (3) Tanfaü  "4 Voyage merveilleux CHAPITRE XIII. r^^unegrandeftotu.Jug^ndaMweaux débarqués. qui scmpreJoie -dV entre, Les uns étoient nu, «.sdepaffeportsCOJesautresn'enavoientpas We ma 0n n,y regardQ. ^ fi r'efn 'Ü> ' - entrwPê,e-«»êIe fans qu'on ^ Prefque d attenüon a cette difFérence, pourvu q-d' adieursilsne portent rien de^ «em Ilyen avoit de petits, de grands & de toute. les tailles. Hsetoient tous dfftinguéf ^ Wpawhonscotnnielesvaiffeaux d'luropT ^ur-tout par leurs devifes & leurs nom dorens. J'aurois de Ia peine a me les rap- FW lT-:C'7°ient 165 ^ Facardi"*> Twta ne.' co"tesMogols,les contes ! 'iItareS > madame de Barnevelt, la Conftance des promptes amours , Aurore & Phébus , & ^~èS ' " «* *?* - 'pe&cie  PRINCE FAN-FÉRÉdin. 11^ Héfas ! me dit le prince Zazaraph, je n'appercois pas encore la ma chère Anémone, mais un doux preffenriment me fait toujoürs efpérer qu'elle arrivera inceffamment ; & ce retardement me laiffe du moins Ie loifir de vous donner des éclairciffemens fur tout ce que vous voyez. Cette belle flotte, lui dis-je , me ravit d'admiration ; & je doute que celle des Grecs qui venoient arracher Hélène d'entre les bras de 1'amoureux Paris , fut plus belle. Mais je ne fais que penfer d'un autre fpecïacle que je vois qui fe prépare k 1'entrée du port. Que prétend faire cette grave matrone que je vois affeöer un air de magiftrat, & s'afleoir dans une efpèce de tribunal, accompagnée d'hommes & de femmes qui femblent lui tenir lieu d'affef* feurs ou de confeillers ? C'eft en effet, me répondit-il , un vrai tribunal , & peut-être leplus éclairé & le plus équitable de tous Jes tribunaux. Voici quelle eft fa fonöion. Nous avons ici des armateurs qui entreprennent des voyages de long cours , pour faire courir le monde k nos héros & a nos héroïnes. lis choififfent ceux qui leur conviennent , & on les laiffe diriger leur courfe comme il leur plaït. Les uns la font longue , les autres la font plus courte : 1'un va a 1'Orient & 1'autre k 1'Occident. Mais il faut revenir enfin, & rendre compte du voyage:  Hó* Voyage merveilleux or ce compte eft toujoürs trés rigdureux. Le juge que vous voyez eft incorruptible , & fon confeil compofé d'hommes & de fet-m-s eft très-éclairé. II n'eft cependant pas impoffible de lui en impofer pour un tems , mais il recent bien-töt de fon erreur, & il réforme ltii-même fon jugement. Je fuis charmé , repris-je , que du moins dans la Romancie on rende juftice aux femmes en les admettant au confeil public ; car c'eft une honte qu'elles en foient exclues dans tous les autres pays du monde. Mais expliquezmoi de grace, en quoi confifte Ies jugemens de ce tribunal ? Ils confiftent , me répondit-il , en ce que tous les armateurs font obligés a leur retour de fe pré/enter k la préfidente du confeil , pour lui rendre compte de tout ce qui leur eft arrivé. Elle les écoute , & après leur rapport, elie les punit ou les' récompenfe felon la bonne ou la mauvaife conduite qu'ils ont tenue dans le cours du voyage. S'ils ont conduit & gouverné leur monde avec' art & avec fageffe , on leur donne dans la Romancie , un des premiers rangs ; fi au contraire ils ont fait faire k leurs paffagers un voyage défagréable, ennuyeux , trop dangereux ; s'ils les ont fait échouer , s'ils les ont traités avec trop de rigueur, en un mot s'ils leur  ©U PRINC È FAN-FÉRÊdIN. IVJ ont donné de julles fujets de plainte, le juge les punit en les condamnant les uns a la prifon , les autres au bannifTement , ou a quelque peine plus rigoureufe. Cette procédure me parut affez curieufe pour mériter que je la viffe par moi-même, &c je priai le prince Zjzaraph de s'approcher avec moi ,du tribunal , pour être témoin de tout ce qui fe pafferoit au débarquement des nouveaux venus. On aura peut-être de la peine a le croire ; mais il eft vrai que dans le grand nombre de vaiffeaux qui arrivèrent au port, a peine fe trouva-t-il un armateur qui méritat quelque récompenfe. Les uns n'avoient fait que fuivre la route déja tracée par ceux qui les avoient précédés, fans ofer ententer une nouvelle. Les autres avoient caufé une confufion effroyable dans tout 1'équipage , par la trop grande quantité de monde qu'ils avoient prife fur leurs vaiffeaux. D'autres n'avoient mené leurs paffagers que dans des pays incultes & arides , öii ils avoient beaucoup fouffert de la difette& de 1'ennui. Quelques-uns avoient mis k bout la patience & le courage de leurs gens, par une trop longue fuite de facheufes aventures ; quelques autres ne les avoient occupés que de chofes pueriles & extravagantes, de forte qu'après avoir entendu leur relation , le confeil, loin de leur donner aucune récom-  ia8 Voyage merveilleux penfe , délibéra s'ils ne méritoient pas plutót dëtre punis, pour avoir inutilement tant perdu de tems , & en avoir tant fait perdre aux autres. Mais il fut conclu a la pluralité des voix , que le peu de confidération & 1'oubli dans leqnel ils feroient condamnés a vivre le refte de leurs jours , leur tiendroit lieu de punition, Un armateur nommé L. D. F effuya dans cette occafion un affez grand procés. Son héroïne dont le nom m'eft échappé, fe plaignit amérement au confeil , que fans aucun égard aux bienféances de fon fexe , il 1'avoit fait courir pendant un tems infini , toujoürs habillée en homme , fans lui avoir voulu permettre de prendre des habits de femme , qu'au moment qu'elle arrivoit au port(i); ajoutant que fon armateur fans néceffité & par pure méchanceté , avoit abufé de ce déguifement ridicule , tantöt pour 1'obliger a fe battre contre des cavaliers , tantöt pour la mettre dans des fituations tout-a-fait indécentes , & pour la conduire dans les lieux les plus fufpefts , ah elle avoit vu mille fois fon honneur en péril. La plainte de' 1'héroïne parut d'abord fi jufte & fi bien fondée , qu'elle révolta tous les efprits contre 1'armateur ; & il alloit être con- (i)Madame Barnevelt, roman de 1'abbé Desfontaines. damné  DU PRINCE FAN-FÉRÉDIN. 129 damné tont d'une voix , lorfqu'un des plus anciens confeillers prit fa défenfe. II repréfenta au confeil , qua confidérer les chofes en elles-mêmes , il étoit vrai que L> D- Fméritoit punition, pour avoir fait faire a une honnête héroïne un voyage fi dangereux & fi peu décent; mais que ces déguifémens, tout dangereux & tout indécens qu'ils étoient, ayant toujoürs été tolérés dans Ia Romancie, comme il étoit aifé de le prouver par les plus anciennes annales , on devoit moins s'en prendre a 1'armateur , qu'a ceux qui lui avoient donné de fi mauvais exemples; qu'ainfi fon avis étoit qu'on fe contentat pour cette fois d'admonefïer férieufement 1'armateur , de ne plus fuivre une pratique fi peu conforme aux loix de la bienféance , & que cependant pour mettre en füreté 1'honneur des princeffes Romanciennes , il falloit faire un nouveau réglement , qui abrogeSt 1'ancienne tolérance , & défendre a tous les armateurs de donner dans la fuite a leurs héroïnes d'autres habits que ceux de leur fexe , a moins qu'ils ne s'y trouvaflent forcés par quelque néceffité indifpenfable. Cet avis parut fi raifonnable, que tout le monde s'y rendit ;■ de forte que 1'armateur en fut qmtte pour la peur. Un de fes „confrères ne fut pas fi heureux, I  130 Voyage merveilleux A peine arrivé de fon premier voyage , il en avoit entrepris tout de fuite un fecond , Sc puis un troifième , de forte qu'il avoit jufquesla échappé aux pourfuites de fes accufateurs & a Ia fentence du confeil. Mais on le tenoit enfin alors a la fin de fon troifième voyage , &c il fut obligé de comparoitre. On voulut d'abord incidenter fur ce qu'il s'étoit ingéré dans 1'emploi d'armateur , qui convenoit mal a fa profefïion ; Mais il fe juftifia du mieux qu'il put, en alléguant 1'exemple de quelques armateurs célèbres qui avoient auparavant exercé ci-peu-près la même profefïion que lui. II n'en fut pas de même des autres chefs d'accufation. Un homme de qualité(i) appellé le marquis de**** paria le premier, & entre autres griefs il accufa 1'armateur. i°. De l'avoir trompé , en ce qu'il 1'avoit obligé de s'embarquer pour courir les rifques d'une feconde navigation, après lui avoir promis de lelaiffer vivre en paix dans la folitude dès la fin de fon premier voyage. i°. De l'avoir honteufement dégradé, en ne lui donnant dans le fecond voyage qu'un emploi de pédagogue ennuyeux, après lui avoir fait jouer dans le premier le röle d'un homme de qualité. 30. De l'avoir accablé dans 1'un & dans 1'autre voyages, des (1) Mém. dun hommé de qualité, par 1'abbé Prévoft.  DU PRlNEÉ FAN-FÉkÉDIN. iji malheurs les plus funeftes, & dont 1'é détail faifoit frémir. A ces trois chefs d'accufation j, 1'homme de qualité en ajouta quelques autres moins confidérables , auxquels on fit peu d'altention. Mais 1'armateur n'ayant pu répondre aux premiers » il fut jugé atteint Sc convaincu de malverfation , & on remit a pronöncer fa fentence après qu'on auroit enteridu fes autres accufateursi Ce fut une femme qui fe préfenta énfuite. Ört Ia nommoit Manon Lefcot (i). Quelle femme ! Je n'ai jamais rien vu de fi éveillé ; & jé h'aurois pas cru qu'un homme du caraöèré de * * * * - püt fe charger dë la conduite d'unë telle princeffe. Je ne me fouviens pas bien dit détail de fes plaintes; mais elles fe réduiföieür, ën général a accufer foh armateur de Pavoir tirée de ï'obfcurité oü elle vivoit; Sc a laquellë felle s'étoit juftement condamnée ellë-mênië j afin de cacher le dérangement de fa cbnduitë -t pöur la produire fur la fcène au grand jour j & lui faire courir le mohde comme une feffröntée qui brave toutes les loix dé la pudeur & dé la biériféance. Cette feconde plainte fut fuivie d'une troifième pour le moins auffi vive j mais beaucoup plus intéffante par la fcène touChante dont elle fut 1'öceafiori. (i) Hift. du ch. des- Grieux & da Manon 1'Efcot, pal le même. '  132 Voyage merveilleux' Les deux complaignans étoient le fameux Cléveland & la trifte Fanny(i). Tous deux faifoient le couple le plus mélancolique qu'on ait peut-être jamais vu. La trifteffe étoit peinte fur leur vifage : k peine pouvoientils lever les yeux. De profonds foupirs précédoient, accompagnoient & fuivoient toutes leurs paroles; & k dire le vrai, il étoit difficile d'entendre le récit de toutes les infortunes que leur armateur leur avoit fait effuyer dans le cours de leur voyage,, fans prendre part au jufte reffentiment qu'ils faifoient éclater contre lui. Barbare , s'écrioit Cléveland , que t'ai-je fait pour m'accabler ainfi. des plus cruels malheurs , fans m'avoir donné dans tout le cours de ma vie prefqu'un feul moment de relache ? N'étoit-ce pas affez de la trifte fituation oü me réduifoit une naiffance malheureufe ? Etois-tu peu fatisfait de m'avoir donné une éducation fi. fauvage dans une affreufe caverne ? Devois-tu m'en tirer pour me rendre le jouet de la fbrtune , & raffembler fur ma tête tous les malheurs, toutes les contradictions , toutes les traverfes de la vie humaine ? Oui , mefdames & meflieurs, ajoutoit-il, en s'adreffant aux juges , que 1'on compte tous les meurtres , toutes les morts funeftes , les> noirceurs , les trahifons , les dangers effroya- (1) Cléveland, par le même.  du PRINCE FaN-FÉrÉdIN. 133 bles , & tous les événemens tragiques dont* il a noirci le cours de mes aventures , & vous aurez de la peine a comprendre comment je puis furvivre a tant d'infortunes, & comment on en peut foutenir même le récif. Encore fi dans les malheurs oii il m'a plongé i il avoit du moins fuivi les régies ordinaires. Mais ou a-t-on jamais entendu parler d'une tempête pareille a celle qu'il nous fit effuyer en paffant d'Angleterre en France ? Qui a jamais vu une amante comme madame Lallin, joindre enfemble tant de qualités contraires , la malice avec la bonté du cceur , 1'extravagance avec la raifon , la paffion la plus violente avec la modération de la fimple amitié? Que veut dire cette paffion ridicule, qu'il me fait concevoir dans un age déja mür , & dans le tems que j'ai ie cceur dévoré de mille chagrins ? De quel droit me fait-il parler comme un homme qui n'a que des principes vagues de religion , fans aucun culte déterminé ? Ah ! combien d'autres fujets de plainte ne pourrois-je pas ajouter ici ? Mais , non , je veux bien le lui pardonner , je confens k oublier même la cruelle épreuve ou il a mis ma conftance , en faifant brüler a mes yeux, & dévorer par des barbares ma chère fille & Pinfortunée madame Riding. Je ne m'attache qu'a Iiij  Ï14 Voyage merveilleux •yq dernier outrage , qui met le comble k tous fes mauvais traitemens. H a rendu ma femme, ma chère Fanny. •.. Dieux ! peut-on ïecroire: puis je le dire ? Qui, \l a rendu ma femme infïdèle. En achevant ces mots, le malheureux Cléveland outré de douleur ne pouvant plus fe fqutenir , fut obligé de s'affeoir. Toute laf(emblée attendrie de fes juftes plaintes Ie re» gardoit avec compaffion , lorfque Fanny fe kvant avec vivacité , attira fur elle 1'attention des juges & des fpeftateurs. Le crime d'infidélité que fon époux venoit de lui reprocher Ja piquoit jufqu'au vif. Ingrat lui ditelle avec un air de colère & de fierté , foutenu de cette affurance modefle que 1'inno-? cence infpire , fais éclater tes plaintes contre noire armateur, je partagerai avec tpi 1'ac-l cufatioq , puifque j'ai partagé tes. malheurs. Mais ne fois pas affez ofó pour 1'accufer aux dépens de ma yertu. II a. pu rendre Fanny malheureufe , mais il ne 1'a jamais rendue in» fidéle. C'eft toi, ingrat, qui n'as. pas rougi de me préférer une odieufe rivale , &C le ciel fans doute 1'a permis pour me punir de t'avoir. trop. ai m é. Eh | quoi , madame , s'écria Cléveland , aye.c beaucoup d'émoiion, ofez-vpus, nier q.u,s  DU PRINCE FAN-FÉRÉDïN. 13 5 vous m'ayez abandonnée pour luivre le perfide Gélin ? II eft vrai , repliqua-t-elle, j'ai voulu te laifTer renouveller en liberté tes anciennes amours avec madame Lallin ; mais fachez que fi Gélin m'a aidée dans ma fuite ; fa paffion pour moi n'a jamais eu lieu de s'applaudir du fervice qu'il m'a rendu. Moi, madame Lallin ! s'écria Cléveland avec étonnement : moi, Gélin ï repartit Fanny avec indignation. Quelle fable ! dit 1'un ; quelle ima* gination ! dit 1'autre. On vous a trompé, madame : vous êtes dans l'erreur, monfieur : le ciel m'en eft témoin : je jure par les dieux: ah! je ne vous aimois que trop : hélas je fens bien que je vous aime encore : quoi, fe» roit-il poflïble ï Rien n'eft plus vrai: vous m'avez donc toujoürs aimé ? Vous m'avez donc toujoürs été fidéle ? Faifons la paix : emhraffons-nous. Ah 1 ma chère Fanny ; ah ï cher Cléveland - • • • Ils s'embrafsèrent en effet avec mille trant ports de tendreffe. Les petits enfans fe mirent de la partie, ce qui fit un fpeftacle pour le moins auffi. touchant que la fcène d'Inés de Caftro. Et voih\ comme après une explication d'un moment, fisit la longue brouillerie dg; ces deux tendres épaux. Mais 1'armateur n'ert parut pas raoins. coupable. On ne comprenoit / l vc  ^ Voyage m erveiileux pas comment il avoit eu Ia dureté de les livrer au défefpoir pendant des années entières, par Ia cruelle perfuafion oü il les avoit mis lun & Paufre, qu'ils fe trahiffoient mutuellement ; fans vouloir leur accorder un éclairciiTement d'un moment. II eut beau alléguer pour fa défenfe qu'il avoit eu befoin de eet expédient pour prolonger fon voyage, auqueldesvuesdeprofitl'engageoientadonner plus detendue. II ne fut point écouté ; & le confeil, oui le rapport, & toutes les défenfes de part & d'autre, condamna leditD. P-. .(i) a un banniffement perpétuel de toutes les terres de la Romancie , avec défenfe d'y rentrêr jamais. L'arrêt fut exécuté fur Ie champ ; & on dit que le pauvre exilé veut fe réfu'gier dans le pays d'Hiftorie , oü il a quelques connoiffances, & oü il efpère faire plus de fortune. A peine cette affaire étoit finie , qu'on annonca dans 1'affemblée , 1'arrivée desprinceffes Malabares. Cenom excita la cUriofité. On s'empreffa de leur faire place ; mais dés qu'elles eurent commencé k vouloir s'expliquer , tout le monde fe regarda avec étonnement, pour demander ce qu'elles vouloient dire. C'étoit un iangage allégorique, métaphorique, énigmatiqueoü perfonne ne comprenoit rien. Elles (t) D. Prévoft. L'abbé Prévoft avoit été bénédiffin.  bu PRINCE FAN-FÉreDIN. 137 déguifoient jufqu'a leur nom fous de puériles anagrammes. Elles parloient 1'une après 1'autre, fans ordre & fans méthode , affeftant un ton de philofophe , & une emphafe d'entoufiaffe , pour débiter des extravagances. On ne laiffa pas d'appercevoir au-travers de ces obfcurités infenfées , plufieurs impiétés fcandaleufes, & des maximes d'irréligion, qui révoltèrent toute 1'affemblée contre ces princeffes ridicules. II s'éleva un cri général pour les faire chaffer. Elles furent bannies a perpétuité , & Ie vaiffeau qui les avoit conduites, fut brülé publiquement. Heureufement pour 1'armateur , il s'étoit tenu caché depuis fon arrivée; car on 1'eüt fans doute condamné a un chatiment exemplaire; mais il trouya moyen de fe dérober aux recherches, & d'éviter ainfi lapunition qu'il méritoit. CHAPITRE XIV. Arrivée de la prlncejfe Anémone. Le prince Fan-Férédln devlent amoureux de la prlncejfe Kofebelle. Pendant que tout Ie monde étoit occupé du fpeftacle de ces fcènes différentes, le grand Paladin Zazaraph, diflrait par fon amour &  i3§ Voyage merveilleux fon impatience , jettoit continuellement les yeux vers Pentrée du port, II étoit bien sur que la princeffe Anémone , ne pouvoit pas manquer d'arriver inceffamment; & en effet il découvrit enfin le vaiffeau qui 1'amenoit. La voila , s'écria-t-il, tranfporté de joie : c'eft la princeffe Anémone elle-même. Je reconnois le vaiffeau qui Ia porte, & les doux mouvemens que je fens dans mon ame, ne m'en laiffent pas douter. Le prince Zazaraph courut auffi tót pour recevoir la princeffe a la defcente du vaiffeau , & je 1'accompagnai, Mais comment raconter tout ce qui fe paffa dans cette entrevue ? ce feroit le fujet d'un volume entier, & pour peu qu'on ait lu de romans , on le comprendra mieux que je ne pourrois le repréfenter: tranfports, vives impatiences ,regards tendres, joie inexprimable ,. fatisfaction inconcevable , témoignages d'affection réciproque, les larmes mêmes, tout cela fut mis en oeuvre & placé k propos. II fallut enfuite raconter tout ce qui s'étoit paffe durant une fi longue abfence. Le grand Paladin ne fut pas long dans fon récit, n'ayant autre chofe a dire , finon qu'il avoit dormi pen-., dantr toute 1'année , par la vertu d'un enchan» tement. Mais 1'hiftoire de la princeffe Anémon® fut beaucoup plus longue..  b U fringe FAN-FeRÉDIN. i>9 Le prince Gulifax, étoit entré chez elle foir a main armee , & 1'avoit enlevée lorfqu'elle commencoit a fe deshabiller pour fe mettre au fit', fans lui donner feulement le loifir de prendre fes cornettes de nuit. Elle eut beau pleurer , crier & charger d'injures le rayiffeu.r, il fallut partir & s'embarquer. Que ne fk-elle pas dansle vaiffeau , lorfqu'elle fe vit éloignée de fon cher prince Dondindandinois , & fous la puiffance du perfide Gulifax qui avoit 1'infolencè de lui parler d'amour } Elle s'évanouit plus de vingt fois: vingt fois elle fe feroit précipitée dans la mer, fi on ne 1'en avoit empêchée. Maisilne lui refta enfin d'autre reffource, que fes larmes & fes fanglots , foible défenfe contre un corfaire brutal; auffi la princeffe Anémone paffa-t-elle légérement fur ce chapitre pour continuer k fuite de fon hiftoire , & elle fit-bien; car je remarquai qu'a certains endroits de fon récit, le priqce Zazaraph témoignoit quelqu'inquiétude. Elle raconta donc enfuite que les dieux, pro* teéteurs de 1'innocence opprimée , 1'avoient délivrée miraculeufement de la tyrannie de fon cruel raviffeur. Un prince plein de valeu? &C de générofité, avoit attaqué èc pris le vaif$?%u de Gulifajc, qui avoit péri dans le eom!bat;  *4° VOVAGE MERVEILLEUX mais comme fon libérateur la ramenoit, une tempête effroyable avoit englouti le vaiffeau dans les ondes. Elle s'étoit fauvée fur une planche, & elle avoit été jettée a terre plus qu'a demi morte. Des pêcheurs après lui avoir fait reprendre fes efprits , 1'avoient préfentée è leur Prince > qui en étoit devenu amoureux ; mais toujoürs intraitable fur ce chapitre , quoique le prince fut beau & bien fait, elle n'avoit feulement pas voulu 1'écouter. Ici pourtant je remarquai que le prince Zazaraph fit encore une grimace ; & ce fut bien pis, lorfqu'elle ajouta qu'elle avoit enfuite paffé fucceflivement fous la puifiance de trois ou quatre autres princes. Le Paladin Zazaraph ne put plus y tenir. II étoit écrit dans 1'ordre de fes aventures, qu'il devoit au retour de la belle Anémone fe brouiller avec elle, & la chofe ne manqua pas d'arriver. Son inquiétude fur les périlleufes épreuves ou la vertu de la princeffe avoit été mife, lui fit faire étourdiment quelques queftions imprudentes ; la princeffa rougit palit , verfa des larmes , & par* offenfée a un point , qu'on crut qu'elle hft lui pardonneroit jamais ; mais comme il étoit auffi écnt que le raccommodemem uivroit de prés , quelques fermens équivoques d'une part , & de fautre mille pardons demandés  DU PRINCE FAN-FÉRÈDIN. 14* avec larmes , accommodèrent 1'affaire; & la vertu de la princeffe fut reconnue pour être è 1'épreuve de toutes les aventures & hors de tout foupcon. II ne refta plus qu'a achever le roman par un mariage folemnel ; mais il falloit pour cela fortir de la Romancie , oii il n'eft pas permis de fe marier, & le prince Zazaraph s'y difpofa. Au refte j'avoue que je fis peu d'attention au détail des aventures de la., princeffe Anémone. J'eus , pendant qu'elle racontoit fon hiftoire , 1'efprit & le cceur occupés d'un objet plus intéreffant. Au bruit de fon arrivée, laprinceffe Rofebelle , fceur du grand Pa!adin,,& qui étoit liée d'une étroite amitié avec Anémone , accourut pour la voir & 1'embraffer. C'étoit-la le moment fatal que 1'amour avoit deftiné pour me ranger fous fes loix. Voir Ia princeffe Rofebelle , 1'admirer , 1'aimer, 1'adorer, ce fut pour moi une même chofe, & tout cela fut fait en un moment. Auffi me perfuadai-je qu'il n'avoit jamais rien paru de fi aimable fur la terre. C'étoit un petit compofé de perfeétions le plus complet qu'on puiffe imaginer, & oh 1'on voyoit la jeuneffe , la beauté, les graces , 1'efprit, 1'enjouement , la vivacité fe difputer 1'avantage. ■ Pendant tout le récit de la princeffe Ané-  'i4i Voyage merveilleux mone , ie ne pus faire autre chofe que de faire parler mes yeux, & ils furent ëntendus; Je crus même appercevoir auffi dans ceux de Rofebelle quelque difpofition favorable ; mais dès que la belle Anémone &È le prince Zazaraph eureht achevé leur éclairciffement, Se que j'eus la liberté de parler * je ne fus plus maitre de mes tranfports ; & oubliant tóutes les loix de la Romancie , dönt le prince m'avoit entretenu , je me jettai tout épefdu aux pieds de la charmante Rofebelle j pour lui déclarer la paffion dont je brülois pöur elle. j'ai fü depuis que Rofebelle në fut pas fachéë dans le fond de Pame d'une fi brüfque déclaration; mais elle ne lailTa pas de faire toutes les petites cérémonies accoutuméesj Pour ce qui eft des fpeétateurs , après Uri moment de furprife que mon acliön leur eaufa -> ils fe mirent tous a fourire en fe regardanf les uns les autres, & cómme la princeffe Rofebelle ne me répondöit rien j fon frère prit la parole^ Ah ! prince , me dit-il, en m'obligeant a me relever, que vous êtes vif! Eh ! quë deviendra la Romancie > fi 1'ón y fouffre dè pareilles vivacités ? Eh! que deviendx'ai-je moimême , repartis-je avec ttanfpört, fi 1'ado-rable Rofebelle n'eft pas favorable a mes vceux j Si fi vous, prince, qui pouvez difpofer d'elle.  dü p&INCË FaN-FeREÖÏN. T4S Vous refufez de me rendre heureux ! Je fais tous les égards que méritent les loix de la Romancie , & ces formalités préliminaires dont vous m'avez inftruit ; mais enfin , ne puis-je pas en obtenir la difpenfe, ou du moins les abréger ? Car je fens bien que la violence de mon amour ne me permettra pas d'en foutenir la longueur fans mourir. Je vous ai déja dit , prince , me répondit le grand Paladin , que c'eft une chofe inouie; que depuis la fondation de la nation Romancienne aucun héros ait été difpenfé des formalités , & des épreuves ordonnéés par les loix; mais il eft vrai qu'il n'eft pas impofïible d'obtenir du confeil public que le tems en foit abregé. Je me flatte même d'obtenir cette grace pour voüs , en confidération des grands exemples de conftance que la princeffe Anémone & moi venons de donner k la Romancie dans les rudes & longues épreuves que nous avons effuyées. C'eft d'ailleurs une occafion fi favorable de m'acquiter envers vous du fervice que vous m'avez rendu, & de nous unir étroitement enfemble , que je n'attends que le confentement de la princeffe ma fceur pour y travailler efficacement. A ces mots , une aimable rougeur qui couvrit le vifage de la princeffe, la fit paroitre encore plus belle  i44 Voyage merveilleux a mes yeux.'Je tremblois en attendanr faréponfe. Mon frère , dit-elle , c'eft k vous è difpofer de moi, & puifqu'il faut 1'avouer , je ne ferai pas fachée que ce foit en faveur du prince Fan-Férédin. Dieux ! quels furent més tranfports ! Je ne me poffedai plus. Je ne fais ce que je devins, je pleurai de joie,je mouillai de mes larmes la belle main de Rofebelle ; je voulois parler , & je ne faifois que bégayer; mon amour m'étouffoit , & je crois que je fis en un quart-d'heure la valeur de plus de quinze des formalités préliminaires dont j'ai parlé. Auffi cela fut-il compté pour quelque chofe , lorfque le grand Paladin demanda quele tems des formalités & des épreuves fut abregé pour moi. II eut pourtant quelque peine a 1'obtenir; mais il avoit acquis dans la Romancie un fi grand crédit & une réputation fi éclatante , qu'on ne put pas le refufer. On lui accorda même la grace toute entière , en-n'exigeant de moi que trois jours pour accomplir toutes les formalités & toutes les épreuves; après quoi on devoit me permettre de partiravec legrand Paladin & nos princeffes, pour aller dans la Dondindandie achever notre union. Ici on s'imaginera peut-être que trois jours ne purent pas me fuffire pour faire des chofes qui  ou prince Fan-Fe rédIn. 14$ qui fourniiTent fouvent la matière de plufieurs volumes ; mais je puis affurer que j'eus encore du tems de refte j tant il eft vrai que nös auteurs Romanciens ont un talent admirable pour enfler & allonger leurs ouvragesi Comme j'étois déja fort avancé pöur les formalités, j'achevai toutes les autres dès le premier jour , & les deux jours fuivans je fis toutes mes épreuves» je commencai, par me battre contre un rival , & je le tuai. Cela fut fait en une, heure ; il eft vrai que je recus une grande bleffure , mais avec un peu de baume de Romancie , je me retrouvai fur pied au bout d'une demi-heure , & en érat de me fignaler le même jour dans un grand combat naval qui fe donna prés du port , je rte me fouviens pas trop pourquoi. J'y fis des pro-5 diges de valeur. Je fautai dans un vaiffeau ennemi avec une intrépidité xligne d'un meilleur fort; mais n'ayant point été fuivi, je fus pris , & déja 1'on me menoit en captivité ; tandis que les ennemis faifoient leur defcente a terre, lorfque dans mon défefpoir je m'avifaide mettre le 'feu au vaiffeau. II fut confumé en un rao< ment , & m'étant jetté a la mer , je fus affez heureux pour gagner la terre & m'y défendre contre ceux des ennemis que j'y trouvai. J'en fis un horrible carnage , après quoi je retournsa K  Ï46 Voyage merveilleux pour me rendre auprès de ma chère Rofebelle. Hé'usl je ne la trouvai plus: les ennemis en fe retirant 1'avoient enlevée avec beaucoup d'autres captifs. Quel défefpoir! il étoit prefque nuit, je m'embarquaiauffi-töt dans une fimple chaloupe de pêcheurs , avec un petit nombre de gens déterminés , & a la faveur des ténèbres , j'arrivai fans être reconnu jufqu'a la flotté ennemie. Je ne doutai point que ma princeffe ne dut être dans Ie vaiffeau amiral , & ce vaiffeau fe faifoit remarquer entre les autres par fes fanaux : je m'en approchai doucement. Aufii-töt prenant un habit de matelot ennemi, j'y montai fans obfiacle , &c me donnant pour un homme de 1'équipage , je m'informai adroitement ce qu'étoit devenue la princeffe Rofebelle. Je fus qu'elle étoit dans une chambre oü le capitaine venoit de la laiffer en proie a fes mortelles douleufs. J'y entrai, & je me fis. reconnoïtre è elle en lui faifant figne en même tems de mefuivre fur le pont , fous prétexte de prendre l'air un moment. Elle me fuivit, & a peine y fut-elle , que la prenant entre mes bras , je me précipitai avec elle dans la mer. Ici on va croire que nous devions périr 1'un &c 1'autre; point du tout: je profitai d'un  du prince Fan-FÈrÊMn'. I47 ftratagême admirable que j'avois appris dans Cléveland. J'avois ordonné k mes gens de tenir dans la mer le long du vaiffeau un grand filet bien tendu , & de le tirer a eux dés qu'ils m'entendroient tomber. Je fus obéï è point nomma: k peine fümes-nous deux minutes dans 1'eau. Mes gens nous retirèrent Rofebelle & moi, & nousenfiumes quittes pour rendre un peu d'eau falée que nous avions bue. Cependant notre chüte avoit éré entendue dans Ie vaiffeau ; mais on ne put pas s'imaginer ce qué c'étoit ou du moins on ne le fut que lorfque nous é.tions déja bien éloignés. Nous n'arrivames au port qu'A Ia pointe du jour, &• je me flattois d'y être r£cu avec des acclamations publiques ; mais quel fut mon étonnement , lorfque je me vis chargé de chaïnes & conduit, en prifon. J'étois accufé d'intelligence avec les ennemis, & le fondement de cette accufation étoit la hardieffe avec laqueile j'avois fauté dans un de leurs vaiffeaux, & je m'étois mêlé parmi eux fans recevoir aucune bleffure; & c'eft , ajoutoit-on , póur prix de fa trahifon qu'on lui a rendu la princeffe Rofebelle. Si j'avois eu le tems de m'abandonner aux regrets & aux douleurs , il s'en préfentoit la une belle occafton; mais je n'avois pas de momens a perdre ; je me K ij  148 Voyage merveilleux dépêchai d'accotnplir en abregé tout le céré* monial douloureux qui convient en ces occafions , & a peine arrivé a la prifon , les juges mieux informés me rendirent la liberté en me comblant même d'éloges & de remercï» mens. II me reftoit encore prés d'un jour entier, & par conféquent la moitié de 1'ouvrage a faire. Je n'en eus que trop. II fe fit un magnifique tournois auquel je fus invité. J'étois bien sur d'y remporter Ie prix , conformément aux loix de la Romancie, & je n'y manquai pas. C'étoit un bracelet fort riche que le vainqueur devoit donner, fuivant la règle, a la dame defespenfées. Or, comme les princeffes avoient jugé a propos ce jour-la d'affifier en mafque au tournois , je fis la plus lourde bévue qu'on puifle imaginer. J'allai préfenter mon bracelet a la princeffe Rigriche, que je pris pour 1'objet adorable de mes vceux. II ne faut pas demander fi la princeffe Rigriche fut fatisfaite de mon préfent. Elle en devint toute fiére, elle fe redrefia , fe rengorgea, r& fit toutes les petites f^ons les plus agréables qu'elle put inventer fur le champ. Après quoi, fe démafquant fuivant 1'ufage, elle me fit voir un vifage fi laid , que croyant bonnement qu'elle avoit deux mafques, j'attendois qu'elle ötatle lecond, &j'al-  DU PRINCE FAN-FÉRÉDIN. 149 lois même 1'en prier, lorfque je reconnus ma méprife par un bnüt qui fe fit affez prés de moi. La princeffe Rofebelle étoit tombée évanouie , & on la remportoit chez elle fans connoiffance & fans fentiment. Cruelle fituation I Je prévis toutes les fuites de cette funefte aventure. Que vapenfer, difois-je, ma chère Rofebelle ! Hélas ! je ne vois que trop ce qu'elle a déja ponfé. Que dira fon frère? Que vais-je devenir ? Toutes ces réflexions que je fis dans un moment me faifirent fi vivement, que je tombai a mon tour fans connoiffance , accablé de ma douleur. On s'empreffa de me fecourir , & comme le tems étoit précieux, je repris bientöt mes fens : j'ouvris les yeux , & que vis-je ? La princeffe Rigriche qui me tenoit entre fes bras, m'appellant, mon cher prince, avecl'action d'une perfonne qui s'intéreffoit vivement a ma confervation , & qui me regardoit fans doute comme fort amant. J'avoue que j'en frémis; & dans toutes mes épreuves, jecroisque c'eft le moment ou j'ai le plus fouffert. Je la quittai brufqnement pour courir chez la princefïe B-ofebelle. Nouvelle aventure. Le grand paladin Zazaraph vient au-devant de moi , & prétend que je dois lui faire raifon du mépris que j'ai marqué pour fa fceur. Moi K üi  »5° VOYA&E MERVEILLEUX du mépris pour la princeffe Rofebelle! lui disje, tout tranfporté; ah! je 1'adore. Les diep* font témoins mais j'eus beau dire; 1'af, faire-, difoit-il, avoit éclaté, 1'affront étoit trop fenfible. En un mot, il avoit déja tiré 1'épée , & il menacoit de me déshonorer fi je ne me mettois en défenfe. Que faire ? Une de ces reffources fingulières qui ne fe trouvent que dans la Romancie , me tira d'embarras. II étoit défendu par les loix aux princes de vuider leurs queréües un jour folemnel de tournois. Les magiflrats nous envoyèrent ordonner , fous peine de dégradation, de remettre notre combat h un autre jour. C'étoit tout ce que je fouhaitois, dans 1'efpérance que j'avois de déïabufer Rofebelle , & d!en obtenir le pardon de ma méprife, En effet, 1'étant allé trouver , je me juftifiai fi bien, &i je le fis avec toutes les marqués d'une paffion fi tendre & fi yéritahle , que je nvappercus qu'elle étoit bien aife de me trouver innocent. La réconciïiation fut bientöt faite. Le grand paladin y entra pour fa part, & jê croyois toutes mes épreuves achevées, lorfque la princeffe Rigriche vint y ajouter une fcène fort embarraffante, C'étoit une groffe petite perfonne auffi vive qu'on en ait jamais vu. J'étois fans doute le premier amant qui eüt rendu hommage i fes  DU PRINCE FAN-FÉRÉDIN. Ip attraits, & peut-être n'efpéroit-elle pas en.trouver un fecond. Elle faififfoit, comme on dit , 1'occafion aux cheveux.- Quoi qu'il en foit, ia colère & la jaloufie peintes dans les yeux , &c ©utree de la facon do;it je 1'avois quittée pour courir chez la- princeffe Rofebelle , elle vini élle - même m'y chercher , comme une conquêtequilui appartenoit, ou comme un efclave échappé de fa chaine. Elle débuta par des reproches forts v-ifs, auxquels je ne fus que répondre. Ses reproches s'attëndrirent infenfiblement, jufqu'a m'appeller petit volage , & a me faire efpérer un pardon facile; augmentaiion d'embarras de ma part, & tout ce que je pus, faire, fut de marmoter entre mes dents un manvais compliment qu'elle n'entendit pas. Cependant Rofebelle fourioit d'un air malin, & le prince Zazaraph gardoit moins de mefures. Rigriche s'en appergut, 84 voyant que je ne marquois de mon cóté aucune difpofition a réparer ma faute, elle fic bientöt fuccéder aux douceurs des injures fi atroces, que je n'eus d'autre parti a prendre que de lui céder la place. Elle fe retira a fon tour , le cceur gonflé de dépit 5 &. comme je n'y favois point de remède , nous oübliames fans peine cette fcène comique, pout? nous.difpofer a partirtous enfemble le lenden main».  iji Voyage merveilleux Je témoignai fur cela quelque inquiéttide paree que je n'avois point d'équipage ; mais le prince m'affura que je ne de vois pas m'en mettre en peine , paree que c'étoit 1'ufage de la Romancie , de fournir gratuitement aux princes qui y avoient habité , tout ce qui leur étoit néceffaire en ces occafions, & que j'atirois lieu d'être fatisfait. En effet, nous étant levés le Jendemain avec 1'aurore, nous trouvames des équipages tout prêts, èc tels que la Romancie feule en peut fournir, CONCLUSION e7 CATASTROPHE LAMENTAE LE. O que que les chofes humaines font fujettes a d'étranges viciffitudes! Nous étions le grand paladin & moi deux grands princes, fameux héros, montés fur deux fuperbes palefrois. Des brides d'or, des felles & des houffes ornées de perles & de diamans, relevoient la magnifiCence de notre train. Les harnois de notre équipage n'étoient gueres moins. riches, L'or », l'ai% gent & les pierreries, y brilloient de toutes parts,. & r-épondoient a la richeffe de nos livrées. Tous VQS officiers fe faifoient fur tout rema^uer- par leur- bonne mine, &t fe feroient même fait a^  du prince FaN-FÉrÉdiN. 153 mirer, fi 1'avantage que nous donnoit notre air noble & graciëux n'avoit attiré fur nous tous les regards. Nous marchions enfemble aux deux cötés d'une magnifique calèche, dont la richeffe effacoit tout ce qu'on peut imaginer de plus beau. Quatre colonnes d'or aufóur defquelles on voyoit ramper une vigne d'émeraude, dont les grappes étoient de rubis & de faphirs, foutenoient 1'impériale , & 1'impériale elle-même étoit fi belle, qu'elle faifoit bonte au firmament. Dans le fond d'un fi beau chaf brilloicnt nos deux princeffes, pour le moins autant que deux des plus beaux aftres du eiel; 1'éclat de leur beauté, relevé par un air de fatisfacfion qui animoit leurs beaux yeux, éblouiffoit tout le monde. On n'avoit jamais vu en hommes & en femmes un affemblage fi complet de perfeftions, grandes & petites. Les acclamations des peuples nous accompagnoient par-tout. Nous trouvions tous les chemins femés de fleurs, fair parfumé d'odeurs exquifes , & de diftance en diflance des chceurs de mufique qui chantoient nos exploits & la beauté de nos princeffes. Enfin, après avoir déja fait un chemin affez confidérable , je me croyois fur le point d'arriver au terme, lorfqu'un inftant fatal me ravit un fi parfait bonheur; mais pour bien entendre ce cruel événement, il faut re-  ij4 Voyage merveilleux prendre la chofe de plus haut, & prévenir les leöeurs que je vais changer de ton. II y a dans le fond du Languedcc un gentilhomme nommé M. de la Broffe-, qui, retiré dans fa terre , joint aux amufeméns de la campagne celui de la ïeaure qu'il aime paffionnément. Quoiqu'il fache préférer les bons livres aux mauvais, il ne laiffe pas de lire quelquefois des romans, moins par 1'eflime qu'il en fait, que paree qu'il aime a lire tous les livres. Ce gentilhomme a une fceur qui vient d'époufer im autre gentilhomme du voifinage,appellé M.des Mottes; & pour faire une doublé alliance / M. de la Broffe a époufé en même-tems la fceur de M. des Mottes. Tandis que ce doublé rriarïage fe négocioit, & lorfqu'il étoit déja a fa veille de le conclure , M. de la Broffe ayant !a tête remplie d'une longue fuire de romans qu'il avoit lus récemment, rêva dans un long & profond fommeil toute 1'hiftoire qu'on vient de lire. Après s'être métamorphofé en prince FanFérédin , il fit de M. des Mottes un grand pala. din Zazaraph. II changea fa fceur en princeffe Anémone , fa maïtreffe en princeffe Rofebelle | & compofa tout le beau tiflü d'aventures qu'iï vient de raconte?. Or ce gehr'>lhomme, eidevant prince Fan-Férédin , c'tiï moi-même,.' ne vous en déplaife , & jngez par conféquenifc  du prince Fan-Férédin. 155 quel fut mon. étonnement a mon réveil de me retrouver M. de la Broffe. Je demeurai fi frappé de la perte que j'avois faite , que pendant toute la journée je ne pus parler d'autre chofe ; & M. des Mottes m'étant venu voir le matin«Ah! prince Zazaraph, lui dis-je, que nous avons perdu tous deux! Comment fe porte la princeffe Rofebelle ? Avez • vous vu la princeffe Anémone ? Que dites-vous de la folie de Rigriche ? O les beaux diamans ! Que j'ai de regret a ce bracelet! Arriverons- nous bientöt dans la Dondindandie ? II eft aifé de penfer que de tels propos étonnèrent étrangement M. des Mottes, & je vis le moment qu'il alloit croire que la tête m'avoit tourné, lorfqu'un grand éclat de rire que je fis le raffura. II fe mit a rire lui-même en me demandant 1'explication de ce que je venois de lui dire. Non, lui répondis-je, c'eft une longue hiftoire que je ne veux raconter que devantun aüditoire complet. Nous deyons diner aujourd'hui tous enfemble ; après le diner je vous^régalerai du récit de mes aventures , & même des vötres que vous ignorez. Je tins parole,, & mon hiftoire ou mon fonge leur fit a tous un fi grand, plaifir, que depuis Ce tems-la , pour conferver du moins quelques débns de notre ancienne fortune , nous nous Sppellons encore fouvent en plaifantant les  156 Voyage merveilleux, &c. princes Fan-Férédin & Zazaraph, & les princeffes Anémone & Rofebelle. On a de plus exigé de moi que je miffe mon hiftoire par écrit. Ami leöeur, vous venez de la lire. Je fouhaite qu'elle vous ait fait plaifir. Fin du voyage du prince Fan-Férédin.  REL ATI ON DE L'ISLE IMAGINAIRE, E T H I S T O I R E DE LA PRINCESSE DE PAPHLAGONIE; Par Segrais.   RELATION D E L'ÏSLE IMAGINAIRE. L'isle dont je veux vous parler n'eft ni au nord, ni au midi : le ciimat eft d'une jufte température, qui ne tient de 1'un & de 1'autre que la manière qu'il faut pour en faire dire un mot italien, il mtyptcmpo; & certainement il eft fait tout comme cela, 8c 1'on ne peut pas mieux 1'exprimer : la douceur de I'air y eft grande, & le plaifir qu'il y a a le refpirer eft inconcevable. Cette ile n'a point de nom, & elle eft inhabitée. II y auroit affez lieu de croire que c'eft 1'ile Ferme par fa beauté, quoiqu'il n'y, refte rien du palais d'Apollidon ; mais vraifemblablement il a été' détruit faute d'être hanté , perfonne n'étant digne de pouvoir parvenir è paffer le lac des Loyaux-Amans: ainfi ce maudit tems, qui détruit tout, a détruit ce digne &C  i6o Relation fuperbe édifice : en récompenfe, il y a de quot en faire de plus beaux & des plus a la mode* Sur le rapport de ceux que nous avons envoyés pour en faire le tour, nous apprenons que cette ile a cent lieues de circonférence; qu'elle eft toute revêtue de porphire & de marbre ; qu'a hauteur d'appui, elle a , tout-a1'entour , une baluftrade de même , & ce pour regarder la mer qui la bat. II n'y a que deux havres oii 1'on entre a tous vents, & oii les vaiffeaux les plus en danger de la tempête trouvent leur afile contre les plus fiers orages, Ses ports font commandés par deux places, les plus belles & les meilleures du monde; elles font forres par leur fituation; 1'une eft un rocher efcarpé, fur le haut duquc-1 eft une terraffe en manière de baftion, d'une pierre auffi dure qu'elle eft précieufe & éclatante ; je ne 1'oferois nommer, de crainte de paffer pour un menteur ; mais je laiffe a deviner, & je me perfuade que 1'on le fera aifément. II y a force canons qui ne font point de fonte verte, mais qui font d'une plus noble matière, & 1'on n'en connoit point la valeur en fait de canons, n'y en ayant jamais eu que ceux-la; ils font de ce métail a qui le foleil donne fon éclat & fa couleur; & ce qu'il y a d'étonnant * c'eft qu'ils font beaucoup meilleurs que les autres,  DE l'Isle Ïmagin aïr e. t6l autres, bien qu'on n'en ait point fait 1'expérience en Europe ; leurs affuts font de bois de calambour, qui s'y trouve, plus propre qu'on ne le croiroit. Les logemens pour les foldars, & les magafins font creufés dans le roe , & il n'y a de batimens qu'un très-petit pavillon, mais trés - fplendidement bati de corail , de jais & de la pierre même du rocher. L'autre fort eft conftruit tout d'acier, & armé de même que celui qui lui eft oppofé : c'eft une chofe affez extraordinaire k voir, mais fort rare , fort belle & encore meilleure. Je penfe que perfonne ne doutera que n'ayant que ces deux avenues agarder, la domination de cette ïle ne foit fort confidérable & fort redoutable k tous les princes de la chrétienté. La perfonne qui achète cette ïle n'étant pas pour y demeurer, elle peut bien prendre fes mefures pour favoir k qui elle donnera ce gouvernement, puifqu'il eft trés • honorable , & fur-tout fort utile , fi celui a qui elle le deftine a le pouvoir de mener des gens pour peupler cette contrée. Je ferai le détail de tout ce qui eft néceffaire. Mais revenons k notre fujet. Le pays eft bon ; & depuis deux ans que j'y fuis, je m'étudie d'en connoïtre tout, & d'expérimenter ce qui y peut venir. La con- L  i6% Relation verfation ne m'occupant point, puifque je n'ai avec moi que deux valets, que je pourrpis nommer efclaves, vous ferez, peut-être, en curiofité de favoir qui m'y a mené. Je vous le vais dire. Etant jeune, je me débauchai de mes études avec quelques-uns de mes camarades. Nous fïmes deffein de nous en aller en pélerinage a Saint-Jacques en Galice, & nous fümes jufqu'è Orléans. Nous nous amufions , pendant le féjour que nous y fitnes j a pêcher dans 1a rivière de Loire ; & étant fort avancés pour trouver plus df poiffon, il vint un tourbiüon de vent qui nous emporta jufqu'a Gergeau , ou je me trouvai dans un baieau féparé de mes camarades. Je fus au défefpoir, ne fachant que devenir , 6c n'ayant pas un fol. Le batelier eut pitié de moi, & me mena avec lui jufqu'a Rouane, oii j'entendis parler de la montagne de Tarare. Je me fouvins d'avoir tu dans Voiture, qu'il s'y étoit trouvé par enchanteinent, le jour qu'on le berna a 1'hotel de Rambouillet. Je fongeai alors que ie ferois heureux s'il arrivoit une aventure pareille qui m'emportat & qui m'emmenat en quelque ile enchantée. A 1'inftant, je me fentis élevé, & je me trouvai a Marfeille fur le port, en un état bien différent de celui auquel j'étois parti de  de l'Isle Imaginaire. 1S3 Paris, car j'étois vêtu en homme de qualité, & je trouvai beaucoup d'argent dans-mes poches. Jugez de ma joie.Force gens me vinrenf acofter, & me demandèrent depuis quand j'étois arrivé. Je ne jugeai pas k propos de me faire connoïtre* pour un écolier, ni de paffer auffi pour un homme qui tombe des mies : je leur répondis qu'il y avoit deux ou trois jours que 'j'étois dans leur ville, & que j'y venois k deffein de prendre emploi fur les vaiffeaux-, n'ayantpas "trouvé le fervice de terre a ma fantaifie qu'il m'étoit même arrivé quelque accident qui m'avoit obligé de m'éloigner de 1'armée de Flandres pour quelques années. lis me preffoient fort de leur conter le détail de mon combat, ne doutant point que ce n'en fut un; mais comme je me ferois fort mal démêlé d'un tel récit, n'ayant jamais ni vu ni fait de combats de ma vie, je me tirai honnêtement de celui-ci fans coup férir, & j'évitai d'entrer en matière. Ces meffieurs jugèrent que j'étois un joli garcon, & concurent une grande opinion de moi, & plus que je ne.méritois k mon age, car je n'avois que feize ans, & je n'avois rien vü. Je les hantai, je les régalai: enfin je m'embarquai & je m'abandonnai k ia* mer. Si je me fouviens -ce fut avec le che. yalier de la Ferrière, qui fut fi malheureux Lij  164 Relation que de périr , & tout ce qui étoit avec lui. Je jne trouvai heureufement fur une planche de galère du débris des nótres, qui me porta dans un vaiffeau turc , oii 1'on me regut fort bien: j'y trouvai des Frangois, des Efpagnols, des Allemands, enfin des gens de tout pays. Mais peu de jours après, nous fümes attaqués, nous combattimes, & tout fut tué fur notre vaiffeau ; il n'y demeura que m,oi , & je fus viöorieux de ceux contre qui nous combattions. Enfin je me vis maïtre des ennemis, d'un ravire, & de quantité de richeffes. Cela me plut fort. Je m'en allai a la première ville rajufter mon vaiffeau , & me munir de tout ce qui m'étoit néceffaire pour continuer cette vie, qui me fembloit fort agréable. Ce fut a ce combat oü je pris les deux fidèles efclaves que j'ai avec moi. Nous fïmes encore quantité de prifes; entr'autres nous en fimes une oü il y avoit force femmes, & entre elles une jeune princeffe d'une beauté fans pareille; elle n'avoit que dix-huitans. Vous difant que c'étoit la plus belle chofe du monde j il feroit inutile de vous en faire ie portrait; car ce terme comprend tout ce qui fe peut imaginer. Elle avoit un cafque d'une efcarboucle feule, avec une manière de plume d'or, oü il pendoit des poires de diamans, taillés a facettes, gros comme i  de l'Isle Imaginaire. i6«> des amandes: elle avoit deux émeraudes, dont elle étoit armée comme d'une cuiraffe ; une jupe Sc des manches volantes d'un taffetas d'Avignon, couleur de feu, car c'étoit en été ; les bras a moitié nuds , & les jambes de même avec de petits brodequins feulëment, d'urr tiffu couleur de feu & argent. Je ne vous dirar rien de leur beauté, tout le corps en étoit auffi bien partagé que le vifage ; j'en fus üirpris & éfenné : elle étoit fur une manière de tröne, & on ne lui parloit qu'a genoux. Je jugeai bien que c'étoit quelque grande dame ; mais je ne 1'appris .pas fttöt , car perfonne ne parloit ni frangois ni aucune des autres langues crue je favois. Je lui rendis les mêmes devoirs que ceux de fa fuite, Sc jamais prifonniers ne furent fi maitres que ceux-la. Vous jugerez bien , fans que je vous le dife, que dés ce premier momeat je fus prévenu d'une grande paffion pour ce charmant objet. L'amour ne m'aveugla pas tant que je ne jugeaffe bien que cette charmante princeffe me mépriferoit, quand elle fauroit que jen'étois qu'un miférable gentilhomme, Sc que j'aurois beau être jeune Sc bien fait, tout cela ne lui pourroit plaire. Je m'avifai de me faire fervir avec beaucoup de cérémonie, Sc de lui donner a juger par la manièrë qu'on en ufoit avec moi, que j'étois un fort grand feigneun li L iij.  ï&S Relation m'étoit d'autant plus aifé de prendre telle qualité que je voudrois, que pas un de'mes gens ne me connoiffoit , & ne favoir qui j'étois : je pris donc cette.réfolution le lendemain de fon arrivée. Le premier jour elle avoit été retirée, ainfi ni elle ni fa fuite n'avoient pü remarquer que je vécuffe autrement. Je 1'allois vpir avec foin ; mon fdence lui parloit de ma paffion, & il me fembloit que le fien me faifoit connoïtre qu'elle ne 1'avoit pas tout-a-fait défagréable. Enfin amour qui entend toutes les langues , & qui eft le meilleur maitre du monde pour s'expnmer, m'apprit fon langage, & je me trouvai en état de lui parler. Les premiers entretiens que nous eümes enfemble furent de plaindre fon malheur, de lui protefter qu'elle étoit la maïtreffe de fes volontés ; que j'étois incapable de me prévaloir de fa difgrace, & tout pret a la ramener oü elle ordonneroit. Elle me dit qu'elle étoit fiile du roi de Madagafcar, & que fon père 1'avoit prornife au roi d'Ethiopie , & que 1'un de ceux qui avoient été tués au combat, étoit fon oncle qui la menoit au mari qui lui étoit deftiné. Elle me fit paroitre peu d'inclination pour cette a'liance. La conjoncture étoit fort belle pour faire paroitre ma paffion; mais eomme je fongeois par oii je devois commencer, elle me demanda qui j'étois, & me dit  de l'Isle Imaginaire. 167 que Ia bonne opinion qu'elle avoit de moi, fondée fur les civilités que je lui avois rendues, lui donnoit la curiofité de me connoïtre. Je me défendis autant que je pus, mais de fagon que je lui donnois encore plus de curiofité. Enfin elle me preffa tant, que je lui dis que j'étois le fils du roi de France : ce qui étoit une .chofe affez dirRcile a croire en 1'état oii j'étois, puifque le roi mon père étoit le plus puiffant des rois ; mais que des raifons que je n'ofois dire m'avoient mis en 1'état oü j'étois, 8c que je la: fuppliois très-humblement de ne me point commander de lui en dire davantage. Elle eut peu d'égard k ma fupplication, 8c elle me commanda abfolument de lui dire mon aventure. Le même amour qüi m'avoit fait celer ce que je voulois taire , m'obligea a parler. Un jour f. (dis je a cette princeffe), comme je chaffois dans la forêt de Livri, mon cheval étant tombé, & s'étant enfui avant que je fuffe relevé, un page courut. après pour me le ramener. Pendant ce tems-la, je vis proche de moi une bergère d'une fi grande beauté, qu'elle me donna dans la vue : je 1'approchai , 6c je lui trouvai autant de fierté que de charmes: 8c , dans le peu de tems que je lui parlai, fon efprit me parut auffi poli que celui des dames de Ia sour. Je lui demandai fa demeure : elle me dif, Liy.  l6§ Relation que c'étoit dans le village de Livri, & que fon occupation ordinaire étoit ~de garder les moutons. Mon cheval revint ; je ratrapai la chaffe ; & pendant que je courois après le cerf, je n'y fongeois guère ; mais bien' a ma bergère. Je m'imaginai que c'étoit Aftrée, & je me réfolus d'être Celadon, & de quitter toute la grandeur & la dignité oh j'étois né, pour fuivre la vie champêtre, & paffer une partie de la mienne avec elle , me perfuadant que le roi mon père ne me permettroit jamais de 1'époufer de fon vivant, & que tant qu'il vivroit je ferois berger. Je retournai au Louvre, oh je fis comme j'avois accoutumé ; je donnai mes ordres a un valet affidé que j'avois , de m'acheter tout ce qui étoit néceffaire pour me vêtir en berger. Dés le lendemain, je partis de Paris de grand matin ; je me défis de tous mes gens ; & comme j'étois au lieu oh j'avois donné mon rendez-vous, je trouvai mes habits de berger, dont je me revêtis, & je quittai mes habits de la cour. Je donnai mon cheval a celui qui me les avoit apportcs, & je le ren^ voyai avec ordre de m'apporter, toutes les ' femaines, de 1'argent au lieu même oh il me quittoit. Je m'en allai trouver ma bergère, qui ne fut pas fachée de me voir ; mais elle fut furprifo de mou .changement d'habit: toutefois.  de l'Isle Imaginaire. 169 celui que j'avois la veille n'étoit pas pour me faire croire un grand feigneur, car j'avois une cafaque de valet de chiens : je lui dis que la vie de la cour, & la fujétion de panfer les chiens, ne m'avoir pas plu ; que j'aimois beaucoup mieux garder les moutons comme elle, & que je Ia priois de me mettre en condition. Elle me répondit que je rencontrois une occafion fort favorable ; que fon maitre n'avoit plus qu'elle a garder fes troupeaux,ayant chaffé un berger depuis quelques jours, paree qu'on 1'accufoit d'être forcier; mais que n'ayant point de répondant, elle ne favoit li on me prendroit. Je me trouvai fort embarraffé ; elle le «connut bien: mais nous ne laifsamés pas d'aller, car elle me promit de me mener chez lui. Je fongeois par le chemin, que je m'embarquois a une affaire mal aifée a achever; que dès que le roi mon père me trouveroit perdu,1 il me feroit chercher ; que Livri n'étoit qu'a quatre lieues de Paris ; que fi ces gens-ei en avoient le bruit'(comme 1'on ne manqueroit point, en s'informant de moi , de me dépeindre), le bon homme chez qui je ferois auroit une grande joie de me livrer ; que ma bergère n'ajouteroit point de foi a tout ce que je lui aurois dit, dès que je ferois connu; & qu'enfin elle me prendroit pour un affronteur.  ï7 Relation Toutes ces chofes me donnoient tant d'em» barras , que me trouvant arrivé a la maifon du laboureur , la bergère me préfenta ; & comme ce bon-homme commenga a me parler , je ne favois comment lui répondre. Enfin je commengai, en difant en moi-même: amour, aidemoi: ce qu'il fit. Mon nouveau maïtre me demanda d'oü j'étois , je lui répondis que j'étois de la frontière de Picardie ; que mes père & mère avoient du bien ; & que , pour mon plaifir, je m'étois amufé a faire le métier que maintenant j'exergois par nécefiité. Il fe tourna vers fa femme , & lui dit: ma mie , ce jeune gargon me plait; il paroit, a la naïveté de fon difcours, qu'il dit vrai, & a fa mine , qu'il a été bien nourri: il ne faut point s'arrêter a des répondans; il me plaitprenons-le. La bonne femme k qui je revenois autant qu'a fon mari en convint, & lui répondit: ces malheurs peuvent arriver k tout le monde; & s'ils nous arrivoient, nous ferions bien heureux de.trouver des gens qui en fifTent autant a nos enfans. De forte que je fus arrêté au logis. J'allois tous les jours mener mes moutons aux champs avec ma belle bergère : nous chantions affis fur 1'herbe; nous faifions des chapeaux^e fleurs a nos moutons les mieux aimez ; je leur mettois des rubans : enfin, rien n'étoit fi joli que nos troupeaux. Je lui con-  de l'Isle Imaginaire. 171 tois mes douleurs , elle les écoutoit, & les fouIageoit. A la fin je trouvai que je n'avois plus de fujet de me plaindre, puifqu'elle m'étoit fi favorable. Mais un dimanche comme nous étions au pröne , j'entendis crier le fils du Roi que 1'on demandoit. L'appréhenfion que j'eus d'être connu me fit réfoudre a me déclarer k elle: je le fis, & lui protefiai en même tems que rien ne pouvoit empêcher le deffein que j'avois de 1'époufer. Je lui propofai de quitter ce pays, & de nous en aller mener notre douce vie aux bords du Lignon ; ou dans un lieu plus éloigné, dans lequel 1'on nous trouveroit moins. Nous nous y en allames par des lienx écarlés, en ne logeanr ni en bourg ni en village, couchant dans les bois. Comme la France n'eft plus comme elle étoit autrefois du tems des Gaulois, nous ne trouvames point de chevaliers-errans, & notre voyage fe paffa fans aucune aventure. Les bords du Lignon me parurent beaux au dernier point: nous allames voir les laules ou Céladon & Aftrée mettoient leurs lettres ; nous vimes la fontaine de la vérité d'amour; nous vifitames tous les lieux oh fe faifoient les facrifices , & nous pafsames-la queïque-tems avec beaucoup de douceur : mais mon malheur voulut qu'étant allé a une fête k un viilage prochain , la foule ou la chaleur caufa a ma bergère une maladie, dont  *7£ Relation elle mourut.. Vous pouvez jugeï de ma douleur dans une fi/unefie aventure. Ma première réfolution fut de m'en aller dans la Thébaïde pour v vivre comme j'avois lu qu'ont fait autrefoisles pères du défert; mais comme j'étois en chemin pour y aller, il me fembla que de la qualité dont j'étois, je pouvois faire une plus rude pénitence en ce monde , puifque les plaifirs font un grand fupplice pour les gens qui n'ont pas le cceur gai; mais auffi je fongeai que de m'en retourner droit a la cour après quelque mois d'abfence, il faudroit rendre compte du fujet qui 1'avoit caufée, &qu'encore qu'il fut beau pour ceuxqm avoient Vu la bergère , il ne feroit pas de même pour le roi mon père ; qu'il valoit mieux m'en aller k la guerre , & ne point revenir que je n'euffe fait quelque chofe de confidérable ; & que ce feroit un honnête prétexte d'avoir quitté Ia cour, en'difant que la crainte que 1'on ne m'empêchat d'aller a 1'armée m'avoit fait partir de cette manière. Je m'embarquai donc , fur cette penfée, dans un vaiffeau étranger, ne voulant pas être connu. Mon deffein a réuffi , ayantfait d'affez belles chofes pour m'acquérir quelque réputation; & le reffouvenir de( tous mes maux paffés efl bien effacé maintenant par la joie que j'ai d'avoir I'honneur de vous voir. U étoit tard lorfque je com.mencaimon avea-  de l'Isle Imaginaire. 171 ture ; ainfi , dès qu'elle fut finie , la princeffe me donna ie bon foir. Quand je fus retiré, j'admirai mon bonheur de m'être fi bien tiré daffaire, & je me remerciai moi-même de m'être fait fi grand feigneur; mais, quand il faut feindre , il ne faut point que ce foit è moitié ; il ne coüte pas plus de fe faire fils d'un roi, que le dernier de fon royaume. Je connus, a la mine de la princeffe, que mon récit lui avoit plu, & je me flattai de belles efpérances. Je paffai toute la nuit a faire ce qui s'appelle des chateaux en Efpagne, ce qui fit que le matin je dormis tard. L'on me vint éveiller, & j'appris que c'étoit une des dames de la princeffe, qui me venoit avertir qu'elle avoit été malade toute la nuit, & que 1'air de la mer lui étoit tout- è- fait contraire; mais qu'elle étoit fi peu accoutumée a prier perfonne , qu'elle mourroit plutöt que de fe re-, mettre a me faire une prière, de laquelle elle pourroit être refufée. Je me levai en diligence, & je 1'allai trouver pour la fupplier de me dire ce qu'elle vouloit devenir , qu'il n'étoit pas jufte de la tenir toujoürs errante & vagabonde, qu'elle étoit la maïtrefie, qu'elle pouvoit prefcrire ce qu'il lui plairoit, & qu'elle feroit obéie. Elle me dit qu'elle étoit plutfa en état de fuivre mes confeils que de com-  i74 Relatïos mander, & qu'elle m'avoit une grande obligation. Nous fümes long-tems fur ces propos, interdits 1'un & 1'autre , & de manière a comprendre que chacun avoit envie de parler & n'ofoit. Je crus qu'en cette rencontre mon filence feroit criminel, & que c'étoit a moi è parler. Je me déterminai donc, & jugeai qu'en cette occafion je me devois bien plutöt recommar.der cl 1'amour, que quand j'avois dit l'avoir fait en répondant au laboureur; je dis donc alors : amour, feconde-moi; & je lui fis une déclaration tout de mon mieux: mais une telle chofe eft toujoürs ridicule a redire, & n'eft jamais agréable qu'a ceux qui la font, quand elle eft bien recue, ou a celle qui 1'écoute, quand elle aime le cavalier. La princeffe recut la mienne fort agréablement : je ne fai pas fi ce font les charmes de ma perfonne, du moins ne le puis-je croire, trouvant qu'il y en a tant a la qualité dont je lui avois dit que j'étois, que mon récit feul pouvoit avoir captivé fa bonne volonté, fans y rien ajouter. Je lui alléguai les avantages qu'elle auroit, la manière de vivre de la cour de France , les agrémens qu'elle y trouveroit. Enfin, nous conclümes, & je me trouvai le plus heureux homme du monde de me voir mari d'une beauté & d'une fi grande princeffe»  de l'Isl e Imaginaire. 175 Le refpeö que les honnêtes gens ont toujoürs pour Ie fexe, & celui qu'elle m'infpira k fa première vue,furent caufe qu'elle demeuratoujoürs dans fon vaiffeau , & que 1'on ne toucha k rien: de forre que la fortune, non contente de m'avoir donné un fi riche tréfor que celui de fa perfonne, me fit paroïtre beaucoup de chofe qu'elle pofiédoit. Elle me fit voir des millions d'or monnoyé, des lingots en quantité, des barils tout pleins de diamans taillés k facettesf1, en tables & de toutes les manières, de fort gros rubis., des perles rondes & en poires d'une groffeur démefurée. Jugez de mon étonnement, car Ia valeur de toutes ces chofes ne fe pouvoit nombrer. 11 y avoit encore des pièces de toile d'or, d'argent, & des tapis de Perfe pour faire plus de deux mille ameublemens. Comme 1'intérêt n'étoit pas pour lors ma paffion dominante , je regardai tout cela comme des feuilles de chêne , & je ne fis autre réflexion , finon , que mon bon homme de père feroit bien aife de me voir marié k un fi riche parti, & que toutes ces fommes feroient fort utiles pour la fubfiftance de notre familie. Notre deffein étoit de venir en France, mais tous les vents nous furent contraires \ nous fümes attaqués & viftorieux plufieurs fois ; a la fin, nous fümes vaincus ; & par  -17Ó Relation malheur, dans un fort rude combat, la princeffe fut tuée d'un coup de moufquet qu'elle recut dans le cceur, pour la punir, je crois, d'avoir aimé un auffi grand importeur que moi. Jtigez cependant de ma douleur. Je ne fongeai plus a rien. Je demeurai dix jours fans parler & fans manger; de forte que mes deux fidèles efclaves avoient foin du vaiffeau. A la fin, je donnai quelque figne de vie : je fus encore un long-tems fans parler, & peu-a-peu je revins; mais comme un homme outré de mélancolie : nous allions defius la mer errant deck & dela, fans favoir oh, & fans deffein. Un jour, pour me divertir, ces fidèles efclaves s'avisèrent de m'apporter des livres qu'ils avoient trouvés dans quelques - unes de nos prifes; je m'amufai a les lire; c'étoit des philofophes , fur-tout Epiclète me plut; car en 1'état oü j'étois, fouffrir & s'abffenir étoit une philofophie qui donnoit fort dans mon fens. Le vent me jetta dans l'ile dont il eft queftion. D'abord je fus furpris de la beauté de ce port. Etant entré dans ce beau & brillant rocher dont je vous ai fait le récit, je fis mon poffible pour en fortir, ne jugeant pas que tant de beauté convïnt a ma mauvaife fortune; mais il me fut impoffible. J'appréhendois d'y trouver du monde digne d'habiter un fi beau lieu; mais il  |0.e que ,'eto,, capable d'en pouvoir fe,,;- £ »e m>uver feu. avec m„ d^efda T ^ avoit reduit au milérable érat !•„ & »ue 1'on m.av„,IprisceU,ioi "' ~n«h*. ^qu^toitde^a •Men que les chofes nécefliires do1t !. „ ! «« ,& q^jepaffois les jours &leSnuits f r lile y decouvnrent des raretés fi grandes . m'en racontoient tous les jburs\ue, ' chofe de nouveau. Aforce de lire les ohu0! fcphes,jeie evins tant, que je me co^fti d la mort de Ia princeffe, & n'y fongeaipUls Seneque me parut avoir men/une U £ agréable qu'Epicïère , ayant poffédé des bien en les mepnfant. Je commeneai a fortir & a Z promenerpar toute Hle; je la trouvai di,„ beauté extraordinaire : nous nous mïmes tous troIS a lacultiver.ee qui „ons fit connoüre la bonte du terroir^ce qui me donna lieu d penferala peupler. & a. eh donner avis 4 quelque perfonne confidérable, comme j'ai fait, M  178 Relation föngeant que je trouverois a y vivre avec repos & tranquillité, même a y avoir du bien pour y vivre heureulement. Ce fut dans cette penfée que je dreffai ce projet. L'ile a, comme j'ai déja dit, c'ent lieues de circonférence, de longueur & de largeur en tout fens environ quarante. J'ai parlé de la manière dont eiie efi revêtue. II y a dix forêts, k favoir une d'orangers , qui efi en partie a mi cöte; au milieu, qui eft fur une hauteur, il y a un grand étang d'une eau claire & vive: cette fource forme un ruiffeau qui tombe en cafcade fur du marbre noir dans le miiieu d'une route, & qui fait un grand rond au bas. Les routes y font a perte de vue , & les arbres touchent aux nues. A Toppofite , 1'on rencontre une autre forêt de grenadiers, qui eft très-agréable par la couleur de fes fleurs & par la grofleur de fes fruits. Des grenades que 1'on y cueille , il y en a la moitié qui font douces: ces arbres fleuriffent & portent des fruits deux fois 1'année , & les orangers deL même. Une ' autre m'a paru affez extraordinaire , paree que les arbres qui la compofent, groffiffent rarement en France : elle eft de jafmin ; mais d'une hauteur & d'une grofleur incroyables, auffi bien que la quatrième , qui eft de genét d'Efpagne. Les autres font de chênes, d'ormes,  DE L'ISLE IMAGINAIRE. 179 de fapins & de cèdres; fi on en avoit Ie débit, elles feroient de grand revenu, un arbre y cfoiffant en deux ans, comme en quarante dans 1'Europe. Les autres font d'oliviers &c d'arbres fruitiers de toutes fortes: de poires, de prunes, cerifes, bigarreaux & pêches de toutes les manières; & celles-la font beaucoup plus grandes que toutes les autres; & au pi»4 des arbres, il y vient des raifins mufcats de toutes les facons , qui éntourent les arbres, & fur la terre toute forte de fruits rampans» comme fraifes , framboifes, grofeilles, melons' concombres & citrouiiles ; enfin de tont ce que 1'on fe peut imaginer, & de toutes fortes de légumes. Sous les autres, ily vient du hU> de 1'avoine, de 1'orge , hors fous celle des orangers, grenadiers , jafmin & genét d'Efpagne, atteudu que cela eft plus pour la décoration du pays que pour 1'utilité: mais il y na.it de toutes fortes de fleurs, qui y font tou* jours comme au printems. Les prés y font d'une beauté & d'une bonté finguüères, puifque fon les coupe quatre fois 1'année. ïl y a des champs oü d ne vient que des champignons de toute forte de couleürspour réjóuir Ia vue ; &, dans Ie même endroit, des trufes. II y a force riVlères de toutes longueurs & largeurs, des lacs & des ruiffeau* | Ie cours des uns eft M ij  i8ö Relation doux ; des aufrres , il eft rapide, & les eaüx de différent ceil. L'on y prend des poiffons d'une monftrueufe groffeur; l'on y voit fouvent des chevaux marins, des baleines, des dauphins , des naïades, & des firènes les plus jolies du monde ; elles chantent mélodieufement ; & , quand le foleil donne fur leurs écailles, rien n'eft plus plaifant a voir. Les petits tuiffeaux & les.prés d'alentour font toujoürs couverts, de tous les oifeaux qui aiment eet élément, & qui font d'un plumage le mieux nuancé du monde; & l'on peut croire par*la que la nature mêle mieux les couleurs, que les marchands du Palais. Les forêts font toutes pleines de fatyres qui font beaucoup plus tnod'eftes qu'ailleurs, ne fongeant qu'a jouer de leur flute douce, & k les accorder au chant des oifeaux qui font un agréable concert. Les cerfs y font communément pies, & beaucoup jaunes & noirs, & même de tout blancs avec les cornes couleur de feu, fi vive , qu'il femble qu'elle foit de vernis. Les biches, faons, chevreuils & dains font prefque toujoürs couleur de rofe & ifabelle. Pour les lapins , ils y font de toutes couleurs , ainfi des autres bêtes; elles font toutes différentes des autrës ; mais les chevaux noirs, blancs, bais ou gris y font rares, étant tous bleus, incarnat, gris-de-lin  ©e l'Isle imaginaire. iSi & mêlés de ces couleurs ; il n'y en ent jamais: de fi beaux : comme ils y font fauvages , leurs; queues & leurs erins pendent jufques a terre;. cela fait un effet admirable.. Les éléphans, lés licornes, les dromadaires & les chameaux y font communs j enfin il n'y a d'aucune forte de bêtes ni d'oifeaux dont vous avez vu, out parler, ou lu qui n'y foient en quantité, Sc d'une beauté exquife &c rare. Le gibier y eft merveilleux. Le bceuf, le mouton y ont; \in gout qui n'eft point connu en. lieu du, monde. Lesfoirs, rien n'eft fi beau a voir que les prairies au coucher du foleil. Toute forte d'animaux y viennent :. les filvains auffi Se les naïades fe viennent promener quelquefois. dans ces petits ruifteaux ; de forte que leur voix , les flutes des filvains, avec le chant des-, oifeaux , les mugiffemens & henniffemens des. bêtes , tout cela fait un concert le meilleur du monde ; Sc le plaifir qu'on a de voir tant de créatures irraifonnables donner une tellefatisfaclion, montre bien que la nature eft une chofe bien admirable;. encore plus celui %i\ï en, eft l'auteur & cela très-affurément donne de beaux fujets de penfer a foi, & de feire de bonnes & folides réflexions..J'oublioisi une efpèce de béte que l'on ne devroit point, nommer ainfi., puifque hors, la parole. rieck M iij  Relation - ne fe rapporte mieux a 1'homme, non par la fo.-nie, mais par 1'efprit, puifqu'ils en ont infiniruent, qu'üs entendeur^ qu'ils font fidèles, & intelügens : perfonne ne doutera que ce ne foit des chiens dont je veux parler. J'ai remarq;é qu'en cette ile ils y font comme en manière de république , ainfi que quelques naturaliftes ont écrit des fourmis & des mouches a miel : mais affurément les chiens de cette ïle le font avec plus de reconnoiffance & de raifon. Ayant donc remarqué qu'ils avoient un chef, & que les uns & les autres le révéroient , je me fuis tout-è-fait appliqué a voir ou la chofe aMoit, : j'ai.trouvé en eux «ne vraie mornarchie , un roi, une reine , «5c toute leur maifon. Ce font les lévriers qui règnent maintenant; il m'a même paru qu'ils ont difputé long-tems avec les épagneuls: mais ce parti étoit le plus foible , puifqu'il n'étoit foutenu que des bichons, & que les chiens courans , les dognes , les tures, les chiens d'Artais , les matins , & toute autre efpèce , avoient reconnu les levriers comme leurs véritables princes. La race qui regne maintenant eft d'une fort petife efpèce, mais beaux a merveille : ils ne chaffent point ; mais ils font chaffer les' autres pour leur divertiffement. La reine eft noire, avec du blanc & du feu, Le  DE L'ISLE IMAGINAIRE. igj" rol eft blanc , & lesprinces dufangfontcommunément gris &c blancs , 8c noirs ou fort gris: il y en a deux feulement ifabelle &l blancs, d'une beauté fingulière, que l'on deftine de marier enfemble. Leur monarchie eft en fort bon ordre ; ils y vivent fans diffention ; les barbets ngiffent peu; mais, pour les épagneuls, ils font contre fortune bon cceur; car ils chaffent, & apportant de leurs prifes font fubfifter les autres: enfin ils paroiffent fort zélés pour 1'état. De vous dire fi c'eft par politique ou par inclination qu'ils agiffent, je ne vous Ie dirai point : mais vous faurez que les lions y font fort jolis, ils font couleur de feu, & enjoués extrêmement. Je penfe que cela leur vient de Ia haifon qu'ils ont avec les chiens ; car affurément il y a alliance & confédération ; &, dans cette dernière affaire, ils furent fort zélés pour'le parti des levriers; les finges & les renards furent pour les épagneuls: pour les autres bêtes, je ne les vis point prendre parti dans cette guerre. L'on mange en toute faifon des pois verts, des fêves & des afperges, & toute autre forte de ces denrées. II n'y auroit rien de fi aifé que de faire des confitures ; les cannes de fucre y font en quantité. La canelle, la caffe, le ris, la rhubarbe , le fené, le tabac, Sc toutes les drogues orien- M iv  lSi R E I A T ï o N taks y viennent a foifon. Nous ne manquons Tf genS.P°Ur tr3Val!ler' «r nous avons dc route mattere; & dès que nous aurons du n^nde nous aurons de 1'argent. Les versM>* font a milliers , tous les muriers en ,fontpleinS. Enfin amenez-nous de toutes fortes douvners, car tout eft a faire ici. Les car, ^eres font vifibles , quoique fon n'en ait rien ƒ re;,1e marbre , le porphyre, la pierre da touche, le jafp.e, le lapis, k cornaline, le jais , les roches de diamans , d emeraudes , de ruks, de faphirs, de turquoifes y font de Wcme ; & Jes-bords de la mer y font tout templis de coquilles oü Pon trouve des perles; Amenez d'honnêtes gens pour peupler 1'Üe, des bourgeois , des gemühomrnes & des gens d'éghfe:, car. il faut que la vigne du feigneur y foit cultivée, auffi-bien que Ie refte ; des rebgieux & des religieufes, entr'autres des jeluites, car autrement 1'ije feroit décriée '' & un lieu ou ils ne veulent paS être n'eft pas' en réputation :. ils y feront de fuperbes colleges. Si vous voulez, envoyez y des janféntftes, ils font laborieux, & ne fongent pas feukment au travail de 1'efpri.t ; quoiqu'ils faffent les plus beaux ouvrages, que ce foient les meilleures plumes de ce'tems, ilsne laiftent pas de s'adonner a travaïller k tout*  BE L'ÏSLE IMAGINAIRE. 185 forte de métiers, imitant les anciens qui ne demeuroient point inutiles, II feroit affez k propos d'y amener des gens de guerre, de pohce, & de juftice : des premiers, fi on en fuit mon avis, il y en aura de plufieurs na' tions, comme Frangois, Allemands &Suifles, qui font les peuples de tous affurément les plus aguerns. II n'en faut pas en grand nombre, n ayant point de guerre ; mais feulement pour garder les poris, & pour fuivre le gouverneur, qui repréfentera la perfonne du prince. Ce n'eft point une chofe extraordinaire, d'en ufer ainfi; il y en a en Flandres qui fervoient auprès des ducs de Bourgogne, qui fervent encore maintenant a tous les gouverneurs qui y font pour fa majefté catholique. Quant k Ia juftice, je penfe que c'eft fur quoi on aura plus long-, tems a penfer, afin de n'y envoyer que des gens triés fur le volet, ne prévoyant pas qu'il puiffe y avoir de plus d'une année aucun procédé litigieux. Ie fuis to.utefois d'avis que l'on y établiffe un parlement, quand ce ne feroit que pour le decorum de la magiftrature ; le nombre dont il fera compofé, je n'en dis rien, n'ayant point de connoiffance de ces chofes-la, non plus que de beaucoup d'autres, dont je ne parle ici que par les livres : mais 1? $m.Sr s'il m'eft permis de donner mon avis*  ï8 Relation que j'ai lu quelque part qu'au parlement dé Dijon ü y avph un chevalier d'honneur, & méme dans un autre qui avoit été créé a 1'inftar d'icelui; mais ma mémoire me manque, auffi bien que de la manière dont il fut'fair. Comme vous êtes fur les lieux , vous pouvez. prendre vos mefures, & vous fonder fur des exemples ; car les innovations ne font pas bonnes, même en un lieu oü il faut que tout foit nouveau. Les corps de ville auront foin de la pclice, quand on en aura bati. Pour de la monuoye, on y en battra tant que l'on voudra, car nous avons des mines d'or, d'argent, de cuivre, de plemb, & d'autres chofes qui, faute de nom, ne fe peuvent dire. Les comédiens font chofe néceffaire : de Frangois, d'ftaliens , des batteleurs , fauteurs de cordes, Si buveurs d'eau, fans oubüer les ffiarionnettes & joueurs de gobelets ; des chiens dreffés a fauter, Sc des finges pour montrer aux nötres; des violons, des trompettes, des joueurs de luth, de harpe, de claveffin, d'épiüctte, d'orgues, de mandores, de fiftres, des pfaltérions, manicerdions, trompes marines, Sc trompes de cors pour la chaffe ; car il eft bon de joindre les arts libéraux aux mécaniques : Sc comme la mufique eft un de ceux qui me plait davantage , j'en ai fait le détail, ce  DE L* I s' L E IMAGINAIRE. 187 que je ne ferai point des autres: des baladins & de bons danfeurs , fur- tout qu'ils fachent la farabande a 1'efpagnole, avec des caftagnettes, rien ne me paroiffant plus agréable dans un ballet que de les voir après les machines, fr'oubüez pas un machinifte. J'ai vu autrefois a Paris de certaines gens de tout fexe & conditions qui hantoient les honnêtes gens; les uns mélancoliques, & les autres gais, habillés différemment des autres, & parlant de même. Parmi ceux-la, il y avoit des rois, des empe»-eurs, des gens de rien, des oifeaux, le Saint Efprit même a ce qu'il difoit; enfin des perfonnages propres a récréer la compagnie. Comme les cours ne font jamais fans cela, amenez-en pour divertir notre gouverneur; le mot qui les fignifie m'eft échappé de la mémoire; mais je crois le défigner affez pour me faire entendre : quelque bouffon qui foit demi fait. Je penfe que voila toutes les chofes que je pouvois imaginer pour peupler un beau & agréable féjour, & en rendre la demeure telle. Après avoir fongé a ce bien public, je veux fonger au mien : je crois qu'il me faudra marier; mais je fongerois plutöt a 1'alliance, qua la perfonne de mon infante ; car étant fille d'un homme tel que je le vais dépëindre,' elle ne pourroit être qu'incomparable. Je  K E ï. A T É O' SF vouclrois donc que mon prétendu beau-père fut un homme agé de cinquante-neuf ans % Wge d'épaules, d'entre deux tailles,, blanc comme un cigne, affez frifé pour laiffer a jager aux fpe&ateurs qu'il a eu une belle tête de groffeur a l'avoir bonne, rouge en vifage, degros yeux bleus un peu hors de la tête, entre doux & hagards, plus fouvent 1'un que 1'autre puifqne la douceur lui doit être naturelle : & que quand ils ne le font. pas, il faut qu'ils fe fenient de fon humeur martiale; que fon nez foit entre le camard & le pied de marmite, fa bouehe affez commune : enfin k tout prendre,. quil ait bonne mine, & qu'il foit bienfaife, qu'il ait 1'air fin, qu'il faffe des mines , felon, les occurences, qui fighiSent beaucoup de Chofes. II me femble que je le vois.; fon efprit ne & peut exprimer; il parle comme un. livre, & a la. langue mieux pendue qu'horome du monde ; il écrit comme Nervèze;il efi un ré-. gifoe vivant de tous les commandemens, foiten guerre ou en province : il fait la fonclion de toutes les charges, & parfaitement bien les formalités de juftice, les féances , les rangs-; des compagnies fouveraines, & fur-tout leur manière de fièger. II a pour fes maitres des, refpecls inouis , une fidélité fans égale ^Sfi; auffi pour fes ami$, eff le plus. ferme & kt  v DE L'ÏSLE IMAGINAIRE. i% meilleur homme du monde; il eft a naitre qu'homme qui vive s'en foit plaint : il rend toujoürs de bons offices ; fert I'un, obligé ï autre, & n'abufe point du crédit qu'il s'eft acqius par fon propre mérite: ce qui a fait fur 1'efprit de fon maitre une impreffion capable d'éblouir par fes rayons tous fes compatriotes d'envie; mais ils ne font pas affez: forts pour Ia diffiper : je penfe que voila un abrégé d'un homme bien parfait. J'en ai parlé comme d'un homme vivant; car, puifqu'il fera mon beau-père, il ya quelque apparence qu'il eft fous la voute des cieux » & qu'il n'y a qu'a le connoitre. Faffe le ciel que ce foit plutot que l'on ne s'imagine , & qu'il lui donne une dignité: fi c'étoit le gouvernement de notre ïle , je ferois au comble de mes fouhaits ; mais il faudroit être Noftradamus pour le connoitre maintenant. Mais a propos de Noftradamus, envoyez-nous auffi de ces gens, qui, de leurs cabinets, fe promènent dans la moyenne région de Fair; & qui, par les habitudes qu'ils ont avec les aftres, fouillent, par la permiffion des dieux, dans les fecrets les plus cachés de nos rois, même pénètrent jufques dans 1'avenir.  290 H I S T O I R E H I S T O I R E DE LA PRINCESSE DE PAPHLAGONIE. Lorsque les Perfes vinrent dans la Paphlagonie , & que Cyrus s'en rendit le maitre , tout le pays eut de la terreur Sc de 1'effroi des conquêtes d'un fi grand capitaine, fi honnête homme, Sc fi bien fait. La reine de Paphlagonie craignitque les charmes 'de ce conquérant ne donnaffent dans la vue de fa fille, ou qu'il ne reffentït lui-même les charmes de la princeffe ; & comme ce n'étoit point des intéréts de leurs étatsque 1'union de ces deux maifons, la bonne femme de Paphlagonie envoya la princeffe fa fille chez la reine de Mifnie fa tante. La jeune princeffe étoit nee avec beaucoup d'efprit & de beauté; elle étoit fort aimée de fa mère, Sc elle 1'avoit éié encore davantage de fon père , de qui elle tenoit la vivacité d'efprit, Sc 1'agrément qu'elle avoit en toutes chofes, ce qui redoubloit fa tendreffe pour elle par cette reffem*  DE LA PRINCESSE DE PAPHLAGONIE. 191' blance. Ce prince avoit été un des plus braves & des plus galans hommes de fon tems, &l'ort peut dire que, s'il avoit vécu, les Perfes ne feroient pas entrés dans fon pays, ou du moins n'y auroient pas fait de fi grands progrès , \§C affurément il eft mort trop tot pour le bien de fes états. Cette jeune princeffe, dont 1'enfance avoit é.é chérie par ce prince, avoit encore cultivé les commencemens de fes belles lumières dans fa cour, qui étoit auffi grande, auffi agréable , & pleine d'auffi honnêtes gens qu'aucune de tous les princes fes voifins; mais cette cour devint une foiitude par fa mort, & ce lieu reffembloit plutöt a un convent par Ia vie que l'on y menoit, qu'a la cour d'une grande princeffe ce qui donnoit beaucoup d'ennui a fa fille , qui s'adonnoita toute forte de leétures; car c'étoit un efprit a qui il falloit donner toujoürs de 1'occupation : elle apprit toutes les langues qui étoient a Ia mode, & convenables.aux perfonnes de fon fexe; & pendant que fa mère étoit dans les temples aux pieds des autels, addreffant fes prières aux dieux pour Ia confervation de fes états, notre jeune princeffe tachoit de fe rendre digne de les gouverner. Comme elle arriva chez la princeffe de Mifnie, on admira cette jeune merveille , & tont le monde en étoit charmé. On ne comprenoit pas com«  ty* Ü ï s ït ó ï ik k ment elle s'étoit pu faire au point qu'elle étoit dans la folitude oü fa nière la faifoit vivre, ce qui faifoit d'autant plus admirer la beauté de fon naturel; mais ce qué l'on y remarqua furtont fut Un grand éloignement pour la galanterie , quoi qu'elle aimat les efprits galans, & qu'elle eüt une délicateffe admirable a en faire le difcernement. Un jour urt cavalier, en lui racontant une hiftoire , nomma 1'amour; a 1'inftant il lui vint un vermillion aux joues beaucoup plus éclatant que celui qu'elle y avoit d ordinaire j ce qui fit remarquer a la compagnie que le cavalier avoit dit quelque chofé qui avoit bleffé fa pudeur; il s'arrêta tout court (car le refpeft 1'interdit jufqu'a lui faire perdre la parole ), & elle remédia a cela de la manière du monde la plus ingénieufe, & la plus nouvelle ; elle reprit le difcours en lui difant : Hé bien, 1'autre qu'a-t-il fait? ne voulant point hommer 1'amour * pour lui apprendre a fe faire entendre fans prononcer une chofe qui lui déplaifoit: de forte que depuis on ne paria plus que de 1''autre, & 1'amour fut banni des converfations de la princeffe, auffi-bien que de fon cceur; Rien ne reffemble mieux h Paris que la ville oü demeuroit la reine de'Mifnie, &rien n'étoit plus'femblable a la place royale qu'une place oü  bE LA PRINCESSE DE PAPHLAGONIE. 193 oü étoit fon palais; c'eft pourquoi, après cette comparaifon , il feroit inutüe d'en faire la defcription; mais il n'eft pas ainfi de fa perfonne , car on ne la peut comparer qu'a elle-même. C'étoit une femme grande , de belle taille & de bonne mine ; fa beauté étoit journalière par fes indifpofitions qui en diminuoient un peul'éclat: elle avoit un air diftrait & rêveur, qui lui donnoit une élévation dans les yeux , & qui faifoit croire qu'elle méprifoit ceux qu'elle regardoit; mais fa civilité & fa bonté raccommodoient en un moment de converfation ce que les diftractions pouvöient avoir gaté par eet air méprifant. Elle avoit de 1'efprit infiniment, un efprit capable, inftruit, eonnoiffant & extraordinaire en toutes chofes. II falloit avoir une grande politeffe pour être de fa cour; car tout ce qu'il y avoit d'honnêtes gens de tout fexe, s'y rendoient de tous cótés; mais quelque bonté qu'elle eüt pour excufer les défauts des perfon* nes qui venoient pour y apprendre, fes courtifans, moins charitables qu'elle , n'avoient pas la même indulgence , & ainfi la crainte en banniffoit le ridicule. Elle ne vivoit point comme le refte des mortels, & elle ne s'abaiffoit pas k cette règle oü l'ufage affujettit les gens du com« mun a fe régler felon les horloges ; elles étoient défendues dans tous fes états, & on eüt réputé, N  194 HlSTOIRK pour infenfé un homme ou une femme qui fe fuffent aflérvis è un coup de cloche; on croyoit en ce pays-la que cela choquoit tout-a-fait le bon fens, paree que d'ordinaire on règle les cadrans fur le foleil, & c'étoit 1'ennemi mortel de la princeffe. Elle avoit coutume de dire, pour s'excufer, qu'elle craignoit la chaleur, & que dès que les rayons de eet aftre entroient dans fa chambre, elle fe mouroit, elle s'évanouiffoit; mais, pour moi, je crois que 1'averfion en étoit réciproque, & que fi le feu de 1'efprit de la princeffe, & celui de fes yeux fe fuffent rencontrés avec celui du foleil, ils euffent fait un tel incendie, que le genre humain en eüt fouffert: peut-être croyoii-elle que ce devoit être par la que devoit commencer le déluge de feu, qui viendra a la fin du monde. Peut être auffi notre princeffe , qui étoit trèséclairée en toutes fciences, pénétroit-elle dans 1'avenir par 1'aftrologie; & par ce moyen connoiffant le mal qu'elle craignoit de caufer, elle 1'éloignoit autant qu'il lui étoit pofïible. Sans doute c'étoit la raifon qui faifoit qu'elle ne fortoit jamais en plein midi, qu'elle ne fe levoit qu'au coucher du foleil, & qu'elle ne fe couchoit qu'è fon lever. Elle craignoit extrêmement la mort par cette raifon encore a ce qu'elle difoit qu'elle vouloit allonger le monde  DE LA PRINCËSSÈ DE PAPHTAGONiË. 195 tant qu'elle poufroit i & affurément quand elle n'aufoit pas eu ce fentiment par elle-même * elle 1'auroit eu par la communicatión de la princeffe Parthénie fon araie intime» qui avöit des frayeurs de la mort au-delè de 1'imagination ; il n'y avoit point d'heures oit elles nê conféraffent des iftoyens de s'empê..her de mourir, Sc de l'art de fe rendre immortelles» Leurs conférences ne fe faifoient pas comme celles des autres ; la erainte de refpirer un air ou trop froid ou trop chaud, 1'appréhenfion que le vent ne fut trop fee , ou trop humide, Une imagination enfin que le tems ne fut auffi temperé qu'elles le jugeoeint néceffaire poutf la Confervation de leur fanté, étoit caufe qu'elles s'écrivoient d'une ehamb.re a 1'autre. On feroit trop heureux fi on pouvoit trouver de ces billets, Sc en faire un recueil , je fuis affuré que l'on y trouveroit des préceptes pour le .regime de vivre, des précautions jufques au tems propre a faire des remèdes, & des re» mèdes même dont Hypocrate & Galiert n'ont jamais entendu parler avec toute leur feienee; ce feroit une chofe fort utile au pubilc , Si dont les facultés de Paris Sc de Montpellier feroient bien leur profit. Si on trouvoit leurs lettres, on en tireroit de grands avantageS en toutes nianières, car c'étoit des princeffes Nij  ï«>6 H i s f ó i r ï qui n'avoient rien de mortel que la connoiffance de 1'être dans leurs écrits ; on apprendroit toute !a poiiteffe du üyïe , & la plus délicate manière de parler fur toutes chofes. ii n'y a rien dont elles n'ayent eu connoiffance : elles ont feu les affaires de tous les états du monde , par la participation qu'elles y ont eu de toutes les intrigues des particuliere, foit de galanterie ou d'autres chofes ou leurs avis ont été néceffaires, tantöt pour appaifér les brouilleries , & les querelles, tantöt pour les faire naitre felon les avantages que leurs amies en pouvoient tirer : enfin c'étoient des perfonnes par les mains defquelles le fecrët de tout le monde avoit a paffer. La princeffe Parthénie avoit le goiït auffi délicat que 1'efprit : rien n'égaloit la magnificence des feffins qu'elle faifoit: tous les mets en étoient exquis , & fa propreté a été au-dela de tout ce qui s'en peut imaginer. C'eff de leur tems què récrituré a été mife en ufage , auparavant on n'écrivoit que les contrats de mariages , & des lettres il ne s'en entendoit point parler ; ainfi nous leur avons 1'obligation d'une chofe fi commode pour le commerce. Cyrus vint en Mifnie ,& s'adonna a rendre vifite très-foigneufement a la reine de cette contrée ; la princeffe de Paphlagonie qui étoit avec elle  DE LA PRINCESSE DE PAPHLAGONIE. I^f ne lui déplüt point; il aimoit fort fa cónverfation. Comme ce prince étoit fort jeune & fort enjoué ; un foir il vint chez la princeffe habilié en femme ; car-dans ce tems-la on s'habilloiten mafque auffi-bien qu'en celui-ci. Sous eet habit trompeur il embraffa la: princeffe de -Paphlagonie , &c fe jouant avec elle comme auroit pu faire quelqu'autre princeffe , puis is démafqua ; elle en detweura tranfie k un tel póifit», qu'elle enpenfa mourir, & Cyrus ■eut toutes les peines du monde a obtenir pardon d'une liberté en laquelle il n'avoit point cru manquer au- refpeft- qu'il.lui devoit[: elle lui reprocha en colère que c'étoit des ■jeux. qu'il apprenoit chez la reine Gélati-lle ■: il eft bon d'expliquer qui étoit cette reine. Gélatille étoit une veuve , qui de puis la mort de fon mari , étoit venue habiter la ville de Morifane-, c'eft- le nom. de la capitale de Mifnie. Comme le royaume de cette- veuve étoit dans im pays fi éloigné &. fi. barbare qu'elle n'avoit point vu le monde , elle le cherchoit avec empreffement-; &.pour en être plus- proche , par la permiflion de la, reineia/ elle logeoit dans. un coin de la.place du palais. C'étoit tiue jeune femme de-la plus agréabletaille du monde : elle avoit deux .beaux. yeux;. -.&.un. beau teia ; muis. elle étoit fort- maigre^, N $  HlSTOÏRE ■êc elk avoit un air fort étorudi , qui faifoit juger, auffi-bien que fa conduite, de fon peu xk jugement. Tout ce qu'il y avoit de jeuneffe ^ la cour ne bougeoit de chez elk depuis le matin jufques au foir: on y vivoit fans refffeêli dinant & foupant avec elk , quand il y avoit de quoi ; car bien qu'elle ne fut pas dans une grande opulence, elk en avoit affez :pour rcaintenir fa dignité. Dans fon dérèglement , qui faifoit que tout alloit chez elle dans un grand défordre, elle confervoit néannioins fa majetfé dans fon train ; & entre fes principaux officiers , elle avoit un chancelier qui étoit une auffi bonne tête qu'elle. Comme elk faifoit fa cour chez la princeffe , tous fes courtifans fuivoient fon exemple, & le chanrelierdevint amoureux de la princeffe de Paphlagonie a un tel point , qu'il s'en rendit k jouet de tout k monde , tant il parut ridicule, Un jour on k trouva devant Ia porte de la princeffe , poignardé , mais de telle manière qu'il n'étoit pas tout-a-fait mort; il tenoit dans fa main une efpèce de manifefle , pour juftifier 1'homicide de f i-même , par fa caufe • & comme cette folie lui avoit encore affez laiffe de fens pour refpeöer la "princeffe , ce mamfefte étoit écrit en Grec , afin que tous ceux qui le lui expliqueroknr, le fiffent d'une  DE LA PRINCESSE DE PAPHLAGONIE. 199 manière moiras paffionnée qu'il n'eut fait luimême , fachant bien que les termes tendres & amoureux lui déplaifoient; mais il lui étoit difficüe de s'expliquer autrement. Enfin il lui vouloit plaire en tout. La reine de Mimie eut foin de le faire emporter a fon logis, & donna charge qu'on tachat de Ie guérir. Cette aventure fit fort rire toute la cour ; & Cyrus fe fervit bien de ce fujet pour faire Ja guerre a la princeffe de Paphlagonie. Elle en rougiffoit comme fi c'eüt été Cyrus qui fe fut poignardé pour elle; je crois qué maintenant ceux qui voyagent en ce pays-la en entendent parler. Vous remarquerez ce que c'étoit que 1'étoile de la reine Gélatille ; on ne parloit que d'elle & des liens; il n'y avoit jour qu'il n'arrivat quelque aventure chez elle , ou pour elle , dont toutefois pas une n'étoit héroïque. Un certain chevalier, jeune étourdi comme elle, en devint amoureux; affurément cela fe pouvoit , car elle avoit beaucoup de chofes aimables parmi tout ce que j'en ai dit : ce chevalier ne lui déplut point. Un prince de fes coufins , qui lui étoit obligé de fa fortune % prenant grand intérêt a la confervation de la fienne , fit fon poffible pour lui faire connoitre 1'inégalité qu'il y avoit de lui a elle » dans la crainte qu'elle ne 1'époufat : je ne Niv  *°Ö H I S T O I R E fais fi elle le redit au chevalier , ou s'il 1'aprft d'ailleurs. Le chevalier 1'envoya appeller, & lui donna rendez-vous fur le rempart de ia ville, oii le prince fe rendit. C'étoit en hy ver. Comme le chevalier arriva , d'abord il s'excufa de fon retardement fur quelque indifpofition ; enfuite il lui ■ dit que le feu de fon amour avoit tellement éfeint la chaleur naturelle , qu'il ne fe pouvoit aider ni de fes pieds ni de fes mains, qu'il falloit qu'il s'allat chauffer devant que de fe battre ; 1'autre qui ne paffoit pas pour le plus grand héros de ce tems, fe contrefit fort a 1'égard du chevalier, il le menaca , il lui dit plufieurs paroles outrageantes, & il s'en alla rendre compte de fon démêlé a la reine , qui depuis fut dégoütée de fon amant. Cette aventure fit oublier celle du ehancelier , qui fe guérit de fes bleffures. Dans ce tems-la il vint en cette cour un prince Italien très-beau & très-bien fait. Après avoir rendu fes premiers devoirs è la reine de M ifnie , il s'alla échouer comme les autreschez la reine Gélatille , il en devint amoureux ce qui donna beaucoup de divertiffementau public; car les Italiens étant fort galans, il n'y avoit jour qu'il ne fit voir chofe nouvelle : on couroit la bague , les têtes &: k faquin; on faifoit des caroufels; il donnoit  DE LA PRINCESSE DE PAPHLAGONIE. 101' mille férénades, & toujoürs de différentes rnaruères. La princeffe de Paphlagonie regardoit ces divertiffemens avec plaifir , fongeant avec une fatisfaöion intérieure combien elle étoit heureufe de voir cela pour une autre , puifqu'elle auroit été au défefpoir fi on en avoit autant fait pour elle , ayant une vraie horreur* pour les amans. Pour la reine de Mifnie , le récit de toutes ces chofes !a divertiffoit , & le plaifir d'en parler avec Parthénie ( dans fes lettres s'entend ;) car le moindre zéphir qu'elle eüt fenti a la fenêtre, elle 1'eüt trouvé une tempête , ou un grand orage. Ce prince fit venir des comédiens de fon pays, qui repréfentoient les plus belles pièces du monde en mufique, & avec des machines, dont on n'avoit point encore vu de pareilles. II avoit infiniment de 1'efprit : il étoit adroit a toutes fortes d'exercices : il écrivoit bien , fe connoiffoit en vers, & en faifoit de fort agréables : il n'y avoit paffion qu'il n'eiit eues avant celle de 1'amour, il fembloit que c'eüt été pour s'y rendre plus . propre , & pour fe mieux faire ainier que cela étoit arrivé ainfi ; car il avoir aimé toutes fortes de danfes , toutes les courfes dont j'ai parlé, tous les jéux d'exercices, ceux de cartes & de dés , même je penfe que cela avoit été jufqu'aux jeux de la merelie, de la poule 6c  2öi H I'S T O I R E dti renard, tant il portoit loin les chofes ; pour la poéfie il en avoit été fou,auffi-bien que' de tous les vieux livres: il n'ignoroit pas une langue: il avoit aimé la peinture, & il avoit la connoiffance des tableaux, celle des fleurs, des plantes & des médailles , même des papillonsfic des coquilles. II connoiffoit la fculpture: il avoit aimé les bfltimens, les jardinages & les fontaines : il avoit eu Ia curiofité des meubles & des pierreries, & toutes ces chofes avoient fuccédé les unes aux autres , quand Famour pour la reine Gélatille vim a fon tour. Itn'y avoit que Taftrologie dont il n'avoit point eu de connoiffance , & fa fortune le fit affez connoüre ; car s'il eüt connu 1'avenir, il auroitévité toutes les difgraces qui lui font amvées. Gélatille 1'aimoit extrêmement , & cela eft facile k croire , puifque par-deffus toutes ces bonnes qualités , il avoit celle de la nouveauté , ce qui n'étoit pas peu de chofe pour elle. Leurs amours durèrent Iong-tems, & cette longueur les diminua. Ils entrèrent enjaloufiel'undel'autre k un tel point, qu'ils fe querellèrent fouvent , & même je ne fat s'ils ne s'étoient point battus ; mais tout cela n'empêcha pas qu'ils ne fe mariaffent enfemble fans s'aimer , car pour lors 1'amour étoit tout paffé. Elle s'en alla demeurer au pays de foa  DE LA PRINCESSE DE PAPHIAGONIE. 20J mari, ce qui facha fort toute Ia jeuneffe de cette cour ; les plaifirs finirent prefque en nsême-tems. Cyrus pourfuivit fes conquêtes; & le roi de Mifnie s'étant attaché a fes intéréts , auffi-bien que le prince Italien , ils Ie fuivirent. L'hiftoire de Perfe fait affez mention de fes conquêtes , & du progr'ès de fes armes, fans que j'en parle; c'eft pourquoi je demeurerai toujoürs k nos dames. La princeffe de Parthénie s'éloigna de la cour, & s'en alla demeurer parmi un nombre de vierges qui s'étoient retirées pour fervir aux dieux ; c'étoit un lieu comme l'on pourroit dire maintenant un monaftère ; la elle converfoit quand elle vouloit avec fes dames, & quand elle vouloit auffi elle voyoit fes amies. Pendant le voyage du roi de Mifnie , la reine fa femme alloit quelquefois fe retirer avec elle , dont la princeffe de Paphlagonie étoit au défefpoir, n'y ayant jamais eu une vertu fi libertine que la fienne : -la cloture lui étoit infupportable, auffi-bien que lefilence: jamais perfonne n'aima tant a parler qu'elle , auffi s'en acquitoit-elle admirablement bien. La reine de Mifnie étoit fort éloignée de la dévotion, & ainfi elle ne ' confirmoit pas la princeffe Parthénie dans la réfolution qu'elle avoit prife de devenir dévore. Je dis dele devenir, car je fus qu'elle s'étoit  ao4 Histoire' retirée avant que d'être fort touchée ; efpfrJ rant eet effet du bon exemple , affurément le lieu de fa retraite étoit fort propre a infpirér de bons fentimens; c'étoit une fociété de perfonnes d'une vertu & d'un merite tout extraordinaire , qui caufoit même de 1'envie aux gens du fiècle , paree qu'il y avoit peu de perfonnes ailleurs qui puffent s'égaler a ceux qui compofoient cette affemblée. Un grand mérite ne s'acquérant pas pour le vouloir acquerir , & la vertu étant un effet de la grace ne 1 a pas qui veut. Le prince Italien fut tué dans les guerres de Cyrus , ce qui caufa beaucoup de douleur a Ik reine Gélatille : quoique l'on ne doive pas attendre beaucoup de tendreffe d'une perfonne de fon humeur, elle en eut beaucoup dans les premiers momens. Elle fe retira en Italië dans les états de fon mari : ce fut % qu'elle prit amitié pour une cerraine marchande , qui avoit époufé par amour un foldat eftropié de la garnifon d'une des places de fon mari Cette femme avoit eu quelque beauté étant jeune: cela fe peut croire aifément par ceux qui auront out dire que le-diable même étoit beau dans fa jeuneffe. Cstte créature plaifoit par fa gentilleffe ; car H me femble que le mot debeauté ou d'agrémïntferoitprofané-poiiE  DE IA PRINCESSE DE PAPHLAGONIE. lof elle. Cette gentille dame danfoit & chantoit bien ; elle jouoit du luth : elle avoit er.fin force qualités qui la faifoient fouffrir dans les bonnes maifons , même chez les plus grands. Elle s'amouracha de ce pauvre foldat , paree qu'il étoit jeune , & qu'il avoit de 1'efprit ; elle en avoit auffi , mais fon efprit étoit peu délicat, & fans lumières ; & elle étoit encore aveuglée de la paffion qu'elle avoit pour lui, qui 1'empêchoit de remarquer combien fon amant avoit 1'efprit de travers. Cette inclination fe fit en un village ou il étoit. allé. prendre 1'air pour fe remettre de la bleffure dont il étoit efiropié. Pour elle , elle étoit a ia maifon des champs de fon père , qui eut cette amour défagréable , & qui défendit fa maifon au foldat ; même elle n'ofoit plus aller danfer fous 1'orme , ce qu'elle aimoit fort. Comme ils virent cela , ils firent ce qui s'appelle un trou a la nuit , ils s'en ailèrent , & depuis ils ne bougèrent de chez la reine Gélatille. -Le mari fe fit foldat dans le chateau oii demeuroit cette princeffe , qui prit fa femme en fi grande amitié, que fermant les yeux fur fa naiffance , elle la fit la principale perfonne de fa cour : elle 1'habilla en femme de aualité , ce qui la déguifa fort ; eet habit étoit ü oppofé a fon air, qu'elle en étoit encore  *0ö" HlSTOÏftÈ plus mal. Cette femme changea tellement 1'hu* meur de Gélatille , que l'on ne la connoilfoit plus ; & d'un autre cóté , 1'amour qu'elle avoit eu pour fon mari fe tourna en une fi grande haine , qu'elle ne le pouvoit plus fouffrir : cependant le chevalier dont j'ai parlé * ne fachant oit donner de la tête en fon pays, fe fit bandit; il courut longt-tems fur la mer, & fit toutes fortes de métiers. Enfin fachant que le mari de Gélatille étoit mort , il 1'alla trouver en Italië ; & comme Une flamme mal éteinte Eft facile a rallumer. Ia dame dont je n'ai pu trouver le nom , non plus que celui de fon mari dans tous les livres oü j'ai vu cette hiftoire, ni même de quel pays ils étoient , tant ils ont été peu remarquables ; cette femme , dis-je , obligea la pauvre Gélatille a époufer le chevalier, & k s'en aller errante fur les mers avec lui , par le feul intérêt que par ce moyen elle quitteroit le foldat , qui lui étoit devenu un mari infupportable. Jugez quel trait c'étoit faire a une maitreffe qui 1'aimoit 'comme fon amie , & quelle pitié on doit avoir de Ia pauvre Gélatille. Pour moi j'avoue qu'elle m'en fait bèaueotip,.&.qu'encoreque l'on ne s'affeöionne  BE LA PRINCESSE DE PAPHLAGONIE. IQ7 point aux perfonnes que l'on n'a jamais con««es , je ne fonge point è cette hiftoire fans fenür pour elle de la compaftion , au lie„que je fens un grand mépris pour 1'autre; que même cela iroit aifémenta 1'averfion, tant je trouve dans fon procédé de fentimens bas , & des marqués d'une méchante ame , & d'un cceur peu reconnoiffant. La princeffe de Paphlagonie voyant qu'il n'y avoit plus de guerre dans fes etats, Sc que fa mère étoit morte , fe crut obligée de s'en retourner: elle devint reine quoique nous 1'appellionstoujours princeffe, & on la vint querir avec un équipage aufïï pompeux que l'on en ait jamais vu en Paphlagonie Je crois, felon ce que j'en fais , que ceux qui la venoient querir étoient vêtus è-peu-près comme lesPolonois, lorfqu'ils vinrent querir la reine. Ce qu'on y remarquoit de particulier cetoit une certaine calèche doubiée d'un brocard d'or, argent & bleu , Sc attelée de f« cerfs-pies. La princeffe avoit toujoürs été nourne a craindrele chaud & le froid. La reine de Mffnie, s'écria: » Seigneur dieu! me veut-on » faire mourir, de m'envoyerune telle voiture? »il vaudroit autant que j'alaffe k cheval >» ; ce qui étoit „ne aftion fort redoutable pour elle. A 1'inftant on lui fit voir une litière decriftalde rochq; ce qui la fatisfit fort. Les  2o8 HlSTOlRE adieux de Ja reine fa tante & d'elle furent du dernier tendre. Pour moi je m'imagine que fa tante lui dit : » Ah petite ! ah mignone > » le moyen de vous quitter ! mais au moins » onvous écrira.Il faudra fongerpourfe mettre » 1'efprit en repos , que nous fommes enrhu» méés toutes deux : que vous êtes la-haut dans votre lit , &. moi dansle mien : & j'imagine encore que la princeffe lui répondit: » En » effet, il faut bien croire cela, madame ; car » autrement on feroit au défefpóir ». Elle -pa: tit, & elle fut recue dans fes états avec des applaudifTemens non-pareils; on ne peut point nombrer les trcupes qui étoient fous les armes , ni la quantité de chars qui vinrent au-devant d'elle. On m'a promis de me faire voir un livre oit font tous les vers que l'on fit pour elle , & les devifes qui étoient par-tout. Un de fes ferviteurs les recueillit & les augmenta de quelques épigrammes, ayant un talent particulier pour cela. Un des beaux efprits de ce tems, & qui eft de 1'académie , les a traduits. Rien n'étoit égal a la joie de fes peuples, ni è fa profpérité. Elle dormoit quinze heures , & ne donnoit fes audiences qu'aux flambeaux ; fa chambre &c un grand nombre d'autres que l'on paffoit pour y arriver , étoient éclairées de mille luftres plus beaux, a ce que je crois; que  ï>é Ik prInCesse fiE PaphLagonie. 109 jqué ceux que nous voyons maintenant. Elle Sie Vïvóit que de confommés \ ne mangeoit que des ortolans > «Sc d'autres viahdes de cette délicatefle, & beaucoup de éonferès j car elle les airtoit fort: elle étoit toujoürs cöuchéé fur un lit de repos | d'ou elle ne levoitfatêfe, qui étoit fur mille petits óreillers , pour per-» fonne : die ne fortóit point : dès que l'®ri rimportuhoit, élk faifoit fórtir Ié monde, & envoyoit querir qui il lui plaifoit: mais, hélas 1 il lui furvint ün embarras qui lui caufa bieri du chagrin. Le chevalier étant toürü par d'autres bahdits qui étoient lés plus förts , fut obligé de s'éthouer dans un port de Paphlagonie • oü ayant pris terre avec fa troupe ; ils s'införmèrent de ce qui s'y paffoit, & de la reine; Ort leur conta lavértératiöh qu'on avoit pour elle. Cette hiaüdite créature que nous n'avons point nommée; mais qui ne fera que trop rémarquable par fes méfchartcètés, dit qu'il falloit troubler fes états, & én profiter; & s'ddref. fant è fa troüpe : laiffez-moi faire j s'écria^ t-elle. Compofant des placards Cohtfe la prih-i tefffe , elle les envöya afficher par-tout. La princeffe qui eft fort prompte i & qui n'aime pas qu'on lui manqüe 'de refpect , fit chatier quelques-uns de cèuxqui s'en trouvètënt faifis^ quoiqu'ils n'en fuffent pas cdupables; & conimit 9  aio HïSTOIRE elle vitquel'infolence continuoit, elle continué les chatimens de même, Cela fouleva les e/? prits., &il fe fit quelque manière de révolte, Le bandit Sc fa fuite- fe mirent a la tête des, rebelles ; Si fes troubles durèrent quelque tems, pendant que la princeffe envoya demander du fecours a fes alüés. II y avoit long-tems que les Amazones déliroient de s'allier avec elle , & même il y avoit un arnbaffadeur de \a part de leur reine , a qui elle accorda ce qu'il demandoit il y avoit long-tems. La reine des Amazones vint avec des troupes fort leftes & fort aguerries; elle tailla en pièces tous ces révoltés ; chafTa les conjuréshors de la Paphlagonie ,& notre princeffe demeura fur fon trone triomphante de tous fes ennemis. Le bandit &fa troupe s'embarquèrent , &? continuèrent leur train ordinaire. Comme c'étoit des gens qui ne refpiroient que feu Si. flamme , Si qui ne pouvoient demeurer en un lieu oü regnoit la paix, ils apprirent qu'en Tracé il y avoit de giands troubles ; il jugèrent que c'étoit un parti a prendre pour eux ; i!s fe rembarquent,&ilsy parviennent: mais incontinent après leur arrivée la paix fe fit , ce qui les embarrafïa extrëmement, néanmoins ils n'y furent pas long-tems, qu'ils y trouvèrent un emploi digne d'eux. H y avoit la une manière  ' SÉJÜL PRÏNCESSÈ DE PAPHLAGONIE. Ul de miniftre de ce roi de Thrace , qui avoit fait la tortune dans les derniers troubles, & quj ctoit bien aife de donner des marqués de fon elevation en toutes chofes: même , pour imiter les fouverains , il fe faifoit Mtir un forail & comme d'ordinaire ces lieux-Ja font rempüs d efclaves de toutes nations , il jugea qutf etoit bon de les faire gouverner par des gens qui euffent quelque politeiTe.il entenditparler de ces étrangers nouvellement arrivés; & Ies jugeant pröpres a le fervir , il les envoya querir , & leur communiqua fon deffein lis acceptèrent cette commiffion avec la plus grande joie du monde , ne fachant plus oü donner de la tête • & on leur donna le Gouvernement de ce ferrail. Cet emploi nousparoït une chofe bien odieufe ; mais en un pays ou Ion nc connoiffoit point le chrifiianifme • & ou la coutume étoit d'avoir quantité dê femmes , cela étoit une chofe ordinaire II faut pourtant avcuer que c'étoit une étrange redu&on après avoir commandé dans un grand «at comme Gélatille , de reine fë voir réduite a fervir des perfonnesfi inférieures. Qliand cette nouvelle vint a la princeffe de Paphlagonie , elle en fut fort étonnée. Quelque fujet quelle eüt de ne pas aimer ces gens-la , elle «ut puié du bandit, & de la reine de s'être O ij  laiffés entraïner a une fi abjecte condition J par les mauvais confeils de la créature qui lés iavoir ainfi pèHus. Cette malicieufe femme n'y trouva pas fon corhpte elle-même: après avoir jetté la reine dans eet abïme , elle com» men£a a fe vouloir féparer d'elle t elle la voyoit quelquefois ; mais élle alloit bemant la conduite qu'elle lui avoit infpiréei C'cfï prop.einent comme mettre les gens dans un bourbier , 6t les y buffer. D'puis pour fe faire une autre föeiété, cette femme s'attacha a une cabale de Thraciennes,qui demeuroient auparavant fur la frontière. Enforte que la dernière guerre avoit pillé leurs biens, & les avoit chafTées de leurs maiföns. Ces dames de campagne avoient de 1'efprit; mais 1'age 8c" leurs déplaifirs avoient tout-è-fait terni ce que la nature leur avoit donné de beauté , dont elles étoient bien fachées, ne fachant par oü fe faire valoir. Elles avoient quelque chofe d'agréab'e dans la cónverfation ; car elles étoient fort railleufes , & cela plait quelquefois. Deforte qu'elles attiroient du monde cheï elles fe faifa u aimer de peu, & haïr de beaucoup : voila la manière dont elles fe firent connoitre. Elies avoient de la Vertu ; mais eiles croyoient qu'il n'appartenoit pas aux autres d'en avoir , & elles méprifoient toutes celles  &Ê. tA PRINGESSE DE PAPHLAGONr£.. z*} qui en avoient, har ïmaginant des. défauts, fit files n'en. avoient pas, ou les exagèrant pourpeu qu'eitesen euffent: enfin elles critiquQient tout le monde , & on leur rendoit Ia pareine.. La dame fans nom commenca 4. renier Géla-* tille , & a blamer fesdeffeins, auffi bien que: ces. autres dames avec qui eUe s'étoit afiociée ; mais pourtant le befóin qu'elles eurent di\ winiftre, fut tjasfe qu'elles la vifitèrent ,t non. pas dam le ferrail , car bien, quelle en. prit le foin veWe n'ydemeurottpas. Quand. on difoif; a ces d£n*es qu^elles hantoient des perfonnes moins auftèïes qu*elles, elles s'en défendoient fprt, ayant pour coup-sferde chercher leur cornp-. te » 8c.puisdefe mocquer des perfonnes qui le leur faifoient trouver. Elles s*avisèrent de faire des railieries de la princeffè de Paphlagonie.. Rien n'eft: plus éloigné des belles ames qugd'envier la profpérité des autres , quelque» fois en., cherchant; le fóible de fes. ennemis on montre le fien. Eljes.en firent de même;. Car elles ne purent trouver de foible. en !% princeffe, &; ne firent que mpntrer. leur mau~ vaife v.oïonté ,, & Fenyie- fecrete qu'elles, avoient: de fa bonne förtune, Elle. portèrent Gélatille è retourner hu faire? la guerre fit a mettre le miniftre dans. fes: intéréts pour fearni? aus fraïs- dfe fa guerre-. ït Pênfreprü; O- iij  lr4 Histoire volontiers , comme il a coutume de faire toutes les chofes d'éclat : mais leur deffein ayant été divulgué, Ie bruit en vint jufqu'a la reine des Amazones , qui en donna avis a la princeffe de Paphlagonie. Elle lui manda qu'elle ne fe mit point en peine ; qu'elle ia tireroit de cette affaire , auffi-bien que de I'autre ; qu'il étoit au-deffous d'elle de demeurer fur la défenfive avec des perfonnes fi inégales; qu'elle y donneroit remède dans le principe de fes mauvais'deffeins , & en empêcheroit le progrès d» hauteur & d'autorité. La redoutable Amazone envoya un ambaffadeur au roi de Thrace , pour lui faire des plaintes de fon minifire , & de Gélatille. Cette généreufe reine, & le roi de Thrace avoient liaifon enfemble , leur traité de paix & dalliance ayant été renouvellé depuis peu.Le roi envoya quérir le perfonnage , & lui faifant la réprimande qu'il méritoit, lui ordonna de s'en aller trouver la reine des Amazones, pour Ia fatisfaire fur toutes les chofes en quoi il auroit pu manquer envers la princeffe de Paphlagonie , laquelle par ce moyen eut Ia fatisfaction que la reine des Amazones lui avoit fait efpérer. Gélatille Sc les autres voyant qu'il n'y avoit plus rien a faire, voulurent avoir recours a la mifèricorde dela princeffe de Paphlagonie, & pour cela employé-  be la princesse be Paphlagonie. 2iy' rent la princeffe Aminte , amie particuliere de notre héroïne. Aminte partit de Thrace , elle arriva en Paphlagonie, ce qui donna beaucoup de joie a la princeffe, qui la recut avec tout 1'aceueil imaginable : elle la régala de tous les plaifirs qui fe peuvent imaginer. Elle crut bien qu'Aminte avoit quelque propofition a lui faire ; car cette princeffe avoit un efprit de pacification , & portoit la paix par-tout ou elle alloit. C'étoit une perfonne aimable , & aimée de tout Ie monde , qui n'a jamais fait que du bien , & qui a toujoürs empêché lemalautant qu'elle 1'a pu. Eite avoit des charmes dans 1'efprit qui fe faifoient connoitre a tous ceux qui 1'approchoient; mais qui ne fe peuventexprimer. Jamais perfonne n'a mieux fu qu'elle conferver l'affeöion de ceux qui étoient le plus mal enfemble , ni être fi bien venue chez les ennemis des geus qu'elle- venoit de quitter.. Rien n'étoit bien fans elle : les maifons qu'elle ne vouloit pas honorer de fes vifites étoient défertes & décriées. Enfin fon approbation feule faifoit valoir ceux qu'elle en jugeoitdignes ; & pour bien débuter dans le monde il falloit avoir 1'honneur d'être connu d'elle.. C'eft une chofe qui femblera difficile at croire ; { mais je 1'ai fu de fort bonne part : ) elle étoit fille deia déeffe d'Athènes,. qui vivoit O iv  ||4 Biiioii» en ce tems,la, & qui fut adorée dès fon. vi-. vant. Cette Déïté étoit fi. honnête , fi favante^ & fi fage , que c'eft fans dpute ce qui a donnó' fojet aJa fable de dire, qu'elle étoit née de k tóte de Jupiter, & qu'elle avoit toujoürs été fille. Toute ré.vérée qu'elle. étoit, elfo §'humanifoit quelquefois: elle écoutoit les prières & les vceux d'un chacun, & y. répondoit è toute heure, fans diftinftion de la qualité, mais bien de la vertu , & fouvent fans qu'elle en fut requife. Lorfque des perfonnes profanes onteula témérité d'entrerdans fon temple , elle les en a chaffées avec. toutes les fulminations dignes. d'un tel facrilège, & leur a, donné toutes les malediaiensqu'elle jugeoita propos, pour, lacher de corriger la peryerfué de leur naturel par lacrainte , puifqu'a fa vue, ils ne s'étoient point rendus k fa douceur.; jamais iln'y en eut de pareille. Pour moi, j'aurois toutes les en.vies' du monde d'aller a Athènes pour la voir , fi cela fe pouvoit encore ; car fe me perfuade, que j'aurai grande fatisfaöion de 1'entendre. Je, la crois voir dans un enfoncement. ou le foleil ne pénétrè point , & d'oii la lumière. n'eft' pas. tout-a-fait bannw. ' Cet, antre' eft entp.uré. de, grands vafes de criftal pleins^ des plus belles fleurs du printems , qui durent touioars. dans les. jardins qui fpnf' auprès de fon ipnple,»'  £»£ LA PRINCESSE DE PAPHLAGONIE. ll^ pour lui prqduire ce qui lui eft agréable. Au-> ?aur d'elle il y a force tableaux de toutes les perfonnes qu'elle aime ; fes regards fur ces, portraits portent tpute bénédiöion aux origi-, naux, II y a encore force livres fur des tablettes qui font dans cette grptte ; on peut juger qu'ils ne traitent de rien de commun. On nkntre dan? ce lieu que deux ou trois k la fois, la confufion lui déplaifant, & le bruit étant con-, traire è la divinité, dont la voix n'eft d'ordmaire éclatante que dans fon courroux , lork qu'elle lance les tonnerres; celle-ci n'en a jamais, c'eft la douceur même. La dévotion que j*aï pour elle fait que je m'écarte un peu de mon fujet pour en parler ; mais je fuis affuré que je n'ennuyerai point le küeur en parlant d'une chofe fi adorable. La divine Aminte fa fille, après avoir êtê quelques jours en Paphlagonie , ne manqua point de parler a la princeffe du fujet qui l'amenoit. La princeffe lui répondit que la reine des Amazones Payant traitée fi obligeamment dans tout le cours de fes affaires , elle ne pouvoit rien j-épondre fans mi en donner part, Elle dépêcha ea toute diligence vers elle, & lui fit favoir les propofitïons. La reine mand* que. qudqu'égard que l'on dut avoir pour $u$* les chofes dont Aminte fe msloit, I»  llS HlSTOIRE princeffe ne devoit rien écouter fur ce chapitre, & que l'on ne devoit jamais parler de ces perfonnes, qui étoient indignes de la bonté qu'Aminte avoit pour elles, & qu'il falloit les enfevelir dans un oubli éternel. Aminte recut avec beaucoup "e refpeét la réponfe de la reine des Amazones, & fut fatisfaite du procédé de la princeffe, car elle entendoit raifon mieux que perfonne du monde. Alors il y avoit en Sirie un roi de Damas , qui s'étant marié, par une aventure bizarre , k une princeffe des Celtes, envoya un ambaffadeur a la princeffe de Paphlagonie lui donner part de fon manage, a caufe de la parenté qui etoit entre eux. L'ambaffadeur lui comptant comme Ia chofe s'étoit paffée , lui difoit que fon maïtre voyageant comme un chevalier errant dans un pays li éloigné du fien, rencontra cette princeffe qui avoit nom Galathée , & qu'a 1'inflant il en étoit devenu amoureux; auffi étoit-elle d'une exquife beauté. Son père, qui étoit roi des Piöes, peuple des plus éloignés des Celtes, avoit beaucoup d'enfans , & elle n'avoit jamais été de 1'inclination de fa mère : de forte que 1'un 6c 1'autre furent bien aifes de donner au roi de Damas la fatisfaöion qu'il defiroit. II la vit, il 1'aima; le mariage fut réfolu, & il 1'époufa en vingt-quatee heures.  DE LA PRINCESSE DE PAPHLAGONIE. 1I*» lï I S T O I R E yègle dès ce tems-lè, que nous ne favons poïm\ Comme on f appellok, elle forprk fort Ia la compagnie, & fon père & fa mère plus quetout le refte. Je penfe que 1'époux ne le fut pas moins, car h Damas on n'eft pas accoutumé a de femblables, traits. Son père & fa. mère fu grondèrent, & tourtiant la chofe en. pfaifanterie % t&chèrent- de la faire prendre aanfi è, la majefté damafquine.>Ge prince avoit fort peu de polittflë, & il avoit fi, peu été parmifes Celtes, qu'il n'avoit pu en prendre les. meeurs. Quoique fe femme eüf bien. du regresa quïtter fon pays, ehe avoit grande impa-t Jjence de s'en aller- pour en faire partir fon jpari,t qui lui; faifoit honte t& s'il eüt vou-h»., s'en aller feur, elle en eüt été bien ake, mais, il ne vouluf, pas. lis. par'irent; & comme ifs furent-prés de fes état*,, un prince^ fon beau-frère, vint au devant d'eüe, qui lui fit la révérence.. Elle lui fit une petitie incliaattOri dfe h tête ©> ne le felua pas , quoique ce fut Ia, snode du pays. korfqu*elte fur arrivêe dans. fon palais , au. lieu defe monirer a ies fujets, ©He fe mk for fon lit avec ion rnafque, & ne1'ota point. de tout le jour, mé^ne les jöursk foivans eHe- le. mettoit fouver.r. Quand- fes., ielies-fceurs la vinrent vifite-r-* eMes ia t-rouX^*en£ fur urt Ik qui filoit fa. quenouilie». Q&  !>E tA FRÏWCESSE DE PAPHtAGÓNTE. iit "dit qii'a Damas 1'ufage eft d'aller mener les dames qui vóus viennent voir j dans leur chambre. Galathee ne prk point cette peine. -Se tournant vers fes belles fceurs :: vous êtes «ées céans, leur dit-elle, vous énfavez mieux les êtres que nsói qui y arrivé; c'eft pourquoi allet en vos chambres^ vous en favez le cheïnin. Ellê vécut dans ce royaüme les premières années aVec une grande hauteur, n'en voulant apprendre, ni la langue, ni les coutumes: cela fini, elle les apprit, & fé fit aimer des fujets de fon mari. Voila la relation que i'ambaffadeur de Damas fit k la princeffe de Paphlagonie, qiü eut plus de joie de Ia fin que du commencement de cette aventure , étant bien aife de la fatisfaction qu'avoit alors le roi fon coufin ^ & ayant été en inquiétudë des peines qu'il avoit eues dans le commencement de fon mariage. A la vérité, on pour* ïoit excufer la reine fa femme de s'être ainfi tnafquée dans fon avénement k la couronne^ paree que les damafquines ont le regard rude t & poflible craignoit-elle que la trop grande attention qu'e'les avoient k la regarder, ne lui écorchaffent le teint, qu'elle avoit beau par excellence , & qu'elle conferva toujoürs avetj foin. Quand on fait les chofes fur quelque fondement, encore cela eft-il excufable : mais  'aii Histoirï il lui arriva un accident peu de jours aprèsJ qui caufa bien du chagrin au roi fon mari. Eile étoit allée a Ia promenade fur un de les chevaux de manége ; fe promenant dans (in bois, le fentier n'étoit pas droit; elle donna un coup de canne a fon cheval , qui 1'emporta comme dans une carrière; il fautoit les haies, les foffés & les buiffons , & la reine ayant eu peur , tomba fur des épines; elle avoit oublié alors a mettre fon mafque , & elle eut le vifage, la gorge & les bras un peu écorchés , elie en fut quitte pour cela. Mais puifque nous Tommes fur les ambaffades, il eft bon d'ajoutèr encore une particularité qui ne fera, peut-être, pas des moins confidérables de cette Mmtöfe paphlagonique. II' revint un ambaffadeur extraordinaire, que notre princeffe avoit envoyé en grande diligente vers la reine Uralinde , pöür une affaire importante. I! avoit demeuré un an a fon voyage , ce qui étonnoit fort towte la cour de Paphlagonie, paree qu'il mandoit iitis toutes fes lettres, qu'il partiroit au plutöt pour s'en revenir, & que le royaume d'Urabnde n'étoit pas exceffivement éloigné de Paphlagonie : enfin a fon retour, la princeffe lui demanda le fujet d'un fi long retardement, & il lui dit que le lendemain de fon arrivée, il avoit vu la reine, qui 1'avoit  de la prïncss$e pe Paphlagonie. 21$ recu avec tous les honneurs poffibles, & avec toutes les marqués d'un grand refpeft, & d'une grande affeöion pour elle; que le même jour elle lui avoit promis de le dépêcher au plutót, & de donner a la princeffe toute la fatisfaflion qu'elle pouvoit défirer dans 1'affaire qu'il lui avoit communiquée; mais que depuis ce temsla , ayant follicité fes dépêches & fon audience de congé, on 1'avoit toujoürs remis de jour è autre, fans lui en dire la raifon; qu'enfinj' avec bien de la peine , il avoit découvert que le jour de fa première audience, cette reine ayant été jouer, (ce qu'elle faifoit tous les jours, ) elle avoit perdu , & s'étoit mife dans 1'efprit que lambaffade & 1'ambaffadeur lui avoient porté guignon. De forte qu'elle n'avoit pas voulu qu'il revint depuis, paree qu'elle gagna, & qu'elle eut peur de perdre fa bqnne fortune par une feconde vue de ce vifage qui 1'avoit choquée : & comme fa förtune avoit duré onze mois, ce fut ce qui caufa.le long retardement. Au bout de ce tems , la reine ayant été preffée, au fortir du jeu , de 1'expédi er, elle avoit répondu : j'y confens , auffi-bien je fuis en malheur : & , dès qu'il avoit eu fa réponfe, il étoit parti a -l'inflant. La princeffe le queftionna fort fur la beauté du pays, & Ia demeure de la reine : il lui  1*4 H i s ï ö i r è «lit quë le pays étoit fort beau; & que fa maifon étoit admirablement belle 5 mais qué li quelqti'un y eüt vöulu trotivét quelqiie défaut, commë d*Ördinairé On eh peut trouver aux plus grands ouvrages; n'y en ayant point de parfaits, elle faifoit mettre ces Critïques\k en prifon. La prineeffe lui demanda fi la manière de s'hahiller dans la cour d'Utalindë étöit femblable h Céllë de Paphlagonie 5 il répondit qu'il y tfouvoit peu de différence; que 'cette reine étöit toujöurs très-fuperbement vêtué; quelle avoit dèS affortimens de toutes fortes de pierredes d'une beauté extraordinaire ; qu'elle avoit une affectión fört vivé pour les bijóux; enfin qüe rien n'étoit mieux qu'elle* tant en ce qui dépendoit de 1'art; que des beautés de la nature, II ajouta qu'il avóit reinarqué qu'en donnant fa main a baifer; felle möntrott fon condè , ce qiii 1'avoit fur^ pris d'abord; mais que le confidérant mieux; il 1'avoit trouvé d'uhe beauté fi extraordinaire; •qu'il avoit jUgé qu'elle avoit raiföm ll lui dit •eneoré, qué comme il hantöit les dames dé la cout de cette reirie, paree qii'il avoit été affez löng-tems imttile pöur chercher Ce di* vertiffement, s'étant écrié un jout en fört bönne compagnie fur rajuftement de la reine $ queltju'un lui avoit répondu : vraiement êlle n'eft pas  »E LA PRINCESSE DE PAPHLAGOnIË. pas toujoürs ainfi; elle eft quelquefois quinze jours fans changer de linge, avec une robe grafie, des rubans fales, les cheveux dans la même négligence, fiiute de fe peigner, &c le tout de peur de changer fa fortune au jeu; fon fcrupule étant fi grand, qu'elle fait garder jufqu'aux épingles dont elle étoit vêtue le jour qu'elle a gagné, & s'il en manquoit une, ou qu'on la lui changeSt, toute fa Cour feroit en confternation ; qu'au refte c'étoit la meilleure femme du monde, & que fes peuples 1'adoroient; qu'elle étoit bonne & familière; qu'elle avoitbeaucoup d'efprit, & 1'avoit fort agréable dans la converfation. II n'y a qu'au jeu di. foit le chef de 1'ambaffade, oü elle n'eft' pas toujoürs de bonne-humeur. Elle, traite fort bien les gens de haute qualité, & les fait fouvent manger avec elle ; car elle n'aime pas a garder fa gravité en mangeant.'Sa table'eft fervie magnifiquement; mais, madame, il y a bien des mets dont votre majefté ne mangeroit pas. Et quoi, dit la princeffe? Des gigots de mouton a 1'ail, répondit 1'ambafladeur des barberobert, des pigeons k la poivrade' des canards a la dodine, des patés froids, des pigeonneaux en compote, le tout fort poivré & affaifonné avec oignons ou échalottes ; & pour fon fruit , des fauciffons de P  12.6 HlSTOIRE Boulogne, & des cervelats; elle trouve qué cela lui fortifie 1'eftomac : & elle mé dit dans ma dernière audience, qu'elle feroit d'avis que votre majefté s'en fervït. La princeffe demanda quelle étoit fa boiffon ordinaire : 1'ambaffadeur renartit que depuis que les peuples de la Phocide avoient fondé une colonie dans le pays des Celtes , elle faifoit venir fes vins de ce pays-la ; & vous remarquerez que c'étoient les vins de Condrieux, & de la Cioutat, qui étoient déja en vogue dès ce tems-la ; comme auffi, a ce que dit le même ambaffadeur , elle fait encore venir du vin d'une contrée qui n'eft pas fort éloignée de cellela ; & par la defcription qu'il lui en fit, tous les auteurs qui ont traité cette hiftoire, grecs, arabes, ou latins, ont jugé que c'étoit 1'excellent vin de Macon , dont jamais la reine de Damas ne perdit le goüt : quelqu'éloignéequ'elle put être du pays qui le produit, elle en faifoit venir jufqu'a Damas , &c en enVoyoit tous les ans aux étrennes a Uralinde, dont les états étoient voifins des fiens. Mais la princeffe, continuant fes queftions : prendelle de 1'eau de veau, ou un bouillon le matin , dit-elJe, a fon ambaffadeur? Non, madame, dit-il, elle boit un grand trait de ces excellens vins avec une rotie dedans, 8c ne  DE LA PRINCESSE DE PAPHLAGONIE; itj mange jamais de potage. Quoi! elle ne boif point 1'après dinée de limonade ? Point du tout, elle ne mange même ni confiture ni fnut. Ce difcours m'échauffe , dit la princeffe, & toutes fes viandes fi falées & fi épicées me prennent a Ia gorge. On courut promptement aux offices , & on lui ap ,.0rta deux grands traits d'eau de jafmin qu'elle but foudam pour fe rafraïchir, & Ia fijite de la relation acheva de diffiper les vapeurs chaudes qui étoient montées a la tête; car 1'ambafTadeur coma comme Uralinde aimoit Ia mufique & le plaifir qu'elle prenoit k 1'entendre : il' dit que ceux qui 1'aimoient comme elle, y en avoient beaucoup ; mais que ceux qui n'y don-' noient pas une attention telle qu'elle eüt voulu étoient contraints de fortir, qu'aurrement cette reine eüt toujoürs grondé. On fut encore , par cette relation, que les dedans de fa maifon avoient été tous renouvellés & changés par fon ordonnance. En vérité , difoit eet éloquent miniflre , rien n'eft plus galant , plus commode, ni plus fuperbe j mais elle a une fantaifie dont les plus fages de fon royaume font fort «onnes; c'eft qu'elle ne couche qu'au gremer, encore c'eft avec une fi grande précaution contre le bruit que lui pourroient faire les rats, qu'il y aun de fes principaux offi, P ij  Ïl8 HlSTOIRE ciers qui n'a point d'autre foin que de-les errtpoifonner; & cette charge eft fi eonfidérable dans fon état, qu'on ne la donne que ppur ré-, compenfe de grands fervices, & a un homme fort - experimenté dans les grandes affaires. Comme elle m'a commandé de convier votre majefté de 1'aller vifiter, je ne lui en dirai pas davantage, elle m'a affuré qu'elie vous tra.ieroit & votre mode. La princeffe dit qu'il fa loit attendre un tems favorable pour cela. L'ambaffadeur ajouta qu'il avoit oublié de lui dire qu'on attendoit en ce pays la la reine des Amazones au pi interns. La princeffe témoigna qu'elle feroit bien aife de prendre le même tems pour vifiter Uralinde ; &, congédiant 1'ambaffadeur, lui fit connoitre qu'elle étoit fatisfaite de lui. Je n'ai point dit comme £ Autre, ( on fe fouvient bien que 1'Amour s'appelloit ainfi en Paphlagonie ) régnoit dans tous les états voifins ; mais cela fe doit entendre. Qui eft maitre du cceur des rois &z des fouverains , l'eft toujoürs de tout ce qui eft fous leur domination. On ne rencontroit fur la frontière qu'ambaffadeurs, &C l'on ne trouvoit dans les grands chemins que meffagers qui portoient lettres douces; mais on jettoit toutes ces lettres au feu fans les lire, &c 1'onrenvoyoit les ambaffadeurs beaucoup plus yite que la reine Uralinde n'avoit renvoyé celui  ©E LA PRINCESSE DE PAPHLAGONIE. 21<£ de Paphlagonie. Un matin, entre 1'aube & le lever Au foleil , dans un beau jour d'été, la princeffe s'éveilla , & ouvrant fon rideau, elle vit Diane qui lui fit force complimens & amitié's pour la remercier du bon exemple qu'elle 2voit donné dans le monde, & pour laloner de la conftance qu'elle avoit eue a demeurer pure comme elle. Elle lui dit que cela méritqit qu'on la dëifiat, & que la chofe avoit été réfolue dans le confeil de tous les dieux; que ceux qui faifoient vceu de virginité s'adrefferoient déformais a la princeffe de Paphlagonie, auffi-bien qu'a Diane rnême; & que bien loin d'être jaloufe des autels, & des facrifices qü'eüe lui öteroit,. elle fe tiendroit honorée d'être afibciée a elle , & d'être fa compagne. La princeffe, toute furprife, ne favoit ce que c'étoit ^m' ce qu'elie devoit répondre, & cette éloquence qui lui étoit fi naturelle fut. muette-.en ce moment. Diane 1'enleva avec 1'aide de fes chaftes compagnes j & au lieu qu'elie va chaflant & errant dans les. bois, attendu 1'humeur fédentaire de notre princeffe , il fut arrêté qu'elle demeureroit en 1'air dans une gloire fixe, fans bouger de la même place ; finon qu'en certains jours de 1'année on la verroit en Paphlagonie avec toute la beauté qu'elle a jamais eue, & plus encore s'il fe pouvoit comme Mélufine a Lufignan: enfin être daas - Püj  '2.30 HlST. DE LA PRINC. BE PAPHLAGONIE^ la gloire, c'eft tout dire, & même davantage que fi on particularifoit, car on n'a point encore fait de defcription d'une gloire immortelle: la gloire de Niquée eft une chofe profane, & outre qu'elle n'eft qu'un e imitation de celle-ci, elle n'en peut donner qu'une très-imparfaite idée. Fin de ühifioire de la princeffe de Paphlagonie  C L E F DE Ï.A PRINCESSE DE PAPHLAGONIE.1 La princeffe c!ePaphlagonie: mademoifeile Vands^ de la maifon dr Aprcmont* Grus : M, le Prince. La reine de Ninive : la comteffe de Maurel La princeffe Parthénie : la marquife de. Sablé., La reine Gélatille : madame la comteffede Fiefqxie^. qui fe nommoit Gilonne d'Harcourt. Marifalle , capitale de Mifnie : Paris. Le chevalier de la reine Gélatille: de Lionne}. préjident de la monno'ie.. Le chevalier étourdX-: le chevalier Depuis s comte^de Grammont.- Le prince ItaÜen : le comte de Fiefque. Le roi de Mifnie : le comte de Maure. La marchande qui a .époulé Ie foldat: madame de Frontenac. La reine des Amazones : mademoifeile de. Montpenfier. Le miniftre du royaume de Thrace t tabbL Fouquet... Les dames de campagne & les précieufes : mesdame de. Scomberg y qui étoit- mademoifeile d'Aumak y & madame dHarcourt. E ivr  tg* La princefTe Amynte : madame 'de Montaujier^ madame de- Rambouillet. Le roi de Damas : M. de Thianges, de la maifon de Damas, La princeffe Galathée: mademoifeile de Morte: mart. Le roi des Celtes: h duc de Mortemart. Le prince des bords de la Garonne : M. de Candale fils. La reine Uralinde : madame de Montglas , de la maifon d'Hurault de Chiverny.  V O Y A G E S D E L' IS LE D'AMOUR: A L I C I D A S. Par l'abbé ÏAL1EMANT,   PREMIER VOYAGE D E L'ISLE D'AMOUR: a l i c i d a s. Il eft bien jufte, cher Licidas, que je vous faffe favoir de mes nouvelles, & qu'après un an d'abfence, je vous délivre enfin de 1'inquiétude oii vous met affurément 1'incertitude de ma deftinée. J'ai bien vu du pays depuis que je vous ai quitté; mais, dans 1'état oü je fuis,, je ne fais fi j'aurai affez de force pour vous faire une relation de mon voyage : c'eft augmenter mes maux préfens , que de me fouvenir de ceux qui font paffes ; & c'eft accroïtre ma douleur, que de repréfenter a rria mémoire des plaifirs dont il ne me refte que le cruel fouvenir : je crois pourtant que ce ne me fera pas une petite confolation, que celle de faire part a un de mes amis, de mes mal-  2.36 premier Voyage heurs & de mes plaifirs ; la plainte fouiage un miférable ; j'oubiierai ma doüleur en vous contant mon hiftoire , & je ferai po-ar un moment trève avec mes foupirs. Mon ama, pour un tems, cache-moi'ma douleur; Vous, mes yeux , arrêtez vos larmes; CefTe , ma voix , de plaindrs mon malheur; Toi , mon cceur, fulpens tes alarmes: Vous n'êtes plus heureux ; c'eft par ia crqauté D'un fort & barbare tk funefte ; Mais jouiffez au moins du plaifir qui vous refte, Souvenez-vous que vous 1'avez été. II y a un an , comme vous favex, que je m'embarquai fur la mer océane avec plufieurs perfonnes de tous ages Si de toutes conditions, la plupart fort étourdis pour aller en un pays qu'on nomme le Plaifir. Nous voguames pailïblement pendant quelques jours; mais affe.z prés d'une ïle ou nous voulions nous rafraïchir, il s'éleva un orage rurieux, & un vent fi fort , qu'il nous pouffa avec violence a un cóté oppofé a celui oü nous devions aller : nous fümes fort tourmentés pendant quatre ou cinq heures, après quoi ,1e tems s'éclaircit, le foleil parut fur 1'horizon plus beau que jamais, Sz nous nous trouvames prés d'une ïle bordée de jardins fort agréables. La curiofité nous prit auüirtót d'e_n favoir le,nom, 6u.par bonhe-.it  P E l' I S L E D' A M O U R, 237 ïl fe trouva un homme dans le vaifTeati, qui avoit fait voyage dans cette ïle, lequel nous dit, Nous fommes affez prés de la cote d'Afrique , Vers ces lieux fortunés de la Mer Atlantique, Et cette ile agréable eft i'ile de i'Arnour, A qui chaque mortel rend hommage a fon tour. Les jeunes & les vieux, les fujets & les princes, Pour voJr^ce lieu charmant ont quitté leurs provinces: Ici bas, tótoutard, tout ce qui fut jamais A borné d,ins ce lieu fes plus ardens fouhaits. Par cent chemins divers on aborde en cette He Et de tous les cötés 1'accès en eft facile : Les Graces, 1'Agrément, les Attraits, la Beauté, Ont tous les pons commis a leur fidélité; Et lancant a propos les traits qu'Amour leur donne , De leurs aimabies bords il n'échappe perfonne. Pendant que eet homme nous inftruifoit ainfi, nous approchions toujoürs de 1'ïle ; & qi,and d ent fini, nous en étions li prés, que nous diftinguions les objets: En ce lieu la mer eft paifible Comme le plus pétit ruiffeau : Un doux Zéphir prefqu'infer.fible, Effleurant le deffus de 1'eau , Fait entendre un fi doux murmure En fe jouant avec les flots , Que l'on diroit que la nature S'y repofe elle-même en donnant du repos. De mille belles fleurs tous les bords font templis;  '238 Premier VoyaseJ Le jafmin , les ceillets, les rofes & les lys, Etalent a 1'envi leurs beautés nompareilles, Et ne font de ce lieu que les moindres merveilles.4 En effet le long de ces bords, l'on voit une infinité de belles chofes , les Beautés & les Attraits, les Agrémens & les Graces s'y promènent; mais ce qui me furprit, fut de voir des vieilles & des laides qui accompagnoient les Agrémens. Le même homme qui nous avoit infrruits du nom de I'ile, voyant mon étonnement, me dit, Amour avec fes traits veut bleffer tout le monde , Et comme il efi le plus puiffant des rois , Reconnu dans les cieux , fur la terre & fur 1'onde, Sous différens objets, il donne mêmes loix ; Et pour fe venger quelquefois D'une trop longue indifférence , II fait remarquer fa puiffance En attachant nos cceurs par un indigne choix. Durant qu'il me parloit ainfi, je m'arrêtai aT confidérer, avec une attention qui ne m'étoit pas ordinaire, une fille qui fe promenoit fur le rivage de cette ile ; elle étoit au milieu des Beautés & des Graces, & terniffoit leur luflre par 1'éclat de fon beau vifage; je Vous avoue qu'elle me furprit d'abord, Car tout ce qu'a d'appas la brillante jeuneffe, Tout ce qui peut d'un cceur attirer la tendreffe ,  t> Ê L' I S 1 E D' A M O U R. La frakheur, 1'embonpoint, la douce majefté , De la bouche & du teint la charmante beauté , Des tofes & des lys Ie mélange agréable Rendoient de fes beaux yeux le charme inévitable. Cependant dix ou douze petits bateaux fe détachèrent du rivage ; ils étoient tous parés de belles fleurs; les cordages étoient de foie de mille couleurs différentes; plufieurs petits Amours étoient les rameurs; les Zéphirs voloient autour, & de leur douce haleine mêlee avec celles des fleurs, qu'ils baifoient inceffamment, rempüffoient 1'air d'une odeur agréable, & faifoient voguer paifiblement cette petite flotte. Quand elle fut auprès de notre vaiffeau , nous entendimes un concert admirable, oh. de fort belles voix chantoient ces paroles; Vous qui cherchez dun amoureux defir A goüter ici bas les philirs de la vie , Abordez en ce lieu pour pafler votre envie ; Sans amour , il n'eft point de folide plaifir. * En même tems les Zéphirs volant autour de nous , tendoient leurs mains, &, par un doux fouris, fembloient nous inviter a les fuivre. Toutes ces furprenantes merveilles m'avoient enchanté de telle forte, que je n'étois p!US maïtre de moi-même. Cette adorable beauté que j'avois vue, & que je brülois de re-  Ï40 p -Rr& Mier Voyage joindre, & je ne fais quoi qui me faifit le cceur au même inftant, me firent réfoudre a paffer dans cette ïle. Je donnai les mains, les Zéphirs m'enlevèrent, & me mirent dans un bateau, oüles Amours me recurent avec mille amitiés. II y en eut plufieurs dans notre vaiffeau qui me fuivirent, mais il y en eut auffi qui demeurèrent & fe moquèrent de nous : j'admirois leur dureté quand ils nous crièrent ea riant, >Allez, aventuriers, chercher le vrai plaifir, Que 1'amour vous infpire , Et vous faurez un jour que nous en dire,' Si vous pouvez en revenir. Nous voguions cependant accompagnés de concerts & couverts de fleurs, & en peu de tems nous abordames: En abordant a terre , une belle déeiïe , Et des efprits fenfés la prudente maitreffe , La Raifon, dont les yeux font fi vifs & per5ans ; D'une puiffante voix, arrête les pafians ; Elle-occupe l'entrée, & défend le paffage ; Mais les,fens éblouis nous cackent fon vifage, Et feule dans ce lieu, contre tant d'ermemis , Aux ordres de fa voix perfonne n'eft foumis. Auffi je paffai fans écouter fes difcours , & courus avec grande impatience vers le lieu. oü étoit la charmante perfonne qui m'avoit engagé    del'Isle d' Amour. 24ïengagé d'aller en amour; mais, en ::'ajprochant, un homme que |e vis auprès a'elle me glaca de crainte par un de fes regards. II étoit gra> d & de bonne mine, mais fort férieux & fort grave, fes yeux étoient modeftes, & fon regard étoit fort foumis, & il tenoit en me reg irdant un doigt fur fa bouche. U te fille faccompagnoit, qai marchoit dcfl-is fes mêmes pas ; elle faifoit les mêmes gefles ói les mêmes démarches que lui, regardnnt toujoürs auteur d'elle. Un petit Amour , qui le donna dès ce tems la a moi pour m'accompagntr dans mort voyage & pour m'inflruire , me dit, Celui que tu vois fi févère , Eft le Refpea, fils de l'Amour; 11 a 1'eflime pour fa mère, 11 a beaucoup d'amis dans cette au^ufte cour. Ceux qui ne veulent pas s'attacher a lui plaire, Ne plaifent pas fouvent aux beautés de ces lieux ; Pour lui faire ta cour , il ne faut que re taire, Et même terranche; 'e tangage des yeux. Cette autre oue tu vois, la compagne fidelie, Eft la fage Précaution ; EUe eft d'un fage amant la compaime éternelle; Un amant dans fa paffion Ne peut avoir trop de précaution. Inftruit par un fi bon maitre, je fis de grandes civilités au R- (peet & d la Précaution, & demandai leur amiué, que 1'un & 1'aiitre m'a- Q  ±4i Premier Voyage cordèrent de fort bonne grace: je m'avanqai enfuite en tremblant vers cette belle qui m'avcit charmé, je la priai de fouffrir que je 1'aidaffe a marcher, ce qu'elle accepta affez nèrement, & après avoir quelque tems parlé de chofes indifférentes elle me quitta. Comme la nuit approchoit, Amour me conduifit a un village fort proche , oii nous fümes mal couchés: ce village fe nomme Inquiétude, du nom de la maitreffe du lieu que nous allames voir; mais il efi affez mal aifé de vous dire comme elle eft faite , car elle ne fauroit fe tenir en une même place; elle eft un moment debout, puis elle fe recouche ; elle va tantöt lentement, tantöt fi vite qu'on ne la fauroit fuivre; elle ne dort jamais, ce qui la rend fort maigre ; elle eft fort négligée, les cheveux épars, & fur-tout mal rangés fur le front , a caufe qu'elle fe le frotte fouvent. 'Après l'avoir faluée, a quoi elle ne prit pas garde, j'allai me coucher dans un lit oü je ne pus dormir, & cette belle perfonne étant toujoürs préfente a ma penfée, me fit faire cette réflexion, Je dis tout fort mal-a-propos, Dev foupirs tranchent tous mes mots, Je fens ma liberté perdue; Nauriez-vous point furpris moncoeuri  k E L' I S L E D' A M Ó U R. ï^f Amynte? Avant vous avoir vue, Je n'avois pas cette langueur. Le lendemain, je me levai de grand matinj &^ Amour me fit aller a un autre village qu'on nomme petits-Soins-, qui eft bien différent d ïnquiétude, & c'eft a mon avis un des plus agréables lieux de tout le pays : L'on y voit venir tous les jours Les amans de cette fcontrée, Pour voir 1'objet de leurs amours. Ils ne manquent jamais dy paffer la journée; La , toutes les maifons font couvertes de fleurs • Tout y rit, tout y plait, tout paroit magnifique'; Les danfes, les feftins, le bal & Ia mufiqUe Eloignent de ce lieu la plainte & les douleurs. Les vices font bannis de ce lieu déledtable ; Le plus facheux y devient agréable ; Et 1'avare y répand fes tréfors amaffés ; Le fot a de 1'efprit, le rêveur parle affez ; Et les mufes y font leur féjour ordinaire; Enfin chacun y fait tout ce qu'il faut pour plaire.' En effet, l'on n'y voit que parties de gaJan^ terie ; Ia propreté , la magnificence , la complaifance , les petits jeux , & Ia gaieté ne bougent de ce lieu, & tout s'y fait enfin de la meilleure grace du monde. En arrivant, je me fentis 1'humeur complaifante & ingénieufe k trouver des divertiffemens pour piaire a Amynte. Dans ce deffein *  Premier Voyage après m'être ajufié proprement, Amour me mena chez elle plus fatisfait que je n'avois encore été de ma vie, mais il fallut revenir coucher a ïnquiétude , paree qu'on ne loge point a petits-Soins , fi bien que je paffai encore fort mal la nuit dans 1'impatience que j'avois de rèvoir Amynte, Sc n'eus de bon qu'une heure de fommeil, oii j'eus un fonge tout a fait agréable. Je vis mourir entre mes bras Cette charmante blonde , Mais ce fut d'un fi doux trépas ï Qu'elle en revint plus belle au monde.' Je vis pour un tems la clarté \ De fes beaux yeux mourante , Et tomber toute fa beauté Dans mes bras languiffante. Mais je connus a mon réveil, Que c'étoit une fable, Et me vis, après mon fommeil, Encor plus miférable. Je retournai le lendemain dès le matin a petits Soins, Sc j'y fus de mieux en mieux recu d'Amynte. II n'y avoit que les nuits que je paffois k ïnquiétude qui me donnoient du tourment; mais, au bout de quelque tems, après avoir fait tout ce que j'avois pü pour plaire a Amynte, un jour elk alla k un autre village  BE L' I S L E B' A M O U R. 245 qu'on nomme Bon-Accueil, c'eft le nom du feigneur, qui eft un homme obligeant 6c civil au dernier point; il a l'abord fort agréable , 6c recoit bien tout le monde; les habitans de ce lieu font auffi fort civils, & Amynte s'y conforma a 1'exemple des autres ; elle me recut fort obligeamment, & me laiffa croire, par fa manière d'agir ,. qu'elle n'étoit pas fachée de me voir. Cela fit qu'Amour me me na coucher a Efpérance, qui eft une belle Sc grande ville fort peuplée, pour l'abord de mille gens qui y viennent de tous cöiés. La plus. grande partie de cette ville eft barie fur du fable fans fondemens, ce qui la fait fouvent tomber en ruine: 1'autre partie eft affez bien fondée, 6c eft prefque to:.jours demeurée en fon entien, Toute cette ville eft fur la rivière de Prétention , qui prend fa fource è une montagne de ce nom voifipe d'Efpérance. Cette rivière eft tout-a-fait belle, mais il eft dangereux de s'y embarquer; 6c c'eft pourquoi même les maifons baties fur-fon rivage font d'ordinaire renverfces;. mais, durant qu'elles fubfiftent» les plus beaux palais ne les égalent pas poue Ia beauté de Ia vue. Ce beau fleuve eft fameux par le naufrage de plufieurs perfonnes illuftres j je fus tentd Q üj  146 Premier Voyage de m'y baigner, & Amour m'y laiffoit aller affez étourdiment, quand je rencontrai le Refpeft fuivi de la Précaution, qui m'arrêta par Ie bras, & me dit que c'étoit le vrai moyen' de me perdre, & que je me devois contenter d'être en Efpérance, fans aller m'expofer dans la Prétention. Je le remerciai de fon bon avis, & m'acheminai du cöté de la ville , qui eft le plus éloigné du fleuve : c'eft-la qu'eft le palais de la princeffe Efpérance , qui paffe pour 1'oracle du pays d'Amour, quoiqu'il ne foit pas sur de fe fier k ce qu'elle dit, car Elle promet toujoürs, & fouvent ne tient pas ; A pourfuivre d'aimer toujoürs elle convie , Et bien fouvent promet la vie A qui bientöt après rencontre le trépas. En entrant dans fon palais, on rencontre les Penfées qui volent toujoürs , tantöt haut t tantöt bas, Sc tantöt au milieu de Pair, felon qu'il leur prend fantaifie; je les rencontrai affez fages, car elles avoient un vol égal. Je fus enfuite voir la princeffe Efpérance , qui eft une aimable perfonne : elle a le vifage riant, la phyfionomie douce & engageante , & l'on ne s'ennuye jamais en fa compagnie: elle confole les plus affligés, enfle le courage des fuperbes, 6c fLtte agréablement ceux qui font  ö E L* I S L E D' A M O Ü R. 147 raifonnables dans leurs fouhaits. Quand j'allai ia voir, deux hommes entrèrent avec moi, dont 1'un aimoit en un lieu fi haut, qu'il n'ofoit en rien attendre de bon, &fautre, avec même deffein , efpéroit tout de fa bonne for» tune. J'admirai 1'adreffe de cette princeffe, qui confoloit 1'un & animoit i'autre y elle ■ difoit au premier , Le refpefl & Ie tems forcent tous les obftacles3. Et 1'amour obftiné peut faire des miracles. Et fe tournant vers I'autre ; II eft beau d'avoir 1'avantage D'abaifler la fierté d'un généreux courage j Et quand on 1'entreprend en vain ,' II eft beau de mourir dans un fi beau deffein. Pour moi , quand je lui eus conté mon hiftoire , comme elle me vit affez raifonnable v elie me dit: Tu peux tout efpérer de ta fage tendreffe, Et tu feras un jour aimé de ta maitreffe. Quoique je connuffe bien quelle flattoit tout le monde , fes paroles ne laiffèrent pas de me donner un peu de repos cette nuit-la.. Et Ie lendemain Amour voulut me mener a Dtclaration , mais comme nous étions en. chemin, nous rencontrames encore le Refpecf tout chagrin, qui me dit qu'il ne falloit pas, Q iv;  248 Premier Voyage aller fi vit-, & fit même tine rude remon trance a I Amour qui ne le po'.iva.it foiitthr Quoi! fou -.irer, dit-il, d'un éterncl mnnyre , Toujoürs aimer, toujoürs fouffiir, Ei peut-être a la fin nouiir, Sans en rien dire, Et fans favoir li . brtque l'on expire, Celle pour qui l'on meurt v prendia quelque part! Faut il, po ;r être heureux , artend;e le hafard Qu'enfin, pret de mourirune bjüe inhumaine S'avife de connoirre êk finir none peine, Sans fonger qu'elle peut sen avifer trop tard ? Le Refpect lui dit qu'il n'en feroit pas ainfi,' & que fi je le fuivois, ma paflion feroit bientöt connüe, fans aller a Déclaration ; qu'au refle, je trouverois toujoürs Amynte au lieu oü il me von'oit nu-ner , & qu'elle ne dettieiireroit peut-être qu'un jour a Déclaration, Itprès quoi je ne la reverrois plus : je me laiffai emporter a fes raifons , imlgré tout ce que put dire l'Arhour, & j'allai avec lui a une forte place dont il t ft gouverneur : c'eft une citadeüe bien fortifiée de plufieurs b^ftions imprenables ; les qnurailles en font fi hautes, que l'on les perd de vue , & fi épaiffes & fi forte qu'on ne peut les ébranler. La Modeftie, le Silence & e Secret gardent la pore qui n'eft qu'un fort netit gwkhet; la Modcftie eft une femme fort féneufe, fans a/feder pour-  DE L' I S L E D' A M O U R. 149 tant de 1'être; fes yeux ont le regard arrêté, & l'on y remarqne une grande retentie ; e'.le eft vêtue fort fimplement, ayant les bras & Ja gorge fort cachés. Le Silence eft, comme vous 1'avez vu peiut, faiiant une grimaee des yeux & de tout le corps, & tenai t un doigt fur fa bouche. Pour le Secret on ne le voit point, i.1 eft caché la dans un lieu obfcur, doii i! ne fort que bien a propos; s'il parle quelquffois, c'eft tout bas, il a 1'ouïê fort fubtile , & fait entet.dre le moindre figne.Nous entrWs dans cette citadeüe , a la fuite du Refpecf, fans rien dire, & prefque en cachette, & nous vimes que Les maifons font fort retirées , Et 'out s'y fait a petit b:uit; Jamais on n'y voit dVffemblées, L'on n'y marche que clans la nuit; Tout Ie monde y fait fes affaires Sans confidcns ni fecretaires, L'on fe rencontre rarement, II faut fans ceffe fe contraindre, Toujoürs fouffiir, jamais fe plaindre Dans Ie plus fenfible tourment. C'eft la que l'on met en ufa»e Ce muet & favant langage, Qui fait fi bien lire dedans le cceur, Qui , fans parler , fait fi bien dire , Et qui, felon qu'on le defire, Peffuade aifément la joie ou Ia douieur,  ||ö Premier Voyage Cette place s'appelle Difcrétion du nom de U fille du Refpeft qui efi ia lieutenante en ce chateau; c'eft une fort belle perfonne, mais elle ne plait pas d'abord; ceux qui le pra. tiquent , aiment fort fa converfation j elle a les yeux percans & animés, qui lorfou'il leur plait fe font entendre k tout le monde , elle a la phyfionomie d'une perfonne fort fage & fort retentie, ou il paroït néanmoins un fond dadrefie & de fineffe, dont elle fe fert quand elle veut. n Après que je 1'eus faluée, je m'enquis adroitement oü étoit Amynte; quand je le fus, je mallai leger en une maifon fort éloignée de a fienne ; & , quand je la voyois, je lui parlois de toute autre chofe que de mon amour; ,e demeurai affez long-tems dans cette citadelle, traïnant une miférable vie; & n'ayant commerce avec perfonne. Je ne faifois que répandre des fleurs; J'allois mourir , fans que jamais Amynte Eüt entendu la moindre plainte, • L>ans mes P'us cruelles douleurs , Et j'attendois, avec refpeft & crainte, D'Amynte ou de la mort la fin de mes malheurs. Seulement en tous lieux je fuivois ma maitreffe , Et mes yeux lui difoient ce que fouffroit mon cceur; Mes foup.rs enflammés , ma profonde trifteffe Lui faifoient affez voir cm'elle étoit mon vainqueuu  DE X.' I S L E D' A M O U R. Ijl Amour prenoit fouvent pitié de moi, & me vouloit quitter; mais je lui faifois tant d'amitiés, qu'il ne pouvoit s'y réfoudre. Au bout de quelque tems, je fus encore plus miferable, car Amynte s'étant appercue de mon amour par mes atfions , s'alla retirer dans 1'antre de la Cruaufé : eet antre efi un rocher fi efcarpé , qu'il eft très-difficile d'y monter ; 1'entrée en efi déferidue a tous les amans, & efi: gardée par des tigres; je voulus arrêter Amynte fur le point qu'elle y vouhit entrer, mais j'en fus empêché par une grande femme fort laide Sc d'un regard faroucherles yeux lui lbrtent de la têle; elie a de grands bras fecs & des ongles prodigieux; elle traite tout le monde de haut en bas, & fe plait k tourmenier; un feul de fes regards jette le défefpoir dans Ie cceur. Elle ie nomme Cruauté , C'eft une fort laide princeffe, Et qui pourtant accompagne fans ceffe , Et la jeuneffe & la beauté. J'eus une fi grande frayeur en la voyant, que je me retirai, & m'en allai fur Ie bord d'un grand torrent, qui defcend du haut du rocher. Ce torrent n'a point d'autre fource Que les yeux de tous les amans , Qui par leurs pleurs mêlés a leurs gérniffemensa Au travers du rocher précipitent fa courfe;  252 Premier Voyage Son onde en s'écoulam amollit le rocher, Son murmure plaintif fe fait par-tout entendre; les arbres & les fleurs s'y font laffles toucher ; La feule Cruauré fait toujoürs s en défendre. Ce torrent eft entouré d'un bois fort épais & fort fombre ; toutes les écorces des arbres font gravées , & l'on y voit les pitoyables hiftoires de plufieurs amans; tout ce bois retentit, & de cris, & de reproches; 1'écho n'y répète que des chofes triftes & lamentables, & tout enfin ne parie que de mort dans ce trifte lieu. Ce fut Ia que, défefperant de pouvoir tirer Amynte d'entre les bras de la Cruauté, je m'écriois fouvent» Hélas ! cruelle Amynte, Ne pourrar-je , a ma mort du moins, vous attendrir l Ces bois & ces rochers font touchés de ma plainte ; lis voudroient bien pouvoir me fecourir : Et vous , cruelle Amynte , Qui caufez tous. mes maux , vous. me IaiiTez mourir, Je faifois ainfi retentir de mes plaintes tous les échos voifins. Je n'avois point de repos, & ne cefTois de répandre des larmes; j'étois le plus fouvent autour du rocher ou je ren'controis quelquefois Amynte , mais toujoürs accompagnée 4e la Cruauté que je tachois enva in de fléchir par toutes fortes de fouinifiions.  BE L' I S I E A M O tl R, 153 Un jour que j'étois plus défefperé que de coutume, Amour me conduifit fur le bord d'un lac. Le lac du Défefpoir , oh les amans trabis CelTent d 'être, a la fin , malheureux & haïs , Défefpérant toujoürs d'être aimés de leurs belles , Et ne pouvant auffi vivre ici-bas fans elles. Après avoir en vain paffé de trift.es jours , Ils viennent y finir leurs vies & leurs amours : La font tpus les oifeaux de malheureux préfage ; La nage.it lenternem mille cignes fauvages , Dont les triftes accords & les mourantes voix .Semblent plaindre un amant quand il eft aux a6ois; Le long de ces bords fe promenent plufieurs triftes amans, & j'en vis peu qui fe précipitaffent; je fus tenté de mourir, mais je réfolus encore une fois auparavant de tacher d'attendrir Amynte , 8c la Cruauté. Dans ce deffein, je m'allai coucher a 1'entrée du rocher, réfolu de n'en point partir que lorfqu'Amynte en fortiroit, ce fut-la que, par 'un ruiffeau de pleurs, je fis entendre mes plaintes, & que je fus fouvent maltraité par la Cruauté; enfin, je crois que mes douleurs m'euffent accablé, fi Amour ne m'eüt donné un. fidéle confeil qui me fauva Ia vie. Un jour je vis paffer auprès de moi une fille bien faite," qui verfoit des larmes en me regardant; & il fem-  154 P R.E M I E R VOYAGi bloit, a fa pofiure , qu'elle donnat ces larraeS a mes malheurs. Elle fembloit dire en foi-même : Hélas! que je plains eet amant; Sa tendre ardeur & fon amour extréme Méritoient bien , hélas! un plus doux traitement. Je me fentis fi obligé a cette fille, que je demandai fon nom , & Amour me dit que c'étoit la Pitié qui venoit ainfi fouvent pour tacher d'obüger queïqu'amant malheureux ; & que fi elle fe mett'oit de mon parti, elle feroit fortir Amynte du rocher de la Cruauté pour fuivre fon confeil; je tachai d'émouvoir la Pitié, en lui faifant voir le déplorable état oii j'étois; &c elle en fut fi touchée, qu'elle me promit fon afïiitance : elle ne tarda pas long-tems a me faire voir 1'effet de fes promeffes; car tournant autour du rocher, a Ia fin elle appercut Amynte, & les larmes aux yeux, lui conta ma trifte aventure, & d'une manière fi tóuchante, qu'elle tira des pleurs des beaux yeux de 1'inhumaine. La Pitié la voyant attendrie a fon récit, 1'emmena on j'étois , & lui fit voir 1'état ou elle m'avoit reduit. Amynte ne put fe défendre d'être fenfible a ce fpedtacle; elle commenca a écouter mes amoureux reproches; elle en approuva le trifte murmure, & enfin fe réfolut de 1'ap-  t'hiE D» A m o v M kff paifer. La Cruauté, qui en futavertie, voulut larreter,rnais la Pitié la repouffa rudement & me rendit Amynte, qui en me relevant me dit, Trop fidéle Tiffis, j'approuve enfin ta flamme ■ Rends grace k la Pitié que tu vois avec moi • Par fes preflans difcours, elle a mis dans mo'„ ame De tendres fentimens pour toi. Vis, Tirfis, j'y confens; prends la douce efpérance, Qu'Amynte quelque jour , D'un éternel amour , Payera ta conftance. Je ne faurois vous dire la joie que j'eus en entendant ces paroles; je me vis en un moment, du plus malheureux de tous les hommes devenu le plus heureux, & dans mon trant port je m'écriai, Réjouis-toi, mon cceur, Amynte eft adoucie; *5ann.s de tous tes maux le ficheux entretien, Et commence k chérir ta vie, Puifqu'Amynte en eft le foutien: Sur le bord de la tombe oü tu voulois defcendre, Sa belle main ta donné du fecours : Ce qu'elle a confervé , mon cceur, il faut lui rendre Et paffer k fes pieds le refte de tes jours. Me voilé donc plus heureux que je ne croyois jamais l'être; je bénis millefoi»touteslespeines que javoisfouffertes, & j'en perdis la mé-, moiré en un moment.  i<;6 Premier Voyage Mais la Pitié ne fe comenta pas de faire fortir Amynte de ce déplaiiant iéjour ; elle Ia in na encore jufqu'a Confiance, & puis nous ab-mdonna pour aller alTifter quelqu'autre miférable. Je la priai en partant de fe iouvenir qu'elle m'étoit toujoürs néceffaire , & elle me promit fon affiftance dans le befoin , & de plus nous remit entre les mains de la Confiance a qui appartient le village ou elle nous quitta : ce village n'eft proprement qu'une niailon de plaifance, mais la plus agréab'e k mon avis de tout le pays. La Confiance eft une fille qui a la mine ouverte & franche, on lit jufques dans le fond de fon ame, 6c l'on connoït tous fes fentimens : elle tft toujoürs d'égale humeur, &c il y a pleine liberté dans fon chateau. C'eft-la que font les rendezvous, qui lont des petits boccages détournés, dont les avenues font fecrettes , 6c cii l'on n'eft point interrompu. C'eft la qu'on a le pla-fir de fe parler tout un jour fans fe laffer, c'eft-la qu'on fe voit k toute heure , & qu'il femble qu'on ne fe vo'e pas affez. L'on y jbuit des fecrets entretiens ; i'on a le plaifir de cherchera la dérobée mille moyens d fférens de fe voir & de fe parler; les billtts doux y font auffi fort fréquens. Enfin, j'y pafiai de fort heureux jours 6c les plus beaux de ma vie,  e> e l' I s l e d' A m o u r; ijy Vie, car j'étois fans ceffe avec Amynte; elle me faifoit part de toutes fes penfées, & je ïui difois auffi les miennes. Que je goüto;s de doux plaifirs ! Ah ! que mon ame étoit ravie ! Avec quelle douceur j'enffe patfé ma vie, Si j'avois dans ce lieu fu bomer mes défirs ! Je voyois Amynte en tous lieux , Je lui parlois fans me contraindre ; J'étois affez aimé pour ne pouvoir me plaindre. A quoi penfois-je , hélas 1 de vouloir être mieux ! Tout ce qu'on peut fouhaiter de marqués' d'anütié, & même d'un peu de tendreffe, je 1'obtenois après quelque foible prière. Je' menois enfin la plus agréable vie du monde, fi j'euffe pu m'en contenter; mais Amour me prefioit toujoürs de la mener a fon temple, & j'étois toujoürs mal avec elle quand je lui propofois d'y aller. Mais enfin , après plufieurs pourfuites , nous fortïmes enfemble de Confiance, & nous étions k peine dehors, qu'un homme, qui fembloit homme d'autorité, fe préfenta a nous ; &, d'un bras puiffant , arracha Amynte avec vio'lence de ma maiu. Malgré fon incivilité, je ne pus m'empêcher de le refpecfer; &, comme je voulois 1'adoucir, lui , fans me regarder,emmena Amynte d'un autre cöté, & tou't ce qu'elle put faire., fut de me dire, R  ijg Premier Voyage; Je ne puis m'empêcher de fuivre, Et le Devoirm'emmène malgré moi: Ne laiffe pas toujoürs de vivre , Et de me conferver ta foi. Je demeurai immobile a ce fpeöacle, & je la regardai s'éloigner de moi fans rien dire; a la fin mon premier mouvement fut de courir après elle, & de 1'arracher par force d'entre les bras du Devoir ; mais le Refpecf & la Précaution qui furvinrent a propos, m'en empêchèrent. Cette rencontre inopinée me facha d'abord, mais je m'étois toujoürs fi bien trouvé de leurs confeiis, que je voulus encore les fuivre. De forte que je m'allai confiner dans un défert qui me fembla conforme a mon humeur; c'eft un lieu entouré de plufieurs montagnes & fort éloigné de tout commerce; il y a un chateau fitué au milieu d'un grand bois,& la demeure toujoürs une trifte perfonne qu'on nomme 1'Abfence. On ne la voit guères; elle a toujoürs les yeux couverts de larmes , & eft par conféquent fort abattue & fort déflgurée; elle eft toujoürs en deuil, &£ eft fans ceffe accompagnée de la Rêverie , qui eft auffi fort maigre; fes yeux ne s'arrêtent jamais fur aucun objet, & regardent tout fans rien voir; elle ne prend garde & n'eft attentive a rien?  01 L' I S t È I>} A M O V i ttf elle ne parle jamais que maU-propos, & ntf ïepond prefque point a ce qu'on lui demande j elle femble recueiliie en elle-même & n'aimer que fa compagnie : la chute des eaux, leur doux aurmufe , & le chant des oifeaux font fon entretien ordinaire. Je fis grande amitié avee elle, & me conformai fort a fa facon d'a«irje promenois ma douleur dans les plus valles fohtudes , & je m'entretenois feul de mêmë quelle avec les bois , les ruiffeau*, les échos & les fontaines. Je fouffrois cependant mille nides peines; je fentois toujoürs 1'envie dfi voir Amynte, & je ne la pouvois contente*} & ce que je trouVois de facheux, c'eft que Ie tems dure en ce lieu-Ia plus qu'en aucun endroit du monde; les momens y fo„t des heures, & les heures des jours: l'on rencontre par-tout des Ennuis , qui font de grands hommes fort dégoütans , & qu'on ne pei(t neanmoins s'empêcher de voir, car ils y font en h grand nombre, qu'on ne peut les éviter Enfin, las de vivre en un fi cruél tourmenf prêt de mourir, je compofai ces vers: ' Enfin il faut mourir, mes maus font fans rerhèd^ Les vouloir appaifer, ne fait que les aigrir; Et, dans 1'ennui qui me pofsède , Ne pouvant vivre , il faut mourir, -Tous tes plaifirs fontmorts, tnon ccsur, la belfs Arnystg Hij  aép Premier V o ir a g' £ A pour jamais quitté ces lieux. 'Ceflons de snurrnurer, abandonnons la plainte , Et renoncons a tout en perdant les beaux yeux. 'Loin de ce bel objet qui fait toute ma joie, Eloigné de (es yeux qui font tous mes plaifirs , Mon ame demeure la proie De cent inutiles defirs. II ne me refle rien d'une flamme fi belle, Que des regrets & des ennuis; Et de mes triftes jours ia langueur trop mortelle Me plonge fans refl'ource en d'éternelles nuits. Une trop longue abfence efface enfin d'une ame Le cruel fouvenir de fes tendres amours ; Mais las pour éteindre ma (lamme, En vain je cherche fon fecours : Elle m'öte 1'amour & 1'entretien d'Amynte; Elle m'en öte les douceurs. Mais fes divins attraits , dont je refiens 1'atteinte, Me font toujoürs préfens pour croitre mes malheurs. j'éprouvois ainfi les cruels manx que fait fouffrir 1'Abfence , & ne recevois d'autre confolation que quelques lettres qu'Amour trouvoit le moyen de me faire rendre. Mais je n'euffe pas long - tems vécu , fi enfin Amynte s'étant débarrafïée du Devoir, ne m'eüt rappellé de mon exil. J'oubliai en un moment toutes mes peines paffées, & courus la revoir avec toute 1'impatience d'un amant j mais je n'en fus pas plus heureux,  ® E L' I S L E B' A M C U R. %£t car je la trouvai dans un lieu oü jamais l'on n'a eu du repos. La chacun fe rompt en vifière, L'on n'y parle que de combats : Sans refpedïer ami, prince , ni frère ^ , Chacun s'y donne Ie trépas. La Rage , Ie Soupcon , la Colère & 1'Envie ; Etalent dans ce ïièü leur dangereux poifon. * Chacun veut fe détruire ou bien perdre la vie „ Et l'on n'y voit enfin qu'horreur & trahifon. ' II fe nomme les Rivaux. Je n'y flls pas plutof,. que voyant autour d'Amynte plufieurs perfonnes qui rougiffoient de colère a mon abord, & m'empêchoient de lui parler, je me fenris une haine fecrète pour tous ces gens-la, & peu-après croyant qu'Amynte leur faifoit trop bon vifage, je me laiffai conduire par 1'Amour dans le palais de la Jaloufie, qui eft voifin des Rivaux. Ce palais eft un lieu bien plus déplaifant encore que les autres , £ar 1'Abfence & 1* Cruauté ne font pas fouffrir la moitié des maux que l'on fouffre dans la Jaloufie. La tempêter la pluie & les vents en rendent fe féjour fort défagréable ; la fcudre y gronde toujoürsj fair y eft fort obfcur, & fait multiplier lei objets; les moindres ombres y font peur, & tout eft plein de précipices oü 1'obfcurité' eft R ii|  z6z Premier Voyage fouvent caufe que l'on fe perd. A 1'entrée de ce palais, l'on trouve 1'Emportement, les Vifions & les Troubles qui enchantent les yeux de manière que l'on voit tout de travers, 1'Emportement eft toujoürs en agitation fans favoir pourquoi, parle fort vïte , Sc dit toutes chofes mal a propos & fans ordre : les Troubles s'effrayent pour la moindre chofe & s'étonnent de rien; & les Vifions font toujoürs leur malheur elles-mêmes, paree qu'elles fe forment des phantömes vains pour fe tourmenter. Tous ces perfonna.ges-la, en entrant, me firent prendre un breuvage qui me rendit tout autre que je n'étois. Je devins emporté , méfiant, foupconneux, Et mon emportement me, parut raifonnable : Je me fis des tourmens pour être miférable ; Enfin tous les objets me devinrent facheux. Dans ce malheureux état, je fus voir la Jaloufie , qui eft fort laide.& fort décharnée, & couverte de ferpens qui lui róngent fans ceffe le cceur; fon regard eft funefte, & elle ae voit rien a quoi elle ne porte envie : elle me Jetta un de fes ferpens , qui , dans la fureur ©h j'étois , m'enflaiuma encore davantage $ Je m'en allai enfuite courant par-tout fans fevoir oü: quand je voyois Amynte en compagnie j je n'ofois 1'aborder j Ö£ je tremblois  DE L' I S L E D' A M O U R. 2l6| dans 1'ame ; je tachois d'écouter ce qu'on. lui difoit & fes réponfes ; je tournois toutes fes paroles du fens qui pouvoit me tourmenter; quand on lui parloit è 1'oreille , je paluTois tout-d'un-coup, comme fi j'euffe été pret de mourir ; j'expliquois le moindre gefte , le moindre figne en faveur des autres; & quand je ne la voyois point, je me l'imaginois entre les bras d'un rival: fi elle étoit feule, je croyois qu'elle attendoit quelqu'un ; enfin , dans mon emportement j'étois jaloux de tout ce que je voyois,même des chofes inanimées. Arbres & fleurs, difois-je en man tranfport jaloux ; Que ne me parle-t-elle auffi fouvent qu'a vous Vous êtes confidens de fon inquiétude; Elle paffe le jour dans votre folitude ; Si cette ingrate, hélas ! n'a pas manqué de foi Pourquoi fe plaire plus avec vous qu'avec moi ? Amynte cependantqui voyoit bien ma foibleffe, au commencemenf, en fourioit; après, elle fe mit en colère; & ce fut alors que je fis connoiffance avec un homme qui voulut $ne guérir de mon amour & de ma jaloufie en même-tems, c'étoit le Dépit,. L'ennemi mortel du tourment Et qui lors qu'on le maltraité,. Aidé de fon reffentiment, R i^r  164 Premier Voyage Fait au plus vite la retraite, Et quelquefois fauve un amant D'une entière & trifte défaite. L'infidélité de ma belle Me fit faire le voeu de ne la plus aimer; Et Ie Dépit me fut charmer Jufqu'a paffer trois jours fans retourner vers elle. La trifteffe & 1'ennui ne me quktèrent pas; Et de tant de douleurs mon ame fut atteinte , Que j'aimai mieux mourir en adorant Amynte , Que de cefler d'aimer tant de charmans appas. Je me replongeai donc encore plus qu'auparavant dans mes loupcons jaloux ; mais Amynte fe laffa , après beaucoup de tems, de me voir en un état fi déplorable ; & la Pitié, qui m'avoit promis fon fecours au befoin , n'y manqua pas; elle éloigna d'Amynte tous les obiets qui pouvoient me facher, & me retira avec grande peine d'un lieu fi défagréable : Amynte m'ouvrit les yeux en fortant , & après m'avoir défabufé , me fit voir toutes mes fautes ; alors je me jettai a fes pieds, & lui demandai mille fois pardon , en lui difant , Armez-vous de rigueur, Soyez cruelle & fiére ; Si j'ai de Ia colère, Je la garderai dans Ie cceur: No» , non , quelques maux que j'endure, La douleur en fera peinte dedans me* yeux , Mais vous ne verrez pas mon cceur audacieux  DE 1'ISIE D' A M O U R. 2  B E L* I S £ E D' A M O U R: ^ Allez, parfaits amans, contenter vos defirs, Et recevoir d'Amour la belle récompenfe : Vous n'avez plus ici befoin de ma préfence , s Le Refpeft n'a que faire k vos fecrets plaifirs. Et après m'avoir embraffé, il me quitta; il fut k peine parti, que je vis venir une femme toute nue fort belle, les cheveux pendans pardevairt, & chauve par derrière, qui couroit fort vïte; plufieurs gens étoient-la, les uns qui la négligoient, les autres qui couraW mollement après elle, & tous néanmoinsllm. Moient fort fichés de l'avoir laiffée paffer ; Amour me dit en la voyant, que c'étoit 1'Öccafion; qu'elle feule avoit le crédit de faire entrer au palais du vrai Plaifir, & qu'il ne fclloit pas la laiffer échapper, paree qu'elle ne revenoit pas toujoürs : pour fuivre fon confeil, je courus au devant de 1'Occafion Sc l'arrêtai, & elle acheva de réfoudre Amynte a entrer dans le palais du vrai Plaifir , & nous y arrivames enfin avec le plus grand contentement du monde. Car'en vérité c'eft un bel endroit. Un éternel printems y conferve un air pur; Le ciel découvre-la fon plus brillant azur; L'on y voit en tout tems éclater mille rofes , Chaque inftant en fait voir de nouvelles éclofes; Les arbres font toujoürs couverts de fruits müris',' Les rameaux toujoürs verds, les prés toujoUrs fl^j  ijö Premier Voyage Mille endroits écartés font mille antres fauvages Oü règnent les Plaifirs, les Ris, les Badinages: Les rameaux enlaffés en banniffent le jour : Ces antres , de tout tems, font facrés a 1'Amour; La nature elle-même a tiffu les feuillages. Tous les petits oifeaux , avec leurs doux ramages,' N'y parient que d'amour dans leurs belles chanfons, Et même aux yeux de tous en montrent les lecons. Mille petits ruiffeaux, dans des üts de verdüre , Font ouïr de leurs eaux 1'agréable murmure. tl la nuit, le filence , & tous les élémens oncourent en ces lieux au:t plaifirs des amans. L'on n'entend point parler de la rigueur des belles, Ni du defiin facheux qui les rend fi cruelles. C'eft-la que les amans , après plufieurs foupirs, Goütent mille douceurs qui paffent leurs defirs ; La tout ce que jamais le ciel, la terre &L 1'onde Forrr.èrent a 1'envi de plus beau dans le monde, a fenti des defirs & de 1'empreffement, Et poufle des foupirs dans les bras d'un amant. Je vous avoue qu'on eft heureux en ce paysla ; pour moi, quand je fongeois que j'étois au comble de mes vceux, je ne pouvois affez me louer de ma fortune, mais mon bonheur étoit trop grand pour durer, auffi j'en vis bientöt la fin , comme vous allez entendre : mais quelques jours auparavant, en me promenant , je rencontrai une fille affez laide , mais qui fait la précieufe Sc ne fe contente de rien; elle n'a point de demeure affurée ,  &1* L' I S t E D» A M O U R. i7*f paree qu'elle négligé d'en avoir; les pWs belles chofes 1 importune*; die fe nomme Tiedeurjeile a un grand pouvoir dans I'ile «f ceux qui la veulent fuivre fortent fans' peine & fans regret de 1'lïe d'Amour; elle les ™ene au lac du Dégout, oü l'on ne trouve que trop de bateaux pour fortir : je vis quelques gens qui la fuivirent, mais je la trouvai fi laide & fi déraifonnable, que je ne marretai pas un moment avec elle Je re tournai au palais du vrai Plaifir, oü , quelques jours après, il m'arriva un malheur qui m'accable encore, 8c dont je ne crois jamais voir Ia fin. Au milieu de mes délices, un matin je vis un homme qui effrontément vint rroubler mes plaifirs II avoit Pair majeftueux & indépenclant. La phyfionomie haute, & les yeux & Je front d'un homme abfolu , & qui ne fait ee que c'eft que d'obéir. En un mot, c'étoit le Deftm, dont les arréts font irrévocables qui enleva Amynte d'entre mes bras Tous' mes efforts ne purent 1'empêcher, & il \>em niena je ne fais oü, car je n'en ai pu avoir de nouvelles depuis ce tems-la : je quittai auffi-tot Ie palais du vrai Plaifir, qui me fembloit défagrëable , puifqu'Amynte n'y étoit Plus, & je me vins retirer en ce lieu, oü je  "iyi Premier Voyage crois paffer le refte des jours que m'accordera ma douleur. Je fuis ici fur le haut d'une mcntagne qu'on nomme le Défert du Souvenir ; la Solitude y eft fort belle, mais ce qui s'y trouve de facheux , c'eft que le lieu eft fi éminent, qu'on découvre de-la toute I'ile d'Amour, fi bien qu'on a toujoürs fon malheur devant les yeux; l'on ne peut s'empêcher de voir fans ceffe les endroits par oü l'on a paffe , & c'eft ce qui me rend miférable , car de quelque cóté que je me tourne, je trouve des cbjets qui me repréfentent toujoürs mon bonheur paffé, C'eft le fouvenir de ma gloire Qui me tourmente dans ces lieux ; Si je n'avois pas de mémoire, Hélas, j'en ferois beaucoup mieux. Dans 1'infortune qui m'accable , Je crois que le fort obftiné Ne m'a rendu fi fortuné Que pour me voir plus niiférable t Mon fort feroit moins rigoureux Si j'avois été moins heureux. C'eft mon bonheur paffé qui fait tout mon martyre. O trifte & dure extrémité , D'être réduit enfin a dire : Que je me plains d'un bien que j'ai tant fouhaité ! II y a quelque tems que je languis ici, & j'ai fongé enfin , cher Licidas, que votre amitié auroit  fi E L' I S L E D' A'M O U R. 273 auroit fujet de fe plaïndre de la miemie , fi je ne vous faifois favoir de mes nouvelles avant ma mort. II y a la Confidence en ce pays-ci, qui a foin de faire tenir les lettres aux pays étrangers; je lui donnerai ia mienne; j'efpère qu'elle vous fera rendue fidellement & fecrettement, car c'eft ce que je lui recommanderai. Adieu, plaignez un peu ma difgrace, peut-être qu'un jour vous aurez befoin de la même confolation que je vous demande. A P H I L I S, Sur le voyage de file d'Amour. Lifez, belle Phiiis, a loifir eet ouvrage, II parle d'un pays charmant, aimable & doux; 11 n'eft pas mal-aifé d'en faire le voyaee , Vous le pouvez fans parhr da chez vous. s  a74 Second VoyACë SECONDVOYAGE D E L'ISLE D'AMOUR: A L I C I D A S. s malheurs font finis , cher Lycidas , & s'il n'y a que 1'amour qui me mette au tombeau , je ne crois pas mourir jamais. Depuis madernière lettre mon humeur efi bien changée , & quoique j'aie tout fujet de me louer de 1'amour dans mes dernières aventures, je 1'abandonne néanmoins pour toujoürs. Je rie fuis plus amant que de Ia belle-gloire, Elle feule a préfent occupe mes efprits, Et j'ai banni de ma mémoire les Amyntes & les Iris. J'ai goüté de 1'amour les charmantes délices, Et ce dieu fut toujoürs conforme k mes defirs : Si quelquefois il caufa mes fupplices, Ce fut pour augmenter ma joia & mes plaifirs. Je ne m'en repens point; j'en chéris la mémoire; Je vois avec plaifir le ciébris de mes feux : Mais c'eft feulement a la gloire, Que je veux déformais adreffer tous mes voeux.  Ö È L* ï S t E D' A M Ó Ü R. 275 Vous vous étonhez peut-êtrë , eher Lycidas, de m'entendre parler ainfi; mais apprenez-en Ia caufe en apprenant mes derhières aventures, 'qui vous divertiront affurément plus que les' Premières. Quoique je ne fongeplus a 1'amcur, je vous avoue que je fins bien aife de vous faire 1'hiftoire de mes feux paffés, j'en aimé le fouvenir, & mon cceur qui s'applaudit en fecret de mes conquêtes, trouve un commencemènt de gloire è avoir triomphé de tröis cceurs; Trois illuftres beautés ont brülé de mes feux, Tant que )e fus amant, je fus toujoürs heureux ; Sur des cioeurs indomptés, j'ai gagné ia viftoire;' Je ri'ai point fait de vceux que l'on n'ait exaucés: Toi, mon cceur j qui n'es pbs fenfible qa'h la gloire ; Triomphé au fouvenir de tes amours palTés. ïl y avoit déja long-tems que je languiffois dans le défert du Souvenir , & je commencois a croire par une trifteffe extraordinaire qui m'étöit furvenue depuis quelques jours , què le terme de mes maux approchoit, & què U hiort m'en déiivréröit bientöt; quand un jour étant couchéfous urtarbre, rêvanta mes malheurs i & tout nöyé dans mes larmes , je vis une femme qui volöit d'une grande viteffe j felle parloit en allant & faifoit un grand bruif; je fentis a fa vue un tremblement qui me faifit  176 Second Voyage le cceur fans que j'en connufTe la raifon ; je vis bien d'abord que cette femme étoit affurément la Renommée , mais je ne favois pas d'oii venoit moninquiétude, quand ces paroles ne m'en firent que trop connoitre le funefie fujet: elle cria en paffant prés de moi, Amynte eft en confidence Avec un nouvel amant; Tyrcis, avec fa conftance, Eft la dupe aflurément. Je crus deux ou trois fois avoir mal entendu, mais elle le répéta fi fouvent, que je ne doutai plus de mon malheur. Je vous laiffe a penfer combien je fis de plaintes fur cette infidélité , il me vint mille différentes penfées de vengeance contre 1'ingrate & fon amant; mais la violence de ma colère étant paffée, j'en vins aux regrets. Pour avoir plus d'amour que l'on n'en eut jamais, Que ne me laiffiez-vous du moins mourir en paix. Ingrate, vous pouviez , fans être criminelle, Attendre encor deux jours a paroitre infidelle, Et ne m'expofer pas a cette cruauté De voir, avant ma mort, votre infidélité, Quand , accablé d'ennuis & pret a rendre 1'ame ^ Vous deviez retenir votre nouvelle flame ; Et je méritois bien, par mon fort malheureux; Que votre amour durat encore un jour ou deux. Je paffai ainfi plufieurs jours a me plaindre,  DE ï. I S L E D' A M; O", U R. 177 &jene voulois pas m'édaircir entièrementde mon malheur , de crainte de trouver de trop. grands fujets d'affliaion. II y avoit même quelques momens oü je m'imaginois , que peutêtre Ia Renommee avoit felon fa coutume , accuféfauffement Amynte de perfidie , & je ne pouvois croire qu'après tous les fermens qu'elle m'avoit fait fi légèrement • Amynte eut trahi fa parole , & qu'elle put oublier en peu de jours mes fevvices, & recevoir ceux d'un autre. Quelquefois auffi j'excufois en moi-même fon ingratitude par mille raifons qui, ce me fembloit 1'y pouvoient avoir contrainte : mais enfin je ne fus que trop affuré de toute ma difgrace. Je vous ai dit dans ma première lettre, que ledéfert du Souvenir eft placé fi haut • qu'on découvre de-la toute I'ile' d'amour. Un jour je vis Amynte dans le palais du vrai Plaifir , avec un homme que je connus pour un de ceux que j'avois rencontré dans les Rivaux. La eet amant qui fut lui plaire, Rendant de fon bonheur le ciel même jaloux , D'un tranfport amoureux embrafioit fes genoux ; Et 1'ingrate le laiffoit faire. L'ardeur de fon brülant defir D'un incarnat brillant alluma fon vifage ; Ses baifers redoublés étoient fon feul langage j Et fingraïe y prenoit plaifir. S iij  2jS Segond Voyage- Enfin, j'en crus perdre le jour, 3e vis a eet amant mille beautés en proie. Et 1'ingrate a fes yeux montroit la même joie Qu'elle m'avoit fait voir du tems de notre amour. Quand je fonge a la douleur que j'eus d'aborrJ én voyant cette lache trahifon , je m'étonne comment je n'en fits pas accablé; ma rage me fit dire des chofes qu'elle feule eft capable d'infpirer, & foutenu par mon amour , qui me faifoit voir avec une douleur inconcevable s qu'un autre eut triomphé en un moment de ce qui m'avoit couté tant de peine , je fus long-tems fans pouvoir être maïtre de mon défefpoir; mais a peine eus-je fait un peu de réflexion fur cette aventure, que je me tróuvai en état de me fervir de ma raifon , & un homme qui parut a mes yeux au même inftant m'infpjra une froideur qui me rendit infenfible a cette infidélité ; eet homme avoit le regard fier, & faifant un fouris dédaigneux , en me regardant de cöté &C par deflus 1'épaule^ me dit: Quoi! Finfidélité d'Amynte, Lache, te donne au cceur de morte's déplaifirs l Tu t'abandonnes a la plainte ! L'infidelle qu'elle eff te coüte des foupirs Après fa noire peifidie ! L'iugrate ne veut pas qu'on regretie fon cceur.  BE t'ÏSLE B'AMO U R, 279 Et l'on doit oublier des momens de fa vie Tous ceux qu'on a paffes dans cette indigne ardeur. Je connus a ces paroles que c'étoit le Mépris & courus Tembraffer ; mais lui, voyant que je balancois , & que 1'amour étoit encore avec moi, il tourna fes pas aiïleurs fans me regarder. Moi quine voulois plus le petdte , ai Ié de fes confeils je donnai congé a ce petit amour, qui m'avoit toujoürs accompagné dans mon voyage* Cet adieu ne fe fit pas fans bien des larmes ; & comme il avoit été le témoin de toutes mes aventures , j'avois bien de la peine k le quitter , & je m'amufai fi long-tems avec lui, que j'en penfai oublier le Mépris ; enfin eek l'embrafiant, Adieu, lui dis-je , Amour, mes. plus chères délkes % Toi qui fus autrefois mon efpoir Ie plus doux, Toi que j'aimai toujoürs malgré tous mesfupplices j Amynt£ ne veut plus de comroerce entre nous. Après fa trahifon , & fi lache, & fi noire, Je veux que de mon cceur (es traits foient effacés Mais je ne veux jamais bannir de ma, mémoire Tous ces heureux momens qu'avec toi j'ai paffés. En quittant I'Amour,, je fus long-tems k chercber le Mépris , mais enfin, je le ratrapai,&! il me dit d'aller. k une ville qu'il me montra; t'y adreffai d'abord mes pas , &c. je commencai, abrs a fentir une joie ? que je n'avois poinfi, S iv  i2o Second Voyage eue depuis que j'étois dans I'ile , & le repos me fembla plus doux;, a caufe qu'il m'étoit nouveau d'en avoir. Quand j'arrivai a cette ville, je vis que tout Ie monde y étoit oifif: la ville eft déferte , & prefque tous les habitans demeurent en leur particulier ; il y a un port par oü l'on fort de I'ile d'Amour ; car pour y entrer par-li, c'eft ce qui n'eft jamais arrivé, Cette ville ce nomme Indifference , & donne le nom aune princeffe qui eft belle a la vérité , & qui fur-tout a beaucoup d'embonpoint, mais elle a la mine fi peu fpirituelle , & paroït fi inutile & fi niaife, qu'elle en eft ridicule. D'abord que je fus dans cette ville , le fouvenir de 1'affront que m'avoit fait Amynte , me lerendit affez agréable , Scjene pouvois m'empêcher de crier mille fois le jour, L'on n'eft jamais content alors qu'une beauté Deflbus fes dures loix tient notre ame afferyie j Pour être heureux toute fa vie » II faut garder fa liberté. Je me trouvois fort heureux d'être débarraffé de mon amour, & je m'étonnois fouvent de toutes les folies quece dieu m'avoit fait faire « quoique je fongeaffe quelquefois a Amynte , il me fembloit qu'elle étoit enlaidie depuis fon infidélité : 1'humeur oü j'étois ne me la reprefentoif que comme une perfonne qui ne  DE L'lSLE D' A M O V R. 281 méritoit plus une forte paffion comme celle que J avois eue pour elle, & qui avoit perdu toutes les graces qm me 1'avoient fait aimer. Enfin ) etois dans un fi grand repos , que je commencai k m'en ennuyer , & ce changement extreme d'un violent amour k une froideur extraordinaire, me devint fi infupportable , quune langueur me faifit qui me donnoit un chagnn que je n'avois jamais fenti. Mon cceur qui étoit accoutuméa 1'amour, ne favoitoü placer ce fonds de tendreffe qui lui étoit refié en quittant Amynte , & trouvoit bien rude une vie auffi pareffeufe que celle que je menois dans Indifférence: je chantois tous les jours en moi-même, Sans amour & fans tendreffe, II n'eft point de doux momens : II faut foupirer fans ceffe , L'on n'eft heureux qu'en aimant. A quoi palier tout le jour , Si l'on ne cherche point a plaire ?, Et fi l'on n'a point d'amour, Que peut-on faire i Que la vie eft ennuycufe Quand on n'a point de defirs ï Qui n'a pas 1'ame amoureufe, La voit couler fans plaifirs. A quoi paffer tout le jour , ' Si l'on ne cherche point a plaire i  182 Seconb Voyage Et fi l'on n'a point d'amour, Que peut-on faire ? Je ne voulois pourtant pas m'y rengager touta-fait,& je me trouvois trop mal de 1'amour, pour me rembarquer encore dans une autre paffion ; mais je cherchois a m'occuper du moins agréablement. C'eft ce qui faifoit que je fortois de la ville tous les jours pour voir fi je n'aurois point quelque aventure, quand un jour je rencontrai uns femme, dont l'abord étoit toutè-fait agréable ;. elle avoit un air libre & enfoué , & quelque chofe qui plaifoit d'abord enk voyant: elle ne m'eut pas plutöt appereu qu'elle vint a moi , & me pria de venir chez elle , que j'y trouverois de quoi me fatisfaire, & me montra un papier oii ceci étoit écrit; Voir toates les beautés fans amour, fans defirs, Et faire chaque jour nouvelle connoiffance , Avoir pour tous objets la même c&mplaifance, Et chereher en tous lieux fa joie & fes plaifirs, C'eft 1'agréable & douce vie Que l'on mène a Galanterie, Je trouvai fi bien mon compte a cette facon de vivre , que j*acceptai d'abord le parti, &C-. Wis la Galanterie a la ville qui porte fon nom.  DE V I S L E D* A M O V R. igj C'eft une ville fort magnifique & fort fuperbernent batie ; l'on trouve a la porte la Libéralité, 1'Efprit-doux , la Belle-converfation & la Complaifance qui donnent des paffe-ports pour avoir les entrees libres par toutes les compagnies , fans quoi l'on paffe fort mal fon tems ; il n'eft pas tout-a^fait néceffaire d'avoir quatre paffe-ports, c'eft affez den avoir deux & quelquefois un ; mais plus on en a , mieux on fe divertit; les plus néceflaires pour être eftimé font 1'Efprit-doux & la Belle-con, verfation, & ceux qu'on eftime le moins, & qui font dupper les gens d'ordinaire , c'eft la Complaifance & la Libéralité. De plus, c'eft un lieu de grand divertilfement, & lesagréables parties y font fréquentes ,on invente tous les jours mille plaifirs nouveaux ; Ia mufique , le feftin , le bal, la férénade & la comédie, y ont de i'emploi chaque jour. Comme j'étois avec la Galanterie, j'eus quatre paffe-ports , & je commencai dèslors a m'mtroduire par-tout; je n'eus pas grande peine , &c je fis tant de parties, que je me fis connoitre dans toutes les compagnies de Ia ville; je paffois le jour en feftins, &c la nuita donner des férénades, & je ne me donnois pas ainfi le tems de m'ennuyer, mais a la fin cette forte de yie me fatigua,  284 S e c o n d Voyage Alors qu'on a goüté le plaifir d'être aimé , Tout ce qui,vient après ne fait que nous déplaire ; Et fi le cceur n'eft enflammé, Tous les plaifirs ne touchent guère. Je commencois a en avoir du chagrin , quand je fis une partie dans laquelleil fe rencpntra deux fiiles également aimables ft l'une fe nommoit Sylvie , qui avec une taille admirable avoit tout ce qu'il faut pour faire une fort belle perfonne ; & ce qui ine charmoit le plus , c'étoit un air de joie & de jeuneffe qui infpiroit tous les plaifirs , elle avoit quel-, que chofe de, fi engageant & de fi aimable , qu'on ne pouvoit s'empêcher deTaimer: I'autre fe nommoit Iris , qui n'avoit pas la taille fi helle , mais fort bien prife ; & de plus elle avoit une certaina négligence en marchant fort agréable; mais auffi toas les traits de foa vifage étoient accomplis ; elle avoit un teint vif , beaucoup d'éclat, de grands yeux , le nez bien fak , & dans la bouche un charme, inexplicable. II fembloit que ies Graces & les. Ris y euffent fait leur demeure , & quand elle rioit fur-tout on y remarquoit mille beautés, qu'il efi impofiible d'exprimer. En la voyant, il n'eft point d'armes Pour conti'elle un moment garder fa liberté : Et pour couronner tous fes charmes. Elle avoit de 1'efprit autant que de beauté. 1 'J  DE L' I S L E D' A M O ü R. ^ Ces deux belles perfonnes me firent prendre a cette partie plus de plaifir que je n'avois fait aux autres, & je me féparai d'elles avec des fentimens bien différens de Ceux que j'avois accoutumé d'avoir: je fus bien aife de fentir quelque penchant dans mon cceur, mais je ne voulois pas auffi m'y abandonner entièrement & d'un autre cöté il me fembloit étrange d'avoir1 deux inclinations , & je ne pouvois comprendre comment on pouvoir aimer deux perfonnes enfemble , & les fervir. Quand une femme fe préfenta a moi qui étoit magnifiquement vetue , elle avoit fur-tout obfervé dans fon habillement ce qui pouvoit rehauffer fa beauté elle étoit fort parée , & Re faifoit pas une' aftion qui pftt déconcerter fa bonne grace elle avoit le regard attirant , 1'accueil fort agréaole ,&il fembloit qu'elle cherchat k plaire a tout le monde, & qu'elle en fit fon capitalelle avoit une grande fuite, mais elle me careffa plus que les autres. Vous connoiffez bien aux marqués que je vous en donne que c'étoit Ia Coquetterie, & vous ne vous étonnerez pas de fes careffes , puifque j'étois nouveau venu ; auffi-töt qu'elle me vit, elle me paria ainfi , CefTe de t'oppofer a cette doublé ardeur; Deux objets Pe«#„t bien avoir plac3 en ton cceur.  iS6 Sèconü VoVagê Si 1'amour fait lui feul le bonheur de la vie, Plus on eft amoureux, Et plus on eft heureux. Reigois 1'amour d'Iris & celui de Sylvie > Encore eft-ce bien peu de n'en avoir que deux. Du puiffant dieu des cceurs les douceurs font fi grandes^ Qu'il faut fur mille autels lui faire mille offrandes; Hélas ! il eft fi doux de s'y laifler charmer, Qu'alors qu'une Philis refufe d'être hötre , II faut en avoir une autre , De peur de cefler d'aimer. CefTe de t'allarmer pour avoir tant d'amour; L'on peut fort aifément ménager deux tehdrefles: II eft affez d'heures au jour Pour s'occuper de deux tnaitrefles. Je lui fis mille remerciemens de fes bons coh« feils , St j'y trouvai mon humeur fi portee * que je ne balancai pas a fuivre la Coquetterie jufques dans la ville qui porte fon nom ; jë vis fur la pOrte ceci écrit en lettres d'or. Le dieu des cceurs voyant que de fon vafte empire Tant d'anians fortoient chaque jour , Et qu'après un premier amour, Un cceur fatigué de murtyre, Y venoit rarement faire un fecond féjouri Fit batir cette belle ville Oii les amans lafies de fes injuftes loix, Trouvant 1'amour doux & &cile 3: £j S'y rengagent encore une feconde fossj  » E 1' I S L E D' A M O ü R. i§/ Ici règne un amour commode, Avec 1'agréable méthode Qui fait aimer fans trouble & fans emportement, Qui bannit Ie facheux tourment, Qui fait braver les inhumaines,' Qm „e donne en amour que de tendres defirs, Et qui, fa„s e„ caufer que les plus douces peines; ü-n fait goüter tous les plaifirs. Cette agréable infcription me donna encore milL hT16 d7°ir 13 Ville' iV rencontrai nulle belles perfonnes toutes parées comme pour fan-equelque conquête; ellesn'épargnoient nen de tout ce qui peut plaire, & employoient toute leur adreffe pour attirer les paffans , C'étoit en un mot de ces belles Qui ne cherchent par-tout qu'a s'en faire conter, Et, quoiqu'il en puifie cöüter, Veulent voir la foule autour d'elles. ta Coquetterie en entrant me donna pouf guide un Amour-coquet; & p0ur vous expli, quer ce que c'eft , apprenez que ces fortes damours font de la véritable race d'amourma,s comme ils font enfans de 1'Amour & dJa Coquetterie , ils tiennent auffi de leur mère^ «Is ont farc & la fléche , mais ils n'ont poin debandeaunideflambeau, & tiennent des loix de la Coquetterie, qu'ils obferventexaéten»ent. Je ne fus pas plutöt avec un de ces amours , qu'il me dit toutes fes loix qui font  288 Sec ond Voyagë fort agréables , & qu'il n'eft pas néceflaire dê vous dire encore , puifqu'auffi bien vous en verrez les effets dans la fuite de mon difcours; c'eft tout vous dire que dès ce moment je m'engageai a fuivre par-tout fes avis , & dès le foir même rencontrant Sylvie & 1'ayant abordée,je demeurai quelque tems avec elle Je crus dans ce moment être tout a Sylvie , Ses yeux feuls me fembloient capables d'enflammer; Et je ne fongeois pas , dans ma joie infinie , Qu'Iris avoit des traits qui m'avoient fu charmer. Je ne 1'eus pas plutöt quiuée , que rencontrant Iris il m'en arriva de même, Iris d'un regard feulement Changea mon amoureufe envie; Et j'oubliai dans ce moment, Qu'il fut au monde une Sylvie. J'en fis autant plufieurs jours de fuite , & commencai alorsa fentir quelque joie ; j'aimois, & je n'en fentois aucune inquiétude ; quand j'étois mélancolique j'allois voir Iris , qui par la douceur de fon efprit & fa langueur naturelle , m'entretenoit agréablement dans 1'humeur oü j'étois; & quand je me fentois 1'ame portée a la joie , je courois chez Sylvie , Pour me faire en amour un deftin agréable , Je ne pouvois pas mieux contenter mon defir; J'avois trop peu d'amour pour être miférable, ' Et j'en avois aflez pour y prendre plai fir, Après  D E L'lsiE D' A M O U K. 289 Après un affez long féjour dans Coquetterie, cet Amour qui m'avoit été donné pour gmde me voulut mener a Déclaration ; jé fongeaj d abord a mon premier voyage , qliand cette razfon,l'Amour-coquet fe mit a rire en inentend™ parler, & me dit que Ie Refpeft «e defendoud'alleraDéclaration, qu'a cLc ju ne favoient pas encore la belle manière dauner, & même que Ie Refpefl fe ok deceux qm paffant par Difcrétion, 2ient ^e-chemmplus long demoitiéque I'autre; Sans déplaire au Refpecl, Tyrcis, 0„ peut parler Le moyen de guérir ton amoureufe flamme, ' Si tu ne veux pas révéler A 1'objet que tu fers le fecret de ton ame : Quoique l'on dife, il eft bien doux De voir toujoürs a fes genoux Un amant languiffant qui brüle & qui foupire - Et l'o» n'eut jamais de courroux De fe voir adorer, ni de 1'entendre dire. Jene balancai pas Ue fuivre ,& en chem-a u me donna cet avis , E^parlant de lW,„'en fais point uneafee^ Ceff dequo, t'atnrer quelqUe homeuxrefus. Quandontraitel'amourcommeunfort dffi Un jeune cceur s'allarme & ne I ecotne plus. ' ' T  290 Premier Voyage Nous arrivames en même-tems a Déclaration qui eft un fort petit village; car comme on n'y fait que paffér il n'eft guère habité ; 1'entrée en eft un peu périlleufe, a caufe de quelques précipices , oü ceux qui font des faux pas courent beaucoup de rifques. Pour dans le village il y fait toujoürs des brouillards fort épais , & on a peine a s'y reconnnoitre ; & il y a deux forties , 1'une du cöté du Refus, & I'autre de la Tolérance : la première eft fort défagréable, Sc mène en quantité de méchans endroits , Sc I'autre ne mène ordinairement qu'en des lieux divertiffans ; j'avois un li bon guide, que 1'entrée ne me fit point de peine , Sc quand je fus dedans , je débrouillai affez bien Iris Sc Sylvie , Sc leur parlai a toutes deux de mon amour. Anprès de 1'aimable Sylvie , Le cceur tout rempli de defirs, Pour lat'sfaire a mon envie, Je pouffai mille ardens foupirs : Quand je lui proteftai qu'elle en étoit la caufe,, C'étoit mon cceur qui me 1'avoit diclé , Et fi quand prés d'Iris je dis la même chofe, Je crus dans le moment dire la vérité. Quand je parlai a Sylvie elle feignit de ne me pas croire , Sc fortit après par la Tolérance ; pour Iris , elle n'en fit pas de même ,  rile fortit par IeRefusjjela quittai alors - &fortantparIaToIéranceaprèsSylvie,aprè; laVOir l!,7e» cherchée, je Ia trouvai da sune penre vdle qui eft fort agréable ; eIle ^ g-respeuplée, mais les gens qui y fon vtVent dans une grande union ] 0if ne parle gueres, & on s'entend a demi-mot. C'eft la qUe l„ amans mett£nt gn n P°Ur aroir cl»q« jour u„ fecret entretien; Et que chacun a fon langage ©u les autres n'entendent rien. En effe, il y a autant de diff,rcns * 'fce"«P«fon„K..cet,ev;!IeI toZl Intelligence. "7 LTntelligence qui en efl Ia niaïtreffe eft «ne perfonne fort charmante pour ceux qui laconnoiffent&ennuiefort les autres; die a mnniment d'efprit & connoït toutes chofes; elle a mille fecrets pour fe faire entendre & comprend en un moment tout ce qu'on'lui veut dire. ? En ce Iieupouffefatïsfaire Et pour avoir quelque entretien : L on a mille fecrets qui ne font bons a rien Dont onfe fait pourtant une agréable affaire. J'appris au^même-tems que je fus dans Intelligence, qu Iris s'étoit retirée dans 1'antre de k CrU3Ute ' Cette novelle m'affligea beau. Tij.  Ï92, Second Voyage coup ; mais je n'étois plus d'humeur a faire de même que la première fois, ni d'aller groffir les eaux du torrent avec mes pleurs , ce que je fis feulement pour ne pas perdre Iris , qui affiirérnent me tenoit au cceur ; j'allai la voir, je lui parlai, 8c 1'accufai de trop de févérité, & lui dis : Vous avez un chagrin extrêmV De ce qu'on dit que l'on vous aime; Vous faites tort a vos appas. Si vous aimer c'eft vous mettre en colère, Que peut-on trouver ici bas, Belle Iris, qui vous puifle plaire ? Voyant qu'elle perfiftoit dans fa réfolution ; je la quittai fort affligé, mais je m'en confolai a Intelligence, oü je retournai Ie jour même. J'en fis autant tous les jours fuivans , & dans le eommencement les rigueurs d'Iris me donnoient affez de plaifir , & j'étois bien aife de la voir cruelle par la joie que je me promettois a la radoucir. Hélas! que l'on fent de douceurs A voir d'une beauté 1'aimable réfiftance , 'Qui par un noble orgueil foutenant fes rigueurs Refufe de nos feux la douce violence ! Que le cceur s'applaudit d'un fi noble couroux> Que ces refus lui promettent de gloire, Et qu'un triomphé paroit doux , S$ en coüte un peu cher d'emporter la vi&oire. ;  DE L' I 3 L E D* A M O ü R. Je feignois pourtant beaucoup de douleur de la voir ainfi perfiffer dans fa cruauté , & je lui faifois valoir tous les doux momens que je paffois avec Sylvie , comme des heures oü je m'abandonnois au défefpoir. Cette forte de vie me fembloit affez agréable , j'étois fort gai è Intelligence ; & quand je venois voir Ins je prenois un vifage férieux , & je pr;s enfin une habitude de contre-faire mon hu. meur quand bon me fembloit; les larmes ne me coütoient plus rien , & je favois faire le miférable quand la fantaifie m'en prenoit. A mon gré je favois ,& gemir ^ pIaindre belon qu'il le falloit:, pour feconder mes vreux. En amour, c'eft tour que de feindre , Et favoir k propos-faire le malheureu*. Enfin, après avoir affez fait le Iangoureux , je voulus la faire fortir de ce déplaifant féjour^ & fans avoir recours a la Pitié , je fis feulement ce que me confeilla 1'Amour-coquet. Au lieu de lui demander grace, Afféae des froideurs, & cache ton tourment^ Car il n'eft rien que l'on ne faffe Pour fe conferver un amant. Pour cet effet, la première fois que je la^is ayant coneerté mes yeux & mon- langage, je Hu dis- affez ga-yement-;- li fij:  *94 Second Voyage Enfin jc ne fuis plus a vous, Et je renonce a votre empire ; Vos yeux qui me fembloient fi doux Ne me caufent plus de martyre. II eft vrai que vous ètes belle, Et qu'il feroit bien doux de toucher votre cceur ; Mais , Iris, vous êtes cruelle, Et 1'Amour ne peut vivre avec tant de rigueur.] Je n'aï point épargné les foupirs ni les larmes , ■Ni tout ce qui pouvoit bannir votre couroux, Vous m'avez vu foupirant pour vos charmes; Demander grace a vos genoux ; Mais puifque votre coeur rebelle Refufe de me fecourir, Adieu , je vous quitte , cruelle ; Mon deffein n'eft pas de mourir. Je Ia quittai auffi-tót que j'eus achevé ces paroles , & je ne retournai plus la revoir depuis ce tems-la. Je m'attachai alors a Silvie plus que de coutume , & n'oubliai rien de tout ce qui pouvoit faire connoitre a Iris que je 1'a vois oubliée. Au bout de quelques jours, je vis que cette belle, Par un fort heureux changement, Aima mieux n'être plus cruelle , Et trouva plus de honte a faire un infidelle, Qua bannir fes rigueurs en faveur d'un amant. Elle vint k Intelligence, oü d'abord elle me fit quelques reproches , & je ne manquai pas  DE L' I S L E D' A M O U R. 295 * lui furer mille fois que ce que j'en avois fait, n'étoit que pour voir fi ma perte toucheroit fon cceur. J'avoisbien des affaires en ce tems-la, car c'eft une chofe affez difficilede demeurerdans Intelligence avec deuxperfonnes. J'écrivois tous les jours deux billets, j'avois tous les jours deux rendez-vous, & il falloit avoir bien de 1'adreffe Pour ne rien faire connortre ; mais avec tout cela c'étoit un embarras fort agréable , & dans lequel j'euffe volontiers long-tems demeuré, fi 1'Envie qui ne peut fouffrir perfonne a Intelligence , ne fut arrivée & n'eüt tant dit de chofes mal-a-propos , qu'Iris & Sylvie furent contrainres de fortir & d'attendre dans un éloignement qu'elle eüt ceffé de parler. Je me trouvai ainfi tout d'un coup privé de mes plaifirs; encore fi Tune des deux me fut reflée , je me fuffe confolé avec elle de fabfence de I'autre , mais toutes deux étant parties , je ne fais ce que je fuffe devenu fi, 1'Amour-coquet ne m'eüt conduita un village fort agréable; la fituation en eft merveilleufe; le pays d'alentour agréablement diverfifié de ruiffeaux , de prés & de bocages. Amout? me dit en m'y conduifant , C'eft en vain que dans une abfence ». On s'abandonne a Ia foufFrance ; Que fert de s'affliger, & la nuk& le jour, T £%•  a$>6 Second Voyage Si dans 1'éloignement on ne peut nous entendre ; Tyrcis , la douleur la plus tendre, Ne rend pas un amant plus heureux au retour. Nous amvames en même-tems a ce village ; toutes les maifons y font agréables ; l'on voit par-tout des graces & des fontaines, & une fuite continuelte de fpeöacles & d'agrémens; les moindres chofes réjouiffent; tout le monde qui y eft , contribue au divertiffement ; ce lieu la fe nomme Amufement. L'Amufement eft un fort jeune garcon,qui s'arrête k tout ce qu'il trouve , & fait fon plaifir de la moindre chofe. '* D'abord que je fus arrivé dans ce village, je fongeai a faire comme les autres , a me divertir de tout ce quj. fe préfentoit k moi, afin de bannir le chagrin que me pouvoit donner 1'abfence de ce que j'aimois. Eloigné des beaux yeux d'Iris & de Sylvie , Pour affranchir d'ennuis une^nourante vie, Sur cent objets divers je formois des defirs ; J'avois tant de chagrin de cette longue abfence , Que je prenois mille plaifirs Pour en éloigner la fouffrance. Je vous avoue que tout le tems que je demeuraidans Amufement, je le paffai fans inquiétude, & j'attendois fans beaucoup d'impatience le retour d'Iris & de Sylyie; je ne laiflbis pas  » E 1'ISU D' A M O U R. 297 de leur écrire toujoürs ; & la même lettre •ervoit a toutes deux , je leur mandois mille tendreffes ; & en effet j'euffe mieux aimé les voir que d'être dans Amufement; mais puifqu il falloit attendre, je prenois patience affez volontiers. , ?Uelctl,e tems fe P^a ainfi que nous nous ecnvions règlément, mais tout d'un coup je ne recus plus de lettres , & j'appris qu'Iris «Sylvie ayant fu que j'étois dans Amufement, setoientretirées dans le palais du Dépit. Je n'eus pas plutöt appris cette nouvelle, que je me rendis au palais du Dépit ; je vous ai parle en paffant du Dépit dans ma première lettre , mais je ne vous parlai pas de fon palais , c'eft un lieu oii l'on fe querelle toujoürs , le Dépit brouille les gens enfemble mille fois le jour , & fait careffer fouvent des gens que l'on haitmortellement; mais ces querelles auffi ne durent guères, les Amours raccommodent tout, & réuniffent toujoürs ceux qui ne fe font querellés que par le confeil du Depit.-mais c'eft une affez plaifante chofe d'y voir des gens qui s'aiment infiniment fe dire ""He injures , faire des fermens effroyables dene fevoirde leur vie , & Un moment apres fe demander pardon , & fe réunirplus qu auparavant.  298 Second Voyage Tout le dépit d'un amant, Le plus long ne dure guère. Comment tenir fa colère , Quand on aime tendrement. II y a un homme dans ce palais , qui eft Ie médiateur de toutes chofes; c'eft lui qui affifte Étux accommodemens, & qui fournit les moyens de les faire , on le nomme 1'Eclairciffement. Quand j'arrivai je rencontrai d'abord Sylvie, qui en me voyant s'accompagna d'un homme , lui fit mille careffes, & ne fit pas femblant de me connoitre: le Dépit qui vint aufli-tot a moi, m'infpira le défir de me venger , & rencontrant Iris au même moment, je fongeois a me venger avec plaifir ; mais elle en fit autant que Sylvie, & moi pour fuivre les confeils de mon Amour-coquet, trouvant une femme affez jolie fur mes pas , qui étoit pour le moins auffi en colère que moi, & comme nous n'étions enfemble que pour nous venger , notre entretien n'étoit pas grand ; mais comme le courroux m'aveugloit moins qu'elle , je commencois a trouver la Vengeance affez douce quand Iris & Sylvie pafsèrent , & me virent auprès de cette femme avec un vifage affez gai ; fur la fin du jour étant demeuré feul en me promenant, je rencontrai Iris qui étoit feule aiiffi. Dans lemportement je lui dis mille  I» E 1'ISLE D' A M O U R. 299 chofes que la colère infpire ; & elle de fon cötéen fit de même, quand 1'EclaircifTement wint qui nous demanda la raifon de notre querelle, & nous connümes qu'elle venoit toute de préoccupation, & qu'elle étoit fondée fur 1'amour. Alors je me jettai a fes pieds , je lui fis mille proteftations de fidélité , & elle a fon tours'excufafi tendrement, que j'en fus charmé ; elle me fit mille careffes , & n'oublw rien pour me perfuader que tout ce qu'elle avoit fait étoit par le confed du Dépit. Qu'il eft doux de voir une belle Que 1'on prenoit pour infidelle, En peine de nous appaifer, Chercher mille raifons pour tiener d'excufer Quelques offenfes prétendues; Et de fa belle main eiïuyant tous nos pleurs ; Nous payer par mille faveurs Les larmes qu'on a répandues. Je trouvai mon accommodement fi agréable, que j'allai auffi-töt chercher Sylvie pour en autant. II fe peut faire qu'elles n'agiffoient pas de meilleurefoi que moi , & qu'elles me trompoient toutes deux comme je les trompois mais je n'en avois pas grande inquiétude. Pourvu qu'on jure qu'on nous aime, Que l'on craigne de nous facher, Et qu'on ait foin de nous cacher  30o Se co nd Voyage Une infidélité par quelque ftratagême ; 1 Si l'on fait bien nous appaifer , Si l'on nous trompe avec adrefle , Pourquoi chercher tant de fineffe ? Et qui ne voudroit pas fe Iaiffer abufer! Pour moi je ne pénétrois point dans leur penfée , & je me contentois de voir qu'elles. étoient bien aifes de faire la paix avec moi» Et je trouvois fi doux , dans un dépit extreme, De voir enfin céder la colère a 1'amour, Que pour faire Ia paix de même, Je me broulllois vingt fois par jour. Après que j'eus affez pris de plaifir a toutesces petites querelles , les Défirs me prefsèrent fi fort , que je menai Iris & Sylvie dans un vallon fort agréable , quoique 1'Amour-coquet ne me le confeillat pas ; les montagnes qui. environnent ce vallon font fort hautes Sc pleines de rochers creufés , qui font des antres folitaires dans le vallon; il y a un beau chateau qu'on ne voit prefque pas, a caufe d'un bois fort haut qui le couvre ; le foleil n'y porte guères fa lumière, & même on a peine 3 le fouffrir pour peu qu'il paroiffe ; la nuit y règne toujoürs , mais elle n'y porte point fes horreurs, Sc plus elle eft obfcure , plus elle semble belle. Quoique ce lieu foit fort habité, il femble pourtant qu'il n'y ait perfonne , paree que lés habitans aiment fort la fólitudet:  DE 1'ISH D' A M O V R. 30T la fociété publique en eft bannie , on fe contente d'être deux enfemble; toute autre compagnie y eft mal recue , & les tiers y font un fort mechant perfonnage. Ce chateau eft le chateau des Faveurs, qui font des perfonnes fort retirées , & qui ne fe laiffent voir qu'aux gens qui les preffent de fe montrer , encore pas toujoürs; elles font plufieurs fceurs toutes plus belles les unes que les autres , & quand on les voit, c'eft de plus belle en plus belle par degrés ; elles fe font fouhaiter toutes par le plaifir qu'on a è voir les premières. On a toujoürs bien de la peine è les voir toutes, & fouvent on n'en voit qu'une partie; il faut de 1'adreffe, du bonheur, & une grandeobftination pour en obtenir une , & la dernière fur-tout donne plus de peine que toutes les autres enfemble ; mais auffi elle mène dans le chateau du vrai Plaifir , qui efi voifin de celui des Faveurs. Pour moi qui les voulois voir toutes deux fois, je me trouvai bien en peine, & plus encore quand je fus qu'il falloit être toujoürs avec la même perfonne , je me repentis prefque alors de n'avoir pas fuivi les avis de 1'Amour-coquet;je voulusnéanmoins profiter de mon voyage , & réfolus de me ménager le mieux que je pourrois, & de ne me dé-  3*2 Second Voyage clarer que quand je ne pourrois plus m en empêcher, & metrouvant avec Ia feule Iris, je demeural toute la nuit avec elle; & pour vous dire ce qui m'arriva , J'avois le cceur fort amoureux, J'étois tout feul auprès de ma maitreffe Sur d'avoir toute fa tendreffe; Mais avec tout cela, je n'étois pas -heureux. Pour 1'être pleinement, je preflai, mais en vain ; Je connus feulement qu'elle étoit plus aimable; Et je me vis le lendemain Cent fois plus amoureux, & toujoürs miférable. Je fus tenté dans mon emportemeht de lui facrifier Sylvie ; mais je fus bien aife après de ne l'avoir pas fait; car ayant quitté Iris fur un affez méchant prétexte , je trouvai Sylvie fi belle, que j'en fus charmé; je paffai tout le jour avec elle, & j'eus le même deitin qu'avec Iris. Les lys de fon beau teint firent place a la rofe, Je lus dedans fes yeux un peu d'emportement, Et qu'il s'en fallut peu de chofe Qu'elle ne m'aimat fortement. Je me trouvois fi heureux auprès d'elle, que je ne fongeois plus a Iris , quand elle me furprit avec Sylvie ; fans vous redire ici tous les reproches qui me furent faits de part & d'autre , c'efi affez que vous fachiez que je  » E l'ISIE D' A M O U R. 303 me tournai vers 1'Amour-coquet, qui n'eut point de bon confeil k me donner , & qne je fus fi confus de mon aventure , que je pris la fuite , & courus jufqu'a un village que je rencontrai , & oü 1'Amour-coquet m'abandonna , difant que celui-la n'étoit point propre pour lui ; les maifons de ce village Ia plupart font k demi Mties, & ks autres de trois ou quatre différentes fymétries, on nomme ce village Irréfolution. L'Irréfolution a qui il appartient eft d'une affez plaifante figure, car elle ne s'habille point pour ne réfoudre pas quel babit elle veut mettre; elle fe tourmente toujoürs & ne bouge jamais' de fa place, paree qu'elle veut aller en tant de lieux qu'elle ne va nulle part; l'on remarque dans fes yeux une agitation perpétuelle /& l'on voit bien qu'elle roule quelque deffein dans fa tête , mais elle en a tant qu'elle n'en exécute pas un. ^ Je me trouvai bien embarraffé dans ce lieu la , car le fouvenir d'Iris & de Sylvie partageoient mon efprit également, je favois bien que fi j'en pouvois quitter une des deux, je ferois ma paix avec I'autre ; mais ce que j'avois vu dans le chateau des Faveurs ne me le permettoit pas ; je commencois déja k fentir pour 1'une & I'autre les mêmes fentimens que  304 Secosd Voyage j'avois eus pour Amynte, & je rendois un combat effroyable dans mon ame , & quoique je ne vouluffe pas les abandonner, je me refolvois a les perdre toutes deux plutöt qu'k chohir, & de peur d'en quitter une , je n'avois ni 1'une ni I'autre. Enfin , j'étois dans une incertitude la plus cruelle du monde, Quand l'amour dans un cceur deux beaux objets affemble, Que le fort en eft rigoureux! Un cceur a trop d'amour pour tous les deux enfemble, Et «op peu pour chacun des deux. Je ne favois que devenir, & je ne crois point que je me fuffe jamais réfolu k faire un choix, quand un jour une femme fe préfenta k moi, dont la beauté étoit incomparable , la démarche & la majefté divine ; il fortoit un éclat de fa perfonne qui éblouiffoit. J'eus en la voyant un refpecf pour elle , que je ne pus retenir , lorfqu'élevant la voix , elle me dit : Sors de ces lieux, Tyrcis, abandonne l'amour, Affez & trop long-tems tu brulas de fes flammes; Et ce n'eft pas dans ce féjour Qu'on trouve cet honneur fi cher aux belles ames.' ii faut aimer un tems, l'amour nous montre a vivre: Ses feux dedans un cceur jettent mille clartés ; Mais le tems eft venu , Tyrcis, qu'il me faut fuivre, Et ce n'eft plus Ie tems des mortelles beautés. Ces  Ces paroles dites avec un air impérieux me toucherent ,nfqu'au fond de 1'ame & :e *oug,s de honte auffi de me voir e'n 1'état °» J etois ; mais en même-tems je devins fi amoureux de la Gloire, que je réfolus de la ,U1Vre' & fortis d'frréfolution. D'abord rrion cceur me fit peine a I'accoutumer , & il (aUuti' plus d une fois lui dire % Ne repréfente plus a ma foible mémoire QuAI eft bien mal aifé de vivre fans aimer: Non, mon cceur, il faut que la gloirè Plus que mille PWlis, ait droit de te charmer. Va , cours fans murmurer ou la gloire t'appelle , Tu ne fauro,s, mon cceur, brüler de plus beaux feux- Qu.ne furent ,amais les objets de tesvceux. fenfiuvantainfila Gloire, j'arrivai fur le port de fde dW; la, je vis les beautés, , attrans les agrémens & les graces qui tachèrent envain de me rengager ; je^retrouvai la Raifon aqüije demandai mille fois pardon du peu de casque j'avois fait de fes confeils; elle me recut fort humainement, & voyan que javois envie de fortir de I'ile, ëlle me fitdonner un vaiffeau; je ne vous dirai pas que jeforns fans regarder encore avec plaifir, & meme avec quelque regret des lieux 4 0Jk Pafiïdl^f eUbiendeS malheurs>i'avois paffe de fi doux momens ; mais après avoir y.  30(5 Secosö Voyage, &c: im peu laiffé paffer mon premier mouvement ^ je ne m'en reffentis pas, & dis adieu è 1'Amour pour jamais. Je prends congé de vous , ö belles, dont les traits Soumettent tant de cceurs fous leur injufte empire, Vous pour qui, fans raifon , tant de monde foupire , Je prends congé de vous ; je n'airr.erai jamais. Je connois bien 1'Amour, & je hais fes caprices, L'on n'y trouve jamais de borne a fes defirs ; J'ai reconnu des maux dans fes plus grands délices, Et j'en ai vu 1'abus dans fes plus grands plaifirs. Notre navigation depuis I'ile jufqu'ici, a été affez heureufe , Sc dès que j'ai pris terre, cher Lycidas , j'ai fongé a vous écrire , & pour vous dire les fentimens dans lefquels je fuis a préfent; fachez que , Je ne fuis plus amant que de la belle Gloire , Elle feule a préfent occupe mes efprits , Et j'aibanni de ma mémoire Les Amyntes & les Cloris. Lorfque mes feux paffes , par quelque trait aimable, Viennent fouvent m'entretenir , C'eft fc-ulement comme un fonge agréable Dont cn chérit le fouvenir. Après cela , cher Lycidas, je n'ai plus rien a vous dire, finon que je fuivrai ma lettre de bien prés , & que j'aurai bientöt la joie de vous embraffer. Fin des voyages de file dl Amour,  RELATION DU ROYAUME D E COQUETTERIE; Par fahbc d'AtjbIgnAGi   RELATION DU ROYAUME D £ COQUETTERIE. L;A curiofité de voir les terres & les nations eloignées m'ayant fait embarquer au port de i ouvent, nous fimes une route affez heureufe durant quelques jours ;. mais en nous éloignant des denueres cötes de 1'Afrique, nous tombaimes dans des courans que les pilotes ne connoif, ioient point; & ne pouvant pas réfifter a leur impetuofité, nous fümes emportés auprès d'une ïle qui n'avoit point encore été découverte • &c qui n'eft point marquée fur les cartes marines'. D'abord nous y vïmes tant de coqs & de *éUnptes de tout plumage, que nous en primes V jet de la nommer I'ile des. Coquets. En quoi nous rencontrames affez bien, paree que la vïlle ca- Y iij  UI LE ROYAUME pitale fe nomme Coquetterie, & le prince qm Ja gouverne , 1'Amour-coquet, Auffi-töt que nous eiimes jetté 1'ancre, le mouillage étant prefque bon par-tout, nous fimes clefcendre & terre Ie capitaine la Jeuneffe , avec deux denos meiileiirs foldats , Bon-tems 6c Belle-humeur, pour découvrir le pays, & fur la foi defquels je vous fais cette relation, Cette ile efi fituée vers le cap de Bonne-Ef* pérance , regardant au trppique du capricorne, remplie de plufieurs fontaines d'eau de fleurs d'orange , d'arbres qui ont toujoürs la tête vette, & d'une fi grande quantité de muguet & de marjolaine , que l'air en efi tout parfumé. Les terres y font affez fertiles, & même quel? quefois plus que les habitans ne voudroient; car en ces rencontres, comme elles portent a, Cqntre-tems, les fruits en font mürs avant la fai. fon , d'ou naiffent plufieurs différens contraires; au bien de la chofe piiblique, & au repos d? J'état. L'air en eft fi fain , qu'on n'y voit jamais de grandes rnaiadies, &c pour peu qu'une Coquetie ait le teint mauvais , ou quelque rougeur apparente , elle s'en plaint a tout le monde comme d'un outrage que la nature fait a l'Amour.Ce n'eft pas qu'il foit défendu d'y garder le ik, pourvu que ce foit pour tenir rueile a fop. aife, dive^  de Coquetterie. 3^ met fon jeu, ou d'autres interets que 1'expérience feule peut apprendre. A i'orient de 1'ïle font deux chateaux célèbres: Oniveté & Libertinage , ou les hommes font ordinairement cbügés de prendre attaché des gouverneurs pour avoir entree favorable a la cour; & vers le couchant, font deux maifons de campagne Tête-folle 6c Courte-mormoye, oü plufieurs des dames qui fuivent 1'Amour'coquet, vont chercher leur atteftation de vie 6c mceurs. L'Amour-coquet , qui règne fur tous les peuples de ce pays , eft un prince jeune, & qui ne vieillit jamais ; auffi ne ?ec\pit-ü en fon état ancuns vieillards que pour en Lire le jouet des compagnies ; i! fait tous fes deffeins a la volée, & ne prend jamais confeil. On tient qu'il elf frère de fAmour, ce fquveram des monarques, qui tient fous fa puiffance les élémens & les cieux, mais frère barard , enfant de la Nature & du Défordre, & qu'il en a mal-a-propos' ufurpé Ie nom & les armes. Auffi efï-ij vrai que fes affaires font plus mêlées d'imérêt que d'affeaion, & les déréglemens de .la déba.:che y font plus approuvés que la conduite de la Raifon. A 1'entrée de la ville capirale efl une place V iv  312. I, E ROYAUME nommée Cajolerie, ouverte de tous cötés & qu'on a rendue fpaeieufe par la ruïne d'un vieux temple de la Pudeur, qu'autrefois on y avoit baii. La te rendent tous les jours, fans y manquer, ks chucheteurs fieffés, & les admirateurs de chofes mediocres, avec des idoks animées qui veuknt abfolument être encenfées k ton ou a droit. On y voit plufieurs boutiques mouvantes, affez bien parées , mais fans ordre, oü ks marchands donnent pour rien des louanges fur toute forte de fujets , a condition de n'en point examiner la vérité ; des proteftations d'araitié peu fiocères, & des fermens de fidélité mal obfervés; des affurances de fouhaits défintéreffés, des plaintes de méconnoiffance, & des défefpoirs en apparence, avec force beaux mots, paroks douces, regrets affeöés pour un départ, & mille morts pour une abfence de quatre jours. l\ n'eft pas permis d'y vendre des frondes, fuffent-elles de foie ©u de canetille d'or ou d'argent; il ne s'en trouve qu'au quartier de la Jaloufie pour s'en fervir adroitement contre ks Rivaux & les Trouble-fêtes. Cette ville eft oü 1'Amour- coquet tient fa cour publique; mais k lieu qui lui fer,t de retraite pour recevoir les hommages fecrets de fes courtifans, eft le palais des bonnes-For-tunes : c'eft une n?aifbn de plaifance dont la nature a  öe Coquetterie. ?i3 jétté les fondemens, fur Iefquels 1'artifice a depms éleve' beaucoup d'ajuftemens & de décorations. Toutes les portes y font fakes de fauxpla.firs, & les appartemens de honte-perdue, & tout ce qui s'y paffe de plus fecret fe peut nommer un myftère fcandaleux. Le Silence y commande fous 1'autorité de 1'Amour-coquet; mais fouvent 1'Indifcretion & quelquefois lé Dégout en laiffent approcher les Faux-bruits qui font les avant-coureurs de la Renommee, fur le rapport defquels elle ne peut retenirles ehamades de fa trompette, & le caquet de fes cent langues. Ce palais eft dans un valon fi couvert d'arbres èz de retrancbemens, qu'il n'eft pas fccile de Ie voir ni de 1'aborder; les feids privilégiés en ont 1'entrée libre, encore que ce foit le dernier but de tous les Coquets , & que plufieurs s'efforcent, de perfuader qu'ils en font revenus. Ils en "favent tous la fitüatiön & les ehemins qui les y peuvent conduire; mais comme il y en a plufieurs & fort différens, chacun prend celui qui revienf le mieux a fQn numeur. Les uns vont par la plaine des Agrémens q»i eit le plus beau & le moins pénöèufc D'autres prennent la route d'Or qui fans dout-e eft la plus certaine, & oi, i'on fait beauÉoup de cherjiin en peu 4'heures j mais il n'eft  LE R.OYAUME pas permis a tout le monde d'y paffer : elle efi prefque réfervée aux enfans de la Maltöte, & autres de pareille force, II y en a qui vont par le gué de 1'Occafion , qui n'eft pas le plus mauvais chemin ; mais il faut être foigneux de regarder fa montre a chaque bout de champ, pour bien prendre 1'beure du berger. Quelques-uns s'arrêtent au fentier de la Reconnoiffance, mais c'eft le plus long 6c le moins affuré. Aucuns paffent par le fort d'Entreprife; c'eft bien le plus court, mais il eft dangereux de s'engager dans le mauvais pas du Contre-tems , car c'eft un endroit inaccefïible , 6c qui contraint les voyageurs de retourner fur leurs pas. Les dames ne tiennent pas tous ces mêmes chemins , car fouvent elles vont par les montagnes des Avances, d'autres paria valée de Tolérance , & plufieurs par la Solitude favorable. II y en a qui fuivent auffi quelquefois la route d'Or; mais c'eft quand elles y font engagées par deux mauvais guides, Grand-age, 6c Petitmérite. Mais la meilleure voie pour les uns & les autres eft le chemin de moitié figue 6c moitié  de Coquetterie. 3i? raifin; il eft fort propre a ceux qui favent un Peu plaire, un peu fouffrir , & un peu donner, attendre quelque tems, & entreprendre quelquefois ; 6c ces-gens-la font les mieux venus de rAmoür-coquet, f fa Com' font to'^es fortes de perfonnes, depuis les princes 8c princeffes, jufqu'au* bourgeois 6c bourgeoifes de toutes conditions, & de toute taille. Ce n'eft pas que les fujets de cet état foient confidérés fous ces divers titres, car ils font diftingués par d'autres qualités bien plus illufrres. ALeS UDS font ies foupirans, qui ne font jamais jetus que de chagrin de couleur de penfée a fond de fouci, ^ Les enjoués toujoürs habillés de tricotets, pirouettes & mots-pour-rire. Les aventuriers, qui ne font couverts que de taffetas changeant, qui courent toute forte de chemins, 5c n? s eloignent jamais du fort de 1 üntreprife. Lesjes d'or pompeufement vêtus, mais au refte peu confidérables, qui dépenfent beaucoup , 6c en tirent peu de profit. La pêle-mêle fe voient des tout-cheveux des tout-canons, des goguenards 6c des tur» av^ ^ enfarinés, qu'aucuns difenf  3'S LE ROYAUME être devenus d'évêques meuniers, mais ils ne laiffent d'être évêques , ou du moins abbés de cour , quoique tout blancs de farine. On y voit auffi des Coquets férieux, annés de fer-blanc, mais fi bien travaillé, qu'ils s'imaginent être couverts d'acier bien trempé a toute épreuve ; auffi fe nomment-ils'les Efpritsforts, encore qu'a la première attaque ils fe fentent toujoürs percés fans réfiftance. Ils parient peu, fi ce n'eft pour faire les critiques ; ils s'eftiment beaucoup & ne font pas fort eftimés; ils croient favoir tout ce qu'ils ignorent, &Z font vanité d'ignorer tout ce qu'ils devroient favoir; ils fe font érigés eux-mêmes en réformateurs généraux de Coquetterie, fans que perfonne veuille déférer a leurs ordres, &c fe font rendus les plus fots & les plus importuns. de tous les Coquets. Mais il n'y a rien de plus divertiffant a voir, que les Cceurs-vclans dont cette ville eft toute pleine : ils font couverts d'aïles & de Hammes, & ons'étonne que leur feu foit fi doux, qu'il ne brüle point leurs plumes ; ils parient & content jolis-mots a toutes les dames qu'ils rencontrent, fans fe mettre beaucoup en peine d'être véritables ni rebutés; ils font une fecte particuliere, dont ilsdifent qu'un certain Hilas. eft fondateur; ils ont pour formulaire de leur  t> ê Coquetterie: 317 vie 1'hiftoire des Amans volages, & portent pour de vife:« qui plus en aime, plus aime Dans une même converfation ils volent fur 1'épaule d'une dame, fur la tête d'une autre, & fe laiffent aifément prendre a la main; ils font hommage aux yeux de celle-ci, aux cheveux de celle-la; ils adorent la bouche de 1'une & la taille de I'autre; ils s'attachent è tout, & ne tiennent è rien; cha^ cun fe raille d'eux & il en rient, car ces Cceursvolans favent rire auffi-bien que parler. Quant aux dames, on y voit les Adrnirables.qui n'ont rien de merveilleux que le nom» Les Précieufes , qui maintenant fe donnent k bon marché. Les Raviffantes , qui tirent plus a la bourfe qu'au cceur. Les Mignones ,qui d'ordinaire ont 1'efprit auffi mince que le corps. LesEvaporées, qui danfentpar tout fans violon, qui chantent tout fans deffein, qm parient de tout fans garantie, & qui répondent k tout fans malice, a ce qu'elles difent. Les Embarrafiees, ayant toujoürs dix parties a la tête, & dix galants a la queue. , Les Barbouillées, qui font de trois fortes, les unes font les Barbouillées-blanc, les autres les Barbouillées-rouge, 6c les dernières les Bar-  gig leRöyaü %ë Jjouillées gras, qui fuyent autant le foleil, cómmë lés autres craignent la plilie. f II y en a même qui portent la qualité de Saintes, mais de Saïntes-n'y-touche, qui refufent tout devant le monde j & laiffent tout prendre en particulier* Les mietix venues a la cöur & les plus recherchées des Coquets, font les Mal-afforties , qui ne font pas ainfi nommées pour être dépourvues ée graces Si d'ornement, mais ce font dé jeunes beautés, lefquelles pöur avoir été condamnées injuftement a fouffrir la dcmiination d'un vieillard, d'un facheux ou d'un fot, fe font pourvues au confeil de 1'Amour-coquet, oii leur ayant été fait droit, ont obtenu difpenfe de demeurer k la maifon, ou la liberté d'y faire tout ce qui leur plait. Dans les plus férieufes converfations, on n'y trouve que des vendeurs de fornettes, colporteurs de badineries, crieurs de fonnets^ épitres douces, chanfons nouvelles, ftances, élégies, & autres menues denrées du Mont» Parnaffe. Les bons ouvriers y viennent auffi, comnae les faifeurs de contes a dotmir de bout , les emmancheurs de ballets, les expéditionnaires de cadeaux & collations, les introducfeurs d§  DE COQTJÈTTÈRIE. $1$ comédies , & les ajufteurs de promenades; & l'on y voit beaucoup de gens qui n'achètent rien plus cher que les couvertures de peuts voyages a faire , les mauvaifes excufes de découchémens , les prétextes de juppes données, & autres fineffes coufues de fil blanc pour tromper !es intéreffés. Bien que 1'Amour - coquet ne- recoive aucun hommage, & n'accorde aucun privilège qu'aux naturels du pays, il y fouffre néanmoins pour k commodité du cbmmerce & la fubfiftance de fonétat, quatre fortes d'étrangers. Savöir les Emb^bouinés, qui font des gens R adroitement careffés de leurs femmes, qu'il ne croient pas qu'aucun en partage avec eux te corps & 1'efprit. Les Jobets, qui font en doute, mais qui n'olent s'éciaircir ni fe plaindre , de peur d'être battus. Les Difficiles a ferrer, ainfi nommés, paree qu'ils tiennent de ces chevaux ficheux, qui font les diables a quatre pour éviter un coup ée corne , dont néanmoins ils ne fe fauvent jamais. Et les Souffrans, qui favent bien ce qu'ils font, mais qui ne veulent point faire de bruit, craignant la pene des finances ou le débris' de la cuifine.  j20 le Royaume' La monnoie courante du pays pofte d'urf cöté une gélinotte de ville, &c aa revers tin coucou. Mais ce qui doit donner quelque eftime particuliere è 1'Amour-coquet, eft qu'ayant donné aux maltotiers la liberté de négocier dans fes états , il ne leur a jamais permis de propofer en fon confeil aucunes nouvelles impofitions, ayant toujoürs été content des anciennes; car dans la ville de Coquetterie, il n'exige rien que des vifites affïduts, des foupirs imprévus > & des defirs mal expliqués, les droits communs, les devoirs d'une foi douteufe & d'un hommage a tous venans; & dans les endroits oii fes valfaux font plus preffés, ils ne lui doivènt fouvent que la bouche & les mains, finon qu'en quelques coutumes locales , on y ajoute la gorge. Mais dans fon palais des bonnes-Fortunes, il tire tribut de tout, de la nature & de 1'art, de toute forte de marchandifes belles ou laides , & de toute forte d'animaux jeunes ou vieux , de toutes charges & emplois, maifons de ville & de campagne, & veut même qu'on lui abandonne 1'honneur & la confcience, tenant fes bureaux toujoürs ouverts pour en recevoir le paiement de jour & de nuit. La plus chérie de toutes les dames de la COUfy  °E C°^fTTERl£, 32I cour, dont le confeil eft plus généralement ^v,, c'eft la Mode;e,!e eft origine de trance; un peu fotte. maisnon pas défagréable; fon humeur eft b.zarre & fort changeante ; elle condamne affémenr fans fujet ce qu'elle avoit eftime fans raifon; & du caprice d'une Coquette « peu renommee, elle en fait une loi pour tout le royaume. Elle a 1'intendance des étoffes f.L peuvent «"fermer dans un pouvoir Iéffj»,e,& qu'elles 1'étendent affez volontierJ elle entreprend fur tout ,& même fur Ie Jat gage, au préjudice des droits de 1'académie, de forte qu'on n'ofe plus y rien faire nirien dn-e qu'a la Mode, encore elle eft devenue fipuiffante-, qu'elle a dépouillé les Coquets & Coquettesdetout ce qu'ils poffédoient, pour fe lappropner. Et, quand on leurdemande, quels cheveux avez-vous, quels rubans , quelle coeffure ? I,s répondent ^ ; ^ « Mode. Ils n ont même plus leurs yeux, leur bouche, M leurs démarches ; tout eft\ h Mode. Enfin, par une obligation générale de navotr plus nena foi, il faut que tout foit k Ja Mode. Mais la plus agiffante perfonne de cette cour eft une vrille Italienne nommée rintrigue ; elle eft d une naiffance fort ofcfcure, & jufqu'ici X  Jll LE ROYAUME les hifioriens n'en peuvent bien cotter ni le père, ni la mère ; elle va toujoürs mafquée,, foit pour la difformité de fon vifage , ou pour fe rendre. autant qu'elle peut, méconnoiffable. On ne peut pas dire au vrai comment elle eft vêtue, paree qu'elle eft fouvent déguifée; tantót elle s'habiile en princtffe, & tantót en gueufe; elle prend même quelquefois un froc, & de toutes couleurs, ayant ainfi 1'entrée libre en des lieux oü autrement elle feroit fufpecte. Quelquefois elle eft comme ces vieilies chargées de chapelets , médailles, & grains benits, & fouvent elle fait la vendeufe de point de Gennes, paffement de Flandres, & de toute forte de bijoux. Elle marche plus fouvent la nuit que le jour, & plutót en carroffe qu'a pied; elle ne parle jamais qu'è voix baffe, &L prefque toujoürs a 1'oreille; mais elle ne débite que fourbes , troubles, noifes, féparation de corps èc biens, & toutes fortes d'ouvrages a cornes. Enfin elle eft diffimulée , malfaifante, envieufe & la plus méchante femme du monde, qui ne laiffe pas néanmoins d'avoir accès dans les cabinets dorés, rue.lles de lit, cellules de moines & autres lieux profanes & faints. Dans ia ville,il y a des lieux deftinés a faire combat de belles juppes & tournois de chars  öe Coquetterie. %\% ^S;OrBe!les-j„Ppe5fo„tcei,ai„s anima., qui n ont ni pieds ni dents; & qui ne IailTent P3S dr,alier Par-Ï0»t & de manger bien d« pam, II y en a qtii ne font que des ouvrages de vent, quoique chargées d'or & d'argent en toute manière-, qui ne font parade que de jent & qui ne produifent que du vent; d'autres lont des potteufc» de nouvelies du palais des bonnes-Fortunes, mais feulement en faveur tie celles qui s'y laiffent conduire. On èn voit auffi qm ne font que des livréeS de cóntrecoeur qu'un mari ne voit qu'avec foupcon , •* quon ne donne qu'en rechignant; mais de quelque qualité qu'elie, foient, elles f« mettent «ndmthaement fur les rangs, & courent toutes en la meme lice. Êt póur les chars-dorés, ce font machines è rouler riches Coquets & riches Coquettes fans vie, mais non pas fans ame • car ils en ont fouvent beaucoup, & ouell quefois avec peu d'efprit. Les premiers venus "d t0nrnois ne font P« 'es meilleurs, mais bien ceux qui demeurent les derniers, car étant de:i,res de lafoule,i!s exécutent mieux les «-aux deffems, tirenr, pouffent, avancent , '«ulem, jettent lances * feu fans brüler, dards 25 <3nS Per6er ' ^mdes fans faire mal, & ^uffrent même avec eux d'autres chars bourgeo1S q,.„ nefont pas tant de bruit, mais qui *ij  314 L E ROYAUME ne font pas de moindres coups. Enfin , de tous les divertiffemens ordinaires, ce myftère eflle plus public Sc le moins entendu, Sc ceux qui ne peuvent pas expliquer les fignes des yeux , les gefticulations de tête, Sc les autres énigmes d'afféterie, ne le prennent que pour un embarras importun de carroffes, capable de donner Ia migraine. Ce n'eft pas qu'il foit plus facile de découvrir le fecret nocturne de leurs mufiques invifibles qui fervent de voile k pis-faire, & qui donnent martel en tête a tout le voifinage, maisau moins font-elles une occupation agréable pour ceux qui fe veulent divertir aux dépens d'autrui. En un lieu de la ville le plus éminent Sc le plus acceffible , eft le grand magafm tout rempli de fers a frifer de toutes figures, boetes a mouches d'or Sc d'argent, poudres de fenteurs, miroirs, mafques, rubans, éventails, papier doré, braffelets de cheveux, peignes depoche, relève-mouftaches, bijoux, effences, opiates, gommes , pommades , Sc autres uftenfiles de ménage. Et alentour du magafin font les ouvriers , dont les uns ne font occupés qu'i tailler des mouches Sc dreffer des plans pour bien arranger les aiïaffins fur le nez, h quoi nul ne peut travailler qu'après chef-d'ceuvre; k laver  be Coquetterie. 32,5 des gants, & compofer drogues pour débarbouiller le nez, & blanchir les mains ; a faire garnitures de toutes couleurs, galands, panaches , croupes, echelles, & bouquets de toutes fleurs, & en toute faifon. Aucuns y font profeffion d'un art nouveau, d'ajufteurs de gorges, fe faifantfort d'empêcher les grotfes de trop paroitre, & de donner du reliëf aux iraperceptibles. Et d'autres nommés les cognes-fêtu , ne s'employent qu'è rechercher 1'huile de Talc. Dans un autre lieu fréquente des plus beaux efprits du pays, eft un noble édiffce qui fèrt de bibüothèque publiqne aux Coquets; elle eft batie d'imaginations ridicules & de fouhaits rarement accomplis , & fournie de plufieurs inanufcrits jufqvi'a préfent inconnus , tant en langue vulgaire que narquoife. En voici les principaux, & les plus foigneufement étudiés. Le cours de la bagatelle, en trois volumes, dont le premier eft 1'adrefie des badins , le fecond 1'introduaion des ruelles,& le troifième la conduite des idiots. ■ Les obfervations du ciel pour connoitre 1'heure du berger. L'invention pour peu donner, & faire grands progrès. Les régies du cours, avec 1'explication des X iij  32.6 leRoyaumï gefies 6c révérences qui s'y font: ceu vre trés- utile pour les nouveaux venus» Les infortunes d'une admirable, a qui perfonne ne comptoit flcurettes qu'en la radiant, & qu'on n'encenfoit jamais fans lui donner quelque nazarde. La déconvenue d'une embarrarTée, qui s'évanouii un jour dans Pemprefïement. 6c ia difficulté de cboilir entre deux Coquets de différentes qualités, & fe réfoiut de les eonferver tous deux, pour ne plus mettre fa vie en péril. Le contrafle de deux Coquettes fur la queflion de favoir, s'il vaut mieux avoir tui amant difcret, qu'entrepreaant, 6c réfolue eu faveur du dernier. L'abrégé des Coquettes repenties avant 1'arnère faifon, avec Ie récit des difgraces de celles qu'on y a contraintes a leur grand regret. Le coup d'état, ou le formufaire des déclarations a faire en fecret, 6c ès s toas de voix différens dont i! faut nfer, avec une exa&e obfervajfcion des tems 6c des lieux convenables è cet important myflère. La fcience de coèffer, en deux parties, dont Tune eft üuitulée la prime, 6c i'autre* Cbam-  9t Coquetterie. \%j Le moyen de bien frifer &c boucler fuivan* l'air du vifage. La Dariolette traveftie, oü font expliquées les adrelTes de négocier fans être fufpecte au* mères ni aux maris , & de porter poulets fans les faire crier. L'entremife des fuivantes, avec une inftruction pour les bien cajoller, &c gagner toute forte de valets. Le remède au chagrin des yeux battus, & du mauvais teint. La fubtilité d'arracher les tanes fans douleur. Le fecret pour obvier aux tumeurs Iongues 5c incommodes. La carte des lieux propres a faire cadeaux a dix lieues la ronde. Le plus beau quartier de la ville erf la grande place qu'on peut dire vraiment royale, & pour fon excellence, & paree qüe le roi s'eft voulit loger au milieu pour reconnoïtre d'un clin d'ceil toutes les cabales de fes courtifans. Elle eft environnée d'une infinité de reduits oü fe tiennent le* pluS notables aftemblées de Coqueterie , & qui font autant de temples ma» gnifiques confacrés aux nouvelles divinités du pays i car au milieu d'un grand, nombre dêportiques, veftibules, galeries, cellules Sc caMnets richement ornés* on trouve toujoues Xiv?  323 LE ROYAUME un lieu refpeöé comme un fanduaire, oü fur un autel fait a la facon de ces lits facrés des dieux du paganifme, on trouve une dame expofée aux yeux du public, quelquefois belle, &.toujoürs paree; quelquefois noble, & toujoürs vaine; quelquefois fage, & toujoürs fuffifante; &i lè viennent è fes pieds les plus illuftres de cette cour, pour y brüler leurs encens, offrir leurs vceux, & folliciter fa faveur envers 1'Amour Coquet, pour en obtenir 1'entrée du palais des bonnes-Fortunes. . En ce même lieu font les écoles publiques pour 1'inftruöion de la jeuneffe, ou des fept arts libéraux; il n'en obferve que deux, bien dire & mal faire. Et de toutes les loix, ils ne iravaillent qua celles qui concernent Ie droit de nature & le droit des gens: auffi ne fe piquentils pas fort d'être grands doöeurs, & les plus habiles pafïent toute leur vie en filence, Mais ce qu'on en peut remarquer de plus honorable, eft qu'ils ont donné 1'autorité de régenter aux perfonnes de condition, & que fouvent on y voit des princes en chaire faire Iecon publique de bagatelles. Les femmes y tiennent les académies, oü prefque toutes courent le faquin, & font fort adroites a donner dans la vifière ; les hommes y donnent les bagues, & font les autres dépenfes des caroufels.  de Coquetterie. 329 Les brelans y font ouverts a toute forte de perfonnes, oü communémentles femmes jouent èl'homme, &c les hommes k la béte; elles s'étudient toutes a bien jouer de la prunelle, & au quinola; car elles ont confervé le reverfis , bien qu'il foit aboli dans les provinces voifines. Ils y en a d'humeur fi hautaine, qu'elles ne veulent jouer qu'a prime & a la triomphé ; & les autres qui veulent un jeu couvert, ne s'amufent qu'a jouer au moine. Elles engagent affez fouvent les hommes a jouer des couteaux, des hauts-bois, au roi dépouiilé, & de leur refte; faifant toujoürs bonne mine a mauvais jeu : aucuns jouent a toutes dames; beaucoup jouent le doublé, & tous jouent k coquimbert, qui gagne perd. Dans cette place , efi un grand obélifque de marbre noir, fur lequel font écrites en lettres d'or les loix fondamentales de 1'état, dont celles qui fuivent ne font pas les moins confir dérables. h Nul ne peut être naturalifé dans le pays,' qu'il n'ait été paffé maitre en fait de bagatelles. 2. Qui n'aura pas de quoi donner, fe garnira d'une bonne duppe qui fourniffe a 1'appointement. 3. Les maris feront tenus de nourrir les enfans qu'ils n'auront pas faits, fans fe mettre  J3<3» LE ROYAUME en peine de ce que les vrais pères pourront donner fous main pour leur entretien. 4- En attendant le retour du cours , un bon mari peut boire un coup pour fe défennuyer s'il eft ëré, avec défenfe d'entamer les bons morceaux. f. Quiconque fera profeffion de fidélité, fera tenu de juftifïer qu'il eft de la race des Amadis, ou des defcendans de Céladon; finon, a faute de ce, paffera pour idiot. 6. LaModeftie, la D fcrétion, & ia Retenue, n'auront aucune entrée dans 1'état, finon qu'elles puffent lm utiles a celles qui lont obügées de cacher leur jeu. 7. Nul ne pourra porter chapelet ni heures a. la chancelliere, que pour occuper fes doigts en écoutant lè metqjardeflus Fépaule. 8. Chaeun fera foigneux en droit foi d'arrêter les bons mouvemens que les fortes prédications auront excitées dans le cceur. 9. Le remors de la confcience ne fera point écouté, k peine d'être exilé du royaume. Ces dernières loix ne doivent pas femhler fbrt étranges a qui faura que le peuple de cette ïle n'a point de véritable religion; ce n'efi pas qu'il n'y ait beaucoup d'églifès dans le pays„. mais on n'y va point pour prier dieu, c'éft feulement pour voir ou fe faire vair ^ railier|  de Coquetterie. 33e faurire, cajoller, réfaudre les parties, prendre afhghation de débauches , & faire fervir les lieux faintsaux pratiques de 1'ihiqttité; & d'ordinaire, quand ils font en apparence queique ceuvre de piété , ce ne font que des profanations , &c tous leurs facrifices y deviennent autant de facrilèges. II eft prefque inoui jufqu'a préfent, que les hommes aient emhraffé jamais une véritable dévotion ; & quand les femmes s'y réduifent, c'eft ordinairement après une aventure incroyable a qui n'y fera point une férieuié réflexion pour en reconnoitre le fens myftique. Derrière le palais des Bonnes-fortunes eft un jardin d'afftz belle étendue, qu'on appelie le bureau des Récompenfes. A cette parole , il n'y a perfonne qui ne s'imagine un paradis terreftre : mais, quoique Tart y falie tous les fours quelque nouveau travail, c'eft un lieu qui femble être maudit du ciel , oü la nature ne produit rien que de facheux & d'inlüpportable. Les paliffades ne font que de regrets & d'inquiétudes ; il n'y a pour fleurs que des penfées noires, des foucis renaiftans, & des efpérances perdues; pour plantes , de 1'abtyuthe & des amaranthes, & „ pour fruits, des poires d'angoiffes , & quelques autres qui n'ont pas irieilleur gout. Le* fan-*  331 t E ROYAUME taines y jailliffent de tous cötés, mais les eaux en font toujoürs amères , & de leur chute, elles font le lac de Confufion, au bord duquel eft un falon a 1'Italienne , nommé la Berne des Coquettes, fort haut & fpacieux, élevé fur des colonnes mêlées de mépris & d'ingratitude. En cet endroit s'affemblent k ceitains jours les plus fameux Coquets, tous d'efprit rare & d'adreffe fingulière; & choififfant telle dame qu'il leur plait ou qui leur déplait entre celles que 1'Imprudence a conduite dans le palais des bonnes-Fortunes, ou que le Dépit en retire , la font venir au milieu d'eux; & 1'ayant fort promenée dans toutes les allées du jardin , & fuffifamment raffafiée des fleurs & des fruits qui s'y recueillent, la mènent dans le falon, oii ils la mettent dans un fauteuil pour en jouer au roi Artus; & après plufieurs croquignoles imprévues , genuflexions grotefques & turlupinades ingénieufes, ils Ia dépouillent infolemment de tous fes ornemens, jufqu'a ceux qu'ils lui avoient donnés, 1'arrofent par trois fois de 1'eau de Confufion qu'ils ont toujoürs prête a cet effet, & lui font en jolis vers, un reproche public de toute fa vie, qu'ils lui chanteht au nez fur l'air des petits fauts de Bordeaux. Ils n'épargnent ni fes cheveux qui les ont enchainés, ni fes yeux qu'ils  de Coquetterie. 333 ont adorés, ni fa bouche qui fut pour eux un oracle de vie Sc de mort, ni fes mains qu'ils avoient eftimées dignes du fceptre de tout Ie monde; ils la nomment perfide , ayant toujoürs eu trois galants a la fois; indifcrete, ne pouvant cacher aflignations, préfens, ni poulets; maligne , jaloufe , importune , dont au commencement elle ne fait que rire; & comme ils continuent, elle fe fache; & 3 la fin, elle entre en colère , s'emporte , & fait la défefperée; & lorfqu'ils la voyent dans cet état qu'ils appellent de gaie-humeur, ils la mettent dans une couverture de foie de Barbarie, faite a la turque s & la bernent durant une bonne heure; elle réfifte, mais ils s'en moquent; elle crie, mais ils s'en rient; elle enrage, mais ils s'en raillent; & quand ils en ont pris alTez de divertHfement, ils fe retirent chacun de fon cóté, & la laiffent comme demi-morte. Cette berne , a la vérité, ne fe doit faire ordinairement qu'en fantóme, mais quelquefois ils la font en perfonne; les unes n'en fentent point le mal, & d'autres ne le veulent pas fentir; & de celles qui le reffentent, les unes fe condamnent elles-mêmes a une prifon perpétuelle, d'autres fe précipitent dans 1'abïme du Défefpoir qui n'eft pas éloigné du jardin, & les plus fages fe refugient dans la chapelle de faint-Retour ; . c'eft un lieu bati en terre  334 t-e RöyaüMè ferme > féparé de I'ile par un petit trajet dë mer , mais difficile a paffet; il eft toujoürs occupé par le capitaine Répentir, qui feul a droit d'en rendre le chemin libré : c'eft uri mélartcoliqtie, & qui prefque toujoürs eft en tolère, mais au refte fort fage, pieux & charitable k ceux qui recourent k lui. Ce n'eft pas qu'il ait accoutumé d'écouter les premières voix dés Coquettes qui fe plaignent de quelque iraverfe & qüi maudiffent les défordres de leur vie, il pénètre le fond du ccéur ; il en. veut connoitre la fmcérité, & n'aftifle jamais que celles qui prennent une bonne & forre réfölutión de qnifter cet impertinent royaume ; car alors il les conduit en sureté dans cette chapelle miracu'.eufe , ou, fitöt qu'elles font arrivées, elles ouvrentles yeux, s'appercoivent bien qu*auparavant ils étoient fermés, & découvrent que tout ce qu'elles penfoient voir n'étoit que des illufions ; que toutes les douceurs de cette ile ne font que des amertumes dég'üifées, & que les plaifirs apparens y produifent toujoürs de véritables douleurs; que les plus heureux font prefque toujoürs k la gêne, & que les fatisfactions extéfieures n'y fervent que de voile aux foupirs, aux gémiffemens, & aux plaintes; qu'il n'y a rien de plus malheureux, de plushonteux, & de plus  Ö Ê CbQülTTERlE. 335 déteftableque ce lieu qu'ils nornment fauflement en langage du pays le palais des bonnes-Fortunes; qu'd eft en vérité Ie piège des imprudens, Terreur de Ia jeuneffe, Pamufement de Poifivété 1'opprobre des converfations, Poccupation des fois, le mépris des fages, la mine de la fanté, la défolatiön des families, Pécueil des vertus, & Ia fource de mille impiétés. Ainfi, prenant de meilleurs fentimens & des routes toutes contraires a celles qu'elles avoient fuivies , elles jomffent d'un repos, & d'une fatisfaöion véntable, qu'elles avoient inutilement recherchée dans le féjour des Troubles & des Infortunes. Fin de U relation du Royautnt de Coquetterie,  DESCRIPTION  ÖESCRIPTION DE L' I S L E DE PORTRAITÜRE k t DÉ LA VILLÈ DES PORTRAIT & Y   DESCRIPTIÖN DE L'ISLE t)Ë PORTRAITURËj Et DE LA VILLE DES PORTRAITS. Lj A grande ilé de Portraiture a été détÖnvert<* depuis plufieurs fiècles, maïs jamais elle ri'a été fi célèbre qu'elle 1'eft depuis deux bu trois ans. Les vöyages fréquens que plufieurs Francois y önt faits i Sc le commerce qu'ils y ont étab'i, Va rendüe une ter re des plus confidéraBles oü ï'ön puiffë aller. On tient que fa fituatiön eft juftement au milieu du monde , afin q'u'eüè femble être comme la reine dés autres iles; &c pour fon abord, il eft très-agréab!e Sc tres-facile a ceux qui favent bien choifir le vent qui y cohduit. Je m'étois emBarqué dans un vaiffeau équipe pour ce voyage, oü je trouvai deux de mes anciens amis, Erotime (t) Sf ( O È-oümt ftgnifie un hörhme qui tire fa gloixü & & tij  ■ D k S C R ï ï> T I O N "Gelatte (i), touchés d'un même deffein quÈ le mienqui étoit de voir cette belle ïle , & les raretés qui s'y rencontrent. Comme On nê parloit plus a Paris que de Portraits , & que, tóus les bons efprits étoient curieux d'en avoir ou d'en favoir faire , nous étions ravis d'aller au lieu oh babitóient les meilleurs maïtres de cet art, & d'oii l'on croyoit qu'en venoit l'origihé. Nöus noüs appercümes aifément que nous en étions proches, quand nous vïmes que la mer, outre fa couleur, tantöt verdatre, & tan ör bleuatre , en prenoit quantité d'autres diverfes, & la terre que nous découvrions parut auffi fort bigarrée : tous les nuages qui étoient' 'élevés au-deiTus de I'ile compofoient différentes figures , oit 1'imagination des contemplatifs pouvoit trouver tout ce qu'elle défiroit. Eta'nt arrivés au pórt, nous vïmes quantités d'hommes öccur.és a chercher divers genres de terres & de pierres , pöur en faire des peintures de toutes couleurs ; le^ autres choififföient, parmi le fable, lesphis belles coquilles, pour y mettre ces peintures; d'a itres arrachoient les plumes de quelques oifeaux & le poil de quelques bêtes , pour en faire des pinceaux; & nous en Vïmes encore qui accomrnodoient des tables && (i) Griajle, e'efl: un homma cjui n'aime qu'a lire* ■ m  BE L'Is.LE DE PORXRAITJURE. idi des toiles pour peindre. Tout ceci fe faifo.it dans des cabanes fituées fur le chemin de la grande cité de Portraitu.re ou ville des Po;-traits, & dans des harneaux voifins, auxquels. s'anêioicnt ceux qui n'étoient pas d.gn.es de paffer outre, & qui n'éta.nt pas capables de peindre, fe devoie.nt contenter d'un moindre exercice , en attendant qu'il p'üt a la. fortune de les. placer en quelque degré plus élevé. Les, fauxbourgs de la cité , ou ville des Portraits, étoient encore remplis de gens, adon-, nés a de femblables occupations, &C de plus a broyer les couleurs, a les étendre fur ks palettes, &c k tout ce qui fervpit de préparatifs aux célèbres ouvriers qui fe trouyoient dans la ville. . Lorfque nous y fumes.entrés, nous avouame.s. ■ que, dans toute la terre , il ne fe trouvoit pas une vill? plus agréable. Les nies étoient Iongues & droites, & d'une convenable largeur. Les édifi.ces,étoient tous.ornés de fh#ues,. de figures de reliëf &; a demi-boffe. Les murailles étoient embelUes. de diverfes peintures, qui faifoient qp'en quelque endroit qu'on allat, on y trouvoit des.or.nemens plus grands que dans, les plus beües.ga5eries des palais des monarques. Qn voyoit ia en public les ffatues &, les por=> traits de tous les héros que 1'antiquité, avqifr. ' ; Yii|.  34* Desgrïption yévérés , paree qu'ils étoient déja eommuns % tout le monde; & la plupart des po.rtrairs des liornmes modernes étoient confervés dans les jnaifons, ou on les montroit feulement a ceux qui avoient hefcin de les recherche". Les curieux en avoient des chambres & des cabinets pleins j les marchands en réfervoient auffi dans, kurs magafias & leurs boutiques , mais ils n'étoient pas en fi bon ordte , & l'on n'en trouvoit pas moins chez ceux qui travailloient è de tels ouvrages: tellement que fi Dirnétrins, affiigeant la ville de Rhodes, empêcha qu'oa ne m\t le feu vers le quartier oü étoient les tab.leaux de Protogène, i| auroit fellur, s'il avoit affiégé une ville comme celle-ei, qu'il 1'eüt épargnée toute entière, puifquelle étoit pleine de tableaux de tous les cptés. A dire la vérité, tcus les habitans de la ville étoient peintres ou marchands de portraits: il n'y en avoit qu'un petit nombre , qui, avec cela, étoient employés 1 préparer les chofes. néceffaires a la vie ; mais ils mêloie.nt tout leur. art avec celui de la peinture. On n'eüt pas pu avec raifon parler a un cordonnier, ou h un autre-artifan, comme fit Ap.elle k celui, qui ayant repris quelque chofe a la facon des fo.uliers qui fe. trouvoient dans Pun de fes tableaux, vouloit encore juger de la proportion d'une jambe ^  DE L*ISLE DE PORTRAïTURE. J4J de la draperie d'une robe; que le cordonnier,, lui dit-il, ne paffe point le foulier. II n'y avoit rien a reprocher, même aux cordonniers de la ville des Portraits, puifqu'ils y étoient tous bons peintres , & qu'outre qu'ils donnoient aux fouliers une forme commode & galante» ils faifoient deffus diverfes peintures. Les tailleurs ne faifoient point d'habrts, qu'il n'y repréfentaffent divers caprices; de forte qu'il y avoit tel homme qui étoit tout couvert de portraits. Les amans volages pouvoient faire ,*s'i!s vouloient , que leur habit fut orné des portraits de toutes leurs maitreffes, & qu'il y en eüt au moins de pendus a chaque bafque de leur pourpoint: par ce moyen, on voyoit au dehors tout ee qui étoit dépeint dans leur cerveau. Les charpentiers , les maeons, les menuifiers & les ferruriers n'accommodoient rien aux maifons, qu'ils n'y fiffent quelques figures, afin que Ie logement reffemblat a 1'habillement. II falloit encore obferver ceci dans tout ce qui fervoit a k nourriture. Les boulangers donnoient a leur pain diverfes figures plaifantes ; les patiffiers en faifoient de même de toutes leurs pièces de fbur ; & les cuifiniers tachoient que leur frieaffées &> leurs faupiquetsrepréfentaffent quelque chofe d'agréable , ayant envie de plaire k F humeur des gens du pays & du fiècle, & po« Y iv  344 ^ ! s c r i p t i p M leur propre fatisfaciion, tant les efprits étoient portés è la peinture & è la pprtraiture. Qa vpyoit bien que quelque influen.ce de peinture régnoit alors fur 1'univers, bien qu'on eüt de. la peine a trouver qui elle étoit, Sc a fe la repréfenter dans la difpofition des aflres; paree qu'il n'arrive pas aux afères de fi grands changemens que l'on s'imagine, Sc que ct qu'ils vseulent aujourd'hui, ils po.uvoient. le vouloir depuis long-tems : tant y a que cette conftellatjon bizarre Sc agréable exerepit fon empire principalèment fur notre Erance Sc fur cette. belle ïle oü je me trouvois alors, dans laquelle chacun étoit peintre de profeiüon, Sc c'étoit k métier des metiers , ou 1'art des arts Sc la foence des fciences. Il n'y avoit pas juifquW moindres valets des maifons qui n'euffent toujoürs un charbon a la main, pour faire des gnffonnemens. contre les murailles, Scytracer des portraits grotefques Scridicules: même on rencontrpit des hommes bien faits, qui, en fe promenant dans quelques. places de. la ville, faifoient des cadeau* fur le pavé, fur la terre, fur le fable Sc fur ia houea demi-sèche. Auffi il ne venoit perfonne en ce lieu que p.our.apprendre a peindre , ou pour fe faire peindre par les autres , ou pour' acheter divers portraits, Sc par une extréme curiofité qu'on avoi|  ©e l'ïsle de Portraitv.ee. 345 de voir. des peintures de toutes les fortes. Nous vimes plufieurs rae's qui avoient divers, noms, felon 1'application de ceux qui y deme uroient. La plus grande & la plus belle étoit celle des peintres, héroïques, ou quantité de perfonnes entroient è deffein de fe faire peindre: car Ia plupart de ceux qui avoient entrepris un fi grand voyage pour avoir le. bonheur. de fe trouver dans 1'ïle de Portraiture , 1'avoient fait par un exces de vanité & d'ambition, & par la. croyance qu'ils avoient de mériter que leur. mémoire fut confervée éternellement , auffi bien que celle des plus grands héros de 1'antitiquité. Mais ces MM, l,es peintres héroïques faifoient. fort ks renchéris ; ils demandoient tant d'argent d'yn portrait, qu'a peine l'original valoit-ii autant. Les bons menagers alloient. donc chercher de maifon en maifon. les peintres qui ne demandoient pas beaucoup de chofe pour récompenfe de leur travail; mais il arrivoit que ceux qui k laiffoient a fort bon marché, y. réufliffoient le moins, &: qu'ils donnoient è chacun de la marchandife pour fon argent. Ce qui en rendoit plufieurs fi difficiles. a contenter, c'eft que , des uns & des autres, qn en trouvoit qui fe plaignoient d'avoir été trompes par ceux qui les avoient. mis en befpgne j( mais, les autres jeunes; les uns triftes, $Z les autres gais, Ce qui me furprit le plus,  348 P e s e a i p x i o k &t d'y trou^r quantité de perfonnes mafquées; Ie ne favois fi c'étoit en ce lieu-la Je tems du carnaval, ou s'il y diiroit toute 1'année. Je m'attendpis que quelqu'un des. mafques nous alïoit préfenter un cornet & des de*, avec une bourfe de piftples., & qu.e les.autres feroient au moins quelques. pas de farabande : mais j'ap-, pris bientót que tous ces gens-Ia ne fe mafquoient point par galanterie, & pour aller porter des momons quelque part, ni pour. danfer des balets; qu'au contraire, tout leur foin efoit de faire croire qu'ils. n'étoient point mafqués. II y en avoit auffi dont les mafques étoient fi bien faits, & fi adroitement. attachés ou collés , qu'on les prenoit. pour leur vrai vifage. Ijs les avoient, choifis les. plus beaux, qu'ils avoient pu trouver : ils avoient encore eu foin de fe faire accommoder leur chevelure avec un artjfice merveilleux, plufieurs porrant des perruques de cheveux empruntés , qui fem-, bloient être naturels, H y en avoit même qui ayant: eu les yeux crevés, portoient de faux, yeux. I!s vouloient qn'on crüt qu'ils voyoient, fprt clair, quoiqu'ils ne viffent gputte : j'en. remarquai unquiavoit.de beaux bas de foie, & de beaux canons a fes jambes, leque!, k. ce qu'on difoit, n'av.oit dedans que des jambes, de bois, & fe fouteqoit fur une heauiüe. ün.  £>E L'ÏSLE DE P'ORTRAiTURE. 349 tutte n'avoit que des bras poftiches, & fans mouvemens, comme les géans des carrouzeïs; de manière que ces deux hommes n^étoienr. pas capables d'agir en toute forte d'aaions quoiqu'il femblét, a Ia première apparence^ que rien ne leur manquat. Cependant, fuivant leurs ordres donnés, il falloif faire le portrait dé un courant a Ia chaffe, & I'autre 1'épée hue a la mam, prêt a frapper fes ennemis. Póur les habits dés uns & des autres, ils étoient trés-magnifiques, & la plüpart ne fe foucioient point sils etöient conformes a leur naturel Sc h leur condihon. Quelques magiftrats étoient habülés en courtifans ; quelques courtifans efféminés étoient équipés en hommes de guerre, & armés de toutes pièces. Soit qu'ils enffent deffein de tromper les peintres bü les autres hommes', jls vouloient tous que leur portrait fflt fait fur ce qu'ils parbiffoient être, non pas fur ce qu'ils étoient effeaivement. Mais je dis alors qu'ils prenoient donc beaucoup de pëirie fuperflue de venir chez les peintres , & qu5il n'y avóit qu'3 leur envoyer leurs mafques , leurs membres poftiches, leurs habits , & leurs autres ornémens & déguifemens avec lefquels ils vouloiènt qu'on les repréfentSt; & que les regardant Ml lement, ou les mettant feulement fur un mae  3?P D E 5 C R i P f t Ö Tf hequin de peintre (i), cela fuffiroit pour fairë leur portrait felon leur intention ; car ön pouvoit imiter les traits & le coloris de leurs mafques, & donner iels rëplis & telles bmbres que l'on vóudroit è leurs habits, felon la polturé qu'on leur feroit tenir. Ayant tracé auffi la première ordonnance $ & fait quelque rude ébauche, on avoit löifir après de repaffer fur toutes les parties ■> 5c chercher la perfeftiöni J'obfervai encore que ceux qui fe faifoient peindre avec tant de foin, ne fe cöntentbient pas de ces tableaux de platte peinture; que les peintres pouvöient expofet en public, après les avoir achevés»ils paffoient dans des éabi* nets fecrets > oü ils faifoient travailler d'excellens ouvriers, 6c l'on difoitque c'étoit après cela que 1'öuvrage paroiffoit bien achevé. Je m'informois de cette particularité a toUs ceux que je rencontrois » lorfquun favant homme que j'abordai entre les autres, fe perfuada que ma curiofité méritoit d'être fatisfaite. 11 m*apprit que tous ceux què j'avois vu peindre avec de faux vifages, étoient des grands & des riches (i) Un manequin de peintre eft une ftatuë de bois * «u autre matière , qui a des jointures qüi fe plieht, de forte qu'on la met en telJe poflure qu'on f euti  sè l'IstË de Portraitufes. jyi du monde, qui defiroient que les peuples les pnffent pour des héros & pour des demidieux encore qu'ils ne fuffent rien de cela; & qu'afin' qu on eut auffi bonne ópinion de leurs beautés Jnteneures & cachées» comme de celles du dehors, les peintres dont ils faifoient le plus de cas, & qui leur étoient les plus utiles étoient ceux qui favoient dépeindre les qualités de 1'efprit avec celles du corps: ce qu'ils accompliffoient par des écrits remplis d'une éloquente vaine & pómpeufe, qui n'étoit qu'uné agréable impoiW J'en remarquai aifément les menfonges, car il y en avoit de fort grot fiers, quoiqu'a l'abord ils paruiïent fubtils, Mais de peur que je ne conciuTe une mauvaife opi! mon de tous les peintres héroïqués en général, le favant qui me guidoit, appelléEgemonf,), me mena dans une galerie, oü je vis les portraits des princes & des princeffes de notre cour francoife & de leurs grands miniftres, avec leurs éloges écrits au bas en caraftères d'or, oh je ne trouvai que des vérités indubitables 11 me fembloit même que ceux qui avoient travaillé è de tels ouvrages, n'y avoient pas travaillé affez avantageufement, paree que tant (0 Egtmtm figntóe guide ou conducteur, & gouverneur.  3^2. DescrIptidn de chofes rares ne pouvoient pas être contèhues en fi petit efpace'. Je fus ravi d'avoir vti des portraits fi excellens, & je ne me laffois point de les confidérer. J'employai après quelques momens è retourner voir les portraits des perfonnes m'afquéès & déguifées i & j'eus la curiofité de m'enquérir particulièrement de leurs noms & de leur pays: on me les fit paffer prefque tous pour autres que pour Fran'cois ? foit qu'on ne voulüt point me défobliger; ou que véritablement il n'y eüt point de gens de notre nation fufceptibles de cette folie. Pour me divertir davantage , Egemon me voulüt rnener voir des portraits, non pas tout-a-fait contraires aux premiers, mais de différente efpèce. Je paflai dans la rue des peintres amoureux, dont la plupart des portraits itoient fort éloignés du naturel. Les peintres qui travailloieht pour autrui n'étoient pas la en fi grand nombre que ceux qui travailloient pour eux-mêmes. Ce qui leur faifoit prendre cette peine j n'étoit pas tant pour épargner la dépenfe, que paree qu'ils fe figuroient qu'aucun ne pouvoit fi biea. réuffir qu'eux aux portraits qu'ils voüloient faire , quand même ils n'euffent été qu'apprentifsdans 1'art de peindre. Ils faifoient donc les' portraits de leurs maitreffes, fe dépeignans auffi quelquefois  de l'Isle de Portraitüre. 353 quelquefois dans un même tableau. Ceux de leurs maïrreffes étoient les plus grandes flatteriesqu'on fe pouvoit imaginer. II ne s'en trouvoit jamais aucune qui eüt quelque imperfection; elles étoient toutes des nymphes & des déefïes : les plus vives couleurs étoient employées pour peindre leurs vifages & toutes les parties de leurs corps; & dans les éloges qu'ils en faifoient par écrit, ils leur donnoient la figure & la reffemblance de tout ce qu'il y avoit de plus apparent & de plus beau dans Ia nature, prenant leurs yeux pour des foleils ou peur" quelques autres aftres, leur bouche pour des branches de corail, & leurs dents pour des filets de perles ; tellement qu'on en pouvoit faire des portraits auffi fantafques que celui du'berger extravagant, bien que ceux k qui ces facons de parler étoient ordinaires, s'en ferviffent dans leurs penfées les plus férieufes. D'autres , plus éclairés & plus ingénieux , faifoient des portraits fi galants & fi agréables , qu'on recevoit un plaifir fingulier de leur vue. Mais , è 1'oppo* fite, quand ils fe repréfentoient eux-mêmes, ik fe faifoient fi hideux & fi épouvantables , qu'on en devoit avoir autant de peur que de pitié; & je ne fais comment ils fe pouvoient' perfuader de plaire par ce moyen k leurs maïtreffes. II eft vrai que leur langueur, leur teint Z  3*4 Descriptïon pale, leurs yeux battus faute de dormir , & toutes les marqués infalllibles de leurs inquiétudes, ne fe trouvoient que fur la toiie de leur tableau; leur corps fe portoit bien, tandis que leur portrait le ïepréfentoit malade. Erorime , 1'un de mes compagnons , demeura r.éantmoins' charmé de leurs douces paroles ; & paree qu'il avoit fait une maitreffe depuis peu dans fa province, il efpéra que, par leur art, d Q gagneroit le cceur. II dcha de la décrire k ces gens-ci telle qu'elle étoit; & comme j'ai feu depuis, après en avoir fait une ébauchefur fa defcription, ils donnèrent un tel agrément a ce qu'ils faifoient, qu'il lui fembla que c'étoit 1'ouvrage le migux fini qui eüt jamais été , & qu'il y avoit quelque puiffance de magie en eux pour favoir peindre les perfonnes fur un fimple récit, & fans les avoir jamais vues. Ils n'avoient garde' de manquer de repréfenter fa matreffe a fon gré, paree qu'ils la firent fort belle. Le tems qu'il fut la , fut encore employé k la peindre lui-même , tantöt en grand, tantöt en petit, & avec des coiffures & des habits de toutes'les manières qu'il fe les püt imaginer, paree que la fantaifie d'un amant a de la peine a être fatisfaite. Gelafie , qui étoit mon autre ami, étoit demeuré prés de moi. Je me confolois de fa compagnie, qui étoit fort agréable, paree qu'il.  öe l'Isle de Portraiture. nf 'prenoit du plaifir a toutes chofes; & q;J'il choit de faire que les autres n'y èn eufTent Pas moins; mais il me quit.a peu de tems après, le lajflant emporter k fis defirs & k fa cuno* fité. Notre conventen avoit été, avant que de partir pour notre voyage-, que chacun de nous auroit Ia überté de fuivre fes pehfees 6c fon génie. Je devois me préparer k tout. Dés qu'Ero:ime nous eut quitté,, Gelatte & moi nous appercumes deux pètites rues affez prochesl'une de I'autre, & qui traverfoient les grandes. Dans la première il y avoit une joie extréme : on ne faifoit que danfi-r fauter & rire; les hdbitans de c s lieux y excitoient tous ceux qui paffoient, & principale, ment ceux qui s'y arrêtoient, C'étoit les peintres burlefques & comiques; Ws faifoient des portraits ridicules de leurs arms , dont ils „e ' s'offenfoient point; & ils en faifoie.it dé f. mb'a b'es d'eux-^êmes, par lefquels üs ne cro&ieflj point s'expofer k une moquerie véritable d'aiv tant que tout ce qu'ils éntreprenoïeht n'étoit que fift-on 6c galanterie, fl fdl]0;t pburtanj qu'iis gardaffent avec foin un agréable milieu dans ces chofes, craignant de tombér dans le mepns des hommes graves & férieux, ■ Quand j'eus vifité toute cetfe rue aver ua extréme plaifir, je yculus poffer h rje z;j  35^ Description voifine, oü il ne fembloit pas d'abord y avoir un moindre fujet de divertiffement : toutefois ayant vu les ouvrages de deux ou trois peintres , je trouvai que parmi les agréables traits de leur pinceau , ils rnêSpient je ne fai quoi de piquant & de farouche. C'étoit auffi lés peintres fatyriques, qui ne faifoient les portraits des gens que pour fe moquer d'eux. Perfonne ne s'adreffoit a ceux-la, pour faire faire fon portrait; fi on les prioit d'en faire quelquesuns , c'étoit ceux de fes ennemis :on n'avoit pas fujet de leur chercher pratique ; ils n'attendoient de perfonne les prières ni les avis pour travailler ; fans ceffe ils fe donnoient de la befogne d'eux-mêmes : il y en avoit qui fe tenoient fur leur porte , & qui s'avancoient jufqu'au milieu de leur rue, avec leporte-feuille 8c le crayon a la main, pour faire le portrait de tous ceux qui paffoient, mais c'étoit avec des grimaces 5c des poftures ridicules. L'un d'eux qui fe tenoit accroupi fur fa porte comme un finge attaché a fon billot, étoit a 1'affut pour tirer promptement de fon pinceau ou de fon crayon, le premier qui pafferoit; & il fe perfuadoit que cela n'étoit pas moins dangereux que de tirer les gens a coups d'arquebufe. II en vouloit a mon compagnon 6c k moi, ou k notre guide; mais Gélafle qui fayoit déja un peu  de l'Isle de Portraiture. 357' deffiner, & avoit fur lui ce qu'il lui faloit pour cela, s'avifa plaifamment de fe mettre de I'autre cöté de la rue en femblable pofïure , comme pour peindre ce ruftre encore plus ridiculement qu'il ne le peindroit. Le peintre fatyrique voyant que Gélafte prenoit cent poftures bizarres pour fe mocquer de lui, en enrageoit de bon cceur, & fe démenoit la plupart du tems comme un poffédé. En£n, voyant 1'opinia*treté que cet étrange émulateur avoit a le regarder, &a griffonner après fur fon papier, il quitta la partie du dépit qu'il eut, & fe renr ferma dans fa cabane. Un de fes voifins me guettant de 1'ceil pour même deffein , je n'eus pas la patience qu'a voit eue mon compagnon; je ne m'amufai pas a me fervir de fon remède. Je crus que d'aller faire femblant de vouloir peindre cegalant-ci, c'étoit lutter avec lui de pareilles armes , & lui faire trop d'honneur. Le baton étoit plus propre a chatier de telles gens, que le pinceau ou la plume. Je levai contre lui une canne que j'avois a la mainrce qui lui fit mettre fon porte-feuille au devant en guife de bouclier. Au même tems comme cette manierede gens étoit lache & timide, il fe jetta a genoux a mes pieds y en me demandant pardon, & m'affurant que ce qu'il avoit prétendu faire 3 n'étoit que par fimpla Z iij  3-s8 Descriptjon divertiffeme..t. II m'appelia même tantöt Périergos, (« ) & tantöt Périandre (2), qi,ï étoit a peu prés le nom qu'on me donnoit, & c'étoit afin de me toucher davantage, en me moi.trant qu'il favoit mon nom, & qu'il étoit tle ma connoiffance. Je retios le coup alors, & je laiffai ce iatyrjque en falibehé, fachant bien què s'il conrinuoit long tems fon-exercice, je n'avois pas bc foin de me mettre en peine de me venger de lui , & que j'en ferois affez vengé: par d'autres. Inco, tinent apres, nous vïmes deux ou trois de ces peintres fort maltrakés par quelques grns armés; & ceux qüi nous avoient voulu faire niche, s'en étant voulu mêler , ils furent li bien frortcs, qu'ils avoient grand fujet de re, oneer a la peinture ; néanmoins Egemon m'.fiiira qu'ils aimoient tant le métier qu'ils avoient accoitumé de pratiquer , que fitöt q i'ils éroient guéris du mal qu'on leur avoit Lit, ils s'en procuroiert de nouveau* par le même moyen ; de forte qu'on pouvoit dire qu'ils af cherchoivrit que plaie & bofle; qu'ils ne fe p!aiioient qu'a faire gagner les bar- (i) Périergos, en grec ,'figtrfie i;n curieux. (?) PerunJre , ert un nom approchant, qui efi pris pour i'ai. >e , & peul uGn fier un homme qui va toujoui* autour de» choies ^u'il rtcaeiche 6i qu'il aime. ■  DE L'ISLE DE PORTRAITTJRE. 359 biers&Ies fergens; car la juftice connoiffoit fouvent auffi de leurs faits fur les plaintes rendues par ceux dont ils avoient expofé au jour quelque peinture fatyrique. Nous étions au bout de leur rue, lorfqu'un de ces hommes mafqnés que nous avions déja vus, y paffa fortuitement.il faloit que pour fon malheur il fè fut détourné du grand chemin, & qu'il ne fut pas combien il faifoit mauvais de tomber a la merci de telles gens. Ils ne 1'eurent pas fitöt appercu, qu'ils fortirent de leurs maifons en grand nombre, & coururent après lui de même que la canaille des villes court après les fous, & après tous ceux qui ont en eux quelque chofe d'extraordinaire. Quand ils 1'eurent attrappé, ne craignant point les hommes armés qui avoient fait retraite, ils lui rompirent les cordons de fon mafque, 1'arrachèrent de fon vifage, & le foulèrent aux pieds; & paree que fon étonnement 1'avoit rendu fhipide & immobile, ils crurent qu'il leur donnoit beau jeu pour fe laiffer peindre en fon naturel, tellement qu'ils s'apprêtoient a bien travailler; mais étant revenu a lui, & au même inftant s'étant fenti libre, il commenca de s'enfuir , & en jetta par terre deux ou trois qui lui faifoient obfiacle"; ils coururent Z iy  3^0 Description après lui, & fe jettant fur lui cnmme des furieuxr,1 ils lui arrachèrent une partie de les habits, de même que s'ils euffent voulu fe fervir de lui peindre une nudité. De peur qu'il ne leur échappaïa ce coup, ils le lièrent a unpoteau, comme s'ils i'euffent mis au carcan ; & les uns s'étant afïis fur de petites felles , les autres ayant un genouil en terre, & le portefeuille fur I'autre, ils recommencèrent leur travaii avec attention, le choififfant pour leur commun objet; & l'on peut dire qu'ils fe mirent tous autour de lui,'ainfi que les peintres d'une académie fe mettent autour de leur modèle, qui eft quelquefois un homme vivant, & quelquefois auffi une fratue de bronze ou de marbre , dont les uns veulent tirer le crayon de profil, les autres de front, les autres de dos, felon qu'ils en ont befoin , ou felon le cöté qui leur plait davantage. Pour lui il ne ceffoit de crier è 1'aide, & de leur dire cent injures, mais ils ne s'émouvoient point de cela , & continuoient toujoürs leur ouvrage. Je difois a tous ceux qui étoient prés de moi, que s'ils votiloient m'affifter, nous irions le délivrer; m is mon fage guide me répartit en fouriant que cet h. mme n'en va'oit pas la peine ; qu'il n'étoit pas digne qu'on eüt pitié de lui; qu'il méntok ce traitement, ik un autre encore  öe l'Isle de Portraiture. 361 pire; que c'étoit un méchant qui vouloit cacher fa malice par fon hypocrifie, & que c'étoit bien fait de la découvrir; qu'il le falloit mettre nud comme lamain; qu'il fe couvroit d'un mafque doux & benin, & d'un habit modefte, lorfque dans fon intérieur ce n'étoit que fureur & cruauté; qu'on avoit 1'obligation aux peintres fatyrique.s de ce qu'ils ne pouvoient fouffrir ceux qui cachoient ainfi leurs vices& leurs défauts, & qtóls les ma. nifeftoient hardiment a tout le monde : mais qu'il y avoit ce mal en eux qu'ils attaquoient les honnêtes gens & les hommes vertueux de même que les autres, n'étant pas toujoürs capables de connoitre leur mérite , & n'ayant pas le vrai efprit de difcernemenr. Gélafte, le compagnon de voyage qui m'étoit refté , 'les avoit en extréme horreur ; & comme il etoit venu Ik pour fe perfeclionner en 1'art de peinture , il choifit la manière des peintres comiques qui étoit propre k fon humeur joviale. Ce fut alors qu'il nous dit adieu, s'en allant vers ces gens-ci pour profiter de leurs le9ons; mais ce fut avec affurance qu'il me viendroit bientöt rejoindre, ce qui adoucit un peu le regret que j'avois de cette féparation. Auffi-töt qu'il nous eut quitté, paffant chemin avec mon guide, je trayerfai un carré-  j6z Description foor , & de Ik j'entrai dans une rue qui étoit au bout de la ruefatyrique , & Jaquelle pourtant en étoit fort différente, quoique le vulgaire lui donnSt encore ce titre. Les peintres qm y habitoient étoient gens fages tc vertueux, qui, de vrai, n'avoient autre'occupation que de dépeindre les vices d'autrui, maïs c'étoit fans calomnie : on ne les devoit point quaüfier de médifans ni de mer.fongers; c'étoit des peintres véritables qui prencient Ie nom de peintres cenfeurs , non pas celui de Cityriques. J'appris que l'on fes redoutoit tellement, que les gens qui avoient des défauts TUibles, n'ofoient guères fe trouver en leur préfence, & qu'il ne leur fervoit de rien auffi de paroitre mafqués devant eux, paree qu'ils ne pouvoient être gagnés pour les peindre avec feurs beautés & leurs bontés fimulées, & que même \[s avoient ,es JQux fi ?énétrans ? ^ remarqaoient les difformités des hommes au travers des mafques les plus épais. L'humeur & Ia capacirc de ces gens-ci me plut affez. Je remarquai les plus beaux traits de leur peinture, afibf d'en faire mon profit ; mais mon humeur coneufe, qui me portoit de tous cötés pour la eontenter , m'ernpêcha de m'arrêter a eux , croyafitqueieperdoisbeaucoun. s'il tórfk;* quelque endroit de cette ville de Portraits è- vifiter.  de l'Isle de Portraiture. 363 Ayant repaffé dans les grandes nies, j'obfervai qu'elles étoient habitées par des peintres de toutes les fortes , c'eft pourquoi on les appelloit les mes indifférentes. On trouvoit la des peintures , en crayon, en mignature, en enluminure, & en taille-douce j des tableaux a détrempe, & d'autres a huile; les uns bien faits, les autres mal faits ; les uns durables , les autres de peu de durée ; car, comme il n'y avoit point de maïtrife en ce quartier de la ville , beaucoup de gens y faifoient des portraits , qui n'étoient qu'apprentifs peintres. Ceux qui étoient les plus habiles cherchoient des fecrets pour cacher leurs défauts , s'ils en avoient , & ceux de leurs amis. On n'avoit garde de peindre autrement qu'en profil , ceux qui étoient borgnes, ou qui avoient quelque autre défeftuofité de 1'un des cótés du vifage. On en faifoit d'autres de front , ou de deux tiers de front, felon que cela leur convenoit mieux, & on leur dcnnoit des ©mbres comme on le jugeoit a propos. Au refte la plupart de ces peintres étoient peintres doublés , ou peintres corporels & fpirituels. Ceux qui avoient defiein de bienréuffira leurs portraits , y ajoutoient des éJoges par écrit. C'étoit comme la lettre d'une devife , qui en accompagne d'ordinaire la figure 6; le corps. On m'apprit alors plu-  . 3^4 D« SCRIPTIÖN fleurs curiofités fur ce fujet. On me dïfoït qu'entre Jes derniers peintres que j'avois vus, on en trouvoit qui ne croyant pas qu'autre perfonne qu'eux fut capable de connoitre leurs excellentes qualités , prenoient la peine de les repréfenter eux-mêmes. Pour öter la, croyance qu'ils fe vouluffent flatter dans leurs écrits , quelques-uns rapportoient quantité de défauts' qu'ils fe difoient avoir ; en les nommant tout de rang avec beaucoup d'ingénuité , il fembloit qu'ils füTentleur confeffion générale au public , & qu'ils vouluffent aufli remettre en "fage la pénitence publique , comme l'on prétend qu'ont voulu faire les janfenifles. II efi vrai qu'ils n'étoient pas fi traitres a eux-mêmes, que d'alléguer des défauts dont ils ne donnaffent après des excufes bonnes ou rnauvaifes; & s'ils fe déclaroient fujets a quelque vice , ils ne manquoient pas de déclarer après quelque vertu, dont ils publioient hardiment qu'ils étoient ornés; fur-tout il n'y en avoit prefque aucun qui ne s'attribuat de bons fentimens, & qui n'eüt la francbife & la générofité pour compagnes inféparables de fes adions. Ce que les hommes faifoient en ceci, étoit encore fait plus librement par les femmes. II y avoit quantité des femmes peintres, dor.t quel-  de l'Jsle de Portraiture. 365 ques-unes ne 1'étoient guères que pour ellesmêmes, paree qu'elles fembloient méprifer de faire le portrait d'autres perfonnes , ne croyant pas qu'il y eüt de la beauté , de la vertu & de la perfeöion autre part qu'en elles. Mais elles cachoient ce fentiment par une fauffe nunul-te, difant qu'elles n'avoient pas 1'efprit affez bon pour découvrir les qualités des autres gens & que c'étoit tout ce qu'elles pouvoient faire de fe connoitre elles-mêmes. Toutefois, p elles fe connoiffoient , elles fe déguifoient donc beaucoup, & pour fe peindre elles prenoient une autre forme que la leur. II y en avoit auffi qui, pour faire leur portrait, prenoient des mafques des plus fins, & de ceux qui imitoient mieux le naturel, ou bien ell»s fe fardoient de forte que c'étoit elles-mêmes & fi ce n'étoit plus elles-mêmes. Ales voir' on les eüt prifes pour des poupées de cire ' ou pour ces figures d'horloges qui font de bois ou d'ivoire , dont les yeux ont du mouvement par le moyen des refforts, fans que leur front & leurs joues faffent aucun pli; comme elles leur étoient pareilles , cela donnoit affez a connoitre qu'elles étoient contrefaites. Quelques-unes de ces dames voulant fe peindre" peignoient quelquefois le vifage de quelque belle du fiècle , ou bien elles faifoient un por-  36(5 Description trait des beautés de plufieurs beautés enfemble, pour peindre la leur , & puis elles difoient galamment , que cela leur devoit reffembler autant que la Junon de la ville d'Agriaente reffembloit k Junon même , après que Zlnixis eut choifi plufieurs filles de la ville , pour tirer d'elles ce qu'elles avoient de plus beau , & en faire le portrait de cette déetfe. De quelque facon qu'elles euffent fait leur portrait, elles croyoient qu'il fuffifoit d'écrire leur nom au-deffus , pour faire croire que ce 1'étoit ; que perfonne n'en pourroit douter , & que principalement ceux qui ne les avoient pas beaucoup vues, les tiendroient pour telles qu'elles fe repréfentoient , & qu'enfin c'étoit' toujoürs leur portrait, puifqu'il avoit été fait a deffein que ce le fut. On m'apprit qu'il n'y avoit que les femmes vaines & évaporées qui fe gouvernoient de cette forte , & celles qui avoient tant d'ambition , qu'elles vouloient acquérir de la réputation juflement, ou k fair* titre , il ne leur importoit comment: elles ne fe fouciöient pas d'être laides en etftt, pourvu que, dans le monde , elles euffent la réputation d'être belles. Celles qui étoient plus fages , fe gouvernoient d'autre forte. Si elles reconnoiffoient qu'elles étoient laides a faire peur, ifne leur  DE 1'ISLE DÈ Po R TRA I TUR E, jfy prenoit jamais envie de faire faire leur portrait par ouelqu'un, ni de fe peindre elles-mêmes Elles faifoient plutöt le portrait des autres ma,s fi elles a.oient feulement quelque petitê diffornuté, & qlie cela ne les empêchaï pas da.oir la curiofité de fe peindre, elies afc choient de déguifer tout adroitement. Cela leur étoit permis, & Pon n'y trouvoit rien qui ne fut dans la bienféanee ; paree que ceux qui avoient fait les loix de Portrakure avoient confidéré qu'il n'y avoit point de beauté fi excellente, qu'elle n'eut qudquf>etit défaut , & que cela fervoit de luftre a ce qui paroiffoit de plus beau davs les autres parties du vifage ; que c'étoit comme Jes mouches, qui, par !eur MsBiia ^ vo.ent 1'éclat du teint, & en faifoient paroitre davantage la blancheur. Celles mi étoient belles fans aucune contradicfion n'avoient.pas befoin d'emprunter quelque chofe des autres, & d'imirer ce qu'elles avoient de pus rare; elles fe confidéroient foulement elles-memes, ayant toujoürs de grands miroirs devant elles, ou elles prenoient le modèle de ce qu'elles vouloient repréfenter fur la toile ou fur le papier. Elles fe faifoient alors belles comme elles étoient effeaivement; & paree quelles'étoient affurées de Papprobation pu.  368 Dêscriptiok blique , auffi bien que de la leur , & de celle de leurs amis particuliers, elles ne faifoient point difficulté de s'attribuer quelquefois de petites défecfuofités qu'on favoit bien qu'elles n'avoient pas, ou qui étoient fort peu de chofe; & cela n'étoit qu'a deffein qu'on crüt qu'elles ne fe vouloient point flatter. L'écriture fuivoit la Portraiture : la peinture de 1'efprit obfervoit pour elles les mêmes régies que celle du corps. Les plus adroites avoient même trouvé un moyen pour faire que leurs qualités les plus aimables fuffent connues de tout le monde avec un fort bon fuccès, & fans qu'elles euffent aucune appréhenfion de changement ou de difgrace, pour le préfent ni pour 1'avenir. Elles fe montroient officieufes envers leurs bonnes amies pour faire leur portrait, & n'étoient point fi fottes que de fe piquer en ceci de gloire pour refufer de s'y occuper; car elles obligeoient ainfi celles qui étoient les plus favanfes a leur rendre le change, & par ce moyen il fe trouvoit que leur portrait avoit cours dans le monde avec des traits les plus avantageux qu'elies pouvoient fouhaiter, paree que ces autres dames ne s'épargnoient pas a leur attribuer quantité de perfeftions; de forte qu'elles contentoient leur ambition fans fe mettre au hafard d'être aecufées de vanité;  ÖË L'ÏSLE DE PöRTRAïTÜRE. 369 Vanité; au contraire, les unes & les autres n'acquéroient autre tifre en tout ceci, que celui de bonnes amies fort zélées> & quï étoient fort promptes k eftimer & a admiref ks bonnes qualités des perfonnes qu'elles aimoient. On nous difoit encore que Ia paffion des portraits avoit fi bien gagné le coeur des perfonnes de ce fexe dans toute l'Europe,& principalement dans la trance, qu'il en venoit tous les jours plufieurs dans 111e de Portraiture pour s'y inftruire, fans que les périls du voyage & le regret de quitter leur patri© les püt toucher. Èn ertet, je vis quelques dames qm s'étoient mifes en apprentiffage chez de bons maitres, & qui commencoient k bien réuffir. 11 y avoit encore une commodité trésgrande pour celles qui ne pouvoient pas aban* donner leur pa'trie & leurs parens. De tems en tems les magiftrats de I'ile de Portraiture & principalement de la grande ville des Por! traits, députoient quelques-uns Rentte eux des plus habiles, pour aller dans les contrées oü ils favoient que leur aimable profefïïon étoit en eflime. Non-feulement ils tenoient la école ouverte de peinture , mais ils alloient engner dans les maifons. Or, comme leur manière de peindre étoit corporelle & fpiritueile tout Aa  37^ Description enfemble , eile avoit befoin de plufieurs arts & de plufieurs fciences pour fon fondement; de forte qu'avec cela ils donnoient des abrégés de phyfique, de morale , & de théologie, 6c ils enfeignoient auffi les plus belles langues, Sc celles qui avoient le plus de cours, comme la langue italienne & 1'efpagnole. Non-feulement plufieurs jeunes hommes étoient foigneux d'oiür de tels maïtres ; il fe trouvoit même quantité de filies de condition qui fouhaitoient d'en être inftruites , & leur application étoit enfuite dVpprendre a bien peindre toutes chofes, tant avec Ie pinceau qu'avec la plume , & tant en profe qu'en'vers; tellement qu'on ne voyoit par-tout que peintres, orateurs , philofophes , & poëtes : leurs maximes 8c leurs ouvrages étoient alors 1'entretien le plus ordinaire de la cour des princes, 6c qui donnoit le plus de divertifiement. Je fus inftruit de tout ceci par les difcours de quelques gens a qui je m'arrêtois de fois a autre, 6c principalement par ceux d'Egemon cet excellent guide qui ne m'abandonnoitpoint. Comme j'avois envie de favoir davantage des coutumes de I'ile, comment elles avoient été inftituées, 6c quelle étoit forigine de la peinture ou portraiture , cet homme officieux fe voyant encore environné de quelques étrangers  DE L'ÏSLE DE P O R T R AI T UR E, 371 de nouveau arrivés, nous paria de cette manière. II faut favoir que toutes les chofes du monde fe repréfentent réciproquement, mais que les unes Ie font plus noblement que les autres, felon leur dignité & leur capacité. On peut dire que les plus relevées ont en elles Ie portrait de celles qui fe trouvent au-deffous dedes, & que les chofes inférieures reoréfentent auffi les fupérieures; mais ce qu'ont en elles les fupérieures, eft bien plus eftimable & plus glorieux que toute autre chofe • c'eft une idee & un modèle fur quoi ce qui eft inferieur a été produit. Nous ne voulons point parler de ces images excellentes , mais feulement de celles qui repréfentent ce qui eft déja fait, ce que l'on appelle des portraits C'efi un fujet affez ample pour en difcourir * & c'eft celui que nous avons maintenant pour objet. Premièrement nous devons favoir oue I'univers^entier eft un portrait du grand maitre qui 1'a créé. Si ce portrait a beaucoup d'imperfeftions, c'efi que fa matière n'eft pas capable d'une repréfentation plus exquife, ce qui eft fim, ne pouvant bien repréfenter 1'infin! Pour les chofes corporelles, elles font repréfentees aifément les unes par les autres, k caufe de 1'affimté de leur nature. La mer & les fleuves & tous les corps polis, repréfentent le feu Aa ij  37* Description Sc les altres; il n'y a pas jufqu'a la moindre goutte d'eau y qui ne veuille avoir 1'honneur de repréfenter le foleil. Tout l'air étant rempli de la lumière de ce grand aftre, en fait des portraits continuels qu'il tranfporte aux autres corps; toutes les plantes Sc tous les animaux tiennent quelque chofe les uns des autres, comme pour fe repréfenter; Sc l'on tient même qu'on trouve dans la mer autant de formes diverfes d'animaux, qu'on en voit dans l'air & fur la terre : mais tout cela demeure dans les bornes que la nature a prefcrites. Les hommes qui ont la raifon pour partage, Sc qui ont le choix de toute forte d'aöions, ont voulu furpaffer ce que font les animaux fans raifon; ils ont entrepris d'agir d'eux-mêmes, Sc de fe rendre prefque compagnons de la nature, en faifant de nouveaux ouvrages auffi bien qu'elle; ils fe font affociés de 1'art, par le moyen duquel ils ont mis a fin quantité de chofes merveilleufes. Mais ce qu'ils ont fait de plus excellent, ce font les portraits; & l'on peut dire même que tout ce qu'ils ont fait jufques è ce tems-ci, n'a été que des portraits de ce qu'ils avoient déja vu dans la nature univerfelle des choles , ou dans leurs aftions particiilières. L'antiquité nous a produit de grands peintres de toutes les fortes; on en a vu qui favoient  BE L'ISLE DE PORTRAÏTURE. 373 bien peindre les arbres & les fruits fur une toile, que les oifeaux s'élancoient du haut de l'air pour les venir bequeter; ils trompoient même les autres hommes qui avancoient la main pour tirer le rideau d'un tableau qui n'étoit que fiction; ils faifoient des Portraits de héros 1'épée a la main, qui épouvantoient ceux qui entroient au lieu oh ils étoient. H fembloit que les autres allaffent parler & marcher. En général ils donnoient 1'ame Sc 1'efprit a leurs tableaux : ils peignoient le feu & la lumière, la refpiration des animaux, Sc tout ce qui fembloit ne pouvoir être peint. Tout 1'univers étoit foumis k leur art en quelque forte, au moins pour ce qui étoit corporel Sc fenfible. Que dirons-nous de ces peintres fpirituels qui ont repréfenté fi naïvement toute la nature des chofes, tant pour le général, que le particulier;, qui ont fi bien dépeint les mceurs différentes des peuples , avec leurs actions Sc leurs fortunes, & qui ont choifi le* hommes les plus excellens, pour en laiffer des portraits a la poflérité ? Ceux qu'on a nommés desdieux, c'eft par eux qu'ils ont été déïfiés». On prétend que la première origine de la fcuplture ou des figures en bofle vient d'um grand roi qui, regrettant la mort de fon fils 9 fit jetter fon vifage en moule 9 pour en faire Aa iij  374 D e s c r i p t i o n une fiatue qu'il garda pour fa confolation, &Z que fes courtifans par flatterie lui firent après des facrifices comme a un dieu. Quant a 1'origine de la platte peinture , on raconte qu'une fille amoureufe voyant fon amant a la lueur de la chandelle, traga avec un charbon 1'ombre de fon vifage qui paroiffoit a ia muraiüe , Sc que peu-a-peu elle parvint a faire des portraits plus accomplis. Ce n'étoit-la qu'un groffier commencement. Les premiers peintres ne fe fervoient que-d'une couleur; après ils en employèrent deux ou trois; & enfin felon les matières qu'ils trouvèrent propres , ils eurent toutes les couleurs néceffaires : ils ajoutèrent auffi les jours & les ombres dans leurs peintures, les rehauffemens, les adouciffemens, Sc tous les traits de perfpeöive, qui ont de merveilleux effets. Pline Sc quantité d'autres auteurs paiient de la plupart de ces chofes avec tous les avantages poffibles; ils rapportent 1'excellence de l'ouyrage des peintres anciens. Les tableaux de Zeuxis, de Parrhafuis, d'Apelle, Sc de Protogène , ont été des miracles, a ce qu'on nous raconte. Les poëtes ont été des peintres parlans, comme les premiers avoient été des poëtes muëts. Héfiode, Homère, Virgile , O-vide, Sc dans nos derniers fiècles, Ronfard , Belleau Sc du Bellay a ont fait les por-  de l'Isle de Portraiture. 375 traits de diverfes chofes. Les poëtes de ce tems, qui ont fait des poëmes héroïques & d'autre forte, ne les ont pas feulement égaiés, mais ils en ont furpaffé quelques-uns en beaucoup d'endroits. Les fophiftes , comme Philoftrare, ont fait des defcriptions excellentes; telles que font fes plattes peintures. Nous avons eu depuis peu des peintures morales (t), & des portraits des femmes illuftres , & autres ouvrages, qui font des peintures très-belles & trés agréables. Lés hiftoriens & les orateurs ont repréfenté en général tout ce qui a été de leur deffein; & quelques-uns, outre les aclions , ont dépeint par éorit le naturel &c le caraclère des efprits, comme dans les vies & dans les éloges : mais perfonne de notre fiècle n'a mieux réuffi a ces chofes qu'un frère & une fceur (2), illuftres par leurs ceuvres excellentes, ou ils ont chacun leur part, dans lefquelles on voit des portraits naïf's de la forme du corps , des qualités de 1'ame & des mceurs, & de toutes les conditions des perfonnes, comme de leurs demeures, de leurs (1) Ces peintunes morales font du père Lemoyne , jéfuite. (a) Ce frere & cette feur qui ont fait des portraits ' font M. & Mlle. de Sctrdéry; & les hiftoires dont on parle, font le Cyrus & la CUIU. Aa iv  fonftions, & autres chofes fi précifes, qu'étanf la plupart des perfonnes de notre fiècle, 15 l'on les connoït en elles-mêmes, on ne fauroit manquer auffi de les reconnoüre en leur peinture. Cela fe voit dans Moiré du petit-fils d'Aftiage & de la fameufe Romaine , oü, pour prendre davantage de plaifir aux belles aventures & aux agréables converfations, les humeurs de la plupart des perfonnes qui y font introduites , y font dépeintes fuccinöement. Je rapporte a cela le modèle de tous. les portraits qu'on a faits depuis, pour ce qui efi de ceux qui font fairs d'autrui; quant * ceux que ■ on fait de fa perfonne propre, d'un fiyle naïf & véritable, nous avons un philofophe francois (i) qui a fait des effais de la peinture de lui-même,,on il a fait admirer la force de fon, ame Sc de fes fentimens. Peu de gens ont ofe l'imiter en ceci, quoiqu'ils euffent entrepris, de faire leur portrait. Pour les portraits confiques, je penfe bien qu'ils peuvent avoir été faits a i'imitation du portrait qu'a fait de foi-même l'auteur des lettres lihxes & enjouées, lorfqu'il a écrit k une inconnue, qui de même ne le connoiffoit pas. ©epuis % cha- (ï) Le philofophe francois eft Montagne -x 8i l'auteur  de l'Isle de Portraïture. 377 cun a accommodé ceci a fon fujet & a fes deffeins. On a vu des portraits comiques; il y en a auffi de fort férieux : les uns & les autres font d'une grande utilité. Ceux qui font férieux, & qui repréfentent le bon naturel de quelques perfonnes , avec leurs aciions , font tracés fur les loix de la fageffe 6c de !a vertu ; c'eft afin que chacun les imite. Les portraits comiques peuvent encore donner de 1'inftruftion parmi leur gaieté. En général les portraits qui difent du bien de quelqu'un, étendent fa réputation par-tout; & j'ofe même dire que ces portraits agréables que l'on fait de quelques falies de mérite, fervent a leur faire trouver meilleur parti; car le bruit court par la ville de leur beauté, de leur bon efprit , de leur docilité, & de toutes leurs autres vertus , qui font que de galanis hommes qui ne les ont jamais vues, fouhaitent de les voïr 8c de les connoitre, en étant devenus amoureux fur leurs peintures paylantes ; lorfqu'ils voient que Poriginal eft conforme a ceci, ils augmentent leur paffion • Sc fi 1'un 8c I'autre font de condition a-peu-près femblable , üsfe portent a la recherche ; & quelquefois même les hommes riches paffent par-delfus toute forte de confiderations pour contenter leur amour par le manage, quoiqu'ils voient qu'une filt©  47^ Description ne leur puiffe guères apporter autre chofe qué fa vertu & fon affeöion pour douaire. II fe paffe tous les jours de pareilles aventures, & la première caufe en eft venue par un portrait. O vous qui êtes favans dans ce bel art de peindre naïvement tout ce que vous voulez, employez foigneufement votre travail pour la gloire & pour le profït de vos amis &C de vos amies. Mais vous , amans , qui faites auffi le portrait de vos maitreffes, prenez garde que les louanges exceffives que vous leur donnez , ne viennent furprendre d'admiration ceux qui ies écouteront, & que leur portrait que vous rendrez public, ne vous faffe naïtre quantité de rivaux. II y a encore a obferver en général, que tous ceux de qui on fait les portraits, foit hommes ou femmes, étant quelquefois prodigieufement flatés, il eft a craindre que cela ne les faffe tomber dans une. hornbie préfomption : toutefois , pourvu qu'ils foient bien inftruits aux maximes de la prudence & de la fageffe, ils fauront que fi on les a/dépeints avec des qualités plus eftimables que celles qu'ils ont, c'eft afin qu'ils s'efforcent de fe rendre tels qu'on les repréfente. Le fage Egemon ayant dit ces chofes, je fus ravi de les avoir ouies, & d'avoir appris 1'utilité des portraits , dans 1'ufage defquels, s'il y  ■ de l'Isle de Portraiture. 579 avoit quelque mélange de mal, c'étoit qu'üs participoient a la condition de toutes les chofes de.la terre. Je fis encore quelques raifonnemens fur le même fujet avec ce docfe perfonnage; & pour ce que mon intention étoit que s'il y avoit dans la ville quelque peintre plus rare & plus excellent que tous les autres, il me le fit vifiter , je lui en parlai hardiment; mais il me dit qu'il ne vouloit point faire ce tort aux excellens peintres, d'en élever un en général au-deffus de tous les autres; que les uns étoient eftimés pour le deffin, les autres pour 1'ordonnance ; qu'il y en avoit d'eftimables pour leur facihté & leur hardieffe , & les autres pour leur patience au travail; qu'il s'en trouvoit qui travailloient avec une telle attention d'efprit, qu'ils ne fe fouvenoient plus en quel mois &c en quel jour ils étoient, & s'ils avoient dïné ou non; qu'il fortoit de leurs mains des portraits fi achevés , qu'un phifionomifte pouvoit juger par eux du vrai naturel de ceux pour qui ils étoient faits ; & que ces portraits paroiffoient quelquefois fi animés, qu'un certain homme qui avoit le fien fait de cette forte, le prenoit un jour pour fon frère, ou pour un autre foimême, ou au moins pour fon ombre coloré. Quand Egemon eut parlé ainfi, je crus que, quoiqu'il dit, il me feroit voir quelque peintre  3go Oescription dont il faifoit une particuliere eftime; il me mena dans un lieu écarté oü étoit la maifon de Megaloteknes(0, peintre célèbre, qui avoit paffe toute fa vie è faire des portraits de différentes manières; je vis un vieillard , qu'une grande barbe blanche rendoit fort vénérable quand on fe repréfentoit avec cela ce qu'on difoit de lui. II nous fit fort bon accueil, & nous ayant fait repofer, il nous paria de cette torte: Je ne veux pas dire que vous vous êtes égares de venir ici; je veux croire que vous y êtes venus exprès, & je vous en ai une trés-grande obhgation. Maintenant qu'il y a tant de peintres nouveaux, è peine regarde-t-on les ouvrages des anciens: comme 1'humeur des perfonnes de ce temps efi de vouloir tous les jours qu'on leur montre des livres nouveaux & des tableaux nouveaux, auffi veulent-ils des auteurs nouveaux & des peintres nouveaux. I!s fe laffent des ouvriers comme de leurs ouvrages; qu'un inconnu arnve dans une ville, paree qu'il n'eft point connu, fes ouvrages en font plus recherchés r & on ne tient conté de ceux qu'on connoit [ (i) Migabteknes veut dire grand artifan, ou grand ouvrier : ce qui fe dit de ce peintre-ci, nedoit point être attribué a un feul auteur de ce tems; la même chofe arrivé prefque a tous, de voir que leurs livres férieux fe veadent naoins que ceux qui donaent quelque recréation»  be l'Isle de Portraiture. 381 c'eft que les hommes ne font jamais contens de ce qu'ils ont; ils fe perfuadent toujoürs qu'il fe trouve quelque chofe de plus agréable que ce qu'ils voient; mais s'ils fe laffent des ouvrages & des ouvriers, encore fe laffent-ils des différentes fortes de pièces que l'on leur préfente. Leur propre inconftance les travaille & les; punk, & nous fommes affez vengés de leur mépris par le mauvais état oü ils fe trouvent, ayant fi peu profité par leurs curiofités impertinentes & inutiles. La manière de peindre doit être fort bifarre pour leur plaire; & quant aux doges, ou plutöt panégyriques que les peintres yajoutent, les uns les veulent en ftyle comique, les autres en ftyle tout-a-fak férieux. Ils fe font plu aux énigmes , aux rébus , aux rondeaux , & aux bouts-rimés; aujourd'hui ils eftiment les madrigaux, comme fi ces fortes d'ouvrages devoient faire quitter la place aux belles ftances régulières, aux odes pompeufes, & aux fonnets majeftueux. L'invention des portraits des particuliers s'en va même prefque abolie, pour ce qui eft d'y travailler davantage. On nous a parlé de contre-vérités, de devifes, de proverbes , & d'autres chofes qui ne font que des anciennes galanteries renouvellées, lefquelles ont été 1'entretien de la vieille cour. Je fuis fort en peine de ce qu'on pourra faire après, fi ce n'efi  3§2 Description qu'on ait recours toujoürs aux mêmes chofes eri manière de cercle. Ce vieülard ayant parlé ainfi, je pris la hardieffe de lui dire, qu'étant un li grand ouvrier comme il étoit, il devoit faire des ouvrages qui détruififfent les autres, Sc qu'il falloit être caufe, qu'au lieu de durer un mois ou un an , ils ne duraffent plus qu'un jour. Les ouvrages auxquels je m'adonne ne fauroient avoir grand cours, me répondit-il, paree que jetache a les rendre utiles, & l'on ne connoït autre utilitéque cequi apporte du plaifir. Quelle gloire y a t-il aujourd'hui a écrire & a peindre } La plupart des hommes ne fe connoiffent ni en écrits ni en portraits; ils ne vous fauroient donner les louanges que vous méritez; & ceux qui ont quelque connoiffance de ce que valent vos travaux, comme les gens du métier , le celent par envie Sc par malice. II tachent même de défigurer vos ouvrages autant comme ils peuvent. J'ai vu depuis peu une fort belle galerie remplie des tableaux d'un de, nos meilleurs maitres ; Sc comme quelques-uns des nouveaux ' peirltres y étoient entrés, par une infigne méchanceté, ils avoient jetté une bouteille d'encre contre 1'un, ils avoient donné un coup de couteau a I'autre; ils publioient tantöt que 1'un n'étoit plein que de traits dérobés, Sc que I'autre étoit fait contre les régies de 1'art, mais tout  ÖE L'ISLE DE PORTRAITURE. 385' cela n'étoit que calomnie affeöée. Egemon dit aMegaloteknes, que pour lui il ne fe devoit Point mettre en peine de fa réputation ; qu'elle etoit parfaitement établie parmi les honnêtes gens, & qUe tous fes ouvrages feroient admirés de la poflérité. II lui repartit qu'ils feroient donc plus heureux après fa mort que durant fa vie , & que ceux qui lui avoient coüté le plus de Peine, & qui étoient les plus cönfidérables , étoient le moins eftimés. En difant ceci, ilnous' ouvnt un grand cabinet oü il nous montra plufieurs tableaux d'hifloires anciennes, & principalement de faintes, avec des infcriptions pieu*es au bas qui valoient des fermons; nous en vïmes auffi d'autres oh 1'origine des chofes etoit dépeinte avec les caufes & les effets des fubftances de chaque efpèce qui fe trouvent dans le monde ; jamais rien ne fut plus beau ni plus naturel; tout y avoit du mouvement, du fenti.ment & de la voix ; cependant c'étoit ces ouvrages-la, a ce qu'en difoit cet homme, que l'on ne prifoit pas ce qu'ils valoient, & defquels il fe faifoit fort peu de copies. II nous montra dans un autre lieu les portraits d'un fainéant & d'un traitre; ceux d'un fol & d'un débauché; ceux d'un héros & d'une héroïne(i),  384 Déscrïpïïom qui ne fubfifïoient qu'en imagination, & qui néanmoins, k caufe de quelques traits agréables., étoient prefque dans une approbation univer* felle, de forte que les copies en étoient vues en quantité par toute 1'Eiirope; ce qui ne fatisfaifoit pas entièrement ce vieil peintre, paree qu'il ne les aimoit pas tant que les antres ouvrages. Egemon lui déclara alors, qu'il avoit bien de quoi fe confoler, puifqu'il n'étoit fur*. monté que par lui-même, & que c'étoit fes ta*bleaux propres qui fe difputoient la préférence.. La-deffus je lui donnai auffi beaucoup de Jouenges, lui témoignant une extréme fatisfaöion d'avoir vu fa perfonne & fes ouvrages. Etant forti de chez lui avec Egemon, ce conducteur fidéle me dit, qu'il ne falloit pas contredire ce bon vieillard dans fes opinions, craignant de troubler fon repos ; mais que tous les ouvrages qu'il eftimoit le plus, n'étoient pas du prix qu'il fe figuroit, &c que le feul nom de piété ne les devoit pas rendre plus recommandables que d'autres; que pour tous les autres, foit qu'il les eüt fairs ou non, il y avoit quelque chofe d'agréable , non pas tant encore que penfoient plufieurs ; &C que néanmoins fi ce qu'il difoit a 1'égard de fes ouvrages dévots, n'étoit raifonnable pour lui, cela 1'étoit pour quelques autres peintres ou auteurs, qui recevoient moins d'approbation  fcÉ L'ÏStE DE PORTRAITURE. jgjf d'approbation pour leurs ouvrages férieux, qué pour les divertiffa is. En difcourant ainfi, nous nOus tröüvèmes ad bout d'une ruë qui nous mena dans la plus grande place de la ville ■> oü j'entehdis le lori d'une trompette , & je vis arriver quantité dé gens k pied & a cheval. Avant que je me fuffe informé de ceque c'étoit, j'entendis direqu'ort alloit faire juftice. Je vis auffi-töt arriver uhé charrette, dans laquelle je croyois voir quelque patiënt qu'on menoit au gibet, mais j'y vis feu* lement arriver Une douzaine de tableauxi. II mfe vint en la penfée qu'on alloit pendre quelque* gens en effigie; je demandai qui ils étoient & cé qu'ils avbient fait;lespatiens, dit Egemon, font ces tableaux mêmes, qui font cöndamnés par les juges a être pendus quelque tems en place publique, pour faire honte è ceux qui les ont peints* & d'être après brülés; & leurs cendres jettéesauvent, paree qu'ils óffenfent quantité de gens d'honneur, & que leurs inferiptions font remplies de cabmnies & d'impertinences; C'eft Un bon ordre de la pofice de ne les plus buffer dans le monde , de peur qu'ils ne perverÜffent les efprits. Quand leurs fautes font atroces, on en recherche même les auteurs, qui font les premiers coupables. On les condamné k quelque réparation d'honneur, ou a fairë Bh  386 Dkscription amende honorab'e devant ceux qt-v'ite ont offenfés, & quelquefois a fouffrir une p^eifjè cor* pcrelle. Egemon n'eut pa's ii- tót ••• H è as paroles, que nous vimes encore a*W r ->'ois hommes iiés enfemble, qui etc■> M 1 u vent dit , que c'eft une fouyeraineté dans un étathbre ; & même leur pouvoir ne confifte pas feulement a ne dépendre de perfonne , mais a prefcrire des loix aux autres ; tellement que ces fages confeijlers donnent leur jugement de tous les portraits qui fe font ici & ailleu.rs, & de toutes leurs infcriptions, & je ne doute* point qu'ils ne faffent naitre une autre révoiution dans cette ïle, en demeurant eux feiils  394 Descripti o n les maitres , pourvu que la divifion ne fe mette point parmi eux. Leur deftin eft pareii a celui de töus les grands empires qui ne peuvent être détruits que par leurs propres forces, Quand on a bien examiné ce qu'ils font , & leurs excellentes qualités, on trouve qu'ils ne fauroient parvenir a unefi haute fortune , qu'ils n'en méritent encore une plus confidérable. Ils ont prefque tous été pris de 1'ordre des cenfeurs, qui eft celui oü fe trouvent les meilleures têtes, de forte que leur confeil peut être eftimé bien rempii & bien digne du gouvernement. Mais, cher Périandre, ne me direzvous point que je garde le meilleur pour la fin ? Je fuis fort aife que vous m'ayez donné fujet de reprendre un difcours auquel j'étois obligé ; car vous m'avez demandé plus d'une fois quelles étoient toutes les coutumes de cette ile , & comment elles ont été inftituées : je vous ai déja dit quelle a été I'origine de la peinture ou Portraiture, mais ce n'a été qu'en confidérant fon commencement & fon progrès général dans le monde , lorfque les peintres fe font difperfés en toute forte de régions , felon que leur art y a été eftimé. II eft befoin principalement de vous apprendre , qu'après que les grands peintres de la Grèce eurent recu de riches dons des rois & des républi-  DE L'ISLE DE PORTRAITURE. 395 ques , leurs fucceffeurs fe rendirent plus fuperbes ; croyant que ce n'étoit pas affez d'avoir desricheffes, qu'on ne leur faifoit point telle part qu'ils avoient mérité e dans le goüvernenement des états oii üs fe trouvoient , ils fe délibérèrenide faire un état en particulier , & de n'y admettre aucun qui ne fut peintre , ou afpirant a Fêtre , afin dé rendre le Cn'ahge aux autres profeffions , & leur montrer qu'ils ne croyoientpasque ceux qui n'avoientpoint étudié en leur art, fuffent dignes de vivre parmi eux. Ils obfervèrent celafi étroitement, que depuis il n'y a pas eu jufqu'a leurs valets, qui ne fe foient mêlés de la peinture ; & s'ils n'ont été bons peintres, au moins ont-ils été barbouilleurs, ou propres a broyer lés couleurs fur le marbre. Cette loi s'eft gardée jufqu'a maintenant, & de vrai ils fuivent en ceci une juftice cxaÖe ; car de fi baffe origine que l'on foit, & fi pauvre que l'on paroifie , pourvu que l'on fe montre expert en Tart de peindre, on ne manque point de parvenir aux plus hautes dignités ; & quand quelques envieux vous y ferviroient d'obftacle, vous y êtes toujoürs éfevé par un confentement public. Or, comme^ chacun travaille ici par émulation ,' le favoir & 1'expérience s'augmentent tous les jours; voila pourquoi on n'eftime plus par toute  39$ Description Ia terre , qUe les portraits qui viennent da ce lieu-ci, ou ceux qui font faits felon les tègles qu'on y obferve. Egemon ayant dit ces. chofes devant quel, ques hommes qui nous avoient joint , me tira a part pour me dire encore , qu'il me découvnroit beaucoup d'autres fecrets en particulier» & qu'il n'avoit parlé tout haut que de cê qui Pouvoit être fu de tout le monde. Dans cet mffant, comme nous nous trouvames au bout de la grande plaee , a 1'entrée de 1'une des ru.es indifférentes, nous y vïmes, arriver deux charriots vides, que l'ondifoit avoir étéamenés pour les charger de marchandifes, qu'il falloit incontinent envoyer au port dans des vauïeaux qui alloientpartir(i). Les voituriers paffoient de maifon en maifon pour dire aux marchands. peintres qu'ils apportaffent. ce qu'ils avoient de prêt, & qu'il n'y eüt rien. que de rare &z d'excellent; que c'étoit pour débiter a la pro* chaine faire faint-Germain , ou dans la galerie du palais de Paris, que le prix en feroit payi tout-a-l'heure par les marchands Francois arrivés depuis peu en I'ile, Qn y apporta tant de portraits x qu'il y en eut de rebut: on en. (>) On parle allégoriqusment de deux volumes d» recueil de portraits, qu'oa a mis au jou* depuis quelque,. tems.  de l'Isle de Portraittjre. j9f choifit des meilleurs pour rendre Ia chargé tomplette , & véritablement ceux que 1'on prit étoient fort a eflimer; c'étoient des chef-d'ceuvres en leur efpèce : car ce n'étoit point des ouvrages de peintres mercenaires ; la plupart étoient faits par des perfonnes de condition , qui avoient pris plaifir k fe peindre , ou l peindre leurs amis. Si les anciens Grecs ont tenu long-tems la peinture pour un art trèsnoble, qui ne devoit point être exercé par des efclaves, on avoit alors la même croyance: Voila pourquoi rant de gens de qualité s'étoient adonnés k cette belle öccupation ; & comme ils 1'avoient ardemment aimée , ce'qui avoit rendu leurs portraits fi admirables. Quelques têtes couronnées avoient pris la peine d'en faire , mais les copies les plus achevées en étant apportéesdans I'ile de Portraiture , on ne fouffrit pas qu'elles vinffent en commerce. Elles furent réfervées dans les cabinets dé quelques curieux , & dans les archives de la ville. Plufieurs perfonnes qui étoient urt peu au-deffus de ces premières, avoient encore travaillé k leur exemple , mais elles avoient donné charge que la plupart de leurs ouvrages fuffent tenus fecrets. On n'emporta pas tout ce que tant d'illuftres mains avoient fait. Elles en iirent retirer quelques pièces par leur crédit.  398 Description Toutefois quel moyen y avoit-il dempêcher qu'on ne vit ce qui avoit déja été pnblié en plufieurs lieux , & dont il y avoit quantité de copies par le monde ? Tandis qu'on en fuprimoit une , on en tenoit une autre de cachée pour s'en fervir au befoin. II reftoit auffi aux marchands plufieurs beaux portraits, qui leur avoient été donnés yolontairement par ceux-mêmes qui les avoient faits; mais il arriva que d'autres perfonnes ne voulantpas pour de certaines confidérations que leurs ouvrages finTent publiés , prièrent fort les marchands de les rendre. Ils retirèrent d'eux lesoriginaux, ot les copies , & pour les dédommager , leur ayant donné quelque argent, les marchands virent qu'après leur avoir rendu le tout, ils avoient gagné autant qu'ils euffent fait par le débit & Ie commerce; & de plus ils fe mirent hors du péril de fe faire des ennemis. Les charriots étoient déja chargés , & commencoient a marcher , lorfqu'il fe préfenta encore quelques hommes tenant des lettres miffives & des procurations de plufieurs dames de diverfes contrées , qui vouloient empêcher qu'on ne fit marchandife cie leurs portraits ; les unes repréientoient qu'elles étoient fil les ou veuves ; & que felon 1'état de leurs affaires le moins qu'on pouvoit parler' d'elles , c'étoit le meil-  DE L'ISLE DE PORTRAITURE. 399 leur ; les autres difqient qu'elles étoient manees, & en la puiffance de leur mari, de qui 1'inter.tion ne feroit peut-être pas qu'on allat pnbiier toutes leurs humeurs , & toutes leurs ïntrigues les plus fecretes; qu'elles n'avoient travaillé a leurs portraits que pour plaire a leurs plus intimes amies , & pour fe divertir étant feules , fans qu'elles vouluffent que cela fut communiqué a tant de perfonnes. Enfin leurs agens ou folliciteurs concluoient pour toutes enfemble , que leurs, ouvrages ayant été d;s ouvrages libres , il n'étoit point a propos qu'on les allat vendre publiquement ; & que .la plupart leur ayant été dérobés par furprife , il étoit jufte de les rendre. Quelqueuns de ces hommes qui s'étoient avifés depréfenter requête aux juges de jjj] ville , & qui avoient obtenu d'eux un jugernent fb'emnel pour ra voir certains portraits , furent contentés fur le champ , les chariots s'étant un peu arrêtés. Quant aux aistres, tout ce qu'il purent gagner , ce fut qu'on ne mettroit point audeifus des portraits qu'ils demandoient, Ie nom des dames qui les avoient faits; auffi la plupart de celles qui fe plaignoient , n'avoient pas donné charge de payer ce qu'elles vouloient qu'on leur rendït ; & les marchands étant preffés d'achever leur voyage ,fortirent de Ia ville fans s'arrêter plus long-tems. On  4©Ö DESCRIPT. DE L*ISLE DE PORTRAITtJRÉj nous apprit qu'ils avoient été incontinent aü port , oü leurs tableaux ayant été èmballés & mis dans les vaiffeaux , ils avoient lévé les ancres, & pris la route de Frarice , avec réfolution de retourner bien-töt dans I'ile fe fournir de femblable marchandife , aü cas qu'ils euffent bon débit de la première. Pour moi j'employai depuis quelques joiirs a vifiter ies peintres qui me plaiioient le plus , dêfitant apprendre quelque chofe d'eux, & j'en Voulus voir de toutes les fortës afin de favoir un peu de tout, pour contenter cette curiofité merveilleufe que j'ai toujoürs eue depuis que je fuis aü monde. 11 fe trouva qu'Erotime & Gelafte ayant appris que ce qu'ils fouhaitoient des peintres amoureux 8c des peintres comi-^ ques , etirent deffetn de revenir en France au même tems que moi , de forte que nous nous tinmes encore compagnie dans le retour ; & quand nous fommës arrivés ici , notre pre^ mière occupation a été de raconter notre voyage a tous nos arhis , & de nous mformer fi les portraits avoient autant de cours qu'auparavant.Nous avons trouvéque les bons font toujoürs éftimés , & que les mauvais font en danaer d'être méprifés , & d'être rompus U brulés, óu effacés fans aucune rémiffion. Fin de defcription dc ïlfi de Portraiture,  TABLE DES VOYAGES 1MA GIN AIR ES contenus dans ce volume. Voyage du Prince Fan-Férédin. 'AVERTISSEMENT DE l'ÉDITEVR, page vij Chapitre premier. Dép art du Prince FanFerédln pour la Romancie , i Chap. II. Entree du prince Fan-Férédin dans la Romancie. Defcrlptlon & hiftoire naturelle du CHAP. III. Suite du chapitre précédent , 21 CHAP. IV. Des habltans de la Romancie , 3 5 CHAP. V. Rencontre & réveil du Prince Zararaph , grand paladin de la Dondlndandle, avec le diaionnalre de la langue romancienne , 45 CHAP. VI. De la haute & de la baffe Roman- 58 CHAP. VII. De mille chofes curleufes, & de la maladie des balllemens , 64 ' 'Cc  40Z T A B L E Chap. VIII. Des bols a" Amour , 72 Chap. IX. Des voitures & des voyages , 78 Chap. X. Des trentefix formalités préliminaires qui doivent précéder les prapojïtions de mariage, 85 CHAP. XI. Des grandes épreuves, & reffemblance Jïngulière qui fera foupconner aux le&eurs le dénouement de cette hiftoire , 9 5 Chap. XII. Des ouvriers, metiers & manufaciures de la Romancie , 10.6 ClIAP. XUI. Artivée d'une grande fiotte. Jugement des nouveaux débarqués , 124 CHAP- XIV. Arrivée de la princeffe Anémone. Le prince Fan Férédin devient amoureux de la princeffe Rofebelle, 137 Conclujion & cataflrophe lamentable , 15 z Relation de l'Isle Imaginaire , 157 Hiftoire de la princeffe de Paphlagonie , 190 Clef de la princeffe de Paphlagonie , 131 f < Foyages de l'Isle d'amour. Premier voyage , 23 J A F'klis , fur le voyage d: ï'fjps cf Amour, 273 SccGiid voyage , i.74  T A B L E. 40J Relation du Royaume de Coquetterie , v 307 Desc&iptionde l'Isle de Portraiture, 337 Fin de la Table.