VOYAGES / MA G ÏNA I RE S, ROMANESQUES, M E R V E IL L E17 X, ALLÉGORIQUES, AMUSANS, COMIQUES ET CRITIQÜES. $ V 1 VIS DES sönges et visions, E T D E S ROMANS CABALISTIQUES.  CE VOLUME CONTIENT. L'Jsle Enchantée, épifode de la Lusiade, traduit du Camoens. L'Isle de la Félicité, par Mme d'Aulnoy; épifode tirée d'HïPOLiTE, Comte de DUG LAS. L'Isle Tagiturne & l'Isle Enjouée , ou voyage du Génie Alaciel dans ces deux iles; par M. de la Dixmerie. Voyage de la Raison en Èurope; par M, le Marquis de Caraccioli,  VOYAGES /MA G I NA I R £ S, SONGES, YI31ÖNS, E T ROMANS CABALXSTIQUES, O més de Figurès. TOME VINGT-SÈPTlÈME. IlIeDivifiott de la première claffe, contenani les Voyages Imaginaires aüégoriques. A AMSTERDAM, Etfe trouve a Paris RÜE ET HOTEL SERPENTB, M. DCC. LXXXVIil.   L I L E ENCH ANTÉE, Épifode ds la Lufiade^ traduit du Camoèns^   ■ j PRÉFACE DE L' AUT EU R. CL e n'eft point ici 1'ouvrage de la critique , mais bien celui de la vérité, Les obfervations que fait la Raifon, fous le nom de Lucidor , feroient infipides (i elles n'avoient pour objet que des éloges. il n 'y a point de livre géographique qui, en pariant des diflérens peuplcs, ne dife que les uns font pa— reffeux, les autres vindicatifs; ceux-ct légers, ceux-la rufés , paree qu'il n*y a point; de peuple qui n'ait des, défauts., Entre le panégyrique & la fatyre, fé> flrouve ordinairement, ia. vérité.. Les habitans. d'un pays, & fur-tout  ij P R É F A C E. ceux des petites villes, voudroient qu'ön ne parlat de leur lieu natal que pour Ie célébrer j e'eft 1'efTet d'un amour-propre mal - entendu, Mais doit-on prodiguerdes louanges a tort & a travers , pour ménager la délicateife de 1'orgueil ou du préjugé ? Le langage de la Raifon fera toujours celui de la fincérité, On s'efl particulièrement att-aché dans eet ouvrage a faire connoitre les mceurs & les ufages des différens pays, aiml que les progrès des fciences & des arts, non en differtant , mais en effleurant. La briéveté eft un mérite , fur-tout dans un fiècle füperficiel; & d'ailleurs, Wie remarque fafte a propos , vauf; fouvent une defcription, Heureux 1'écri-  P R É F A q E. Üj vain qui dit beaucoup de chofes en peu de mots. La plupart des livres font inutiles pour les le&eurs $ on tient a des opinions popu» laires , k des préjugés nationaux , au lieu de ne tenir qua la vérité. C'eft prefque toujours la prévention qui condamne ou qui appróuve un ouvrage. Ne foyez d'aucun pays, d'aucun tems , difoit le chancelier Bacon, & yous jugerez fainement de ce qu'on dira de votre efprit, de vos coutumes & de vos mceurs; mais on veut être flatté. Peu d'hommes fa vent êtré citoyens du monde, quand il s'agit de prononcer contre eux-mêmes & contre les ufages de leur propre pays. On foufcrit volontiers au jugement qu'on porte fur unê natipn voifine,. & 1'on ne veut point re-  P P R É F A C Ë, connoitre fon propre portrait. C'eft 1'hiftoire d'une perfonne laide qui accufe celui qui 1'a peinte , ou d'ignorance ou d'infidélité.  AVERTISSEM ENT DE L' É D I T E U R. JNfo us ne donnons point ici un recueil ni un choix de toutes les Allégories ou Romans , Contes & Nouvelles allégoriques, mais de celles feulement qui ayant pour objet la defcription d'un peuple imaginaire, rentrent fous ce point de vue dans riotre plan : c'eft ainfi que nous avons parcouru dans le volume précédent le Royaume de Romancie , & que nous avons fait voyager nos leóleurs d'abord dans Me d'Amour, enfuite dans le Royaume de Coquetterie , & que de-la nous les avons conduits dans la ViJle des a iij.  fS avertissement Portraits, oü tous les habitans font Peintres. Nous allons les promener dans celui-cij premièrement dans une Ijle enchantce, fëjour des.phifirs & de la volupté, oü Vénus arrête quelque tems Gama & fes compagnons a leur retour de la décou-, verte & de Ia conquête des Indes, Après I'Ifle d'Amour & le royaume de Co. quetterie, le féjour de Ja. volupté trouvoit natureUement fa place } & 1'idée d'unir aux nymphes immortelle* de Ia mer les, conquérans de Hnde, nous a paru de* plus heureufes. Des images plus douces & auffi. agréables , quoique moins poétiques j, caraclérifentl'^ La ^ LePrince Adolphe , conduit par le Zéphire dans Me de la Félicité, croit jouir d'un bonheur parfait, lorfqu'il eft arrêté par un  Ö e l' é d i t e ü R. vi) vieillard qui diffipe toutes ces jouiffances, & les fait évanouir comme un fonge. Ce vieillard eft le tems, qui depuis trois fiècles cherche le Prince, & qui enfin le rend fa viclime, comme toutes les chofes de ce monde. L'Auteur a voulu prouver par cette allegorie , qu'il n'efr. point de bonheur parfait , & que ]e tems vient a bout de tout. Ce conté eft tiré du roman d'Hypoüte, Comte de Duglas, ouvrage de Madame la Comteffe d'AuInoy , fi connue par les charmans contes qui font un des principaux ornemens du Cabinet des Fées. Nous n'ajouterons rien a ce qui a été dit de cette Dame dans les notices qui accompagnent ce recueil. Deux Nations voifines & rivales £bnt ingénieufement caraótérifées dans ■ YIJU  viij Ave rtissement Taciturne & F Ijle Enjouée, ou Voyagè du Génie Alaciel dans ces deux I/les. La critique en eft fine i & telle que ni 1'une ni 1'autre des deux Nations nè peut s offenfer des traite que 1'Auteur fe permet de lancer: c'eft un badinage agréable, écrit fur le ton, non de la fatyre , mais de la boune comédie, oü chacun peut fe reconnoitre , fans conferver de reffentiment contre 1'Auteur. Pour terminer 1'éloge de cette charmante produftion, il fuffit d'en nommer 1'aüteur , M. de la Dixmerie. Ce volume fmitpaf un ouvrage d'un' ton différent du précédent. Nos le&eurs y trouveront auffi de la critique & de la morale , mais le ftyle en eft plus fentencicx & moins orné d'images i c'eft le Voyage de la Raijon en Europêj  6e l'Éditeur. ix avec des additions confidérables que 1'auteur a bien voulu nous communiquer, & qui n'ont point encore été imprirnées^ La raifon perfonnifiée voyage fous le nom de Lucidor , & parcourt toute 1'Europe, & principalement la France. On peut croire que les abus dont tous les établiffemens fourmillent, bleffentles yeux de ce cenfeur févère , & qu'ayant fait vceu de s'expliquer avec franchife , rien n'échappe a fk critique qu'il exerce avec toute la rigueur dont fon caratlère lui fait une loi. On ne pouvoit rnieux remplir fon titre que 1'a fait 1'auteur ; c'eft le vrai langage de la raifon, & il n'eft pas poffible de la méconnoitre : la critique eft telle , que la raifon ellemême a pu la difter , fans amertume, & pleine de fagelfe : enfin eet ouvrage , infiniment eftimable , porte le carac-  X A VERTTSSEMENT DE l'ÉdITEUR. tére propre a tous ceux qui font fortis de la plume de fon auteur , M. de Car-< raciolu , L'ISLE  L'ILE ËNCHANTÉEo Les Portugals avoient repris Ie chemin da leur chère patrie, eontens du A.ccè, de leur entreprife, & fe tröuvant heureux. d'avoir decouverr la route des fertiies campag nes q,,i veem naitre 1'aurore, quand le flarnbeau\ jour s'eteint póur 1'oecident. Leurs nav^s portcient plüfieurs preuves certaines de qèttl decouverte; quelques Ma'abares prifonniers des fl urs de banda , de la canelle, & plü! tos autres aromates qüi enrichiffent les forens de Ceylan & des ïles Moluques. Déia la flotte viöorieufe laiffant derrière elle les nvages de Malabar, s'ayan^oit vers Ia pointe, auftralé du promontoire d'Ademaftor^ & bravoit une feconde £0;s les fli reurs de 1'océan. Chacun s'app-ète a revoir les penates j ehaeun gcüte par avance le pla(- A  a L'Isle enchantéê. iir de raconter les événemens d'une navigation fi longue &c fi belle. Quel charme de peindre a fes parens & a fes amis la diverfité des climats & des peupïes qu'on a vus, ïes monftres qu'on a rencontrés, les maux qu'on a foufferts , le foulevement des ondes , 1'irhpétuofité du redoutable aquilon, enfin tout ce que le royaume de Neptune offre de terrible & de curieux 1 Dans ces narrations , 1'on jouit de fa gloire , en jouiffant de l'étonriement & de 1'attention de ceux qui nous écoutent; & cette douceur eft fi grande, que le cceur n'y peut fuflïre qu'a peine. Les foldats, les matelots la reffentoient également : cependant leur allégreffe n'ofoit prendre un libre effor ; la crainte de périr, qui reftoit a furmonter, leur fervoit de contre-poids. Pendant que la flotte fillonne le cryftal d'Amphitrite , Vénus> qui d'intelligence avec le père célefte confpire depuis tant d'années au bonheur des Lufitains, 1'aimable Vénus forme la réfolution de leur montrer 1'immortelle gloire dont leurs travaux vont être (uivis: elle veut anticiper leur récompenfe; & fans attendre leur rentree dans le Portugal, elle prétend qu'ils trouvent au milieu de la mer un repos flatteur, un effain de plaifirs qui les dédommage des maux que cette mêrae  L'Isle enchantéê. -notables que leur oL teé es loufes fureurs de Bacchus. J Après avoir mürement réfléchi for fon pro. jet & fur es moyens de 1'exécuter, Vén^s fe determine $ conduire les Portugais dan P „e ff ^fIeP^deenoriem,ileSpr7e des plus nches préfens de Pomone & de Fiöïï & fnueesauprès du féjour délicieuxoü na^ft lepoufe dupremter homme. L'idée de la chal rr ««Pi» belles nyïX la «er attendront Gama & fa foj/J nvages fortunesouidoiventfervirde théaïre aubonheurdeceshéroS,&qaepénétréesPour d une v.ve tendreffe, elies s'applique^ faxreeclorecontnn.ellementfousleurspasJli" nouveaux plaifirs. e Ule Telle,oupeu différente, fo, la conduit J»t autrefo, cette déeffe, lorfqu>elJe * lespeuples de Carthage & leur reine 4 ^ favorablementlepieux Enée. Maintenant 2 gir de concert avec fon fifa Cupidon; avec Cu pidon eet enfant toujours viöorieux, dont Ja" force &t defcendre les dieux fur Ia terr & monter les hommes au ciel. L'effetTuit de prés Ia réfolution, Cych4rée senvole,affifefllrfo, ^ Aij  4 LTSLÈ ENCHANTÉÊ. par des cygnes mélodieux ; une troupe dè colombes Taccompagne , & badine autour d'elle; fur fon paffage, 1'air s'éclaircit, les redoutables aquilons fe changent en zéphirs : déja fon char s'étoit pofé fur le fommet des monts Idaliens , oü Cupidon raffembloit plufieurs autres amours céleftes & immortels comme lui; avec cette divine armee, il fe préparoit a faire une grande expédition, pour réformer les erreurs pernicieufes qui régnoient alors dans le monde. On profanöit les flammes de 1'amout; le cceur humain donnoit tout fon attachement a des biens frivoles qui ne le méritoient pas, 6c Cupidon voulant s'oppofer a ce défordre , raffembloit alors fes frères fous les armes. Cette troupe divine s'appliquoit a diverfes occupations: les uns aiguifoient la pointe de leurs flêches, les autres poliffoient des bran-^ ches de myrte pour s'en faire des javelots: en même tems ils chantoient plufieurs aventures célebres dans les faftes de 1'amour. L'union de leurs voix formoit uh concert harmonieux, oü les douceurs de la poéfie & de la mufique fe difputoient avec un égal avan* tage la gloire de flatter 1'oreille. Mille & mille coeurs brüloient dans les feux redoutables qui leur fervoient k forger le fer de leurs dards;    FTsEE ENCHANTÉÊ. f enfuke ils le trempoient dans un ruiffeau compofé des pleurs. que répandent les^amans infortunés. . Vénus ayant mis pied k terre, fon fils s'avance vers elle avec un vifage joyeux, il recoit , il 1'embra.ffe tendrement ; tous les. autres amours lui bakent la main, & s'empreffent k la fervir. O mon fils dk-elle k Cupidon, mon cher fils, Vous qui ne cra^ gnez point les armes formidables dont Typhée fut accablévous qui fakes toute ma pukfance, préparez-vous k me feconder dars une entreprife glorieufe; j'ai befoin de votre appui ! Vous favez que je protégé les travaux des Portugais, paree que les trois foeurs qui préfident aux deftinées humaines, m'ont affuré que cette nation me fera toujours fidéle. Je la chéris d'autant plus, que je vois qu'eke s'applique k marcher fur les traces de mes anciens Romains. Ainfi j'ai réfolu de la favorifer en tout ce qui dépendra de vous & de mei. Eacchus na rien épargné pour perdre Vafca & fes braves compagnons; la mer s'efi foulevée contr'eux-, leur courage tnomphe & des. artifices de Baccbus, & des fureurs de Ia mer. Je veux qu'ils trouvent aujourd'hui ua effain de plakirs dans les m.êmes climats oh jufqu'è pj-Qfent ils. n'ont rencontré, que des dang^rs A iij.  6 L'Isle enchantéê. épouvantables; je veux qu'ils recueillent Ie prix de leur vertu , & que dès cette vie mortelle ils connoiflent 1'immortalité de leur gloire. Voici donc ce que je fouhaite de vous. Lancez vos traits inévitables jufqu'aux fonds des abymes de Neptune; enflammez les plus charmantes Néréïdes pour ces illuftres navigateurs qui viennent de découvrir le berceau du foléil; & moi, je les raffemblerai toutes dans une ile oü les beautés dc Flore favent fixer les zéphirs ; la, couronnées de rofes, de myrte & de jafroin , tantót dans des palais d'or & de cryftal, tantöt a 1'ombre des bocages, elles verferont aux Lufitains des vins plus doux & plus odoriférans que 1'ambroifie qui coule dans le ciel; les plaifirs de 1'amour fuivront ceux de la table : pénétrées d'une vive tendreffe , les nymphes ne refuferont rien k 1'ardeur des héros qui brüleront pour leurs charmes ; & le féjour de Gama dans cette ile délicieufe, ne fera qu'un long enchainement de voluptés inconnues au vulgaire. ; En un mot, je veux que, dans 1'empire des mers oü j'ai recu 1c jour , 1'union des Portugais avec les Néréïdes faffe éciore une belle & généreufe lignée , qui foutienne notre gloire fur les bords du Gange. Contentezmoi, mon cher fils ; montrez aux ingrats qua *  L'Isle enchantéê. f aous abandonnent, que rien ne nous coüte pour récompenfer la vertu: les peuples étonnés admireront votre pouvoir fnprême , Sc vos feux ne trouveront plus d'obftacle fur la terre, après qu'ils auront triomphé dans lestlots. Vénus dit, & Cupidon s'apprète a lui cbéir ^. il prend fon are dlvoire & fes flêches dor il monte fur le char de la déeffe; il fe place k cöté d'elle : les oifeaux qui déplorent fi mélodieufement la chüte de Phaëton , partent a 1'ïnffant même, & s'élèvent au-deffus desnua— ges. En traverfant ainfi les campagnes éthérées, le dieu de Paphos dit a fa mère quïl a befoin d'une avant courière fameufe, qui nuit quelquefois aux myllères d'amour , mais qur cependant peut leur être utile en certaine conjonöure. C'efi la Renommee, cette nympherde taille gigantefque , également amie du faux. & du vrai, téméraire, incapable de modération, &c qui divulgue avec mille bouchesp., ce qu'elle voit avec cent yeux. Cypris & Cupidon vont la trouver : ils hit ordonnent der prendreles devautsr& de publier les louanges; des navigateurs Lufitains; elle fe charge avec plaifir d'une commiffion fi ffatteufe ;. elle erabouche la trompette : déja fes accords- éclalans pénètrent jufqu'au foad des antres de  f» L'l S L E ENCHANTÉÊ. Neptune; les merveiües qu'elle annonce font véntables; on les ncoit pour telles, paree que la douce crédulité 1'accumpagne. Au bruit onil!ent de la haine que Bacchus leur avoit infpirée contre les Purtu^aïs, & leurs coeurs s'ouvrent a des feritimens favorables pour cette aation illufrre , qu'ils ont perfécutée fur la foi de fon ennemi. La métamorphofe des Néréïdes eit encore plus prompte & plus m.arquéegeiles fe repentent d'avoir confpiré le naufrage d'une flotte qui portoi-t des héros fi magnanimes ; files s'écrient qu'on ne peut attaquer tant de yertus, fans être poffédé d'une fureur aveugle êc barbare. Cupidon qui les écoute, choifit cec inftant pour les frapper de fes fléches redoutables ; il épuife fon carquois : les traits yolent; Tonde écumante murmure fous leur. atteiiite , & forme aux environs plufieurs cer"cles fluides, que le folatre enfant de Cythère contempie d'un ceil malin; il s'applaudit en voyant que 1'eau n'affoiblit point la vk lence de fes flard*, & qu'ils vont percer leurs vic-r iir-es dans les plus ténébreufes cavernes de 1'océan. Les nymphes tombent; elles tombent toutis en pouffant des foupirs pleins de flamjnes; elles fe livrent a 1'amour pour des obiet$ qu'tlies ne connoment pas encore ; ainfj 1'or»  L'Isle enchantéê. 9 tfonne le dieu qui les agite, & tel eft Ta Pendant d'une brilïante réputation qui captive les eoeurs fans le fecours des yeux. Les ffllës de Nérée étoient renduesril ne reftoit que Thétis, qui défendoit encore fa hberté; Thétis, la reine des fbts, & h plus Charmante, auffi-bien que la plus refpeaable de toutes les déeffes qui habitent le vefte empire de Neptune. Cupidon bande fon are avec une force exceffive , & vifant droit au cóetïi de Ia nymphe rébelle, il lui fait une profbnde Meffure. Enfin fa viöuire eft parfaite; il n'a plus de ffëches a tirer, ni de nymphes a combattrer un feu fecret les dévore; elles ne vivent plus, elles meurent d'amour. Mais d'un aiure cöié, Vénus fe prépare k fö dager les plaies que fon fils vient de faire. Voila les vaiffeaux Lufitains qui paroiffent; c'tft elle qui les guide: ondes redoutables, appaiftzvous; laiffez fortir de votre fein les nymphes. amoureufes ; laiffez avancer cette flotte que leur amene les héros dont elles font éprifes! Déja , par Tinfpiration de Cyïhérée , les blanches Néréïdes prennent le chemin de'l'Ifle débcieufe , qui doit être le théStre de leurs plauirs; elles danfent fur le cryftal des eaux; elles s'abandonnent a lajoie qu'un doux efpoir «pand dans leurs cceurs. Vénus leur pr0pofe  XO L' IS L £ ENCHANTÉÊ. fa conduite pour exemple , & leur confeills de faire ce qu'elle a fait mille fois pour réuffir dans fes amours. L'ardeur qui les poffède ne permet pas de rebuter des lecons fi flatteufes , leur ur.ique ambition eft d'en profiter. Cependant la flotte fülonnoit les immenfes campagnes de Protée , en cherchant quelque rivage paifible, oii elle püt fe munir d'eau fraïche,dont elle avoit befoin pour retourner en Portugal : cette penfée occupoit Gama &C fes compagnons, lorfqu'ils appercurent le beau féjour qui les attendoit. L'agréable époufe de Titon verfoit en ce moment a pleines mains. les richeffes de la lumière; en ce moment on voit une ile enchantéê, une ïle dont le feul afpecï fuffit pour calmer les plus cruelles inquiétudes : jufqu'alors Vénus 1'avoit fait voguer devant les Lufitains, afin qu'ils ne puffent paffer outre , fans la découvrir, & fans y prendre part j mais dès qu'ils 1'eurent découverte, elle devint ftable comme la fameuie Dilos, qui s'arréta dans la mer Égée pour favorifer la naiffance d'Apollon & de Diane. Pénétré d'une foudaine allégreffe , Gama fait tourner la proue de fes vaiffeaux vers cette ile charmante; on aborde , on jette 1'ancre dans une baie tranquille, oü Vénus a pris foirt d'embeüir la cöte, en répandant fur le fabfè  L'Isle enchantéê. x* divers coquillages dont les couleurs, animées par les rayons du foleil, étalent daas la fimplicité même de la nature , un fpeflacle des plus briüans. D'abord les Lufitains appercolvent trois collines émaillées d'herbes & de fleurs ; de leur fommet jaiiiiffent autant de fontaines claires & tranfparentes , Tonde fm gitive fe précipite par bonds, & s'éloigne de fa fource avec un murrnure agréable; fa frafe cheur nourrit les appas des beaux lieux qu'eile arrofe. Après mille & mille cafcades merveiÜeufes , toutes les eaux de ces trois fontaines fe réuniffent dans une vallée qui eft aa pied des collines, d'oit elles defcendent: la , elles forment une nappe liquide plus nette étoi£ le plus fort & le plus terrible. Ainfi, s'abandonnant k fon deftin, il commenca de fe remettre, & de regarder avec attention tous les beux par lefquels il paflbit. Mais quel moven de nombrer ces lieux! que de villes, de royaumes, de mers, de neuves, de campagnes, d©  36 L'Isle de la Félicité. déferts , de bois, de terres inconnues, & dé peuples différens! Toutes ces chofes le jettoient dans une admiration qui lui ötoit 1'ufage de la voix. Zéphir 1'informoit du nom & des moeurs de tous ces habitans de la terre. II voloit dourement , Sc même ils fe reposèrent fur ces formidables monts du Caucafe Se d'Athos, Sc fur plufieurs autres qu'ils trouvèrent en chemin. Quand la belle rofe que j'adore , dit Zéphir, devroit me piquer avec fes épines , je ne puis vous faire traverfer un fi grand efpace» fans vous laiffer pour quelque tems le plaifir de confidérer les merveilles que vous voyez. Adoiphe lui témoigna fa reconnoiffance pour tant de bontés, Se en même tems fon inquiétude que la princeffe Félicité n'entendït pas fa langue, 8e qu'il ne put parler la fienne. Ne vous mettez pas en peine de cela , lui dit le dieu ; la princeffe eft univerfelle , & je fuis perfuadé que vous parlerez bientöt un même langage. II vola tant ,,qu'enfin cette ile tant défiiée fe découvrit; & par toutes les beautés qui frappèrent d'abord les yeux du prince , il n'eut pas de peine a croire que c'étoit un lieu enchanté. L'air y étoit tout parfumé, la rofée d'excellente eau de Nafre 8e de Cordoue; la pluie fentoit la fleur d'orange ; les jets d'eau s'éleyoient -jufqu'aox nues, les forêts étoient  L'Isle de la Félicité. 37 d'arbres rares, & les parterres remplis de fleurs extraordinaires ; des ruiffeaux plus clairs que Ie cryftal couloient de tous cötés avec un doux murmure; les oifeaüx y formoient des concerts fupérieurs è la mufique des plus grands maïtres: lesfruits exquis y croiffoient naturellement, & 1'on trouvoit dans toute \fe des tables couvertes & fervies délicatement auffi-töt qu'on le fouhaitoit. Maisle palais furpaffoit encore tont le refte : les murs en étoient de diamans, les planchers & les plafonds de pierreries qui formoient des compartimens; 1'or y reluifoit de toutes parts; les meubles y étoient faits de la main des Fées , & même des plus'galantes; car tout s'y trouvoit fi bien entendu , qu'on nefavoit qu'admirer le plus , de la magnificence ou de 1'affortiment. Zéphir pofa le prince dans un agréablebouüngrin : Seigneur , lui dit-il,^ me fuisacquitté de ma parole ; c'eft a vous a préfent de faire Ie refte. Ils s'embrafsèrent: Adoiphe le remercia, comme il Ie devoit; & !e dieu impatient d'aller trouver fa maïtreffe , le laifia dans ces dehcieux jardins. II en parcourut quelques allées; il vit des grottes faites exprès pour les plaifirs, & il remarqua dans i'une un aaiour de marbre blanc , fi bien fait, qu'il devoit être 1'ouvrage de quelque fculpteur excellent. II C iij  38 L'Isle de la Félicité. fortoit de fon flambeau un jet d'eau au lieu de ïlammes; il étoit appuyé contre un rocher de rocailles , & fembloit lire des vers gravés fur une pierre de lapis , dont le fens étoit que 1'amour eft le plus grand des biens, que lui feul peut remplir nos defirs , & que toutes les autres douceurs de la vie deviennent languiffantes, s'd n'y mêle pas fes charmes attrayans. Adoiphe entra enfuite dans un cabinet de chevrefeuille, dont le foleil ne pouvoit difTiper la charmante obfcurité. Ce fut en ce lieu que, 'couché fur un tapis de gazon qui entouroit une "fontaine , il fe laiffa furprendre aux douceurs du fommeil; fes yeux appefantis & fon corps fatigué prirent quelques heures de repos. II étoit prés de midi , lorfqu'il fe réveilla. II fut chagrin d'avoir tant perdu de tèms; &, pour s'en confoler, il fe hata de s'avancer vers le palais, Dés qu'il en fut affez proche , il en admira les beautés avec plus de loilir qu'il n'avoit pu le faire de loin. II fembloit que tous les arts avoient concouru avec un égal fuccès a la magnificence & k la perfection de eet édifice. Le manteau du prince étoit toujours demeuré du cöté vert; ainfi il voyoit tout fans <»tre vu , & il chercha long-tems par oü il pouvoit entrer : mais foit que le veftibule fut ferméjouque lesportes du palais fe trcuvaffent  L'Isle de la Félicité. 39 d'un autre cöté, il n'en avoit pas encore appercu, lorfqu'il vit une trés-belle perfonne qui ouvroit une fenêtre toute de cryftal. Dans le même inflant une petite jardinière accourut^ 8e celle qui étoit a la fenêtre lui defcendit une grande corbeille de filigrane d'or, attachée avec plufieurs noeuds de rubanS.EUe lui commanda d'aller cueillir des fleurs pour la princeffe ; la jardinière ne tarda pas a la rapporter. Adoiphe fe jetta pour lors fur les fleurs, fe mit dans la corbeille , & la nymphe le tira jufqu'a elle. II faut croire que le manteau vert qui le rendoit invifible , pouvoit auffi le rendre fort léger. Quoi qu'il en foit, il parvint heureufement a la fenêtre. Dés qu'il y fut, il s'élanca dans un grand fallon, oü il vit des chofes bien difficiles k raconter. Les nymphes étoient - la par troupes; la plus vieille paroiffoit n'avoir pas dix-huit ans; mais il y en avoit beaiicoup qui fembloient plus jeunes: les unes. étoient blondes, les autres brunes , & toutes d'un teint 8c d'un embonpoint adrnirables , blan:hes|, fraïches, avec des traits réguliers 8c des dents fort belles. Enfin toutes ces nymphes pouvoient paffer pour autant de perfonnes accomplies. Adoiphe feroit refté tout le jour dans une admiration continuelle , fans pouvoir fortir de ce falon, ft pla- C iv  4© L'Isle de la Félicité. fieurs voix qui s'accordoient avec une jufteiTe merveilleufe a des inflrumens très-bien touchés , n'euffent réveillé fa curiofité ; il s'avanca •vers une chambre d'oü partoit cette agréable harmonie ; & dans le moment qu'il y entra , il entendit chanter les paroles les plus tendres fur un air qui ne 1'étoit pas moins. Lorfque le prince étoit dans le falon , il croyoit que rien ne pouvoit égaler les charmes de celles qu'il y voyoit; mais il fut trompé ; car les muficiennesfurpaffoient encore en beauté leurs compagnes. II entendoit, comme par une manière de prodige , tout ce qui fe difoit , quoiqu'il ignorat la langue dont on fe fervoit dans le palais. II étoit derrière une des plus jolies nymphes , quand fon voile tomba ; il ne fit point réflexion qu'il alloit fans doute 1'effrayer , il releva le voile & le lui préfenta. La nymphe ne voyant perfonne , pouffa un grand cri; & c'étoit peut-être la première fois qu'on avoit eu peur dans ces beaux lieux. Toutes fes compagnes s'affemblèrent autour d'elle , èc lui demandèrent avec empreffement ce qu'elle avoit: Vous allez me traiter de vifionnaire, leur dit-elle ; mais i] eft confiant que mon voile vient de tomber ? & qu'il a été remis dans ma main par quelque chofe d'invifible. Chacune éclata de rire , & plufieurs entrèrent  L'ls L E _JQ E LA FÉLICITÉ. 41 chez la princeffe pour la divertirde ce conté. Adoiphe lesfuivit. A la faveur du manteau vert, iltraverfa des falies, des galeries, des chambres fans nombre ; & enfin il arriva dans celle de la fouveraine. Elle étoit fur un tröne fait d'une feule efcarboucle plus brillante que le foleil; mais les yeux de la princeffe Félicité étoient encore plus brillans que Pefcarboucle : fa beauté étoit fi parfaite , qu'elle fembloit être fille du ciel. Un air de jeuneffe & d'efprit, une majefté propre a infpirer de 1'amour & du refpeö, paroiffoient répandus fur toute fa perfonne : elle étoit habillée avec plus de galanterie que de magnificence ; fes cheveux blonds étoient ornés de fleurs , elle en avoit une écharpe ; fa robe étoit de gaze mêlée d'or; elle avoit autour d'elle plufieurs petits amours qui folatroient & jouoient è mille jeux différens ; les uns prerioient fes mains & les baifoient; les autres, avec le fecours de leurs compagnons, montoient par les cötés du tröne , & lui mettoient une couronne fur la tête : les plaifirs badinoient auffi avec elle ; en un mot, tout ce qu'on peut imaginer de charmant eft fort audeffous de ce qui frappa les yeux du prince. II demeura comme un homme ravi; il ne foutenoit qu'avec peine 1'éclat des beautés de la princeffe;;& dans le trouble qui l'agitoit,ne  4* L'ISEE DE la FÉ1IC ItI, fongeant plus a rien qu'a Fobjet qu'il adoro't déja, le manteau vert tomba, & il fut appercu. Elle n'avoit jamais vu d'hommes, & fa furprife fut extreme. Adoiphe étant ainfi décottvert, fe jetta refpeétueufement k fes pieds. Grande princeffe, lui dit-il, j'ai traverfé 1'univers pour venir admirer votre divine beauté: je vous offre mon cceur & mes vceux, voudriez vous les refufer ?.... Elle avoit beaucoup de vivacité ; cependant elle demeura muette & interdite: jufqu'alors elle n'avoit rien vu de plus aimable que cette créature, qu'eile croyoit unique dans te monde; cette penfée luiperfuada que ce pouvoit être le Phénix, eet oifeau fi rare & fi vanté; & fe confirmant dans fon erreurj: beau Phénix, lui dit-elle, ( car je ne penfe pas que vous foyez autre chofe , parfait comme vous êtes , & ne reffemblant a rien de ce qui eft dans mon ile,) je fuis fort fenfible au plaifir de vous voir : c'eft grand dommage que vous foyez feul de votre e£pèce ; plufieurs oifeaux tels que vous rempliroient de belles volières. Adoiphe fourit de ce qu'eile lui difoit avec une grace & une fimplicité merveilleufes. II ne voulut pas qu'une perfonne pour laquelle il fentoit déja une ft violente paffion, reftat plus  L'Isle dé la Félicité. 4^ long-tems dans une ignorance qui faifoit quelque forte de tort a ion efprit; il prit foin de I'inffruire de tout ce qu'ü falloit qu'eile fut , & jamais écolière n'a été plutöt en état de donner elle-même des lecons fur ce qu'eile venoit d'apprendre ; fa pénétration naturelle alloit au-devant de ce que le prince pouvoit luï dire ; elle 1'aima plus qu'elle-même, & il 1'aima plus que lui-même. Tout ce que 1'amour a de douceurs, tout ce que 1'efprit a de vivacité, tout ce que le cceur a de délicateffe, fe faifoit reffentir a ces deux amans; rien ne troubloit leur repos ; tout contribuoit a leurs plaifirs ; ils n'étoient jamais malades; ils n'éprouvoient pas même la plus légère incommodité; leur jeuneffe n'étoit point altérée par le cours des ans. C'étoit dans eet afyle délicieux qu'on buvoit a longs traits l'eau de la fontaine de Jouvence : ni les inquiétudes amoureufes , ni les foupcons jaloux , ni même ces petits démêlés qui altèrent quelquefois 1'heureufe tranquillité des perfonnes qui s'aiment, & qui leur ménagent les douceurs d'un raccommodement, rien de toutes ces chofes ne leur arrivoit; ils étoient enivrés de plaifirs , & jufqu'a ce tems nul mortel n'avoit joui d'une bonne fortune auffi conftante que celle du prince; mais cette condition de mortel porte avec foi de trifles  44 L'Isle de la Félicité. conféquences, leurs biens ne peuvent être éternels. En effet, Adoiphe étant un jour auprès de la princeffe , il s'avifa de lui demander combien il y avoit qu'il jouiffoit du plaifir de la voir ? Les momens paffent fi vite oii vous êtes, continua-t-il, que je n'ai fait aucune'attention au tems oü je fuis arrivé. Je vous le dirai, répondit-elle, quand vous m'aurez avoué combien vous penfez qu'il peut y avoir. II fe mit a rêver , & lui dit : Si je confulte mon cceur & la fatisfadion que je goüte , je n'aurai pas lieu de croire que j'aie encore paffe huit jours ici; mais, ma chère princeffe, felon certaines chofes que je rappelle a mon fouvenir, il y a prés de trois mois. Adoiphe, lui dit-elle, d'un air plus férieux, il y a trois eens ans. Ah ! fi file eüt compris ce -que ces paroles devoient lui coüter , elle ne les auroit jamais prononcées. Trois eens ans ! s'écria le prince : en quel état eft donc le monde ? qui le gouverne a préfent ? qu'y fait-on ? quand j'y retournerai, qui me reconnoitra , & qui pourrai-je reconnoïtre ? Mes états font fans doute tombés en d'autres mains que celles de mes proches ; je n'oferois plus me flatter qu'il men refte aucun. Je vais être un prince dépouillé, 1'on me regardera comme un fantöme , je ne faurai plus  L'Isle de la Félicité. 45 les moeurs ni les coutumes de ceux avec qui j'aurai a vivre. La princeffe, impatiente, 1'interrompit: Que regrettez vous , Adoiphe , lui dit-elle ? eft-ce Ja le prix de tant d'amour & de tant de bontés que j'ai pour vous ? je yous ai recu dans mon palais, vous y êtes le maïtre , je vous y conferve la vie depuis trois fiècles , vous n'y vieilliffez point ,& apparemment jufqu'a cette heure vous ne vous y étiez pas ennuyé. Combien y a t-il que vous ne feriez pas fans moi? Je ne fuis point un ingrat, belle princeffe, reprit-il avec quelque forte de confufion^ je fais & je fens tout ce que je vous dois; mais enfin fi j'étois mort a préfent, j'aurois peut-être fait de fi grandes aftions , qu'elles auroient éternifé ma mémoire; je vois avec honte ma vertu fans occupation , & mon nom fans éclat. Tel étoit le brave Renaud entre les bras de fon Armide; mais la gloire Ten arrracha. Barbare ! s'écria la princeffe, en verfant un ruiffeau de larmes, la gloire t'arrachera donc des miens ; tu veux me qumer , & tu te rends indigne de la douleur qui me pénètre. En achevant ces mots, elle tomba évanouie. Le prince en fut lenfiblement touché; il 1'aimoit beaucoup, mais il fe reprochoit d'avoir paffé tant de tems auprès d'une maitreffe,&  46 L'Isle de la F£tïCitL: de n'avoir rien fait qui put mettré fon nom aii rang des héros; il effaya en vain de fe con* traindre & de cacher fes déplaifirs, il tomba dans une langueur qui le rendit bientöt méconnoiffable; lui , qui avoit pris des fiècles pour des mois , prenoit alors des mois pour des fiècles. La princeffe quis'en appercut,en reffentitla plus vive douleur. Elle ne voulutplus que fa complaifance pour elle 1'obligeat de ref ter; elle lui déclara qu'il étoit le maïtre de fon fort, qu'il pouvoit partir quand il voudroit; mais qu'eile craignoit qu'il ne lui arrivat quelque grand malheur. Ces dernières paroles lui causèrent bien moins de peine que les premières ne lui avoient donné de plaifir; & quoi* qu'il s'attendrit beaucoup de la feule penfée d'une féparation , fon deftin fut le plus fort; & enfin il dit adieu k celle qu'il avoit adorée , & de laquelle il étoit encore fi tendrement aimé. II Pafiura qu'auffirót qu'il auroit fait quelque chofe pour fa gloire , & pour fe rendre même plus digne qu'il ne 1'étoit de fes bontés, il n'auroit point de repos, jufqu'a ce qu'il fut revenu auprès d'elle la reconnoitre pour fa feule fouveraine , & comme 1'unique bien de fa vie. Son éloquence naturelle fuppléa au défaut de fon amour; mais la princeffe étoit trop éclairée pour s'y méprendre , & de trifies pref-  L'Isle de la Felicite. 47 fentimens lui annongoient qu'eile alloit perdre pour toujours un objet qui lui étoit fi cher. Quelque violence qu'eile fe frt, elle fentit une douleur qu'on ne peut exprimer; elle donna des armes magnifiques & le plus beau cheval du monde k fon trop indifférent Adoiphe .Bichar, ( c'étoit le nom de ce cheval) vous conduira , lui dit-elle, oii vous devez aller pour combattre heureufement & pour vaincre ; mais ne mettez point pied k terre que vous ne foyez arrivé dans votre pays ; car par 1'efprit de féerie que les dieux m'ont donné, je prévois que fi vous négligez mon confeil, jamais Bichar ne pourra vous tirer des mauvais pas ou vous allez vous trouver. Le prince lui promit qu'il fe conformeroit k fes defirs; il baifa mille fois fes belles mains, & il eut tant d'impatience de partir de ce lieu délicieux, qu'il en oublia même le manteau vert. Aux confins de 1'ile , le vigoureux cheval fe jetta avec fon maïtre dans le fleuve , il le traverfa a la nage, & enfuite il alla par monts & par vaux ; il paffa les campagnes & les forêts avec tant de viteffe, qu'il fembloit qu'il eüt des aïles. Mais un foir, dans un petit fentier étroit & creux , rempli de pierres & de cailloux , & bordé d'épines, il fe trouva une charrette qui traverfoit le chemin & empê-  48 L'Isle de la Félicité. choit le paffage. Elle étoit chargée de vieilles ailes faites de différentes fa9ons ; elle étoit renverfée fur un bon vieillard qui en étoit le conducteur. Sa tête chenue , fa voix tremblante , & fon affliction d'être accablé fous le poids de fa charrette firent pitié au prince. Bichar voulut retourner & franchir la haie; il étoit prêt k fauterpar deffus, lorfque ce bon hommefe mit a crier: Eh , feigneur ! ayez quelque compaflion de 1'état ou vous me voye-z; fi vous ne daignez m'aider , je vais bientöt mourir .... Adoiphe ne put réfifler au defir de fecourir ce vieillard ; il mit pied k terre, s'approcha de lui, Sc lui préfenta la main. Mais hélas! il fut étrangement furpris de voir qu'il fe leva luimême avec tant de promptitude , qu'il feut faifi avant qu'il fe fut mis en état de s'en défendre. Enfin, prince de Ruffie , lui dit il d'une voix terrible & menacante, je vous ai trouvé; je m'appelle le Tems, & je vous cherche depuis trois fiècles: j'ai ufé toutes les ailes dont cette charrette eft chargée, k faire le tour de 1'univers pour vous rencontrer ; mais , quelque caché que vous fuffiez, il n'y a rien qui puiffe m'échapper. En achevant de parler, il lui porta la main fur labouche avec tant de force , que, lui ötant tout d'un coup la refpiration, il 1'étouffa. Dans ce trifte moment, Zéphir paffoit, & u  L'Isle de la Félicité. 49 il fut témoin , avec un fenfible déplaifir , de 1'infortune de ion cher ami. Lorfque ce vieux barbare .Feut quitté , il s'approcha de lui pour effayer, par la douceur de fon haleine , de lui rendre la vie ; mais fes loins furent inuriles. II Ie prit entre fes bras , comme il avoit fait la première fois; &, pleurant amèrement, il le rapporta dans les jardins de la princeffe Félicité; il le mit dans une grotte , couché fur un rocher dont la forme étoit plate par le haut; il le couvrit & 1'environna de fleurs. Après 1'avoir défarmé , il forma un trophée de fes armes , & grava fon épitaphe fur une colonne de jafpe, qu'il placa prés de ce malheuren* prince. Cette grotte étoit le lieu oh la princeffe défolée alloit tous les jours , depuis le départ de fon amant ; & c'étoit-la qu'eile groffiffoit le cours des ruiffeaux, par un déluge de larmes. Quelle joie imprévue de le retrouver, dans" le moment oir elle le croyoit fi éloigné l Elle s'imagina qu'il venoit d'arriver, & que, fatigué du voyage , il s'étoit endormi. Elle balan9a fi elle 1'éveilleroit; &s, s'abandonnant enfin a fes tendres mouvemens, elle ouvroit déja les bras pour i'embraiTer, lorfqu'en s'approchant, elle connut 1'excès de fon malheur. Alors elle poufla des cris , & fit des plaintes capables d'émou- D  5© L'Isle de la Félicité. voir jufqu'aux objets les plus infenfibles ; elle ordonna que 1'on fernlat pour toujours les portes de fon palais ; & en effet, depuis ce jour funefte , perfonne n'a pu dire qu'il 1'ait bien vue. Sa douleur eft caufe qu'eile ne fe montre que rarement; & 1'on ne trouve point cette princeffe, fans qu'eile foit précédée de quelques inquiétudes, accompagnée de chagrins , oufuivie de déplaifirs; c'eft-la fa compagnie la plus ordinaire. Les hommes en peuvent rendre un témoignage certain; & tout le monde répète, depuis cette déplorable aventure: que le tems vient a bout de tout, & qu'il n'eft point de félicité parfaite. Fin dt rijle de la Félicité.  L'ILE TACITURNE E T L'ILE ENJOÜÉE, O u VOYAGE DU GÉNIE ALACIEL Dans ces deux IJles. Par M. de la Dixmerie.   L'ILE TACITURNE. PREMIÈRE PARTIE. GHAPITRE I. Deux peuples fe haïffoient fansfliötif, fe battoient fans reüche , s'eftimoient fans le croire , s'imitoient fans le vouloir. C'étoient les habitans de 1'ïle taciturne & ceux de 1'ïle enjouée. Les génies, leurs proteöeurs, adoptoient leur haine, chaque jour leurs difputes troubloient la haute région des airs. Alaciel, chef de tous lés génies, voulut rétablir la paix* dans fon empire,&, s'il fe pouvoit, parmi les deux nations rivales. Pour eet effet il réfolut de vifirer 1'un & 1'autre, d'affujettir a la plus fage ceüe qui 1'étoit le moins, & d'anéantir dans chaque contrée tous les fous, c'eft-ad.re, tous ceux dont la folie fortoit des bornes ordinaires. D iij  54 L' I s l e Taciturne. II defcendit d'abord dansl'ile taciturne, clirnat oïi tout le monde croit être fage , ofe le dire, & en eft cru fur fa parole. Une épaiffe vapeur couvre cette i!e , & porte dans 1'ame de fes peuples, la trifteffe, la mifantropie Sc Pennui de leur propre exiftence. Alaciel rencontra aux portes de' la capitale un payfan , qui, tout chargé d'or , cheminoit triftemento II lui demanda quel foin 1'occupoit ? Aucun , répondit le fage ruftique. Je retourne k mon village m'ennuier comme j'ai fait k la ville. Avez-vous , ajouta le génie , quelque fujet de vous attrifter? Non , répliqua celui qu'il queftionnoit ; j'étois né pauvre, & je fuis riche ; j'ai une femme qui fouhaite que je vive , & des enfans qui ne deurent point ma mort. Je viens d'acheter la terre du maïtre que je fervois , Si je puis y en ajouter d'autres. Qui vous empêche donc de vous livrer k la joie „ lui demanda encore Alaciel? Qu'eft-ce que !a joie, reprit k fcn tour le Taciturnien? je ne la connois pas, je n'en ai jamais entendu parler dans cette ile. A ces mots il s'éloigna avee fon or, Sc le génie entra dans la ville Sombre ; c'étoit le nom de la capitale, Elle étoit immenfe, fort peuplée, mal-propre , malbatie , & plus trifte encore que le reüe de YV.e, Un colporteur  L'Isle Taciturne. £f sborda le génie , & lui oiTrit la gazette du matin. C'étoit une de ces feuilles hebdomadaires, qui renferment les rêveries des nouvelliftes, les aótions des fouverains, les projets , les aventures &z les fottifes des particnliers. Alaciel tomba fur Partiele qui fuit : « II ne s'eft tué que fix perfonnes depuis hier» On compte d'abord un jeune homme , riche 8c bien fait. II avoit été long-tems malheureux & ne s'étoit point laffé de vivre; i\ furmonta toutes fes difgraces, époufa une. maitreffe qu'il aimoit, & 1'aima encore après 1'avoir époufée. Tous deux étoient contens , & devoient fe croire heureux; mais ils craignirent de ne 1'être pas toujours; & tous deux, de concert, le font dépêchés d'un coup de piftolet. Un troifième étoit né boffu , & 1'avoit été durant quarante ans. Cet incommode fardeau 1'ennuya enfin, & c'efi pour s'en délivrer qu'il vient de fe pendre. Le quatrième s'eft noyé , paree qu'il aimoit fincèrement fa maïtrtffe. Le cinquième , attaqué d'une infomnie , a pris une dofe d'opium affez forte pour dormir toujours. Le fixième eft un malheureux , qui n'eft mort, que paree qu'il ne pouvoit prefque plus vivre. On demande pardon a» public de 1'entretenir fi Jong-teras de ces bagatelles. » Div /  5§ L'Isle Tacittjrnë. Quelle eft cette frénéfie , dit Alaciel éfonné? Les dieux voudroient en vain contenter ce peuple; il en coütera moins pour 1'anéantir. CHAPITRE II. Cette nation joignoit au bonhenr de s'eftimer beaucoup, celui de méprifer toutes les autres. Alaciel voulut Féprouver. II avoit pris 1'habit & le langage de certain pays fameux autrefois par fes conquêtes , & qui ne 1'eft plus que par fes intrigues. Êtes-vous, lui cria-t-on, danfeur, farceur, violon ou C . . . ? Quel falaire exigez-vous ? Je fuis , répondif Alaciel , un être un peu plus grave. Je vous apporte la bonne politique, la faine morale, la vraie.... Arrêtez ! lui cria-t-on de nouveau, & remportez vos préfens. C'eft pour nous amufer , & non pour nous inftruire , que vos pareils font foufferts parmi nous. Le génie voulut infifter. Certain bramir.e s'approcha & ne répondit k fes raifons que par des injures. On 1'entouroit en murmurant ; il, fentit qu'il étoit tems de s'éloigner. II revint fous 1'extérieur d'unhabitant de fa i Germanie. On lui offrit des armes pour combattre, & une folde pour obéir : il voulut par-  L'Isle Taciturne. 57 Ier politique , on dédaigna de lui répondre. II reparut, & dit: je fuis né dans les vaftes contrées de 1'Ibcrie. Alors on parut lecouter. ün vieux politique fe chargea de répondre a fes queftions , de pénétrer- fes deffeins , & furtout de Ie tromper , en attendant mieux. A'aciel s'en appe^ut & s'éloigna encore. Le lendemain, il fe montra fous la forme d'un lettré Chinois. Peuple Taciturne, secriat-il, je vous appone les maximes & les loix du plus ancien & du plus fage de tous les peu- P*es Doücement, lui dit un fage Taci- turnïen, qui parloit pour tous les autres , nous fommes, fans doute , moins anciens que vous ; mais nous prétendons valoir mieux ; vous êtes efclaves , & nous fommes libres; dn moins nous eft-il permis de le dire. Vous tenez vos loix d'un légiflateur, nous ne tenons les nötres que de nous-mêmes , & nous les détruirons quand il nous plaira. Nous n'avons rien inventé; mais nos maitres ne s'en croyent pas moins nos difciples. Vous-même, croyez-moi, remportez vos maximes, & nous laiffez vos porcelaines & vos magqts. Le jour fuivant , Alaciel fit de fon bonnet pyramidalun turban, racourcit fes mouftaches, allongea fa barbe, & prit en tout Ia forme d'un fe&ateur d'Omar; on 1'entoura avec curiofité,  58 L'Isle Tacitürne, & la gazerte du jour le qualifla d'ambaiTacIenr. Sur ce rapport, un nouvellifte pnblia que 1'empereur Turc alloit planter le croiffant fur les clochers de Vienne & de Snint-Petersbourg. Le corps des poütiques députa vers le génie pour le complimenter a ce fujet, & lui offrir quelques millions fterlings. Non , leur dit Alaciel, je n'ai aucune nouvelle de cette efpèce a vous apprendre , tous nos janiffaires ont encore le baton blanc k la main. Mais on m'a dit que vous étiez un peuple fage, & j'ai voulu m'en convaincre , en raifonnant avec vous. Ces derniers mots excitèrent la rifée de tous les fages du pays. Ra'fonner ? d:foient-ils, en s'éloignant avec dédain. C'efi: bien \k le fait d'un Turc ! Le lendemain, il fe transforma en Iroquois. Taciturniens, leur difoit-il, j'ai combattupour vous défendre,& plus d'une fois j'ai bu dans le crane de vos ennemis. Voi'a un bon fujet, s'écria un politique ! qu'on Penchaïne , de peur qu'il ne devienne mauvais. Ce confeil alloit être fuivi ; mais Alaciel ne crut pas devoir s'y prêter. II tenta enfin de reparoïtre fous I'extérieur d'un frivolite ; on nommoit ainfi les habitans de 1'ïle enjouée. D'abord on 1'accabla d'injures, en attendant quelque chofe de plus. Alors  L'Isle Taciturne. 59 il crut devcrir hafarder ce difcours : Taclturniens , vous voyez un de vos plus humbles adtnirateurs. J'ai compofe un livre a votre gloire , & au détriment de ma nation , que vous n'aimez pas, ni moi non plus. J'y avance que tout Taciturnien eft l:bre & fage, & que nous ne fommes ni 1'un ni I'autre. Ces mots calmèrerit toute la fougue du peuple : on regarda dès-lors Alaciel comme un phïlofophe digne d erre né Taciturnien , & il fut décidé qu'on frapperoit une médaille a Ion honneur. Pour lui, il conclud de ces difrérentes épreuves, que cette nation fi fage pourroit bien être efclave ou fubmergée. Pour accélérer fes décon vertes, ilfabriqiia un talifman doué d'une doublé vertu : c'étoit de forcep tous ceux vers qui il le dirigeroit, ou de répondre k fes queftions , ou de les prévenir ; & qui plus-eft , de dire'la vériré. II fe munit auffi de de'ix io.rtes de tab'ettes. Dans les unes, devoit êrre configné le nombre des fages qu'il pourroit conferver ; dans les autres , celui des fous qu'il feroit forcé d'anéantir. Les premières étoient rouges , les fecondes étoient vertes. Alaciel efpéroit faire des unes & des autres un nfage è peu-près égai, On verra qu'un génie peutquelquefois fe tromper.  6o L'Isle Taciturne. CHAPITRE ML A nLORS l} sec»a :PeupIe Taciturne , je viens reöiüer mes idees d'après les vötres ; je viens puifer partei vous la légéreté, dans les ouvrages d'efprit, la délicateffe dans ceux de fem,ment, le gout dans'les produöions du genie. On applaudit de nouveau a fa harangue, tous les cabinets lui furent ouverts , & 1'on s'empreffa de le mettre è portee d'admirer. D'abord il vit un grand noriibre de favans, ou' plutöt d'érudits, qui, comme par-tout ailleurs , s'occupoient a rapprocher les évènemens de leurs fyffêmes , & non leurs fyftêmes des évènemens. II vit des poëtes, qui, felon 1'ufdge , détefloient leurs femblables & s'adrniroient euxmêmes. Plufieurs avoient de 1'imagination, quelques-uns du génie , prefqu'aucun n'avoit de gout; ils euffent rougi de paroitre efclaves des régies, & , en littérature comme en gouvernement, la Iiberté chez cepeuple dégénéré toujours en licence. La plupart de ces auteurs s'occupoient a déchirer dans leurs préfaces, & k copier,& déngurer dans leurs ouvrages les auteurs de 1'ïle  L'Isle Taciturne. 61 Enjouée. Alaciel s'en plaignit a certain comi*. que Taciturne. Que feriez vous a ma place lui répondit ce dernier ? Je veux plaire a ma nation, & le feul moyen d'y parvenir eft d'inveftiver la votre. Ce n'eft qu'a ce prix qu'un Taciturnien peut rire : tout trait hafardë contre vous, eft sur de nos applaudiftemens. Vos armées battent elles les nötres ? je confole auffitöt mes compatriotes, en imprimant que vous êtes des poltrons. Ce raifonnement ne leduifit point Alaciel. II profcrivit tous cesingrats plagiaires, autant pour la groffiéreté de leurs imitations que pour celle de leurs injures. . Enfin, le génie eut recours aux philofophes: c'étoit un corps de réferve fur lequel il comptoit; car les philofophes Taciturniens étoient célèbres, même chez les nations ennemiesde la leur. Alaciel fut étonné de la hardieffe de leurs calculs, & de la profondeur de leurs recherches; ils fembloient avoir fait rendre compte a la nature de fes fecrets les plus cachés; on ne pouvoit guères s'avancer plus loin qu'eux dans une carrière auffi obfcure; mais ils n'y étoient pas entrés d'eux mêmes , & il en coütoit a Leur amour-propre pour 1'avouer. Alaciel déplut a ces fameux difciples en ofant les comparer k leurs maïtres. Cette hardiefle  6i L'Isle Taciturne. lui fit perdre Peitiroe de toute la nation , & lamédadle fut révoquée : de fon cöté, le génie reterma le livre rouge dont il avoit été prêt a faire ufage. C H A P I T R E IV. Peu fatisfait du gout des autaurs, il voulut jugtr du gout-de la nation ; il fe rendita certain fpectacle fameux dans cette He. Une foule riombreuie environnoit un théatre occupé par deux champions : e'étoient deux bons amis , qui, pourégayer le peupleTaciturne, & gagner de 1'argent, fe difpofoient a s'abattre quelque membre ; ils commencerent entr'eux un combat qui bientót devint fanglant; 1'un coupa une oreille è 1'autre , au bruit des fanfares ; celui-ci fe vengea , il emporta d'un coup de fabre le mokt de fon adverfaire , & 1'on redoubla les applaudiffemens : un coup encore plus heureux acheva de ie rendre vainqueur. Tandis qu'on le eoüronnoit au bruit des acclamations & des éloges du peuple, Alaciel nota fur fon livre vert environ deux mille de ces fpeÖateurs enthoufiaftes , incertain s'il feroit grace au furplus. Onlui dit qu'il exiftoit d'autres fpecfades3  L'Isle Taciturne. 63 öii le génie élevoit 1'ame & flétriiToit les riaicules. Alaciel y accourut. II vit des loges gamies d'un monde brillant, & un parterre peuplè de féditieux. La fcène s'ouvrit par un combat affez vif entre ces deux genres de IpcctatKUrs: II y eut des vifages balafrés, des oreilles coupées, & la tranquillité fut rétablie. On repréfenta une tragédie. C'étoit Fou» vrage d'un des plus fameux poëtes que 1'ïle eüt produit. L'action de cette pièce embraffoit foixante ans; la fcène environ fix eens lieues. On y comptoit trente principaux perfonnag,es: a la fin de chaque acte, le héros gagnoit une bataille, prenoit une ville , poignardoit fon homme, & en faifoit égorger quatre ; il terminoit fes travaux par fe tuer lui-même. On l'ent«rroit fur la fcène; les foffoyeurs,, & le furplus des perfonnages étoient écrafés par la chüte de la voute, & la pièce finiffoit faute de théatre & d'afteurs. Alaciel nota de nouveau fur fon livre vert deux mille d'entre les fpeétateurs qui applaudiffoient par ignorance ; environ la moitié qui applaudiffoient par orgueilnational; & fit grace a prés d'une douzaine , qui intérieurement louhaitoient un fpectacle plus régulier. Cette tragédie bifarre fut fuivie d'une farce ridicule. On y jouoit une armee entière , &C  64 1/Isjle Taciturne. le genéral qui la commandoit. L'armée qu'on ofoit jouer ainfi, ofoit de fon cöté affiégeruna des plusfortes places de 1'ïle Taciturne. Toutacoup on apprit que cette place, réputée imprenable , venoit d'étre prife , & la farce ne fut point achevée. Le peuple ne fongea plusqu'a brüler les maifons de fes miniftres, en attendant qu'il put les jouer eux-mêmes fur fon théatre. Toutefois, connoiffant Alaciel pourunFrivolite, il décida qu'on le lapideroit avant de brüler les miniftres ; mais le génie ufa de la faculté qu'il avoit de fe rendre invifible, reffource très-utile a quiconque veut impunément tout voir. Au milieu de cette confternation générale, un Taciturnien s'écria : Quoi ? citcyens! vous femblez perdre courage! oubliez-vous les victoires remportées par vos aïeux fu'r.ces mêmes ennemis que vous craignez? Raffurez-vous, j'ai tout calculé:un feul d'entre nous équivaut a dix d'entr'eux. Que de vicfoires une telle découverte vous annonce !... . Mais fuffiez-vous toujours battus, vous n'en ferez pas moins dix fois plus braves que vos ennemis. Le peuple répondit iu harangueur par des applaudiffemens & des cris de joie , & fur le champ il afficha la vente de tous les vaiffeaux «pi  L'Isle Taciturne, êj qui compofoient la fiotte ehnemie; ordonnant k 1'un de fes généraux de s'en emparer , fouS peine d'être fufilléi A'a ei-el examina de prés toute cette fouie inf^aiéë , ik vit qu'il nepoiu> ro;t faire grace k periode. CHAPITRE V» T * l reparut fóus la forme d'un habitant dii Monomotapa, contrée ou les fleuves roulent dé 1'or dans leur fein, Les Taeitarniens ne 1'ignoroient pas, & Alaciel fut bien recu. On efpérüit par fon entremife acheter quelques toifes du terrein monomotapifie, en attendant qu'on put s'emparer de tout celui qu'on n'acheteroit pas. Je viens, leur difoit le génie puifer parmi vous 1'idée de la vraie fagefTej' de la bonne politique , & fur-tout de la liberté. Vous trouverez toutes ces chofes, lui dit un Taciturnien modefie , Sc vainement les chercheriez-vous ailleurs* Le génie lui fit quelques queftions , & ufa du talifman. Je luis., répondit le Taciturnien, Monarque en partie de la Chine , du Tonquin, du Mogol, Sc généralement de tous les lieux oh j'envoie vendre du charbon, des aiguilles & des «outeaux, Sec. De plus, je fuis mem- E  êè L'Isle Taciturne; bre d'une claffe univerfellement eftimée parrm Sous. Tout citoyen , dont les vents ont refpecté le vaiffeau , eft ici refpe&é de la multitude. En ce moment un homme de bonne mine vint les interrompre. 11 fut recu par le négociant avec toute la morgue d'un fupérieur, & , ce qui furprit le plus Alaciel, celui qu'on humilioit ainfi n'en parut point choqué. II fe retira au bout de quelques minutes , &C ne fut fahié que du génie. Vous voyez, dit le marchand k ce dernier , un de ces hommes deffmés a fe battre pour nous qui les piyons, & affez fous pour s'en bien acquitter. Je fus militaire moi-même tant que dura la paix. J'ai ceffé de l'être, paree que je hais la guerre, & que j'aime 1'argent; & je ferai milord quand il me plaira. Parmi nos voifins , ajouta-t-ii, ( toujours preffé par le talifman , ) un militaire , qui a 1'honneur de n'avoir qu'un bras , méprife un citoyen qui a le bonheur d'en avoir deux. Ici nous eftimons beaucoup quiconque a fes membres entïers & fes coffres remplisAlors le génie nota fur fon livre vert, & le militaire & le marchand : celui-ci, pour fon excès d'orgueil; 1'autre , pour fon excès d'humilité. A quelques pas de la , deux hommes ïuttoiènt 1'un contre 1'autre, en rivaux, qui vou-  , t' I s t e Taciturne; £f Joient s'affommer. Une populace nombreufe les enviro.nnoit, applaudi(Toit,a leurs elForts.? & compHmenrale vainqueur. Alaciel, au contraire, s'approcha du vaincu , le fecourut, le queffionna. Je fuis, f épondij ce dernier , milord , & mon riyfll , porte-faix. II s'agiffoit entre nous du pas, & la force en a décidé. Quels font donc , lui demanda le génie , les privileges de votre rang ? Les vo^ci , répliqua-t-il. J'approche quand il me plak du fouverain, & j'occupe les premières dignités de Fétat. Je partage mon tems entre ma maïtreffe , mes chevaux , mes chiens , & le foin de faire ma cour. Je fais tout ce qu'il me plaït k ma campagne, oü je fuis feul. II n'en eft pas de même ici, mes pareils y font confondus parad le peuple , qui quelquefois les lapide pour faire preuve de liberté. Alaciel reconnut bientöt que ce portrait n'étoit point chargé. On lui dit que certain noble étoit furnommé le fage, paree qu'il n'imitoit en rien les autres; il en congut une idéé favorable , & fe mit k portée d'en juger. II fut le chercher dans une retraite, oii, depuis quarante ans le jour n'avoit point pénétré. Le fage, qui 1'habitoit, fuyoit les hommes & la lumière ; tout l'attriftoit dans Ia narure ; il n'avoit jamais ri ,.& mertoit chaque jour en Ei;  68 L'Isle Taciturne. queftion , s'il daigneroit encore vivre ;il croyoit fa nation fupérieure a toutes les autres , & la méprifoit ; il parcouroit le génie d'un ceil fombre &£' dédaigneiiXo Ce dernier eut recours au talifman ; il ajouta de plus : vous voyez un Africain jaloux de s'inftruire ; j'ai traverfé les mers pour chercher dans cette ile, non de fuperbes monumens , non des chefs-d'oeuvres de 1'art, mais des hommes. Des hommes ! reprit le mifantrope, c'eft leur faire trop d'hónneur. Quant a moi, je les fuis, & j'ignore pourquoi ils me cherchent. Depuis 'trente ans je medite fur 1'amour-propre des poëtes, Porgueil des philofophes, la baffeffe des courtifans, la perfidic des miniftres; fur les bifarreries de la nature , 1'inconftance des faifons, le froid, le chaud Tout me révolte , tout devient pour moi un motif de méprifer mon être , & qui plus eft , d'y renoncer. Avez vous, lui demanda le génie, ( en cherchant "déja fon livre vert, ) avez-vous effuyé quelques violentes difgraces ? Aucune , répondit le Taciturnien. J'ai ce qu'on appelle de Ia naifïance & des richeffes. J'ai eu la gloire de refufer les premiers emplois de 1'état: j'ai celle d'être eflimé de mes compatriotes , & celle 4e las méprifer. Avec ces prétendus avantages  L'Isle Taciturne. 69 tont m'ennuye. Pent-être, ajouta Ie génie, défireriez-vous être quelque chofedeplus. Non, répiiqua le mifantrope, je fens plutöt que je voudrois n'être pas. Le génie s'amufa encore quelque tems de 1'ennui qu'il caufoit au Taciturnien. II 1'exhortoit a pardonner au genre humain , que tout fon courroux ne rendoit pas meilleur. Mais la réputation de fageffe accordée au milord, ne put fouftraire fon nom aux fatales tablettes. Le génie aborda enfuite un honrme que rien ne paroiffoit occuper. Ses habits étoient d'une forme particulière , & fon chapeau d'une immenfe étendue : il ne le dérangea point a 1'approche d'Alaciel. Mon ami , lui dit il , en le prévenant, que cherche-tu ? Un fagerépondit le génie , & je préfume que vous 1'êtes , puifque vous me paroifiez différer de tous vos concitoyens. Non 1'ami, reprit le Taciturnien, je ne fuis point un fage; j'ignore même ce qui fait la fcience de tous ceux qu'on honore de ce titre,ou je le méprife fi je ne i'ignore pas; en un mot, je fuis Quaker. Quellesfont donc , lui demanda le génie, les régies de votre conduite ? Les voici , reprit celui qu'il queftionnoit : je ne falue, ni ne trompe ;. je tutoie les grands , & ne méprife point les petits ; tous les hommes font égaux a mes yeux, & je ne E iij  70 L'isn Tacitur ni. fuis Pennemi d'aucun ; je les plains de croire qu'une des quatre parties de ce monde habité , vaut mieux qu'un feul de fes habitans. Comment faites-vous , dit encore Alaciel au Quaker, pour ne point courtifer lesgrands? C'eft;, répondit-il, en perdant toute ambition d'en impofer a ceux qui ne le font pas. Ce dbcours confirma le génie dans 1'idée qu'il parloit a un fage. II lui demanda, toutefois , s'il ne préféroit pas le malheur de faluer un grand a celui d'habiter la tour? Non certes, reprit-il, j'aimerois mieux perdre la tcte que de me la découvrir ainfi. Ce fcrupule fit craindre au génie de s'être trompé. Du moins , ajouta-t-il, pourriez-vous diminuer le volume de votre chapeau ? Non, je ne puis en confcience cn retrancher une ligne. Adieu Pami , pourfiiivit Ie Quaker , je te quitte pour me rendre a Paffemblée des frères ; j'y vais ccouter, ou faire quelque difcours éloquent. II me femble qu'aujourd'hui je pourrai bien être infpiré. I! quitta le génie comme il 1'avoit regu, & Alaciel referma le livre rouge. II chercha enfin la fageffe parmi les Bramines. C'étoit une claffe d'hommes affez heureux pour n'avoir rien a faire. Ils en usèrent d'abord avec 3e génie, comme avec un fauvage facile a dé€evoir; mais il ne réfiftèrent point au talif-  L'Isle Taciturne: ji *nan. Le génie apprit que tous avoient fecoué le joug de leur chef, & que tous s'applaudifr foient d'une réforme qui diminuoit leurs devoirs fans affoiblir leurs revenus. Alaciel fut abordé par un Bramine d'une claffe différente. Celui ci portoit des habits fales, des cheveux gras & ün vifage maigre. II n'avoit qu'un modique patrimoine , avec la confolalion de damner tous ceux qui 1'avoient meilleur. Gardez-vous , dit-il.au génie, d'applaudir aux favoris de la proftituée; ils vivent dans 1'opulence & s'endorment dans 1'oifiveté ; leurs habits font fins &c leurs mets délicats ; tandis que les vrais ferviteurs de\ Brama vivent de racines , couchent fur la dure , & font vêais comme vous voyez. Alaciel lui demanda k quoi les vrais ferviteurs de Brama s'occupoient? A gémir fur les vices de leurs adverffires , répliqua le pieux Bramine , 8c k les dévoiler charitablementaux regards de ceux qui pourroient s'y méprendre. Le génie alloit profcrire toute la réforme , quand un Bramine d'une claffe différente vint 1'interrompre. Vous voyez , lui dit il, un de nos ennemis déclarés ; c'efi une vermine qui nous pourfuit par-tout, fans que nous puiffions Pécrafer. Flut a Brama d'en hater le moment! Ce fpuhait fut caufe qu'Alaciel referma fon Eiv  7i L'Isle Taciturne. livre vert. II ne vouloit profcrire tous les Bra» mines qu'avec le furplus de la nation ; paree que, tels qu'ils étoient, il les croyoit néceffaires, II fufpeticlit donc leur arrêt. perfuadé d'avance qu'il ne lui r fte-oi* qu'A royer ce'te ile , quand il auroit achevé de la connoirre. CHAPITRE VI. Il s'écria de nouveau : T-iciturniens! i'attcnds de vous des exemples de la faine politique & de la vraie tiberté, On rintrodriifit dans un lieu oii tous les ordres fe trouvoient réunis, tous les états confondüs, La quelques centainos de Taciturniens , qui tous fe croyoient des fages, parioient, difputoient, fumoient&s'eniyroient, C'eft-la que les rois font jugés, leurs drohs difcutés , leurs miniftres blamés. Alaciel vit un de ces fages, qui ne prenoit aucune part aux difputes des autres. II le crutoccupé de quelque point de morale ou de philofophie. Mais touta-coup le lage élevant la voix : Le bruit fe yépand , dit-il, que l'ennemi va mettre une puiffante flotte en mer :je parie dix contre un * qu'eile fera difperfée par les vents. On dit qu'il 8$ège une de nos plus fqptes places; je par-iê  L'Isle Taciturne. jf cent contre dix qu'il ne la prendra pas. On croit qu'il y aura une bataille : je parie mille contre rien , qu'il la perdra. De grands applaudiffemens selevèrent , & le parieur ne put trouver a per.dre fes guinées. Alaciel lui demanda fi cette ile renfermoit beaucoup de 'citoyens auffi zélés que lui? environ cent mille , répondit le politique; mais je fuis un de ceux qui ai le plus parie .& le plus perdu. Alors le génie écrivit fur fes tablettes vertes ; cent mille parieurs. Un autre perfonnage étoit affailli & queftionné de toutes parts. Le génie 1'aborda comme les autres, Puis-je vous confulter a mon tour, lui demanda-t-il ? Je vois que vous êtes un. £5ge Je fuis quelque chofe de .plus , répondit le Taciturnien ; je fuis prophéte , &; ■ pms vous infiruire de tout ce que vous ignorez. Depuis dix ans, j'annonce pour chaque mois la mort du chef des bonzes , & tot ou tard ma prédiöion s'effeöuera, J'ai prédit que les Frivolites feroient toujours battus, & fur ma feule prédiöion , mes compatriotes leur ont fait la guerre, même fans la leur déclarer; il en a coüté la vie a 1'un de nos meilleurs. généraux pour m'avoir fait mentir. Voulezvous, pourfuivit-il, favoir combien doit vivre. encore 1'ennemique vous haïflw.cm leparent'  74 L'Isle Taciturne. qui vous a fait fon héritier, ou 1'ami que vous voulez fupplanter ? Je fuis fi sur de mes opérations,qu'il femble que les deftinées obéiffent a mes calculs. Y a-t-il, lui demanda le génie, beaucoup de calculateurs.comme vous dans cette ile ? Environ dix mille , répondit le prophéte ; mais tous n'ont pas ma réputation ni mon expcrience. Alaciel, fans rien répliquer , écrivit fur les mêmes tablettes : dix mille calculateurs. Un troifième perfonnage s'approcha du génie. Etes-vous , lui demanda eet homme, êtesvous Vigh ou Thorris? ou voulez-vous le devenir ? Voici des écrits pour & contre. L'éloge n'eft pas moins flatteur, que la fatyre n'eft fanglante ; je les ai travaillés avec le même foin , auffi les vends-je au même prix. Ce n'eft pas tout. Je tiens dans ma main la réputation des généraux & des miniftres. J'approuve , je condamne , j'adopte, jerejette, 8c le peuple applaudit. Voici une fatyre,contre le miniftre en faveur. Voici un libelle contre Alaciel n'en voulut pas entendre davantage. II s'informa du nombre de ces écrivains, les nota , & jouit d'avance du plaifir de les noyer un jour. II voulut connoitre le miniftre en butte aux traits de cette vile cohorte. II fut admis a fon audience, mais on déploya d'abord a fes yeux  L'Isle Taciturne. 7* tout 1'orgueil Taciturnien. Alaciel s'en appercut & ufa du talifman. Alors le mafq'ue tomba. II vit un homme occupé k concilier des intéréts très^oppofés. Ceux d'un roi qui vouloit etre abfolu fans le paroïtre: ceux d'un peuple qui vouloit être libre , trompé & gouvernéII vouloit fur-tout plaire k 1'un óf a l'autre foin difficile&toujoursfuperflu. Vous voyez,' difoit-ii au génie, les avantages attachés k mon rang ; ils font bien peu dignesd'envie , quoique trop fouventenviés. Jeréponds des événemens que ,e ne puis tout au plus que préparer. Ma gloire ou ma honte dépendent du hafard, o> fur-tout du caprice de ma nation. Un vent„ qui s'élève a propos, peut m'attirer des élo*es & des préfens j un vaiflèau brulé par 1'ennemi, peut caufer 1'incendie de ma maifon. Eh quoi! lui difoit Alaciel, n'avez-vcus pas desloix fameufes par leur fageffe ? n'ont-elles pas tout prévu, tout applani ? Nos loix, répondit le miniftre, féparent de nos intéréts ceux de notre chef. Ailleurs c'eft un pere, qu'on révère & qu'on aime. Ici c'eft un econome qu'on chicane & qu'on cenfure. U faut b.en de la barbarie dans un père pour vouloir le mal de fa maifon, & bien de Ia vertu dans un économe poui ne pas vouloir d'abord 400 bien propre,  y6 L'Isle Taciturne, A 1'inftant on apporta une lettre au miniftre; êc preffé par le talifman , il la corrimuniqua au génie; elle étoit concue en ces termes : « II ne refte plus que deux voix a ga-gner fur trois cent; elles ferontplus cbèresque d'autres; car ce font deux bons citoyens qui les vendent ; envoyez-moi deux mille guinées. Le miniftre détailla au génie ce que cette lettre n'expliquoit pas. II lui apprit, qu'il s'agiffoit de 1'affemblée générale de la nation ; comment le fouverain ne pouvoit rien fans 1'aveu de cette affemblée , & comment cette affemblée vouloit toujours ce qu'avoit réfolu le fouverain. Elle va, pourfuivit-il , répondre a de gracieufes adreffes , qui renferment toujours quelques demandes; examiner des comptes qui pafferont, & déiibérer fur des fubfides qui feront accordés. Alaciel voulut juger par lui-même de ce qu'il venoit d'entendre. II pénétra , fans être vu , dans cette augufte & bi uyante affemblée.. On y difputoit vivement fur un article, qui pour cette fois refta indécis, L'agent du miniftre , chargé d'acheter les voix , s'étoit trompé dans fon calcul. Une feule voix olibliée fit pencher la balance , ou du moins la fufpendit. Le miniftre répara eet oubli, 6c fur le champ il obtint la pluralité des fuffrages.  L*IslE TacïtürNê; 77 La féanCe flnie , un hérault s'écria : Peuples Taciturniens, nous fommes tous libres; & tandis qu'il parloit ainfi, on enlevoit de leurs foyers de paifibies citoyens , dont on faifoit, malgré eux, des matelots & des foldats. O peuple vain , s'écria le génie a fon tour, ceffe de déclamer contre la fervitude apparente de tes voifins; ils n'obéiflent que pour fe conforrner a leurs loix , & tu te rends efclave malgré les tiennes! i La nuit approchoit , Alaciel voulut la faire fervir a fes décOuvertes. II pénétra dans un grand nómbre de maifons , vit des fémrnes qui profitoient de 1'abience de leurs maris ; des nouvelliftes occupés a fabriquer des nouvelles, qu'ils devoient le jour fuivant appuyer d'un gros pari; des poëtes qui préparoient des impromptus ; des citoyens qui mettoient ordre a leurs affaires pour fependre au jour naiffant : un autre n'avoit pas daigné attendre 1'aurore; c'étoit un citoyen zélé pour les ufages de fa patrie; il avoit vusunDanois, dont 1'habillement, trop court de taille, fembloit infulter a la taille longue de 1'habit Taciturnien ; il ne put fupporter eet outrage ; il apoflropha le Danois, le fit pourfuivre par la populace, le pourfuivit lui-même, &a fon retour fe pendit courageufemgnr.  7% t'IsLE Taciturne.' Aucun de ces perfonnages ne parut propre au génie a commencer la lifte qu'il méditoit; il pourfuivit fa tournée , & pénétra dans un lieu entièrement tendu de noir ; une lampe fépulchrale éclairoit ce trifie féjöur : c'étoit, pour mieux dire , un tombeau habité par un jeune homme bien fait, & une femme d'une beauté accomplie. Alaciel dirigea le talifman vers le premier ; il n'y réfifia point, Quoi ! s'écria-t-il, ferai-je encore long-tems en proie au malheur de vivre ? Puis s'adreffant k celle qui 1'accompagnoit : Ne peux-tu te réfoudre k imiter mon courage ? J'ai tout employé pour t'y déterminer ; je t'ai fouftraite au monde, a la fociété , au jour même. Acheve ce que j'ai commencé, ou détermine-toi k me voir mourir feu!. Non , reprenoit-elle , en verfant des larmes, tu ne mourras point feul; je te fuivrai. Mais, pourquoi faut-il que tu meures ? quelles font tes difgraces ? je t'aime : ne puis-je te tenir lieu de rien ? Tu m'aimes , reprenoit-il d'un ton lugubre , tu m'aimes & je t'adore, & toutefois la vie m'eft odieufe; mes difgraces, quoique finies, font toujours préfentes k mon fouvenir; c'eft un levain fatal qurjempoifonne tous mesinftans. Je n'oubKerai jamais la perfidie des miniftres  L'Isle Taciturne; j$ rinjuftice de mes concitoyens, la dureté de mes proches. Souviens-toi que pour nous unir 1'un è 1'autre , il fallut renoncer a tout ; que je t'ai vu languir dans 1'indigence, que j'ai fouffei t 1'opprobre Sc le mépris. Je fuis riche; mais je fus pauvre , & je puis le redevenir. On m'offre des emplois; mais on me priva des miens. Mes biens m'ont été rendus ; mais j'en fus dépouillé. J'ai des amis; mais je n'en eus point dans mes difgraces. En un mot , nous nous aimons ; mais nous pouvons ceffer de nous aimer. II en faut moins parmi nous pour fe ré-; foudre a ceffer de vivre. A ces mots, il voulut fe faifir d'un poignard; mais il fut retenu par une force invifible: c'étoit le génie , Sc le Taciturnien crut que c'étoit fa foibleffe. Cette première crife appaifée , Alaciel prévit qu'eile n'auroit pas d'autres fuites; il borna la fes recherches nocturnes , perfuadé qu'elles ne lui offriroient guères que de femblables découvertes ; Sc perfuadé, de plus, qu'il lui faudroit bientöt noyer tous ceux qui ne fe tueroient pas.  &> L'ISLE TACITUfeNE, CHAPITRE V lis Il lai reftoit k connoitre les femmes de cette ile ; mais il crut devoir quitter fa figure Africaine, il emprunta celle d'un p^tit-maïtre de Filé Enjouée ; mit de 1'élégance dans fa parure , de la confiance dans fon marntien, de la vivacité dans fa démarche : de plus , il fut dcnner k fon corps fantaftique la forme la p'.us agréable. Bientöt il reconmit que les femmes Taciturnienoes oubüoient quelquefois Pantipathie naturelle aux deux peuples. II ne déplut 3 aucune , & p'ut trop a plufieurs. Toutes menoient une vie auffi tranquille qu'ennuieufe. Leursmarisétoienttoujeurs leurs maitres, leurs amans n'étoient jamais leurs efclaves. Alaciel préfumoit que chez cette nation férieufe les femmes traitoient Pamour de pure bagatelle, & n'y tenoient que foiblement. Occupé de cette penfée , il appercut une jeune Taciturnienne affez bien fake pour fixer I'attention même d'un génie. II la lorgna d'abord, Ia fuivit, & alloit 1'aborder , quand tout-a-coup elle fe précipita au fond d'un lac voifin. Alaciel s*y jetta fans héfiter , St Pen tira malgré fa réfiftance. Divers fpectateurs accoururent, &c nul ne  L'isLÈ TACifURNEi §i nè parut furpris de Accident. L'étonriemenfc du génie én redoubla. Ön lui dit que c'étoit 1'ufage a Sombre de Te nöyer lorfqu'ori airnoit trop , oü qu'on n'étöit pas airtié , Ou qü'ön né vouloit plus 1'être ; & que c'étoit auffi f ufagë de choifir ce lac préférablement aux flots dë la nier. Alaciel eut mal rempli le perfonhagé d'un petit-maitre t & même le fien prop're , s*il s'en fut 'tenu è ce fimple détail. Voici cé qüè Ia jeunè Taciturnienrie lui en apprit plus a'ti long. Ü eft bón d'óbferver, pour l'honneur dé eet öuyrage \ qu'on 1'avoit d'abord miife en êtal de faire un récits, «■ Je fuis* dit-ellé au génie , fille d'un nóbtê 'de cette capitale, fille uiiïque, riche , & conféquemment réchèrchée.Le jeune Walftan m'aiina , & je 1'airhai; notre age eft le même, hótré haiffance a-'peu-prës égale; & ce qui devfoii le plus intéreffernösparensj notre forturié 1'eft öuffi; Mais la hairie que nös families fe pórtent furpaffe encore iïotfe amoür. II révölta 1'uné & l'autre» Ori nous ördonna d'y rënoncer. Pró* meffes; menaces i perfécutións, töut fut employé j mais inutiiërrtent. Ou me priva dé ma liberté, on élóigna Walftan. Ce fut ëri vairiï Plus on s'efforcoit dé rrie le rendre óctieux s plus il me dévenoit cher. II revint ènfih j it toutes les mefures pour nöus önir, malgré jiös  3i L'I s l e Taciturne. families , étoient prifes, quand je recus de lui ce billet. » Je vous aïme , & je vois que vous m'aimez'; ma fatisfacHon eft compléte. Peut-être un jour ne m'aimerez-vous plus; peut - être cefierai-je de vous aimer; peut-être vous en- miirai je ; peut-être m'ennuierez-vous Croyez-moi, aimons-nous fans nous voir, pour n'étre pas témoins du moment oii 1'un des deux ceffera d'aimer 1'autre. » » Une réfolution fi bifarre, pourfuivit-elle , me défefpera; je n'épargnai rien pour engager Walftan a y renoncer. Je viens de lui écriret & ma lettre lui annonce que déja je nexifte plus. Je fuis fortie en effet pour exécuter ce que votre générofité n'a pas permis ; mais elle n'a retardé ma mort que de quelques inftans: il eft décidé que je dois promptement ceffer de vivre. » Un foupir & quelques lartnes terminèrent le récitde 1'aïmableTaciturnienne. Alaciel Pexhorta a fe repofer fur fes charmes du foin de ramener eet amant volage , ou de lui en foumettre de plus fidèles. Rien ne paroiffoitla calmer. Soudain on vit accourir vers le lac un Jeune homroe qu'eile reconnut pour Walftan. La lettre de cette belle affligée avoit rallumé les feux de eet amant finguiier; il regretta  L'Isle Taciturne. 83 celle qu'il avoit fuie , & fe détermina a la fuivre. La voie du Iac lui paroiffant la plus courte, il alloit s'y jetter en vétitable amant. II en fut empêché par celle même qu'il croyoit imiter. Cette fcène avoit quelque chofe de bifarre & de touchant. Déja le génie les féücitoit fur cette heureufe réunion , quand pour la rendre compléte furvinrent les parens de ce couple amoureux. Ces deux families , égales en richeffes , fe haïffoient depuis quarante ans > plaidoient 1'une contre 1'autre depuis trente ] &n'avoient pu parvenjr a fe ruiner. C'étoientla bien des raifons pour fe haïr toujours; cependanf elles confentirent è 1'union de ces deux amans , efpérant par - la les empêcher de fe noyer par Ia fuite , & peut-être de s'aimer trop. Cette aventure fit connoitre au génie que les femmes de cette ile traitoient 1'amour fort férieufement. II n'avoit pour toutes celles qu'il fréquentoit que des égards, qui d'eux-mêmes ne fignifient rien ; mais des égards fignifient toujours beaucoup dans 1'Üe Taciturne, II s'étoit hé plus particulièrement avec une jeune veuve qui joignoit 1'efprit è la beauté. Elle avoit la blancheur,la taille & la gorge d'une Angloife 1'oedadorable, & le regard un peu ga°uchei elle étoit douce en apparence, & violente en F ij  §4 L'Isle Taciturnè. effet; en un mot, capable de fixer ou de fairs tremble'r un voltige. Alaciel Crut devoir s'en éloigner avant que fa paffion fut affez forte pour la conduire atl lac. II jugea même qu'il étoit tems de quitter mie ïle que rien ne pouvoit plus garantir de fa perte. II paya ceux qui Pavoient fervi &£ alloit difparoitre, quand la jeune veuve entra brufquement. Inftruite par fes agens du départ du génie, elle venoit 1'accabler de reproches t & faire pis. L'amour, le dépit, la fureur qui 1'agitoient interrompirent plufieurs fois fon difcours. Alaciel employa toute fon éloquence pour la calmer. II avoit tout 1'efprit imaginabie ; mais 1'efprit ne perfuadé point une femme irritée & qui aime. De plus , en qualité de génie, Alaciel ne pouvoit fe réfoudre a mentir, reffoutce fi utile en amour, & fi néceffaire aux amans. Ses difcours trop fincères rendirent la jeune Veuve plus furieufe. Elle lui porta plufieurs coups d'un poignard, qu'eile' tourna enfuite contre elle-même. Alaciel laretint. Elle s'appercut alors qu'il étoit invulnérable a tous fes coups. II lui en expliqua la caufe, & elle y tróuva un motif de confolatiort que le génie avoit prévu; Car fon amour-propre n'étant plus bleffé, elle entendit facilement raifon fur Ie refte. La veuve fe retira contente, perfuadée  L'I s l e Taciturne. 85 qu'il falloit être , en effet, un pur efprit, pour »e pas céder k fes charmes. O fageffe , difoit Alaciel, ens'éloignant,. oii faut-it ie chercher ici-bas ? Tü n*es ni chez le nouvellifte qui parie,. ni cfeez le calculateur qui fe trompe, ni chez le politique qu.i s'abufe % ni chez le philofophe qui s'égare. Serois-tu chez. le pcëte ? Es-tu même chez le bramine ? Le mifantrope te connoit il ? Turéfides encore moina chez le cou.rtifan qui rampe, chez le miniftr© qui trompe, chez le peuple trompé , chez; 1'amant qui veut fe noyer , chez 1'époux. qui veut tuer fa femme , chez la veuve qui veut tuer fon amant. Le génie alors étendit le bras pour fubmerger ce peuple, fi différent de ce? qu'il croyoit être. Une réflexion 1'arrêta. I| n'efpéroit pas pouvoir trafcer mieux 1'ïle Enjouée que 1'ïle Taciturne, &z il-jugea qu'il convenoil: 4e les noyer enfemble,, Fin de la première parehx taf  8(5 L' 1 S L E E N J O U É E. SECONDE PJRTIE. CH A PIT RE PREMIER. U N fimple bras de mer fépare ces deux iles. Aiaciel le franchit en peu de minutes. II fentit qu'il refpiroit un autre air. Une gaieté fubite fembla le maitrifer : c'étoit le propre du climat. La nation qui 1'habite ne s'attrifie communément de rien , chante du même ton fes avantages & fes pertes , affiche la frivolité, s'occupe des petites chofes, s'amufe des grandes, & ne redoute pas moins Pextérieur de la fageffe que fes voifins n'en ambitionnent la réalité. Le génieappercut des bergers, qui malvêtus, & plus mal chauffés, danfoierit fans mefure &C fans, fouci fur 1'herbe naiffante. Plus loin , des laboureurs pourfuivoient, en chantant, leurs pénibles travaux. Plus loin encore , un chaffeur gravitoit fur des montagnes, avec toute la fatigue & tout le plaifir poffibles. Alaciel imagina un prétexte pour 1'aborder. Je rends graqe aü hafard qui vous a conduit dans ma folitude, lui dit le chaffeur, daignez achever de Ia connoitre, &c vifiter ce qu on appelle  L'Isle Enjoüée. %j mon chateau. Le Génie crut devoir s'y laiffer conduire. II y fut recu avec des égards dont il avoit vu bien peu d'exemples dans 1'ïle Taciturne , & auxquels il répondit en génie qui eft de tous les pays. Pour être plus autorifé a paroïtre curieux, il avoit pris Ia forme d'un Chinois. Vous voyez , lui dit fon hot e, les débris d'une fortunebrillante, & bien promptement diffipée. Quelles difgraces, reprit Alaciel , ont pu la faire ainfi difparoitre ? Aucune que je n'aie préparée , répliqua d'un air ferain le Frivolite. J'ai pris les précautions les plus efHcaces pour me ruiner: J'ai eu desamis, des procés & un intendant; les équipages & les maitreffes les plus a la mode; je donnois a des flatteurs , j'empruntois des Juifs , j'habitois un vafte hotel & vilitois fouvent ma petite maifon. Je n'ai plus, pourfuivitil, ni arms, ni flatteurs, ni intendant , ni maitreffe ; paree que j'ai perdu ce qui pouvoit me les attacher. J'ai quitté la capitale oh j'étois trop éclipfé, pour habiter cette folitude , oü j'ai trouvé des plaifirs inattendus. Les beautés de la nature, le chantdes oifeaux,lanaïveté d'une bergère, me font oublier le luxe des cités , le charme des coquettes & le jargon des petites maitreffes. A ma place , un Taciturnien eüt employé 1'opium. Ici nous ne courons a la F iv 1  f.§ L'Isle Enjouéi. 1 mort que pour trouver la gloire ou éviter ïa haute. Alaciel approuva fort ce genre de philofophie. Déja il quvroit le livre rouge, quand oq annqnca au nouveau fage, qu'un de fes voifms venoit de tuer une alouette fur fon, terrein, C'en, futaffez pour courrir aux armes; & ceiu» qui avoit renonce, a tant de richeffes, fans resoneer, a la vie , alloit l'expofer pour. venger Ia mort d'une alouette. Le génie parvint k terminer cette difpute; mais il referma le livre des fages. II pourfuivir fa route, vit beaucoup d'autres nobles ruines , de citadins opulens i) de payfans pauvres, & de la gaieté par.tout. : II arriva prés de la capitale. Ses avenues étoient remplies d'une infinué de charsdetonte* Ie? efpèees, & de gens de tous, les états ; de grayes magifirats y. venoient égayer leur loifir, des financiers étaler leur luxe, des jeunes gens leur inutilité. Ik , marchoientde niveau, le pa^ ^ricien , le plébeïen, la femme noble, la bourn geoife & la grifette. Tous étoient réunis, conri fondus, mal a leur aife & contens, Une. foiüe nombreufe entoura le génie, Sou, ^tfi;ieur chinois attiroit ce concours. %tcsx XW.> demandpit on, empereur, fage., let-t danfeur op. pantomime ? Ventz brillexfuc. ^^^^vo^pareiJs y. {om. toujours ap^.  L'Isle Enioüéb.' $9 plaudis; vos héros nous intéreffent , vos hé,rojiaes nous attendriffent, vos fages nous étonnent, vos pantomimes nqus réjouiffent, vos danfeurs nous enlèvent, Un char brillant s'arrêta proche d'Alaciel, Vn jeqne homme parut a la portière. Avez^ vous, demanda-t-il au faux Chinois, beaucoup de porcela'mes & de magots ? II m'en faut pour dixa douze mille piftoles. Une jeune chanteufe, qui doit m'aimer qujnze jours , attend de moi cette dernière complaifance pour enavoir d'autres. J'ai tout combiné. Un million qu'un oncle ?vare m'a laiffé, malgré lui , fuffira pour la quinzaine en quefiion. Celui-ci étoit a peine congédié, que deux autres perfonnages s'avancèrent. Ils étoient k pied; mais ils faifoient plus de bruit qu'un char attellé de fix couViiers : c'étoient deux favans. Jugez-nous, dit 1'un des deux au génie. Je foutiens que depuis quatre ou cinq cents mille ans, on grimace k la Chine. Je foutiens, de plus, que tous vos philofophes ont été d.esfages, tous vos artiftes desmodèles a fuivre ; que toutes vos pagodes font des temples , toutes vos maifons.'des palais, vos villages des villes , vos villes plus que des cités . Alaciel n'eut pas le ïoifir de lui répondre. Un.antreéquipage s'approcha de lui, Une ferrn  f® L'Isle Enjouée. tnc, fuperbement vêtue, lui demanda slï lui reftoit quelque chenille chinoife , bien trïfte êc bien öbfcure ? car ajouta-t-elle , ces brilla'ns tiffus dégradent une femme de mon rang ; ils font au rabais , & ne doivent fervir qu'è; parer fes efclaves. Le génie lui en marqua fa ferprife. II a bien fallu , reprit-elle, & farce de dépenfe , parvenir a ne plus brillér dans fes ajuftemens, ( le tout pour fe diftinguer de ïs foule ; ) comme il a fallu fe réfoudre & s'enlaidir avec le rouge , puifqu'il embellit des femmes d'un rang inférieur. A quelques pas de-la un charlatan barboüifloit a fa guife quelques boetes de carton, &Z les troqupit effrontément contre autant de boetes d'or. Alaciel lui reprocha fa hardieffe a duper fes concitoyens. Moi I reprit-il, je ne les trömpe point; je fatisfais 1'envie qu'ils ont d'ëtre trompés. Je les vois fe ruiner pour enriehir les barbouilleurs de la Chine ; je crois avoir autant de droit que vos compatriotes fut" Ia fottife & la bourfe des miens. J'ai donc tout barbouil'é , temples , palais , petites-maifons , équipages, tabatières, tout eft couvert de mon vernis. Ce n'eft plus ni a la richeffe ée !a mat ère, ni a la beauté de l'exécution qv-:: notre luxe facrifie. Q->. Iques Frivolires, il d£ vrai, parurent d'abord ua peu révoltés  L'Isle Enjouée. 91 par Pinfupportable odeur qu'exhalent mes boetes. Je leur prédis que dans peu cette odeur deviendroit a la mode. Tous fe retirèrent contens & m'ont rendti ptophète. De tout ce difcours > Alaciel conclut que le charlatan pouvoit avoir raifon, & qu'a coup sur les Frivolites avoient tort. II effuya plufieurs autres attaques , & il jugea que fi la nation Frivolite n'étoit pas fubmèrgée , elle feroit dans peu toute Chinoife. Mais il ne fit aucun ufage du livre vert; car ü s'agiffoit moins alors de connoïtrê ceux qu'on noyeroit que ceux qu'on ne noyeroit pas. CHAPITRE II. Il voulut de nouveau varier fes formes, & reparut fous celle d'unfauvage. Nouvelles queftions, nouveau concours. On Pentouroitcomme un animal curieux & rare, & 1'on finit par lui offrir des habits avec les moyens de fe décraffer. Alors furvint un homme, encore plus craffeux & plus hud que lui: il marchoit a quatre pattes , & paróiflbit fort content de fa pofition : il trouva même que le génie s'étoit déjk écarté de 1'état de pure nature. Son bonnet 4e plume lui parut un fuperflu qui tenoit du  L'Isle EnioueeJ luxe. II I'exhorta a s'en défaire * & a marehet quadrnpédement. Enfuite , adreffant la parole au peuple qui 1'entouroit. O homme Is'écria-t-il, quelque foit ton rang „ ton pays y tes moeurs, fi tu n'es fauvage > écoute $c reform e-* toi I Le premier qui fe fit des habits ou un logement jfe donna en cela des chofes peu né% cefiaires, puifqu'il s'en étoit paffé jufqu'alors , & qu'on ne voit pas ppurquoi il n'eut pu fupporter , homme fait, un genre de vie qu'il fuppörtok dès fon enfance, Que dis-je ? Le premier qiü inventa les fabote , devoit être puni comme fauteur du luxe , & corrupteur de la fociété; ear plus on y réftéchit, plus on trouve que Fetat de nature eft le moins fujet aux révolutions, le meilleur k 1'homme , 8c qu'U n'en a dü fortir que par quelque funefte hafard, qui, pour 1'utilité commune % eüt du ne jamais arriver. L'exemple des fauvages , qu'on aprefque tous trouvés k ce point, fem,ble confirmer que le genre humain étoit fait pour y demeurer toujours ; que eet état eft la véritable ieuneffe du monde, & que tous les, progrès ultérieurs ont été., en apparence % au,-, tant de pas vers la perfecfion de 1'individu £ mais,en effet,, versladécrépitudede 1'efpèce^ $P3 , encore une fois, ce, n'e.ft point, Is.. TetaS:  L* I S L E Ë N } O Ü E E. origine! de Phomme : c'éft le feul efprk de la fociété, cjui change & altère ainfi nos inch*hations naturelles. J*ofe donc affurer que Tétat de réfïexiön eft un état contre nature , & que 1'homme qui médite eft un animal dépravé. Mille cóups de fifflet interrompirent le harangueur. II n'en parut que plus content de lui* Jmême, & en homme k qui fa propte eftimé fuffit. Continuez, Cria-t-il k Ceux qui fiffloient, fc'eft une occupation qui vous empêche de plus mal faire; & puifquil eft aiïifi, je Voudrois pouvoir vous haranguer tous les jours, Timort, c'étoit le nöm du philöfophe qua* drupède, invita le génie k le fuivf e. II n'eut pafe de peine k 1'y réfoudre. Alaciel vouloit conhoïtre plus particulièrement eet homme ex'traordinaire. II le vit s'arrêter prés d'un palais öii' l'architeclure avoit déployé toutes fes ri' cheffes & le génie toutes fes reffources. Timon ne put contempler ces merveilles fans indignation. « Dieux! s'écria-t-il, que font devenus ces ïoits de chaume qu'habitoient jadis Ia modération & la vertu ? Quelle fplendeur funefte a fuCcédé a la fimplicité de nos aïeux? quel eft cê langage étranger ? quelles font ces moeurs ef>. féminées ? que fignifient ces ftatües , ces ta* bleaux, ces édifices ? Infenfés ! qu'avez-vouS  94 L'Isle En j ou ee." fait ? .. .. Hatez-vous de renverfer ces ampbi- théatres , brülez ces tableaux ! » Dans eet inftant même, un rival de Zeuxis expofoit aux regards du public un de fes chefsd'ceuvres. Tout le peuple accourut pour Padmirer. Timon fentit lui même un plaifir involontaire en le contemplant. Ce qui ne 1'empêcha pas de s'écrier avec'une nouvelle vigueur : citoyens ! brülez tous vos tableaux ! Timon enfuite s'approcha dü Lycée. C'étoit le lieu oii quarante beaux-efprits venoient parler nouvelles, recevoir des jettons, & diftribuer des prix fouvent peu mérités. Timon y entra ; car Timon étoit plus que philofophe, il étoit encore poëte , orateur, muficien ; & toute fa vie il avoit écrit contre la philofopbie, les lettres , les arts & les fciences. On ne pouvoit employer plus d'éloquence pour prouver qu'il n'en falloit point avoir, ni plus d'érudition pour exalter 1'igncrance. Voici comment il la prêchoit aux Athlètes du Lycée. « Les hommes font pervers, ils feroient pis encore , s'ils avoient le malheur de naitre favans. L'élévation & Pabaiffement des eaux de POcéan n'ont pas été plus régulièrement affujettis au cours de 1'aftre qui nous éclairedurant la nuit, que le fort des mceurs & de la probité au progrès des arts & des fciences. On a  L'Isle Enjouée. va la vertu s'enfuir a mefure que leur lumière s'éievoit fur notre horifbn, & le même phenomène s'efl obfervé dans tous les tems 5c dans tous les lieux. Ce fut un dieu, ennemi du repos des hommes, qui inventa les fciences. Penples, fachez done une fois que la nature a voula vous en préferver, comme une mère arrache une arme dangereufe des mains de fon enfant; que tous les fecrets qu'eile vous cache font autant de maux dont elle vous garantit, & que Ia peine que vous trouvez a vous inflruire n'efl: pas Ie moindre de fes bienfaits. Allez donc dans les forêts oublier les connoiffances & les crimes de vos femblables, & ne regrettez point de renoncer a leurs lumières pour' renonceri leurs vices. >» Après cette harangue, Timon s'avancapour être couronné ; car même en décriant 1'éloquence , il vouloit paroitre éloquent. II fit voiy a fes juges les laóriers dont un. autre Lycée avoit décoré fon front. Cet exemple ne fut point imité. On 1'exhorta a raifonner comme il écrivoit; mais Timon vouloit raifonner a fa manière. Pour le prouver,il réfolut d'avancer dans fon premier ouvrage, que les académies n'avoient pas fait moins de tort aux lettres, que les iettres aux mceurs. , Le génie ufa du talifman; alors Timon lui  0 L* Is L E È N J O U E Ei avoua qu'il ne rompoit en vifière au genré5 humain que poilr avoir fon eftime. Quiconquei difoit-il, paroit méprifer fes contemporains, a coup sur les fubjugue. J'ai fu me faire admiref en défapprouvant tout; & me faire lire a forcé de médire des lettres; jeferoisencoreignoréj fi j'avois voulu j ( ce qui m'étoit facile $) avoir le fens commun. Alaciel ne fut point tenté de eommencer par Timon la lifte des fages, il crut devoir luimême changer de forme; car celle qu'il avoit prife n'excitoit déja plus de eoncoursi Les FriVolites lui préféroient un rhinoeèros; t. -■ • • " " • " • t " ":z CHAPITRE ÏIL Il prit celle d'urt uhramontain j & vit les Frivolites partagés a fon égard ; il leur offrit tout ce que fa patrie avoit p:oduit de meillëuti Rien n'en eft bon , difoient les uns; tout en eft admirable , s'écrioient les autres. Tirriori reparut encore. Venez , dit-rl au faux Itaüèn ^ défabufef ces gens-ci de la manie de chanter dans leür langue. II y a prés d'un fiècle qu'ils ont des opéra j & moi j je prétends qu'ils n'ont pas encore de mufique , qu'ils n'en auront jamais, ou que s'ils en ont une, ce fera tant pis pou#  L'ISLÈ ËNJÓUÉÉ. Q7 pour eux. Forcé par le talifman . il ajouta: j'ai jnoj-même compofé un opéra, que je crois trésbon dans le genre que je condamne ici; mais J y tiens beaucoup moins qu'a 1'honneür de combattre toute une nation , & d'être feul de mon avis. Timon étoit fuivi d'un petir homme qui faiforfprofeffion de chiromancie. Alaciel voulut favoir de iui-même qui il étoit. Je fuis, répondit Ie petit homme, Bohémien d'origine^ & partant prophete, Mais malgré cette qualité ' & même celle de bipède, que je crois devoir conferver , je fuis Ie très-humble difciple du grand-homme que vous voyez marcher k quatre pattes. ^ Alors Timon battit la mefure de fon mieux & Ie petit prophéte chanta, en grimacant quelques airs d'une mufique boufonne: il fut fecondé de quelques Frivolites. Un plus grand nombre gardoit le fdence; & Timon leur crioit, qu'ils devoient chanter comme fes difciples, & marcher comme lui. Plufieurs muficiens de Hle Enjouée interrompirent le concert par des injures; quelques amateurs, & beaux-efprits, y joignirent des raifons; Timon répliqua pardesparadoxes, Si la difpute finit par ne convenir de rien. Survint alors un homme , que les Frivolites G  §8 L'Isle Enjouée: admiroient, quoiqu'il rut né parmi eux. II avoit ëtudié fon art en philofophe, óc 1'avoit perfetliortné en homme de génie. II fit exécuter en préfence des combattans quelques morceaux de fes opéra. Il fembla que ce'fte harmonie enchantereffe fut pour les Ultramontains le bruit de la foudre ; tous s'enfuirent, 6c repafsèrent les monts 6c les mers. Alaciel jugea lui-même a propos de fe couyrir d'un autre déguifement. II fe promenoit, vêtu a i'orientale , quand un homme , vêtu comme lui, 1'aborda : ce fut pour lui demander en quel état il avoit laiffë Conftantinople. C'eft une ville , ajouta-t-il , ou mes galans aphorifmes m'ont procuré plus d'une bonnè fortune. Vous êtes donc médec n , lui demanda le génie ? Oui, reprit le doöeur; je porte avec jnoi les fecours les plus rares 6c les plus utiles ; je fais guérir la triftefTe , 1'ennui , la mifantropie, ia folie 6c jufqu'a la fottile. De. plus, j'ai 1'art de prévenir les rides du front 8c la chüte d'une gorge , de rendre au teint la fraicheur que des plaifirs répétés lui ont fait perdre, ou de lui procurer celle qu'il n'eut jamais; en un mot, je fuis le médecin de 1'efprit 6c de Ia beauté. Je penfe , lui dit Alaciel, que votre art n'eft rien moins qu'oifif. Pardonnez-moi, répliqua  V ï s t e Enjouée: 9^ le dofteur, tout le monde ici croit fon efprit en fort bon état. A 1'égard de la beauté, je débuïai mal; je m'annoncai comme ayant 1'art de chaffer la laideur. Nulle femme ne crut avoir 'befoin de mes fecöüfs. Un de mes rivaux prit Une autre route. II fit graver au-deffus de fa ïête , en lettres d'or : Secree pour conferver la beauté..Toutes les femmes y accoururent, depuis la jeune & brillante Eglé-, jufqu'a la laide Barfine & la vieille Livie. Alaciel excitoit lui-même la curiofité de beaucoup de femmes: les unes lui demandoïent s'il étoit vrai que dans fa patrie deux cent femmes n'euffent quelquefois qu'un mari , & pas unamant ? fi les tours du ferrail étoient inacceffibles ? les eunuques fi difficiles a fédüire ou £ tromper fur tout ? par quelle raifon un feulhomme fuffifoit pour tout un férail? fi le prophéte yavöit bien penfé ? d'autres euffent volontiers porté la curiofité plus loin. Alaciel fatlsfit de fon mieux les premières , & s'éloigna des feCondes. Le génie enfin s'écria : Frivólites! je viens m'infiruire parmi vous de tout ce qu'un Turc ignore. C'eft fort bien fait , reprit un jeune homme, qui avoit long-tems ri en le contemplant. Vous méritez qu'on vous pardonne d'être iïé Turc, & je me charge de votre éduca- G ij  too L'IsLE Enjoüee. tion: vous aviez befoin d'un mentor tel que moi. Premièrement défaites-vous de cette gravité qui nous fait rire , de cette fimarre qui vous enfevelit, de ce turban qui vous enterre; fubftituez-y un habit court a longue taille , une frifure élégante & une bourfe k la Mahon ; fachez, quand il le faut, prendre du linge fale le matin &: du blanc le foir ; paroitre fatigué après le repos, & frais après la fatigue; gardez vous d'avoir trop bonne opinion des femmes; réfervez cette eftime pour vous-même, & qu'elles s'en appercoivent: c'eft Ie moyen de les fubjuguer. Sur-tout n'aimez point. Une liaifon parmi nous n'eft guère qu'un effai. On fe prend fans gout, fans regret on fe quitte, & rarement 1'un des deux s'appercoit de la rupture. II me femble, reprit Alaciel, que c'eft aimer un peu a la turque. Avec cette différence , répliqua le Frivoüte, qu'ici la loi eft égale, & que les femmes nefe contraignent pas plus que nous. Je veux fur le champ vous en faire connoitre une du bon ton; elle pourra contribuer, pour fa part, a vous rendre tel que vous devez être. Le génie fe laiffa conduire , & ils trouvèrent la Frivoüte a fa toilette. Un jeune magiftrat y préfidoit. Alaciel n'eut pas de peine k de-  L'Isle Enjouée. joï yiner qu'il entendoit mieux 1'application d'une moucht, que celle d'une loi. Pour lui, il s'apperjut que fa longue robe & fon turban n'effarouchoient point la Frivolite. Elle lui prodigua les égsrds & les queftions, H répondit aux unes & aux autres. II eut tout 1'efprit qu'il voulut avoir , & en eut beaucoup. Un laquais vint demander fi madame étoit vifible? Sur 1'affirmative, un homme de bonne mine entra. II falua toute 1'affemblée de I'air le plus cordial & le plus poli, tint a la Frivolite quelques propos, légers & galans, la trouva belle k ravir, lui promit les plus brillantes conquêtês;. en fut a fon tour careffé , loué, & fortit pour fe rendre chez la petlte : il appelloit ainfi une jeune danfeufe qu'il entretenoit. Je le tronve charmant , difoit la comteffe, ( c'étoit le tïtre que portoit la Frivolite, & que prenoient dans cette ile beaucoup de femmes nobles , ainfi que beaucoup d'autres qui ne 1'étoient pas,) Je le trauve charmant; je n'ai pas au monde un meiSeur ami la nouvelle maïtrefie qu'il vient de faire , lui infpire une gaieté que je partage fincèrement. Oferai-je , madame, lui dit le génie, vous demander le nam de ce mortel privilégié ? Eh l monfieur, lui répondit-elle, cela s'entend; c'eft mon mari. Alors le conduaeur du génie Ie tira k 1'écarto G iii  'ioi L'Isle Enjouée: Que vous femble, lui dit-il, de la comteffe h Elle eft affez bien ; & entre nous, je fuis au mieux avec elle. Je i'ai défantichée d'un plat marquis, dont le bon fens nous .Feut infailliblement gatée. Jaloux de mieux connoitre ce nouveau mentor , Alaciel dirigea contre lui le fatal talifman. II ne réfifta point a fon influence. Entre nous, pourfuivit-il, malgré lui, mes nombreux triomphes ont été accompagnés de quelques. difgraces. Certaines femmes que je n'avois pu féduire, Sc que j'ai décriées, ont femé 1'alarme dans toutes les fociétés ou j'allois figurer Sc médire. Le plus grand nombre me redoute , jufqu'a ne vouloir fouffrir ma préfence. Je me venge de mon mieux , en publiant qu'on s'en eft avifé un peu tard. Je fuis encore admis ici, pourfuivit-il, grace a Fhumeur de la comteffe, qui ne redoute point les propos, Sc qui s'amufe des miens; car c'eft jufqu'a ce jour le feul amufement que je lui ai procuré ; ce qui ne m'ernpêche pas de publier le contraire. Cet aveu forcé fut fuivi des regrets de celui qui 1'avoit fait. II fut s'en dédommager ailleurs, en déshonorant une femme qu'il ne connoiffoit que de nom. Le génie apprit que ce jeune homme Sc fes pareils étoient furnommés petits-maitres } ef>  L'Isle Ënjouee. \of pèce au-deffous de la définition, & qui fe croit au^ deffus des bienféances. II jugea la manie de cesperfonnages plus condamnable encore que celle de marcher k quatre pattes , de fe ruiner pour des magots, & même de fe tuer pour une alouette. II crut toutefois qu'il fufliroit de les noyer commeles autres. Alaciel voulut connoitre un peu mieux Ia comteffe, II la queftionna avec fa précautiön ordinaire. Elle lui avoua , que , fous un extérieur de galanterie , elle n'aimoit point; mais qu'ëlle vouloit qu'on 1'aimat. Elle eut préféré Ta perte de fa förtune k celle d'un hommage-, elle n'accordoit rien , 8c laiffoit tout efpéren. 'Jamais on ne förtoit d'auprès d'étle ni mécontent , ni fatisfait. Alaciel lui fut gré dé ne potter pas 1'ambitión plus loin. II en vit dlautresv dont les vues étoient plus intéreffées fans être plus fihcères. Mais il reconnut qull pourroifeles tromper toutes , fans craindre d'être poignardé par aucune.. GHAPLTRE I ifc O n luL dit qu'un Turc , pour fe former^,. devoit fréquenter la bonne compagnie. Quel-qu'un 1'introduiftt dans un lieu oü vingt p-erfonnes,, rangées autour d'une table , ne s'afjs- G iv:  i°4 L'Isle Enjouée. percurenr point de fon arrivée. Quelques morceauxde carton , qu'elles fe jettoient réciproquemeut, attiroient toute leur attention, C'étoit la feule manière de converfer parmi la bonne compagnie, On épargnoit les paroles, maison y fuppléoit par de 1'or, Celui que le hafard favorifoit avoit fouvent le plaifir de ruiner fon meilleur ami. Le génie remarqua un homme qui ne prenoit nulle part a cette converfation, qui regardoit fans voir , & qu'a fon air décontenancéan eut pris pour un fot. II demanda qui il étoit, C'eft, lui dit-on, un bel-efprit , un homme de lettres, un favant, II écrit fupérieurement en profe , fait trèsbien des vers & parie avec facilité. Mais il lui manque un talent effentiel, talent unique & fans lequel tous les autres ne font rien; en un mot, le talent de jouer. Auffi n'eft-ce que par une toléranee particuüère qu'on lui permet de venir- quelquefois s'ennuyer ici. Alaciel étudioit avec foin les mouvemens de cette affemblée. II vit une jeune frivolite s'attendrir pour un joueur ma'heureux , ou qui favoit 1'être è propos. Un autre moins adroit que le premier , gagnoit impitoyablement une femme qui 1'aimoit, & dont la tendreffe diminuoit è proportion du nombre de. fes fiches, Une autre joueufe , régulièrement belle .  L'Isle Enjouée. 105 effrayoitle génie parTabartement qui règnoit fur fon vifage. Depuis trois jours elle veilloit, jouoit & perdoit fans relache. Elle immoloit le foin de fes charmes k 1'avidité d'un gairt fordide, lui facrifioit des nuits que revendiquoit 1'amour , & laiffoit voir la crainte & le défefpoir dans des yeux qui n'auroient düêtre animés que par le plaifir. Le génie tourna le talifman vers un des plus déterminés joueurs, Celui-ci lui avoua qu'il avoit plus d'une fois expofé fa fortune au hafard d'une carte, ou d'un coup de dés. Mais, ajouta-t-il , je fuis heureux: je gagnai hier a un de mes amis , fa maifon , fes équipages , & jufqu'a fa maïtreffe. II y a quelques jours , qu'un joueur, que j'avois ruiné, perdit encore contre moi la fucceffion future de fon père , & un père la dot de fa fille. Aöuellement, je fuis occupéa réduirele fils d'un riche traitant au même état que fon axeul. Toujours plus perfuadé que la fin des Frivolites approchoit, le génie alloit quitter cette affemblée. TJne joueufe 1'invita a faire fa partie. II s'en défendit, fur ce qu'il ignoroit les régies du jeu. Elles vous font inutiles, reprit la joueufe, ( que le talifman rendoit fincère , ) fachez perdre, c'eft tout ce qu'un étranger doit favoir  '*e>5 L'Isle Enjouée,1 pour être confidéré. Alaciel s'acquitta affezbieri de ce devoir. Le jeu fut fuivi d'un fouper oii 1'abondance étoit unie a la délicateffe. Les vieillards mangeoient beaucoup & s'enivroient ; les jeunes gensbuvoient de l'eau & mangeoient peu ; les femmes attendoient avec impatience le deffert & le Champagne. Cet inftant venu , la gaieté redoubla. Des traits heureux , ou hafardés-, rempliffoient la con verfation. Lesfemmes rioient de tout, & ne s'ofFenfoient de rien. Celle même qui avoit toujours perdu , reprit fa gaieté en fongeant qu'il lui reftoit encore une terre a vendre.. Chacun, en un mot , fe retira content des. autres, & fur-tout de foi-même. Alaciel de fon cöté s'étoit un peu adouci ; mais il n'ouvrit point le livre des fages. II vit, quoique la nuit fut déja fort avancée , la plus grande partie des Frivolites en mouvement. Tous avoient changé de forme , & accouroient vers un lieu oii le plaifir confifte a paroitre tout ce qu'on n'eft pas. Le génie y pénétra comme les autres. 11 s'occupa furtout a examiner cette affemblée en détail. II vit a fes cötés deux mafques, qui paroiffoient fort contens d'eux-mê.mes. L'un étoit un petitmaitre bourgeois, qui tranchoit du marquis ^  L'Isle Enjouée. 107' 1'autre , une grifette, qui prenoit des airs de petite-maïtreffe. L'un croyoit tromper 1'autre, & tous deux étoient trompés. Le génie les queftionna k fa manière. Ils racontèrent tout haut leur hiftoire, & finirent par fe tourner le dos. Un mafque, en domino, accabloitde douceurs une jeune Efpagnole , dont la taille le raviffoit. Le génie tourna vers eux le talifman. Je fuis le marquis D dit l'un, Je fuis la marquife D.... dit 1'autre. Quoi ? ma femme, reprit le premier ? Auffi-töt il difparut. Un Turc fuivoit de prés une jeune Circaffienne , qu'un Tartare Jorgnoit. Ils éprouvèrent 1'effet du talifman. ChèreHortence, difoit Ia Circafïienne au Turc, voici le tems de vous venger des infidélités de Damis Oh j^bh l reprit le Tartare , la belle Circaffienne en veut k ma femme ? Je vois qu'eile n'eft pas mon fait. Aufii-töt il aborda une veftale , qui ne parut pas avoir envie de s'éloigner. Le génie voulut qu'eile imitat la franchife des autres. Je fuis, difoit la veftale au Tartare, danfeufe de 1'opéra. Je vous aimerai aüffi conftamment que j'en ai aimé mille autres ; mais je mets ma tendreffea haut prix. Elle a épuifé la générofité de gens de la plus haute diftinclion; elle a ruiné plus d'un financier affez fat pour mar-  toS L'Isle Enjouée. cher fur leurs brifées. A 1'égard de mes me» mtes faveurs, elles ont envahi toutes les gui- nées de dix milords Taciturniens , & triplé fes dettes de vingt marquis Frivolites. Ces quatre perfonnes fe féparèrent affez peu fatis- faites. Le génie fut agacé par une arlequine d'une extréme gaieté. II réfolut de Ia mieux connoitre , & 1'interrogea toujours avec la même précaution.Je viens ici, dit-elle , me dédommager du férieux que la bienféance m'impofe aiüeurs. Eb pourquoi, lui demanda le génie, pourquoi vous impofer cette gêne perpétuelle > En même-tems, il Ia toucha avec le talifman» car ils'étoit appercuque fon influence ordinaire re fuffifoit pas. Je fuis , pourfuivit-elle , ce qu'une coquette nomme une prude, &z ce qu'eile devroit nommer une femme prudente. Je conferve une fupériorité réeüe fur mon fexe: je condamne hautement fes foibleffes , & fais lui dérober les miennes. Tous mes plaifirs font cachés ; mais ils n'en font que plus vifs , Se je choifispour confidens des perfonnages intéreffés a être difcrets. Ce difcours lui étoit a peine échappé qu'eile difparut, honteufe & défefpérée d'en avoir tant dit. Alaciel fitd'autres découvertes peu'diffé-  L'Isle Enjouée. 10$ rentes des premières. C'étoient des maris trompés , & qui s'en moquoient; des intrigues ébauchées , & preique auffi-tót finies. II fut tenter ailleurs des recherches plus heurêufës. Attiré par quelque bruit, il pénétra dans une maifon de peu d'apparence. II vit un vieillard agité de fureurs convulfives. ün vafe renverfé fur un fourneau ardent paroiffofc en être le motif. Alaciel tourna le talifman vers le vieillard défolé. Voila donc, s'écria-t-il foudain , voila donc cinquante années de foins & cent mille piftoles inutilement employees ? Ie touchois au moment décifif, Mercure alloit devenir foleil; ma gloire & mes tréfors alloient me rendre égal au fage & opulent Salomon. Déteftable animal , pourfuivit-il, (en s'adreffant a un chat qui fe tenoit a 1'écart, ) c'eft toi qui caufe ma ruine , & la honte en va retomber fur le grand Hermès 1 Preffé de nouveau par le talifman, il ajouta: heureux encore fi je furvivois a tous mes enfans richement pourvus; je pourrois fondre leur patrimoine dans mon creufet. Fortuné mogol ! a ta place , je diffiperois tout ton or pour parvenir a 1'honneur d'en faire ! Alaciel reconnut aifément que le vieillard étoit alchimifte , & n'étoit rien moins qu'un fage.  4io L'Isle Enjouée1: II fe gliffa dans un appartement voifin , oit tont 'annoncoit la volupté. Deux femmes, fakes pour 1'infpirer , y difputoient avec fureur , & fe difpofoient a s'arracher les yeux. Urt homme a demi vêtu , s'oppofoit de fon mieux a cette fougue. Elles fe joignirent malgré lui. Alors il difcpntinua fes bons offices , s'habilla promptement, prit, d'un air de connoiffance , une bourfe qui chargeoit une table , & difparut. Son abfence , & fur-tout celle de la bourfe, mit fin au combat des deux rivales. Alaciel n'eut pas befoin de recourir au talifman pour être informé du fujet de leur difpute. II apprit que 1'une & 1'autre étoient déeffes a certaines heures du jour , & s'humanifoient volontiersla nuit. L'uneavoit écouté les offres & les vceux d'un étranger. Mais pour fatisfaire ce nou vel amant, il falloit en tromper un ancien. C'étoit peu de chofe, & la déeffe ne s'occupa d'abord que des moyens d'y réuffir. Elle chergea fa cornpagne de remplir auprès du nouveau venu eet intervalle , mais fans, la remplacer entièrement. Celle-ci outrepaffa cette convention , & accepta Pencens deftiné pour un autre autel. La déeffe outragée étoit furvenue un peu trop tard , & prétendoit venger 1'honneur de fon culte. L'ingrat mortel, dont les vceux avoient été en partie exaucés , avoit  L' 1 S L E E N J 0*Ü É E. ïn profité de ce conflit pour emporter fon offrande. Le jour paroiffoit, & le génie crut devoir, fufpendre des recherches fuperflues. II s'appercut bien-föt qu'il étoit tems de renoncer k fa figure ottomane. Le bruit fe répandit qu'un Turc nouvellement débarqué forcoit les gens a dire tout ce qu'ils penfoient. II faut bien vite le brüler, difoit charitablement une devote. C'eft une pefte publique ! s'écrioit le complaifant d'un homme riche en or&pauvre en vertus. Oii en feroit-on s'il falloit toujours être fincère ? Chacun fuyoit les queftions du génie, & même fa préfence. II fut obligé de changer de forme. C H A P I T R E V. ï l prit la figure & lenom d'un milord Taciturnien célèbre par fon efprit. II s'attendoit k être malre5u.Que!lefutfa furprife de voirune eentaine de Frivolites 1'entourer avec vénération ? Meffieurs,leur crioit Alaciel, vous vous trompez, je fuis Taciturnien. Nous ne 1'ignorons pas, reprenoient les chefs de la troupe , & c'eft cequi vous attire nos hommages. C'eft chez vous que réfide la vraie fageffe, la vraie philofophie. L^ nuls préjugés qui flétriffent les  in L'Isle Ènjouêë. fages qui ofent penfer, nulle baftille qui renfef me ceux qui ofent écrire. Vos aïeux , qui ne vous valoient pas , avoient du génie; les nötres , qui valoient mieux que nous, n'avoient que de 1' efprit. Nous fommes des efclaves accoutumés a refpeöer nos fers; nous rampons au lieu de marcher, & fans votre appui nous ne pouvons nous foutenir. Pourquoi les mers nous féparent-elles ? Pourquoi nosguerriersn'ont-ils pas la même docilité que nous ? Bien-töt nous ferions vos très-humbles fujets , comme nous fommes dès aujourd'hui vos très-humbles difciples. Cet aveu parut au génie un peu trop modefte. II félicita toutefois les Frivolites d'avoir furmonté cette haine nationale, ces pré jugés de patrie.... De patrie ? reprirent-ils vivement , c'eft un vieux mot qu'il faut laiffer a desrépublicains enthoufiaftes & ignorans. Noüs fommes philofophes , & comme tels citoyens du monde. Peu nous importe quile gouvérne , pourvu que nous puiffions le réformer , écrire librement, être lus, & fur-tout admirés, même de ceux qui ne nous entendent pas. Ces derniers mots furent caufe qu'Alaciel ceffa de croire a la modeftie de ces philofophes , & crut pouvoir au moins douter de leur fagefle. Un  L'Isle Enjouée. tij Un homme , qui traïnoit a fa fuite un grand nombre de matelots , pionniers, manoeuvres & autres ouvriers de différente efpècë , le falua en paffant. Le génie lui demanda a q'uoi il deflinoit tout ce monde. Je fuis malade & philofophe, répondit celui qu'il queftionnoit , & pour égaier mon loifir , je vais renverfer lespyramides d'Egypte. J'ai rêvé qu'elles renfermoient bien des fecrets merveilleux , & vous verrez que 1'honneur de cette découvérte m'efi encore réfervé. ^Ce n'eft pas tout , pourfuivit-il; de-la , je ïn'embarque pour les terres Auflrales, oü 1'on m'a dit que je trouverois des Patagons , des hommes merveilleux , qui portent de lon'gues queues par derrière. Je veux les voir , & je préférerois leur converfation a celle du plus bel-efprit de 1'Europe. Ce n'eft pas tout encore, ajouta le philofophe. Je fuppofe les Patagons une fois réunis & policés par mes foins, auffi-tötje les emploie a creufer la terre jufqu'au noyau ; entreprife qui exige le concours de toute une nation , qu'aucun des fouverains , a qui je 1'ai propofée , n'a ofé même tenter , & qu'aucun philofophe n'avoit imaginée avant moi. Alaciel lui fouhaita un heureux voyage, H  ïï4 L'Isle Enjouée; & fur-tout un prompt retour de fanté, efpè* arant par-la fauver les pyramides. II trouva ce genre de philofophie un peu taciturne ; il en conclut que les deux nations rivales fe reffemblcient plus qu'elles ne le vouloient croire. II parut vouloir fe fixer chez la Frivolite , fe logea dans un vafle hotel, oü 1'on payoit fort cher de petits appartemens ; & vit redoubler pour lui les égards & la cherté. II prit en outre un nombre de domeftiques , moins pour faire fes affaires , que pour 1'inftruire de celles d'autrui. Son attente ne fut point trompée. II vit toute cette canaille empreffée a déchirer ceux qui avoient daignés Ia faire vivre. C'eft encore, difoit-il, comme a Sombre. On lui annonea un inconnu. C'étoit un compofé du bramine 8c de 1'homme du monde, ou, pour mieux dire , ce n'éroit ni l'un ni 1'autre. Cet être amphibie joignoit a un air de complaifance pour autrui un parfait contentement de foi-même. II offrit au génie de lui apprendre la langue 8c les ufages du pays , les anecdotes les plus fecrettes 6c les plus fcandaleufes , de lui indiquer les hommes les plus cékbres , les femmes les plus galantes 9 les cercles 6c les ruelles les plus fréquentés.  VI s l e ë isr y o u é e.' ï i ^ JVi d'aütres talens , ajouta-t-il , je fais pré* venirles cabales des domeftiques, les friponneries d'un intendant, la diffipation d'une maitreffe : j'ai fü rendre économe une danfeufe qu'un financier entretenoit. Alaciel lui demanda fi cette ïle fenfermoit beaucoup d'êtres auffi intelligens que lui. Environ vingt mille , répondit Pamphibie. Voila , dit Alaciel , vingt mille hommes de plusparfaitement bons è noyer , & il le congédia. Survirit enfiiite un homme , qui s'anonnca pour un médecin. II defcendit d'un lefie équipage , qui tournoit encore dans la Cour vingt minutes après fon arrivée. II offrit au génie de lui rendre la fantë s'il étoit malade , ou de la lui conferver s'il fe portoit bien. Alaciel lui objecla qu'on avoit fait de Part de guérir quelque chofe de plus effrayantque la maladie même. Oui parmi vous, répondit il, trompé par 1'extérieur du génie ; mais ici nous avons fimplifié la médecine. Vos médecins guériffent avec des mots barbares, &nous avec des termes élégans. J'arrive , je paffe la main fous le menton d'une femme-de-chambre qui fe porte bien , je the le pouls de la maïtreffe malade , j'ordonne & je fors. J'en fais , pöürfuivit i! , a ma trentième vifite, & il m'en refte le doublé a faire. De-Ia le docleur prit H ij  n6 L'Isle Enjouée: occafion de vanter fes chevaux, fon cocher^ fa berline, fon vis-a-vis , & jufqu'a fon cabriolet. II finit en difant qu'on ne doutoit jamais de la fcience d'un médecin , qui a fix chevaux dans fon écurie & quarre- voitures fous fa remife. Alaciel convint que ces deux derniers perfonnages ne reffembloient en rien a ceux de 1'ile Taciturne. Une autre voiture en vomit un troifième. Le génie lui demanda s'il étoit auffi médecin. Le ciel m'en préferve, répondit-il ; je crois valoir un peu mieux que ces gens-la. Leur fcience n'eft qu'arbitraire ; mon art eft certain. II y a dans cette ville deux eens eunuques de ma facon , qui ne feroient plus rien s'ils euffent confié leur fanté a la médecine. J'excelle a conferver la partie faine en extirpant celle qui ne 1'eft pas. Une belle gorge , eft-elle dégradée par un cancer , je 1'ampute & le mal difparoit avec elle.... Ah barbare ! s'écrioit a demi-voix Alaciel.... Sur-tout , pourfuivoit le boucher , j'ai peu d'égaux dans 1'art de couper un bras , une jambe , une cuiffe & même deux. J'aimerois mieux, lui dit Alaciel, que vous en euffiez peu dans 1'art de ne les couper pas. II ne douta point que ce perfonnage ne put figurer dans 1'ile Taciturne.  L'Isle, Enjouée. 117 On lui dit que rien n'étoit plus commun chez les Frivolites qu'un livre & qu'un auteur. II en eft de même chez les Taciturniens, reprenoit le génie. Un de ces hommes , qui vendent myftérieufement des ouvrages fouvent très-peu myftérieux; lui en apporta un grand nombre. Alaciel les parcourut prefque tous. II fut furpris de ne voir que des tablettes Sc des almanachs. C'eft le protocole des lecïeurs, & la reffource des auteurs de cette nation. Vers, profe, morale , hiftoire , &c. tout' eft almanach, tout paffe a la faveur du calendrier. II y avoit auffi quelques brochures ou 1'auteur n'avoit voulu rien dire , Sc difoit mal des riens; quelques romans faits pour amufer , &qui s'acquittoient mal de leur devoir; quelques fatyres ignorées , même de ceux qu'elles attaquoient. Alaciel s'informa fi le génie des Frivolitesfe renfermoit toujours dans des bornes aufliétroites.Onlemitbien-töt aportée dejuger du contraire. II vit arriverune voiture chargée de plufieurs centaines d'in-folio. C'étoient de vaftes commentaires, quifervoient a obfcurcir certains paffages fort clairs , mais qui n'étoient entendus que des ignorans: de gros volumes de jurifprudence , qui enfeignoient 1'art d'éternifer les procés: des recherches favantes Sc qui prouvoient tout , hors ce que 1'auteur H iij  iiS L'Isle Enjouée. Svoit voukiprouver.il vit auffi les ouvrages de certaine fociété , qui accable journellement le public de volumes mcnftrueux. Le génie compara ces fortes d'écrivains aux habitans de Tancienne Egypte , qui , ignorant les belles proportions de 1'architectare , cherchoient h fe fignaler par des monumens d'une élévation gigantefque. Alaciel fe rendit chez un de ces favans infatigables, II n'avoit pas quarante ans, & avoit déja eu le malheur d'enfanter cinquante volumes. H étoit alors occupé a prouver que 1'ane de Silène & celui de Balaam fortoient d'une même lignée. II avoit découvert auffi que 1'ane , dont la machoire opéra tant de merveilles dans les mains de Samfon , defcendoit directement de celui qui contribua a la mort d'Abel. De-la ce favant homme devoit paffer a 1'hiftoire générale de 1'ane , depuis 1'origine des tems jufqu'a lui , & ce grand ouvrage devoit être enrichi de notes curieufes, & de ckations intéreffantes, Alaciel ne voulut pas iaterrompre plus longtems des travaux fi utiles , & il fut vifiter un pcëte, dont le nom lui étoit connu. C'étoit un hommea fort méchante mine , portant dos, bouche , ceilck perruque. de travers. Le génie Je queftiQnna obügearnment, fur fes occupa-*  L' Is l e Enjoué e: tions. Les voici , reprit-il , appointé par le talifman.. Je compofe des ouvrages qui me paroiffent toujours excellens , je déchire ceux qu'on dit en faire de meilieurs, & je loue ceux qui en font de mauvais. Jë chanfonne Ia Lais & la Lucrèce ; mon grand plaifir , furtout , eft de couvrir d'une calotte les têtes, couronnées de laurier. Voici des vers contreFEfchyle de nos jours , &c un Pbelle contre un autre qu'on qualifie de notre Homère. Alaciel , fans rien dire , lui demanda encore lifes confrères en ufoient comme lui. Prefquetous , répondit le poëte ; du moins ceux qui méritent de Pet re. Ce difcours fit perdre au, génie 1'énvie de les vifiter Sc lui fit naïtre celle de les anéa^tir.. II entra dans un lieu oü Pon débitoit jour», uellement de bonnes liqueurs & de mauvais;;. propos. II vitplufieurs vieillardsqui écoutoient attentivement quelques jeunes gens. Ceux-ciparloient dé tout , combattoient tout , jugeoient tout. Si quelque vieillard ofoit propofer fon opinion , it étoit aufti-tot redreffé par le*. jeunes gens comme un écolicr par fes maitres,. Plus loin , un ex-Bonzetrès-zèlé pour la bonne? caufe , mais malheureux dans fes conféquences prodiguoit les injures au défaut de raifons.. Flus loin. encore. un nouvellifte , défefpéré dst H iv  *«> L'Isle Enjouée. n'avpir pas menti depuis fa digeftion , s'écrrvoit 4 lui-même une lettre , pai- laquelle il detronoit le prêtre-Jean. Alaciel le fit remarquer aun jeune homme , qui d'abord lui avoit adreffe la parole. Celui-ci n'en fut point furPm. Sachez, dit-il au génie, qu'un nouvelle, qui fe piqué d'être inftruit, doit plutót prevoir les événemens que de s'expofer a la nonte de n en etre pas informé le premier. Que*. quil en foit, adoptez les nouvelIes ^ homme va débiter, préférablement encore aux principes de ce froid métaphyficien , qui, entoure la-bas de quelques fetTateurs, raifonne comme il combine , & parle comme il écrit Celui qui parloit ainfi écrivoit lui-même quelqiiefow, mais il avoit 1'adreffe & le bonheur de faire adopter fes ouvrages par un autre. Alaciel fortit, perfuadé qu'il chercherok vainement un fage parmi cette affemblée , & toujours plus convaincu que, fous un extérieur différent , les travers des deux nations rivales étoient prefque les mêmes. II s'arrêta pour entendre deux hommes qui dffputoient avec chaleur & avec efprit. Jugez-nous , dit l'un des deux au génie, vous pouvez prononcer fur cette matière. Je me propofe de charger notre nobleffe du foin de fournir la Chine , le Japon , les Indes  L'Isle Enjouée. m &c. de ferremens & de clincailleries ; & moi, reprenoit 1'autre , je veux qu'eile ne fok occupée qu'a battre 1'ennemi en tems de guerre, & fes vaffaux en tems de paix. Un quatrième perfonnage vint les interrompre. C'étoit un militaire. II vantoit fes bonnes fortunes , maudiffok les Juifs , & s'apprêtoit a partir gaiementla nuk fuivante pour une expédition des plus dangéreufes. II donna gain de caufe a celui qui avoitparlé le dernier. Vive la guerre, pourfuivit-il, elle me coüte déja les deux tiers de mon bien, le refte fuffira pour cette campagne. Alaciel lui demanda s'il étoit indifpenfable de fe ruiner pour bien fervir 1'état. Que voulez-vous ? reprit le militaire, fera-t-on la guerre a la Tartare ? N'y a-t-q pas des faux frais ? Par exemple , je viens d'acheter quelques muiets , que je ne paierai pas ; mais ce fok , je foupe avec une danfeufe que je paierai bien. Elle m'attend feul, & de fes bras je vole auffi-töt dans ceux de la gloire. Alors il s'éloigna en chantant: Sangaride, ce jour eft un grand jour pour toi! Pour le coup, dit Alaciel, ce caracfère eft entièrement Frivolite , mais il n'en eft pas plus fage. La lifte que méditoit le génie étoit encore a commencer. II étudia avec le même  ïii L'Isle Enjouée; fuccès & auffi peu de fatisfaftion des hommes de divers états. C'étoient des jurifconfultes , qui ne voyoient rien aü-deflus du talent de débrouiller une affaire obfcure & d'en embrouiller une claire ; des philofophes, qui tous les matins créoient un nouvel univers; des favans, qui méprifoient les poëtes ; des poëtcs , qui vouloient p'aire at'ut le monde & qui n'eftimo;ent qu'eux ; des guerriers , qui ne fe comparoient a rien ; des bonzes, qui fe préféföient a tout. CHAPITRE VI. I L jugea que la fin de fes recherches & celle des Frivolites approchoit. II examina toutefois cette capitale- qu'il alloit détruire. Elle lui parut un compofé de magnificence & d'irrégularité. Tout y annoncoit un peuple ingénieux, mais peu attèntif Alaciel vit de fuperbes monumens couverts par de viles mafures , des temples qui n'étoient qu'élégans , d'autres. qui n'étoient que rufliques, des places publiques fans étendue , des fontaines fans extérieur & fans eau.... D'un autre cóté, il admira ces monumens qu'on avoit peine a voir^ II contempla des palais majefiueux, des mai-  L'Isle Enjouée. h^1 fons qui valoient des palais , des bibliothèqttes immenfes , des établiffemens auffi utiies que magnifiques. Alaciel fentit qu'il détruiroit a regret toutes ces chofes. II parvint jufqu'a la campagne. Ua agréable valon le conduifit dans une retraite plus agréable encore. L'art n'y pa. oiffoit que pour perfeaionner la nature , & non pour la cacber. Ce féjour étoit habité par un homme d'un age mür , qui après avoir effuyé les fatigues de la guerre & les intrigues de la cour , penfoit en fage 3c vivoit en citoyen. II recut le génie avec cette aifance qui décele la franchife. Alaciel rétudia avec foin. II reconnut qu'il parloit a un philofophe, & que ce philofopheétoit un fage. Anfte (c'étoitfon nom ) avoit eu le bonheur d'éprouver quelques foibleffes & d'en triompher. II avoit aimé, avoit été trompé par fa. maitreffe , n'aimoit plus , & fouffroit patiemment qu'on aimat. II avoit été ambitieux , avoit échouédans fes projets, n'en formoit plus,&z permettoit d'en former. Sa philofophie étoit indulgente, fes mceurs étoient douces ; on fe plaifoit a 1'entendre parler , on profitoit toujours de fes confeils, & jamais on n'étoit fiché, qu'il eut raifon. §ans 1'inftruire du motif de fes recherches 3  $*'4 L'Isle Enjouée. Alaciel lui en apprit le réfnltat. Arifte n'en fut point furpris. Toutefois il pria le génie dè fufpendrefon jugernent. Peut-être, lui dit-il, ma nation a-t-el!e plus de travers a corriger que de vertusa acquérir ; peut-être lui refiet-il moins de loix a étabMir que d'abus k supprimer. Modèle de tous fes voifins qui la baïffent, elle n'en haitaucun; elle nefait pas même haïr. La légèreté préfide a toutes fes aöions, elle eft la fource de fes vertus, de fes vices, de fes plaifirs, de fes travaux. La même caufe lui fait mouvoir un pantin &c mefurer les cieuxAlaciel fe détermina k de nouvelles recherches , & d'abord Arifte lui fit jouir d'un fpectacle affez ore dans cette ile , ainfi qu'ailleurs. C'étoit un mari & une femme , qui s'aimoient comme s'ils n'euffent été qu'amans. Damon ( c'étoit le nom de 1'époux ) eut cette vivacité de paffions , prefque inféparable des grands talens. II avoit de la jeuneffe & de la fortune. II vit Conftance & en fut épris. Peut-être fongea-t-il d'abord a la féduire ; mais bien-tót il la refpe£ta. II reconnut qu'une femme née vertueufe , eft k 1'épreuve des tems & des lieux. II fit plus. Pour s'unir a elle il ofa braver un préjugé recu, le couroux de fes proches , & les fuites de ce couroux. Dnmon époufa Conftance , & perdit fa fortune. Cen-  L'Isle Enjouée; i2.<$ damné par les loix, il le fut a regret par fes juges. D'autres malheurs 1'attendoient. On forca fon éloquence a fe taire , on lui interdit jufqu'a 1'ufage de festalens. Rien ne put ébranler fon courage. Dépouillé de tout il aima Conftance comme s;i4 n'eut rien facrifié pour eile^ & Conftance ne paroït regretter que d'avoir moins facrifié pour lui. Cet exemple frappa le génie. Il s'adoucit en faveur des époux de cette contrée. Mais il n'oublioit point Porgueil & la bifarrerie de fes phdofophes. Alaciel le conduifit chez une femme qui faiioit journellement fuccèder le compas d'Uranie au poincon de fa toilette. Elle étoit entourée d'une foule de favans , ^ont 1'afpect n'avoit rien de fauvage. Cette affemblée, en un mot, formoit un cercle des plus agréables. On y parloit de tout: de Newton & de la Du Chap, d'un nouveau fyftême & d'une nouvelle mode. On daignoit y douter de beaucoup de chofes , & n'y affirmer que ce qu'on lavoit bien. Un des favans placa fort élégamment une mouche fur le front de la dame , qui, tandis qu'on la coëffoit a laTronchin , démontra un paralogifme dans la differtation du célèbre M fur les forces vives Sc mortes. Alaciel fut charmé que la fcience fe récon-  'üö* Vïslv. EnjotjIe'; ciliat avec la douceur 5e 1'urbanité. Infenfiblement la lifte prenoit forme. Le génie &£ ion guide fe trouvèrent dans une petite rue & proche d'un petit batiment , ou fe précipitoient un grand nombre de chars & de gens a pied. L'infanterie fe rnêloit parmi la cavalerie avec une intrépidité digne de remarque & de cenfure. Arifle apprit au faux milord que ce petit hotel renfermoit un grand fpe&acle. Ils y entrèrenta leur tour.L'affemblée étoit brillante & nombreüfe. Quelques femmes , affez pour vues d'agrémens pour fe paffer de beauté, en faifoient le principal ornement. Toutes s'entre-regardoientd'un air cpitiques & fixoient d'un ceil de complaifance les hommes qui les lorgnoientleplus indécemment. Ceux-ci, moins curieux de jouir du fpeöacle que de s'y donner, couvroient le théatre , cotoyoient les acfeurs , & faifoient vóir Achile ou Brutus environné de petits-maïtres Frivolites. Alaciel vit une autre partie de ce public oc cupéede foins différens.Les uns fongeoient a applaudir , les autres a liffler la pièce qu'on alloit repréfenter. Car dans cette ville lefuccès, ou la chüte de ces fortes d'ouvrages ne dépend ni de leur fupériorité ni de leur foibleffe. Rarement le fentiment y juge , prefque toujours la cabale y décide. Un poëte dramatique ,  L'Isle Enjouée; 127 gêné par les entraves des régies , par les difficultés de 1'art, par 1'épuifement des fujets , & fur-tout des idéés , après avoir furmonté tous ces obftacles , n'a rien fait pour fa gloire s'il n'a le bonheur de s'affurer d'avance d'un grand nombre de fuffrages , ou le crédit de les acheter. Combien de talens étouffés dés leur naiffance , pour avoir cru que le talent fe fuffifoit k lui-même. Le génie fentit que cette affemblée auroit befoin de toute fon indulgence. II n'en fut pas ainfi de la pièce. Avec quelques défauts inféparables des meilleurs ouvrages, elle avoit des beautés que les plus excellens n'offrent pas toujours. Alaciel cherchoit parmi cette multitude le poëte qu'eile applaudiffoit. Arifte lui apprit que c'étoit en vain. Cet homme célèbre, pourfuivit-il, vit loin de fa patrie dans une retraite, que nos neveux vifiteront avec refpect. Inimitable dans fa profe, fouvent fublime , & toujours élégant & harmonieux dans fes vers , fes défauts même ( & quel mortel en fut exemt ? ) ont un éciat qui nous féduit. Enfant de prédilection de la nature , elle fit brüler k fes regards tous les talens , tous les genres. II put choifir entr'eux, mais il les embrafia tous , & fupérieur dans le plus grand nombre, il ne voit dans les autres qua trés-  fi§ L'Isle Ënjóuée. peu d'égaux & moins encore de maitres. Voyez-vous , continua-t-il, ce vieillard qni porte encore fur fon front des traits de vigüeur? On 1'environne avec une vénéraiion mêlée de joie. Génie, véritablement tragique, il parut fouvent préférer la terreur a la pitié , la force a 1'élégance. C'eft un tiran , qui nous affervit en étalant a nos yeux Phorreur & le carnage. Cet autre qu'un prince pouffa dans la carrière , & qui pouvoit y entrer de lui-même, s'eft pour ainfi dire frayé une route nouvelle en ne fuivant que des chemins battus. Je veux dire qu'il nous a forcésd'admirer les anciens trop oubliés parminous. Génie heureux, facile & modefte, digne enfin d'un proteéteur, qui/ joint le difcernement a la magnificence. A fes cötés, vous voyez 1'auteur du plus charmant badinage qui ait encore enrichi notre langue, & de quelques autres produdtions oü la philofophie perce a travers les rofes & les fleurs. Mais content de fa gloire, après avoir été couronné fur la fcène comique , il s'eft arrêté au milieu de fa carrière, & femble ne vouloir plus facrifier qu'a la pareffe , qu'il n'a que trop chantée dans fes ouvrages. Je pourrois, ajouta le fage Frivolite, vous parler auffi de cet homme fi célèbre par 1'agrément tk la vivacité de fes faillies, lui que Melpornène  L'ÏSÏ.6 Ë NJOUÉfc; j%£ Melpomène & Thalie ont couronné tour a tour. De cet autre qui, dans fes drames comme dans fes romans, parie également au cceur & & 1'efprit: de plufieurs enfin qui ne font ni moins Connus ni moins dignes de 1'être. On nous crie depuis long-tems, & trop de voix le repetent, que ce fiècle dégénéré, qu'il baiffe, qu'il eft tombé. C'eft une queftion qui mériteroit fans doute uri plus mür examen. ;Tandis qu'Arifte parlöit, la fcène avoit changé. Vous allez, dit-il au génie , juger d'un genré créé par un de nos contemporains , & qui fera difticilement imité par nos defcendans s au pinceau de Raphael va füccéder celui de 1'Albane. Alaciel redóubla d'attention. ïl en fut bientót dédommagé par Ie plaifir. Jamais action plus fimple ne produifit un intérêt plus vif i jamais le cceur re paria mieux fön langage. Chaque fcène étoit un tableau neuf & Varié , chaque expreffion un fentiment, Le génie fe lia avec une grande partie de fes auteurs. II vit que leurs talens étoient aceompagnés de quelques foibleffes. Aucun n'aimoit les fuccès de fes rivaux , mais prefquè aucun ne s'y oppofoit. Alaciel leut fut gré dé ne pas portel- lafoibleffe plus loin, II parcourut d'autres fpëclacles, & én vit un tout merveilleux. La paróiffóient tour-4- I  13© L'Isle Enjouéë. tour, fur un fhéatre de vingt pieds ,-des forêts, des déferts , des fleuves, des montagnes , les mers, la terre, les enters & les cieux. On y danfoit peu, on y fautoit beaucoup; tout s'y chantoit depuis je vous aime, jufqu'a je vous hais, jufqu'a je me meurs. Un génie eft difficile a contenter. Ce fpe&acle lui parut bifarre ; mais on repréfentoit 1'ouvrage d'un grand maitre. Alaciel écouta les récitatifs, applaudit aux ariettes & admira les fymphonies. II jugea que les Frivolites pouvoient chanter dans leur langue, qu'ils avoient une mufique, & que ce n'étoit pas tant pis pour eux. Toutefois il n'oublioit point les almanachs , & fur-tout les in-folio. Arifte lui préfenta quelques petits volumes qui 1'adoucirent. C'étoient des chefs-d'ceuvres d'éloquence & de poéfie, des hiftoires écrites par des philofophes, des traités courts, profonds èc clairs fur des matières abftraites ; des romans fans fadeur, de la morale fans pédantifme, de la politique fans artifice &z fans cruauté, &, ce qui le frappa davantage, des in-folio dont 1'utilité furpaffoit encore 1'étendue. II apprit auffi que tous les militaires ne bornoient pas leurs foins a fe ruiner & a fe battre. Plufieurs étudioient avec fuccès 1'art d'obéir & de commander. II en vit un , qui, après  LTsle Enjouée. ^ avoir vaincu les ennemis de lfétat & les fiens, favoit être philofophe au milieu d'un repos qui avoit interrompu fes viöoires. Un autre élevé par fon mérite k tous les honneurs qui flattent 1'ambition du guerrier , privé de tous les fiens , morts pour défendre ou venger la patrie , la fervoit encore comme fi tout lui reftoit k efpsrer pour les fiens & pour lui. Alaciel efpéra enfin pouvoir fauver une petite partie désFrivolites. Arifte le conduifit dans un féjour qui ne reffemble è nu! autre. Lè, prefque tour le mon Je eft mal k fon aife & paroit content , tait ce qu'il penfe , dit ce qu'il ne penfe pas , offre tout haut fes fervices & fon amitié k ceux qu'il jure tout-bas d'anéantir. La , tous les hommes, & prefque toutes les femmes briguent un regard du maïtre. Un courtifan k qui le fouverain fait la quefiion la plus indifférente, fo voit envié & complimenté par tous ceux qui 1'environnent. Une femme que Ie monade fixe deux fois eft regardée de travers par toutes les autres , & les regarde elle-mÊme avec mépris. Alaciel fentit renaïtre fes idéés fikheufes. 11 jugea que ce féjour lui offroit encore des vices & des travers nouyeaux; mais bientöt il y reconnut des vertus qui ne fe trouvoient poinr  131 L/ÏSLE Ënjoueë; ailleurs: de la piété , de k franchife, de 1'httmanité , dans un rang qui approche 1'homme ■ des dieux; un prince , ami de la vérité , au milieu d'une foule de courtifans flatteurs. Il peut tout ce qu'il veut , dit Arifte au génie; mais il ne veut pas tout ce qu'il peut ; plus d'une fois fa bonté modéra fon pouvoir. Heu* reux k la guerre, il aime la paix. Jamais monarque ne chérit plus la véritablé gloire , Sc n'ambitionna moins les éloges. II a toutes les vertus de fon prédéceffeur; mais il s'avance k 1'immórtalité par des routes différentes. On dira ï l'un fut la terreur de fes voifins , 1'autre fut, tour-a-tour, leur vainqueur, leur arbitre & leur appui. L'un eut en partage une magnificence éclatante, 1'autre une générofitéfenfible: l'un mit un air de grandeur dans les plus petites choies , 1'autre une noble fimplicité dans les plus grandes. A 1'inftant même , le monarque ordonnoit d'élever plufieurs temples Sc plufieurs palais magnifiques , encoufageoit les artiftes par des récompenfes Sc des éloges, tendoit une main bienfaiiante k une foule de jeunes nobles, fecouroit des princes opprimés, Sc croyoif ne faire en cela que des chofes ordinaires» Alors tout le couroux d'Alaciel s'éteignif. 11 réfolut de faire grace aux fujets en faveur  L'Isle.Enjouée.. 135 du monarque ,, &c, qui plus eft, de réformertous ceux qu'il vouloit d'abord anéantir. CHAPITRE VIL Il ftiivit Arifte dans fa folitude y & daigna neplus diftirouler avec lui. Je ne fuis point, bu dit-il, tel que je parois a vos yeux. J'habite une région que vous ne parcourerez jamais qu'en idee, & mon effence n'a pas plus, de rapport avec la vótre, que Fair avec la terre. En même tems il hu fit part & du motif de fes recherches chez les deux peuples. rivaux , & de la deftinée différente qui les, attendoit. Le génie avoit quitté fa forme taciturne. Arifte vit alors briller en lui quelque chofe de furnaturel, & dont il ne put foutenir 1'é-, clat. II s'étoit profterné. Mais Alaciel voulutqu'il reprit avec lui fa liberté ordinaire. Le fage Frivolite en profita pour intercéder ert. faveur des Tacituraiens.. Non, reprenoitj'Alaciel „jamais peuple ne fut? moins fage, & n'eut une folie auffi trifte.. Suprème intelligence, ajoutoit Arifte, par„ courez tous les climats du globe que nous. fommes condamnés d'habiter, vous y -trq»t»  I34 L' ] s l e Enjouée. verez des ridicules, trop fouvent des vices, & nulle lagefle exempte de folie. L'univers feroit bientöt anéanti, fi , pour fe conferver, il falloit qu'il produisit un homme , ou parfaitement fage , ou parfaitement heureux. Le génie confentit a ne point détruire les Taciturniens > mais il décida qu'ils feroient efclaves des Frivolites. Arifte eut encore le courage de lui obferver, qu'anéantir entre ces peuples toute rivahté, c'étoit anéantir le peu de vertu qui leur reftoit. Tel eft 1'homme, pourfuivit le fage Frivolite , i! n'afpire a valoir quelque chofe , que pour valoir mieux qu'autrui. Enfin le génie fe contenta de réformer les deux peuples. II confentit même qu'Arifle joignit encore fes remarques aux loix qu'il alloit leur tracer. Voici les unes & les autres , telles qu'un célèbre cabalifte nous les a tranfmifes. I. Le luxe fera banni de chaque contrée (i). II. II ne fera plus permis aux grands de fe ruiner. Ils auront foin de choifir un intendant & une maitreffe défintéreffés (i). (i) Leur opulence le rend néceffaire. (i) Choix impofiible. D'ailleurs un grand qui fe fuine, e.nrichit vingt petits.  L' I s i e Enjouée. 135 I I I. Les Taciturniens auront un fpe&acle régu» Her , ou n'en auront aucun (1). I V. Les Frivolites fupprimeront les farces & les parodies (2). V. Timon marchera debout & renoncera aux paradoxes (3). V I. Tout philofophe préferera 1'honneur d'être raifonnable a celui d'être fingulier (4). V I I. Les favans difputeront fans chaleur (5). VIII. On conviendra de 1'effence des chofes , on ceffera de difputer fur des mots (6). IX. On fe mariera pour vivre avec une femme , (1) Le pis encore feroit de n'en point avoir. (2) II faut fatisfaire tous les goüts, L'ours qui danfe , la marmite qui bout, enchantent nos philofophes. Un, héros transformé en payfan amufe le peuple. (3) Ce feroit renoncer a fon exiflence. (4) II feroit alors auffi rare de vouloir être philofophe, qu'il 1'eft aujourd'hui de prétendre ne 1'ètre pas. (5) Dès-lors plus de difputes. (6) Plus de dofteurs. Tout le monde feroit mftrak. Iiv  ïjó L'Isle Enjouéöï &z non pour la condamner au célihat (i). X. Les femmes joindront a un air de galanterie moderne, toute la honne-foi du vieux-tems (2). X h Les femmes , chez les Frivolites , feront JTHoins libres déformais X I I. Le médecin Frivolite s'occupera plus de fes malades que de fes chevaux. XIII. Le vieillard ofera parler en préïence du jeune homme; le jeune homme écouter le vieillard. X I V. Tout petit-maitre, honoré des faveurs d'une femme aimable , cachera modeftement cette. bonne fortune , & ceffera de s'en attribuer de fauffes. X V. Les Frivolites ne tueront plus leurs amis par honneur. Les Taciturniens ne fe tueront plus eux-mêmes par caprice. (1) Le céhbat n'eft pas bien prouvé. (i) Veuiile le icwvarain génie indiquer Ia date de ce. tems. (3) O" Pr'e Ie fouverain génie de calculer le nombre des inaris trompés ioit a Ifpahan, Conftantinople. «u Pé»  L'Isle Enjouée. 137 XVI. Chez Iesfeconds, les femmes aimeront beaucoup moins; chez les premiers, beaucoup plus. XVII. Celles-ci ne renonceront point aux fpectacles, mais feulement è 1'ufage d'y faire des, nceuds. XVIII. Le jargon des petites-maitreffes fera relégué avec celui des précieufes ridicules; a fa place pn rappellera le fentiment qu'il a fait exiler. X I x. Les préceptes feront moins févères, les. mceurs plus pures. On fe piquera d'édifier plutot que de reprendre. Ce qu'on nommoit zèle difparcitra, &c 1'efprit de paix & d'humanité prendra fa place (1). £m. On fe flatte que ce nombre, quoique confidérahle parmi nous, ne 1'eft pas moins parmi eux. (1) Tous ces préceptes font dignes de la fagefle d^ fouverain génie; mais celle de 1'homme ne s'étend pas fi loin. IJ lui faut des travers & des illufions; les uns lui dit-elle, fi les lumières que j'ai départies aux Européens, comme a ceiix d'entrë les hommes que j'affectionne de préférence\ ne font point obfeurcies, & s'ils févèrent encore mes loix. Auffi tót elle prit la taille & Ia phyfionomie d'un philofophe aimable , tel qua  54* V O V A G Ê Minerve parut aux yeux de Télémaque, & elle s'achemina vers 1'empire des Ottomans. Sön équipage n'avoit ni le délabrement de nos fiacres , ni 1'élégance de nos cabriolets. Il confifioit dans une voiture commode, fur laquelle on n'appercevoit ni dorures , ni vernis. Un feul domeftique, moins confidéré comme un efclave que comme un ami indigent, formoit tout fon cortège. La raifun n'eft ni vaine, ni tyrannique. Les premiers pqys que Lucidor parcourut, ( c'eft le nom que la Raifon fe donna, ) furent d'affreux déferts.Il eut occafion d'y voir un vieillard innocent, que le defpotifme tenoit dans les fers. II s'appelloit Nabal , & fur des délations clandeftines dont il ignoroit lui-même le fujet, il étoit condamné depuis trente ans a vivre loin de fa familie, ou plutöt du monde entier. Cependant le Sultan fe croyoit le prince le plus clairvoyant; mais le moyen d'étre détrompé,lorfqu'on n'a pour confeil que des courtifans artificieux , qui accréditent le menfonge, & qui repouffent la vérité. L'innocence n'a qu'une voix , 1'injuftice en a mille. II n'y a perfonne qui n'eüt été attendri a Ia vue du vénérable prifonnier. Outre une barbe plus blanche que 1'y voire, qui lui donnoit l'air    BE LA RAISON. 145 de la candeur même, il levoit continuellement les yeux au ciel, &c le conjuroit avec la plus vive ardeur de pardonner k fes déiateurs. Tout eft p^ur le mieux, difoit-il, Si la providence a fes defftins, lorfqu'elle me tient en captivité. J'avois une place briljante qui auroit pu m'éblouir, je ne m'occupe ici que de mon ame qu'il eft impoffible d'enchaïner. Je 1'élève audeffus de ce corps que vous voyez captif, Si je la promène dans des efpaces mille fois plus vaftes que la Turquie. II n'y a ni prifon ni exil pour une ame élevée , lui répliqua Lucidor, les murs tombent k Pafpett d'unhomme qui regarde la terre comme un atöme,& qui ne tient qu'a fon devoir. Après avoir quitté le vertueux Nabal, il paffa plus d'une heure a réfléchir fur les avantages de la fageffe, qui eft de tous les climats. Voila une contrée , difoit-il, oh. il femble qu'on ne devroittrouver que de Fignorance & de Ia barbarie, ck j'y rencontre un fage digne de gouverner les rois. Le bel exemple ! que n'eft-il connu de ces enthoufiaftes orgueilleux, qui s'imaginent qu'il n'y a de mérite que dans leurs pays ! Bientöt Conftantinople s'offrit aux yeux de notre philofophe; mais ce fut un fpedtacle qui, quoique raviffant, ne lui rappella que les maf-  a44 V o H 6 I facres & les ^horreurs qu'ori Ut dans 1'hiitoïf ei Les exploits de Conftantin, les eataftróphes de Mahoniet -, furent le feul point de vue qui lè fïxa. On joint le paffé aü préfent * lorfqu'on voyage avec réflexión. A peirté eüt-il pénétré dans la ville \ qu'ii fe conforma aüx mceurs des habitans. On ne 1'entendit ni plaifanter fur leurs ufages, ni fê plaindrë de leurs fatjons. II fe cöntenta de déplorer en fecrer 1'efclavage de la nation, &z 1'ignorancè qui en ëft üne fuite^ en reconnoiffant néanmoirts quë le bon fens des Turcs eft moins offufqué que celui des hommes qui lifent avec excès. On prend 1'efprit de tout le monde, & 1'on perd lenen, lorfqu'on veut tout favoir L'appareil effrayant avec lequel on abördè le Sultan , reffaröucha. II ne vit qu'une dégradation de 1'humanité, & dans Phurrtiliation des fujets > & dans la fierté du fouverain. Ce fontla des ftatueS, dit-il eri lüi-même, Sc non des êtres penfans. II s'apperciit que les femmes, fi dignes d'être aimées pour leur efprit &r pour leur aménité j n'étoient chéries chez les Mufulmans qtie par rapport è leur beauté, $c qu'en cela ils outrageoient le fexe au lieu de l'hónorer; C'eft ce que lui fit entendre une Circaffiennë j qu'on avoit faerifiée a la paffion d'un bachai Jé  dela.Raison. 145 Je fus, difoit cette jeune fille, auffi belle que modefte, enlevée dès Page d'onze ans pour être ici le jouet des caprices Sc des fureurs de l'homme le plus bifarre Sc le plus cruel : il m'étouffe de careffes Sc m'accable de coups. En prononcant ces mots, elle s'arrachoit des cheveux que lesGraces avoient treffés. Enfuite elle ajouta, en humecfant fes joues vermeilles de quelques pleurs , qui reflémbloient moins a des larmes qu'a des gouttes de rofée, que fans fon malheur , elle auroit nourri du travail de fes mains une mère qu'eile aimoit plus que fa vie, Sc qu'eile auroit confervé une innocence qu'on lui avoit dit être plus précieufe que tous les tréfors. La vertu eft de tous les pays. Lucidor, en s'attendriffant a ce récit , releva fon courage , 1'afiura que tous les efforts des hommes ne pouvoient nous rendre coupables malgré nous, que le ciel, tot ou tard , la délivreroit de fa captivité. L'oracle fe vérifia quelques jours après. Le bacha fut étranglé pour avoir commis des injuftices, Sc 1'infortunée Circaffienne mife en liberté. Ses premiers pas la conduifirent chez Lucidor , qui, loin d'abufer de fes charmes Sc de fon malheur, la fit paitir pour rejoindre fa . K  146 Voyage mère , après lui avoir donné quelques pièces d'or , quelques confeils relatifs a fa fituation, & après 1'avoir recommandée au capitaine d'un vaiffeau prêt a mettre a la voile. Le navire étoit déja loin , & 1'on appercevoit du milieu des flots des mains plus blanches que 1'albatre qui s'élevoient vers le ciel, & qui fembloient le folliciter derépandre fes dons fur un fi généreux bienfaiteur. La reconnoiffance eft Pouvrage du cceur plutöt que celui de 1'éducation. Lucidor paffa le jour a favourer le plaifir qu'on goüte k faire du bien, & le lendemain il eut un entretien avec le vifir fur la politique & fur les mceurs du pays. Ce miniftre, homme habile, lui avoua que des préjugés enracinés dans 1'efprit de la nation, empêchoient le gouvernement de prévenir les peftes & les incendies; que la moleffe qui énervoit leurs troupes étoit le tombeau de la valeur ; qu'on trainoit dans leurs armées un luxe incompatible avec les marches & les combats ; &c que pour faire de bons mi'itaires de leurs officiers, il leur faudroit des chefs Pruffiens qui vinffent les former, ou qu'ils allaffent eux-mêmes prendre des le^ons chez 1'étranger. On ne fait plusla guerre, dit-il, comme on la faifoit il y a cinquante ans, &c nous n'avons  b' E ï a r a i s o n; 14^ que 1'ancienne méthode , moyen affuré d'être toujours battu. Lucidor enchanté de la jüfteiTe de ces réflexions, ki demanda s'il ne trouvoit pas que le defpotifme abrutit les ames; ma-s fon bon lens n'alloit pas jufques-la : il penfa même fe lacher. Les hommes paient toujours par quelqu'endroit un tribut a 1'humanité. chapitre n II pafe en Ruffie. P è x e R s B o ü r G parut a fes yeux une ville calquéefur Vienne & fur Paris, excepté que la plupart des maifons n'étoient point auffi commodes que les nötres. On 1'introduifit chez les plus grands feigneur* lis font d un facile accès. II obferva que les commodités de la vie y étoient beaucoup moins connuesque le fafte; que fans y avoir le néceflaire, on avoit le fuperflu ; qu'en un mot les detads domeftiques ne répondoient point a la magmficence extérieure. Les hommes mettem rarement une jufte proPortion dans leurs depenfes. Kij  VOÏACS La focïété des RufTes plut beaucoup a notre philofophe. II trouva dans leur commerce cette jufteffe Sc cette fagacité qui conftituent Phomme d'efprit, & il reconnut que quoiqu'ils n'euffent été créés que du tems de Pierrede-Grand , ils étoient déja au niveau des peuples les plus inftruits Sc les plus policés. On n'étoit occupé que de la guerre contre les Turcs , 6c il eut voulu qu'on ne fe fut occupé que de la paix. II prévoyoit que cela n'aboutiroit qu'a des maffacres Sc a des horreurs, Sc que chaque puiffance belligérante , felon la deftinée de prefque toutes les guerres , finiroit par fe retirer chez foi épuifée de forces Sc d'argent. La paix feroit durable , fi avant de la rompre on vouloit calculer. Lucidor ne s'en tint pas a ces réflexions. II voulut connoïtre le vrai motif qui faifoit agir les Ruffes, Sc il crut découvrir qu'ils n'avoient réellement commencé cette guerre , que pour s'entretenir dans Part de fe bien battre Sc de bien manceuvrer; les circonftances les menoient plus loin qu'ils n'avoient prévu , ils ne combattoient plus que par honneur. La profeffion des armes eft un métier qu'il faut réellement exercer. Les hommes fe rouillent ainfi que les fufils , fi on ne les tire de 1'inaction. Les Turcs ne font ordinairement  DE L A R A I S O N. 149 battus , que paree qu'ils ne fe battent que rarement. Le nouveau code des loix, ouvrage ïmmortel de 1'impératrice régnante , excita fon attention. Par-tout il y trouva des traces de fageffe & de génie. Heureux, ce peuple, s'écriat-il, fi fes mceurs reffemblent a fes loix ; mais il craignit qu'on ne poufsat trop loin 1'amour de la' dépenfe , & que Ie luxe n'appauvrit enfin la nation. II y a une grande diftance entre des préceptes & leur exécution. Après la vifite de Petersbourg , il fe rendit a Mofcou, ville immenfe oh ii ne manque' que de la police & des habitans , mais ou 1'on trouve des hommes érudits. Les fociétés de gens-de-lettres érigées dans la Ruffie avoient une réputation bien méritée. II les vit par luimême , & il ne put leur refufer fon fuffrage. II n'eft rien tel que les yeux du maïtre. II eut défiré que Pierre-le-Grand , en del pouillant le patriarche de Mofcou d'une autorité trop abfolue, fe fut occupé de 1'inftruction du clergé. Excepté quelques évêques Grecs , qui en qualité de moinés bafdiens, ont quelque favoir, les prêtres du pays, vulgairement appelles popes , font enveloppés d'épaiffes ténèbres. Ils mettent faint Nicolas prefqu'au-deffus de Dieu , & foutienhent comme article de K iij  ïjo Voyage foi , que la fculpture dans les Egliies eft ung violation manifefte du premier commandement, paree qu'il y eft ordonné de ne point faire d'images taiüées pour les adorer, & que lapeinture au contraire eft très-permife.L'i°norance fut toujours la mere de la fuperftition. La Siberië, cette terre d'exii oü iaoguiffent tant d'infortunés, ne pouvoit échapper aux regards de Lucidor, ïl s'y rendit avec célérité: mais quel coup d'ceil 1 On ne découvre en Siberië que des deferts effrayans, oü des ordres émanés de la cour retiennent des malheureux qu'on a voulu punir ou facrifier. Ils y vivent éloignés les uns des autres, fans nulle communication. II vifita prefque tous les exilés, & dans ce long & pénible voyage, il ne recueillit que des plaintes & des fanglots. Ici, c'étoit un feigneur qui fe voyoit enfeveli dans une tannière , fans autre compagnon que le défefpoir ; la , c'étoit un courtifan qui avoit joui du plus grand crédit, &£ qui ne pouvoit apprendre le fort de fa femme & de fes enfans. II lemble, difoient tous ces infortunés, que cette malheureufe contrée ne tient point a l'u::ivers: il n'y a pas plus de commerce avec les vivans qu'avec les morts. Nous n'apperceyons que de Ia neige & des traces d'animaux»  »e la RArsofc Jijt Ce qui toucha davantage Lucidor , fut Ia vue d'un jeune officier agé de vingt-fept ans T & qui, pour avoir parié d'un miniftre avec indifcrétion, fe trouvoit la depuis vingt-deux mois. Son vifage noble &l gracieux annoncoit une belle ame , fes yeux baignés de larmes exprimoient fon cbagrin. ïl s'étoit fabriqué une efpèce de grotte , qu'il avoit tapiffée d'images de fa mort. Ces images, faites de terre & travaillces de fes mains , le confoloient par la vué de fa dernière fin. II ne me refte plus que cette efpérance , difoit-il, & je tache d'en faire mon bonheur. » Ccpendant, ajouta t-il, qui que tu fois » aimable voyageur , qui viens vifiter ici des >♦ vivans enterrés,fi tu dois jamais retourner » a Petersbourg , employé ton crédit ou tes » pleurs pour repréienter nos maux a 1'impé» ratrice. Surement on lui cache l'horreur de » ce pays qui deviendroit fupportable , fi les» exilés pouvoient au moins fe rapprocher & - mettre leurs peinps en fociété : ce feroit un » avantage & pour la patrie & pour nous. En » réuniffant nos forces, nos lumières , notre m activité, nous fertiliferions ces déferts, &c » 1'empire en feroit fon profit; mais il y auroit n de 1'humanite , & 1'on veut des punitions-» barbares „ comme s'il ne fufEfoit pas de nous-, K_iv?  i Voyage » arracher ÈVnos biens, a nos families , a nos » emplois.» » Hélas ! contintia-t-il, je fuis encore plus » malheureux qu'un autre , ayant parcouru les » pays étrangers , & vécu fix mois k Paris, » féjour enchanteur dont de fouvenir ne fait » qu'augmenter mon mal. » II finit par demander s'il étoit lundi ou mardi. II avoit perdu la fuite des jours. Sss adieux pénétrèrent Lucidor. 11 les accompagna de ce que la douleur a de plus iouchant. Cependant il parut fe confoler, quand notre philofophe' lui dit que la vie n'étoit qu'un inftant,que tout devenoit égal au moment qu'eile finiffoit, qu'il n'y avoit que le bon ufage des peines qui les rendït fupportables , que Ia vue du ciel étoit la meilleure perfpeftive pour ealmer les chagrins. Lorfqu'il le vit plus tranquille, il s'échappa , ck prit la route de Tobolsk , capitale de la Siberië , & il regagna Petersbourg. On lui montra fur fa route 1'hermitage du fameux prince Ménz-ikof, qui, de garcon patiffier, étoit de venu fous Pierre-le-Grand, général d'armée & miniftre, & que 1'abus de fon crédit fit reléguer k Yakouska. II defcendit pour vifiter. cette mémorable folitude, & il la pa'rcourut avec un fentiment mêié d'admiratiön & de  DE LA R A I S O N. ïs , & la générofué qui étoit autrefois notre partage , eft abforbée par un luxe frivole. II nous faut maintenant des dorures , des bijoux & des dettes pour mieux reffembler aux Parifiens. Nous ne mangerions plus, fi nous n'avions des cuifiniers Francois. •> II fe trouva la un vieux Polonois habillé felon 1'ufage du pays, qui éleva la voix, & quf dit : « Je n'ai jamais porté ni velours ni dentelles n'ayant jamais eu d'autre parure qu'un fabre & des mouftaches ; mais j'ai toujours tenu ma parole &ge me fuis toujours bien battu. Plufieurs de nos fénateurs qui tiennent encore k nos moeurs antiques , vous parleront le même langage. lis.vous diront qu'une tête qui ne s'annonce que par des papillotes eft ordmairement une tête vuide , qu'il y a pJus decors ala glacé fous des habits brodés , que fous des peaux de buffle, & que notre malheur vient de ce qu'éblouis par un prëtendu L  rSi Voyage bel efprit, nous n'écoutons point affez la raifon. » A ce mot Lucidor fourit, & convint fans peine , que les hommes ne fe comportoient bien , que lorfqu'ils étoient raifonnables , & qu'il y auroit une excellente réforme dans 1'univers, fi le bon-fens avoit affez d'empire pour devenir réformateur. « Cependant, je dois avouer, dit la palatine , que malgré nos misères, nous fommes encore le pays oix 1'on trouve des maris plus fidèles, des époufes plus foumifes , des enfans plus dociles , & que bien des nations , en troquant leurs moeurs avec les nötres, ne pourqu'y gagner. » Les femmes en Pologne , que Péducation civilife, font des plus charmantes. Notre philofophe fe difpofoit a partir , lorfqu'on vint lui apprendre que le peuple s'affembloit daas le voifinage pour voir un cadavre qu'on difoit «être vampire. II s'y rendit, & quoiqu'il n'apperc.ut qu'un homme très-mort, fans mouvement & fans vie, mais ayant feulement le vifage enflammé , des reiigieux lui foutenoient qu'il remuoit, & même qu'il crioit, tant on eft prévenu lorfqu'on fe laifte dominer par la fuperftition. II font bien venus a faire croire ce qui leur plait; car il n'y a guères de fa?  D E t A r A i $ o N. jéj mille polonoife qui n'ait un moine pour confeih Lucidor eut beau leur expliquer que la rougeur qui les frappoit , n'avoit point d'autre caufe que la qualité de la terre oü 1'on dépofoit les corpS= Loin de déïérer k fon avis, ils le traitèrent d'impie, & pensèrent le lapider» Ainfi h fanatifme a coutume de répondre. II s'échappa très-prudemment, & dans fa route il n'appercut que des plaines immenfes, des forêts de pins, qui lui certifièrent que la Pologne , loin d'être peuplée, n'a tout au plus que cinq millions d'habitans. Auffi fait-elle fortir la plus grande partie de fes grains pour avoir des denrées & de 1'argent. C'efr-lè fa ncheffe , en y joignant les falines de Cracovie &Ia eendrede certain bois, nommée/^ , qui fert a diverfes teintures. t Si Lllcidor ne rencontra point de voleufs^ c'eft que les Polonois s'accordent auffi difficilement pour faire le mal que pour faire k bien. C H A P I T R E IV. Uobfirvt la Suède & le Dannemarck. Un vent fayorable, un vaiffeau commoda «urent bientdt tranfporté è Stockolm le judi- L ij  ié4 Voyage cieux voyageur. II y parut avec une modeftie qui plut beaucoup auxSuédois. Sans être fimples, ils aiment la fimplicité. On trouva toujours parmi eux les meilleurs foldats. Ses premiers rëgards fe fixèrent fur le fénat, qui, comme tous les tribunaux du monde, a fes avantages & fes inconvéniens; mais il avoua que cette voix qu'on accorde aux payfans prouvoit la fageffe de la nation. Le bon-fens eft toujours refpectable, de quelque manière qu'il foit haVillé. II eut fallu, felon fon avis, qu'il ne dit qu'avec la plus grande réferve, qu'il y eut moins d'altercations dans le fénat, plus de déférence pour le roi; mais la liberté n'y eut pas trouvé fon compte j on fait que fon empire confifte dans Tindépendance. Ni Chriftine , ni Charles XII ne furent point oubliés; celle-ci comme ayant éclairé le Nord, celui-la comme 1'ayant embrafé. Lucidor rappella plufieurs époques de leur règne , & il lesaccufa d'avoir été trop remuans. L'imagination fympatife rarement avec 1'art de gouverner. II faut du flegme pour conduire les hommes , plutöt que du génie. Defcartes qui mourut enSuède, fut quelquefois le fujet des ent-retieris. Notre voyageur obferva que ce philofophe qui exclut le vide  DE LA RAISON. 165 de 1'univers en laiffa fouvent dans fes écrits, & qu'en nous enrichiffant de 1'hiftoire de 1'ame, il nous donna le roman de la nature. Un jour que Lucidor fe promenoit autour de ces mines dont la feule defcriptiom fait horreur, & dont les abimes fervent de retraite aux criminels qu'on deftine fagemen.tau travait, plutöt qua la mort, il fit rencontre d'unpayfan digne d'être cité. Fier de fa qualité de Suédois, il n'auroit pas changé fon état pour les meilleures conditions. » Par-tout ailleurs , difoit-i!, » on me regarderoit comme un objet de mé» pris; ici 1'on m'écoute , & je fais partie du » fénat. Tant que les fociétés d'agriculture , » ajouta-t-il, dédaigneront d'avoir des labou» reurs pour aggrégés, elles ne feront que des » livres , & les campagnes n'en feront pas » mieux cultivées; cartel que vous me voyez, » monfjeur, dit-il. a Lucidor , j'ai un peu lu , » & j'ai appris que la raifon toute crue des » payfans valoitbien les ragouts du bel-efprit ». 1 Ce bonlaboureur étoit chef d'une nombreufe familie , a laquelle il ne ceffoit de répéter , que le plus beau titre de 1'homme eft celui d'être homme , &t que 1'honneur d?avoir une ame immortelle 1'emporte fur toutes les dignités. ■ On le confultoit dans fon village comme L iij  i6<£ Voyage 1'oracle du lieu , & fes vertus le faifoient encore plus refpefler que fon bon fens. Sa femme offrit a notre philofophe un repas agrefte. II y affifta avec plus de plaifir qu'aux plus fuperbes feftins. La férénité qui brilloit chez les convives avoit ramené lage d'or. Le père , la ' mère,lesenfansjouiffoient d'un bonheur inaltérable : c'étoit la confrairie des heureux. Ils avoient un petit domaine, oii par un travail opiniatre ils forcoient la terrea leur remettrece qu'eile a de plus précieux. II n'y a point de tréfor comparable k la médiocrité : elle laiffe 1'ame dans un calme , qu'il vaut beaucoup mieux fentir que définir. II en coüta plus k Lucidor pour quitter ces bonnes gens, que pour s'éloigner'des perfonnes les plus qualifiées. II leur dit un adieu qui exprimoit toute fon efiime & tous fes regrets. Une familie de cette trempe valoit pour le moins une fociété d'agriculteur's. Les Suédois , que leur amabilité a faitnommer les petits Francois-, goutèrent beaucoup 1'aimable voyageur. Plufieurs d'entr'eux 1'accompagnèrent jufqu'a la'mer ; & ce fut alors qu'il leur fit 1'éloge de la reine comme d'une princeffe qui par fon génie méritoit réellement d'être fceur du roi de Prufle, & qui avoit le bonheur d'être mère des princes les plus ac-  Ö E LA RAÏSOIf. l6f ieomplis. On fe falua , on s'embraffa , & bientöt Lucidor fe vit au milieu de Coppenhague.. II fur charmé d'y trouver un jeune monarque qui avoit la maturité des vieillards, &c dont 1'efprit formé par des voyages & par des lectures , deviendroit la lumière de fes états» II eut plufieurs entretiens fecrets avec lui, &c il en réfulta que Ie fafte devoit être banni du Danemarck comme d'un royaume oh il étoit dangereux ; qu'il falloit toujours qu'un état dépensat moins que fon revenu , & qu'il eut des fommes en réferve. Les miniftres parurent a Lucidor dignes de leur emploi: ils fervoient la patrie pour 1'honneur de la fervir: gloire d'autant plus eftimable , qu'eile n'eft pas commune. Notre philofophe paffa de la cour è Ia ville r c'eft le moyen de bien connoitre les mceurs <& le caractère d'une nation. La connoiffance des hommes exige des détails. Qui n'a vu que les grands , n'a fouvent appercu que de la diffimulation. Les petits fe dévoilent plus facilement. Les Danois, au rapport de Lucidor, oublien» ee qu'ils font pour paroïtre Allemands. Cela leur donne un air gêné & d'autant plus èéplacé , qu'ils ne peuvent que gagner a. fè faire connoitre^  lég Voyage On s'oecupe parmi eux de 1'agriculture & du commerce , comme de deux objets qu'on avoit négligés par le paffé , & qui font le pivot d'un état ; mais on s'en occupe en agiffant, & non en faifant des brochures qui ne fervent qu'a 1'amufement des hommes défceuvrés. Quelques jeunes gens revenus de Paris s'efforcoient de mettre en honneur 1'afféterie des petits-maïtres , ce qui ne prenoit pas. Le Danors revient au férieux malgré lui, le bon fens ne s'accomode point de la frivolité. Les arts avoient des amateurs, & le gouvernement travailloita les multiplier. Onvoyoit dans les maifons royales quelques chef- d'ceuvres fortis desmains des Danois, ces maifons qui fans être fuperbes, offrent èjl'ceii plufieurs beautés, mais , comme dit très-bien un homme du pays, tous les royaumes d'oü Ia religion Romaine eft bannie , n'ayant pas avec Rome des relations , font ordinairement dépourvus de bons artiftes. II faut entretenir des correfpondances avec cette capitale pour fe former le gout: la Ruffie elle-même, malgré fes académies , fe reffent de cette privation. Les colléges étoient bien tenus a Coppenhague , mais le pédantifme alloit trop loin. On ne fait de bonnes études , que lorfqu'on les fait gaiement.  DE LA RAISON. i6y Ainfi penfa notre philofophe qui quitta le Danemarck, après en avoir fcrupuleufement obfervé le phyfique & le moral, & après avoir déclaré que rien n'étoit plus important pour le pays , que de s'allier avec des puiffances refpeclables par leur force & par leur prudence , attendu qu'un pafte fait a la legére pouvoit lui caufer les plus grands maux. '—mniMii 'ii ,J..«ma>aama» mm „„,, CHAPITRE V. II voit la Prujfe & la Saxe. L A Raifon connoït le prix du tems, & n'en perdit jamais une minute. Lucidor paffa trèsrapidementde Hambourg ( ville intéreffante) a Berlin. Le roi fut le premier qui appercut 1'aimable voyageur, & qui lui paria. La chofe n'eft point furprenante ; c'étoit un effet 'de la fympathie. Ils conversèrent long-tems l'un & 1'autre fur la meilleure adminiftration d'un état, & ils furent toujours d'accord.' II parut que le monarque devinoit Lucidor , il a 1'ceil le plus pénétrant. On convint qu'il falloit avoir égard aux climats, aux ufages , aux loix , aux circonftances, mais qu'il y avoit des pratiques de  lyo Voyage tous les pays Sc de tous les tems; celles , par exemple,de ne pas. toujours vifer au mieux,, dans la c/ainte de trop varier , de fimplifier les ordonnances au lieu de les multiplier; de donner a la juftice une continuelle activité; de régler le luxe d'un état fur fon étendue Sc fur fes revenus ; de fixer le prix du pain ainfi que celui de 1'argent d'une manière irrévocable, attendu que 1'homme n'a rien de plus précieux que ce qui forme fa fubfiftance, d'entretenir la difcipline militaire dans toute fa vigueur. L'amour de 1'ordre fait le bonheur des peuples. Le roi fit voir lui-même fa bibliothèque k Lucidor : elle étoit enrichie des obfervations du monarque. Jl y avoit beaucoup de livres intéreffans , dont il avoit augmenté la valeur par des notes importantes, marquéesau coin du génie. Dom Pernetti, bénédiflin de la congrégation de St. Maur, faifoit les fonctions de bibliothècaire; il prouvoit k tous les étrangers que le roi de Pruffe ne fe prévient contre perfonne , qull lui importe peu qu'on foit moine ou laïque , pourvu qu'on ait du mérite ; Sc qu'il n'y a que de petits efprits qui puiffent méprifer un homme , uniquenaent paree qu'il porte un capuchon. On donna des ordres pour que Lucidor vb-  DE LA RAISON. 171 fitat tout ce qui pouvoit exciter la curiofité. Les fciences & les favans tenoient un rang diftingué. On les révéroit comme des dieux tutélaires , dont 1'influence féconde 1'ame &C 1'élève. Les manufactures étoient floriffantes , fans que i'agriculture en fouffrït; le commerce entretenoit un heureufe circulation , les ouvriers vivoient avec facilité. L'art de gouverner peut s'appeller une fcience harmonique. Berlin eft une ville extrêmement peuplée. Les impöts n'y appauvriffent perfonne , & les dépenfes de la cour n'enrichiffent aucun courtifan. La tempérance fubfifte a 1'aide d'une fage économie. L'ceil du fouverain déclare la guerre è tout ce qui s'appeile profufion. Cependant comme il eft impoffible qu'il n'y ait point de défauts dans une adminiftration, un officier que fa bravoure avoit expofé a toute la rigueur ;des combats , fe plaignit a notre voyageur de ce que la noblefTe & le peuple n'étoient point affez libres. Je fers mon prince , lui dit-il, avec le plus grand zèle & !e plus vif attachement : II me connoit ainfi que tous fes officiers, & il n'en doute pas; mais malgré 1'admiration que j'ai pour fes talens &c pour fa valeur , je ne pui? m'empêcher d'avouer , qu'il eft dur pour un citoyen de fe voir enrollé , dés qu'il peut fe  *7* Voyage connoïtre. Un gouvernement doit être plus civil que militaire , le principal objet des hommes ne fut jamais de tuer les autres, ni de fe faire tuer. Je ne redoute ni le fer, ni le feu. Je fuis couvert de cicatrices, & dansl'inftant j'irois gaiement a Ia tranchée , fi mon devoir m'y appelloit; mais n'y auroit-il pas moyen , fans éteindre la valeur, de s'occuper moins de la guerre & de tout ce qui s'y rapporte ? On accoutume infenfiblement les hommes a devenir cruels , & rien .n'eft auffi précieux que 1'humanité. Lucidor fe contenta d'écouter. La raifon ne condamne ou n'approuve qu'avec beaucoup de circonfpeétion. II affifta è une revue. Jamais il n'avoiryu manceuvrer avec autant de dextérité. Le roi étoit 1'ame de ce brillant exercice ; il fe répandoit parmi tous les foldats, leur donnoit des avis , les appelloit par leurs noms , les encourageoit par fon exemple , & favoit les contenir par fa fermeté. C'eft un prince équitable , mais qui ne connoit guères de péchés véniels. Plufieurs régimens réunis fembloient n'être qu'un feül homme. II n'y avoit qu'un tems S, qu'un mouvement , qu'un gefte; la prompti-  DE la RaïSON. 173 tnde des évolutions étoit rapide comme 1*4clair. Si cela n'eft pas praticable un jour de bataille , c'eft au moins beau pourle coup-d'ceil, & bon pour entretenir la fouplefie & 1'agiliié. II n'y avoit plus a Berlin ni a Poftdam des poëtes Sc des phyficiens comme par le paffé , mais il y avoit la paix. . Lucidor partit après avoir fait un journal de tout ce qu'il avoit vu : la chofe en méritoit la peine :& s'il ne fe répandit point en éloges ni fur le fouverain, ni furie gouvernement, c'eft que la raifon n'eft pas complimenteufe. II traverfa la Siléfie , dont les campagnes & les manufaétures indiquent la richefle ; & il trouva dans Breflau , cette ville prife & reprite avec tant de célébrité pendant la dernière guerre, des négocians inftruits Sc trèsopulens. La Saxe devint un nouveau point de vue pour notre aimable philofophe. Le pays eft intéreffant, Sc il étoit bien gouverné. On avoit entouré le jeune prince de ces hommes habiles Sc vertueux , qui ne peuvent donner que de bons confeils. La dernière guerre qu'on voit eropreintefur les murs de Drefde & fur fes batimens , fit juger a Lucidor que les réfidences des fouve-  174 Voyage rains ne devroient jamais être fortifiées.II vaut beaucoup mieux qu'un prince fe retire , s'il n'eft pas en état de fe défendre, que de voir fa propre ville devenir la proie des flammes , & fes meubles les plus magnifiques être le butin de Pennemi. II y a des pertes en ce genre qu'on ne peut réparer. •Un peu moins de hauteur chez les Saxons, & ils feroient accomplis. Le fleuve de 1'Elbe a quelque chofe de la Garonne. Leypfic ou fe tient la plus belle foire de 1'Europe , avoit quelques érudits , & fes libraires, gens connoiffeurs, étoient pourvus de très-excellens livres, déparés a la vérité par toutes ces brochures ridicules& pitoyables que la licence accrédite , & que la faim produit. C'eft diftribuer des poifons que de répandre de mauvais ouvrages. Le cceur de 1'homme n'eft par lui-même que trop corrompu , il n'y a perfonne au monde qui n'en fache quelque chofe par expérience. Le roi de Pruffe fe préfenta fouvent a 1'efprit de Lucidor , comme un monarque qui avoit fait de grandes chofes, mais qui n'avoit pas tout fait. II le blama hautement de n'avoir pas affez refpefté la religion , qui eft la fauvegarde des rois , & d'avoir été trop intéreffé. II engageafon neveu a faire moins la guerre,  DE LA RAISON. I75 (jui, malgré toutes les victoires qu'on peut remporter, eft toujours extrêmement onéreufe. Si le gouvernement eut été moins tyrannique, Lucidor eut parlé plus librement; mais la prudence, fur-tout en voyage , exige que 1'on conforme fa conduite & fon langage aux différens pays qu'on parcourt. CHAPITRE VI. II fe rend a V'iennt en Autriche. Vienne ne pouvoit être un objet indifférent pour Lucidor. Outre que cette ville a été le théatre de plufieurs évènemens, la fouveraine qui gouverne mérite elle feule la plus grande attention. IJ fut admis a fon audience avec une facilité qui 1'auroit furpris, s'il eütignoré que MarieThérèfe n'eft pas moins affable que bienfaifante. Chaque jour elle fait des heureux, plus contente d'avoir répandu des libéralités, que d'avoir remporté des viftoires. C'eft une tendre mère qui n'appercoit que des enfans dans tous fes fujets. Notre philofophe d'après tout ce qu'eile lui dit, la mit beaucoup au-deffus de la reine Elifa-  tyé Voyage beth, II fut ravi d'apprendre qu'eile fe levoit régulièrement a cinq heures, qu'eile ne perdoit pas une minute dans le cours de la plus longue journée ; qu'eile veilloit fur le clergé , fur la magiftrature , fur la noblefie, fur tous les citoyens avec un zèle infatigable, & que la multiplicité des détails n'affoibbffoit en rien fes grandes vues. Nul fujet n'étoit exclus de fon audience , nul placet n'étoit rejetté. Cette grande princeffe qu'on peut appelier roi, auffi magnifïque dans les cérémonies d'éclat, que fimple dans fon extérieur, n'a pour cortège ordinaire que fa vertu. Les monarques nepeuvent avoir une plus belle garde ; mais la manière dont elle avoit fait élever fon augufte familie, mettoit le comble a fes rares qualités. Elle avoit ellemême préfidé a cette importante éducation , & elle a fi bien réuffi , que fa magnanimité a paffé chez tous fes enfans; ils la feront revivre fur les différens trönes ou le ciel les a placés ; & quels avantages pour 1'Europe ! Lucidor a la vue de ces merveilles, nemarchoit qu'avec un crayon. Toujours il écrivoit, & c'eft fur fes tablettes qu'on lit, » Que 1'im» pératrice reine de Hongrie n'écoute. ni laflat» terie , ni la prévention , que fa piété eft » male comme fon courage, & que fon règne eft  DE LA RAISON. 177 » eft fi merveilleux, que Ia fable n'y pourra rien » ajouter ». Quelle fatisfaction pour la raifon de voir fes lumières fi bien mifes a profit , fes confeils fi biên exécutés ! On ne fe défioit point k Vienne que 1'in» connu qui paroiffoit tout fimplement un étranger, avoit tant d'influence dans la manierede gouverner. Cependant la nobleffe Autrichienne , quoi-" que très-haute , lui fit un gracieux accueil. On 1'invita a de fomptuenx diners. On traite k Vienne magnifiquement. C'eft une profufion des meilleurs vins , fans en excepter celui de Tokai. Les femmes ont le plus grand air , parient francois comme k Paris , & s'habiilenj; avec beaucoup de gout. Lucidor eut défiré qu'on ne diftinguat pas trois fortes de nobleffe, qu'on fupprimat des étiquettes, & qu'on eut enfin moins de morgue, & plus de cordialité. -11 n'y a point de franchife , la ou il y a de 1'orgueil. Les finances étoient fagement adminiftréefj & les fortunes parmi ceux qui en avoient la régie , ne faifoient point murmurer la nation. Le gouvernement favoitles taxer. Tout eft a fa place quand un fouverain fait règner. Le confeil AuÜque mérita 1'admiration de M  iy8 Voyage notre voyageur par fa fageffe, & par fon im" mutabibté. II n'y trouva point ces chargeniens biiarres , ces alternatives de mal & de bien, de pis & de mieux , qui rendent un état mobile comme le vif-argent. Chaque miniftre eft obligé de fe conformer a des régies fag^s , qui ne varient pas plus que le cours du foleil. II n'eft rien tel que le flegme des Autrichiens pour bien gouverner. L'empereiü eut de fréquens entretiens avec Lucidor. II s'y dévoila comme un prince qui opéreroit un jour de grandes chofes , mais qui ne fépareroit jamais la valeur de 1'humanité. Les encouragemens prodigués aux écöleS militaires , ainfi qu'aux colléges, par le moyen des récompenfes & des éloges , produifoientun merveilleux effer. L'émulation remuoit tous les efprits , & 1'on voyoit naïtre la lumière. Le collége Théréfien eft le meilleur modèle pour toutes les écoles de I'univers. Tout cela fit augurer a notre voyageur qu'on ouvriroit les yeux fur la néceffité de pennettre aux commandans des armées de livrer batadle lorfque 1'occafion s'offriroit fans attendre des ordres précis ; qu'on rendroit les maniifaétures de foierie plus folides & plus floriffantes; qu'on diminueroit le prix des Douanes ; qu'on fup-  O E L A R A ï S O N. 170 primeroit la taxe qu'il faut payer toutes les fois qu'on rentre dans la ville après le foleil couché ; qu'on embelliroit les places & les maifons, dont 1'afpeft eftgothique &" lugubre ; qu'enfin on auroit foin d'établir des auberges propres & commodes. Dans prefque toute 1'AlIemagne on couche entre deux lits de plume , on n'a point de rideaux ; on trouve une cuifine déteftable. C'eft la coutume des cabarets, & elle durera long-tems. Le célèbre Wanfl vieten , élève & commentateur de 1'immortel Boerhaave, ne put échapper a 1'admiration de Lucidor, malgré fon air de fimplicité. II étoit 1'ame des écoles & de toutes les opératións qui ont rapport aux fciences & aux arts II ne faut qu'un grand homme pour porter' la lumière dans tous les efprits. Un jour de gala mit notre philofophe a portée de voir d'un coup-d'oeil tous les grands du pays. II feroient aimables , s'ils n'étoient point fi folemnels. La cour parut alors dans tout fon éclat , & Lucidor jugea que les gala qu'on regarde en France comme des étiquettes affujettiffantes, étoient fagement imagihés pour rendre les princes acceffibles , & pour ]eur faire connoitres les nobles & les officiers. Lucidor ne parut point au caffé. C'eft une efpèce dWécence è Vienne que d'y paroitre. M ij  ii8o Voyage Le fanétuaire que les fciences ont clans cette ville, fut fouvent vifité par notre refpedtable voyageur. C'eft une des plus belles bibliothèques du monde, & pour les livres, & pour le vaifieau. II y trouva quelques manufcrits précieux, dont il fit des extraits. La raifon met tout a profir. De 1'Autriche il paffa dans la Hongrie, oü il rencontra plus de bravoure que d'efprit , quoique tout le monde jufqu'aux palfreniers parient Latin. On le pria fouvent de boire de cet excellent vin qui eft prefqu'une divinité du canton, mais fa fobriété ne lui permit que d'y goüter. » Voila , lui dit un ancien milim taire , en lui montrant fes vignes , oh notre » courage s'aiguife , ou notre cceur s'échauffe, » & oii les braves Polonois viennent chaque » année puifer ce qui lesmaintient dans 1'amour » de la franchife 6c de la liberté. Ils font des » lieux de parade des caves oü ils placent »> nos vins, & ils en ont confervé jufqu'au de-la » de cent ans , léguant aleur poftérité une auffi » déiicieufe fucceffion ». De la Hongrie Lucidor paffa dans la Tranfjlvanie, oü il vit de bons foldats. Quant a la Croatie, elle ne lui offrit d'autres avantages que des vivres a bon marché. Les mceurs n'y font pas mcëleufes.  de la Raison. iSc Marie-Thérèfe ne fortoit point de fon efprit. II penfoit qu'il faudroit des fiècles pour !a reproduire ,& que fa douceur qu'on prit quelquefois pour foibleffe étoit indifpenfable au milieu d'un peuple qui paffe pour avoir de la rudeffe. On guérit les maux par les contraires. II entrevit quelques abus, paree qu'il n'y aura jamais un gouvernement fur la terre tel que la répubiique de Platon , oü il n'y alt des inconveniens. Mais il y avoit tant de bonnes chofes , tant d'actes de bienfaifance , tant de fages établiffemens, qu'on ne pouvoit qu'applaudir au règne de Marie-Théréfe. Ce qu'il y a de fur, c'eft qu'on ne pourra mieux faire que de 1'imiter, & que tout prince qui voudra règner avec fagefie , & gagner le cceur de fes fujets , la prendra pour modèle. Lucidor prévint qu'eile placeroit fes enfansfur tous les trönes de FEurope ; & il fit des vceux pour qu'ils y portaffent fes yertus. CHAPITRE VI. II parcourt la Bavière & quelques autres JElectorats. Aprés avoir vifité la Moravie , pays remarquable par fa fertilité & par fes beaux cbe- M iij  i°i Voyagemins /avoir obfervéla Bohëme , célèbre par fes guerres, & par fa capitale ou 1'on trouve une nobleffe auffi fociable que diftinguée , il fe rendita Munich, ville fondée pardesmoines , & qui par cette raifon s'appelle Monaco. La cour de 1'éleöeur qui y réfide le furprit par fa magnificence. Ses palais font enrichis des plus belles peintures, & des ameublemens les plus précieux. On y voit des chef-d'ceuvres qu'auroient enviés les plus grands rois. Les femmes s'emprefsèrent de bien accueillir 1'inconnu. Elles aiment les étrangers, & leur converiation eft intéreffante. L'éducation des Alïemands mérite d'être citée. On apprend aux jeunes perfonnes tout ce qu'elles dolven* favoir. On régala notre philofophe d'une comédie, calquée fur les moeurs du pays. C'étoit un tiffu de bouffonneries dont les Francois ne fe feroient furément point amufés. Les pièces Allemandes n'ont d'autre mérite qu'un mauvais burlefque. Plus les nationsfont férieufes , plus elle aiment les farces. On veut fortir de fon caracfère , lorfqu'on court au fpecfacle. II lut les dernières ordonnances du pays, & il les trouva très-fages. Elles concernoient les écléfiafiiques & les moines. » II faut les » refpefter , difoit le cardinal Ximenès, qui  DE LA R A I S O N. 1% » devoit bien les connoïtre , mais il faut les » tenir dans la médiocrité & dans Ia dépen» dance ». Les habitans de la ville & de la campagne étoient contens de leur fort ; dans la crainte d'être plus mal ; iis fe trouvoient bien. 11 n'y a de bonheur fur la terre- qu'en idée. Ausbourg , féjour ennuyeux comme toutes les villes Anféatiques , n'offrit aux yeux de Lucidor qu'un air morne & lugubre , malgré la beauté de fes édifices &C la largeur de fes mes. II en fut dédommagé par le bon fens des habitans. Dans "les plaifirs comme dans les affaires , les Allemands confervent une ju» dicieufe gravité. Auffi ne faut-il leur demander nt ces faillies ni cette légèreté ft communes parmi les Francois. Ce qui paffe k Paris pour un trait d'efprit leur paroit une folie. Tels lont les hommes. Cent lieues de plus ou de moins différencientleur manière de voir & depenler. II trouva quelques érudits amis de i'antipathie , mais qui fe perdoient dans des in folio. lis paffoient les jours & les nuits a compiler, & k faire des. ouvrages auffi, longs que fafiidieux. II y a peu d'écrivains qui connoiffent 1'art de taire un livre. Les uns n'y mettent que de la péfantenr, les autres qu'un efprït volatil. On écrit comme on eft affeöé. M iv  184 Voyage Manheim connut bientöt le mérite de notre philofophe ; on y eft éclairé. A Mayence , k Cologne , a Tréves on 1'invita beaucoup k manger; mais ce n'eft pas ce qu'il cherchoit. II' aima beaucoup mieux fe répandre de tous cötés, pour voir des phyficiens, des jurifconfultes, des politiques , des orateurs , des poëtes qui avoient de la célébrité , & il en trouva. II concut, après les avoir entendus , que les Allemands de 1769 n'étoient pas ceux de 1700 ; que leur bon gout répondoit k leurs lumièrës, & que malgré la rudeffe de leur langue , ils avoient trouvé le fecret de faire les vers les plus moëlleux & les plus élégans. Qui écrivit mieux en ce genre que 1'auteur du poëme d'Abel ! On lui montra des produ&ions récentes dont toutes les académies du monde fe feroient honneur ; mais en petite quantité. Toutes les nations n'ont pas le talent de faire des livres par milliers. Ce qu'il y avoit de mal, c'eft que dans la plupart des univerfités , les études s'y font péfamment. On ne fait point encore les dégager de ce fatras d'érudition , ni de toutes ces queftions fcholaftiques qui étouffent 1'imagination, & qui abforbent 1'efprit. Les alimens étoient un autre boulevard contr-e  DE LA R A I S O N. iSï Ie génie. Ne fe nourrir que de légumes, de viande rrop fucculente, ne boire que de la bière , c'eft le moyen d'avoir le fang globuleux , & de ne penier qu'avec difEculté. Le phyfique influe prodigieufement furie moral. Ce furent les réflexions d'un moine Allemand qui eut une longue converfation avec Lucidor, & qui lui avoua qu'a force de charger 1'efiomach d'une nourriture trop fubftantielle , il y avoit nombre de fes confrères qui ne faifoient que végéter. II lui raconta a ce fujet une hiftoire divertiffante. II lui dit que dans une maifon de fon crdre, le fupérieur ne fachant comment préferver les viandes falées de la rapacité de fes rehgieux qui ne s'occupoient que de manger, &qui furetoient dans tous les endroits,s'avifa de les mettre a la bihliothèque , & que dés ce moment les provifions reftèrent en süreté. Notre philofophe ne manqua pas dans toute 1'Allemagne de jetter un coup-d'ceil fur les campagnes &c fur ceux qui les cultivent. Les payfans ne connoiffoient point Pindigence : on les ménage comme des bras de Pétat qu'il ne faut point accabler. Quant aux commercans, ils étoient avec raifon des protégés , mais malgré cette proteftion , on ne les eftime point affez. La no-  3& bon vieillard qui fumoit fa pipe avec beau» coup de réflexion , pour occuper toutes ces w mailons de plaifance que vous voyez. 0n » a voulu donner quelque chofe au luxe & » k la mode, mais notre élément eft notre » comptoir. Par-tout ailleurs nous noustrou» vons dans un état violent ». Lucidor chercha par-tout des favans ; leur nornbre étoit comme celui des élijs. On vivoit fur la réputation desgrands hommes qui avoient illuftré la Hollande , & 1'on fe contentoit de les citer. Cependant les écoles publiques avoient des profeffeurs éclairés. L'univerfité de Leyde ne 'N  f94 Voyage fut jamais fans lumières, & il en fortit toujours d'excellens fujets. C'eft dans cette ville que notre voyageur eut une conférence avec deux quakers ; mais au lieu d'en tirer quelque bon raifonnement, il ne trouva chez eux que de la fingularité. On n'en impofe point a la raifon. Retranchez en effet les manières inciviles & le langage groffier de prefque tous les quakers , & vous n'appercevrez que des hommes fanatiques de leurs ufages, octrès-bornés.Lafranchife donton les décore, n'eft fouvent que dans leur ton. Lorfqu'on eft brufque, on paffe affez communément pour être vrai. Lucidor fut plus content d'un rofe-croix, ce difciple d'une fecfe qui eft prefqu'aux abois. II avoit beaucoup de connoiffances & beaucoup de fecrets. 11 difoit qu'un Hollandois fondu avec un Francois feroit un homme parfait ; que les Juifs en qualité d'ufuriers & de receleurs , ne pouvoient que nuire au commerce du pays: que les états généraux n'avoient point affez pourvu aux befoins des voyageurs , en les laiffant a la dikrétion des gens affamés d'or : que les magiftrats ehangeoient trop fouvent d'emploi pour avoir le tems de bien voir & de bien juger.  DE LA RAISON. 11 avoit un fyftême fingulier fur les fuite de la mort. II prétendoit que nous paffions de planette en planette , en prenant des corps toujours plus fubtils, jufqu'a ce que nous fuffions arrivés au tröne de PEternel, & que la vie de 1'homme doubloit k mefure qu'il avancoit dans les fphères céleftes , de forte que parvenu a la plus élevée , il devoit vivre environ deux mille ans. II appuyoit cela de tout ce qu'une forte imagination pouvoit lui fuggérer , & il le difoit d'un ton fi décifif & d'un air fi confiant, que dans un'autre fiècle il auroit sürement fait feöe. Mais le tems des feclaires & des réformateurs eft pafte. Après toutes ces idéés , il vanta fon fecret pour faire de 1'or avec une certaine poudre de projection , & ce fut alors que Lucidor le quitta. La raifon veut qu'on dife des chofes au moins vraifemblables- L'uniformité de la Hoilande auroit laffé la vue de notre voyageur s'il eüt été changeant. Ce ne font que des prairies, des arbres, des xanaux , fans collines , fans vignobles fans vergers , fans forêts, & ce pays qui 'a les quatre élémens contre lui, ne peut être que très-mal-fain. Les batimens , excepté quelques édifices, tels que i'hötel-de-ville d'Amfterdam , n'an' N ij  V O Y A G E noncent ni gout, nifolidité ; onles prendfoit pour des barques fabriquées a la hateau mi* lieu des eaux ; mais comme ils font égayés par des plantatious qui bordent les rues, on les trouye agréables. Le port d'Amfterdam eft la plus belle chofe du monde. La multitude de navires dont il eft rempli , lui donne Fair d'une forêt flottante au milieu des mers. Rien de plus agréable que des perfpeöives qui favorifent 1'illufion. II eüt fouhaité que les Holiandoifes naturellement gaies , euftent répandu plus d'amémté dans 1'efprit de leurs maris, & qu'un contrafte auffi fmguüer n'eüt plus révolté les voyageurs. Une pipe a la bouche fait toute la récréation des négocians. S'ils paffent de la ville-k la campagne , c'eft pour y fumer ; ( la bizarrerie des goüts formeroit une hiftoire bien volumineufe, ) auffi n'ont-ils guères d'autre entretien qu'une converfation toute en monofyllabes, a moins que quelque nouvelle importante ( car ils aiment beaucoup a politiquer ) ne les rende un peu plus parleurs, Ils fupputent ordinairement ce qu'une vifite doit leur rapporter , & s'ils s'appergoivent qu'on n'a que des complimens k leur faire, il$ fontfentir qu'on les embarraffe. On s'accommode de leur franchife quand on les connoït,  DE LA R A I S ö N. 197 mais il faut y être accoutumé. Leur adreffe a écarter les guerres &c faire fleurir leur commerce, prouve que leur bon fens vaut beaucoup mieux que 1'efprir. Ils invitèrent fouvent Lucidor a diner ; comme un homme rare qu'ils vouloient approfondir ; il leur donna des lumières relatives a leur commeree , dont ils furent très-fatisfaits. L'excèsaveclequel ilsboiventdu thé , fans que cela les incommode , perfuada notre phi» lofophe que M. ïiffot avoit de 1'humeur lorfqu'il a tant invectivé contre cette boiffon. Les Chinois en font un ufage continuel, & ils ne eonnoiffent ni la gravelle , ni Ia goutte. La vérité eft prefque toujours loin des fyfiêmes. Grolius , difoit que la Hollande eft le plus beau pays du- monde , quoiqu'il alt les quatre élémens contre lui. L'air y eft extrêmement mal-fain , l'eau communément mauvaife , le feu un réfultat de charbon de terre , plus propre a incommoderqu'a échaiïffér ; & enfin Ia; terre elle-même qui-eft toujours au momentde manquer , a raifon de -la jufter crainte qu'ona d'être fubmergé. Le même auteur ajoutoit' qu'on peut faire le tour de Ia Hollande avec: fon chapeau rernpli d'or fans crainte d'être*volé, mais qu'il n'en reftera rien pour pcii. qu'on garcourre le pays, tant on y paie chèrer- N. iij.  *9S Voyage ment les befoins de la vie. Et ce qu'il y a de plus fingulier, c'eft que plus on marchande, & plus on eft ranconné. Les magiftrats qui veillent a la police , devroient abolir ce dangereux ufage. II n'eft pas naturel de laiffer un voyageur è Ia difcrétion d'un peuple avide, & qui n'a d'autre frein que fa cupidité. La Hollande fans cet inconvenient qui la rend redoutable aux étrangers, feroit encore plus fouvent vifitée. L'on craint d'y aborder. L'exceffïve propreté dont on fe fait une loi eft la chofe la plus incommode. On n'ofe ni marcher dans les appartemens , ni cracher; ce qui feroit d'autant plus ridicule , que les Hollandois font moins propres fur eux-mêmes que toutes les autres nations. Outre qu'ils changent rarement de Iinge , ils ne fe baignent prefque jamais , tant il eft vrai qu'il fuffit d'avoir les chofes en abondance pour n'en pas ufer; car aucun pays du monde n'eft auffi-bien pourvu d'eau que la Hollande. Il fembie que les enfans y viennent k Ia nage , difoit Boerave , lorfqu'ils fortent du fein maternel. Ces eaux trop abondantes répandent une humidité extrêmement nuifible , & qui produiroit dans les appartemens des infecfes & des champignons , fi l'on n'avoit foin de les la ver continuellement.  de la R A I s d n. 199 Lucidor fit ces remarques , 8c il en conclutque laHoliande n'étoit habitable que cinq mois de 1'année. II eft vrai qu'eile jouit en été des jours les plus fereins, 8c qu'on y trouve alors les plus beaux fruits. L'avantage de voir dans un même jour , & a peu de frais des villes confidérables flatte infiniment le voyageur. II eft facile en partant d'Amfterdam, de vifiter depuis fix heures du matin pendant 1'été , jufqu'a neuf du foir , Harleem, Leyde , Rotterdam 8c la Haye. La diftribution des barques qui ne ceffent d'aller •Sc de venir fur les canaux procure cet avantage. On eft affuré d'en trouver dans chaque ville , de deux heflres en deux heures, au point qu'il en part tout exprès pour une perfonne feule , fi par hafard la barque paffagère fe trouve remplie ; 8c ce qu'il y a de commode , c'eft qu'on ne paie que fa place , fans la moindre augmentation de prix. tfEZ=Z ' , 1 —I—- . ; CHAPITRE X. 11 arrivé, a. Londres. L'angleterre , felon !a coutume du pays , étoit dans une grande .fermentation. II N iv  100 ' Voyage' s'agiffoitde quelques affaires relatives au fieur f dans un autre royaume n'euffent fat aucun bruit, mais qui dans celui-ci échauftoxent tous les eferits. I! en eft de certaines «gxons comme du ciel oü le plus petit nuage forme un oracp. b o ? n'y 3 P°int d'homme a Londres qui en cnant que les loix font violées, & qu'il faut les reclamer,ne vienne a bout de former un parti bc d'exciter une iedition. C'eft-Iaeeq„e les Anglois appellentliberté, T, Cecïm Pa™ta Lucidor unelicenceeffrenée H ne put comprendre que le malheureux poJ voxrdeformerdesrévoltes^ftregardé comme «n ayantage, & que la brutalité d'une populace mfolente fut néceffabe pour maintenir les Privileges de la nation. Les états polkiques , comme la nature , ont leurs phénomènes. II en conféra avec plufieurs lords & milords qui lui parlèrent très-fenfément fur cet article' mars que ]e torrent de ^„.^ , comme les autres. II n'y a point d'arbres qui jettent des racines auffi profondes que le préI"gé. 1 Après avoir paffé plufieurs jours a examiner es conftitutions du royaume, il obferva que Ie roi dans certaines circonftaaces avoit trop d autorité, que dans d'autres il en avoit poi*  de la Raison." 20ï affez; que Ie vice étoit la fource cle prefque tous les débats ; que le peuple confondoit la licence avec la liberté, n'étant point inffruit fur un point auffi. effentiel ; que les grands affeftoient fouvent de regarder comme patriotifme ce qui n'étoit que Je fruit de Ia cafeale, 8c 1'amour d'un intérêt perfonnel. Mais il fut très-fatisfait de voir qu'on ne payoit d'impóïs qua raifon de fes facuhés, 8c que tout citoyen étoit refpecté. II dina fouvent avec les Anglois , ils aiment a boire 8c è manger, 8c pendant leurs rep«s qui durent au moins trois heures , &c qui foöt hu'milians lorfcfue 1'ame ne dit mot, il difcouroit fur les moeurs 8c fur les ufages du pays. Un homme habile profite de toutes les circonftances. Londres, malgré 1'éloge pompeux qu'en font les habitans, ne parut point a notre philofophe digne d'entrer en parallele avec Paris. II n'y vit que des maifons fans apparence , il n\trouva qu'une promenade champêtre fans ml ornement. Soit qu'il en imposa* par fa phyfionomie auffi douce que majeftueufe, foit qu'il fut vêtu très-fimpiement , il ne fut point infulté ; le peuple le refpeöa. Quelquefois il a le coup-d'cei! affez jufte. On le conduifit a 1'églife de Saint-Paul $  ioi Voyage qu'on ne peut comparer a Saint-Pierre de Rome que par enthoufiafme ou par ignorance, mais qui paffe avec raifon pour un des plus beaux édifices de 1'Europe. L'Angleterrc n'étoit plus garnie de favans comme autrefois,il falloit les chercher : cela affligea Lucidor. II voulut en pénétrer la caufe > & il crut la trouver dans la vie rnoüe & fenfuelle qui abforbe aujourd'hui prefque tous les hommes, & qui dégrade leur être. L'intempérance eft le plus grand ennemi de la fcience & du génie. Quand on fe met k table dés le matin , 1'ame fait tout le jour abftinence. On crut obliger notre philofophe, en lui procurant la connoiffance d'un perfonnage qu'on difoit penfer fortement. II 1'approfondit , & après avoir bien creufé , il ne trouva qu'un vulde. L'efprit humain a des bornes qu'il ne peut dépaffer, mais les incrédules s'imaginent qu'on penle toujours très-bien lorfqu'on penle librement. Les académies , les univerfités , les bibliothèques fembloient être dans leur centre, en ayant leur place dans le fein de 1'Angleterre. Elles rappelloient tant de grands hommes qui illuflrèrent ce royaume, Si dontle nom vivra autant que les fciences mêmes. On preffa Lucidor d'affiiter aux fpeclacles ;  de la Ra i s o n. 1~3 mais il n'eut pas le courage de voir une pièce toute entière. Le tragique avoit quelque chofe de trop revoltant. Pour peu qu'on foit délicst, on n'airne pas a voir les paffions en deshabillé. Les femmes beaucoup plus inffruites en Angleterré que par-tout ailleurs , captivèrent fouvent fon attention. Elles ne paroiffent point faites pour le Spleen, tant elles font vives &C parlantes. L'éducation que les mères donnent aux filles y contribue. Elles les élèvent avec beaucoup de liberté , 6c la fageffe n'en regoit aucune atteinte. II fe reconnut dans ces fentimens d'honneur & de probité qui caractèrifent les Anglois 5c qui les rendent efclaves de leur parole , mais il défiroit que cela fut accompagné de cette gracieufe aménité , fans laquelle les vertus les plus refpe&ables perdent une partie de leur éclat. Comme ils aiment fingulièrèmcnt Ia franchife , il ne leur fit point de peine en leur difant, qu'il lui fembloit que c'étoit une petiteffe chez une nation qui a naturellement de la grandeur , de méprifer prefque tous les autres peuples ; de vouloir quelquefois faire Ia guerre plutöt par haine que par néceffité; de permettre le cours d'une multitude d'ou- %  *°4 V O Y A G g vrages remplis dWeftives contre les miniftres & contre les particuliere, II a;outa, qu'üs.dépendoient trop dupeuplz pour être libres, & que cela devoit leur proever qu'il n'y avoit point de gouvernement dans lunivers fans quelque inconvénient ; mais des gens fyftématiques ne fe rendent pas facilement a 1'évidence. On bi fit voir des maifons de campagne vraiment enchantées , oiï , pour retracer les ruines des anciennes vdles de Grèce & d'Italie , on avoit eonftruit des édifices qu'on avoit fait fauter par la mine. Notre voyageur vit le célèbre Pitt ( aujourd'hui le comte de Chartam ) comme un ancien ami, & i!s s'entretinrent longuement fur 1'état aöuel de 1'Europe. La converfation devoit être intéreffante : c'étoit la raifon qui difcouroit avec un de fes plus zélés difciples. II fe trouva-la un milord fort inftruit & fort aimabie , qui s'égaya lui-même fur foa propre pays. » Nous fommes iriconftans , » difoit-il , comme 1 clément qui nous envi» ronne ; nous n'avons de ftable qu'un fond » de taciturnité dont il eft dirücile de nous » dépouiller. Nous arrivons dans une ville » pour y demeurer fix mois > & nous en partaos  BE LA R A ï S O N; S» dès le lendemain. Cela vient d'une inquié» tude naturelle qui nous tourmente , & dont * nous ne fommes pas maitres , malgré notre » fanatifme pour la liberté. On nous aimoit » autrefois pour notre argent, mais on nous » a fi fouvent trompés , que nous fommes » devenus auffi économes que défians. » Nous voudrions toujours voyager , & > pour Pordinaire dans nos courfes , nous ne » voyons que des Anglois. Ufage ridicule qui » vient d'une trop grande prévention en fa« veur de nous-mêmes, & de la crainte de w nous communiquer. Nous aimons la France, » & nous haïffons les Francois ; nous nous » efforgons d'apprendre leur langue pour ne » point la parler. Nous n'eftimons que notre » pays, Scnous ne pouvons y demeurer; les » femmes mêmes courent chercher d'autres » régions que leur patrie. Nous ne manquons » a perfonne , mais nous fommes toujours fur » le qui-vive, dans 1'appréherifion qu'on ne » nous manque. On ne trouve jamais après t> nous des dettes tk. des plaintes , mais nous » ne laiffons point de regrets. Nos adieux font » auffi fecs que notre arrivée ; nous cédons # au fexe le foin de s'attendrir. » Si nous parions peu, c'eft qu'on nousré» pète continuellement que la femme eft faite  ïoö Voyage » pour babilier, & rhomme pour penfer. Nous » lifons volontiers ; mais dans nos lectures » comme dans nos fagons, nous préférons ce » qui eft fingulier. » Nous ne fommes humains que par gout » pour Phéroïfme , &c nous aimons le plaifir » fans connoitre la volupté. II eft rare que » nous approuvions ce qui ne reffemble point » a nos loix & a nos moeurs; mais nous nous » conformons fans peine aux ufages des diffé» rens pays , en voulant toujours néanmoins, » foit dans la coupe de nos habits, foit dans » la manière de nous préfenter, qu'on nous » reconnoiffe pour Anglois. " » On nous fiatte rarementen nous louant. v Les éloges a nos yeux ont quelque chofe » dé rampant. » Le patriotifme eft notre paffion, la liberté » notre élément ; & fi l'on nous traite d'en» thoufiaftes fur ces deux points , c'eft que » nous n'avons pas 1'art de perfuader. II y a » toujours en nous quelque chofe d'auftère »> qui diminue le mérite de nos fentimens &C » de nos goüts. » Nous fommescapablesdeshautesfciences, » quoique trop efclaves de nos auteui s. » Nous pouffons 1'amitié jufqu'au dernier pé»> riode,mais quand nous nous fommes affurés  DE LA R.AISON. 107 » un ami par une longue fuite d'années ; ainfi » l'on meurt très-fouvent avant d'avoir notre » confiance ». • Lucidor reconnut a plufieurs traits lavérité du tableau, &nequitta Londres qu'après avoir rendu juftice aux qualiiés de fes habitans, qui dans la vertu comme dans le vice font toujours extrêmes. La vue de 1'Ecoffe & de 1'Irlande fut un nouveaux coup-d'ceil qui n'intéreffa guères moins notre voyageur. II vit avec fatisfaction que le bon fens y étoit révéré, & qu'on y trouve des hommes dont 1'ame inacceffible a tous les maux ne connoït de douleur que celle de manquer a fon devoir. II ne put comprendre que les Anglois qui reprochent fi fortement aux Catholiques 1'intolérance, fuffent fi ardens k vexer les Irlandois dans ce qui concerne la religion. 11 eft rare de trouver des hommes qui ne foient pas inconféquens. Les montagnes d'Ecoffe avoient pour habitans plufieurs refpecfables vieillards blanchis dans les combats , dont la mémoire étoit un livre très-ample & très-curieux. II les interrogea, & i!s lui rendirent un comple fidéle de quelques guerres dont ils avoient été acteurs, & que nous lifons tout différemment dans 1'hifbire. Prefque tous les récits font ceux  Voyage cf.es hiftoriens, & non la narration des événemens. La Raifon opina que 1'Angleterre étoit le pays qui infpiroit Ie plus ■ le défir de penfer. Elle trouva qu'il y avoit des chofes admirables dans Ie gouvernement, mais que ceux qui en dingeoientlamareheaimoient trop les grandes places & Furgent. Que fous prétexte de maintemr la bberté , ils fe rendoient eux-mêmes efclaves de 1'ambition , & de la cupidité; ce qui mettoit !e parlement toujours dans 1'agitation. II lui parut que , fi le gouvernement devenoit jamais mor.archique, 1'Anglois cefferoit d'être redoutabie a fes voifins , & qu'il n'y avoit que la forme d'adminiftration qui donnoit du nerf aux habitans, & qui les rendoït auffi fiers. Cependant comme tout s'altère , & tout change, il ne feroit point extraordinaire qu'on vit un jour trois monarques pour les trois royaumes. C'eft alors, difoit plaifammment Bayle , qu'on feroit la fête des trois rois , mais il n'y a pas d'apparence que 1'Angleterre fit alors gaiemeat ia cérémonie du roi boit. II eft facheux que ce pays qui fut jadis fi fertile en grands hommes , paroiffe maintenant fe repofer. II feroit difficile d'en affigner la caufe, a moins qu'on ne s'en prenne aux bifar- reries 3  b'Ê la R a i s o io$ reries, qui depuis plufieurs années dominent les Anglois. Ils devoient fe garantir du gout des modes , plus qu'aucune naticfh , d'autant plus que eela ne fympathife point avec leur ca* racfère, comme il paroit dans les nouveautés qu'ils imaginent, & qui font prefque toutes ridicules. On voit qu'en ce genre un Anglois fe contrefait , & qu'il n'y a que la gravité qui foit fon élément» CHAPITRE XL •Il vijïte k Portugal. La mer favorable aux défirs de notre philofophe , le mit a Lisbonne en très-peu de tems.' L'afped de cette ville toute en amphithéatre a° quelque chofe de féduifant; mais Pintérieur rie répond point au -dehors, & fur-tout depuis Ie trop fameux tremblement de terre qui caufa tant de dégar. Les Portugais ne ceffèrent d^examiner,Lucidor. Ils font fins. Ce qui lui fit dire que s'Us vouloient s'appliquer aux fciences, ils iroient fort loin; mais ils ne connoiffent que la théologie fcholaflique. La routine met prefque toujours des entraves è 1'efprit. O  110 V O Y A S B On le promena chez les feigneurs, oh il appercut une opulence dont on ne favoit pas tirer parti. On fe contentoit d'être riche & d'étaler ce qui peut éblouir , fans fe procurer les aifances de la vie. C'eft un art que celui de dépenfer k propos. A voirle férieuxdes habitans, on eutpréfumé qu'ils méprifoient tous les plaifirs; mais Lucidor qui ne jugeoit pas des chofes par leur fuperfïcie, découvrit que leur amour pour la volupté étoit un feu caché fous la cendre, 8c qu'il s'enflammoitavec violence, lorfqu'il n'y avoit ni jour nitémoins. Les hommes ontdifférentes manières de fe mafquer. L'oifiveté faifoit le malheur du pays; il n'y avoit que les commereans qui s'appliquoient au travail. Notre voyageur engagea le miniftère k répandre des encouragemens par le moyen des récompenfes. On fait des hommes ce qu'on veut, lorfqu'on les prend par Pintérêt. On lui propofa d'affifter a un combat de taureaux 5c a un autodafé, & il fe contenta de répondre que ces deux fpeöacles lui étoient odieux ; qu'il n'étoit ni cruel pour prendre plaifir au premier, ni fanatique pour fupporter le fecond. Cependant il ne put s'empêcher d'avouer que la lumière fe répandoit vivement k Lisbonne 9  de LA Raison. air & que les Portugais commencoient a s'éciairer furplufieiirsarticleseffentiels.Lesbibliothèques, qui jufqu'alors n'avoient été compofées que de légendes ridicides & de miférables bouquins , fe meubloient de manière è contenter la raifon. La fcience eft un aftre qui fe promène , & dont les influences ne fe font pas fentir par-tout également. Pour certains pays il eft plus oblique , pour d'autres plus perpendiculaire; mais tot ou tard, les différens climats ont part è fes bienfaits. CHAPITRE XII. lljuge de l'Efpagne & des Efpagnols. I l étoit midi lorfqu'il entra dans ce Royaume; & la plupart des habitans n'avoient encore rien fait. La pareffe mêlée a Ia chaleur du pays retient leur ame captive , & leur efprit né pour de grandeschofes, ne fe repaït que de 1'honneur d'exifter. De-lè vient que 1'agriculture eft fi négligée en Efpagne, & qu'au lieu de mettre fa confidnce dans 1'induftrie & dans le travail, on ne compte que fur 1'arrivée des gallions. Malgré ce nuage épais qui offafqne les Ef. O ij  4"i£ Voyage pagnols, on découvre parmi eux des hommes rares, & même fublimes. Le mal eft, que les études qui fe font dans le pays refferrent 1'efprit au lieu de l'étendre* Lucidor s'en plaignit a quelques Doöeurs de 1'univerfitédeSalamanque, & ils en convinrent. On doit aux lumières du fiècie un pafeil av.éu. On n'eüt ofé le faire il y a quatre vingt ans. I! parcouröt tous les livres compofcs par les Efpagnols , & fi l'on en excepte une multitiide de fermöns burlefques & de romans dévots, il trouva que leur nombre étoit fort exigu, & il en gémit. Auffi les Efpagnols ne font connus que par leurs guerres.L'indifférence qu'ils affeöèrent pour les mufes , leur fit long - tems1 garder Yincógnito. Quant a ce qu'on leur reproche du cöté de 1'orgueil, il crut appercevoir qu'il y avoit plus de fierté que de vanité, & que c'eft-la ce qui rendoit la nation fingülièrement généreufe. D'aib leurs quand on ne fait pas le biën par les motifs épurés de la religion, il importe peu que ce foit par oftentation , ou par magnanlmité. Les dépenfcsde Madrid confiftoient dans une multitude de domeftiques & de muiets. On y aime le cortège & la pompe, hors de la on y refpeöe beaucoup la tempérance. Le monarque qui etft toujours le coup-d'ce\\  DE LA RAISON. 113 jufte clans le choix de fes miniftres , en s'affociant des hommes auffi fages qu'intelligens pour partager avec eux le poids de la royauté , avoit donnéune nouvelle exiftence a fa capitale, &£ une nouvelle forme aux habitans. On ne voyoit plus ces immondices qui déshonoroient la réfidence du fouverain, ni ces inimenfes chapeaux qui obombroientles vifages, & qui très-fouvent mafquoient des forfaits. On fait créer, lorfqu'on fait gouverner. II ne manquoir plus a la gloire du roi, que de ranimer les campagnes ftériies &C languiflantes, par une culture analogue au fol & au climat, &C de pourvoir aux befoins des voyageurs, en faifant ouvrir des chemins &c conftruire des auberges. On ne feroit plus de chateaux en Efpagne, fi l'on y trouvoit des cabarets propres &£ commodes. Lucidor entendit avec plaifir les plus grands éloges donnés au comte d'Arenda, comme ais miniftre le plus intelligent, le plus équitable, Sc le plus défintérefié. Les Efpagnols ont un germe de grandeur qui ne cherche qu'a fe développer, comme il paroit chez plufieurs magnats, dont la générofité n'a. point de bornes.- 11 eft facheux que cela ne foit pas décoré de cet extérieur agréable qui donne du prix aux O iij  *T4 V O Y A G E chofes les plus communes. On a toute la peine du monde h fe perfuader que des hommes dont les dehors font trop négligés, ayent une ame baen ornée. La malpropreté des citoyens, dit un grand ct'Efpagnea Lucidor, fait que nous avons peu d'apologiftes. Un fiècle oü l'on fe piqué de délicatere & de raffinement, ne fert qu'a nous rendre encore plus extraordinaires ; mais un peuple fier ne s'accommode point des modes étrangèrcs , il veut être lui , & ne veut être que ce!a ; de forte que c'efi arracher Fame d'un Efpagnol , que de le dépouiller de fon manteau. La converfation des femmes fatisfit notre voyageur au-dela de ce qu'on peut imaginér. Elles pétillent d'efprit, & ce n'eft poinr aux dcpens de la raifon. Elles badinèrent les premières fur toutes les intrigues amoureufes qu'on leur prête, fur tous les billets doux qu'on leur fait écrire , fur tous les foupirs qu'on leur fait pouffer. Elles demandèrent a notre Philofophe s'il étoit Francois ( il n'en avoit cependant pas la mine ) afin de favoir s'il fe vanteroit d'avoir eu leurs faveurs , & de les avoir enlevées ; car nous favons, difoient - elles, qu'a Paris on s'amufe ainfi a nos dépens. Lorfqu'il eft queflion d'Efpagnoles, il y a toujours fur la fcène quelque faiifoiiette de certe efpèce.  bï u Raison: ii$ Lucidor parcourut les principales villes du royaume fans y trouver rien d'intéreffant , excepté dans les ports de mer oü le concours des marchandifes 8c des étrangers répand 1'abondance Sc la gaieté. La circulation des efpèces fait la circulation de la vie. L'Efpagnol de Barcelone ou de Cadix eft tout différent de 1'Efpagnol de Grenade ou de Cordoue. Les cloitres avoient des hommes de génie capables des plus grandes chofes , fi d'heureufes circonftances les euifent tirés de 1'obfcurité. U en eft de 1'efprit comme de la poudre, plus on le refferre , plus il a d'explofion. Lucidor obferva que le Portugal n'étoit guères* plus étendu que la Bretagne, 8c que ce pays ainfi quel'Efpagne, avoit befoin de fecouer le joug de 1'inquifition. Ce tribunal abfolument contraire a 1'efprit de dieu, qui ne veut pas qu'on achève de rompre le rofeau déja brifé , m d'eteindre la mêche qui fume encore > a tellement abruti les ames , que le Portugal périllant d'efprit , n'ofe pas dire le moindre mot. II en eft de même des Efpagnols. On les prendroit pour des êtres insptes au premier coupd'ceil , quoiqu'ils ayent en général beaucoup d'efprit. L'arrivée de leurs gallions les empêche de fe iivrer au travail; on en eft d'autant plus furpris, que dansle catéchifme qu'ils ne doi.vent O iv  Voyage pas ignorer , on regarde 1'oifiveté comme un des péchés les plus capitaux. L'Efpagne a des poffeffionstropétenduespourêtre par-toutégalement bien adminiftrée. II eft impoffible que 1'oeil d'un monarque puiffe embraffer tant d'objets. D'ailleurs i'Efpagnol, a raifon du climat, ne fait pas fupporter la fatigue, Sc la peine, &. encore a-t-il une fïertéqui i'éloigne de tout ce qu'on ap* pelle méchanifme. S'ils font le commerce, & s'ils cultivent les arts,ee n'eft queparcequ'ils s'y trourent forcés par le befoin. On dit que le roi de Prune regretta fouvent de n'être pas roi d'Efpagne. II fWoit qu'il y a de 1'étofFe chez les Efpagnols pour en faire une nation grande, & puiffante. Ce n'eft point en les aflèrviffant qu'il auroit réuffi , mais en ménageant leur fierté naturelle , & en 1'employant pour les mettre au niveau d'eux-mêmes, CHAPITRE XIII. 1! voyage en Italië, & U s airfa a Ghies. C'e s t un beau pays pour la raifon que toute Titalie, qui fut le théatre de tant d'évènemens, & qui eft la pius belle perfpedive de 1'univers' C'eftda que tous les efprits fe portent, dès qu'04  DE LA. R A I S O N. ï I f parlè d'une fuperbe région, & d'unheureux climat; mais les gouvernemens n'y répondent pas :, & dans ce contrarie de différentes adminifirations, tantöt la raifon fe retrouve, &C tantöt elle difparoït. Oneft encore barbare dans quelques contrées de 1'Italiepour laforme du gouvernement.Rome elle-même, quoique lamétrop»le de 1'univers, pêche effentiellement dans ce point , comme n'ayant jamais pqur chef qu'un homme au moins fexagénaire, & qui, prefque toujours, n'a nulle idee de la fouveraineté. II eft beau, fans doute , de voir la vraie religion affife a Rome fur les débris du pagahifme , & de voir le fucceffeur de S. Pierre a la place de ces tyrans, dont 1'hiftoire ne parie qu'avec horreur ; mais il faut convenir que les fuperftitions qu'on joignit au chrifiianifme, ne fervirent qu'a le défigurer, Quelques pontifes eux- mêmes, ne hïent pas difficulté de Pavouer , & par la, ils méritèrent la haute diftinction qu'on leur accorde a jufte titre parmi les favans , tels furent les Lambertini, dont la mémoire ne fe perdra jamais. Le ciel eut trop donné a 1'Italie, difoit le maréchal de Villars, s'il n'y eut rien eu de défectueux dans Ion gouvernement. Tant de princes différens qui partagent fon fol, ne font que 1'af-  Ïï8 V è Y A G E fbiblir au lieu de le confolider, & le privent des récompenfes dont elle auroit befoin, par Ia raifon qu'ils ne font point affez riches pour rè% pandre des libéralités. II en eft des empires comme des fleuves dont Ie cours fe rallentit, fi on les divife en plufieurs canaux. L'ttalie gouvernée par un feul potentat, qui auroit autant de grandeur d'a e d'énergie, deviendroit le pays le plus floriffant, & l'on verrolt renaitre le génie des romains qui n'eft qifendormi; mais comme ces révolutions ne peuvent arriver que par le moyen des guerres, peut - être même les plus fanglantes; c'eft une chofe que la raifon n'ofa défirer. Elie fe contenta de faire le parallèle avec ce pays , tel qu'il eft maintenant, Sc tel qu'il étoit autrefois , fans y ajouter d'autres réflexions ; on peut croire que Ia raifon, dés qu'eile fe fit connoitre , ou plutot dés qu'eile paria, fut bien fê'tée dans toute Tbabe-EUe ya beaucoup gagné de terrein depuis quelques années , au lieu qu autrefois elle eut rifqué fa liberta,commelmfortuné Galilée. S'il paroiffoit maintenant a R iiïie, il ne fubiroit furement pas le rnême fort qu'on lui fit éprouver dans les fiècles d'ignorance. Quelques fiècles de plusou de moins font une grande différence pour la raifon. Auffi n'eut-elle pas. voyagé auffi übrement. II y a toujours une dif>  DE LA RAISON. Hf fcrence énorme, entre un fiècle, & fa pofterité. Les tems amènent 1'inftruction, & plus le monde vieillit, plus il fe rajeunit. N'y eutil que 1'expérience qu'on acquiert en avancant en age , il s'inftruiroit par lui - même d'une manière étonnante. La république de Gênes, quoique compofée de fénateurs intelligens , ne parut point aux yeux de notre inconnu avoir affez pourvu au bien des citoyens : ce qui lui fit juger que le pays n'étoit pas riche. Si l'on excepte en effet quelques nobles & quelques negocians qui affichent 1'opulence , le refte vit malheureufement. Le voyageur qui ne donne qu'un coupd'ceil , eft éb'oui par ces magnifiques palais, dont Gênes fe glorifie; mais un philofophe qui approfondit voit la mifère malgré ces dehors. Les habitans de Sarzanne, de Lerici & des villages des environs reffemblent a des fpectres. Lucidor n'eut qu'a fe louer de la politeffe des Génois, & il remarqua que leur gravité qu'on prend pour de Forgueil, n'étoit qu'un ufage de cérémonie , & que dans le commerce ordinaire , ils avoient beaucoup daménité. Belle lecon pour ceux qui ne jugent des peiv fonnes que fur la furface,  Voyage Quant au peuple, il ne falloit pas trop s'y fier; il a toujours paffé pour le plus mauvais de toute 1'Italie. Les fciences n'étoient a Gênes ni mortes ni vivantes. On les révéroit, mais on n'en faifoit pas 1'objet de fon application. La langue Italienne s'y trouvoit embarraffée; on ne la parloit qu'avec contrainte. Lucidor défapprouva tous cesfigisbés, autrement ces cavaliers fervans qui ne ceffent d'accompagner les femmes , & qui écartent infenfiblement les maris. II ne fufEt pas pour une époufe d'être fage, il faut qu'eile ne foit pas même foupconnée. Du moins c'eft ainfi que penfe la Raifon, &: ce ne feroit pas une petite entreprife que de vouloir prouver qu'eile a tort. D'ailleurs, il y a des moeurs k Gênes comme dans tous les pays. Un peu de bien & un peu de mal, felon le proverbe Italien, unpoco di bene-, ünpocodi male. Ce mélange eftinévitable parmi des hommes qui ont des paffions. II voulut examiner fi 1'épithète de fuperbe qu'on accorde a Gênes venoit de la magnifkence de fes palais ou de la fierté de fes habitans; mais après fon examen, il s'abftint de décider. La Prudence ne fe fépare jamais de la Raifon. II dit aux Génois avant de les quitter. j, que leur république exergoit une petite ty rannie,  be la R a is o n! '221' efiobligeantlesaubergiftesd'acheterfamauvaife huile & fon mauvais vin pour les débiter aux voyageurs. C'eft une mauvaife politique que de mal accueillir les étrangers. Le concours fait fouvent la rkheffe d'un pays, CHAPITRE XIV. De la Corfe. XjUCiDOR trouva que la Corfe étoit trèsbien entre les mains des Francois, & que cet arrangement déchargeoit les Génois d'un grand fardeau: car pour foutenir le titre faftueux de roi, ils épuifoient toutes leurs forces, & ils n'étoient au bout du compte qu'un monarque in partibus. Quand notre Philofophe vit les montagnes & les torrens dont la valeur Francoife avoit triomphé , il regarda la prife de Corfe comme le nceud gordien qu'il avoit fallu couper. Ses premières interrogations eurent pour objet le Commandant Paoli; il le connoiffoit depuis longtems, comme lui ayant communiqué des lumières fur les fciences &C fur la politique , mais il ne favoit pas ce qu'on penfoit de lui dans fon propre pays.  a« Voyage On lui dit que ce général pouvoit beaucoup mieux finir; qu'une capitulation lui auroit fait bienplus d'honneur qu'une fuiteprécipitée; que cela venoit de ce qu'il n'avoit point été fecondé, & de ce qu'il connoiffoit peut-être moins 1'art de Ia guerre que les intéréts des diverfes puiffances. Lucidor s'appercut que la Corfe avoit befoin d'une grande fobriété pour fubvenir aux infulaires ; que le terrein ainfi que 1'efprit manquoit d'une certaine culture; que malgré les grands noms que certains habitans prenoient, comme des noms de baptême, ils avoient une forte de rudeffe dont ils ne fe dépouilloient qu'avec beaucoup de peine; & que le commerce des Francois , bien différent de celui des Génois, viendroit k bout de les maniérer. II crut revoir dans 1'humeur des Corfes ces brouillards & ces inégalités qui altèrent Fair du pays, en avouant néanmoins que la dernière guerre les juftifioit en partie du reproche qu'on leur fait d'être horriblement cruels. II en eft des nations comme des particuliers, elles fe corrigent en vieilliffant. On fait que les Corfes vouloient fe donner k Louis XI; ce prince leur répondit, & moi je vous donne au diable. On les croyoit alors extrêmement méchans; mais ce qui confola les  DE LA R A I S ö N. 12} Corfes, c'eft qu'ils fe dirent entre eux avëc beaucoup de raifon, il eft encore plus méchant que nous. CHAPITRE XV. Ses rernarques fur Venife. "Vo i c i la ville du monde la plus curieufe & la plus étonnante, dit Lucidor en y entrant On ne peut s'en former une jufte idee que lorfqu'on l'appergoit. En effet, batie au milieu des eaux qui forment fes carrefours & fes rues , elle paroit un affemblage de navires qui fe repofent fur une mer tranquille. II examina le gouvernement du pays avec toute la prudence qu'on yexige; & il obferva que pour détourner 1'attention du peuple des opérations du fénat, on le laffoit de plaifirs. Ce n'étoit prefque toute 1'année que fpectacles & mafcarades. Les mceurs en fouffroient, tandis que les loix politiques y gagnoient. » Onnousamufeil eft vrai, difoient quelques » gondoliers , mais ce n'eft pas pour nous. »> vexer. Les impöts font modérés & n'ap» portent jamais 1'indigence; de forte qu'en » examioant lg Ibin que prennent nos maïtres  Vi4 . Voyage » Sc le bonheur dont nous jouiffons ; ion peut » nous définir un peuple bbre gouverné paf » des efclaves. » Cette manière de s'exprimer annonce un peuple auffi fpirituel qü'éloquent. II a le coupd'ceil jufte & les plus heureufes réparties* Auffi lui laitTe-t-on 1'honneur de pouvoir demander aux fpeftacles la répétition des endroits qui lui paroifient intérefians. Le fénat Vénitien femble retracer le fénat Romain : c'eft la même exaftitude & la même dignité. Le doge n'a au-cleffus des fénateurs que des refpefts Sc des titres plus étendus. Soumis aiix loix comme le dernier des fujets , il eft comptable k la répubiique , fous peine de mort, de fa conduite Sc de fon adminiftration. Sonmariage avec la merparoït avoir quelque chofe de bifarre; mais le peuple a befoin de certaines cérémonies qui lui en impofent & qui faflent circuler 1'argent. L'opinion eft la reine du monde. II n'en eft pas de même des jeux qiii font rtüneux, & que la répubiique laifle fubfiftef rrtal-a-propos. Ils entrainent la ruine des families , entretiennent 1'oifiveté, engóurdiffent 1'ame , Sc les études fe négligent. II y auroit beaucoup plus de Vénitiens favans, s'ils étoient moins  DE LA RxiSON. 115 moins enclins au plaifir. Les fens ne peuvent gagm-r, que 1'efprit n'y perde. La liberté du pays qui confifte a aller fans gêne, k s'habiiler fans facon , a pouvoiracheter & manger un fruit en paffant dans la rue, fut fort applaudie de Lucidor. ïl trouva que les hommes en fortant fans épée , les femmes fans fuite, les fénateurs fans cortége, fe débarraffoient de 1'efclavage le plus affujettiffant, & que rien ne reffembloit mieux a 1'age d'or que cette heureufe fimplicité. Mais ce qu'il y a de plus admirable , c'eft que la répubiique a fagement écarté le luxe de fes états. L'habit noir forme toute la parure, & les modes, de Paris n'intéreffent pas plus les Vénitiens, que les ufages de Pékin. I!s fe contentent d'en avoir quelques échantillons parmi les étrangers qui les vifitent. Lucidor cherchoit inutilement avec qui converler. Six théatres ouverts tous les foirs étoient la ruine des converfations. Les Vénitiens fe rendent au fpecfacle qui dure depuis fix heures jufqu'è onze , pour ne s'entretenir dans leurs loges que de fonates & d'ariettes. Cependant les femmes firent valoir leur efprit. Elles ont des faillies , qui jointes aux graces de leurlangage, les rendent très-agréables. II fut fort étonné de voir des membres du P  ai<5 Voyage fénat qui , les patentes a la main, vifitoient les étrangers pour leur demander fuperbemeut 1'aumöne. II femble qu'une répubiique auffi illuftre devroit au moins trouver dans fes épargnes de quoi foulager des membres diftingués. La fierté ne s'accommode pas d'une pareille humiliation. On voulut lancer le Philofophe dans des intrigues amoureufes. II y a par-tout des gens officieux, 6c principalement en Italië; mais la Raifon, quoiqu'amie du beau-fexe , ne donne pas dans les aventures. Les libraires avoient des boutiques qui an« noncent que les Vénitiens, malgré leurs affaires & leurs plaifirs , lifent quelquefois. Les cafés font leurs rendez-vous ordinaires. C'eftla qu'on s'entretient de nouvelles 6c qu'on parie de teut, excepté du gouvernement. La ville eft remplie d'efpions, qui, comme autant d'argus , ont des yeux par milliers. C'eft une facheufe extrêmité de recourir a 1'efpionage pour conferver fon autorité. La méfiance eft fans doute mère de la füreté, mais dés qu'eile eft pouffée trop loin, elle dégénéré dans une terreur panique, 6c elle ne fert qu'a tourmenter les étrangers, 6c les citoyens. On s'eft radouci dans Vénife fur ce point; mais il n'y a pas un demi-fiècle qu'on  DE LA R A I S O N.' 227 n'y alloit qu'en tremblant. On n'ofoit y rire, on n'ofoit y parler, & pour peu qu'on fréquentat un ambaffadeur, on ne pouvoit plus voir les habitans. Cette répubiique , quoique fcge , n'auroit pas dü permettre aux femmes de voyager. Elles rapportent dans leur patrie le gout de la dépenfe, & des modes les plus Oouvelles, fur-tout lorfqu'elles ont vu Paris; & leur pays ne leur femble plus qu'une prifon! Lucidor ne fut pas long-tems a s'en appercevoir, ce qui 1'affligea d'autant plus, qu'on eitoit Venife avec complaifance, comme la ville oit le luxe n'avoit point pénétré , & comme uh lieu oh les fénateurs mêmes, ainfi que leurs époufes, n'avoient point d'autre parure que le noir. II eft a craindre , dit la Raifon en quittant les Vénitiens, que pour vouloir trop s'agrandif, ils ne faffent beaucoup de perte. Nous fommes' dans un fiècle ou les républiques ne peuvent fe conferver, qu'en ne faifar.t point de bruit. Lucidor voulut voir les moines. On les réformoit dlors. II leur trouva beaucoup d'efprit, mais ils lui parurent très-intrigans, Se conféquemment dangereux. Quand on fort de fon é;at, on donne toujours dans lés excès; fi ce n'eft du cöté du cceur, c'eft dü eöfê de 1'efprit. Après quinze jours paffés a Venife , ( e'eft Pij  ai8 Voyage affez pour quelqu'un qui n'a ni la paffion des femmes , ni celle du jeu ) , il courut vifiter Ragufe, petite répubiique fous la domination du grand-léigneur , cii ü y a du génie , & de-la il revint fur fes pas, & il fe rendit k Naples. Un voyage en Italië , n'eft pas comme celui qu'on fait d.ins quelqu'autre région. La ils font payer les PoftiÜons pour aller lentement , comme on les paie par-tout ailleurs pour courir avec viteffe. Pas une petite ville , pas un feul bourg qui n'ayent quelque monument curieux, ou quelque favant qu'on eft enchanté d'interroger. II n'y a que les gïtes dans les routes de traverfes qui font mauvais , mais on s'en garantit. CHAPITRE XVI. II paffe par Bulogne & par Livourne. Fer.ra.re, ville cii i! y a plus de maifons que de perfonnes, & ou l'on ne s'arrête ordinairement que j>our dopner un coupd'ceil fur qu dques églifes & fur quelques palais , lui parut une belle folitude. Après avoir vifité  DE LA RAISON. 119 le fombeau de 1'Ar 1 ofte , Poëte auffi renomuié que le Dmte, il fe rendit a B dogne. Ce féjour peuple ds gens de ltttres 8c de favans, offre a 1'efprit tout ce qui peut le fatisfaire. Notre voyageur paffa quelques jours avec eux , qui ne lui durèrent qu'une minufe. Les tuis lui dé^oilètvnt les plus intimes fecrets de l'h:ftoire naturelle , les autres lui mentrè-ent toutes les rich.flés de 1'é'oqueice Sc de la poéhe; 8c il n'y eut pas jufqu'a des femmes, qui en qualité d'acadé nicienr.es , 1' toe iperer.t de la manière la plus intéreffaute 6c la plus agréable. II fe féliciroit de voir fes coimoiffances ff bien m fes a profit; mais il paria peu , dans la crainte de trahir fon fecret. Des perfonn.es auffi familiarifées avec fes inftructiöns, poitvoie it facilement le deviner. L'académie de 1'infiitut , abrégé de tout ce que la nature renferme de plus eurieux, devint un fujet d'admiratio-.i Sc d'élogts peur Lucidor. Les quatre parties du monue a voient contribué a former ce précieux dépot. C'eft - ia qu'on s'é'Cbire fur to.is les phinomenes de 1'Univers , 6c q i'on apprend a reconnoitre cette Sageffe fuprème qui créa tant de merveilles pour exercer no;r„ reconnoiffancé 6c notre efp'rit. Francois Zanattt, le Fontenelle de L'ftalié, P üj  *3° Voyage ne vouloit plus quitter Lucidor. II 1'accompagna dans toutes fes vifites, & par - tout il fut Pamufer. Un efprit agréable a la vertu de l'attracfion. La paffion des Bolonois pour les fpeftaeles , eft celle de tous les Italiens. Le théatre eft leur élément. Le peuple même croit avoir be-foin de ce paffe-tems , & 1'oifiveté y trouve fon compte. Notre philofophe y parut quelquefois , comme un homme qui voit les chofes fans paffion. II fut enchanté de la falie , dont l'architecfure & les proportions forment une perfpe&ive raviffante. II y avoit au milieu de Bologne une maifön que la nobleffe !oue, & oh elle fe raffemble pour jouer &c pour difcourir. Lucidor s'y fit préfenter , & dans i'intervalle de deux heures il connut toute la ville : ce qui lui parut trèscommode, & ce qu'on devroit imiter. II eut beau examiner avec des yeux critiques la conduite des maris, loin de les trouver jaloux, il vit fans beaucoup de peine qu'ils n'étoient que trop commodes. Mais la jaloufie des Italiens a pris tellement racine, que quelque chofe qu'on dife pour détruire cette opinion, on répétera toujours que les femmes en balie out des efpions dans leurs époux. L'Italien n'eft jaloux que de fa maïtrefïé.  SE L A R A I 5 O TT. l^l Peu de perfonnes voyent avec les yeux de Ia véritéles magnifiques peintures dont Bologne eft remplie ; elles arrêtèrent Lucidor plus qu'il ne croyoit. Le beau a le plus grand afcendant fur une ame réfléchiftante.. Livourne oü notre voyageur fe rendit avec empreffement, cffrit une autre fcène. On n'y eonnoit d'autre fcience que celle du commerce, & c'eft la ville d'Itaüe qui paroit la moinsItalienne. Les étrangers. qui y abondent de toutes parts en ont fait une tour de Babel pour les moeurs & pour le langage. >» En voyant ce Port de nier, dit un capi» taine de vaiffeau a Lucidor, vous découvrer » la mine d'oü les Médicis, grands dues de » Tofcane, tirèrent leurs tréfors. C'eft-la qu'ils » puisèrent le germe de leur grandeur, 6c » qu'ils trouvèrent les moyens de tonner des » artiftes % de renouveller les arts , & d'en» richir leur pays des chefs - d'ceuvres les » plus précieux. » II parloit encore lorfqu'on mit a la voile t & bientót on fe vit en pleine mer. Lucidor ne put s'èrapêcher de rire , en fe voyant par tont traité d'èxcellence, fur-tout lorfqu'il avoit gratifié de quelques pièces d'argent quelque malheureux. Les Italiens efcaladent tous les fuperlatifs pour accueillir les P iv  *3a Voyage étrangers pour être loués k leur tour. Leurs éloges ne font que des acquêts. La Raifon convint qu'ils étoient trop patelins, & qu'une ame ferme ne s'accoutumoit jamais a de pareilles démonurations. On croit toujours que la fauffeté eft a cöté des complimens. Au refte , il faut les prendre comme une pièce de monnoie, qu'on reeoit, & qu'on donne fans la décompofer, ni la pefer. Cette multitude d'ncadémics qui fe font elles-mêmes donnés des noms ridicules , tels que les Gelati, les Oüo^ &c., parut k Lueidor une précaution afïez bifarre, fis ont prévenu, dit-i!, ce qu'on pourroit leur reprocher, de 'même qu'une perfonne contre - faite rit elle-même la première de fa grotefque figure, pour qu'on ne la plaifante pas. C H A P I T R E XVII. ' tl arrivé a Makke & vifue la Sicïlë. La navigation fut trés - périlleufequoique le trajet ne foit pas long. Les ténèbres les plus profondes amenèrent la nuit en plein midi. Les vents fe déchainèrent , les flots s'amoncelèrent, & le vaiffeau tantöt plus élevé qu'une  DE LA RAISON. 235 montagne , tantöt plus abaiffé qu'un précipice , annoncoit une ruine prochaine a tout 1'équipage. Les ups maudiffoient la mer, les autres imploroient le ciel; & au milieu de cette hornble confufion, Lucidor loin de murmurer, pnt patience & manceuvra. Les plaintes ne guériffent point les maux, & la peur ne fait que les augmenter. Malthe, cette Me célèbre, faite pour donner des loix aux ennemis du nom chrétien, ou du moins pour arrêter leurs incurfions, iatérefla vivement notre voyageur par fon gouvernement & par fa pofition. C'eft-la qu'il vit la fleur de la nobleffe s'épanouir fousl'empire d'un grand-maïtre, dont la fouveraineté ne fe fait fentir que par la clémence & par la politeffe. II commande a la portion la plus refpeöable del'Europe, fans paroitre commander, fachant que c'eft 1'amour du devoir qui conduit les ames bien nées, & non la crainte des punitions. Lucidor en recut le plus gracieux accueil. C'étoit alors Emmanuel Pinto, qui n'avoit d'autre défaut qu'une extréme vieilleffe, & qui fut toujours 1'interprête de la Raifon. Ils difcoururent enfemble de bonne amitié fur le fol du pays qui eft affez ingrat, fur le caraóïère des Malthois dont les mceurs africaines refpirent la débauche  234 Voyage & la férocité, lorfqu'ils ne font pas civilifés, fur la qualité du climat qui rertd fair inflammable dans les jours d'été. On le conduifit a la grotte de S. Paul, oir l'on trouve une forte de pierre qui végéte , & qui fe reproduit. Les phénomènes de la nature n'écbappent point aux regards de la Raifon. II fe répandit dans les différentes auberges oii fe rafiemblent les chevaliers , &z leur converfation lui prouva qu'ils s'appliquent férieufement a leur métier, &que la lecture leur fert de récréation. C'eft ce qu'ils peuvent faire de mieux dans un pays ou malheureufement on n'a point Ia reffource de ces femmes diftinguées , qui conftituent la bonne fociété. Excepté quelques baronnes , il n'y a guères dans la ville de Malthe que des perfonnes du commun. Les hommes s'ennuyent bien-tót entr'eux ft Ie fexe n'eft de la partie ; 1'amabilité qu'il répand r jointe a la décence qu'ii infpire, fait 1'agrément des compagnies. Le pape tient un nonce a Malthe, & Lucidor le vit. On gagne prefque toujours a fréquenterles Italiens. II y en a peu, fur-tout dans les places éminentes, qui n'ayent des connoiffances & de 1'efprit. Les chevaliers enchantés du mérite & de  DE LA R A I S O N. 13f I'amenité de Paimable inconnu qui venoit les vifiter, Ie promenèrent de toutes parts, & lui firent voir des galères de Ia religion ; mais lorfqu'ils chercfièrent a le deviner, il leur fit prendre Ie cbange très-adroitement fans mentir. On n'eft pas obligé de dire toute vérité. La réticence n'eft point une diffimulation. I! partit après avoir obfervé les fortifications, qu'on peut rnettre au nombre des monumens curieux , & il fe rendit en Sicile , oü il étoit attendu. Palerme, ville très-belle, très-peuplée, & oü brille une nobleffe confidérable , eft I jufte titre la capitale du pays. On y trouve plus d'efprit que de favoir. La vivacité paroït être le caractère dominant. II eft naturel que les Siciliens fe reffentent d'avoir parmi eux le mont Etna. Lefafte, comme en Italië, n'eft affiche qu'a Pextérieur.Les palais font magnifiques, & les tables exceffivement frugales. Ony vit de cho-r colat &c de rafrnkhiffemens. Lucidor prenoit plaifir a voir des files de carroffes le long des rues. L'équip;:ge eft dans la Sicile & dans 1'Italie une chofe prefqu'auffi néceffaire qu'une maifon. II eft ignoble parmi les gens de condition de marcher apied, ou s'ils y mar chent, ce n'eft qu'en ayant a leur  V O T A O I fm'te un équipage , le fignal de leur vanité. Siracufe, berceau & tombeau tout-a-lafois du célèbre Archimède, lui rappella le fort tragique de ce grand philofophe. 11 n'y féjourna que pour honorer fes manes par des regrets. II eut pu le faire par des iibations. Le vin y vient avec profuiion, & il y eft excellent. Notre voyageur s'occupa beaucoup de Ia fertilité du pays , qui par 1'abondance de fes foies & de fes grains , correfpond avec toute 1'Europe ; & après avoir vu Meffine comme tm port de mer oü Ie commerce eft néceffaire pour diffiper 1'indolence & 1'ennui, il paffa dans la Ca'abre. II n'y vit que des infecres & des brigands, fi l'on excepte quelques petites villes habitées par des gens honnétes. Cepctys eft peuplé de religieux & d'évêques. Ils l'eniretinrenf fur les moeurs du pays qui ne font point encore trop po'icées, & qui vraifembldbiemt nt attendror.t encore plufieurs fièdes avant que cette métamorphofe arrivé. Les contrées qui tiennent aux extrêmités, Sc qui n'ont rien au-dela que des régions barbarps, ne fe civilifent que trés-le^temeut. La Ruffie en eft une preuve. II a fallu des géfg$  Q E t A R A I S O N. 2.37 rations fans nombre & des révölütibhs fans exemple , pour la rendre telle qu'eile eft. Lucidor étoit pris par des A!g.'riens , files cbevaliers de Malthe ne 1'avoient fauVé. La Raifon eut été bien déplacée dans Alger. La Calabre .lui fervit de veftibule pour entrer chez les Napolirains. Ils s'annoncent par de très-beaux points de vue. Naples, cette ville aflife fur des vclcans, paroit une fourmiilère tant elle eft peuplée. Ce ne font de toutes parts que des hommes qui fe preffent, qui fe heurtent, & dont un tiers pour le moins n'a pour habit que des haillons. II eft trifte qu'un féjour auffi agréable, foit défiguré par un femblable coup-d'ceil. Lucidor en conclut que la pareffe occafionnoit cette étrange misère. Chofe d'autant plus étonnante , que dans un port de mer il y a mille moyens de gagner fa vie; & que les miniftres actuellement chargés de 1'adminiftration , ont beaucoup de zèle & de fagacité; mais on dira qu'il y a par-tout des abus, &c que éèluf-la eft le pêché originel du pays. L'éducation de la nobleffe ne parut guères moins révoltante aux yeux de notre voyageur. Les jeunes-gens au lieu de s'appliqüër a fe former le cceur & 1'efprit, ne perdent que trop fouvent leurs premières années a s'occuper  Voyage de chevaux, & a fe familiarifer avec Ia livrée % ce qui les rend groffiers dans les manières & dans le propos. ^ Le voifmage du mont Véfuve influe fur les lêtes. L'imagination des Napolitains fermente comme un volcan. On voit dans leurs écrits le feu du génie, & leurs difcours reffemblent a 1'éciair. C'eft ce qui fit dire a Lucidor qu'ils font plus propres a former des poëtes & des orateurs, que des hiftoriens ou des jurifconfultes. Cependant il n'y a point de pays oii l'on trouve plus d'avocats. Chaque maifon a le fien qu'eile paye a 1'année ; mais cela vient plutöt d'un gout décidépourla chicane, que d'unê difpofition propre a faire des hommes de loi. Notre philofophe ne put entendre fans frémir le murmure du palais. Cela retracoit 1'enfer , tant ceux qui plaidoient forcoient leurs geftes & leurs voix. Mais queile fut fa furprife , lorfqu'il vit des pelottons de moines dans toutes les rues. Les dominicains ont jufqu'a dix-huit maifons de leur ordre dans 1'enceinte de la ville, & l'on compte jufqu'a trois eens francifcains dans un feul couvent, qui pillent tous les particuliers moyennant Dieu vous le rende, & qui tous auroient dénoncé la Raifon comme hérétiquej  DE LA RAISON. 139. fi elle eut feulement ofé dire qu'ils étoient irop multipliés. L'enthouiiafme n'écoute que lui, & tout ce qu'il défapprouve lui paroït digne d'anathêmes. II voulut entendre les prédicateurs. La chofe en mcritoit la peine. Déclamateufs & pantomimes tout-a-la-fois, ils font rire &c pleurer. Le génie néanmoins perce k travers le burlefque des expreffions & des penfées. C'eft une tempête mélée de ténèbres & d'éclairs. . L'architecture trop chargée d'ornemens n'avoit point cette noble fimplicité qui caractérife les bons ouvrages. En revanche ons'occupoit outre mefure de ce qu'avoient fait les anciens, & l'on cherchoit jufques dans le centre de la terre des monumens de leur favoir. Les excavations d'Ercolano en étoient la preuve. On tiroit journellement des ruines de cette ville , jadis abimée par une éruption du mont Véfuve , des curiofités fans nombre , & l'on en confervoit la collection dans des falies du chateau de Portici, deftinées k cet ufage. Lucidor les examina avec la plus févère attention. C'étoit un fpeftacle digne de lui; mais il fut agréablement furpris lorfqu'il vit dans plufieurs livres d'eftampes , les mêmes morceaux de peinture & de fculpture rendus  240 Voyage trait pour trait. Ouvrage immoftel digne de Charles III roi. d'Efpagne , qui le fit entreprendre lorfqu'il étoit roi de Naples, & que fon fucceffeur fon augufte fils, fait continuer a la grande fatisfaöion des amateurs. Quelques auteurs célèbres écrivoient fur différens fujets, 8c leurs produöions fe reffentoient du terroir : ce qui aux yeux des gens vifs leur donnoit beaucoup de valeur, tandis que les flegmatiques en faifoient peu de caS. Les hommes dans leurs jugemens comme dans leurs goüts, font fouvent la dupe de leur tempérament. Lucidor n'approuva point le fanatifme des Napolitains pour les fpeöacles. La raifon veut de la modération dans les plaifirs. Mais il trouva que les théatres étoient de toute beauté. C'eft dommage que les pièces, excepté celles de Métaftafe qu'on donnoit par fois, n'y répondiffent point. Ce n'étoit qu'un amas d'infipides épifodes , ou qu'un thftt de mauvaifes plaifanteries. On applaudiffoit par habitude , 6c l'on rioit par défceuvrement. II fréquenta plufieurs affemblées; elles font niajeftueufes. II y entendit avec fatisfaöion une improvifanta, c'eft-a-dire, une jeune fille qui chantoit en même-tems qu'eile compofoit des chanfons dont on lui indiquoit les fujets. On  DE LA R A I S O N. a.43On en rencontre fouvent dans 1'Italie qui ont cette étoqnante facilité, & qui par 1'habitude qu'elles ont de faire des impromptu, difent quelquefois des chofes fort ingénieufes & for| agréables, Cela leur fert de métier, pourvu que leur jeuneffe ou leur beauté 11e les engagepoipt a en faire quelqu'autre. On invita notre philofophe è quelques repas» mais il s'appercut bientöt que le talent desNapolitains n'eft pas celui de régaler. II n'y avoit ni cet ordre, ni cette élégance qui brillent chez les Francois. Sur les remontrances qu'il fit aux miniftres d'interdire la mendicité, d'ordonner a Ia livr-ée , & fur-tout aux valets-de-pied de la cour, de' ne plus fe répandre dans les maifons pour mettre les étrangers a contribution, on fut fur le point de 1'effectuer; mais la chofe ne s'eft point exécutée. A peine eft-on préfenté au roi de Naples, qu'on eft affailli par les gens de fa maifon qui font payer la biernvenue. Sa majefté 1'ignore , & il feroit a propos qu'eile le füt. Que de réformes on yerroit dans tous les états, fi les fouyerains étoient inftruits ! II étoit jufte que Lucidor vit les envirops de Naples. Ils intéreffent par les belles chofes qu'en a dit Virgile, &c par leur fituation. II Q  14* Vota g e commenga par vifiter le tcmbeau de ce poe'te immortel, fur lèquel le hafard a fait croitre un laurier fort a propos. I! eft a quelque diftance de la ville, dans un terrein ifolé. De-la notre voyageur fe rendit fur les bords de 1'Acheron, 8c il obferva que ce fleuve, fi redoufable dans Virgile, n'étoit qu'un miférable petit lac qui ne faifoit peur a perfonne. LesChamps-Elifées, fi pompeufement célébrés par le même poëte , ne parurent guères mieux valoir k fes yeux que les bords de la loire, gc 1'antre de la fybile de Cume , qu'un fouterrein ordinaire. Les objets embellis par la poéfie , font des perfpeétives qu'il ne faut voir que de loin. II n'en eft pas de même de Caferte, ce cbateau que le roi de Naples regarde avec raifon comme le plus pompeux palais qui foit en Europe , 8c dont il fait fes délices. Lucidor le parcourut d'un ceil critique, fans y remarquer aucun défaut. C'eft 1'afTemblage de toutes les beautés dans le lieu le plus fertile 8c le plus agréable. Les ftatues,ies colonnes, les aqueducs, les arbres fous toutes fortes de formes , les eaux dans la plus grande abondance , tout contribue a en faire le féjour de la magnificence 8c de la volupté. 11 paffa par Capoue , ville maintenant auffi  *> e la RaisON. 245 ïncommode, qu'eile étoit délicieufe du tems d'Annibal, & il fe rendit a Rome par la voie Appienne , qui , malgré les orangers & les myrthes dont elle eft bordée, ruïne les équipages & défole les voyageurs. Ce ne font que des débns, précieux veftiges des Romains, mais qu'on aimeroit mieux voir a 1'écarf. Le Mont-Caffin, cette pompeufe abbaye, la pépinière de prefque tous les moines, étala fes richeffes aux yeux de Lucidor : mais il fut beaucoup plus content d'y voir des vertus. Des batimens trop fuperbes dégradent des religieux, au lieu de les relever. La route du Mont-Caffin jufqu'a Rome fit faire bien des réflexions a notre voyageur fur la puiffance de ces anciens Romains qui furent les maïtres de 1'ünivers, & dont il ne refte plus de tra ces que fur quelques monumens & dans les hiftoires. Les révolutions du monde font une matièreinépuifable de penfées, quand on vient a rapprocber les fiècles & les évènemens. Les Italiens ont 1'efprit pénétrant. Ils s'appercurent que Lucidor n'étoit point un homme ordinaire , &z qu'il laiffoit échapper comme malgré lui des rayons qui diffipoient les préjugés; c'eft ce que lui dirent des gentilshommes, des religieux , des artifans mêmes avec lef- Q ij  244 Voyage quels il conféra. Leur ame s'iUuminoit a me- fure qu'il leur parloit. CHAPITRE XV UI. De Rome & de fes habitans. C^)uel fpedtacle pour la raifon, que la capitale du monde entier! Lucidor y entra avec ces feniimens defurprife & d'admiration, qu'on éprouve k la vue de quelque phénomène. Ses regards reflèrent long tems immobiles fur ce fuperbe édifice, qu'on peut appeller la merveille de TUnivers. 11 en remplit fon efprit & fa mémoire, comme de 1'objet le plus majeffiieux & le plus intéreffant. De 1'églife de S. Pierre, oü la fculpture & la peinture ont déployé ce qu'elles ont de plus rare & de plus impofant , il paffa au Vatican , & la il appercut de nouveaux chefsd'ceuvres, mais avec une telle profufion , que l'on fe laffe de les contempler. Une beauté fait oublier 1'autre; & il ne falloit pas moins que le coup-d'ceil de Lucidor pour pouvoir s'en fouvenir. Sa joie fut complette , quand il fe vit au milieu de la magnifique bibliothèque du Vatican,  BE LA RA1SON. 245 C'étoit fon centre. Tous les livres du monde s'y trouvent raffemblés ; & ceux qui en ont la garde, en connoiffent la fubftance & la valeur, C'eft dommage que tant de volumes, fi rares & fi curieux , foient renfermés fous la clef. On n'appercoit que de vaftes armoires qu'il faut ouvrir ,. lorfqu'on veut interroger quelqu'ouvrage. II n'y eut pas un coin dans Rome qui ne devïnt un objetintéreffantpour notre voyageur. Dans un pays ou tout eft précieux, il ne faut rien oublier. On le voyoit dés le point du jour fe répandre dans les rues , dans les places, dans les palais, dans les églifes, dans les jardins , y examiner avec foin ce que les anciens & les modernes ont de plus curieux. II analyfoit, il comparoit; on ne connoït rien que par comparaifon; & toutes fes obfervations étoient exactement confignées dans un journal, afin d'apprendre aux voyageurs la manière de voyager. Après quelques jours écoulés dans 1'examen des beautés matérielles, il s'attacha a confidérer les mceurs & les loix des habitans : c'étoit fon principal objet. Le fouverain pontife ne pouvoit que 1'intéreffer. Outre que la raifon s'étoit unie a la Q »5  246 Voyage piété pour le placer fur la chaire de S. Plerre; il donnoit chaque jour des preuves de fa fageffe & de fon difcernement. Ce n'étoit plus un pape qui par une obftination inflexible, vouloit. conferver fes privileges aux dépens des droits des fouverains; mais un conciliateur pacirique qui retranchoit adr-oitement ce qui pouvoit entretenir la mélintelligence, & qui fe faifoit tout a tous. Ainfi Lucidor devoit être 1'ami du fage Ganganelli. C'eft ce qui parut dans leurs entretiens. Ils furent toujours du même avis fur 2'union qui doit régner entre un pape & les fouverains ; fur la néceffité de regarder leur pouvoir comme n'étant .émané que de dieu feu!; fur 1'obligation de laiffer tomber dans 1'oubli certaines prétentions qui ne peuvent que bleffer les princes, & irriter les efprits. Le monde s'éclaire en vieilliflant. Le pape en fe dévoiïant fit entrevoir une politique qui valoit celles de Ximenès & de Sixte-quint , mais qui avoit le mérite de fe plier aux tems. II en eft d'un fouverain habile , comme d'un bon navigateur , c'eft de calculer le vent. Les cardinaux membres d'un corps qui a produit les plus grands hommes, accueillirent notre philofophe avec cet air gracieux que  de la Raison; 247 ne connoït point 1'orgueil. II fut étonné de leur politeffe , en même tems qu'édifié de leurs vertus. Un d'entr'eux plein de fageffe , & que fa longue expérience -éclairoit autant que fon génie, prit Lucidor en amitié; & après quelques converfations fur différens objets relatifs au gouvernement du pays, il lui dit : » Vous nous regardez peut-être comme des bonnes gens, qui n'étoient pas dignes de fucccder aux anciens Romains. II eft bon que vous fachiez qu'il y a encore des hommes parmi nous qui auroient mérité dans les plus beaux jours de Rome , les premières dignités. » Le tems eft paffe ou la force des armes faifoit Ia gloire de ce pays ; mais en eft-on moins eftimable , paree qu'on y jouit de la paix ? La véritable philofophie nréfère le repos a tous ces combats qui détruifent les hommes, & qui révoltent 1'humanité. Nous n'avons point d'autre défenfe que notre prudence ; nous la mettons en tête comme notre cafque , 6c avec elle nous éludons, nous temporifons 6c nous venons infenfiblement a bout de nos deffeins. » On gagne tout en gagnant du tems. Le monde eft rempli d'évènemens qui fe fuc- Q iy  H% V O Y A G Ë cedent fans interruption. Urie guerre furvient* ühè alliance fe forme > une mort arrivé, & les chofes prennent üné nouvelle face. Le chapitre -des accidens nous a tirés d'affaire dans mille ïirconftances critiqttes. D'ailleurs notre cour a une reffóurce que h'ont pas les autres. Le confeil du fouverain fefi eompofé de perfonnages qui ónt rempli différentes nonciatures, & qui connoiffent le génie des princes, & les moyens les plus propres a fe les concilier. Outre cela nous nous avons des gens a nous, répandus de toutes parts, & qui nous informent de tout. II ne faut jamais envifager un état, continua ïé refpedable vieillard , felon ce qu'il a été » mais felon ce qu'il eft. Les anciens Romains qü'bn vante avec emphafe, fe feroient compórrés comme nous, s'ils fe fuffent trouvés dans la même pofition ; on ne penfe point è faire la guerre, lorfqu'on a une forme de gouvernement qui en éloigUe; & paree qu'on n'a |>as une lance a la main, on n'en eft pas moins grand-homme. J'aime mieux unie tête fage fous un capu=chón j qu'une tête folie fous un cafque. Lê génie fait les héros -, non leur bouclier; il importe peu de quelle manière onfoit habillé, -lorfque la raifon fert de bouffole.  DE LA RAISON. 249 La plüpart des écrivains font inconféquens, & fur-tout dans le fiècle oü nous vivons. Ils décrient les guerres , ne vantent .que la paix, & ils toufnent en ridicule ceux dont le gouvernement eft effentiellement pacifique. Je fais que lë notre a des défauts, mais les autres peuples font-ils plus heureux que nous ? II eft impoflible qu'un pape qui n'a point été élevé pour régner, & qu'on ne choifit guères avant foixante ans, ait toutes les qualités propres è gouverner. Occupé du fpirituel, qui Fait ordinairement fon premier foin, il négligé malgré lui des affaires temporelles qui exigent untravail affidu. Outre que la vieillefle eft lente, comme dit Cicéron, on ne fait pas de grandes entreprifes , quand on n'a plus affez de tems pour les continuer, & lorfqu'on ignore quel fera fon fucceffeur. Cette pofition fait qu'on fe repofe fur des perfonnes qui n'abufent que trop fouvent de 1'autorité; & qu'un pape ainfi que bien des princes, ne voit la vérité que lorfqu'il lit 1'évangile. Nous voyöns tous avec douleur, que 1'oifiveté fait le malheur du pays, qu'il y a trop d'aumönes, & point affez d'impöts. Mais un pape qui n'a que quelques jours a vivre, craint de fe rendre odieux s'il vient a changer  ïp Voyage les chofes, & de paffer pour un homme fans humanité. On crie encore contre Sixte-quint, paree qu'il fut iévère. Cependant c'eft par fa prévoyance que Rome fut dernièrement préfervée de Ia famine. Deux eens ans après fa mort , il a fait vivre fon ancien peuple , par les fommes qu'il mit fagement en réferve. Un habile politique eft prefque prophéte. Tout cela peut vous apprendre, monfieur , que ce ne font pas les lumières qui manquent. Les plus grands hommes fe déterminent par les circonflances. » Notre philofophe n'auroit pas mieux parlé. On le prévenoit fur tout ce qu'il auroit dit, & c'eft ce qui prouve que 1'illuftre Montefquieu avoit raifon d'affurer que les Romains d'aujourd'hui reffembloient aux anciens ; qu'on découvroit en eux des traces qui indiquoient le même génie. II fuffit en effet d'interroger leurs enfans. Ils ont des réponfes qui étonnent. Ce n'eft plus 1'ambition d'être conful ou didtateur qui les ftimule , mais la paffion de devenir cardinal, & même pape. Le plus petit payfan ne voudroit pas y renoncer pour des fommes.L'exemple de Sixte-quint s'inculque dans les efprits dés la première enfance. Les décorations & les fêtes dont Lucidor  belaRaison. 251 fut témoin , ne lui rappellèrent pas moins 1'ancienne Rome. II y remarqua cette fimplicité majeftueufe qui caractérife la vraie grandeur. Les peuples frivoles ne connoiffent que le joli , les nations folides ie rejettent & le méprifent. On fe paffe k Rome de fpedacles pendant prés d'onze mois ; cela annonce des perfonnes qui favent converfer. Auffi les affemblées prennent-elles a jufte titre le nom de converfatiors. On s'y réunit pour difcourir fur différens fujets; & s'il y a deux tables de jeu, elles gardent prefque 1'incognito. Chofe admirable plutöt qu'imitable. Lucidor vit une multitude de favans, fortement occupés de 1'étude des loix & de 1'antiquité. II y a une foule de religieux, & de petits abbés qu'on prendroit pour des êtres qui vegètent, & qui étincellent de génie. Ils * i01gnent k un efprit pénétrant des connoiffances profondes. Le droit canonique , cette fcience fi néceffaire , & qui n'eft guères connue qu'en Italië , remplit tous leurs loifirs. On jette k Rome dés la plus tendre jeuneflë, les fondemens d'une grande élévation. La papauté aiguillonne les efprits. De-la vient qu'on dit que les cardinaux feroient plus faints, s'ils ne vouloient pas être très-faints. Non Jono fantï, perchc vogliano efere Santljfimi.  Voyage Les ambitieux favent 'qu'è Rome il y a plufieurs voies pour parvenir aux grandes dignités. Ces voies font défignées par quatre rues majeures qui aboutiffent a la bafilique de S. - Pierre; la rue des chapelets , qui dénote la route de ceux qui s'élèvent par le moyen de la dévotion. La rue des orfèvres, qui marqué celle des gens qui ont de Tor, &t qui acbètent. La rue papale, qui repréfente la manière dont on s'avance , lorfqu'on a la protection du pape, & c'eft la rue la plus courte. Celle de la longare, qui eft une image de la lenteur avec laquelle on par vient, quand on n'arrive aux dignités que par la voie des gouvernemens. Enfin ces petites places répandues dans tout le territoire de S. Pierre, & oii un eccléfiaftique eft prefqu'oublié, a moins qu'il n'ait beaucoup d'intrigues ou un mérite éminent. Notre philofophe reconnut avec peine que 1'or avoit beaucoup d'afcendant fur 1'efprit des Römains. II calcula celui que la France paie annuellement pour les bulles & pour les difpenfes ; & , felon fon calcul qu'on peut dire très-exact , cela monte a fix eens mille livres, & non a des millioHS, comme le public qui juge toujours au hafard fe 1'imagine. II  DE LA RAlSON. eonclut que ce feroit un bien pour Rome , fi elle ne recevoit rien des pays étrangers , paree qu'alors fes habitans travailleroient, & le commerce fleuriroit. Un peuple n'eft jamais plus malheureux, que lorfque pour vivre il compte fur le fecours d'autrui. On paria beaucoup a 1'inconnu des pafquinades faites en différens tems , & c'eft a cette occafion qu'il avoua qu'il n'y a que les Italiens & les Francois capables de ces forres de produaions. Les autres peuples n'ont ni le courage de s'égayer dans leurs malheurs, ni 1'efprit propre a tourner en ridicule les chofes les plus affligeantes ou les plus férieufes. II ne put s'empêcher de dire aux Romains, qu'ils fe defféchoient trop dans 1'étude de 1'antiquité. Leurs bibliothèques le charmèrent autant qu'elles le captivèrent. Elles font multipliées dans Rome avec un luxe analogue au pays, C'eft en cela qu'un philofophe peut faire de la dépenfe, On i accabla notre philofophe de fonnets. Les Francois n'ofent en produire que deux, fachant que ce genre de poéfie eft fi difficile* qu'on n'y réuffit prefque jamais ; les Italiens beaucoup plus hardis , en compofent tous les jours & dans toutes les circonftances. C'eft la reffource des Poëteraux. II n'y a point de  254 Voyage manage, point de profeffion religieufe, point de fête, qu'on ne célèbre par des fonnets. L'académie des Arcadiens avoit quelques poétes fameux , & fur-tout 1'abbé Stays, Öuè fes deux poëmes latins ont immortalifé. Lucidor les lut dans fa route, & il ne pouvoit les quitter. Les écoles de la fapience ( la forbonne des Romains ) offroient k 1'admiration des étrangers les profeffeurs les plus diftingucs. On y reconnoiffoit les traces des P. P. le Seinde Jacquier, ces deux minimes Francois qui en firent 1'ornement pendant plufieurs années , êr que les premières académies de 1'Europe s'aflocièrent a 1'envi. Ils favoient qu'on n'eft point prophete dans fon pays. Lucidor trouva que le gouvernement eccléfiaftique étoit trop doux. Sous prétexte que 1'églife abhorre le fang, on laiffe les crimes impunis. L'humanité exige fans doute qu'on épargne la vie des hommes; mais fi les loix féviffoient plus fouvent en Italië, il n'y auroit pas tant de meurtres. Comme on obtient grace facilement, les fcélérats" percent k la fourdine un ennemi qui paffe: ce qui fait dire que les Italiens prennent les gens par derrière, &£ qu'il faut s'en défier. Les aumönes trop abondantes font un autre  DE LA R A I S O Ni inconvénient. Elles entretiennent la pareffe; depuis mai jufqu'en feptembre , les krtifans dorment la raoitié du jour. Elles nourriffent outre cela 1'orgueil. Rien de plus infolent qu'un pauvre en Italië , paree qu'il fait qu'il ne peut mounr de faim. On en trouve un exemple dans une réponfe faite a un cardinal. L'éminence irritée de voir qu'un miférable qui venbit de lui 'demander 1'aumöne en fe profternant a fes pieds, ne mettoit qu'un genou en terre lorfque le S.' Sacrement vint a paffer , lui en demanda.la raifon, C'eft, lui répliqua le malheureux, paree qu'on ne fe moque point de celui-ci. Quejlo non fi burin. Le peuple Italien a les plus heureufes réparties, il folde fur le champ. Les höpitaux cbarmèrent Lucidor par leur propreté. Outre qu'il n'y a jamais plus d'un malade dans un lit, & c'eft bien affez, tous les befoins font fatisfaits de manière k ne rien fouhaiter. Étrangers , citoyens, tous y font admis. II ne faut pour y être recu, d'autres proteöions, que des infirmités. Belle lecon pour la plupart de ceux qui régiffent des höpitaux ! Ce qui aftligeoit notre voyageur , c'étoit de voir Rome auffi dépeuplée. On n'y compte que cent cinquante mille ames, &z elle n'eft  25Ó Voyage guères moins vafte que Paris; mais les carroffes y font fi multipliés, qu'il y a beaucoup de luxe & de fracas. On y jeune pour avoir des chevaux, 6c l'on y paie en partie les valets avec les contributions qu'ils tirent des étrangers: contributions néanmoins beaucorvp plus folérables que celles d'Angleterre, ou les laquais fe font payer d'un diner qu'on prend chez ieurs maitres. Nul pays fur la terre, ou il n'y ait des monopoles, Lucidor voulut voir fi les prêtres & les prélats fréquentoient les théatres, comme on les en accufe; & il reconnut que tous ceux qu'on appelle prélats, loin d'avoir été promus a 1'épifcopat, n'étoient fouvent que tonfurés , & que tous ces prétendus prêtres n'en avoient que 1'habit, étant des procureurs, des notaires, des avocats; & qu'en les voyant avec des femmes, on les voyoit avec leurs filles, ou avec leurs époufes. On juge toujours mal, quand On juge des chofes fur un fimple coupd'oeil. On invitoit toujours 1'inconnu a prendre le chocolat. Les Romains ne connoiffent pas d'autre manière de régaler. Très-friands chez les autres, mais très-fobres chez eux, ils ne mangent que pour fubfifter. Cela s'accorde avec leur économie, qui ne permet pas aux plus  O E LA RAISON.' ijj plus riches d'éclairer leurs vafles palals , ni d'avoir un flambeau lorfqu'ils fortent le foir en équipage. On ne découvre a travers leur cortége qu'un trifte lumignon, plus propre a former des ombres qu'è répandre des lueurs. La manière de bien employer 1'argent eft auffi rare que le moyen d'en trouver; car la charité ne permet pas de penfer que les Romains fuyent la lumière pour mieux mafquer leur conduite. : Le mont de piété, lieu defliné k empêcher 1'ufure, & a recevoir les gages de tous ceux qui ont befoin d'argent, plut beaucoup a notre voyageur. II fouhaita que la même reffource devïnt celle de toutes les grandes villes. Les ufuriers par ce moyen ne~s'enricbiffent point aux dépens du public, & l'on ne rifque point de perdre fes effets. Que d'établiffemens qui refient encore k faire ! Unefynagogue de Juifs exiftante au milieu de Rome avec plein exercice de religion , fut un autre point de vue qui mérita fon attention. II lui paroiffoit inconcevable qu'on perfécutèt les Juifs en Portugal fous prétexte de venger le chriftianifme , tandis que dans la capitale même du monde chrétien on leur laiffe toute liberté. Si toutes les inquifitions avoient pris celle de Rome pour. modèle, on R  i^S V o va g ï nZauroit pas égorgé tant de vicVim'es, ni tant outragé Ia religion qui n'eft que douceur & charité. Les hommes ne prennent que trop ibuvent leurs paffions pour la voix de dieu. II fe promena fouvent dans ces jardins enchantés qui environnent la ville , &z qu'on nomme vignes trés mal-è-propos, paree qu'en 'Lalien on les appelle Villa, fans y voir autre chofe que des arbres & desftatues. Les Romains ne connoiflent de promenade que celle qui fe fait en carroffe & au milieu des rues. Ils aiment qu'on les honore par des falutations continuellement répétées; & voila comme on eft dupe de 1'orgueil. II n'y a que les nuits d'été , oh, pour fe dédommager de la contrainte & de la chaleuf du jour , la grandeur Romaine marche volóntiers a pied. Alors les perfonnes les plus qualifiies , fans diftinöion de fexe, & fans autre vêtement qu'un léger déshabillé , fe répandent dans la ville, & fe délecfent è écouter les inftrumens ou les voix de plufieurs Virtuofes. La mufique eft un cinquième élément pour Jes Italiens : ils ne Faiment pas moins que l'air qu'ils refpirent; & il faut convenir qu'eile donne de 1'ame a ceux même qui n'en ont pas, & que toutes les autres mufiques com-  ö te i-a R a i s . --. frarées a celles - la , font maigres 8s fans énergie. Mais ce n'eft ni en formant des voix srtificielles, ni en outrageant 1'humanité , que lc-s Romains fe feront honnëur de leur goüt pour 1'harmonie. L'art doit copier la nature, & hon la mutiler. Auffi le S. Père s'eft-il couvert de gloire j en profcrivant une coutume fi barbare. On avoit fouvent dit è Lucidor que la débaüche étoit exceffive è Rome , & que ie pape y toléroit des lieux publics dont il tïroit une rétribution. II fe convainquit par lui même que ce qu'on imputoit au S. Père étoit abfolument faux; qu'excepté quelques malheureufes proftituées , qu'on relègue dans un quartier ifolé, comme indignes de fe mêler avec les citoyens, il n'y a dans Rome aucun mauvais lieu, & qu'elles font fi mifé-blesj qu'il leur feroit impoffible de rien payer. II y a pius de menfonges que dé vérités dans prefque toutes les hiftoires. Lucidor étoit toujours étonné de voir les villes d'Italie, même les plus confidérables, fans gardes & fans lanternes. II faut que ce' peuple, difoit-il, ne foit pas auffi méchant qu'on le publie, autrement il y auroit toutes les nuits des vols & des affaffinats. Paris liyré Rij  2.6o Voyage a lui -même , deviendroit le théatre des plus grandes horreurs. Dans le voyage qu'il fit a Frefcati Sc a Tivoli, ces endróits délicieuxpar leurs maifons enchantées Sc par leur lituation, il vifita plufieurs dames Romaines, & il ne fut pas moins charmé de leur converfation que de leur maintien. II les trouva inftruites fans être favantes, fières fans être vaines, parlantes fans être babillardes, enjouées fans être frivoles. Celles qui étoient galantes fans vouloir le paroitre, conduifoient une intrigue avec le plus grand fecret , Sc y mettoient autant d'intérêt qu'a une affaire d'état. Les campagnes qu'il traverfa, portoient les triftes marqués de la dépopulation Sc de 1'oifiveté. Elles annoncoient a tous les voyageurs que le pape avoit trop de moines dans fon pays ; que pour remettre 1'agriculture en honneur, il failoit en retrancher, & fe contenter de lever quelques impöts fur le laboureur &c fur 1'artifan. Cela aiguillonne les pareffeux , "Sc les force au travail. Les Italiens eux-mêmes en conviennent, Sc fur-tout pour ce qui regarde les moines.  de la R a i s, o n; a£ CHAPITRE XIX. De la répubiique de Saint-Morin', Quoique ce petit pays femble gardèr 1'mcognito, & qu'il ne foit qu'un point clans Ia vafte étendue de 1'Europe , neus croyons devoir le diftinguer par un chapitre tout exprès, comme étant 1'afyle du bonheur , Sc comme ayant mérité la vifife & les fuffragc* de la Raifon. Les plus petites boïtes renferment fouvent les meilleurs parfums. Lucidor s'y arrêta pour y gou'ter a longs traits le calme dont on y jouit, & dort il eft redevable au petit nombre qui le compofe, &C au pape qui le protégé. C'eft k ce doublé titre que Ta répubiique de Saint-Marin ne connoit ni les profufionsdu luxe, ni les, horreurs du vice, ni les ravages de la gueVre, ni les fureurs de 1'ambition. Contente du petit terrein qu'elfe pofsëde y & qui ne confifte que dans quelques lieues d'étendue , elle ne cherche ni a s'élèver, ni k s'agrandir. Ses fujets gouvernés par des fages, a la tête defquels eft une efpëce de  ^2 V © Y A G E doge appellé Gonfalonier, & qui change tous les deux mois , viyent entre 1'indigenee & la richeffe, avec une quiétude qui a quelque chofe de célefte. C'eft ce qu'un gentilhomme rapporta k Lucidor, pour 1'engager a refter avec eux. » Aimable étranger, lui dit-il, nous n'avons fait que vous entrevoir, ck déja nous défirons avec toiue 1'ardeur poffible vous fixer dans ce pays. Nous fentons que vous êtes né pour 1'habiter. Vous n'y trouverez ni ces fortereffes, ni ces chateaux,ni ces poffeftions qui forment les royaumes , mais nous jouiffons des meines étoiles, du même foleil qui éclairent les plus vaftes empires. Ni le bruit des tambours, ni celui des canons ne viennent point allarmer cette contrée. Cette terre n'a jamais rougi que du fang des agneaux , & jamais nous n'avons vu nos moiffons ravagées par les irruptions de quelqu'ennemi, C'eft encore ici le fiècle d'or, tandis que prefque toutes les contrées éprouvent un fiècle de fer. Vous avez trop de difcernement, aimable étranger, pour craindre qü'une vie comme " la nóire ne vous paroiffe infipide. Au lieu de cette ambition qui tourmente les hommes, il eft parmi nous une noble émulation qui nous réveille fans nóus troubler. Les uns. af=  © E t A R A I f O N. 2l6$ pirent aux charges de la répubiique en s'efÉbrcant de les. mériter; les autres fe fignalenfc par des travaux , & il n'y a pas julqu'au, payfan qui ne s'applique è fertilifer fon champ mieux que fon voifin , paree que le gouvernement a foin de faire diftribuer des prix: felon fes revenus, très-modiques a la vérité, mais proportionnés aux défirs. La médiocrité eft le plus beau patrimoine. Nous trouvons de grandes richeffes dans notre économie; ni le fafte , ni les modes, n'aïtèrent point nos bjens& nous ne payons d'impöts que pour fubvenir a des befoins. urgens. Si nous étions protégés par une puiffance expofée a foutenir des guerres, nous ferions. fbrcés de prendre les armes felon fa volonté ; mais. !e fouverain qui nous met a 1'ouïbre de fes ailes, eft le prince de la paix. L'amitié ,. cette vertu fi rare , fait les détices des citoyens. Us en connoiffent le prix, ils en éprouvent les douceurs , & il n'y a parmi nous qu'un cceur & qu'une ame. >t On peut prefumer combien notre philofophe futattendri. 11 s'appliqua tout entier a confidérer les moeurs du pays, & il vit des femmes,.oarées, de la modeftie , des mans occupés de faire leur bonheur, des jeunes gens remplis de fa~ R h <  264 Voyage gene & de naïveté, des ouvriers honnêtefj chacun content de fon fort. On 1'invita plufieurs fois a diner , & toujours il fe trouva entre la candeur & la gaieté. Tout le monde y étoit a fon aife, paree qu'on n'y avoit point de prétentions.Les circonftances amenoient 1'efprit, on n'aüoit point le chercher, & le bon cceur faifoit la dépenfe. Lucidor ne quitta la répubiique de SaintMarin qu'en apparence , car c'eft un peiit pays que la raifon gouverne depuis long-tems. II parcourut toutes les villes de i'état eceléfiaftique, & dans chacune il fit des obfervations. II jugea qu'Ancone pouvoit faire un commerce encore plus conficérable; que Rimini perdoit la moitié de fon mérite, en chénffant 1'indolence ; que 1'éruption des eaux qui ravageoient tous les ans les campagnes du Bolonois, exigeoitun corps d'ingénieurs des ponts & chauffées , tels qu'il en fubfifte en France; & que fans cette reffource on ne viendroit jamais a bout d'intercepter les torrens : il y a des étabiiflemens qui valent mieux que des tréfors.  DE la RaISON. 1^5 CHAPITRE XX. De la Tofcane. Florence, cette ville raviffante, qu'on ne devroit faire voir que les dimanches, felon la réflexion d'un Portugais, ehchanté de fon élégance & de fes beautés , recut notre philofophe avec difiinction. Les Florentins font extrêmement polis, quoique leur manière de prononcer la Iangue italienne ait quelque chofe de groffier. Ils lui firent voir toutes leurs richeffes, c'effca-diré , ce que les arts ont produit de plus exquis. La galerie du palais des grands ducs pofièis en hiftoire naturelle, en vafes , en pierreries , en médailles, en tableaux, en flatues , les plus rares tréfors. On y voit les portraits des grands peintres, tous faits par eux-mêmes, &C tous mis au rang des chefs-d'ceuvres. La chapelle de Saint Laurent , magnifique par fes marbres & par fes maufoiés , paroiffoit encore s'embellir fous les regards de Lucidor , & la bibliothèque toute compofée de manufcrits rares, fembloit n'avoir été formée que pour lui.  ï<$6 Voyage li y a des objets auxquels 1'ame & les yeux ne peuvent abfolument fe refufer ; & telles font les raretés recueillies par les Médicis , qui fans un revenu confidérable & un territoire fort étendu » trouvèrent ie fecret de raffemb!er ce que les quatre parties du monde avoient de précieux, & de devenir les reffaurateurs des fciences & des arts. On peut tout lorfqu'on fait régner. Parmi les médailles fi néceffaires pour affurer 1'hiffoire , il vit un fequin d'or qui en fait partie. C'étoit une pièce de la valeur d'onze francs , fur laquelle on lit: Jefus-Chnfi, premier roi des Florentins. Jefus-Chrijius primus, rex Floreminorum. Eile avoit été frappée lorfque les habitans de Florence ne s'accordant point pour élire un chef, choifirent le Sauveur des hommes en qualité de fouverain. Ce qui ne dura que quelques jours ; car ils préfumèrent que les ecdéfiaitiques voudroient régner a la place de Dreu, & que Florence fe trouveroit infenfibJement Sous la domination du clergé. Lps maufoiés de Michel A.nge & d.e Galilée, qui font en face l'un de 1'autre , furent examirés par notre refpeftable voyageur. De pareiis më&ümens n'échappent point aux regards. d'un homme inftruir. O i lit fur le tombeau de Gahlce, qui fut repris très-ma.1 adroitément pat1- '  DE LA. R A I S O N. 1&J Finquifition , pour avoir trop gravement foutenu que le foleil étoit immobile , & que la terre tournoit. Terra gyrat , Gaïdczus Jlat. La terre tourne , Galilée eil clans fon centre. Les littérateurs de Florence s'emprefsèrent de fréquenter Lucidor; il les trouva dignes de la carrière qu'ils couroient. II s'affligea de ce que 1'abbé Lami, fi connu par fes feuilles périodiques & par fon érudition , venoit d'être enlevé par la mort. On lui montra plufieurs manufcrits de fa facon , qui n'étoient qu'ébauchés. Les favans meurent toujours trop tot. Les dames voulurent auffi pofféder notre pbilofopbe. II fe rendit è leurs affemblées, & fi elles lui parurent moins vives que les Vénitiennes, mais plusfolides, c'eft paree que la nature ne fait rien qu'avec compenfation. On lui paria beaucoup de livres &C d'auteurs. C'eft un objet don't les femmes s'occupent volontiers en Italië, les unes avec plus d'indifférence , les autres avec plus d'intérêt; mals tout homme qui écrit a part a leur eftime. Cela encourage les talens, au lieu que par. tout ailleurs elles. préférent un joueur è un auteur. /Dn mena notre philofophe au café. C'eft un, lieu chez les Italiens que la nobleffe fréquente, que les femmes vifitent fouvent fans fortk  V O Y A G É de leur équipage. Elles fe font apporter des rafraïchiffemens, & les cavaliers viennent leur faire la cour. Lucidor s'appergut qu'un étranger qui arrivoit au café étoit fort bien accueilli. L'Italien bien différent de 1'Anglais; eft fort communicatif, ne connoiffant ni la défiance , ni la tachurnité. II prévient les voyageurs , il les interroge , & s'offre frès^fouvent de lui-même a leur faire voir ou k leur indiquer ce qu'il y a de plus curieux. C'eft-ia qu'on 1'affura qu'il y avoit toujours eu a Florence un nid d'efprits forts, mais ils fe cachent. II eut déliré plus d'aöivité parmi les Florentins, & qu'ils fuffent un peu moins verbeux. On donne ordinairement prife fur foi, quand on parie trop. Le grand duc donnoit un nouveau luftre k Florence par fes vertus. Les villes renaiffent lorfqu'elles ont ie bonkeur d'avoir un prince magnanime. On tira pour fa fête un feu ma. gnifique dor;t notre voyageur fut enchanté, quoiqu'il ne fut qu'un diminutif de ceux qu'il avoit vus a Rome. Les Italiens fe connoiffent en artifice. Sienne , féjour délicieux par la pureté de Fair, & par j'aménité des habitans, fut ponr Lucidor un paradis terreftre. II fe plut k écou-  DE la RaiSON. 269 ter parler les Siennois, comme on prend plaifir a entendre un magnifique difcours. La langue Italienne devient fur leurs lèvres un rayon de miel qui fe diftile avec fuavité. Les gentdshommes avoient des connoiffances. La nobleffe s'illuftre quand elle cultive les lettres. On n'eft pas riche a Sienne , 8c on n'en eft pas faché , on fe contente de peu , mais 1'émulation en fouffre. Lucidor dit librement fon avis fur une certaine molleffe qui gagnoit les habitans. Le manége eft prefque défert. On n'ofe prendre des exercices , dans la crainte de fe fatiguer. La cathédrale, le plus magnifique gothique qu'il y ait en Europe , n'eft pas la feule antiquité. Les femmes, a raifon de la falubrité de 1'air , y vieilliffent fans s'en appercevoir. C'eft une collection de fiècles que leurs affemblées. Pife, ville affoupiffante, quoique très-agréablement fimée , a rtéanmoins des écoles célèbres 8c des profeffeurs habiles. Lucidor eut voulu pouvoir reflufciter le prélat Cérati. II avoit malheureufement ceffé de vivre , fans configner dans aucun écrit ni 1'hiftoire de fes voyages, ni mille anecdotes curieufes qui Ie randoient 1'homme du monde le plus intéreffant. Un favant doit s'arranger de maaière a ne mourir qu'ik demi.  27ó V O Y A G Ê L'orgue de P,fe, d'autant p!us admirable ; que les Italiens par une manie ridicule , affecïent de méconnoïtre la beauté de cet inftrument, charma les oreilles de notre philofophe. L'organifte, auffi hardi que délicat dans fon jeu , en tiroit les fons les plus harmonieus & les plus variés. On croyoit entendre tous les genres de mélodie qui exiftent dans 1'uniVers; le murmure des eaux , le gazouillement des oifeaux, le bruit du tambour, celui même du tonnerre. La tour pendante, qu'on croit toujours prête & tomber , & qjii n'eft qu'un jeu de 1'architede , fixa 1'attention de Lucidor. II y a des ouvrages de 1'art qu'on doit refpecfer pour eux-mêmes & pour les artiftes. Le Campo-fanBo , la fépulture commune, eft de ce genre. Elle infpire le défir de s'y faire enterrer. Les chemins de la Tofcane qui paroiffent autant d'allées faites pour fe promener, introduifirent infenfiblement notre philofophe dans des bains délicieux. Tout y annongoit 1'élégance & la propreté, chofe d'autant plus rare , que les Italiens, quoique fucceffeurs des Romains , ignorent le plaifir de fe baigner. Ce n'eft qu'aux environs de Pife oii l'on trouve des bains publics , & encore ne font-ils éta-  d e l a raison. 2.71 blis que pouf les malades. Le tems n'abollt que trop fouvent les meilleurs ufages. CHAPITRE XXI. Dt Lucques. CettE ville qui n'eft remarquable que par fes remparts , forme , fi l'on en excepte quelques petits villages , prefque toute la répubiique. Lucidor s'y feroit ennuyé, fi la Raifon connoiffoit l'ennui. Le gouvernement y eft doux, mais les Luquois font trop fins. S'ils appliquent leur efprit aux fciences , ils s'appliquent encore plus a 1'intrigue & k la chicane. On les appelle les Normands de 1'Italie. C'eft k Lucques qu'on imprime clandeftinement une multitude de livres défendus, ceque notre philofophe ne pouvoit approuven La contrebande , de'quelqu'efpèce qu'eile puiffe être, a quelque chofe d'odieux , car on n'ofe pas foupconner que les magiftrats font d'accord avec les imprimeurs. Plus les chofes font atroces , moins on doit les croire. Malgré la pauvreté du pays , on vouloit fe donner les airs de grandes villes, tk on ne les  17i Voyage prenoit qu'a démi. Tout ce qui eft contrefait eft toujours ridicule. Notre voyageur vifita quelques religieux , q« d trouva fort inftruits. C'eft une fage couSlirne que de tirer desévêques des cloïtres. Les moines par ce moyen étudient , & leurs couvens ne font plus 1'afyle du défoeuvrement & de 1'ennui , ainfi que cela fe voit dans tous les pays oü 1'ordre monaftique n'eft point honoré. Ce qui dépleuploit Lucques, c'eft que tous ceux qui avoient du talent ou de 1'ambition, quittent un lieu fi refferré pour fe répandre dans toute ff talie. Rome eft pleine de Luquois. Ils aimeroient mieux mourir que d'être oubliés. CHAPITRE XXII. Du duché de Parme & de Plaijhice. C e pays auffi beau que fertije, ne ceffa de captiver notre voyageur. Après avoir vu avec une grande furprife les campagnes les plus nantes & les mieux cuitivées, il envhVea Parme comme un féjour oü le mélange des bahens , des Efpagnols , des Francais & des Allemands  D Ë LA R A I S O N. ftllemands gênoit la fociété. II y avoit beaucoup moins de franchife que de jaloufie. Cependant le fouverain étoit un centre quï par fes excellentes qualités réuniffoit les cceurs. Les fages lecons qu'il avoit recues des meilleurs maltres, 1'avoient rendu auffi affable qu'éClairé. Un prince trouve un tréfor quand il trouve de bons inltruöeurs , & fur-tout des hommes qui ne flattent pas. Le collége de Parme fut fort appróuvé, on y vöit fleufir les fciences & les arts. La grande falie des fpecf acles offroit un vuide immenfe qui n'eft jamais renipli. Elle peut contenir quatorze mille perfonnes fur les gradins qui 1'entourent; &plus de cent chevaux qui, felon 1'ufage d'ltalie , peüvent paroïtte fur le théatre.Le parterre ferempbt lorfqu'on veut, de fix pieds d'eau, & l'on appercoit des gondoles flottantes, mais on ne fait ufage de cette falie que dans les grandes cérémonies; on a un petit théatre pour y fuppléer. On venoit de perdre 1'abbé Frugoni, célèbre par fes diverfes poéfies, & l'on ne prévoyoit guères comment le remplacer. Les Parmefans ont le vice du pays. Ils font fouvent pareffeux. On fe contente de lire les brochures a la mode, qu'un libraire Francois met en vogue, & l'on n'arrive pa§ S  *74 V O T A G É jufqu'ala compofition. Peut être en eft-on plus fage. La nobleffe parut affez pauvre aux yeux de Lucidor , & elle 1'eft en effet. Les jeux en conféquence font très-modérés, d'autant mieux qu'il faut mettre quelque chofe en réferve pour acheter des colifichets venus de Paris. C'eft le ton. Colorno , la réfidence du prince , mérite les regards de 1'étranger. Notre voyageur n'y fit que paffer; un coup-d'ceil comme le fien , faifit fur le champ tout ce qu'on doit voir. II eut deux entretiens avec M. Du Tillot miniftre , il les nota comme méritant un honorable fouvenir. Plaifance lui fembla plus digne que Parme d'être le féjour du fouverain , comme étant bien batie 6c beaucoup mièux fituée. Les Plaifantins font d'un agréable commerce , mais ils réduifent leitr efprit a la fociété. Ils ont de 1'aptitude pour les fciences ainfi que tous les Italiens, fans avoir le courage de s'y livrer. II eft des hommes qui craignent l'étude, comme d'autres le feu. C'eft-la que Lucidor voulut voir des religieufes , pour .sfaffurer par lui-même , fi elles ont réellement autant de liberté qu'on le débite. II les vit reclufes comme par-tout ailleurs , & il reconnutque dans les récits qu'on en  de LA RAISQn; ±jf faifoit , elles étoient fimplement le jouet de la malignité. La calomnie a plus d'hifforiens que la vérité. La richeffe du pays confifte dans les pacages. Les troupeaux font gras, les fromages excel» lens. Les plus petites chaumières en étoient abondamment pourvues. Rien de plus fage que la répartition des taxes. Les impöts font affis fur trois fortes de terres , la bonne , la médiocre , la mauvaife , qu'on connoït par la nature du fol, & par fon produit. La première adminiftration d'un état , confifte a favoir bien placer les impofitions. CHAPITRE XXII ï. Du ducké de Modène, C E duché ne pouvoit échapper a la vigx* lance d'un voyageur intelligent. Bientöt il en connut les moeurs & les loix. 11 y a peu d'activité dans le pays , excepté dans le tems de la foire de Reggio, mais on y vit a bon prix. L'état militaire pourroit y avoir plus de co* fidération. On ne fauroit trop faire refpeöef ceux qui font les colonnes d'un état. Si;  tyS V 6 Y X G' É Modêne a toujours quelques hommes éru> dits depuis le célèbre Muratori, qui répandit dans ce pays Pamour des fciences, & qui mit en crédit les favans. Mais ce font des religieux dont la fociété ne peut guères jouir : il faut les déterrer. L'abfence du fouverain qui paffe fes jours a Milan , porte un grand préjudiceaux Modenois. Un état fans chef, eft un corps fans vie. CHAPITRE XXIV. Du Milanois. C'est un fpectacle pour un voyageur que le pays qui forme le Milanois , pays entre^oupé de mille ruiffeaux , & oii le ris paroit venir avec une efpèce de complaifance.Tl y a des terres que les grains comme les plantes femblent affeclionner. UEglife de Milan, vaiffeau immenfe , décoré au dehors de plus de fix mille figures toutes de marbre, éleva 1'ame de Lucidor. 11 en parcourut 1'enceinte &c le fommet , avec ce fentiment qu'on éprouve a 1'afpecf de ce cjui eft finguliérement beau. La viüe ? quoiqu'irrégulière, préfente des  DE LA R A T S O N. 1771 objets qu'il faut néceffairement admirer ;. tel'S font 1'höpital , le cimetière général, magnifïques par leurs batimens & par leur étendue, fi l'on peut donner cette pompeufe épithète è des lieux auffi Iugubres ; ce qui a fait dire plaifamment, que pour jouir d^s beautés de Milan, il faut y être malade , & s'y faire enterrer. On y vit cependant trés-bien dans ce qui eoncerne les repas & la fociété; les mceurs y font abfolnment Frangoifes. Chaque jour il y a des foupers, c'efba-dire, ce qu'on peut appeller en Italië des phénomènes. La nobleffe peut fe livrer a la dépenfe: elle eft riche, quoiqu'un peu moins de fafte accommoderoit mieux le pays. II eft inconcevable combien le luxe enttaïne de misère a fa fuite. Les femmes ont tous les talens pour plaire, de 1'efprit , de 1'enjouement , le ton de Ia meilleure compagnie. On trouve parmi elles quelques favantes, dbnt Ie nom eft très connu. Quant aux hommes, ils étudient moins les fciences que le commerce. La ville en eft plus ftoriffante. Jamais 1'érudition ne répanditrabondance. Si on lit, c'eft que les jeunes gens n'ofent paroïtre a Vienne fans avoir au moins quelque teinture du droit & des lettres. 11 eft heureux de vivre fous des fouverains qui exi* S iij  a7§ Voyage gent du mérite de la part des fujets. C'eft ce que Lucidor obferva, fans négliger de donner un coup-d'ceil a 1'adminifiration du pays. il la jugea fort fage. Le peuple étoit heureux : c'efhoutceque ceux qui gouvernent doivent fe propofer. 'fl eft inconcevable combien les Milanois aiment le grand nombre de domeftiques & de chevaux. U y a des maifons particulières qui ont jufqu'a fix coureurs. On fait que les meilleurs viennent de Milan , comme -les bons Arlequins de Bergame , & les bons Pantalons de Venife. La bibliofhèque ambroifienne , renommée par le choix de fes livres , occupa quelques jours notre voyageur. II y trouva des ouvrages précieux dont il fit des extraits , apprénant en cela a tous ceux qui voyagent , que cette méthode eft excellente. Le cardinal archevêque voulut voir levoyageur philofophe. Rien ne fympatife mieux que le bon fens & la raifon. D'ailleurs tous les évêques d'ltalie ont une fimplicité qui plait. Ils ne connoiffent ni le fafie ni 1'orgueil , & leur palais eft toujours ouvert a la fcience & au mérite, lis fe font un devoir effentiel de réfider, de ne point jouer, de ne point feftiner 3 de vivre en un mot comme de bons curés.  de ia Raison. 179 Les iles Borromées ont trop de réputation pour avoir échappé a la curiofité de Lucidor : placées au milieu d'un lac déücieux , toutes entrecoupées decanaux& de bofquets , toutes ornées de cafins plus élégans les uns que les autres, elles femblent être le féjour des fées. C'efl-la qu'il s'abandonna aux agréables rêvenes, & qu'il gémit de ce que le tumulte des villes 1'emporte fur 1'aimable tranquillité dont on jouit au fein des campagnes. La journée fecondoit fes réflexions. Le foleil avoit pris un voile , & il faifoit un vent qui agitoit 1'herbe des prairies, & qui formoit ces ondulations dont la mobilité peint fi naturellement nos inconfiances &c nos paffions. 11 admira l'induftrie des habitans qui , pour fe donner du bon-tems , courent vendre des baromètres de toutes parts. De-la il gagna la Suiffe après avoir fait 1'éloge de Milan; il dit a 1'oreille de quelques amis , que les moines y étoient trop magnifiquement logés , que ni leur règle, ni la religion n'approuvoient point cette ridicule fomptuofité , & que les fondateurs d'ordres gui n'eurent point d'autres richeffes que des vertus, ne fe feroient jamais imaginés que leurs laures fe métamorphoferoient en palais. II vifita Crémone & Mantoue , & il remarqua que dans ces deux villes régnoit a-peu- S iv  Voyage prés le même génie, de la famil.iantéltalienne, Sc de la hauteur Allemande. Crémone eft renommee pour fes excellens viotons. II n'y a point de pays qui n'ait 'quelqu'avantage. C H A P I T R E XXV, Pc la Siilfe.. La félicité des peuples qui compofènt les treize cantoris, fuite de la douceur Sc de la fageffe du gouvernement, ne pouvoit manque.r de plaire a la raifon, c'étoit fon ouvrage ; il eut feulement falluphis d'harmonie entre les dépofitaires de 1'auiorité , Sc que les diflenfions qui affligent Genève, quoiqu'avec moins d'éclat que par le paffé, fuffent entièrement éteintes. Loin de blamer la conduite des Suiffes, qui quittent leur pays pour prepdre du fervice ehes diverfes puiffances, Lucidor regarda cette démarche eomme le fruit d'une excellente politique. Par-la ils Yauvent leur patrie , Sc on les laiffe en paix, tandis que s'ils refïerroient chez eux leurs forces Sc leurs citoyens , ils feroient attaqués de toutes parts , Sc chaque puifTance prendroit un morceau de leurs poffeftions. La culture des ten-es, 1'aifance danslaqueile  3 E LA R A I 5 O N. iSff vivent les laboureurs , formoient des objets dignes d'envie. Le luxe & le libertinage étoient abfblument bannis du pays. On vouloit des moeurs. La débauche eft une fièvre maligne qui confume un état. • Loin de trouver chez les Suiffes cette groftïère fimplicitéqu'on leur prête , il admira leur bon fens. Ils lui firent voir qu'ils avoient des hommes fort inftruits & très-capables d'écrire fur toutes les matières. Ajoutez k cela des.bibliothèques, des libraires , des imprimeurs ; autant d'affïches qui annoncent 1'amour des fciences & le gout du travail. II y a des colléges ou l'on trouve plus d'avantages que d'inconveniens, malgré les réformes dont ils auroient befoin. Des feigneurs étrangers , des fouverains même d'Allemagne, viennent y faire leurs exercices & y puifer des lecons. Une bonne éducation n'eft jamais trop chère. Les fociétés que fréquenta Lucidor n'étoient point dérangées par des fpeöacles; mais les hommes fe trouvoient rarement avec les femmes. Cependant celles-ci , franches & modeftes , méritent qu'on cultive leur compagnie. Si elles s'occupent moins de la littérature que du ménage, elles n'en font que plus eftimables. Elles fayent infpirer a leurs enfans cet amour filiaj  *§a V o y a g h fi «re denos jours. Lafimplicité eft ïa mère des bonnes mceurs. Un foütaire relégué fur les montagnes ap« percut Lucidor, il fortit de fa retraite pour converfer avec lui, foit qu'il pré vit que c'étoit ia raifon , foit qu'il füt frappé de fon exténeur auffi agréable que majeftueux. » Je viens a vous , lui dit-il, comme a un perfonnage qui ne me paroit pas un voyageur ordinaire ; & j'y viens pour vous demander fi vous approuvez la folitude.lt y a quatrevingt- deux ans que je vis dans cet hermitage ( il en avoit cent treize ) fans autre connoiffance que moi-meme , fans autre compagnie que les arbres qui m'environnent, fans autre fpeöacle que lesétoiles qui éclairent Punivers. Je n'ai d'autre commerce qu'avec Ie ciel que je défire , qu'avec Ia mort que j'attends , qu'avec mon ame que j'interroge , qu'avec les échos que je fais parler. Je me fuis défait des paffions depuis lage de trente ans, k force de les fatiguer par le travai! & par la réflexion. ^ Quand je m'ennuyois d'être feul, mon imagination me répandoit dans toutes les parties du monde , & ma mémoire me rappelloit mes amis avec tant de vivacité, que je les croyois préfens.  DE LA R A I S O N, 2,g| Si par fois je venois a m'effrayer du féjour de la campagne, jepenfois quejavois un corps pour payer en cas qu'on vint m'afraffiner , mais qu'on n'auroit jamais de prife fur mon ame , & cela me raffuroit. La maladie n'ofa m'atraquer, je fus toujours laborieux & frugal. Je ne crois pas que les rois qu'on dit être les hommes les plus grands & les plus heureux, ayent des plaifirs auffipursque les miens. Je les ai toujours recueillis dans mon ame: c'eft le champ ou je féme mes fatisfactions. Toute autre joie n'eft qu'un plaifir d'emprunt ; ma félicité m'appartient. C'efi-la le réfultat de toute ma philofophie s & cela fe trouve écrit fur les arbres, furies murs, fur tous les endroits de ce lieu ». 11 tut curieux d'y entrer, ravi de trouver-la un fage de fa facon. II lui répondit que Ia vie folitaire n'étoit exécllente que par le bon ufage qu'on en faifoit, mais qu'il n'y avoit prefque perfonne qui füt en bien uier. U convint qu'eile épuroit 1'ame, qu'eile 1'élevoit, & que c'eft être vraiment philofophe que de mettre a propos un intervalle entre le monde & foi. Après de tendres embraffemens de part & d'autre, l'un reprit fon filence , & 1'autre fon chemin.  'i$4 Voyage Lucidor remarqua que dans les différens carü tons qui partagent la Snifte , il y avoit un genie différent. Les uns plus vifs, les autres plus flegmaiiques , ceux-ci plus taciturnes , eeüx-la plus parleurs, prouvoient que la mamère de gouverner les hommes influe beaucoup fur leur humeur ; car c'étoit le même climat. Ii s'arrêta quelque tems k Laufane, oh des hbraires fort inftruits lui tinrent bonne compagnie. _ Genève lui plut par 1'ordre qu'on y maintient. La vigilance des magiftrats s'étend fur tous les détails, & la ville fe gouverne comme une fimple familie; il n'y a que les auberges qu'on négligé , en ne modérant point affez les contnhutions qu'on y tire de 1'étranger. C'eft 1'ufage de tous les petits états : ils font payer largement 1'honneur de les vifiter. On lui paria beaucoup. du célèbre Jean-Jaeques Rouffeau , c'eft-a-dire , les uns avec enthoufiafme, les autres avec. indignation. Tout homme qui écrit des paradoxes, étonne les efprits. On aime ce qui eft extraordinaire , foit dans les penfées , foit dans la manière de les rendre ; mais c'eft une frénëie qui n'a qu'un ' tems. La vérité reprend fes droits , &un livre.  b" ë t X R X ï s b »i iSj' merveilleux qui fembloit immortel , tombe in» fenliblement dans Poubli. Lucidor fe détourna tout exprès pour vifiter 1'auteur de la Henriade; & après 1'avóir abordé d'un air de connoiffance , & lui avoir trèshonnêtement reproché de ne 1'avoir pas toujours écoutë, & d'avoir quelquefois trop étendu fon reffort , il 1'affura très-énergiquement du cas qu'il faifoit de fes fublimes talens, & du contentement qu'il auroit de le voir jouir encore plufieurs années du fruit de fes travaux. La raifon juge fans partialité ; elle ne connoit ni les cabales, ni la prévention. Lucidor s'étonna de ce que plufieurs fouverains prenoient de préférence a leurs fujets desSuiffes pour leur garde. II lui fembla que le roi de Francepar exemple, n'avoit pas befoin d'étrangers pour groffir fon sortège ,'{d'autant plus que cela eft extrêmement coüteux , & que les Francois font extrêmement jaloux d'approcher leur fouverain. Les tems oii l'on avoit befoin de ménager la Suiffe comme un pays qui eft la clef de 1'Italie , ne fubfiftent plus. II n'y a point de monarque qui ne foit aujourd'hui dans le cas de lui donner des loix , & qUi puiffe redouter fon voifinage. On vante beaucoup lafidélité des Suiffes, & l'on a raifon; mais les Francois ne fonj: pa on fe voit d'un air aifé. Le luxe eft la ruine des fociétés. On aime mieux ne point mangeravec fes amis, que de ne pas leur donner des repas fymétrifés. Lucidor voulut diner avec un philofophe , qui depuis plus de quarante ans ne fe nourrit que de fruits , & qui par ce régime a trouvé le moyen de recouvrer la fanté.11 les mange Tantöt cruds, tantöt cuits , & comme le raifin eft un fruit , il boit de trés-bon vin. Le fénat le recut avec difiindion, & cela prouve fa fagacité. Toutes les petites villes de Savoye furent analyfées d'une manière qui feroit honneuf aux habitans , s'ils aimoient a s'inftruire. AiU leurs on lit trop, la on ne lit point affez» Les hommes ne connoiffent que de petits jeux, les femmes que de petits entretiens. L'ame ne va pas loin quand elle eft réduite a cela. 11 y a toujours quelqu'un qui échape a la multitude, fur-tout parmi les gentilshomme-s. La  © e -la R A i sr o nJ La Savoye fupportoit tous les ans des émigrations conficlérables paria privation de fes jeunes habitans qui venoient régulièrement a Paris. Aujourd'hui ils y viennent rarement , & leur pays s'en trouve beaucoup mieux. Ils cultivent les terres, & leur prétence eft bien plus utile que 1'argent qu'ils faifoient paffer a leurs parens. Ce n'étoient que de petits fe cours, & par leurs bras ils fertilifent la terre , & contribuentaux avantages de leur patrie , d'autant plus qu'ils font naturellement laborieux , & qu'ils fe contentent d'un morceau de pain gagné a la fueur de leur front. Tout bon gouvernement , dit la Raifon, empêchera toujours les colons de s'expatrier. II n'y a jamais trop de laboureurs. C'eft dans les campagnes plutot que dans les villes ou la nature appelle les humains. Ils dégénérèrent de leur état primitif quand ils abandonnèrent la charrue pour habiter les cités. Auffi dit-on avec raifon que les villes font le refuge des vices , & le féjour de 1'oifiveté,  v o y a c é' CHAPITRE XXVII. 2?« PUmont. L e paffage des Alpes qui n'effraye que ceux qui ne 1'ont pas franchi, remplit la tête de Lucidor de mille fouvenirs, auffi extraordinaires qu'intéreffans. 11 ne ceffa de fe rappeller cette multitude innombrable d'armées qui en différens fiècles gravirent ces fières montagnes, & les couvrirent de carnage & de fang. Tantöt les Romains, tantöt les Gaulois s'offroient a fa vue , & tous lui préfentoient Feffrayant tableau des cataftrophes de lavie. Notre voyageur ne négligea point d'admirer le lac rempli de truites, qu'on trouve fur la pointe même des Alpes, ni cet émail de fleurs qui les embellit. II vit Suze, célèbre par divers évènemens, & par la fépulture de Jean Caraccioli, maréchal de France; & bientöt Turin , vigoureufement défendu par ces monts que le ciel lui a donné pour boulevards , devint 1'objet de fa curiofité. Son efprit lui fervit de télefcope pour péaétrer dans tous les endroits , & les loix, les  O E L' A' R A I S O N.' 31 ff' SmoBiirs, les ufages du pays fe développèrenjj a lui dans tout leur jour. Ses liaifons avec le roi de Sardaigne dont il fut toujours la bouffole &c la règle, lui mé* ritèrent le plus gracieux aecueil de la part de ce monarque. La raifon a bien des droits fur J'ame des grands princes, Lucidor vit avec une joie indicible que gelui-* ci , pieux fans être dévot, économe fans être avare, jufte fans être févère , bon fans être famillier , rempliffoit avec la plus grande exac* titude tous les devoirs de la royauté ; qu'il montroit au fein de Ia paix la même magnanimité qu'il fit voir au milieu de la guerre 9 & qu'il avoit le rare avantage de fe renouveller dans fon augufte fils , qui le rendrojj un jour trait pour trait. Lucidor s'appercevant un foir que le roi recevoit avec bonté tous ceux qui avoient des placets a lui préfenter , ne put s'empêcher de dire : » Voila mon triomphe , voila ce que j'infpire aux fouverains. Ils ne font grands qu'autant qu'ils font populaires ; & que par des bienfaits continuellement répétés, ils s'an-» noncent pour pères de leurs fujets ». Le tröne de Charles-Emmanuel étoit acceffible aux petits comme aux grands. On ne Je yoyojt point environné de ces fentinelles oui Tij  Voyage repouffent 1'indigence & Ie malheur. Lucïdof s'attendoit k voir le monarque mariger en public, felon Pufage établi chez les fouverains; mais le roi de Sardaigne fe concentre dans fon augufte familie , & ne fe communiqué qu'au befoin. II n'enrichit ni les miniftres , ni les financiers , & il n'en eft pas moins bien fervi. Sa vigilance s'étend fur tous les ages & fur toutes les conditions. L'état militaire jouit fous fes anfpices d'une confidération bien méritée , quoiqu'on n'y avance que lentement. C'eft une horloge dont les heures fonnent a propos, & qui ne fait pas grace d'une minute. L'ordre conferve 1'équité. Le clergé eft refpecté , fans avoir aucune part aux affaires de l'état; & le grand aumönier n'a pas même un logement a la cour. Moins il y a de perfonnes autour des fouverains , moins il y a d'intérêts&de cabales. Turin, cette ville régulièrement batie , mais qui fouffre notablement du chaud & du froid, femble être la demeure des convalefcens. On s'y couche debonne heure , on s'y léve tard , on n'y fait point de bruit. Le jardin du roi eft tracé comme celui du palais royal. Les Piémontois ont beaucoup d'efprit; mais  DE LA RAISON. 29f leur Iangue étant un patois mêlé de Francois & d'Iralien , ils ne paroiffent point ce qu'ils font. Sans un langage décidé , il n'y a point de véritable élocution. On les accufe d'aimer un peu trop les jeux de hafard , & 1'accufation eft fondée. Ils fe raffemblent fouvent a huis clos pour rifquer leur fortune fur une carte 011 fur un dez : mal d'autant plus dangereux , que la police ne peut 1'empêcher. II n'ya pas de doute que ce pénible delaffement ne nuife beaucoup aux lettres. Les joueurs n'aiment pas plus 1'étude que la converfation. Cependant il y a a Turin des favans que 1'Italie révère, & que 1'Europe connoit. Ils s'occupent même de grandes queftions de la phyfique avec beaucoup de fuccès. Le célèbre Gerdil, religieux Barnabite , &c précepteur de monfeigneur le prince de Piémont , fe préfente ici comme un perfonnage qui illuftre la Savoye dont il eft forti, & qui joint les connoiffances les plus étendues & les plus élevéesa laplus grande rnodeftie. II fit la fociété de Lucidor pendant fon féjour k Turin. La raifon aime a fe bien faufiler.. L'univerfité peuple le pays de bons fujets, quoiqu'ilyait encore desrëformes a faire dans, la manière d'enfeigner.. On pêche par la md- T iij  *94 V o V A G È ihode darts prefque tous Fes colléges. Outre qu'on prend la vole la plus longue, on laiffe puiluler mille queftions inutilès qü'il faudroif élaguer. Les études font des labyrinthes, quand en n'a pas foin de les fimplifien ^ L'attenticn du gouvernement k écarter dii Piémont tant d'ouvrages pitoyables qui amuJent les efprits fuperficiels & qui outragent la f adon 3 Üt un vrai plaifir a notre philofophe. Les hvres ne font point une chofe indifférente dans Ie eommerce de la vie ; ils s'identifiênt avec les hommes , & forment infenfiblement leur manière de voirSt de penfer. L'académie deflinée pour la nobleffe , eft «ne des meilleures écoles de 1'Europe. On y trouVe les meilleürs maitres; & le mélange des dirTerentes nations ne donne aucune atteinte aux bonnes möeursi I! ne put quiiter Turin fans applaudir k Paöivitédés négocians. On leur doit la circulation du plus bel ofganfin qu'il y ait en Eufope. Les foifies font Une ficheffe affurée dans tous les pays ou l'on s'en occupé. Ön lé conduifit a la Vénerie, maifon dé plaifance üu le rói paffe ordinairement 1'automne j $c il fut forpris de voir que les jardins 4 fi fufceptibies d'embelliffemens, nWoiént  DE LA R.AISON.' ï$f ni eaux, ni ftatues, ni bofquets. 11 y a des lieux que le luxe doit orner. Le No varois & le Tortonois unis au Piémont, rappellent que Victor Amedée difoit a fon fils , qu'il auroit un jour le Milanois , mais en le prenant feuille a feuille comme un artichaut. Les plus habiles conquérans ne font pas ceux qui font les chofes avec trop de rapidité. II fembleroit que le roi de Sardaigne devroit plutöt fe nommer roi du Piémont, attenduque la Sardaigne eft une ile éloignée, auffi dépeuplée que mal faine; mais on Pa ainfi réfolu, & les chofes confacrées par 1'ufage , fuffent-elles mal combinées, demeurent telles qu'elles font. La convention fait tout chez les hommes , fut-ce même un préjugé, Port doit le refpedter , a moins qu'il ne combattit la fageffe , ou la loi. CHAPITRE XXVIIL Du Tirol, C E fut en paffant par Padone, ville célèbra qui ne fubfifte plus que fur fon ancienne réputation, que Lucidor prit la route du Tirol. ïl y avoh? encore quelques vieux dofteurs de 1'uniyerfué' T iy  195 Voyage qui méritoient d'être vifités , & fur-tout des médecins dont le favoir n'étoit point gaté par les fyftêmes è la mode. Au lieu de prodiguer le fang hnmain , ils vouloient qu'on en fut avare , & q-,e les diétes' & les purgations tinffent lieu de faignées. C'eft un héroïfme que de favoir fe roidir contre 1'opinion & contre la coutume. 1 Le nombre des étudians diminuoit k vue d'ceil. Les Univerfités font trop mukipliées; elles fe nuifent réciproquement. II eft fans doute étonnant que dans un fiècle extrêmement amateur des belles- lettres & de 1'efprit , les colléges n'aient plus autant d'écoliefs qu'autrefois. Des univerfités oh l'on comptoit jadis jufqu'a dix mille étudians, n'en ont pas aujourd'hui quatre. La raifon attribue cet événement fingulïer au ravage du bel-efprit, qui, voulant raffiner fur tout, biame haute' ment 1 education des colléges ; & qui, toujours extrêmement content de lui-même , ne croit pas avoir befoin d'étudier pour dev'enir quelque chofe. D'ailleurs il fuffit que le latin foit en quelque forte annexé k la religion, pour qu'il ne foit plus k la mode. On cherche depuis longtems k le bannir entièrement des écotes On youdroit même qu'il n'y eut plus d'mfcriptions  DE LA RAISON. 197 latines, tant on a maintenant d'averfion pour cette langue. Elle a beau s'annoncer par une fécondité qui étonne, & par une admirable précifion , elle eft prefqueregardée comme barbare , tant il eft vrai que lorfqu'on afl'ervit les langues & les fciences a la mode, on fait une lourde faute. II n'y a pas de doute qu'on devroit réformer leducation des colléges , en ne donnant qu'un certain tems au latin, & en prenant 1'autre, foit pour étudier 1'hiftpire, foit pour apprendre la géométrie. Lucidor dit ouvertement qu'il falloit enfeigner les langues plutöt en converfant , "qu'en donnant des thêmes. La fcience des mots, felon Newton , doit s'apprendre par des mots. Vérone eut quelques regards de la part de notre voyageur : elle méritoit cette diftindion. Outre qu'eile eft rerriarquable par un magnifique amphithéatre parfaitement confervé , elle a quelques cabinets dignes de 1'attention des étrangers : avantage particulier a toutes les villes d'Italie , oh l'on ne manque point de trouver quelques favans & quelques monumens pfécieux, L'dluftre Scipion Maffei ne vivoit plus, & il n'avoit laiffé que deux ou trois difciples fort inférieurs au maitre. Lucidor , felon 1'ufage d'Italie , fut affailli  Voyage d'antiquaires qui lui auroient fait Vóir toutêS les pierres de la ville comme des chofes extrêmement rares , s'il eut daigné les fuivre 8c les écouter ; mais il n'ignoroit pas que le peuple Italien ne cherche qu'a vivre aux dépens des étrangers , 6c qu'il ne prodigue les titres 8>C les révérences qu'a deffein d'attraper quelqu'ar gent. Tels font les effets d'une misère caufée par 1'oifiveté. Bien-töt Trente, principale ville du Tirol, fe découvrit k fes yeux. II la trouva bien petite , pour avoir été le lieu d'un concile général; & ce qui dut 1'étonner , c'eft qu'on n'y voit aucun monument qui en rappelle le fouvenir. Elle auroit befoin d'être fouvent ranimée par defemblables évènemens. Elleparoit moins une ville qu'un village , tant elle eft filencieufe Sc dépeuplée. Notre philolophe goüta mieux Infpruck , ou 1'empereur ( Francois deLorraine ) termina fa glorieufe carrière. On y trouve au moins de la fociété, 6c l'on y connoit le bonheur d'exifter fous les loix de Marie-Thérèfe. Les campagnes du Tirol, malgré les monts qui les obombrent , étalent 1'abondance. Le payfan vit henreux en dépit des neiges 6c des torrens; 6c pour mettre fon induftrie a profit, il employé les boeufs k fa propre monture }  OÈ LA R.AISON. '29^ & il les dreffe de manière que ceux qu'il appélle viennent a fa voix , & fans jamais s'y méprendre. L'homme a bien des reffources quand il veut s'appliquer, Mais ce qui le ravit , fut une perfpéaive de vingt-deux villages bordant une rivière &z décorant un cóteau. Quel point de vue pour un peintre habile qui voudfoit en tirer parti! Les Tiroliens font ingénienx , mais il faut qu'ils foient aiguillönés par le befoin. De-la notre philofophe cherchant a joindré PAlface, entra dans quelques villes oh il fe crut perdu. Outre qu'elles lui étoient entièrement irtconnues, il tröuva des gens qui ne favoient que boire & végéter.^ II entreprit néanmoins de leur parler, mais il ne 1'entretinrent que de bière & de liqueurs. La bouche parie de 1'abondance du ccêur. Il eft conclut qu'il y a des pays oh il ne faut s'arrêter que pour rnanger , d'aütrés que pour changer de cheVaux , & c'eft le parti qu'il prit. Cette variété de cöutumès & de pays jetta la Raifon dans de profondes réflexions. Elle adfnira fur-tout comment rhorhme étant ün, fe trouvoit ainfi diverfifié dans 1'efpèce humaine , de forte qu'on diroit qu'il renferme en luitoêfne les contraftes les plus ffappans*  3°° Voyage CHAPITRE XXIX. // entre en France, & vifue CAI/ace. V oila donc notre philofophe arrivant dans un royaume , qui fe piqué de connoïrre & d'aimer la philofphie. Ses regards ie promenèrent de tous cötés , & fon ame s'unit k celles des Francois pour les approfondir. On croiroit au premier coup-d'ceil que la France n'a befoin que de i'efprit de fes habitans pour fe bien gouverner , & la Raifon commenca par obferver que Félegance qui la caraöerife étoit le plus grand obflacle k fon bonheur. On s'y reffent dés Penfance d'une certaine légéreté qui influe fur toute la vie , & qui ne permet pas aux habitans d'avoir le ffegme néceffaire pour voir , & pour approfondir. On paffe rapidement d'un objet a 1'autre fans obferver , & de la naiffent tant de démarches & tant d'entreprifes , qui fe contrarient , & qui fe détruifent réciproquement. Soit 1'amour des nouveautés , foit Pinfduence du climat, I'efprit des Francois demeure rarement dans la même affiette , & s'il n'a des évènemens ou des affaires qui 1'occupe , il tombe  DE LA RAISON. 301] malgré lui fur des frivolités. Auffi pourfuit-il" rarement le même objet avec cette opiniatreté néceffaire pour réuffir. Mais comme il n'y a point de nation qui ne porte 1'empreinte de la foibleffe , & quï ne paye un tribut a 1'humanité, Lucidor compatiffoit a la légéreté Francoife , en penfant que c'étoit encore un des moindres défauts auxquels un peuple put être fujet. Strasbourg , a titre de ville conquife & fituée fur la frontière , parut a fes yeux un mélange de Francois & d'AHemands. On n'a point un caraétère k foi, lorfque par I'efprit & par les moeurs on tient k deux nations. II recut beaucoup de politeffe de la part des officiers. L'état militaire a des hommes inftruits & amis de la raifon. Ceux mêmes quï paroiffent s'en éloigner par leur trop grande vivacité, s'en rapprochentinfenfiblement: c'eft 1'ouvrage de quelques années. Laréflexion vaut mieux que tous les maïtres. On lui fit connoitre les meilleures maifons du pays. II y vit de 1'opulence, & y trouva des femmes extrêmement jolies, mais qui fembloient fe contenter d'avoir un vifage agréable. La nature donne rarement I'efprit & la beauté. Les hommes y ont un bon fens que 1'habitude d'être'Francois commence a rendre aima-  ^ÖÏ V O Y A « E bles. Ils fe dépouillent de plus en plus de c«' férieux qui reffemble k 1'ennui. L'académie ou la jeuneffe fait fes exercices eut 1'approbation de Lucidor. II en fort d'excellens fujets qui fe diftinguent par le bon ufage de leurs talens, & qui mettent k profk les lecons qu'ils ont recues. On ne fauroit trop applaudir k ces établiffemens oii la jeuneffe trouve les meilleurs maïtres & les meilleurs exemples ; mais il faut avouer qu'ils font rares. L'amour de la frivolite malheureufement trop répandu dans ce fiècle fenfuel, empêche la génération préfente de fournir des maïtres auffi inftruits & auffi laborieux qu'ils devroient 1'être. Ils fe contentent des fuperficies, fuppléant k la profondeur qui leur manque par une élégance qui les rend chers a la fociété, & par un bel-efprit qui éblouit les ignorans. Souvent on eft maïtre , difoit ïtollin, lorfqu'on n'eft qu'en état d'apprendre. Le chapitre a confervé Ia délicateffe des Allemands fur la nobleffe. Les méfallianees fi com^ munes parmi les Francois y font odieufes. L'abondance qui règne en Alface y entretient la gaieté. Rien n'attrifte comme 1'indi» gence»  » e la Rïis on' 303 CHAPITRE XXX. Des Trois-Evêchis. Metz, dont Ia ville femble exifter dans les fauxbourgs, tant ils font de'corés de nouveaux Mtimens , parut a Lucidor un féjour mtéreffant. La fociété y eft excellente, fans y avoir trop d'éclat. II fe fit une compagnie de quelques militaires & de quelques académiciens; c'étoit le moyen de nepass'expatrier. Les Juifs, que par-tout on tolère, & partout on détefte , mirent un rabin aux prifes avec t'inconnu , & bientöt il fut confondu. Leur commerce lesfoutient, mais comme des gens en 1'air, c'eft-a-dire , toujours prêts a tomber. Leur confervation & leur difperfion eft, malgré toutes les objeaions,un argument irréfragable en faveur du chriftianifme. Verdun ne renferme point d'autres beautés que le palais épifcopal , dont Ia fituation eft raviftante, & n'eft guères connu que par fes dragees. II n'y a point de petit commerce dés qu'il fait cireuler les efpèces. Quant è la ville de Toul , elle paroit tellernent affoupie, qu'il lui faut des troupes pour  304 Voyage la réveiller. Les femmes comptent fur cette reffource pour leurs fociétés. Cela n'empêche pas que les trois-Evêchés ne foient d'un gros revenu. Outre 1'avantage qu'ils ont d'être placés dans un riche terrein, on y voit moins de pauvres qu'ailleurs. Le peuple fe reffent du voifinage des Allemands , il aime beaucoup la fymphonie , &C cela fait honneur a fon gout. Lucidor trouva quelques bibliotbèques bien conditionnées dans différentes communautés, & qui n'étoient pas la au hafard. On favoit en ufer. II faut cependant avouer que 1'érudition du pays a quelque chofe depédantefque, & qu'eile fe reffent du voifinage de l'Allemagne ; mais il eft prefque impoffible d'arriver a ce jufte milieu, qui fe trouve entre 1'élégance & 1'auftérité. chapitre xxxi. De la Lorraine. Ïj E prince Léopold, le rolStaniflas, ces deux fouverains qui donnèrent a la Lorraine tant de fplendeur, n'affectèrent pas moins notre voyageur  0 E i A R A I S O N. 3o- geur que s'ils euffent encore été vivans. «s les appercut dans tousles édifices qui. décorent e pays & dans le cceur de tous les habitans, le plus beau tröne que les monarques puiffen occuper. Ceft dommage que ces jolies maifons de pb fance dont le goüt avoit été Ie créateur , ayent trop eX, gé d'entretien , & qipün fe fo5 vuforce deles détruire. La raifon aime k voir fubfifter les monumens érigés par de g.anas hommes. Wville n'a plus Pair que d'une villé or* TaiS C°nferVe ^ fon ccIat.Sa place eft ornée comme une faIle de - genzequicalcule. Les embeüiffemens de la Lorrame font moins. leW des richeffes que «te l econonue.Unétat eft toujours oputent, orfqu un pnnce ne dépenfe qu'a proposStamflasfut être magnifique fans être diffipateur. L academie de Nancy recut des éloges de notre philofophe , mais avec difcrétion. Le Lorramsun peu trop fobres dans leurs études pourrotent lui donner encore plus de luftre' s ds vouloient travailler. L>efpritefl ' aide par 1'émulation. . La n°bleffe annonce qne te pays eut toujours une cour brillante. Elle eft fur Ie meil- V  3°6 Voyage leur ton. L'attachement que les Lorrains etirent pour leurs princes fait hcnneur a leur ame. On les accufe d'être un peu trop économes. Les campagnes en Lorraine font belles a ravir, & labourées de manière a feryir d'exemplev ce qui prouve que la France fit une excellente acquifition , en incorporant la Lorraine avec fes domaines ; fruit heureux du mariage de Marie Leczinskbavec Louis le Bien-aimé. Ainfi les vertus ne furent pas la feule dot que cette auguffe reine apporta. II parcourut quelques monaftères de la congrégation de ïaint-Vanne:, quelques Abbayes de Prémontrés; & ce qui lui fit plaifir, c'eft qu'outre d'excellens livres qu'on lui montra, il trouva des rebgieux qui avoient confervé I'efprit de leur état. Les Lorrains lui parlèrent beaucoup de la profeffion des armes. Ils naiffent foldats. On reproche aux Lorrains de n'être pas généreux; & cela feroit d'autant plus étrange , que 1'exemple de leur fouverain , le prince Léopold, fut une continuelle lecon de générofité. La raifon s'étonna de ce que nous n'avions que quelques fragmens de la vie de ce bon prince, tandis que des rois vufgaires, &c même méchans , eurent des hifioriens. Cela n'tmpêche pas Ia vertu de furnager fur le cours  de la R.aison. 30^ rapide des fiècles, & de fe faire jour a travers les ténébres & les révolurions, pour arriver jufqu'a Ia pofïérité la plus reculée. Léopold n'a eu befoin que de lui-même pour eternifer fa mémoire. On voit qu'eile eft auffi recente que s'il venoit d'expirer. Ce qui donna lieu a Lucidor de faire des obfervations fur cette matière importante, & ce qui doit bien engager les hommes en place a fe faire un nora. par des bienfaits cominuellement répétés. N'y eut-il d'ailleurs que le plaifir d'opérer le bien , on eft amplement récompenfé lorfqu'on fait jouir de fon ame , mais Lucidor trouva peu de perfonnes dans Ie cours de fes voyages , qui connuffent ce bonheur. CHAPITRE XXXII. De la Champagne & de la Picardie. A prés avoir trempé fes lèvres dans cet excellent vin qui ranime les efprits , & qui donne de la gaieté, il obferva que les champenoisfous un air de fimplicité, confervoient beaucoup de jufteffe & de raifon ; & que fans avoir un génie qui répondit a la liqueur du pays, ils étoient capables d'acquérir des cohj y ij  3«8 Voyage noiffances, même de les embellir. Maïs c'eft urf peuple qu'il faut éleétrifer , autrement il ne donne point d'étincelles. Vitry fut confidéré comme un féjour habité par la gaieté. Rheims feroit une ville plus remuante , fi elle exiftoit en Gafcogne. La belle chofe fi l'on pouvoit tranfporter les cités comme les perfonnes ! On feroit des échanges analogues aux mceurs &c aux efprits. Les manufacturiers firent voir de trè'-belles étoffes, mais elles ont le malheur d'être trop folides. On ne veut -aujourd'hui que ce qui brille , & ce qui dure peu. Les bénédictins lui montrèrent leur bibliothèque qui, comme toutes celles qu'ils pofsèdent, ne ferenouvelle point. Ils lui montrèrent auffi leur tréfor , & fur-tout la fainte ampoule, qui n'a rien de remarquable que fon antiquité. La métropole comme Ie plus beau gothique qu'il y ait en France, & comme 1'églife oii Fon facre les rois, fixa doublement fon attention. II y a des monumens dont la vue fait époque. La promenade pubiique fut le lieu dé fes rêveries ou plutöt de fes réflexions. Elle eft autant intéreffante par fa diftribution & par fa  DE LA RAISON. 309 fymétrie , que fi le fatneux Le - Notre 1'avoit tracée. II lui fembla que les Rhemois n'étoient poir* auffi gais qu'un pays de vignoble le fuppofe. ]1 leur faudroit moins de vin , beaucoup plus d'eau , une rivière confidérable pour le tranfport de leurs denrées. Un fleuve eft un canal d'abondance & une fource de gaieté. Sedan confuita Lucidor fur fon commerce; On n'y connoit d'autre fcience que le négoce. Chalon-furMarne 1'arrêta deux jours. II y trouva des ames tranquilles & de jolies perfonnes ; mais Troyes le retint une femaine ; ce n'eft pas trop dans un lieu qui a un commerce étendu. Les dehors les plus agréables, quoique fans art 8c fans apprêt , 8c des habitans dont I'efprit actif fcrmente comme les faifons. II paffa par des villes oh l'on ne lit que les gazettes 5c les étrennes mignones ; 6c s'il fe détourna pour voir Auxerre 6c Sens , c'eft que cette première ville contient des citoyens infttuits ; 6c la fexonde, le tombeau d'un Dauphin qui eut un tröne dans tous les cceurs. II feroit difficile de dire pourquoi l'on re • fufe affez conimuncment de I'efprit aux Cliam« penois. Cependant leur province a produit plufieurs hommes célèbres , 6c l'on pourroit en faire un long catalogue. L'air qu'ils refpi> V iij  3i(5 Voyage rent n'eft point épais , & le vin qu'ils recttefo Jent donne du reffort au genie , & le rend propje | pröduire. Leur apparente bonhommie vient plutot de leur indolence,'& cette pareffe auroit befoin d'un grand commerce, pu du mouvement d'un port demer, pour être aiguillonnée. II y a nombre de villes qui faute d'émulation , ou de circonftances propres a les raviver , croupiffent dans l'inaction , & n'exiüent que par leurs édifices , & par leurs murailies. De la Champagne il paffa dans la Plcardie, province ou la franchife fe co ,ferve fans altération malgré le rafmement du fiècle & la corruption des mccurs. II fut trés-content de 1'induftrie du peuple; ( il ne doit le pain qu'il mange qu'a fes propres fueurs) maisil apprit avec peine que la Picardie fe dépeuploit pour fournir des domeftique> a Paris. Amiens le charma par l'aftivité de fon commerce. Les mceurs n'y ont point encore acquis cette fuavité qui confiitue la douceur de Ia fociété ; mais elles y font fans apprêt. On voit un Picard jufqu'au fond de 1'ame; il eft tranf-parent, k peut-être eft-ce par cette raifon que la Picardie n'a qu'un petit nombre de favans.  b E E A R A I 5 O N. JU Tout efprit qui fe produit trop au-dehors, n'eft pas propre a 1'étude. Malgré 1'entboufiafme avec lequet on parie de la nef d'Amiens & du chceur de Beauvais, deux morceaux vraimenf curieux , il ne trouvoit plus d'églifcs & de palais comme eh Italië , mais les auberges étoient meilleures. Chaque pays a fes avan'ages', & c'eft cetté variété quï intéreffe un voyageur. II defcendit a la promenade publique , quï feroit charmante s'il ne falloit point y defcendre. L'air qu'on y refpire eft trop humide pour n'être pas mal-fain. Abbeville lui montra' des manufaöures d'un drap bien fupérieur a celui des Anglois. Boulogne lui fit connoitre que le bon cceur efface le bel efprit. Calais lui prouva que les ihceurs s'altèrent infenfrblement par le commerce des étrangers. Dunkerque ne lui oftnt d'autres reffources qu'avec lui-même. Dóuay le recut avec cordialité , mais fans le diftinguer du commun des voyageurs. Arras le laiffa paffer. A' Lille il n'appercut que des officiers & des fo'ldats» Soiffons lui plüt comme une ville oh il y a de I'efprit & du favoir. Lucidor eut voulu qu'on eut fait 'un oy~ vrage oii l'on comparat les villes lés unes avec les autres , pour faire connoitre combien il im- V ir~  ^ VOYAGÉ portede répandre Pémulation. II y en a qui paro#nt fi endormies , qu'on Jes eroirlit abfolument dépeuplées. C'eft alors qu'un fou. verain doit avifer aux moyens de les ranimer. Souvent il ne s'agit que d'une route -qu'il faut ouvnr ou d'un canal qu'il faut conftruire; tant ' ': Cft vrai <ïue les Plus grandes chofes tiennent aux plus petites , & qLie dans le phyfique " comme dans le moral il y a du rapport dont on doit fuivre la chaïne. Montefquieu ne s'eft pas trompé lorfqu'il a dit que le géme participoit au climat , & Pon fait combien le cours d'un fleuve contribué a le rendre plus falubre. La Raifon faifoit ces obfervations en filence , attendant un moment favorable pour ies communiquer; car ce que les hommesiaccueilleront bien aujourd'hui, ils le rejetteront demain. Leurs inconfëquences formeroient le livre le plus volumineux , & la Raifon elle-même nous 1'auroit donné fi elle ne favoit pas qu'on corrige peu les méchans par des écrits , & qu'il ny a rien de pJus vite oubhé qu'un ouvrage. C'eft un miroir qu'on regarde un moment, & dont on ne fe fouvient pas un moment après. Efbce fageffe , efi-ce nonchalance ? mais ce qu'il y a de fur , c'eft que dans nombre de Vdles fur-tout I'efprit fe repofe, & qu'on n'a  de la raison. 3 i j pas le courage d'y mettre au jour quelqu'ouvrage , ou quelqu'excellent projet. Les académies même qu'on y rencontre y donnent a peine quelque figne de vie. Suite de la diffipation d'un fiècle qiii accorde trop aux plaifirs. II femble qu'on n'exifte que pour fe réjouir,, & que les amufemens font nos premiers devoirs. CHAPITRE XXX III. De la Normandie, Cette province fi riche par fon terrein, par fon commerce , par fon induftrie, recut Lucidor avec diftinflion. Elle démêla qu'il n'étoit pas un homme ordinaire. Les Nonnands font fins, on ne peut guèresles tromper. C'eft dommage qu'ils ayent un accent qui émouffe leur efprit. Les penfées perdent plus de la moitié de leur valeur, quand on les rend pefamment. Un voyageur doit fans doute être furpris ' quand-il vient a réflechir que les deux tiers de la France ne parient pas Francois, & que dans tous les pays du moade on s'eft fait un patois  314 Voyage qui n'a fouvent que des rapporfs éloïgnés avec la langue naturelle. II en eft de même de tous les royaumes oü il n'y a qu'un jargon fouvent inintelligible , & un accent encore plus ridicule ; vingt & trente années d'éloignement ne peuvent le faire perdre. Les perfonnes qui ne fauroient fe corriger de ce défaut , ne doivent ni plaider, ni prêcher. Cela prête trop a la plaifantene , lorfqu'on n'y eft pasaccoutumé. La Normandie eft dans le voifinage de la cour , & l'on y parie mal; la baffe-Bretagne en eft a plus de cent jieues, & l'on y parie bien. II y a des ftngularités qu'on ne peut définir. Ce furent moins les ports & les manufactures qui le fixérent , que les hommes qu'il eut occafion de voir. Ils lui parurent très-inftruits , & il jugea que la Normandie , malgré fes terres graffes & fon air épais , poffédoit des efprits fubtils ; que le climat par conféquent n'influe pas fur le génie , autant que le prétendent quelques écrivains célèbres;mais malheureufement il y a des opinions qui ont en leur faveur la prefcription. Les Normands brilient dans le fandtuaire , dans les académies, & fur-tout dans le barreaiu La magiftrature compte des fujets qui auroient  De ia Raison; 315 honoré le fénat Romain , & qui auffi laborieux qu'intelligens, s'occupent moins de leurs propres affaires , que de celles du public , & débrouillent avec une fagacité furprenante les caufes les plus épineufes & les plus compliquées. La pénétration peut tout , lorfqu'ellé eft jointe a 1'application. Si l'on jouoit moins a Rouen, I'efprit feroit dans fon centre. Les mufes ne s'accommodent pas du jeu , il leur faut des paffe-tems qui appliquent moins , & qui durent peu ; mais c'eft un mal épidémique parmi les Frar.cois. On compte les parties qu'on a faites , comme des viöoires qu'on auroit remportées. II fut bien dédommagé de la laideur extérieure, de Rouen , & de fon air humide qui s'exhale continuellement en pluies & en brouillards , par 1'excellente fociété qu'eile renferme. Les femmes y font aimables , les hommes polis , & 1'étranger y eft comblé d'honnêtetés. On s'appercoit que cette ville touche prefque Paris, & qu'en cela elle eft 1'aïnée de Lyon même & de Bordeaux. Les manufactures y font multipliées de manière a. faire cralndre que 1'agriculture n'en fouffre. Les gens de la campagne n'abandonnent que trop fouvent leur charrue pour fe  3r6 Voyage répandre dans les villes , pour y devenir ouvriers. Les libraires intérefsèrent notre voyageur par leurs magafins , & par leur favoir. Ils ont des fournitures de livres de toute efpèce , &c ils ne vivent pas au milieu.d'eux comme Tantale au milieu des eaux. Le tems eft paffé ou un libraire s'imaginoit que prefque tous les livres avoient pour auteur M. Préface. On peut, fans calomnier, reprocher aux libraires du pays des contre-faeons qui ruinent les auteurs. On devroit cependant favoir, dit Lucidor , que c'eft un vol qu'on fait aux écrivains, & que perfonne fur cet article ne peut difpenfer de la reftitution. Pour peu qu'un gouvernement ait de la vigueur , il doit févir avec force contre ces libraires aventuriers qui ne fubfiftent que d'un pareil brigandage , & qui triomphent de leur impunité. Le pont qui fehauffe & qui febaiffe felon la marée , étant affis fur des bateaux , lui parut une curiofité dont on paye continuellement la facon. II faut fans ceffe le réparer. Tout ouvrage compliqué exige un entretien couteux. La Raifon obferva que la plupart des ponfs exécutés en France avec autant de folidité que  BE LA RAISON. 317 de gout , furent Pouvrage des religieux , & qu'il étoit abfurde de ne pas appliquer aux befoins de Pétat ces citoyens folitaires & vertueux , qui moins diftraits que les perfonnes du monde, plus propres a Pétude par conféquent, deviendroient utiles en tout genre. II fembloit a Lucidor, que des académies ainfi que des atteliers feroient véritablement fur leur lol, fi Pon avoit foin de les placer dans des couvens. Par ce moyen Poifiveté n'auroit plus beu, l'on verroit fortir des cloitres des purifies, des orateurs, des architeftes , des fculpteurs , & des peintres; mais pour exciter Pémulation, il faudroit leur donner quelque récompenfe , au lieu qu'on les avilit par le ridicule mépris qu'on affiche a leur égard. Les fouverains trouveront a coup-für des hommes de génie parmi les religieux, quand ils voudront en tirer parti. II n'y a point de monaftère un peu confidérable oü l'on ne rencontre quelque artiffe , quelqu'agriculteur, enfin quelque favant. Quant au cours , il feroit très-agréable s'il n'étoit point auffi éloigné. C'eft un voyage que de s'y rendre , & une vraie folitude lorfqu'on y eft arrivé. Auffi n'y va-t-on que par députés. Dieppe lui parut avoir une fociété qui fe reffent du voifinage de la mer. Caen avoit  3l$ Voyage Bien des titres pour que notre philofophe s'y arrêtat: il y refte plufieurs jours favourant I'efprit 6V la fociété du pays. Les habitans font riches & dépenfent noblement: il auroit voulu moins de cérémonial. La cordialité vaut mieux que les facons. On lui fit connoitre des gens de lettres dont . il fut trés- content. L'académie n'eft point oifi ve, & fes travaux répandent tout-a-la-fois la lumière & 1'émulation. Le manége mérite d'être cité : on y trouve des talens &C de 1'activité. Plufieurs gentilshommes déterminèrent Lucidor a vifiter leurs maifons de campagne , il fe rendit a leurs défirs. Ils le régalèrent de mets friands , & de jolis propos. On n'eft jamais mieux que chez des perfonnes qui joignect la générofité k 1'éducation. II trouva des multitudes d'officiers répandus dans toute la province:les Normands n'ont pas dégénéré de leur première valeur. C'eft feulement dommage de ce qu'ils quittent le fervice trop tot. La nobleffe opulente fe retire de bonne heure ; & cependant un militaire ne défend jamais mieux fa patrie, que lorfqu'il a blanchi dans le métier. Les coups de main font pour Ie foldat. Mais il faut obferver d'après les réflexions  BE LA R A I S O tt. 319 de la Raifon, qu'il feroit a défirer que chaque chmat eut une école , une bibliothèque, & qu'on ne laiffat pas de jeunes officiers fans maïtre, & fans inftruction. Outre qu'ils demeurent toute leur vie ignorans, ils ne fe livrent que trop fouvent aux défordres qu'entraïne 1'oifiveté, tels que la débauche Sc le jeu. De-la vient que pour un officier qui aime k penfer , il n'y a rien de plus faflidieux qu'une garnifon. On paffe d'une table d'höte au caffé, ou l'on s'exhale en propos auffi futiles qu'indécens , Sc c'eft un vrai tourment pour ceux qui les écoutent, Sc qui ont le bonheur de connoitre le prix du tems. Lucidor fit ces réflexions d'autant plus volontiers, que tous les bons officiers les font euxmêmes, Sc qu'ils fe défolent de n'avoir dans leur métier ni reffources , ni inftruction; mais il y a des chefs qui craignentla lumière , paree qu'ils crignent eux-mêmes d'être appréciés. La coutume qui ne donne prefque rien aux filles, lui parut étrange ; elle 1'eft en effet. Mettre la fortune des fceurs a la difcrétion des frères , c'eft fouvent les expofer k nerien avoir. Nos neveux réformeront certainement ces ufages , mais nous pourrions bien leur en épargner la peine. 11 fut content d'Alencon , moins paree qu'on  310 Voyage y eftfociable , que paree qu'on y eftlaborieux. II vit Avranche , Coutance , Bayeux , Valogne , comme des villes qui auroient beaucoup d'écrivains fi l'on y couroit la carrière d'auteurs , mais ce n'eft pas ce qu'il leur confeilla. Lucidor fait qu'on n'a que trop écrit. II paffa par Vire pil , felon le proverbe , le diable ne feroit qu'un fot; & de villes en villes qu'il trouva plus ou moins tolèrables, il vint jufqu'a la trape, 1'abbaye la plus pauvre, mais la plus riche en yertus. La vue de cette folitude enterrée dans Ie bois, lui fit juger qu'il falloit être fairit ou fou pour 1'habiter. II fut étonné d'apprendre qu'on y donnoit chaque année 1'hofpitalité a plus de quatre mille étrangers. On eft toujours riche quand on eft frugal. II ne put comprendre pourquoi l'on intervertiffoit 1'ordre du Créareur en parlant par fignes, plutöt que d'employer la langue, & il fe rappella è cette occafion la judicieufe remarque de 1'hiftorien Fleury : on feroit tenté de regarder la plupart des inftituteurs d'ordres religieux comme des vifionnaires , fi 1'églife ne nous les avoit préfentés comme des famts. II ne voulut point quitter Ia Normandie' fans bre les délicieufes Idylles de Segrais, comme un hommage qu'il devoit I Ia patrie' de ce Virgile moderne, ouvrage qu'on ne lit plus,  bS * A R A ï $ o N. 321 Plus ; & qu»on auroh fans ceffe fous « Ion avoit du goüt. Le livre du père André Ie beau , pafla de Iui.même entfe ^ ^ La Raifon eftun véritable aimant pour les cxcellentes produöions. II comptoit paccourir toute la province »a,s il fe vit arrêtépar les mauvais chemins. « 7 eut ken de petites villes fur la route «°nt d n'a pas fait mention , paree qu'elles nont rien d'intéreffant pour la Raifon. On y babdle, on y joue , on y dort. II voulut aller è la fource de ce que Ie vulgaire dit contre IesNorrnands,&il reconnut que les mcurfions qu'ils firentjadis dans tous les pays, en font Ia vraie caufe. C'eft une vieille querelle qu'on leur cherche , en conlequence de leurs vieux torts. CHAPITRE XXXIV. 11 arrivé j Verfailles , ^ par court les enyirons. C E fut un fpeöacle pour Lucidor que Ia vue du chateau,quoiqueleb^imentfoitun corp! d hirondelle avec des ailes d'aigIe , & ^ na, point aftez d'élévation; ü le trouvam gn1%ue&pompeux,enobfervantnéanmols q« on avoit nufqué les ailes du cóté de Ia yillé ■ X  %i2 V o y a g i elles ne paroiffent que du cöté des jardïns; II falloit donner a ce fuperbe palais toute la grace qu'il mérite , laiffer un efpace immenfe entre fa fagade ck les maifons. Lp terrein ne manquoit pas. II n'y a point de batiment fans quelque défaut. La difiribution des jardins, leur parure, leur variété , leur étendue , ne purent fufpendre les férieufes réflexions de notre voyageur. C'eftla qu'il médita fur les révolutions des cours, fur le néant des gfandeurs , fur la rapidité de la vie. 11 fe rappelloit tous ces princes qui ne font plus, & qu'on flattoit comme s'ils euffent été immortels. Toute adulation a quelque chofe de puérile. Sa joie fut inexprimable lorfqu'il vit le roi jouiffant d'une brillante fanté. Un monarque auffi pacifique que bienfaifant , eft fans contredit le fpe&acle le plus intéreffant pour la raifon. Qu'il dure ce fpectacle autant que nos défirs , il n'y aura point eu de vie auffi longue & auffi heureufe. Monfeigneur le dauphin attendrit fon cceur. II fe fentit vivement ému en fixant cet augufte prince , dont nos neveux éprouveront les bienfaits , &£ dont les vertus mêlées avec celles de la maifon d'Autriche, produiront les plus grandes chofes. Les aigles , dit Horace , n'engendrent point de colombes.  D E -t A R A I S O N. 325 Lucidor parie ici d'après le voyage qu'il fit en I7I2; fans cela il eut rendu hommage au 'oi regnant, & d'autant plüs volontiers, óue ce monarque mi de la jufiice & de la vérité eut fixé fon attention. II auroit fur-tout appuyé fur fon gout Pour 1'appücation , & pour la " «mphcité. H ne trouva dans Verfailles que des fociétés decoufues, & des gens diftraits, un flux continuel de perfonnes qui arrivenf & qui partent, & qilJ tbütës ont des intéréts ou des projets; mais ce qui 1'auroit étonnés'iln'eütpas connu la réferve des cours , c'eft que les nouvellesde Verfailles ne fe débitent qu'a Paris • chacun ne s'y occupe que de foVi, & p0n y a des oreilles fans entendre , & des yeux fans voir. La cour lui plut comme le féjour de Ia polueffe & dll beau langage. Les grands font honneres, s'expriment avec précifion, & leurs •mameresontun air aifé que les meilleurs maïtres ne donnent point , & que les gens paN venus ne peuvent contrefaire. II eut plufieurs entretiens avec des femmes de qualité , & il les trouva auffi raifonnables dans leurs propos , que frivoles dans leurs faSons. Elies ne lui parlèrent que d'ouvrages fohdes. On ne croiroit pas que le bon fens Xij  3M Voyage. s'allie par fois avec du rouge & des «touchés: II traverfa plufieurs anti-chambres , elles étoient remplies de malheureux & d'ambitieux qui attendoient le miniftre comme la divinité qui devoit les guérir. Cette pofition eft cruellé , & cependant il y en a qui s'y tiennent jufqu'a la fin de leurs jours. II ne faut pas difputer des goüts. II médita furl'inconvénient de laiffer les miniftres maïtres de changer, & de réformer a leur gré. II dit a haute voix qu'un fage gouvernement ne devoit point dépendre de 1'opinion , ou plutot de la bifarrerie d'un homme en place , que ce défordre amenoït ces alternatives de bien & de mal, dont on fe plaignoit fi fouvent; qu'enfin le cours des affaires publiques devoit être invariable comme celui du foleil, ainfi que cela fe pratique a la Chine, 1'empire peut-être le mieux adminiftré. La maifon de faint Cyr , monument immortel de Ia piété de madame de Maintenon, regut avec plaifir la vifite de Lucidor. On s'y connoït en mérite , & c'eft 1'effet de la bonne éducation qu'ony recdit,& qui fera toujours citée cómme modèle , tant qu'on s'appliquera a détruire tla pareffe & 1'orgueil. On ne veut dans le commerce de la vie ni indolence, ni hauteur.  b E % A R A T S O N. 325 L'élégance de Trianon lui rappella les cha~ teaux des fées. On y a réaliféce que Ia fable en avoit appris. La menagerie n'avoit pour lors que des animaux ordinaires. C'eft une fo'ie de fe mettre en frais pour dépayfer des animaux inutiles, qui n'ontriend'intéreffant pour 1'hifioire naturelle que par la repréfentation de leurs figures .& de leurs caraftères, Marly ne put échapper è fes regards , ce féjour oiv la nature & 1'art fe doanent un doux baifer. Comment ces hommes de fortune qui ont Ie moyen de bkie a grands frais, ne 1'ontils pas copié? On peut imiter en petit , ce qu'il y a de plus: magnifique & de plus grand; La machine qui amène les eaux dans Verfailles lui fembla trop compliquée. On la feroit aujourd'hui plus ïimple, & il en couteroitbeaucoup moins. Les arts ont leurs accroiffemens. II faut en ee genre faire bien des effais y avant d'arriver k la perfeöion.. On Ie conduifk k. faint-Germam-en-Layey féjour admirablepar fa pofition,. & qu'ön eut pris autrefois pour. 1'hofpice des Anglois. II y trouva une excellente fociété. On s'y raffemble de tous les endroits., pour y entretenir un commerce de douceur & d'honnêteté. Les riches fe mêlent volontiers avec ceux qui ne le font pas , & chacun p3r ca X iij  3*6 Voyage nioyen fe croit prefqu'opulent ; mals le re^ train , comme dans toutes les villes , c'eft qu'il faut jouer: d'ailleurs la fociété y change fouvent. Saint-Germain eft le féjour des vifaees nouveaux. La Meute lui parut admirable par fa régularité, la beauté de fes jardins , la richeffe > Une femme de la cour vint a 1'appui, drappa les petits-maitres, perfifla les petites maitreffes, fe moqua de leurs facons , & fit voir par fes manières auffi unies que fa converfation, que le bon-fens eft de tous les états, & que ceux qui fe glorifient de n'en point avoir, font des perfonnages médiocres qui ne donnent pas toujours le ton , comme ils ofent s'en vanter. Lucidor fortit enchanté, fe promettant bien de cultiver une pareille fociété ; mais il eut peine a contenir fon indignation, quand on 1'informa que des hommes avoient des toilettes comme des femmes; qu'ils concentroient leur ame dans la fphère des chiffons ; que la moitié de leur vie fe paffoit a voir des lelliers , Yij  34° Voyage des vernifféurs, des parfumeurs , des bijou- tiers; k chercher un crédit qui ruine les mar- chands, a fe procurer tout 1'attirail du luxe, k acheter des ridicules, a étudier le röle d'im- pertiae,nt. Le tems eft un bien que prefque tous les hommes mettent a fonds-perdu. CHAPITRE XXXVUL Des promenades pubüques. XjUcidor ne pouvoit être indifférent k 1'égard des récréations qui renouvellent I'efprit & qui entretiennent la fanté. Ce fut un plaifir pour lui de voir tous les ages & toutes les conditions fe répandre dans ces fuperbes jardins, oii la nature, k 1'aide de l'art, s'épanouit avec délettation ; mais ce fut en même-tems un trifte fujet de réflexions , quand il apprit que parmi tant de perfonnes qui fe rendent aux promenades dans les équipages les plus élégans, il y en a qui ne doivent cette faftueufe commodité qu'i 1'aftuce , qu'a 1'ufure, qu'a desmonopoles, qu'a des malverfations. La probité pour bien des gens, eft un être de raifon. Lucidor eut fans doute mieux aimé qu'il n'y eut dans Paris ni fiacres, ni caroffes, & que  DE LA R A I S O N. 341" pour la fatisfaction de foixante mille perfonnes on n'en vexat pas huit cent mille ; mais c'eft ici le cas de dire , qiiil faut laijfer aller le monde comme il va. Que de paroles , s'écria-t-il, en entendant 'ce bourdonnement qui remplit les Thuileries , fans qu'il y en ait peut-être une feule pour la Raifon ! Les uns parient de leurs plaifirs, les autres de leurs affaires ; ceux-ci racontent leurs aventures ; ceux-la leurs projets, & perfonne ne cherche le vrai bonheur. II obferva que le Palais-royal étoit la promenade des élégans ; le Luxembourg, celle des fongeurs ; les Thuileries , celle de tout le monde ; & que dans un jardin fi magnifique , on n'y multiplioit point affez les arbuftes & les fleurs. Mais pour faire fes obfervations , il fut fouvent coudoyé par le Vice & par la Fatuité. II crut s'appercevoir que parmi les promeneurs les plus brillans, il y en avoit quantité dont le fouper fe remettoit au lendemain , & qui devoient au public leur exiftence & leur ajuftement. Une pluie furvint, & chacun difparut avec la rapidité d'un éclair , fans favoir ou fe gïter. Tel eft 1'inconvénient des promenades ou l'on ne trouve point de couvert. II jugea qu'une Yhj  34* Voyage gallcrie en arcades, le long de la ternaffe des Feuillans, feroit un éüêée néceffaire. Les boulevards qu'il vit remplis, le perfuadèrent qu'on ne pouvoit trop multiplier les promenades chez la feule nation qui en fait «fage; car les Anglois courent, les Allemancls marchent, les Italiens fe font trainer; mais les Francois fe promènent, fi l'on entend par cet exercice le plaifir de s'épanouir & de converfer. II crut devoir jetter un cotip-d'ceil fur les guinguettes. Les divertiffemens du peuple affectent une ame patriotique. D'ailleurs, l'artifan même fe réjouit a Paris avec une certaine honnêteté. On le trouve dans fes parties de plaifir fupérieur aux bourgeois meines de Lonclres& d'Amfterdam. C'eft la fuite d'une heureufe éducation qui influe fur tous les états , & d'une gaieté naturelle aux Francois qui leur donne un air toujours riant. Toute nation qui rit eft fociable. Mais il faut convenir que malgré 1'utilité des promenades qui contribuent infiniment a la fanté, elles entretiennent 1'oifiveté du plus grand nombre , & que s'il n'y en avoit pas dans les villes , fur-tout a Paris , on n'y verroit pas tant defainéans. La Raifon ne fauroits'aceoutumer a ces courfes rapides tant de jour que de müt , qui n'ont d'autre but que le  de la Raison. 34jf libert'mage & la frivolite, Elle voudroit qu'on courut pour le moins auffi vite a deffein de foulager les malheureux, & que parmi tant d'éqtiipages qui roulent avec fracas, il y en eut au moins quelques-uns deflinés a tranfporter des fecours aux pauvres qui gémiffent & qui attendent la mort ou un morceau de pain; car il n'y a pour eux qu'une pareille alternative. CHAPITRE XXXI X.j Des fpe&acles. Il falloit au moins donner un coup-d'ceil a ce qui peint les moeurs d'une nation , a ce qui fait 1'entretien de tous les élégans. Notre philofophe parut donc a la comédie francoife. On donnoit Zaïre. II y applaudit ainfi que tous les fpectateurs ; mais il eut défiré que les acteurs , quoique maïtres dans l'art de déclamer , euffent moins fanglotté. II lui fembla qu'on outroit les foupirs, & qu'on ne rendoit les endroits les plus touchans qu'en faifant des efforts extraordinaires de poitrine & de gofier. II faut copier la nature , & ne Yiv  344 Voyage jamais 1'exagérer. On Ja rend mal par des ho- quets. La petite pièce lui fit' regretter 1'inimitable Molière. Les comédies ne font plus comiques. Dans la crainte de donner des farces, on ne* donne que du larmoyant & du fee, & l'on veut toujours finir par un mariage, comme s'il n'y avoit pas miiie autres dénouemens, & comme fi l'on ne devoit pas être ennuyé d'une pareille fi;;ale. La comédie italienne 1'aiiroit amufé , fans ce melange d'idiörnes qui la rend ridicule. L'Arlequin 1'afreöa comme un perfonnage néceffaire fur un thcatre , imaginé pour faire rire. Auffi eft-ce un röle qui plaira toujours aux hommes qui travaillent & qui ont befoin de fe délaffer. Les récréations burlefques font toujours celles de préférence qui réjouiffent les philofophes. On ne quitte pas des matières férieufes pour s'appliquer. II ne göüta point toutes ces ariettes calquées fur 1'Italien , ]a langue frangoife n'étant nullement propre a re.cevoir cet agrément. Quant a 1'opéra, il y eut des chofes qui lui plurent, d'autres qui le choquèrent. Cela devoit être a 1'égard d'un fpeöacle auffi comphqué; mais il n'appergut qu'avec peine ce groupe de filies entretenues, qui parie ridi-  DE LA RAJSON. cule éclat de leurs diamans & cle leurs habits, effacent les femmes mêmes de qualité. Les falies de fpeclacles lui parurent n'avoir de proportion ni avec Fimmenfité de Paris , ni avec 1'é'égance des Parifiens. Les plus petites villes d'Italie ont des théatres qui furpaffent celui même de 1'opéra ; & il n'y a point de parterre oii l'on ne foit affis. II faut être grandement amateur du fpefiacle , ou bien défceuvré , pour refter trois heures debout , preffant les autres , & en étant preffé. Cependant, peut être a-t-on rnal-fait de permettretant de petits fpeclacles qui rafiemblent un tas d'ouvriers dont le travail feroit néceffaire pour leur entretien & pour la fubfiftance de leurs families ; mais quand le plaifir entraïne, on ne calcule que lorfqu'il n'eft plus tems , & l'on a toutes les peines du monde a fe rappeller ces époques ou 1'ame étouffe pour ainfi dire fes facultés. Loin de blarner tous ces différens jeüx que 1'induftrie créa , il les trouva fagement imaginés. 11 eft de 1'intérêt d'un gouvernement d'autorifer les divertiffemens qui amufent le public , dès qu'il n'y a rien contre les mceurs & contre les loix. On feroit plus judicieux fi l'on ne confondoit pas la raifon avec 1'humeür. Ce n'eft pas le gout particulier qui  346 Voyage doit décider des plaifirs , mais celui de Ia nation» CHAPITRE XL. Des Cafés. T JU u c i d o r , ami de 1'utile comme il eft 1'ennemi du fuperflu, avoit approuvé 1'établiffement des cafés dés 1'inftant même qu'on les mftitua. Ce font des rendez-vous néceffaires dans une ville telle que Paris. Mais un jour qu'il s'y préfenta , il fut vraiment furpris d'y trouver 1'affemblage le plus bifarre & le plus bruyant. C'étoit un joueur fortant d'un tripot, maudiffantla fortune,& cherchant k la raccrocher; tm nouvellifte, débitant du ton le plus affuré, des invraifemblances & des inepties; un tapageur U'oeil foldatefque & menacant; un frondeur fiché contre le fiècle, contre la nation , contre le genre humain , contre lui même ; un parafite rempli des fumées d'un fomptueux dïner ; un famélique k 1'affut d'une bavaroife ou d'une taffe de café; un élégant ravi de fe trouver enchaffé dans un bel habit que le crédit venoit de payer; un iibertin, enaerai de la  T) E LA RAISON. 347 religion & de tous ceux qui en ont; un auteur plein de lui-même, parcourant des tablettes d'un air aflecté; un babillard impitoyable , ridiculifant des ouvrages qu'il n'avoit point lus ; un faifeur d'affaires , imaginant des moyens detromper; un époufeur déterminé, cherchant quelque veuve opulente a deffein de la ruiner ; un aventurier fe donnant des airs , des titres , des noms, afin de mieux efcroquer; un lifeur de brochures oblcènes , dédaignant tous les bons livres 6z tous les bons écrivains ; un oifif fans autre travail que celui d'ennuyer; un conteur de fleurettes a la maïtreffe du lieu, pour en obtenir un crédit affuré ; un adorateur pafiionné des comédiennes & des comédies, ne connoiffant dans le monde que ce doublé objet; un raconteur infatigable des hiftoriettes du vieux tems; un chicaneur, ne parlant que de rapporteurs &C de procés. La belle collection pour intéreffer la Raifon ! Elle s'avifa de dire un mot, & l'on s'imag'ma qu'eile parloit Arabe ou Chinois ; mais le lendemain notre philofophe fut bien dédommagé. Curieux de revoir le même café, il ne rencontra que des perfonnes honnêtes &C fort éclairées. Le nuage s'étoit diffipé. Le hafard dans Paris raffemble d'un moment a 1'autre des gens efiïmables & des gens dé-  34? Voyage criés: c'eft 1'hiftoire du tems, qui tantót eft ierein & tantót orageux, & que le fage fupporte fans murmurer. U lui fembla que les eccléfiaftiques & les religieux n'abant point au café, on pourroit etablir pour leur ufage quelques endroits décens oh ds puffent fe rafraïchir & fe repofer. II y auroit des livres pour les lifeurs , & ces heux prendroient le nom de bibliothèques ou de hbraines, afin que tout fe pafsat convenablemenr. La Raifon ne fut jamais ennemie dun delaflement honnête ; elle conferve un jufte miheu entre le rigorifme & le rel3r.h«- II hu parut odieux qu'on larfiat les maïtres de café difpofer de leurs marcbandifes de manière a l'augmenter comme bon leur femble. Ils prennent un prétexte de vendre plus cher , & ne diminuent jamais quand les années deviennent meilleures. II appartient a la pohce d'y veiller. II importe que le public ne foit pas léfé.  Ö E IA RAISON.' 349» CHAPITRE XLI. Des modes. Ex re a Paris fans voir des modes , c'eft exadtement fe fermer les yeux. Les places , les rues, les boutiques , les équipages , les habillemens, les perfonnes , tout ne préfente que cela. Le Parifien eft tellement fanatique de la nouveauté , que la religion même ne déplait a certains étourdis que paree qu'eile eft trop ancienne. Un habit de quinze jours paffe pour trèsvieux parmi les gens du bel-air. Ils veulent des étoffes neuves , des brochures naiffantes, des fyftêmes modernes , des amis du jour. Lorfqu'une mode commence a éclore , la capitale enraffole,& perfonne n'ofe fe montrer , s'il n'eft décoré de la nouvelle parure. « Vous pouvez juger de notre amour pour les modes ( écrivoit une Parifienne a une Hollandoife , dans une lettre qui mérite d'être rapportée, ) par nos fi ifures k la grecque. N'importe qu'il foit ridicule d'avoir la tête furmontée d'un clocher, on s'obftine è chérir cet ajuf$ement, paree que c'eft la mode. Les hommes  V O Y A G E parmi nous confervent opiniatrément leurs petits chapeaux, qnoiqu'ils annoncent une tête éventée , paree que c'eft la mode. Ils s'expofent k gagner des fluxions de poitrine plutöt que de déranger leur frifure, paree que c'eft ia mode. lis fe placent indécemment devant une cheminée, & empêchent toute une compagnie de fe chauffer , paree que c'eft la mode. Ils condamnent pour un rien, & l'on n'eft rien k leurs yeux fi l'on n'a les fanfreluches & les colifichets du jour, paree que c'eft la mode. Nos petits maïtres , chargés par état de faire valoir cette marchandife, s'acquittent au mieux de leur emploi. Chamarrés d'une mode éphémere, ils courent tous les fpecfacles & toutes les affemblées. C'eft a qui paroïtra le premier avec une parure toute neuve ; & chofe merveilieufe, 1'hiftorique même entre dans nos modes; car on les invente a 1'occafion de quelqu'événement. Rien de plus joliment imaginé que de porter une époque fur fa tête, ou fur fes habits. Ainfi des coëffures k la Port-Mahon atteftoient la prife de cette ville. Nous en aurons fans doute inceffamment qui défigneront la guerre des Rildes avec les Turcs, & vraifemblablement on leur donnera la forme du croiffant ou du turban.  DE LA R.AISON. ÏI n'y a que les morles qui donnent un air brillant a notre rue Saint-Honoré , rue fi fémillante , qu'on peut dire que Paris n'exifte que dans ce quartier-la. C'eft-ia que l'induffrie imagine de précieufes bagatelles, que le luxe rend néceffaires, & que des effains de petitsmaïtres males & femelles , fe répandent par pelottons pour apprendre au moins les noms de tous les colifichets nouveaux-nés. C'eft le moyen d'acquérir de la célébrité. On fe fait ici des jargons a la mode comme des habits. L'élégance confifte a faifir des mots neufs, & a les amener a tous propos. La mode a mille fois plus enfanté de livres que la Raifon. Nos quais , nos paffages , nos boutiques fe tapiffent chaque jour de brochures toutes récentes. On les achete fur letitre , pourvu qu'il foit nouveau , & l'on en pare fa toilette ou fa cheminée , jufqu'au lendemain qu'un ouvrage encore plus frais , fait oublier ceux de la veille. Cette révolution de modes rempüt la vie d'événemens. Quoique feulement agée de vingttrois ans , j'en ai vécu plus de foixante par tout ce que j'ai déja vu, & par tout ce que j'ai effayé. II n'y a point de flux &c reflux comme les nouveautés. Des milliers d'aiguilles , de cifeaux, de pinceaux , font toujours en Pair  3 52 Voyage pour créer quelque chofe d élégant. D'ailleurs une chofe fut-elle laide k faire peur , une jolie marchande de modes fait perfuader qu'eile eft raviffante. Rien de plus propre k fafciner les yeux , que fes graces & fon caquet. Mais ce qui vous furprendroit, c'eft qu'il y a des originaux qui n'ont d'autre mérite qu'une pitoyable fingularité , & dont on fait tout-a-coup des perfonnages k la mode. On les cite, on les affiche, on en raffole, & c'eft une fête quand on peut les avoir pour un fouper. J en fus une fois la dupe. J'étois toute oreille & toute ceii pour admirer un de ces hommes du jour; je 1'avois invité avec la plus excellente compagnie, & je ne vis & n'entendis qu'un fou. La renommee le promenoit chez tous les grands , &z le mérite n'étoit jamais de la partie. Nous voila, madame, &' certainement cela ne reffemble point k la Hollande votre chère patrie. Le bel-efprit fait fouvent ici taire le bon-fens; mais c'eft la mode , & il faut applaudir. La mienne fera toujours de vous admirer & de vous dire de ce ton avoué par le cceur, qu'on ne peut être plus tendrement, votre affectionnée , &c. » Cette lettre plüt beaucoup a Lucidor; il en profita pour aller prendre les modes fur le fait chez  b e ia Raisön; 3*53 fchez ceux mêmes qui les imaginent; & apfè'S en avoir plaifanté, il jugea que ces modes fi ndicules en apparencë , 1'étoient beaucoup plus pour 1'étranger qui les pave fort cher que pour le Parifien qui en fait une branche' de commercei CHAPITRE XLIL Du jiui Jouer póUr fe délaffer, rien dë plus naturel ; jouer pour étudier , rien dè plus bifarre On ne ceffa d'öffrir des cartes a 1'inconnu & fouvent il les accepta;la raifon n'eft point faroucne, elle fe prête volontiers k la fociétémais elle aime des récréations qui ne durent pas autant qu'une demi-journée , & qui nö mettent point 1'efprit k la gêne. ; L'idée du 'eu dans tous les pays du monde; n emporta jamais aVec foi l'idée de quatre perennes gravement raffemblées autour d'un tapis n'ofant ni rire, ni parler. * n'y a que des geris qüi Vég&eörquipuiffeat saccommoder d'un jeu trop férieux, I! faut d autres délafiemens k ceux qui font de« dé- Z  3 54 Voyage penfes d'efprit, ou bien c'eft 1'amour du gaitt qui les captive. C'eft encore un autre ridicule que celui de* s'efcrimer tout le jour pour accrocher quelque argent. Celui qu'on perd incommode , celui qu'on gagne ne profite point. On fe donne alors des fuperfluités auxquelles on ne penfoit pas. Mais la mode a prévalu, & Lucidor eut beau faire fes repréfentations, on ne fuivit point fes avis. II penfa même fe brouiller avec quelques vieilles douairières. Si du moins on abrégeoit les parties, ou fi Ton interrompoit fon jeu pour profiter de la converfation d'une perfonne éclairée, ou pour. écouter quelque nouvelle importante; mais quelque mérite qu'on puiffe avoir , quelque événement qu'on ait a raconter, on paffe aux yeux des joueurs pour un perfonnage très-incommode fitöt qu'on les diftrait. Le tems ne leur femble précieux qu'au moment qu'ils le perdent, & la mort même d'un parent ou d'un ami, ne peut les arracher au jeu. Ils fe contentent de dire : cela eft bien trifie, & ils continuent. ^• Lucidor remarqua a ce fujet qu'on n'étoit plus fenfible comme autrefois a la perte des fiens , de forte que la mode influoit fur les mceurs comme fur les habits. Si les larmes i  de la Raison. 355 ne rappellent pas un mort a la vie , elles honorent au moins 1'humanité. CHAPITRE XLIII. Des auteurs. L E mérite de Lucidor ne tarda point k s'annoncer , &C quoiqu'on ne le connüt point pour être la Raifon, on le confidéroit comme 1'homme du monde le plus raifonnable. Les auteurs en conféquence fe fucc :dèrent a deffein de le pénétrer; mais il y en eut au moins les deux tiers dont il n'avoit jama's entendu parler. II fut tout étonné d'apprendre qu'ils écrivoient, & que leurs ouvrages trouvoient des pröneurs. Un auteur de bonne-foi lui fit k cette occafion fon hiftoire. « J'étois , raconta-t-il, petit-maïtre de mon métier, fans autre talent que celui de bavarder a tort & a travers fur la fociété , fur la patrie , fur la littérature , fur la religion même, lorfqu'une femme a la mode m'affura qu'en faifant imprimer les écarts de ma langue , je deviendrois un écrivain important. Je n'en croyois rien, quoique j'euffe la frivolite du fiècle pour caution, & paHa Z i i  30 V b y a e e fuite'è fus moi-même tout étonné de cequ'orï me lifoit avec entoufiafme. II eft vrai que Ia femme [en queftion me procura des pröneurs, Sans cela les meilleurs ouvrages rifquent d'être perfiflés , ou du moins très-peu connus. J'eus a la fin fcrupule de duper mes leöeurs » en leur donnant des paradoxes pour les plus grandes vérités , des railleries pour des raifonnemens, des préventions pöür des j'ugemens irréfragab'es ; car jê me piqué d'avoir de la probité. II me fembla qu'en effïcant un ouvrage folide par une brochure extravagante, j'outrageois indignemenï !a raifon & la bonne foi. Mon ftyle faifoit ilhmon; a 1'aide de quelques phrafes fémillantes & de quelques móts nouVeaux, on a la multitude pOur foi. Rien de plus facile qued'ébfouir des efprits fuperficiels, Ils s'efcrimoient pour me faire valoir, charmés de trouver dans mes écrits une morale affortie a leurs délirs. Ce qui me défole , c'eft que j'ai beau leur dire moi-même que mes ouvrages font pitoyables , on n'en veut rien ^.roire. Une première impreffion s'efface diftïcilemenr. Quant a tous ces ouvrages philofophiques oh il n'y a point de phüófophie, je les faifois auffi facilement qu'un roman; 6c voilé tout le fecret du charlatanifme. On débite des rêves  DE E A. R A I $ O V. fi mal placé , il ne put s'empêcher de dire que c'étoit un diamant enfeveli dans 'a boue. II n'y a ni chemins ni rivières pour y arriver. II faut que fon pafTage par Loches ait etc trés- rapide, car il le cite fans faire !a moindre réflexion. II crut devoir vifiter la petite ville de La Haye, comme un endroit célèbre par la naiffance de D.fcartes , mais qui ne donne aucune idéé de la matiere fubtile & des tourbiüons que ce g<-and philofophe imagina. Après avoir vu la chambre oü il naquit, & qui ne fut jamais une écurie, comme M. de Voltaire S'arTure, a moins qu'on n'eüt pour coutume autrefois de faire  41* V O Y A G E monter les chevaux au premier étage, il partit, & gagna le Venclömois par des chemins affez difficiles. Vendöme, qu'on ne connoitplus que par une abbaye célèbre & par un collége diftingué, ne lui parus point un féjour indifférent; mais la vi h , quoique coupée par divers canaux, n'a pas une feu'.e piomenade, ce qui prouve la négligence des babitans. 11 les trouva fpirituels, & fur tont les femmes qui le charmèrent par leur converfation. C'eft dommage que la divifion aliène de tems en tems les efprits. La difcorde eft le pêché mignon des petits endroits. On iouoit a Chartres lorfqu'il y arriva, &il n'eut Je reflburces que dans le compte qu'il fe fit rendre des antiquités du lieu, dont la cathédraie eft la principale partie. Ses clochers feroient curieux , s'ils n'étoient point inégaux. II parcourut la Beauce qui ne joint pas 1'agréable a 1'utile , & qui, en qualité de mère nourricière , 1'emporte fur toutes les coquettes. Elle n'anulle parure, nulafpeft, mais elle donne du bied, & il y croit a merveille, fans la nouvelle méthode de certains agriculteurs. II voulut voir la bibliothèque dans un convent oh il coucha , & il y avoit fept mois qu'on en avoit perdu la clef. Des routes de traverfe lui fervirent de che-  D E L A R A I S O N. 4,j min jufqu'a Rennes, & c'eft-la qu'i! rencontra nombre de petites viiles & degrands villages, oü des femmes en mantelets d'indienne , en forti tanges couleur de rofe, en fabots, s'imaginent avoir des airs de Paris, & affeöent un beau langage. La vanité eft la mère des ridicules. CHAPITRE L X I I I. De la Brttagnt, du Malne & de VAnjou. La Bretagne, quoiqu'unie k la France depuis long-tems, a encore quelques ufages finguliers qui lui font propres. C'eft ce que jugea Lucidor dès le premier abord. On 1'introduifit chez des perfonnes recommandables par leur franchife. Cette antique bonne-foi qui a infenfiblement difparu pour faire place au raffinement & a Ia fupercherie, fe retrouve encore parmi les Bretons. Cependant comme on ne peut avoir des vertus fans défauts, on les accufe d'être un pen trop vifs. Le peuple lui parut avoir beaucoup d'attachement k la religion , & cela peut venir de ce qu'il ne lit prefque pas; car pour peu qu'on life aujourd'hui, 1'on fe familiarife infenfiblement avec de mauvais livres.  414 V O Y A G E II obferva que la nobleffe étoit ou trop pau« vre ou trop riche, & que les fortunes médiocres parmi les gentilshommes n'étoient pas auffi communes que par-tout ailleurs. II fut charmé du bon cceur des Bretons. Ils ne Cf f è ent de 1'invitwr a manger; il mit beaucoup mo:as leur table a contribution que leur efprit. Pour peu que la converLtijn s'anime, & qu'il foitqutftion de quelque matière qui les intéreffe , ils penfent fortement & s'expriment de même. Les payfans lui parurent moins malheureux qu'ailk'tirs, & le peuple fort gai. C'eft une fage polirique que de favoir amufer le pub ic. II trouva étrange que fous prétexte de laiffer dormir la nobleffe, les gentilshommes prifTent des emplois incompatibies avec la condition; &c il ne revint de fa furprife, qu'en penfant qu'icibas tout eft convention. II eüt voulu avoir des bras pour défricher ces vaftes landes, oit 1'on n'appercoit que du fable Sc des herbes inutiles: voila , dit-il, un beau théatre pour exercer le zèle des cultivateurs; mais la théorie eft bien plus facile que la pratique. II ne faut ni force, ni argent pour differter autour d'un tapis. Le tems qu'il paffa a Rennes lui fournit 1'occafion de politiquer. On y eft inftruit, & 1'on y  OE LA RAISON. 4IS recherche avec empreffement ttó étranger qui fint rarionrier ; fans cependant rien perxlre de ia fierté. II eft facheux que 1'air qu'on y refpire ait une certaine fadeur dont tout le monde ne s'accommode pas; on en eft dédommagé par la fociété. Les négocians de Nantes ne voulurent point laifftr partir Lucidor, fans 1'introduire dans la maifon particuliere ou ils s'affembknt. On y lit, on y converfe, on y joue, & c'eft un liei, trèscommode pour fe mettre au courant de la littérature & des nouvelles. II feroit a défirer que toutes les vil es de commerce imitaflent un pareil exemple , & fur-tout celui de faire honneur a leurs affaires. Nantes eft une place des plus süres du royaume. Quoiqu'elle ne compofe qu'un tout informe , fes différentes parties ont des beautés qm farisfont 1'étranger. La foffe eft trop irréguliere pour pouvoir plaire aux connoiffeurs. C'eft une fuite de maifons inégales , & dont les balcons font prefque toujours défigurés par le linge qu'on y étale. On diroit que c'eft le quartier des blanchiffeufes, La police devroit y veiller. On lui paria tant de fois des verts qui retardent les vaiffeaux, ou qui les amènent, qu'il fe croyoit dans la caverne d'Eole. C'eft affez la converfation quotidieane des gens de mer.  416 VOYAGE II vit Breft comme une ville très-remarquable par fon port & par les officiers de marine qui s'y trouvent. II goüta leur converfation, & après avoir admiré la falie de fpeftacle, il partit pour fe rendre è POrient. Cette ville, qui ne date que de cinquante ans, a le mérite de la nouveauté ; mais outre que les maifons fe reffentent dans 1'intérieur d'avoir été fabriquées k la hate, le monde qui les habite eft de toutes les provinces, & par conféquent autant degénies divers. C'eft une tour de Babel; il n'y a que 1'amour de 1'intérêt qui les unit. Lucidor trouva une bonne fociété h Vannes , a Auvray ( pays agréable lorfqu'on n'y paffe que quelques jours), a Quimper , a Morlaix, a Guingan, & de très-beaux chemins pour y arriver. II aima la franchife des Malouins, quoiqu'un peu brufques au premier abord. Le Maine lui offrit des gens laborieux. Laval eft une ville oii un travail affidu donne aux habitansle droitde manger ; ils s'en acquittent au mieux, & leur efprit n'en eft pas moins délié. C'eft dommage que les hommes n'y vivent qu'entr'eux, &que les femmes, fipropres a la fociété , foient pour ainfi dire abandonnées. II n'approuva point cette méthode qui tient aux mceurs gothiques; & après en avoir dit fon fentiment avec beaucoup d'honnêteté, il partit. Des  DE LA RaisÓN. 4i7 ^ Öes payfages affez triftes femés degentilshommes & de curés qui font toujours en proces hu fervirent de perfpeétivè jufqü'au Mans ville haute & bafte, mais intéreïTante par la bonne compagnie. Le langage ne répönd point a 1 efpnt des habitans. Ils penfent vïte ] & par lent lentement. C'eft chez eux une habitude de trainer les mots, ce qui révolte 1'étranger Lucidor leur reprocha finefnent comme a gens qui font fins, qu'iJs ne cuItJto;ent ^ fciences qu'avec réferve , & qu>en cela $ etouffoientun germe qui les fendroit poëtes orateurs, phyficiens. La pareffe fait tous les jours avorter nombre de favarts. L'efprit fert mal quand on a trop de confiW en lui Aü heu de s'ouvrir une vafie carrière, il s'applioue a des minuties, oh il s'exerce aux dépens du procham. r Quand il apprit que Ie Maine paye la dix neuvième partie des décimes du royaume, tant les benefices y font confidérables & multipliés l} S eCm '-8™ *fi»onu ; & il plaignit ij ' vres cures qui n'ont que cinq eens livres, &qui fe trouvent dans le voifinage de ceux dont lé revenu fe monte jufqu'a dix mille; il fiudroit au ttoins une compenfation. Cette difpropörtio» eft vraiment révoltante. Ne pourroit-on pas toettre des penfions fur les cures qui excédent D d  418 V O T A G Ë mille écus, comme on en met fur les évêchés? X'Anjou lui p~éfenta un afpefl: beaucovp plus riant que le Maine. Après avoir confidéré la Flèche comme une viile en miniature, & fon collége comme une école mémorable par fes élèves, par fes Mtimens, & fur-tout par le bon ordre qui s'y obferve, il fe rendit k Saumur , qui, quoique du diocèfe d'Angers, n'a ni la douceur , ni Paménité des Angevins. II voulutvoir les exercices des carabiniers, & il en futfi fatisfait, qu'il avoua que les troupes Francoifes n'avoient rien a envier aux Prufliens. C'étoit 1'ouvrage de M. le marquis de Poyanne, dont le zèle &C la fagacité méritent les plus grands éloges. Le nouveau pont & les nouvelles cazernes 1'intérefsèrent vivement. II eft des objets qu'on ne peut regarder avec indifférence. On 1'introduifu dans quelques maifons qui dépenfent noblement, & c'eft-lè qu'il dit n'avoir point vu de ville oü les mufes fuffent auffi mal logées qu'a Saumur. Le collége fait peur. La levée, ce chemin digne des Romains, qui cotoye la Loire depuis Orléans jufqu'i Angers, & que des maifons pompeufes de Bénédiüins décorent de diftance en diftance, fervit de promenade k notre voyageur. Bien différent de ces hommes frivoles qui fe fuient, ainfi que les  de la R a i s o s, 4t9 Keux oh ils font , il defcendit foüVetlt de voiture pour favouref fe plaifir de la vue pat la contemplatièhde mille objets divers. ïl payoit es poftiüons pour aller lentement, comme on ïes paye pour aller vïte. C'eft ainfi qu'on jouic ou préfent. Angers Ie pofféda pïufieurs jours, & ce fut-ent encore plus les bonnes facons des habitaus que leur favoir, qui fe retinrent. 11 affifta a une feance d'académie oh 1'on gt un effbrt pour fe contenter, On fe défïa qu'il avoit fe g£,üt sur» o£ 1 on ne fe trompoit pas. , 11 ne ^anqüe aux Angevins qüe d'être excï* tés- Us Ibnt naturellement mous, mais cela eft racheté par une urbanité qui charme les voyageurs , &c fur-tout depnis qu'ilscnt pris 1'habiïxide de donnet plus fouventè manger. Les repas> lorfqu'on en bannit le cérérnoniai & i'apprêt, foni le meiileur Hen de la fociété. On lui fit voir Péglife de Saint-Maürice , il fe ïföuva trop vaftepour une chapelie , trop peïite pour une cathédrale , maistrès-belle & trés* ernée; quoiqu'il feroit a propos d'óter la grille qui offufque 1e fanfhiaire, & d'y mettre «ent une baluftrade, II n'eft pas facife de per* ïuader un chapitre. ( Le manége, malgré Ia beauté de fes batiroens, B avoit plus for* ancien éclat. Les Angfois n'y Ddij  410 . V o y a g e yenoient qu'en petite quantité; II en eft d'eux' comme des hirondelles: moins il y en a dans un endroit, & moins il en arrivé. Il engagea la ville a finir le collége; ce feroit .un des plus beaux édifices du royaume, felon le plan qu'on en a tracé; mais on eft généralement plus curieux de bien loger les chevaux, que de bien gïter les mufes; II fallut abfolument qu'il vïnt aux aflembléeS oü 1'on joue petit jeu, & oü 1'on collationne amplement. Ce fut une profufion de fruits & de gateaux , comme fi 1'on ne devoit point fouper; II eft bon de tenir par quelque chofe au vieux tems; la mode n'a que trop ufurpé de terrein. Les écoles de médecine & de droit lui parurent bien compofées. On y formoit des écoliers qui valoient des maïtres, quoique 1'amour du plaifir & du jeu laifsat en arrière un grand non-bre d etudians. II n'approuva point leur pafïion pour les armes. Outre que cela rend bréta":!leur, cela n'eft point de leur métier. II lui fembla que les églifes étoient trop e,ntaft fées. Pour avoir bien des temples, on n'en eft pas plus dévot, & fur-tout dans une ville oii le fexe naturellement joli n'infpire pas 1'amour de la dévotion. On lui expliqua ce que c'étoit que le facre d'Angersa en lui difant que laproceflion de la  d e la- Rat s o M 41It Fête-Dieu avoit pris ce nom depuis que Berenger, archidiacre d'Angers, avoit ofé attaquerI5 myfière ineffable de la tranfnbflantiation. II étoit jufle de donner plus de folemnité k eet afle public , qui devient une amende honorablefaite k la religion. Les Angevins ont beau ra-. baiffer eux-mêmes le majeftueux de leur pro-: ceffion , elle eft augufte, & fi elle revenoit en aufïi bon ordre qu'elle part, on pourroit la. comparer aux proceflions mêmes de Rome. Ce qu'd y a de sur , c'eft qu'elle a un concours pro-: digieux d'étrangers, & que cette mukifude eft.: fort avantageufe pour le bien de Ia ville & pour, 1ê commerce. CHAPITRE LXIV. ■Du Poitou & du Berry, ;. Mauvais chemins, mauvais gites, mais bonne chère , bonnes gens , voila ce qu'on trouve dans le Poitou. Poitiers, k titre de capitale, pofsède des perfonnes lettrées, & la fociété parmi les nobles y eft excellente. Cette ville n'avoit plus 1'avantage d'être un Dd iij  413 VOYAGE pays de cocagne. Le luxe a par-tout renche'ri les denrées. On ha propofa beau coup de parties de chafle„ C'eft le goüt de la province , & qui malheureufementn'eft point aflérmodéré. II fit rencontre d'un petit-maitre, qui, après Pavei* ccouté, crut fe faire beaucoup d'honneur, en pubüant que Lucidor n'avoit pas le fcns-ccmmun. Les gens déraifonnables déteftent la Raifon. La promenade de Poitiers vaut mieux que toute la ville; elle eft réellement magnifique <, fans cependant approchcr des Thuiileries , comme le prétendent les habitans. II n'y appercut que quelques perfonnes difperfées ca & la, qui avoient Pair de ces ombres errantes dont parle Virgile au fixième livre de fon Enéide. Loudun fixa Pattention de Lucidor; & autant qu'il put en juger , il lui fembla que Rabelais avoit outré les chofes* lorfqu'il dit: que !e diable en montrant au Fils de Dieu tous les royaumes du monde, s'étoit réfervé comme fon domaine Chatelleraut, Chinon , Domfront, ck fur-tnit Loudun. Si le Poitou n'avoit pas d'écrivains> il avoit en revanche beaucoup de braves, militaires. ïl faut dans. un royanme des gens d'épée. La fociété de L.uc.oa éfoit un commerce de bonne  BE LA R A I J O KJ 4^5 ehère & de jeu, qu'on ne peut fe procurer qu'en plongeant dans la boue. La groffe gaieté qui fubfifte encore parmi les Poitevins, eft la preuve d'un bon caraöère. Les ris ne font apprêtés , que paree qu'il n'y a plus ni franchife, ni cordialité. Niort eft fur-tout agréable pour ceux qui aimentles foires& les marchés, & Chatelleraut pour les couteliers. Le Berry, quoiqu'au centre de Ia France, lui parut un défert. La ville même de Bourges n'a prefque pas d'habitans. On n'y rencontre perfonne; & pour peu qu'un étranger y féjourne , on le croit exilé. L'univerfité raffemble quelques étudians ; mais en fi petite quantité, qu'elle paroit garder Yincognito. Cependant les profefTeurs font habiles, & il prit plaifir a les écouter. Quelques affemblées qu'il fréquenta étoient au bain-marie. Elles ne font point affez nombreufes pour ex citer 1'émulation, mais un ouisk fupplée a tout. II ne manque a la cathédrale, la plus belle du royaume , que Ia ftippreffion du jnbé.. Dans des villes dépeuplées, la routine fait loi. Ort n'a pas le courage de rien changer,. quoiqu'ön, ait eu celui de détruire une Sainte Chapelle que fa beauté devoit conferyer. Iffouduna 3D d  4*4 . , V O. Y.:A C ï . , Chateau-Roux, & même Leblanc, lui procurerent de la fociété. On y débite de vieilie^s nquvelles. Les campagnes n'onrirent rien que de triffe aux yeux de notre voyageur. II ne vit même pas des chemins fi néceffaires pour raviver un pays ; il en conclut que la France a trop de villes, & que la campagne refteroit inculte ? s'il falloit les ranimer. llpaffa dans quelques endroits oii les converfations le firent beaucoup fouffrir. C'étoit des enfilades de phrafes qui ne finifioient pas. Des fots de bonne foi font encore plus fupportables que des ignorans qui prétendent êtrq jnftruits. C H A P I T R E L X V. De la Mar£he'&-du Limoufin, C'est domrnage qu'on ne connoiffe la Mar» ehe que par les tapifferies d'Aubuffon. II fem-, ble que 1'efprit y foit entouré d'épines, & qu'il ne pniffe percer. On fit des quefiions a Lucidor, qui prouyoient qu'on n'étoit curieux ni de littératures ni de nouvelles. Guéret, comme capitale, déploya quelques'  DE LA R A I S O N. 415 connolffances dont il fut fatisfait. Toutes les villes ne fauroient être au même niveau. Les petites n'ont ni la reflburce des Hvres , ni celle de la converfation. Si i'on n'y joue , on s'y entretient a coup sur de la voifine & du voifin. II ne fit que diner au Dorat, mais ce fut avec deux hommes trés - inftruits, & dont il 3 confervé le fouvenir. Limoges lui fit voir des habitans induftrieu*. Le commerce y a beaucoup d'aöivité , majs les fciences y paroifient en quelque forte étrangères. Onne les recherche point, & heureufementle bon-fens y fupplée. Des gens raifonnables valent quelquefois mieux que des favans. La probifé rend Limoges une place sure.Une banquerou;fe y eft un phénomène. Lucidor fe répsndit dans les campagnes, &? jj y trouva beaucoup de cordiaiité. Si les gentilshommes Limoufins étoient moins enfoncés dans les terres, ils pourroient cultiver les lettres. L'efprit n'cfi a portee de s'enrichir que dansje yoifinage de Ia mer ou cles fleuves. 11 lm hut des correfpondances & des Communications. On lui paria beaucoup des détails de la campagne. II fallm voir tous les chevaux de la province , & on ne lui fit pas grace d'un poulain : hewreufemerit qu'ils font beaux  4*6 V O Y A G E D'ailleurs, la Raiibn fait s'accommoder mx ufages, aux tems & aux lieux. Brive - la - Gaillarde qui n'a rien de gaillard, le recut comme tout le monde ; & Tulles le jugea un homme extraordinaire. Mais ce qui réjouit Lucidor, fut de prendre fur le fait nombre d'officiers élégans, qui dans les garnifons. ne trouvent ni fociété, ni ville a leurgré, & qui pendant leur fémeftre habitoient d'honnêtes chaumières, décorées du nom de chateaux. Alors il falloit fe contenter d'un trifte gïte, d'un diner extrêmement frugal , fuivre les payfans dans leurs travaux , & n'avoir fouvent pour toute perfpeöive que des fceurs bien laides ou bien ruftiques. Ajoutez a cela que c'eft prefque Joujours la fête des lampes; on n'y brü'oit que de Phuile qui empefte. Le pays d'Aunis rempli de militaires Sc d'Américains , ne fut qu'un lieu de paffage pour notre philofophe. II s'arrêta cependant è la Rochelle , oü il vit quelques académiciens dont il fut fatisfait. II évita Rochefort, comme un pays mal - fain. La Raifon n'eft point efclave de la fanté, mais elle en eft 1% tutrice.  DE tA RAISON. 41? CHAPITRE LXVL De CAngoumoistdu Pengord & da la Saintonge. Il ne fut pas long-tems fans s'appercevoir qu'Angoulême étoit le pays de la bonne chère. C'étoit une fuccefïïon de repas qui ne finiffoient point, ou plutót une manufaöure d'indigeftion. L'eftomac eft certainement le tombeau de rimagination, lorfqu'on lui donne une nournture trop fucculente ou trop forte , & néanmoins 1'efprit percoit en dépit des alimens. Quant aux moeurs , il les trouva douces. Les hommes de table lont rarement méchans, a móins que le vin ne fe mêle de la partie j mais , graees au ciel, on ne boit plus, quoiqu'il foit conftant que la franchife y a perdu. Angoulême feta beaucoup notre philofophe, Oa aime les étrangers , & même pour lui plaire on jona moins , & ön le mit en fociété avec quelques perfonnes d'un efprit orné. Périgueux ne fit pas moins bien les chofes'. Cette ville raffembla ce qu'elle a de plus hifi truit 5c de plus lettré parmi les habiians , & cela paffoit la douzaine.  V o y a g e La nobleffe du pays, trés - ancienne & fort empreffée a s'avancer , vint le vifiter. On tfra des coffres de vieux hahiis galonnés; & c'eft alors qu'on paria de vieiiles guerres & du bon vin. II n'y a qu'un pédant qui eüt pu s'en facher. Saintes fe fignala par fon bon cceur. Les Saintongeois font généreux , & 'k cette rare vertu , ils joignent la fagacité. On n'habite pas ^antichambre de la Gafcogne fans avoir de1'efprit. II leur manque un certain go ut dans lechoix des études, «-*■ —r.wwy-""itiii, i ■ ui in iMiiiiMitrBnTgEgessaaBwaBM CHAPITRE LXVIL De la Gu'tenne & de la Gafcogne, Lucidor ,eüt refté plus long - tems a Bor~ deaux , féjour raviffant par fes promenades &. par fa pofition, fi on lui eüt moins parlé de fce&acles & de jeux. On ne 1'ahordoit qu'avec des cartes ou des dés , excepté chez ces peribnnes fages qui connoiffent le prix du tems a & qui ne s'amufent que pour fe délaffer. Tels font plufieurs magiftrats célèbres , pluiieurs négocians éclairés , dont il fit fa fociété. II les trouva autant inftruits que fpirituels; ce  DE LA R A I i O N. 42^ qui n'eft pas ordinaire dans la Guienne, oü 1'bn négligé affez volontiers 1'étude , fous prétexte qu'il fuffit d'avoir de 1'efprit. Cependant 1'ame s'appauvrit infenfiblement, lorfqu'on n'a pas foin de la nourrir. Ce fut la' rcflexion de 1'Inconnu ; mais tout le monde ne 1'écouta pas. II y eut même deux petits-maures qui le perfiflèrent : ils étoient favans ; ils nvoient lu Candide. Quant a la jeuneffe de Bordeaux , Lucidor la jugea tres • aimab'le & très-fpirituelle. Les embellhTemens de la ville lui prouvèrent ce que peut un intendant zélé. M. de Tourny donna une nouvelle exiftence a Bordeaux. On y bénit fa mémoire; reconnoiffance qui lui eft juftement due; La vue du port ne pouvoit raffafier notre voyageur. C'eft cellé de Conftantinople eh abrégé. II fut trés - content de Va&Mté des négocians, quoiqu'il eüt défiré moins d'amóur pour les plaifirs & pour leluxe. Une ville commercante doit redouter le fafte & la volupté. Les meilleures fortunes ne tiennent a rien , lorfqu'on ne fait pas fe refferrer dans de iufteS bornes. II vitnombre d'Américains qui dépenfoient *ans retenue., dans Tefpoir de repaiTer aux ifles  4JO VöYAGE pour y réparer leurs pertes. C'eft afiez ïeuf ulage, au point que le moment de leur retour eft ordinairement celui oii ils n'ont plus d'argent. Les libraires qu'il voulut connoitre étoient éclairés , & avoient des magaüns confidérables. Dans les grandes villes , il y a des liféufs de toute efpèce ; mais la, comme ailieurs> lè frivole Femporte fur le folide. II fe fit lire quelques morceaux de la nouvelle Hiftoire de la Guienne , par dom de Vienne , de la Con'grégation de Saint Maur, &c il lui en témoigna fa fatisfaftion. II préfuma qu'il n'étoit pas fiatteur pour les femmes qui tiennent un rang diftingué, de fe voir au fpeöacle en queique forte effacées par des filles entretenues qui affichent la magnificence, & qu'on montre au doigt» Les gens rai* fonnables en murmuroient, les petits maitres en rioient, mais 1'ufage avoit prévalu. La coutume eft un terrible tyran. II partit pour Agen ; il y trouva un génie propre au commerce & a la fociété. II paffa par Villeneuve, oü il ne vit que des échantillons de favoir & d'efprit; par Cahors , pays oü 1'on n'eft riche qu'en propos. II s'arrêta k Condom, qu'il lïomma 1'aréopage de la Gal-  de la Raison. 43, COgne; il vint enjfuite a Bayonne, féjour fé«illant par la vivacité des efprits , après avoir Parcouru Saint - Sé ver- Cap , Dax , & pllt. fieurs autres endroits fur le même ton, oü il obferva qu'au lieu de fe-jaloufer, on s'exaltoit «ciproquement , & qu'on avoit beaucoup dambmon. Les Gafcons aiment a fe faire Vaioir, non par la dépenfe, mais par le babil. ■* Sandis, en nous voyant, lui dit un d'en|r eux, vous appercevez des hommes qui veulent faire feu ou par la gloire ou par 1'efprit. Notre ame eft une pierre a fufil que „ous bat, tons fans cefie pour nous mettre en lumière La vieeft malheureufe, quand on ne fait pas la faire briller. II faut dans ce monde de la fotune ou de 1'induftrie , ou tout au moins du caquet. Nous plaignons un homme qui n'éblouit perfonne. J'aimerois mieux n'être qu'un ver Iuifant, que de refter dans 1'obfcurité. Nous fortons promptement de notre province, quand le caftel de notre père n'a point affez de Jpiendeur. Nous aimons 1'efprit par extraits. On eft tou jours agréable lorfqu'on ne fait qu'effleurer Nous attrapons notre favoir a Ja volée • la' poudre s'enflamme, le coup part & la viö'oire eit 4 nous. Auffi quand il eft queftion de bel eiprit, nous payons toujours argent comptant;  43^ vöyage il y en a parmi nous qui ne connürerit jamais d'autre monnoie. Au bout du compte, une (aillie vaut bien un écii. On nousapprend dès nötre enfdnce les bons mots & les tours d'efprit qui avancèrent nos1 compatriotes : c'eft un aiguillon qui nous ftirfttile. II faut que notre imaginatiön nous fourniffe des reffources ou des excufes valables ;" fans cela nous nous brouillerons bientöt avec elle ». Lucidor s'amufa beaüccup de ce propos. Il rie rencontroit pas de Gafcons qu'il rfé les interrogeat, & toujours ils fe donnoient pour des cadets. II faut que tous les ainés fe foient perdus, difoit • il, ou qu'ils n'ofent fe déclarer tels, vu la modicité de leurs revenus. La vanitë ne fympathife point avec Ia fincérité.' CHAPITRE LX VIII. Du Béarn & du Roujfülom Le fóuvenir d'Henri IV conduifit Lucidor dans le Béarnois. Charmé de voir le berceau d'un prince qui fit tant d'honneur a la Raifon \ il colla fes lèvres fur les murs du chateau on il naquit. II voulut par : la nous apprendre combien  ÖE LA RAISON. 433 combien les grands hommes doivent nous être précieux. II fouilja dans tous les endroits propres k lui dorder quelques notions fur ce monarque fi chéri; & ce fut k Nay , petite ville , qu'il apprit qu'Henri IV, étant encore jeune, prenoit pjaifir k fe piquer les doigts & k fe faire faigner, pour s'accoutumer , difoit-il , aux combats que le fort lui deftinoit. Les grands hommes s'annoncent ordinairement dès leur enfance. Lucidor k ce rëcit fe fentoit tranfporté. Le génie Béarnois lui plut finguliérement. II eft mê!é d'une franchife & d'une valeur qui relevent 1'humanité. II s'arrêta quelques jours k Pau fans sjen appercevoir. Une aimable fociété lui fit OUbher les inftans. Des petits-maïtres n'imagineroient pas qu'on put trouver quelqu'agrément a deux-cens lieues de Paris ; mais la Raifon n'a m leur goüt ni leurs yeux. II trouva dans le ^avarrois des gens qui ne marchent qu'en danlant, & qui ne refpirent que la gaieté. Le Roufiillon al'inconvénient des frontières' c'eft un mélange bifarre de Francois & d'Efpagnols. Onl'accueillitavecfierté. Les politeffes du pays ont quelque chofe dimpérieux. II voulut mfpireraux habitans plus d'applkation Ee •  434 V O Y A G E a Pétude, & il partit fans les avoir perfuadés; ce qui lui fit d'autant plus de peine , qu'a Perpignan il y a beau coup d'efprit. II admira fouvent les Pyrénées, ces monts orgueilleux dont la cime fe perd dans les nues. Leur afpect fait naitre des réflexions fur la création du monde & fur fa confervation. 11 fe promenoit avec une efpèce de volupté au milieu des ombres qu'ils répandent &c des torrens qui fortent de leur fein. Le fpeftacle de la nature eft le plus intéreffant pour la Raifon. CHAP1TRE LXIX. Du Languedoc. Cette province ne pouvoit échapper a la curiofité de notre voyageur. Elle fut toujours le pays des lettres, & elle s'eft toujours glorifiée d'avoir des favans. Touloufe Pintéreffa vivement ; il y trouva des hommes , en dépit du luxe , & des plaifirs ; mais ils avouèrent que leur ville n'étoit plus reconnoiftable depuis qu'on avoit quitté la fimplicité. On fe privoit même de la nourriture pour porter des habits brodés , & pour fournir a des jeux ruineux.  be ia Raison. 4?5 Comme fi la grandeur pouvoit fympatifer avec wne auffi ridicule économie. On donnoit outre cela dans le bel efprir, & bien des perfonnes fe contentoient d'être favantes par extraits. Tel eft le fervice qu'ont rendu les diöionnaires & les brochures du tems: on juge fans appel lorfqu'on les a lus. Chacun voulut voir 1'aimable étranger; mais excepté chez ceux qui repréfentent, on ne 1'invita point a manger. Dés qu'on fe met a table, les maifons fe ferment hermétiquement. Deux eftomacs ne fuffiroient pas dans la Touraine & dans 1'Angoumois, & c'en eft trop d'un dans le Languedoc. L'appétit fe règle fur la coutume du pays. * On eüt bien fouhaité que Lucidor jouat; mais outre qu'il n'aimoit pas a perdre fon tems il craignit qu'on ne fut trop habile pour lui'. La timidité eft quelquefois prudence. ^ Les femmes ont une vivacité de langue & d'efprit qu'on ne fe laffe point d'admirer. Elles font même plus inftruites qu'ailleurs, & heureufement elles ne jouent point le röle de favantes. _ Le parlement, 1'univerfité, 1'académie captivèrent fon attention. Les mceurs, 1'efprit, 1'accent, le pays lui-même lui parurent fort agréables ; on y met tout au fuperlatif. E e ij  43^ V O Y A G E On lui montra quelques édifices, & fur- tout 1'hötel - de - ville , comme des monumens trés - curieux , & il les admira. II trouva des dévotes qui prenoient des a- comptes fur le bonheur de 1'autre vie, par leur attention a fe procurer ce qu'il y avoit de plus commode & de plus délicat. II s'appercut que le capitoulat faifoit tomber le commerce ; que Touloufe en conféquence étoit prefqu'un beau défert. Toutes les villes ne fauroient être marchandes. Elles fe nuiroient rcciproquement. Sa promenade quotidienne étoit fur les bords du canal: il mérite les regards d'un voyageur. La il fe rappelloit les grands hommes qui illuftrèrent le fiècle de Louis XIV, & les chefd'ceuvres qui fortirent de leurs mains, & il en conclut qu'ils furent profonds, Sc que nous fommes fémillans. II fe fit rendre compte, felon fa maxime, de la coutume qui étoit en vigueur, & il dit a ce fujet qu'un même royaume ne devoit avoir qu'un même code, & qu'il ne pouvoit concevoir qu'en paffant d'une province a 1'autre , on trouvat différentes'manières de s'établir, de tefter & d'hériter. La nature eft partout réglée par les mêmes loix , pourquoi ne pas 1'imiter ? „  DE LA R A ï S O N. 437 On lui préfenta des vers faits en fon honneur ; les Touloufains s'appliquent volontiers a la poéfie, & il les loua encore plus qu'il n'étoit loué, paree qu'ils étoient bons. La Raifon ne connoit point la fauffc modeftie. Son féjour a Montauban, ville charmante par fa pofition , lui procura la fociété de plubeurs perfonnes fort aimables. II goüta beaueöup leur converfation , & il ne partit qu'a regret pour fe rendre k Béziers. II pafla par Nailloux, ou le hafard lui fit rencontrer un jeune homme bien né, intéreffant par fa figure & par fa douceur , mais tourmenté par de vives paflions. II ent-ra dans fon cceur; il compatit k fa fituation ; il lui donna les avis les plus tendres & les plus lumineux, & il vint k bout d'en faire un fage. Quand on veut rendre des confeils efiicaces, il faut parler comme la Raifon. L'humeur ou la dureté , irrite au lieu de corri°er. Béziers, perché fur une éminence comme un oifeau fur un arbre, eft admirable pour ceux qui aiment la bonne chère & le bon air. Auffi ne s'y arrêta-t-il que pour y refpirer & pour y fouper. La réputation de Montpellier lui parut bien méritée : il y trouva de 1'efprit, de la fociété, mais un goüt trop' décidé pour le plaifir. Les Ee iij  4?8 V O ï A G E paffions y bouillonnent comme le fang , & ce n'eft pas un petit mérite que de favoir ie calmer. La faculté de médecine le régala de thèfes & d'ouvrages dignes de 1'approbation'de Boerhaave, On étudioit avec ferveur , & Fon ne donnoit rien ni a 1'imagination , ni au hafard , mais la mort n'en ira pas moins fon train. La terre couverte d'oliviers-incapabl- s de répandre de Fombre & de réjouir la vue , le convainquit qu'on louoit avec trop d'enthoufiafme les campagnes du Languedoc, & qu'eües ne peuvent fe comparer ni a la Touraine , ni k 1'Orléanois, mais il ne voulut point difpnter. Tant-pis pour ceux qui ne font pas de fon avis. II vitNarbonne, Carcaffonne, petites villes en elles-mêmes , mais que 1'efprit des habitans fait étendre. II en vit d'autres ou il fembloit qu'une génération s'étoit perdue. II n'y avoit que des enfans & des vieux; pas la moindre perfonne d'un age intermédiaire. II paffa a Nifmes, ville célcbre par fon amphithéètre, ouvrage des Romains, qui malgré Ie laps de tems s'eft affez bien confervé. II joua par complaifance ; chofe néceffaire pour fe trouver k table avec les Languedociens. II fit connoiffance avec des gens d'efprit, le  DE LA RAISON. 459 pays n'en manque pas; ils ne furent pas toujours du même avis. I! y a loin du bon-fens au bel efprit. Plufieurs femmes furent 1'intéreffer : elles ont des manières aifées, une converfation vive, de la leclure proportionnément k leur état. Le commerce foutient la ville. L'ony fabrique d'affez mauvais bas, &c 1'on en a le débit, paree qu'ils font a un prix trés-modique, §C paree qu'on ne veut pas fe perfuader que la bonne marchandife n'eft jamais chère. II traverfa les Cévennes comme un pays oii 1'on ne s'arrête pas volontiers, & oii Ie fanatifme , 1'ennemi déclaré de la Raifon, donne tant de fcènes auffi ridicules que fanglantes ; &C il parcourut le Rouergue : il y fut fêté par des gens d'efprit, & fur - tout a Rhodès oü règne un génie Gafcon. CHAPITRE LXX. De ï'Auvergne. Lucidor n'avoit jamais tant entendu parler de Nobleffe que depuis qu'il fut dans cette province. II étoit affailli de gentilshommes dont Ee iv  44° V O Y A G E les noms fe terminent en ac, & qui avoient effeftivement une grande antiquité , quoiqu'on ne fut pas oblïgé de croire tout ce qu'ils difoient a ce fujet; car il eüt fallu les fuppofer de ces fiecles dont on ne fait prefque rien. C'eft la marotte de prefque tous les gentilshommes qui habitent la campagne. Ils ont des généalogies que perfónne ne connoit. Quoi qu'il en foit, la nobiefle en Auvergne eft une des meilleures du royaume ; mais Lucidor , qui préféra toujours les favans aux robles , eüt défiré plus de favoir & moins d'ancienneté. L'homme inftruit exifte par luimême; celui qui n'a que de la condition ne vit que dans fes aïeux. Des invitations continueücment répétées le conduifirent de chateaux en chateaux, oü on 1'accabla de bonne chère & de propos qui manifeftoient un bon cceur , mais qui n'avoient rien de la délicateffe dufiecle. On s'amufe dans certaines campagnes d'Auvergne comme au tems de Francois I ; & quelque chofe qu'on clife , cela vaut .peut-être mieux que notre raffinement. C'eft ainfi qu'en jugea Lucidor, hu qui n'aime ni 1'efprit fre'até, ni les manieres ppprêtéès. La vue de ces dilïercns chateaux , lui fit ;ma«  D E L 4 R A I S O N. 441 gmer qu'un diflionnaire qui nous donneroit le detail de tous ceux qui exiflent en France; avec des notes relatives a leur origine , & aux événemens dont ils ont été le théatre, feroit trés - intéreffant, & même néceffaire; il faüd'-oit qu'un tel ouvrage fut autorifé par le gouvernement, & que ceux qui feroient commis pouri'exécuter, euffent des ordres parécrit, aiafi que des appointemens. Alors chaque feigneur leur ouvriroit fes archives, & 1'ouvrage fe feroit avec fuccès. Clermont ne fut point un féjour incommode pour notre philofophe : il s'y trouva fort k fon aife. On y rencontre des hommes d'un efprit profond, & dont les connoiflances n'ont rien de fuperficièl; II obferva qu'ils abondoient un peu trop dans leur fens. C'eft 1'ufage du pays. On lui demanda fouvent s'il étoit noble ; & même , comme il ne brilloit pas du cöté des ha bits, on 1'eüt prefque foupgonné d'être aventuner. La plupart des hommes veulent être éblötvis. Cependant fa prudence &C fes lumicres lui fervirent de paffeport. Les grandes affemblées le regurent par un efprit de curiofité, & finirent par 1'admirer. On lui donna quelques grands diners qui ne fe pafsèrent pas feulement k manger; on y dif-  44a V O Y A G E courut fur des matières graves : c'étok fon élément. Riom eut pour lui beaucoup d'attraits. Le préfidial vaut un parlement, fi 1'on en juge par la fcience de ceux qui le compofent. On y voit briller les plus habiles avocats. Ce lont les Auvergnats qui ont remplacé les Savoyards dans Paris, & qui ne les valent pas pour 1'exaöitude. La caufe de leur émigration n'a d'autre objet que la parefle. Ils fe tiennent tout le jour au coin d'une rue les bras croifés en attendant quelque commiflion , & cela leur paroit plus doux que de cultiver la terre. I's ont tellement la fureur de la capitale , qu'ils quittent leurs femmes, leurs enfans ; il feroit a défirer qu'on put les appliquer a quelque travail, comme celui de tricoter des bas dans 1'intervalle oti ils ne font point employés. Que de réformes a faire, fi 1'on jettoit par-tout un oeil attentif ! S. Flour lui parut une ville aflez trifte. Malgré la rigueur du froid qui s'y fait vivement fentir, a peine y connoit-on 1'ufage des cheminées. On y donne quittauce du bel efprit en faveur du bon fens , ce qui ne lui déplüt pas. La Limagne le ravit , cette contrée aufii agréabie que fertile , oü 1'on trouve les payfans  BE LA RAISON. 445 les plus induftrieux; c'eft dommage qu'ilsfoient obftinés, mais c'eft un tribut qu'il faut payer au foi ou au climat. CHAPITRE LXXI. Du Bourbonnois & de la Bourgogne. JVIoulins captive les étrangers par fes promenades & par fa fociété. OnyrecutLucidor avec plaifir, tandis que dan- quelque autres petites villes du canton, oü 1'on nc connoït de lecuire que celle du calendrkr , d'occupation que le jeu, on ne ie regarda prefque pas. II apprit en paftant par Dun-le-Roi que le peuple y étoit autrefois fuperftitieux, qu'on y croyoit beaucoup aux revenans; mais que depuis que le bailli rendit une ordonnance qui défendoit aux efprits d'entrer dans la ville, la fentence fut fi bien exécutée, qu'on n'en entendit plus parler. II traverfa le Nivernois, pays agréable par fa pofition; & il obferva qu'a Nevers on eftimoit les gens lettrés. Dijon, féjour très-riant par lui-même, Sc oü pour être bien recu il ne faudroit fe pro-  444 V o y a g e duire qu'avec du fafte & des titres, accueiliit cependant notre philofophe avec une forte de diftinaion. On lui fit grace de la parure, en faveur de fon air noble & gracieux. La manière de s'annoncer vant fouvent mieux qu'une recommandation. II y a toujours de la reffource chez les gens d'efprit. Les Dijonnois font fpirituels; & fi on les acciüe d'être orgueilleux, c'eft paree qu'ils ont de la dignité. On 1'entretint de tous les ouvrages qui paroiffent. On les connoiffoit, & 1'on favoit en juger , mais on y aimoit un peu trop les livres frivoles. La mode ne devroit jamais régler le fort d'un ouvrage. L'académie lui fit connoitre des hommes inflruits, & dont la converfation avoit quelque chofe de féduifant. II lut quelques difcours de réception , & il y trouva trop d'efprit. Ces fortes d'ouvrages n'ont ordinairement qu'un fuccès éphémère, & c'eft affez tout 1'honneur qu'ils méritent; car ils éhlouiffent, êc n'apprennent rien. Les femmes vouloient toujours avoir Lucidor dans leur fociété , aux rifques de moins jouer. Elles ont affez d'efprit pour avoir deviné que fon voyage deviendroit public, & qu'on y citeroit Dijpn. Quelques agréables le prirent pour un imbécile, &c il s'en amufa.  oeiaRaison. 445 C'eft dommage que cette ville n'ait qu'un filet d'eau, & que le mail foit trop éïoigné. Quelques méchans taxent les habitans de mabgnité; mais ici les accufateurs valent moins que les accufés. D'ailleurs il eft difficile d'avoir un efprit vif, fans être un peu mordant. ^ Lucidor vit Citeaux, abbaye célèbre, oü 1'abbé vit prefqu'en fouverain. Les meilleurs vins du pays furent inutilement prodigués en faveur de 1'aimable étranger; *1 ne fit qu'y goüter. C'eft un neftar qui infr pire les plus heureufes faillies. Piron fe trouva bien d'en avoir bu. Autun ne pofféda Lucidor qu'un feul jour, & il le paffa avec des gens d'efprit qui lui parlèrent d'une manière analogue a fa fagon de penfer. C'eft-la qu'il donna une lecon bonnête a deux moines , qui ne daignèrent pas lui rendre fon falut. La vanité eft le comble du ridicule chez des gens qui font profeftion d'humilité. Langres lui auroit plü, fans le jeu qui en fait la principale occupation. Les fociétés n'y connoiffent guères d'autres pafte-tems. II vit Beaune , qu'on afFuble a tort de toutes les inepties, & il fe rendit è Chaionsfur-Saone par un chemin qui lui rapella toi s ceux qu'on fait en France, & qui font autant  44^ V O Y A G E' de monumens qui ont immortalifé le règne de Louis XV. Les promenades de Chalons lui parurent raviffantes; elles le font en effet. II s'en faut bien que la ville y réponde, mais elle a des habitans honnêtes qui font aux étrangers le plus gracieux accueil. S'ils ne les entretiennent pas favamment, ils les en dédommagent par leur bon coeur. Ils fêtèrent Lucidor , & ne vouloient point le laiffer partir. lis le prirent pour un bon-homme dont la franchife leur plaifoit. La Raifon bien différente du bel efprit, n'affiche point ce qu'elle fait. Macon, lorfqu'il y paffa , étoit concentré dans une falie de bal. II ne voulut point diftraire les habitans d'une fi importante occupation. II apprit feulement qu'ils lifoient par fois pour être au courant de la littérature , &C qu'il y avoit des gens d'un efprit orné. La campagne étoit remplie de payfannes auffi propres que gentilles , qui rappelloient les bergères des romans. II vouloit aller k Bourg-en-Breffe, on 1'en détourna; & cependant il s'y rendit, & y trouva bonne fociété. La Raifon bien différente des grands , voit les chofes par ellemême , & ne fe décide point fur la prévenlion. II goüta beaucoup un auteur dont les  O E L A R A I S O N. 447 gens du pays ne faifoient pas grand cas. C'eft le fort des Ecrivains ; ils ne font pour 1 ordinaire eftimés que ïa oü ils ne font pas. Ce qiFon voit tous les jours ne paroït plus merveilleux. II n'oublia point de vifiter 1'églife des Cordeliers, qui renferme des maufolées de Ia maifon de Savoie en beau niarbre , & une horloge antique qui met un fiècle k faire tourner une roue. II voulut vifiter Ia ville de Trévoux , plus fameufe par le Journal qui porte fon nom , que paree qu'elle eft en elle-même : auffi n'appercut - il qlle 1'ombre d'une cité. Dombes avoit quelques habitans dont la converfation lintereffa ; mais les petits endroits font des entraves pour le favoir. On s'y n'églige malgré foi ; & Ce qu'il y a de pire , c'eft que fouvent on n'en veut pas convenir. Boileau difoit qu'il en étoit des petites villes comme des petites perfonnes, qui ont ordinairement beaucoup de vanité.  448 V O Y A G E CHAPITRE LXXII. D& la Franche-Comté. 1 L obferva que les Francs - Comtois fe font volontiers moines ou foldats : chofe d'autant plus furprenante , qu'ils n'aiment pas l'affujeniffement. Leur efprit vague ne s'applique pas facilement aux fciences, quoiqu'il en foit très-fufceptible , principalement fur les montagnes, mais le cceur en eft bon. II Péprouva dans toutes les villes qu*il parcourut. II y trouva des perfonnes cbligeantes, fans apprêt comme fans duplicité. La candeur eft d'autant, plus admirable, qu'elle eft bien rare. Befancon 1'intéreffa par fes fortifications, ck encore plus par fa fociété. Les militaires augmentent la bonne compagnie , & 1'on eft aftiiré d'y trouver des femmes très-aimables , & des hommes fort inftruits. II eut avec eiixquelques entretiens fur les fciences , mak coupés par le jeu : il eft néceffaire, lorfqu'ii n'eft pas pouffé trop loin. II met a 1'aife ceux qui ne favent pas converfer , ou qui ne veulent pas fe donner la peine de parler. Tout ce qui lie la langue, peut pafler pour un bien. On  de la Raison. 449 On s'empara de lui comme d'un perfonnage qu'il étoit bon d'écouter. On dit d'excellentes chofes, & il feroit a fouhaiter que nous les euflions. II trouva plufieurs perfonnes qui fe contentoient d'exifter. L'émulation n'eft pas ce qui tourmente les Francs-Comtois. Si 1'on excepte Dole, Salins, Gray, Poligny \ Lons-le-Saunier* on ne connoit la littérature & les fciences que par quelques Journaux qui ont 1'air de s'être égarés. Les vivres font è bon marché* & 1'on en profite, fans fe mettre en peine de 1'adminiftration du vafte Univers. Le hafard conduifit notre philofophe dans une maifon de Cénobites. On ne lui paria ni de livres, ni de houvelles , mais on lui fit faire une chère excellente. II y a des gens qui donneroient toutes les gazettes , & même toutes les bibliothèques, pour un bon diner. On trouve cependant des bibliothèques bien garnies dans prefque tous ces monaftères. C H A P I T R E LXXIII. Du Lyonnois. V V i l l e f r a n c h e , toute petite qu'elle eft* ne fut point un objet indifférent aux yeux de Ff  4fO V O Y A G E Lucidor. II y connoiflbit depuis du tems des hommes eftimables par leurs talerts, & il les vit avec plaifir. Ils lui parlèrent de leur académie qui fe foutient toujours avec diftinction , mais qui ne peut avoir cette ferveur qu'infpire le grand nomhre. L'engourdilTement femble être le partage des petites villes ; il faut è 1'ame des fpeétacles qui la remuent. C'en fut un bien intéreffant pour notre voyageur que 1'afpect de Lyon. Ce féjóur immenfe par 1'étendue de fon commerce, par le nombre de fes habitans, retracoit Paris a fes yeux. C'eft la ville de France, quoiqu'en difent les Marfeillois & les Bordelois , qui repréfente mieux la capitale ; mais ils n'en conviendront pas. La prévention eft une chofe incurable. II promena fes regards de tous cötés, & il vit tant de manufaöures, tant de magafins, tant d'ouvriers, que fa vue en étoit fatiguée. L'or s'y déploye avec autant de magnifkence que de docilité. On le voit fe diftribuer fur mille étoffes diverfes , & fe mêler a la foie avec un goüt qu'on ne peut exprimer. Plus les modes changent, plus il acquiert de beauté. Chaque année lui donne un nouveau luftre. L'induftrie eft 1'émule de la nature. C'eft a Lyon que les nobles 6c les fouve-  DE LA RaiSON. 451 rains du Nord & du Midi viennent s'habiller , & c'eft deda que Paris emprunte le goüt qui fait la mode & qui donne le ton. Aufti notre voyageur ne püt-il s'empêcher de dire qu'une manüfaöure ne pouvoit être mieux placée qu'entre les mains des Lyonnois. Ils ont la patience Sc le génie propres a produire les plus élégantes Sc les plus magnifiques étoffes. Celles qu'on fabrique ailleurs n'en font que la parodie. II feroit a défirer pour les manufa<3ures de Lyon, qu'on s'habillat autrement qu'avecde la mouffeline , & de la toile. On ne voit plus les femmes qu'en déshabillé , toujours en blanc en hy ver comme en été, & cette mefquine monotonie ne reffemble en rien a la véritable parure. On a beau changer de robes toutes les femaines, comme c'eft toujours la même toile , Sc la même couleur, cela n'a rien de paré. Auffi voit-on la femme du commun auffi bien vêtue que la duchefTe. C'eft un délire qui ne peut pas toujours durer. Ses relations avec quelques membres de i'hotel-de-ville & quelques affociés de académie , le mirent ert état de cónnoitre jufqu'oïi s'étend 1'efprit du pays. Il né négligea point la fociété des négocians ; ils ont des lumières quilesrendent vraimentrecommandables;mais Ff ij  452 V o y a 6 ê il fut furpris d'en trouver qui malgré 1'élégance de leurs habits, avoient un langage groffier. La fortune corrige rarement une mauvaife éducatiom Lyon reffemble a toutes les grandes villes, on y vient de tous les pays; & ce ne font pas toujours les étrangers qui s'y établiffent qui paroiffent le mieux éduqués. Les repas qu'on lui donna refpiroient l'opulence. Le commerce eft le père des richeffes. II fut très-fatisfait de la converfationdes femmes & de leur maintien. Elles ont un air noble que ne donne pas toujours la nobleffe. La place de Belcourt qu'il vit un jour de fête, lui parut le fecond tome des Thuilleries. La parure & Paffluence en faifoient une promenade enchantée. Le prifme n'offre pas aux yeux plus de couleurs & plus de variété. Le collége ne pouvoit échapper a fes recherches. Outre que les études y font floriffantes , la bibliothèque eft un monument connu de tous ceux qui voyagent. II 1'analyfa, fans cependant y trouver ces livres rares qui forment le tréfor des curieux. La noble fimplicité qui diftingue 1'églife de Lyon, & qui la dégage d'une multitude de pratiques ufitées par-tout ailleurs, fut trèsgoütée de Lucidor. Rien de plus majeftueux  DE LA RaISON» 4fjT qu'une vénérable antiquité , quoiqu'en difent le luxe & la mode. Après avoir bien confidéré la ville, ou les édifices, les quais, & fur-tout Taccolade du Rhöne & de la Saone forment le plus charmant coup-d'ceil, il vifita l'archevêché &c la maifon de campagne qui en dépend :■ ce font deux objets qui intérefTent un voyageur curieux.. Enfuite il fe répandit dans la campagne : on y trouve des maifons délicieufes oü les étrangers font volontiers invités , & oü les Lyonnois viennent dépenfer noblement. II y en a qui les accufent de n'être pas fincères, mais ce ne fut point Lucidor qui porta ce jugement. La Raifon eft fondée è en juger plus favorablement. II étoit jufle qu'il vit le Forez , & qu'il parcourüt les bords du Lignon, fi agréablement chantés par 1'auteur de 1'Aftrée. Montbrizon , quoique très-petite ville en elle-même , lui parut fort grande k raifon des hommes de génie qu'elle a produits. L'eL prit femble s'y plaire plus que par - tout ailleurs. Ffiïi  454 V o y a g e CHAPITRE LX X I V, Du Vivarais & du Comtat VénaiJJin. Il paffa au Puy en Velay, paree que c'étoit fon chemin , Sc il vit que les habitans, excepté 1'évêque du lieu ( M. de Pompignan ) Sc quelques autres perfonnes , ne s'occupoier.t que de la bonne chère Sc du jeu, fans doute pour oublier la pofition de leiir ville qui eft ahretifement fituée. Le Vivarais ne lui préfenta qu'un pays de cocagne oii 1'on vivoit k bon niarchè, Sc oii 1'on ne connoiflbit que par oui-dire , oii p; r quelques brochures qu'apportoient les gardes du roi , la littérature & les littérateurs. On laiffoit courir lesaftres Sc les évènemens, fans s'occuper de leurs révolutions ; 1'on ri'en étoit pas moins heureux. Cependant Vivieis k titre de capitale pourroit fe vanter d'avoir quelques hommes inftruits 3 mais elle eft modefte , elle n'en dit mot. Quant au comtat fi fouvent conteflé aux Papes, Sc fi bien placé pour appartenir k la France , il y trouya beaucoup d'efprit Sc beaucoup d'érudition. Un peu d'ultramonta-  DE LA RAISON. 455 nifme gatoit les études , mais nouveau gouvernement , nouvelle manière d'enfeigner. Si 1'intérieur d'Avignon répondoit a fes dehors, elle feroit une des premières villes du royaume. L'air n'y eft fain qu'auta.nt que le vent le purifie. On y trouve une nobleffe diflinguée , mais qui par le moyen des révérences & des complimens , fe difpenfe trèsadroitement de donner a manger. Les pères en usèrent ainfi, les rils agiffent de même. Au refte il y a dans la ville une excellente auberge. ïl vifita quelques couvens meublés de gens d'efprit. L'ambition donne du goüt pour le travail a tous les religieux qui tiennent a 1'Italie. On veut devenir évêque, ou tout au moins théologien de quelque cardinal ; au lieu qu'ailleurs il faut être comte ou marquis pour gouverner un diocèfe. II n'y a point de voyageur qui ne foit embarraffé pour expliquer la tolérance du roi de France au fujet du comtat d'Avignon, 8c quine demande pourquoi 1'on n'indemnife pas le fouverain pontife de fa longue poffeffion, en lui donnant de 1'argent pour ce charmant pays, & en le reprenant. On eft choqué de voir un territoire étranger au fein même d'un royaume qui ne peut, ni ne doit être le vaffal de perfonne. Les papes eux-mêmesfe prêteroient Ff iv  40 V Q Y A G E volontiers a un accommodement fur eet articfe, & ils y gagneroient quelque modique fomme qu'on vint a leur offrir. Les papes faifoient cas de cette retraite dans des tems oü ils étoient fugitifs , mais aujourd'hui que les princes catholiques les foutiennent de leurs pouvoirs, ils ne font pas expofés aux malheurs qu'entrainoient alors des guerres d'opinion. Carpentras & Cavaillon furent fucceffivement vifités, & 1'on s'y emprefla de connoitre notre phüofophe. II n'eut pas de peine a convenir que des impöts détruiroient la nonchalance, & donneroient au pays des bras. Le fol eft trés-bon par lui-même , & il n'a befoin que de ce fecours, pqurvu que les taxes y foient proportionnées. On lui fit voir plufieurs veftiges des papes qui habitèrent Avignon. Le féjour des fouverains eft pour les pays une fource de réparations & d'embeilifTemens. Leur préfence comme celle du foleil, féconde & vivifie. Quatre évêchés dans un auffi petit territoire , lui flrent obferver que les diocèfes font beaucoup mieux réglés, lorfqu'ils n'ont qu'unepetite étendue, & que les prélats étant alors moins riches, ont plus de fimplicité. L'opulence eft la ruine des bonnes moeurj; ^ le germe de 1'orgueil,  de la Raison. 457 La fontaine de Vauclufe li renommee chez les poëtes, 8c fi capable d'en former par les jolies réflexions que 1'abondance 8c le murmure de fes eaux infpirent, le fixa long tems. La Raifon aime les objets qui donnent k penfer. II ne pouvoit s'anacher de Lille , cette ville qui femble fortir du fein des ondes, & qui a fous fes regards un terrein immenfe entrecoupé par une multitude d'arbres 8c de ruifTeaux; mais il faut fe dévouer k la folitude pour y demeurer. On n'y trouve guères que des Juifs, 8c quelques bourgeois. C'eft un véritable fupplice qu'une fociété difparate. Les étrangers accouroient autrefois dans le comtat pour y vivre k bon marché. Cet heureux tems n'eft plus. Le luxe Sc la difette des récoltes ont fait tout renchérir. CHAPITRE L X X V. De la Provenu. Apeine Lucidor eut-il mis Ie pied dans cet agréable pays, qu'il en connut tous les avantages. L'efprit des habitans répond k la beauté du climat , Sc 1'imagination participe  4\S V O Y A. G E a la chaleur du foleil. Les plus excellens Prédicateurs, Maffillon , Molinier , Surian , Renault, eurent la Provence pour berceau. Aix poffède des favans , Marfeille des hommes de génie, Arles des femmes aimables, mais par-tout il règne un efprit ambitieux ou intriguant. II entrevit ce défaut chez les perfonnes même les plus modeftes en apparence. L'ambition fe cache difficilement. A mefure qu'il fe promenoit dans Marfeille , ville auffi belle que tumultueufe, le luxe efcorté de toutes les paffions, s'offroit k fes regards. On le préfenta chez les premiers négocians, & il y vit, foit dans les ameublemens, foit dans les repas, un abrégé des quatre parties du monde. Le commerce raflemble les cjiofes les plus rares & les plus éloignées. Le port, rendez-vous de toutes les nations, lui parut un monde. C'eft ie lieu de la France le plus remuant & le plus peuplé. On s'y embarque pour tous les pays de 1'Univers , & 1'on y met les pHis grandes fortunes au hafard. Les chofes de ce monde ne roulent que fur des incertitudes. II trouva que la vue des Baftides, ces maifons de campagne qui décorent Marfeille &C qui la dominent, forme un optique enchan-  DE LA RAISON. 459 teur, mais qu'elles font trop petites, & trop voifmes les unes des autres pour ne pas gêner ceux qui les occupent. Un philofophe ne craint point les regards du public, mais tou le monde n'eft pas philofophe. II eüt voulu que le libertinage cefsat d'être affiche; que tous ces mercures dont la ville abonde fuffent févèrement punis; qu'on interceptat le cours de 1'ufure ; qu'on prit le goüt des leaures fages & folides; qu'on mït moins de fafte dans le commerce de la vie ; mais les fouhaits de la Raifon ne font pas ceux du public. Le plaifir a Marfeille fe refpire comme Pair, & fi 1'on ne veiüe exaétement fur foi-même , on a bientöt des. mceurs effeminées. La rriultiplicité des occalions , Ie mélange des nations , la chaleur du climat, tout contribue autriomphe de la volupté. . On le pria d'affiftera une féance d'académie, & il y reconnut le génie du pays, des expreffjons nerveufes, des penfées magnanimes , des images hardies. L'efprit chez les Provencaux bouillonne comme le fang. Leurs faillies ont bien une autre énergie que celles des Gafcons. Mais on les accufe d'être intriguans, & dV voir fur-tout une ambition dérnefurée. II faut . avouer qu'ils fentent leur capacité , & que  4^0 V O Y A G E 1'amour propre qui ne les fert pas mal, eft un nouveau ftimulant dont ils fa vent profiter. Si je n'avois été Provencal , difoit 1'Abbé Molinier, célèbre Prédicateur, dont les fermons eurent tant de fuecès, je ferois refté malgré mes talens dans 1'obfcurité; mais je me donnai tant de mouvement , que je me produifis des proteöeurs encore plus par mon activité , que par mes difcours. Cet aveu n'eft pas fufpect. Les femmes fe reffentent de cette fermentation. Elles font auffi terribles dans la colère, que vives dans la converfation. II n'y a ni tiédeur, ni ennui dans leur fociété. Rien de plus aimable lorfqu'elles favent fe tempérer; mais c'eft un effort qui leur coüte. Aix eüt été pour Lucidor un lieu d'adoptïon , s'il fe fut fixé dans la Provence. Les magiftrats enchainent les efprits par celui qui les anime , & ils font aimer les loix par la beauté de leur éloquence. Un jour que notre voyageur fe promenoit au Cours , il rencontra deux hommes qui difputoient fortement fur ce qu'on appelle Raifon. L'un prétendoit qu'elle n'étoit qu'une chimère è qui les préjugés donnent du corps; 1'autre , qu'elle exiftoit indépendamment de toutes les opinions. Ils furent fur le point de  de la Raison. 461' s'adreffer a Lucidor, & de le prendre pour arbitre, mais auffi-töt ils changèrent d'avis. Cé voyageur ne nóus entendra feulement pas, fe dirent-ils mutuellement. II eft certainement comme tant d'autres qui courent Ie monde & qui ne favent rien. On voit par-la comme ils fe connoifibient en phyfionomie , & 1'on fe perfuade facilement qu'ils n'étoient pas Provengaux. Ils ont le tact plus fur & plus fin. Cette petite fcène amufa beaucoup notre philofophe. II la racontoit avec fatisfa£Hon. Toulon le mit a portee de conférer fur ce qui concerne la marine ; & c'eft-la qu'il dit è des officiers qu'il trouva très-aimables & trèsinftruits , qu'on négligeoit très-mal-a-propos le port d'Ambleteufe en Picardie , & qu'on en pourroit tirer un bon pani. En général il fut très-content de Ia réception que lui firent les Provengaux ; ils aiment la démonftration , mais leurs repas font en miniature. Toutes les petites villes étoient parfemées de gens d'efprit ; on y connoifioit les ouvrages du temps, & 1'on en faifoit. II fréquenta les aflemblées, & toujours quelque métaphore réveilloit 1'attention. C'eft la figure qui donne  4^2 VOYAGE plus de hardieiïe au difcours, & qui eft farmV lière aux Provencaux. La campagne lui fembla moins riche qu'agréable: c'eft, felon 1'expreffion de M.Godeau, une gueufe parfumée. Elle a des oliviers , des rnyrthes , des orangers; mais elle n'a ni bois , ni prairies, & prefque pas de bied. Ses collines ne paroiffent propres qu'a nourrir des moutons. C'eft un terrein fee & pierreux oii il ne croit que du ferpolet. Le patois du pays tient beaucoup de PItalien; & Lucidor a ce fujet obferva trés - judicieufement que plus de la moitié de la France ne parle pas Frangois. II vit des évêchés qu'on appelle d'honnêtes exils, a raifon de leur diftance de Paris & de leur modicité. Auffi le cardinal de Polignac nommoit-il en plaifantant ceux qui les poffédoient, des évêques de campagne. Cependant de ces évêchés mêmes, il en eft forti les plus grands prélats. Ce n'eft ni 1'étendue , ni le revenu d'un diocèfe qui fait le mérite d'un pafteur. Le grand Boffuet n'étoit qu'évêque de Meaux.  DE LA RAISON. 465 CHAPITRE LXXVI. Du Dauphini. C ETTE Province qui a donné fon nom aux héritiers préfomptifs de la ccuronne, ne laiffe pas, quoiqu'environnée de montagnes, d'avoir beaucoup d'agrémens. Grenoble eft le féjour de la meilleure fociété. II y a des manières, de 1'efprit, de la raifon , & une fineffe qu'on prendroit prefque pour de la rufe. C'eft la capitale d'un pays oh 1'on trouve les meilleures auberges, quoiqu'elles n'ayent fouvent Papparence que de fimples chaumières. La beauté des maifons ne les rend pas toujours commodes. On fe fit un plaifir de mettre Lucidor aux prifes avec les perfonnes les plus pénétrantes & les plus éclairées. Le triomphe lui demeura. La Raifon a toujours 1'avantage fur 1'efprit, & fes lumières font la bouffole de toutes les fciences. Les femmes cberchèrent k fe le rendre ami , elles yréuffirent, excepté quelques précieufes ridicules qui ne daignèrent pas lui faire le moindre accueil; elles le trouvèrent trop fimple & trop uni.  464 V O Y A G È Si la diffipation n'avoit pas pris un afceddant fur les efprits, Grenoble feroit une des villes oü 1'on cultiveroif les fciences avec plus de fuccès. Les Dauphinois ont toutes les difpofitions propres a devenir favans. C'eft ce' que leur dit notre voyageur, & ce qui ne leur déplut pas. La nobleffe illuftre leur pays. On y trouve une multitude d'anciennes maifons , mais qui n'ont fouvent que de vieux parchemins. » Le marécbal de Villars difoit avec raifon que les Dauphinois méritoient plus qu'aucune nation 1'avantage de faire fortune; qu'outre une ïnduftrie naturelle qui les rendoit propres a toutes les affaires, ainfi qu'a tous les genres de commerce, ils étoient infatigables au travail, & que leur fobriété les fervoit infiniment, en cela bien différens de certains peuples qui n'amaffent que pour boire & manger. Ce témoignage eft d'autant plus honnête que Ie maréchal de Villars ne pfodiguöit pas les éloges, &C qu'il n*en donnoit qu'avec connoiffance de caufe. Auffi Louis XIV difoit-il qu'un mot de fa part valoit mieux que dix pages de recommandations. II parcourut les campagnes voifines, & en vifitant la grande Chartreufe, il vit de belles horreurs, des montagnes qui fe perdent dans les  DE LA R.AISON. 4S5 ïes nues, des torrens qui fe précipitent dans des abïmes, & pour finir un groupe d'Anachorêtes plus morts que vivans. Ce n'étoit plus cette chartreufe de Naples, fi magnifique par fes marbres & par fa pofition ; ce n'étoit plus celle de Pavie, fi riante & fi renommee, mais un aflemblage de cellules que la neige domine & que le foleil ne vifite jamais. On 1'introduifit chez tous les folitaires, & il les reconnut pour fes difciples les plus zélés. Rien ne refiemble mieux a la Raifon, que des hommes qui ne s'occupent que de leur ame & de Dieu , quiméprifent le fiècle, & qüi ne tiennent qu'a 1'éternité. On lui préfenta feion l'ufage, lorfqu'il fut prêt de partir , un livre ou les voyageurs écrivent leurs noms, & quelques fenrences relatives a la fainteté du lieu. II prit Ia plume , & traca ces mors fimples en apparence, mais f emplis de fagefle: » Entre tous les pays qu'on pourraparcourir; ce petit coin de terre mérite d'être difhngué comme 1'afyle de la paix & de la vertu. Je 1'ai vu avec admiration , je m'y fins aifëte avec joie, & j'y laiffe les vrais phüofophes qu'on doit au moins admirer , fi 1'on n'eft pas deftiné a les imiter. »  466 V O Y A G E Son retour le conduifit a Vienne, oü 11 ns vit qu'une belle catbédrale ; a Valence, oü il ne trouva qu'une agréable fituation; a Ambrun , oü il ne rencontra que quelques fociétés monotones ; a Briancon , oü il n'appercut que quelques vieux militaires économifant leurs penfions & leurs fantés. 11 s'arrêta dans quelques autres villes, qui pour le bruit pouvoient le comparer au triclrac. On s'informoit de tout , on rapportoit tout; c'eft le fort des petits endroits. Ils reffëmblent a des ruches qui bourdonnent & qui piquent. De-la Lucidor fe rendit dans des montngnes efcarpées d'oü il revit en efprit, tout ce qu'il avoit parcouru des yevix ; & c'eft alors qu*il réfléchit fur tant de paflions, de projets, de bifarreries qui agitent les villes & les cours, & qui fous 1'apparence de 1'amour du bien public, produifent les évènemens les plus finguliers, & fouvent les plus monftrueux. II jugea que le fiècle donnoit beaucoup dans les fuperficies; qu'on cherchoit bien moins k approfondir qu'a effleurer; que les favans étoient auffi rares que les gens d'efprit étoient multipliés ; que 1'amour de la nouveauté faifoit imaginer des chofes auffi abfurdes que ridicules; que fous prétexte de vifer au mieux, on faifoit fouvent des changemens burlefques; que  ©e ia Raison; 4S7 les fens prenoient la place de 1'ame ; qu'on néghgeoit le néceflaire pour courir après le fuperflu; qu'on fe permettoit tout, paree qu'on ofoit tout : 1'indépendance eft la ruine du bon ordre. Ii jugea que fi les Turcs étoient plus inftruits , les Ruffes plus libres , les A!iemands plus déliés, les Anglois plus amis des autres peuples, & plus communicatifs, les Hollandois plus polis , les Portugais plus fincères , les Efpagnols plus iaborieux , les Francois 'plus folides, les Italiens plus naturels, ce feroient des nations prefque fans défauts; mais il penfa en même tems qu'il n'y a nul homme parfait, & q»'il faut toujours par quelque endroitpayer un tribut a 1'humanité; & que fi la méchanceté n'eft pas excufable , les foibleffes le font. II jugea que dans ce nombre immenfe de villes oh il s'étoit arrêté , il y en avoit qui ne connoiffoient d'exiftence que le jeu, d'autres que le plaifir de manger, d'autres qui fe laifioient entièrement dominer par la volupté, d'autres par la futilité, quelques-unes par la fcience, plufieurs par le bel efprit. II eüt voulu qu'on piit faire des échanges de mceurs, de caractère & de goüt; par-la les nations feroient toutes devenues prefque au même niveau, mais la liberté qui règne parmi les hommes, GS ij  V O Y A G É établit indifpenfablement la diverfité. II en eft de nous comme des fleurs, chacun a fes nuances. II jugea que fur tant d'êtres raifonnables qui compofent le monde entier , le plus grand nombre outrageoit la Raifon, ou ne s'embarrafToit pas de la connoïtre ; que tant de livres qui fortent tous les jours de la preffe , & qui fembleroient devoir éclairer les hommes, fervoienttrès-fouvent a les aveugler ; & que chacun ayant un préjugé favori, on confondoit facilement la Raifon avec 1'opinion. La juftefte d'efprit peut fe mettre au rang des prodiges. II jugea que dans quelques pays on faifoit beaucoup plus de cas des modes que des mceurs ; que les talens futiles étoient récompenfés ; que les hommes qui travailloient au triomphe de la Raifon étoient oubliés; qu'en général il y a plus aujourd'hui d'ambition que d'émulation , plus d'orgueil que de dignité, & qu'oa veut plutöt éblouir qu'éclairer. Le clinquant eft inappréc/iable dans un fiècle fuperficiel. II jugea qu'il étoit important pour réformer les moeurs & les préjugés , de ne donner les places qu'au mérite , d'établir des écoles pour 1'éducation de la jeuneffe, oii le zèle fe trouvat  BE LA R.AISON.' 4(39 joint a la lumière , & le goüt a 1'érudition; que les uns donnoient trop a la Raifon , que les autres n'y donnoient point affez, & que de-la naiffoit 1'incrédulité ainfi que la fuperftition : la vertu comme la vérité ne fe trouve que dans le milieu. II jugea que le véritable efprit phüofophique en répandant un ridicule fur tant de guerres fuperflues, avoit rendu un vrai fervice. a 1'humanité; qu'on étoit beaucoup plus porté pour la paix , depuis qu'un homme de génie s'étoit moqué fort ingénieufement des maffacres & des combats , Sc que toutes les difputes foit littéraires, foit théologiques, fe calmoient infenfiblement, paree que le même écrivain en avoit fait fentir tout-a la-fois Sc le danger , Sc la puérilité. La philofophie opère de grandes chofes lorfqu'elle fe tient dans de juftes bornes, & qu'elle fe foumet k la foi. II jugea qu'une nation dans 1'Europe s'abïmeroit par le luxe ; qu'une autre, fi 1'on ne s'oppofoit a fes entreprifes, envahiroit plus d'un empire ; qu'on facrifioit tout k la fortune, a la vengeance, a la volupté , & même a la pareffe ; que certains états ne fubfiftoient que fur leur crédit; que certaines villes n'avoierit qu'une fplendeur empruntée; que prefque tout G g  470 V O Y A G E le monde étoit malheureux , paree que perfenne ne vouloit vivre dans la médiocrité. Hcrs de la modération il n'y a ni juftice, ni fageflë. II jugea que f: les petites villes avoient de petites manières , de petites idéés, de petits fentimens , que fi 1'on ne s'y repaiiTcit que de médifances & de rapports ; les grandes au contraire étoient livrées au luxe & a toute la fougue des paffions; qu'ici il n'y avoit point affez de diffipation, que la il y en avoit trop, & que lorfqu'on évaluoit tous les pays du monde , on trouvoit pour ainfi dire une forte de compenfation ; nul avantage fans inconvénient, nulle vertu fans défaut. II jugea que par les correfpondances maintenant étabiies dans tous les pays, les peuples s'étoient beaucoup civilifés ; que la littérature étoit devenue un point de réunion, ainfi que le commerce ; que les modes même avoient contribué a cette heureufe métamorphofe; qu'en prenant la frifure &C 1'habillement' des Francois, on avoit infenfiblement pris leur langage , & que Paménité qui leur eft propre , fembioit donner le ton. Les plus petites chofes ont leur utilité. II jugea que le fiècle avoit fait des décou-  DE LA RAISON. 471 vertes quiluifaifoienthonneur; qu'il comptoit des fouverdins, des miniftres , des auteurs , des artiftes qu'on regrettera dans les tems les plus reculés; & que fi le ftyle s'étoit corrompu fous mille plumes futiles, il avoit confervé toute fon énergie & toute fa beauté chez les écrivains qui n'écoutoient ni la modej ni le piéjugé. II faut être frondeur ou vieux pour n'efiimer que le tems paffe ; chaque fiècle a fa fageffe & fa folie. II jugea qu'on n'aimoit plus a voir les grands fentimens que fur les théatres , qu'on tenoit plus maintenant a foi-même qu'a fon devoir; que le luxe avoit fait naitre un intérêt perfonnel qui étoit un véritable égoifme, & qu'on ne traitoit que trop fouvent d'enthoufiafme ou de palïion, 1'amour des loix & de la patrie. L'efprit s'aveugle quand le ccenr s'égare. II jugea que 1'Europe pouvoit fe regarder aujourd'hui comme un feul empire, dont les maïtres fe vifitent avec cordialité ; mais que pour bien connoïtre les diftances d'un endroit a 1'autre, & avoir une idéé jufte &c précife de ces mêmes lieux, il falloit un ditfionnaire différent de celui de Vofgien, qui malgré fes bonnes intentions, fe trompe a chaque page Gg iv  471 V O Y A G E dans tout ce qui concerne les éloignemens &£ les defcriptions : c'eft qu'il ne les a compaffés que fur les cartes : la mode met des ouvrages en vogue , ainfi que des étoftes, & c'eft prefque toujours ceux qu'elle accrédite, qui ont le moins de valeur. Enfin , il jugea que fes remarques ellesmcmes , quoique celles de la Raifon , ne contenteroient pcint tous les efprits , paree que chacun a fa manière de voir & de penfer. On n'a point encore fait un livre qui plaife a tóut le monde. Ce fut après un jugement auffi impartial , qu'on apprit enfin que PInconnu qui venoit de terminer fes voyages fousle nom de Lucidor, étoit la Raifon , &C qu'il fe repofoit fur les monfagnes du Dauphiné. Auffi-töt les uns condu.ts par la feule curiofité, les autres par le défir de s'éclairer ( hien entendu que ceuxci formoient le petit nombre ) composèrent une multitude de perfonnes de tout age &Z de toute condition. Mais a peine furent-elles arrivées, quel'aimable voyageur fe dépouillant de 1'enveloppe mortelle dont il s'étoit couvert , retourna dans 1'Olimpe , avec cette lum ère vive & pure qui fait 1'effence de la Raifon, & avec le projet de vifiter 1'Amé-  de la Raison. 473 rique , 1'Afrique & 1'Afie , comme il venoit de parcourir 1'Europe. On appergut a fa fuite difTérens rayons qui fe repandirent de toutes parts , & qui auroient infailliblement difTipé les illufions & les préjugés, fil'opinion & la mode n'étoientpas les tyrans des efprits. Fin du Voyage de la Raifon,  T A B L E DES FOYAGES IMA GIN AIR ES conténüs dans ce volume. 'AVERTISSEMENT DE l'ÈDITEUR, page j L'Isle Enchantèe , page i L'ISLE DE L2 félïcité , 27 VIsle Taciturne. Première Part ie, 5 3 Chapitre I , id. Chapitre II , 56 Chapitre III , 60 Chapitre IV, 6t Chapitre V , 65 Chapitre VI , jz Chapitre VII , 80 VIsle Enjovêe. Seconde Partie, 86 Chapitre I , id. Chapitre II , 91 Chapitre III, 96  T A B L E. 475 Chapitre IV , page 103 Chapitre V , in Chapitre VI , m Chapitre VII, 133 Pref ace , page j VOYAGE de la RAISON , 141 Chap. I. Lucidor commence fes voyages par la Turquie , id. II. II paffe en Ruffie , 147 III. Ilpajfeparla Livonie, & vifitelaPologne ,155 IV. Ilobferve la Suède & le Dannemarck , 163 V. 77 voit la Prujfe & la Saxe , 169 VI. II fe rend a Vienne en Autriche , 175 VII. II parcourt la Bavière & quelques autres Eleclorats , 181 VIII. De la Flandre , 187 IX. De la Hollande , 192 X. II arrivé a Londres , xc,^ XI. II vifïte le Portugal, 209 XII. lljuge de l'Efpagne & des Efpagnols, 211 XIII. ƒ/ voyage en Italië, & il s'anête a Gènes, 2l5 XIV. De la Corfe , 2ZI XV Ses remarques fur Venife , 2ij XVI. ƒ/ paffe par Bologne & par Uvourne , lig XVII. II arrivé a Malthe & vifïte la Sicile, 23a  47<5 T A B L E. XVIII. De Rome & de fes habitans , page 144 XIX. De la république de Saint-Marin , 261 XX. De la Tofcane , 265 XXI. De Lucques , 271 XXII. Du duché de Parme & de Plaifance , 272, XXIII. Du duché de Modene , 275 XXIV. Du Milanois , 276 XXV. De la Suifj'e , 280 XXVI. De la Savoje, 286 XXVIL Du Piémont , 290 XXV i II. Du Tirol , 295 XXIX. 11 entre en France, & viflte £Alface. 300 XXX. Des Trois-Evêchès , 303 XXXI. De la Lorraine, 304 XXXII. De la Champagne & de la Picardie, 3 07 XXXIII. De la Normandie , 3 13 XXXIV. II arrivé d Verfailles , &parcourt les znvirons , 321 XXXV. Lucidor arrivé d Pans , 229 XXXVI. Des dijprens quartiers de Paris, 333 XXXVII. Des cercles, 336 XXX VIII. Des promenades pub li que s t 340 XXXIX. Desfpeciacles , 343 XL. Des Cafés, 346 XLI. Des modes , 349 XLII. Du jeu , 353 XLIH. Des auteurs , 3 55 XLI V. Des livres nouveaux , 3 5 9  TABLE 477 XLV. Des difputes litiéraires, page 361 XLVI. Du bel-efprit , 3 64 XL VIL Des petits - maures , 367 XLVIII. Des converfations y 369 XLIX. Des projets, 372, L. Des fciences , 3y4 LI. Des Arts , 3 ^5 Llï. Du luxe , 3 LUI. Z>es bibliothèques , 380 L1V. Z>e5 colleges, 382 LV. Z>e,y académies, ^386 LVI. Z>£ £z Sorbonne , 488 LVII. Z>« établifjemens , 38^ LVIII. Z>£ Az police , 32 j LIX. Z?« parlement , 3^8 LX. 7)e5 ètiquettes , A0I LXL II parcoun tOrléanois & le Blaifois, 402 LXII. Z?e Touraine , du Vendomcis & du Chartraïn , LXIÜ. De la Bretagne, du Maine & de VAnjou, 4IJ LXïV. Du Poitou & duBerry , LXV. De la Marche & du Limoufin , 424 LXVI. De lAnso umois, du Périgord & de la Saintonge , LXVII. De la Guienne & de la Gafcogne, 428 LXVIII. Du Béarn & du Roujïllon , 432 LXIX. Du Languedoc , 434  478 T A B L E. LXX. De fAuvergne , page 439 LXXI. Du Bourbonnois & de la Bourgogne, 443 LXXIl. De la Franche-Comté, 448 LXXIl1. Du Lyonnois , 44e) LXX!V.Z>k Vivarais & du Comtat VenaiJJin, 452 LXXV. De la Provence , 457 LXXVL Du Dauphinè, 463 Fin de la Table.