ALMORAN E T HAMET, CHAPITRE PREMIER. Q u ï font-ils, ceux qui murmurent du pouvoir de 1'impie ? & qui font ceux qui voudroient changer le partage du jufte ? Celui qui règle a chacun fa portion, c'eft dieu ; dieu, dont la connohTance eft infinie , dont la puiflance eft fans hornes, qui remplit 1'e'ternité, & qui dok fon exiftence a lui-même ! Celui qui murmure eft l'homme qui n'étoit pas hier , & qui fera 9ublié deraain. Qu'Ü prête 1'oreille en filence  it Hamet, 7 fon attention. II ne cherchoit pas a pénétrer plus loin ; des avantages moins préfens ne lui paroifloient pas mériter qu'il s'informat des moyens d'y parvenir 5 & fuppofant les fiens aflurés par fa naiffance, il ne voyoit rien qu'il fouhaitat d'obtenir comme le prix du mérite, ni rien qu'il crüt pofléder comme un bienfait du ciel. Si cette juftice fublime & défintéreflee, qui trouve fa fource & fa récompenfe dans elle-même, réfïde dans le cceur de quelque mortel, elle ne réfidoit pas dans celui d'Almoran. Ainfi, par rapport au ciel, il n'étoit pas pénétré d'un vraï fentiment de refpect ou de dépendance ; il ne connoiffoit ni ceux de la vénération & de Ta» mour, ni ceux de la gratitude & de la réfignation. En s'abftenant du mal même, 1'intentiott manquoit a fa juftice ; il pratiquoit les devoirs extérieurs de la morale, fans vertu, & les exercices de dévotion fans piété. Tels étoient ces princes , lorfque Solyman leur père, comblé de jours & de gloire, s'endormit paifiblement du dernier fommeil. Ils furent auffitöt informés de eet événement. L'émotion d'Almoran fut 11 vive, qu'il lui fut impoffible de Ia déguifer. II reftentit tantde joie dans Je fecret de fon cceur, que la feule crainte d etre trompé par un faux avis le fit douter un moment de la vérite. Lorfque fes craintes & fes. A4  doutes eurent fait place a la certitude, une roia-* geur foudaine fe répandit fur fes joues, & fes yeux brillèrent de joie & d'impatience : il jeta des regards empreffés autour de lui , comme s'il eüt fouhaité d'agir ; & fes regards néanmoins étoient embarraffés, fes geftes irréfolus, paree qu'il ne favoit pas ce qu'il devoit faire. II prononca quelques mots fans liaifon , qui découvroient a la fois que fa joie étoit exceffive, & que lui-même il en fentoit Pindécence ; enfin » toute fa conduite exprima le plus grand trouble de coeur & d'efprit. Sur Hamet, Ia mort de fon père produifit un effet très-difterent. Au moment qu'il I'eut appi fes fes lèvres tremblèrent, & la paleur s'emp ira de fon vifage. II demeura un moment comme immobile , dans 1'état d'un voyageur, que Ie feu du ciel a frappé dans le défert. Mais enfin s remuant Ia tête & la levant vers le ciel, fes yeux, par degrés , s'inondèrent de larmes , qui tombèrent comme la rofée qui diftille des montagnes, en pluie calme & fans effort. Comme fa douleur étoit mêlée de religion , fon ame reprit bientót fa tranquillité ordinaire , mais ne reprit pas fa gaieté. II fe fit conduire chez fon frère. II le trouva dans un cercle de courtifans, qui 1'environnoïent, 1'ceil encore errant, enflam-  et Hamet. 9 mé, Ie vifage enflé de préfomption & d'orgueil. Hamet s'emprefle de traverfer la foule, & fe profterne a fes pieds. Almoran recut 1'hommage avec un plaifir tumultueux ; mais enfin il le relève, & 1'afTure de fa prote&ion , quoique dans des termes oü la faveur ne fe faifoit pas plus fentir que le chagrin. «Hamet, lui dit-il, 33 fi vous ne me donnez aucune raifon de plainte 33 en qualité de fujet, vous n'en aurez jamais de 33 ma part en qualité de maïtre.« Hamet, quï fe fentit le cceur encore une fois percé, par le froid & fuperbe accueil de fon frère, s'efForca d'étouffer un foupir qui cherchoit a fortir de fon feiri*j & tourna la tête pour effuyer une larme qui s'échappa malgré lui. II fe retira, 1'ceil baiffé, dans un coin fombre de Fappartement ; & quoique fon cceur le prefsat d'embraiTer fon frère, fa modefte défiance lui fit craindre de manquer de refpecr pour fon roi. Cétoit la fituation dAlmoran & de Hamet, lorfqu'Omar entra dans 1'appartement. Omar , fur la tête duquel la main du tems avoit commencé a s'appéfantir, s'étoit familiarifé dès fon enfance avec la fagefle. La nature s'étoit dévoilée a fes recherches dans le filence des nuits, lorfque fa lampe bnlloit pour lui feul, & que fes yeux étoient ouverts. A cette lumière, il avoit approfondi le pouvoir du fceau de Salo-  et Hamet. 13 celui que nous obtenons, qui nous femble audeffous de notre attente ; au contraire, nous n'en fuppofons pas de plus grand que celui qui nous échappe : ainfi les enfans de 1'efpérance ne tirent pas plus d'avantage de ce quils gagnent, que de ce qu'iis perdent. Mais après cette première confufion d'idées, 'Almoran commenca plus tranquillement a conlidérer ce qu'on lui laiffoit, comme ce qui lui étoit ravi. II ne ceffoit pas d'étre fans fupérieur, quoiqu'il fe vit un égal. II étoit encore fouverain , quoiqu'il ne gouvernat pas feul; & pour chaque particulier de 1'empire , ün feul excepté, fa volonté feroit une loi, quoiqu'a Fégard du pubüc elle eüt befoin de la concufrence de fon frère pour agir dans toute fa force. « Réduifons-nous donc , conclut-il, au pouvoir 33 préfent qui me refte entre les mains, en at33 tendant quelque favorable occafion de 1'augw menter. II faut déguifer ma jaloufie & mon 33 refijntiment, pour éviter de faire naïtre les ssfoupcons, ou de mettre les vertus d'Hamet 33 en garde contre moi ; & chercher quelque 33 moyen de donner a notre adminiftration réu» 33 nie la forme la plus propre a faire réufiir mon 33 deffein 33. Tdles furent les réflexions par lefquelles Almoran s'eflorca dadoucir 1'amertume de fon  i t Hamet. 23 33 même évidence pour moi. Apprenez-moi donc 33 en quoi vous les faites confifter, & je vous 33 dirai enfuite ce que j'en penfe ». 3J L'établiflement d'un coips de loix pour rè33 gle de 1'adminiftration, répondit Hamet, nous 33 garantira de bien des maux , & nous promet 33 une infinité de biens. Si la loi n'eft que la vo33 lonté du fouverain, elle né peut jamais être 33 connue avec certitude. Un grand nombre de «ofujets, par conféquent, peuvent violer cette 33 règle de droit, écrite par la main du tout33 puifïant fur les vivantes tablettes du cceur, 33 dans la préfomptueufe efpe'rance de n'être pas 33 expofe's au chatiment; & ceux qui la fuivent 33 ne jouiront pas du témoignage intérieur de 33 cette fécurité, qu'iis devroient trouver dans 33 la proteclion d'une loi connue, qu'iis n'ont 33 jamais violée. Or fi Kofienfe n'eft pas fixée, ni 33 le chatiment prefcrit, c'eft un finotif de moins 33 pour la probité , auquel il faut néceffair .ment ssfuppléer, autant pour ceux qui peuvent être 33 tentés de commettre 1'oiTenfe, que pour ceux 33 qui pourroient en fouffiïr. D'aiileurs , celui 33 qui ne gouverne pas par des loix écrites & 33 publiées, doit exercerle gouvernement, ou par 33 lui-même, ou par le min'iftère d'autvui; fi c'cft 33 lui-même , il fuccornbera fous un fardeau que 33 perfonne n'eft capable de foutenir; &: fi c'eft B4  23 fur aucune erreur, on feroit du moins arrêté 33 par lidée de i'infamie, & par le danger d'une 33 prévarication manifefte 33, Almoran qui n'avoit entendu Popinion de fon frère qu'avec impatience & mépris, fe leva iel d'un air brufqus, ces deux fëntirnens peints dans les yeux. II jeta d'abord un regard fur Hamet; enfuite bailTant dédaigneufement la vue , il ouyrit un des pans de fa robe, & eroifant les bras fur fa poitrine: « Quoi ! dit-11, le fifs du 33 grand Solyman , de la yolonté de qui le deftin 33 des nations dépendoit., dont les moindres fignes » faifoient la règle de 1'équité, devant qui la voix 33 de la fageffe même étoit muette, & la fierté 33 même de la vertu, humüiée dans la pouffière ; P le Bis de Solyman fe verroit bridé, comme  ï t Hamet, 2jf w une mule, par le frein des loix? deviendroit un ja pur inftrument pour exécuter les idees d'autrui? 33 feroit limité a déclarer le fens d'un Maait, & 33 s'entendroit afïronter par les réclamations de >3 la juftice? Non, non: la gloire d'un prince eft « de punir quand il veut, & pour ce qu'il veut; 33 d'exercer un empire fouverain fur la vie comme ?3 fur les biens, & de gouvèrner fans prefcription 33 comme fans appel 33. Hamet, que cette réponfe & la véhémence avec laquelle elle avoit été prononcée frappèrent d'étonnement, fe recueillit un inftant, & répliqua dans ces termes: cc La gloire d'un prince 33 eft de gouvèrner les autres hommes, comme 33 il eft gouverné par celui qui eft feul tout mi33 féricordieux & tout-puilTant. Sa gloire eft plu33 tot de prévenir les crimes, que de déployer 33 fon pouvoir pour les punir; de procurer le 33 bonheur, plutöt que d'appéfantir le joug de la 33 foumiilion, & d'animerpar 1'amour, plutöt que 33 d'abailTer par la crainte. Celui qui nous jugera, 33 ne nous a-t-il pas donné une regie de vie, fur 33 laquelle nous ferons jugés? Notre récompenfe 33 & notre punition n'eft-elle pas déja devant 33 nous ? N'eft - ce pas fes promelTes & fes me-r 33 naces qui font nos motifs d'obéilTance ? & ne 33 relfentons-Hous pas la confiance & la joie quand  et Hamet. qu'il fait le bien: les mefuf es d'un fubftitut en ij trouvent fouvent, ne fut-ce que par des motifs 33 d'intérét; un chef de faction fe flatte , qu'en 33 parvenant a le faire déplacer par les clameurs 33 populaires, il pourra lui fuccéder. Au con33 traire, ce ne peut être 1'intérêt de pevfonne 33 de s'oppofer aux mefures d'un roi lorfqu'elles 33 font juftes, paree que perfonne ne peutformer 331'efpérance de le fupplanter. Cette dofirine 33 n'eft elle pas celle du prophéte, dont la fagelfe 33 venoit d'en haut ? Ne leve pas l'ceil de l'attente 33 fur autrui, dans ce que tu peux devoir a 33 toi-mime: ne fouffre pas £ itre obfair ci par ton »> ombre, & ne confens pas a te procurer une 33 gloire d'emprunt, lorfque tu as le pouvoir d'en »3 ripandre fur les autres 33. 33Mais le prince, dit Almoran, eft-il toujours 33 le plus fage de fes états? Ne pouvons-nous 33 pas trouver dans un autre, plus d'habileté, 33 plus d'expérience que nous n'en poffédons ; & 33 n'eft-il pas du devoir de celui qui commande 33 un vaiiTeau , de placer au gouvernail la main 33 la plus propre a le conduire 33. 37 Un prince , dit Hamet, qui fe propofe fin33 cèrernent le bien de fon peuple, manque ra» rement fon but: toute la fageffe de la nation 33 fe tourne vers eet objet: la principale vue du  3° Almoran » monarque, devient celle de tous fes confeilsj » paree qu'on n'ignore pas que ia plus puiffante » recommandation a fa faveur eft de eoncourir «a fa principale vue. Faifons-nous donc un ce«voir d'écouter les autres, mais d'agir nous» mêmes 33. Almoran comprit que plus cette converfation feroit prolongée, plus fon embarras croïtroit: il prit le parti'de la finir, en feignant de fe rendre aux propofitions de fon frère. Hamet le quitta, charmé de la candeur & de la fenfibilité qu'il croyoit avoir trouvées dans fes manières, & s'applaudiffant même de 1'efpèce de victoire qu'il fe flattoit d'avoir obtenue. Almoran , de fon cöté, n'étant pas moins fatisfait du fuccès de fa. diiTimulation, fe fortifia dans fes premières idéés, & congut de nouveaux fentimens d'averlion & de jaloufie contre Hamet.  et Hamet. 39 de fon voile & fauta dans le jardin. Hamet eut alTez d'agileté pour la recevoir entre fes bras; mais quoiqu'il eüt rompu la force du poids, il fut emporté par terre avec elle; cependant il ne quitta pas fa charge ; & s'appercevant qu'elle s'étoit évanouie, il fe hata de la tranfporter dans fon appartement, pour lui donner toute 1'aiTiftance qu'elle pouvoit recevoir. Elle n'étoit couverte que d'une petite robe de nuit , légere & flottante , fon voile étoit tombé en chemin. Hamet, en entrant, découvrit a la lumière, des beautés dont il ne s'étoit jamais permis la vue. Elle commencoit a reprendre fes fens ; mais avant que d'avoir retrouvé la connoiitance, elle preiTa le prince d'un embralfement involontaire, qu'il rendit, en la ferrant plus étroitement contre fon fein, dans un trouble de plaifir, de confufion & d'inquiétude, qu'il eut peine a foutenir. Comme il la tenoit encore dans fes bras, & qu'il s'oublioit a la contempler, elle ouvrit les yeux, & quittant fa prife, elle pouffa un cri foible, & fe dégagea aufïi-tót de lui. II ne fe trouvoit aucune femme, plus proche que dans 1'aile du palais qui faifoit ia demeure d'Almoran. Diverfes raifons ne permettant pas de chercher des fecours de ce cpté-la, 'embarras d'Hamet fut extréme : il afTura fa jeune inconnue, par quelques difcours précipités C 4.  44 Ar-MOKAtf quelque exphcatron qui valüt un ordre. A la ^^d^nonfansunpeuderougeur.r;; » atll O'" 65 ti6nS P°Ur k COnfe™- d« ta fille?» Om, répondit, Abdallah, cette fille que tu as feryée , Cettg ,£*m -endue,plut au roi: non-feulement il apFe- par edelm du moins comme de fon bienfaict eur mais ü jugea que fi quelqu'un fe ffit inté"ffe a fa vie, a tltre d>amantj ,a ^ ^ t llfprb VÊnUe ' P»»P*«nt Abdallah fortit. Hamet, qui crut avoir obferve: quelques marqués de confufion & d'empreiTement iur fon vifage, ne voulut pas le retenir plus Ion,, tems, dans une fituation qui pouvoit être 1 «ante. Mais la peine dAbdallah venoit de s'étre imagmetout dun coup que Ia queftion d'Hamet etoit un reproche qui regardoit diredement Almeyde , de ce qu'elle n'avoit pas fait demander e le-même la permiffion de paroitre devant lui; il partoit avec pre'cipitation pour f, rendre a Ion appartement, & pour ]ui recommander de le temr prête a le fuivre chez le roi. Almeyde, a qui 1'image d'Hamet n'avoit pas  et Hamet. ^ celTé d'être préfente depuis le premier moment qu'elle 1'avoit vu, regut eet ordre avec un méV lange de peine & de plaifir, de défirs, d'efpérances & de craintes, dont 1'émotion fut vive dans fon fein, & couvrit fon vifage de rougeür. Le courage lui manqua pour demander a fon père la raifon de eet ordre, auquel néanmoins elle fe hata d'obéir. Mais la tendreffe d'Abdal'ah, qui s'appercut de fon trouble & qui en fut touché, le fit aller au-devant de fes défirs. Ainfi fe rendant bientöt tous deux a 1'appartement du roi, oü la permillion d'entrer leur fut accordée, le père fe préfenta tenant fa fille par la main. Hamet fe leva précipitamment pour la recevoir avec une ardeur de plaifir & d'impatience qui fe répandit dans tous fes traits; & la relevant de 1'humble pofture qu'elle avoit prife, a 1'exemple de fon père, Ü la foutint dans fes bras, pour attendre le plaifir d'entendre fa voix: mais elle fit inutilement plufieurs efforts pour parler. Hamet, loin de pénétrer le motif d'une vifite fi foudaine & fi peu prévue, qu'il avoit défirée même, fans pouvoir imaginef le moyen de 1'obtenir, jugea qu'Almeyde avoit quelque demande a lui faire, & la prelTa tendrement d'expliquer fes défirs ; mais voyant fes lèvres toujours immobiles, il tourna la vue fur Abdallah , comme s'il eut attendu 1'explication de lui. « Notre feul défir ,  48 Almoran de fon caradère ; & quoiqu'Hamet ne craighït les entreprifes de perfonne fur Almeyde, lorfqu elle feroit fa femme, il n'étoit pas fur des bornes que fon frère étoit capable d'impofer a fa pafïïon, s'il avoit otcafion de la voir & dé prendre de 1'amour pour elle, pendant qu'elle refteroit vierge dans la maifon de fon père. Almeyde avoit non-feulement toute la pureté naturelle de fon ame, mais les principes de la plus noble & de la plus pure vertu; & la vie, comme les maximes d'Hamet, étant un modèle de tout ce qu'il y a de grand & de bon, Abdallah neut pas d'autre inquiétudé, en les laiflant feuls enfemble, que celle d'une honnéte ambition, qui lui faiföit craindre que fa fille ne fut pas capable d'alTurer fa conquête. Comme il étóit impoffible pour Hamet de parvenir a connoïtre Almeyde aulïi parfaitement qu il le défiroit, fans entrer avec elle dans un commerce d'égalité, fon principal foin fut de 1'amener a la plus familière confiance; & par degrés il y réufiit. Bientöt il fentit dans la Übre communication d'une ame avec une autre ame, qu'il eut le bonheur d'établir entr'eux au lieu de cette aveugle foumilTion qui ne fait fépondre que mot pour mot, combien on jouit peu dti plaifir qu'une femme airoable peut donner, quand -elle eft regardée purement comme 1'efclave d'une  S° A E M O R A N II arriva malheureufement que quelques fenrmes de la fuite d'Almeyde , fe trouvant au bain public avec d'autres femmes du férail d'Almoran, leur apprirent toutes les circonftarices du fervice qu'Almeyde avoit recu d'Hamet; qu'il 1'avoit portee dans fon propre appartement, & qu'il n'avoit pas celfé de la vifiter depuis , dans celui qu'il avoit marqué pour elle au palais. Elles avoient été prodigues d'éloges fur fa beauté, & fort libres dans leurs conférences, fur le réfultat de fes entrevues avec Hamet. Ainfi la fituation d'Hamet & d'Almeyde devint le fujet des converfations du férail d'Almoran, qui 1'apprit bientót d'une de fes femmes. II avoit fait jufqu'alors une haute profefïïon d'amitié pour Hamet, & ce jeune prince s'y étoit lailfé tromper ; car malgré les défordres de fon frère, il ne le croyoit pas capable d'une malignité noire , ou d'une injuftice , excepté dans lesaccès defonimpétueufe paffion pour quelque plaifir préfent. Ainfi les apparences mutuelles d'affeótion s'étant foutenues entre eux , Almoran quoiqu'échauffé par le récit de la beauté d'Almeyde, & déja fixé dans la réfolution de la voir, n'ofa 1'entreprendre fans la participation d' Hamet, ni même fans y être introduit par ce prince: il ne doutoit pas de quelque liaifon entre eux3  et Hamet. ^z 'qui pouvoit faire trouver cette térriérité fort offenfante a fon frère. II chercha ] 'occafion, & la faifit un jour qu'iis étoient enfemble dans un pavillon d'été, nouvellement bati fur un lac, qui faifoit face au derrière du palais. II lui reprocha, d'un air enjoué, de tenir une beauté cachée dans fes appartemens , tandis qu'il faifoit profeffion d'être fans férail. Hamet trabit auffitöt fa furprife & fon émotion, par une rougéur , qui prefqu'au même inftant laiffa fes deux joues plus pales , que les nuées légères qui «paffient pendant la nuit fur la lune. Cette apparence de confufion ne put échapper aux yeux d'Almoran; mais, pour cacher mieux fes fentimens, & prévenir les foupcons, il changea légèrement de propos, tandis qu'Hamet, dans fon embarras, héfitoit pour ,lui répondre. Hamet fut trompé par eet artifice: il conclut que les informations d'Almoran étoient fuperficielles , & ne s'é'toient préfentées que paffiagèrement a fa mémoire; auffitöt, il rePrit_ cet air aifé, & ce toa léger, qui diftinguoient fes manières & fa converfation. _ Almoran, fort fatisfait du fuccès de fon artifice, revint peu après, comme rappelé par un fouvenir foudain, a parler de la belle Almeyde , & dit a fon frère qu'il féliciteroit Abdallah de' 1'avoir livrée a fon amour. Hamet, ne pou- Da  !t Haiiïi 3$ «ju'il fit a fon frère; mais après 1'avoir quitté , tournant la tête avant que de s'éloigner, il luS dit en fouriant, comme s'il n'eut penfé qu'a fatisfaire fa curiofité, qu'il le prieroit quelque jour. de lui faire voir fa circaffienne, & qu'il 1'accompagneroit volontiers dans fa première vifite, ou lorfqu'il le jugeroit plus convenable. Hamet y confentit, paree qu'il ne fut comment refufer : mais fon ame en fut remplie d'inquiétude & de trouble. II fe rendit immédiatement chez Almeyde 3 & lui raconta tout ce qui venoit d'arriver. Comme elle crut s'appercevoir qu'il n'étoit pas fans quelque appréhenfion de la part de fon frères elle lui reprocha tendrement le doute qu'il fembloit marquer de fa fidélité, paree que fon pouvoir étant égal a celui d'Almoran, elle ne fuppofoit pas qu'il en eut a craindre aucune injure, Hamet, dans un tranfport de tendreffe, raffura qu'il ne doutoit, ni de fa conftance , ni de fon amour. Mais pour ne pas faire naïtre dans foa ame des nuages qui n'auroient fervi qu'a noircir les fiens , il ne lui dit pas d'ou venoient fes craintes ; elles n'avoient pas même un objet détermmé, mais elles portoient en général fur le caraótère d'Almoran , & fur 1'apparence qu'il' deViendroit fon rival dans ce qui faifoit le boa. heur efFentiel de fa viea  5<~i Almoran1 Mais fï le bonheur d'Hamet étoit diminuéj I'införtune de fon frère augmentoit. Toutes les délices qui étoient au pouvoir d'Almoran, étoient négügées, depuis qu'il avoit fixé toute fon attention fur un bien hors de fes' atteintes. II brüloit d'impatience de voir la beauté qui avoit pris 1'entière poffeflion de fon ame ; & 1'apparence qu'il feroit forcé de la réfigner a 1'heureux Hamet , le pénétroit de jaloufie & d'indignation. Hamet, cependant, ne différa pas beaucoup a remplir 1'engagement qu'il avoit pris avec fon frère. Après avoir préparé Almeyde a le recevoir , il le conduifit a fon appartement. L'idée qu'Almoran s'étoit formée dans fon imagination , étoit au-deffous de la réalité , & fa pafïion s'en accrut au meme degré. II eut néanmoins 1'art de la cacher, non-feulement aux yeux d'Hamet, maisa ceuxd'Almeyde même, fous un air d'enjouement & de légèreté, qui n'eft pas moins incompatible avec les plaifirs qu'avec les peines de 1'amour. Après le café & diverfes fofïes de forbets «> on fe fépara; & le généreux Hamet fe félicita lui-même de voir évanouir toutes fes défiances, & fes craintes. Almoran, dont les paffions n'avoient été qu'irritées par la contrainte, étoit dans 'une fituation qui diiféroit peu d'une véritable frénéfie : tantót il prenoit la réfolution d'enlever Almeyde  et Hamet'. yj folut de 1'cngager dans une converfation qui put fervir a lui faire pénétrer 1'état de fon ame, & lui préfenter l'occafion de fortifier par de nouvelles maximes les principes d'éducation dont il 1'avoit nourri dans 1'enfance. Almoran, qui depuis la mort de fon père n'avoit rien a craindre d'une libre expreffion de fes fentimens , après avoir apporté beaucoup de foin jufqu'alors a les cacher, s'abandonna fans réferve a fes argumens contre la religion, pen< dant que le fage Omar lui laiffa le tems d'ouvrir fon cceur; cc Vous me parlez, lui dit-il , 33 d'êtres immortels, auquel vous attribuez cette 33 qualité', paree qu'iis font immatériels; quelque chofe qui n'a pas d'étendue & qui 33n'occupe aucun efpace ; quelque chofe, qui 33 n'ayant aucune contexture' de parties capables 33 de diffolution ou de féparation, eft exempt *> de toutes caufes naturelles de dépériffement». Omar s'arrêta, & voyant le roi demeurer quelques momens fans réplique, il faifit l'occafion, pour imprimer dans toutes fes facultés un fentiment redoutable du pouvoir & de la préfence de 1'être éternel & tout-puiifant, auquel il devoit fa propre exiftence.» N'oublions jamais , >3 dit-il, qu a chaque aétion de cette immatérielle,. 33 & parcorJéquent immortelle partie de noua-  i t Hamet. g 53 mêmes, le père fuprême des efprits , dont elle 33 procédé eft préfent : quand mes regards fe 33 promènent fur cette foule de mortels empreflés, 33 dont la capitale de Perfe eft remplie , occupés 33 d'affaires & de projets compliqués , variés a 33l'infini, & que j'entre en confidération , que 33 chaque idee qui leur paffe par 1'efprit, chaque 33 raifonnement & chaque concluilon, avec tous 33 leurs fouvénirs du paffé & toutes leurs ima33 ginations pour 1'avenir , font tout a la fois 33 devant les yeux du toutpuiffant, qui fans peine, 33 fans confufion pèfe dans fa balance chaque 33 penfée de chaque mortel, & la réferve pour le 33 jour de la rétribution, mes folies me couvrent 33 de honte, & mon ame eft humiliée dans la 33 pouffière 33. Almoran, quoiqu'attentif en apparence , & muet au raifonnement d'Omar, ne fit que le méprifer fecrètement, comme un fpécieux fophifme qu'il ne pouvoit réfuter, non paree qu'il étoit vrai, mais uniquement paree qu'il étoit fubtil. II avoit été conduit par fes paffions, d'abord a goüter les opinions nouvelles, enfuite a les adopter '; & chacun étant porté a juger d'autrui par foi-même, il doutoit fi le vertueux Omar croyoit lui-même la do&ine qu'il venoit d'établir.  »° Almoran Ainfi I'ame d'Almoran étoit aux inftructlons d'Omar, ce qu'un roe légèrement couvert de terre eft aux pluies du ciel: bientöt il eft laiffé nud par 1'eau qui Parrofe; & les mêmes ondées, qui fertilifent les champs, ne fervent qu'a découvrir fa ftérilité. Cependant Omar ne fe hata pas de communiquer fes foupgons a Hamet, paree qu'il ne voyoit pas encore a quoi cette découverte pouvoit être utile: éloigner Almeyde, c'étoit marquer une défiance qui paroitroit peu fondée; & refufer tout accès prés d'elle au furieux Almoran , c'étoit précipiter les mefures qu'il étoit peut-être a méditer, & le pouffer a quelque attentat défefpéré: il fe eontenta de confeiller a Hamet, fans s'ouvrir fur fes modfs , de cacher le tems de fon mariage jufqu'au jour auquel il étoit réfolu dele célébrer, Hamet fe foumit au confeil d'Omar avec autant de refped qu'aux révélations du prophete. Mais Ie fage gouverneur fut négligé comme fes mftrudions, par 1'orgueilleux Almoran qui devenoit plus méchant de jour en jour. Ce prince avoit des giices dans la figure, & 1'efprit plein de vigueur; il étoit dans la fleur de la jeuneflè , & jouiffoit d'une conftitution qui lui promettoit une longue vie; il fe voyoit en poffeffion du».  et Hamet. 5-5* m entendu. Si tu la prends pour une vertu, ap«prends que je la méprife; elle peut répo'ndro » de lafoumiffion d'un efclave, mais elle dégra«deroit la prérogative d'un roi. Lob, loin de «telles vertus, j'y renonce comme k toi -va «thercher Hamet, & ne parois plus devant mes « yeux ». Omar prit le parti d'obéir fans réplique. Almoran étant demeuré feul, les combats de fon cceur fe re'veillèrent avec une vioïence qu'il n'avoit pas encoré éprouve'e: il fentit avec la plus penetrante fenfibilité ce qu'il s'étoit efforce de déguifer; & 1'effet anticipé de la manifeftation de fes fentimens fut de lui caufer d'inexprirnables regrets. II fe promena long-tems dans fa chambre, d'un pas violent, mais bterrompu , tantöt s'arrêtant & fe prelTant le front de la rriab; tantót marquant par fes geftes 1'agitation forcée de fon ame. Quelquefois il demeuroit les'lèvres ferrées, les yeux fixés eontre terre, & les bras, pliés fur fa poitrbe ; enfuite un violent combat de défirs & de penfées Ie forcoit de fe foulager par de hautes & tumultueufes exclamations. Tl maudiffoit fa foiblefle, d'avoir follement trahi fonproprefecret, fans faire réflexion qu'il retornboit dans la même indifcrétion ; & pendant qu'il fe reconnoiflbit pour la vidime du vice, il ne pouvoit fupporter le mépris qu'il avoit fait de E  6S Almoran1 CHAPITRE IX. X-^E prince ne fut pas plutöt revenu de fon étonnement, qu'ayant réfléchifur ce prodige, il prit la réfolution d'attendre 1'évènement, & de rapporter toutes fes efpérances a 1'intervention du génie, fans entreprendre de retarder la célébration du mariage ; mais il réfolut auffi d'y être préfent, pour tirer plus d'avantage de tous les incidens furnaturels qui pourroient être opérés en fa faveur. Hamet, pendant ce tems - la, s'occupoit du jour fuivant, avec un mélange d'inquiétude & de plaifir; & quoiqu'il n'eüt aucune raifon de penfer que la cérémonie put être troublée, il fouhaita qu'elle fut finie, avec une impatience fort augmentée par la crainte. Cette confidération anticipée du grand évément auquel il croyoit toucher de fi prés, le tint éveillé pendant la plus grande partie de la nuit. Cependant il fe leva fort matin; & tandis qu'il attendoit q'uAlmeyde fut prête a le recevoir, il fut averti qu'Omar étoit a fa porte, & lui demandoit un moment d'entretien. Omar fut admis. Hamet, qui n avoit jamais manqué d'ob-  et Hamet. 0*9 ferver fa contenance, comme un marinier obferve les étoiles du ciel , crut y découvrir de 1'embarras & de la douleur. » Apprends-moi, fe « hata-il de lui dire, d'ou vient le chagrin que » je lis fur ton vifage ? J'en fuis pénétré, ré33 pondit Omar ; mais ce n'eft pas pour moi« même, c'eft pour toi 33. Ce langage fit faire un pas en arrière au naïf Hamet : il fixa les yeux fur le vieillard , fans trouver la force de lui répliquer. » Confidère, =3 dit Omar, que tu n'es pas feulement un hom. 33 me, mais un prince. Confidère aufïï que Pim33 mortalité eft devant toi, & que ton bonheur, 33 pendant des fiècles fans fin , dépend de toi33 même. Ne redoute donc pas ce que tu peux 33 avoir a fouffrir de la part d'autrui; les biens 33 & les maux de cette vie paffent comme la ro33 fee du matin, & le pouvoir de la main des 33 hommes ne s'étend pas plus loin 33. Hamet, avec de fortes raifons d'être attaché a la vie , & dans la plus vive attente d'un bonheur immédiat, reconnut la vérité du difcours d'Omar, mais n'en fentit pas la force. Expliquemoi donc, lui dit-il, ce qui t'alarme pour moi. déüvre-moi des tourmens de 1'incertitude, & lailTe le foin a mon courage de me garantir du défefpoir : ccHé bien, dit Omar: Apprends qu'Aï3.3 moran te hait, & qu'il aime ton Almeyde »a E3  7° Almoran Cette de'claration rendit 1'étonnement d'Ha« Piet égal k fa peine. II douta d'abord s'il devoit croire ce qu'il avoit entendu : mais auffitöt qu'il fe fut rappelé la fageffe & 1'intégrité d'Omar , (es doutes s'évanouirent; & fortant de fa furprife, il alloit lui faire diverfes queftions capables de fatisfaire 1'inquiéte & tumumultueufe curiofité qui venoit de s'allumer dans fon cceur, lorfqu'Omar levant une main & reprenant la parole, les lévres de fon docile éleve demeurèrent fermées. " Cansuntems, lui dit Omar, oü mes joues » étoient encore ombragéesduduvetdelajeuneff© « & mes membres armés de vigueur, mes yeux « furent conduits au favoir par la lampe qui sak ? lume au miIieu de la nuit; & quantité de myf«tères, cachés dans les plus profonds rédufts » de la nature, furent dé'voilés pour moi. Ma » prière pénétra fecrètement jufqua celui dans « lequel la fageffe réfide d'une éternité a 1'autre;. « & fa lumière illumina mes ténèbres. Je con« nois une efpèce de fenfation, ou que le monde « n'éprouve jamais, ou qu'il éprouve fans en con« noitre 1'ufage, quand il eft permis aux puiffances « invifibles de prendre part aux affaires des hom« mes; & je fuis für aujourd'hui, que depuis la « dernière fois que le voile de la nuit s'eft ré« pandu fur la terre , un ctre plus que mor-  i t Hamet. 71 »3 tel, s'eft joint a ton frère contre toi ». Hamet, dont tout le fang fut glacé d'horreur & les nerfs rebelles a fa volonté , après avoir fait plufieurs vains efforts pour parler, jeta triftement les yeux fur Omar, & frappant d'une main fa poitrine , s'écria d'une voix ardente , mais confufe, que ferai-je ! «Tu feras, lui dit x> Omar , ce qui eft jufte. Que jamais ton pied » ne foit detourné par la féduction, ou chaffé 33 par la terreur , du fentier de la juftice. Aufrt 33 long-tems qu'il y fera ferme , ne redoute rien: 33 dc quand Punivers entier feroit uni contre toi, 33 il feroit incapable de te nuire «. Mais le fentier de la vertu même, dit Hamet, quel favorable pouvoir le garantira de douleur & de peine, du trait pénétrant de 1'amour, ou du poifon rongeur de Pinjurieufe jaloufie? N'eftü pas certain que ces cruels ennemis m'ont atteint dans la perfévérance de ma courfe ? & quand elle ne fe relacheroit pas, mon pied ne peut-il pas s'affoiblir. 33 Ce que tu me dis eft vrai, répondit Omar, 33II eft vrai auffi que cette tempête qui vient de 33 déraciner une forêt, eft poufiee fur la mons-3 tagne voifine fans rien perdre de fa rage : mais 33 de la montagne, que pourra-t'-elle emporter , 33 qu'un peu de pouflière, répandue par la nature » fur lamouffe qui la couvre? Ce que cette pouf- E 4  I2 ALMORAN - pre eft pour h montagne, c'eft tout ce qué " temP£teS de ]a vie peuvent emporterïla «vertu, en comparaifon de la fomme de bien -que le tout-puilTant a réglée pour fa récom- - penfer Hamet, dont les yeux alors exprirnerent une forte de confiance incertaine , un «fpoir repnmé par la crainte, demeura muet encore. Mais Omar, pénétrant la fituation de Ion ame , continua de la fortifier par de nouveiles lerjons, lU V°Clte du cieï^ePrit-t-'il,viendroita » jevanouir comme une vapeur, & le globe de " la ^ a fleren poudre, que 1'ame ver-tueufe n'en feroit pas moins tranquille, au -nomen oes ruines de la nature; car celui par " 3' 7Ionté Ia durée & la chüte du ciel » & de la terre ont été prefcrites , a dit a Ia » vertu, ne crains rien , tu ne peux périr , & «jamais tu ne peux être malheureufe. Ainfi - pnnce , rappdle toutes tes forces, pour un -combatdanslequeltu es für de vaincre ; que -ton^objetfoit de rempfir la juftice; * lahTe »1 evenement au ciel ». Hamet s'étant fortifié par degrés, dans fa conference avec Omar, & 1'heure approchant, a laquelle il devoit conduire Almeyde dans h cour du palais, oü le mariage devoit être célébre, ils fequittèrent avec de mutuelies bénédic-  et Hamet. 75 tions, chacun recommandant 1'autre a la proteöion du très-haut. A I'heure marquée, tous les grands étant affemblés, le muphty pret, avec fes imans, & le prince Almoran monté fur fon tröne, Hamet & la charmante Almeyde fe préfentèrent, & furent placés 1'un a droite & 1'autre a gauche de 1'efpaee ouvert. Déja le muphty s'avangoit, pour entendre & pour confirmer la mutuelle promeffe qui devoit former leur union : Almoran comrnengoit a maudire 1'apparition du génie , comme une trompeufe illufion, dont il n'avoit pas reconnu fimpofture dans le trouble de fon défefpoir ; & Ie tendre Hamet commengoit a fe flatter que les foupgons d'Omar avoient été malfondés ; lorfqu'un horrible coup de tonnerre ébranla le palais Jufqu'aux fondemens. Dans le même inftant, un nuage s'éleva de terre, comme une épaifle fumée, entre Hamet & fon Almeyde. Almoran , animé d'une nouvelle efpérance paree qui frappoit toute 1'affemblée d'une profonde terreur, fe leva brufquement de fon tröne 3 axec un regard ardent & furieux. Auffi-töt, une voix fortie du nuage prononga d'un ton élevé, mais creux: le destin donne Almeyde au prince Almoran. A ces mots, Almoran fauta dans Pefpace ouvert, & la vapeur s'étant bientöt diffipées  74 Almoran 2 fe plaga au cóté de Ia trembiante Almeyde, en criant d'une voix forte : , Il eft tem, de " ,Pf!,ejr Un feCret > ^ f» cache' jufqu'aujour» d hui dans mon fein ; j'adore Almeyde. L'être » qui favoit feul mon amour, vient del'approu- ver par un prodige : que fur le champ, fon de33 cret foit accompli ». _ II donna ordre alors que la cérémonie futcontmuêe ; & faififl-ant h ma;n d.Almeydej y fe mit a répéter cette partie de la formule qu'il avoit entendu prononcer par Hamet. Mais Almeyde arracha fa main des fiennes , dans un excès de douleur ; tandis qu'Hamet, a qu* letonnement & 1'horreur avoient <3té jufqu'alors toute efpèce de mouvement, revint de cette ahénation d'efprit, & s'élanga furieufement entr eux. Almoran fe tourna vers lui d'un air fier : mais Hamet qui, bien inftruit par Omar , attribuoit le prodige a quelqu'étre mal-faifant, auquel fa vertu 1'obligeoit de réfifter, porta la main fur fon cimeterre ; & le fourcil froncé d'indignation, cdoin de moi, dit-il afon frère : je ne =» te connois plus peur un hom me ; & par con*> féquent, bien moins pour un frère «, Almoran faifant réflexion que le fondement de ce reproche étoit ignoré des fpe&ateurs, & que naturellement il pafferoit k leurs yeux pour 1'injurié, jeta fes regards autour de luia avec un.  ï t Hamet, 75* fourlre affe&é de furprife öc de compaffion,'con> me appelant a leur témoignage de 1'outrageantc imputation dont on le chargcoit , & 1'attnbuant a la violence des paffions foudaines, qui n'étouffoient pas moins la vérité que la raifon. Les yeux d'Hamet découvrirent affez 1'impofture qu'il dédaignoit d'expofer; il fe contenta d'ordonner a la garde , de reconduire Almeyde a fon appartement. Mais lorfque les gardes alloient obéir, Almoran qui confidéra les circonftances comme une occafion qu'il ne trouveroit plus , de fe rendre maïtre d'Almeyde, leur donna ordre lui-même de la conduire dans fon propre férail & de lui répondre d'elle. Les gardes recevant des ordres contraires de deux maitres auxquels ils devoient une égale obéiffance , ne favoient lefquels ils devoient fuivre. Almoran leur reprocha de manquer d'obéiffance, non a lui, mais au ciel, qui venoit de s'expliquer par un prodige : Hamet, au contraire , répéta fon ordre avec un regard, avec une emphafe, qui n'étoient gueres moins impofans que le tonnerre & la voix : mais les prêtres s'é-. tant déclarés pour Almoran , fur la fimple pré-r fomption que fon droit avoit été décidé par un pouvoir fupérieur, les gardes fe jetcrent entre Hamet & Almeyde ; & quoiqu'a regret, comme leurs regards rexprimoient alTez, ils tentèrent de  7Ö A L M O R A I? féparer leurs mains, étroitement ftrre'es I'une dans 1'autre. Almeyde fut mortellement effrayée de cette violence, & plus encore des fuites qui la menacoient : elle tourna les yeux vers Hamet enle conjurant, d'un ton inexprimable de tendrelTe & de douleur , de ne pas 1'abandonner. 11 repondit, avec une véhémence digne de fa paffion : «Non, non, je ne t'abandonnerai pas »; & malgré la foule qui Je preffoit, il tira immediatement fon fabre. Elle lui fut arrachée au meme moment; & d'autres gardes ayant pris la piace de ceux qui 1'emmenoient, il leva fon tebre, pour s'ouvrir un pa%e par fes coups. Mais il fut arrêté par Omar, qui s'étant efforcé de fendre la prefTe \ ft préfenta devant lui. « Ne m'arrête pas, lui dit Hamet; c'eft pour »' Almeyde r cc Si tu veux fauver ton Almeyde & toi-mê« me, repondit Omar, n'entreprends rien que - ae ,ufte. Ceux qui s'opoftnt 4 toi ont fait ce " fÜS doivent : & quel autre fruit tireras-tu » de leur mort, que de fouiller tes mains par « des meurtres inutiles ? Tu peux priver de la *> vie un petit nombre de fidelles efclaves , qui - ne lèveront pas les mains contre toi; tu ne » peux déüvrer Almeyde de la violence de ton » frère : mais tu peux te préfervqr de tout jufte *> blarae *>,  et Hamet» 77 Ce difcours d'Omar fufpendit la rage d'Hamet , comme un charme; & remettant fon cimeterre au fourreau : « Je fouffrirai donc, dit33 il, & je demeurerai fans reproche. II eft vrai que je ne puis rien attendre de mon bras feul, 33 contre cette légion de gardes : mais fi 1'injure 33 que je regois peut exciter ma nation a. répri33 mer une tyrannie qui s'étendra promptement 33 fur elle , après avoir commencé par moi, 33 Hamet obtiendra juftice 33, Enfuite, fe tournant vers fon frère : « Apprends , lui dit-il, que eet 33 empire fera dans ta main ou dans la mienne. 33 Gouvèrner de concert avec toi, c'eft s'aifo-i33 cier avec les puhTances infernales. Hamet aura 33 pour amis , des êtres fupérieurs au mal : & 33 s'ils font tes ennemis, quelle fera ta défen33 fe 33 ? Almoran ne répondit que par un fourire méprifant; & congédiant auffi-töt 1'affemblée , il fe retira dans fon appartement: mais Hamet & Omar s'avancèrent vers le peuple, dont il s'étoit raffemblé une multitude incroyable aux environs du palais.  Almoran CHAPITRE X, L E bruit de ce qui s'étoit paffe' dans ia cour inteneure du palais , s'étoit déja répandu parmi cette foule de mufulmans. Une partie le croyoit certain ; d'autres en doutoient. Mais voyant paroïtre enfemble Hamet & le fage Omar , & s'appercevant qu'iis portoient dans les yeux'au* tant de reffentiment que de trouble , ils tornbèrent tout-d'un-coup dans un profond filenee, accompagné de la plus curieufe attention. Omar, qui ne manqua pas de 1'obferver, faifit ce moment pour élever la voix avec une éloquence cont ils avoient fouvent reffenti Ia force, & dont ils n'avoient jamais regretté I'effet. II les informa de la tendre liaifon qui fubfiftoit entre Hamet & Almeyde , & de la fübtile hypocnfie d'Almoran ; il releva la folie de fuppofer que 1'étre-fupréme, excellent en vérité , en bonté , comme en puiffanee , ordonnat la' violation d'un vceu légitime, publiquement prononce, formé dans le cceur , fouvent répété, & voulüt faire paffe* entre les bras d'Almoran des beautés qui ne pouvoient fe rendre volontairement qu'a fon frère. Ils entendirent Omar  e t Hamet. ^ ifi'un air de furprife & d'admiration; & fe confultant entr'eux pendant qu'il attendoit leur réponfe, ils convinrent enfemble que perfonne ne pouvoit éviter 1'arrét du deftin écrit fur fa tête ; que la belle Almeyde étant enlevée ainfi au prince Hamet & donnée au prince Almoran, c'étoit un événement qui devoit arrivcr par un decret immuable ; & que leur devoir par conféquent étoit de s'y foumettre. Omar fit alors un figne de main, pour leur demander une feconde audience , & leur dit que le prince avoit non-feulement employé Part de la magie pour priver le prince Hamet d'Almeyde, mais qu'il méditoit le deffein d'ufurper le tróne impérial, & de dépouiller fon frère de la part du gouvernement , a laquelle il avoit un droit inconteftable par le teftament de Solyman leur père. Cet article même fut entendu avec les mêmes fentïmens de furprife & d'acquiefcement: fi le deftin, répondirent-ils, a réglé qu'Almoran doive régner feul, qui peut Pempêcher? & s'il ne Pa pas réglé, quel fujet de craindre ? «Mais ne favez-vous pas, « reprit Omar, que lorfque la fin eft réfolue, 33 les moyens le font auffi ? S'il eft réfolu qu'un 33 d'entre vous mourra cette nuit par le poifon 33 ne 1'eft-il pas auffi qu'il avalera le poifon qui 33 le fera mourir 33 ? Ici chacun ouvrit de grands yeux , en rs-  go Almoran gardant fes voifins avec un étonhement qm dura quelques minutes; & pour réponfe, a la fin, ils répèterent que tous leurs efforts ne pouvoient changer la deftinée générale des chofes humaines ; que fi le prince Almoran devoit règner feul, il règneroit ainfi malgrétoute forte d'oppofitions;& que s'il ne devoit pas règner feul, il 1'entreprendroient en-vain , par quelques forces qu'il fut foutenu. « Je ne penfe pas, dit aiors Omar, è con" tredire votre °P«iion ; je n'ai voulu que " VOUS infbrmer Qe ce que j'ai découvert, & » vous laiffer la liberté de fouffrir les maux quï « vous menacent, avec le courage & la réfigna« tion qui conviennent a vos principes : car la M feuIe co^oht\on que j'aie a vous offrir, eft M clue Ie Prince Hamet, dont la deftinée n'eft pas » de vous rendre heureux , veut bien fouffrir » avec vous des maux également inévitables " P°ur vous & Pour lui. Vous ne lui refuferez - pas cette trifte participation è vos peines * car ü vous aime trop tendrement, pour fou" haiter d'être jamais heureux feul ». Ici les yeux de toute Paffemblée fe fixèrent fur Hamet pour lequel ces derniers mots avoient ému leur affeétion. I! commencèrent a le regarder avec plus de complaifance & de fenfibilité; un murmure confus> tel qu'il eft caufé fur un rivage de  et Hamet. 8i $e mier j par Ié roulement des petits cailloux qui font emporte's par le reflux, exprima leur reconnoiflance pour Hamet, & leurs craintes pour eux-mêmes, Omar attendit que le filence recommencat» pour tirer parti de 1'avantage qu'il fe flattoit d'avoir obtenu» « Almoran, dit-il, vous regards » comme des efclaves de fon pouvoir; Hamet *> comme les objets de fon affe&ion. Vos vies, S3 vos propriétés , font, dans 1'opinion d'Al» moran , au-deflous de fon attention; mais » Hamet ne diftingue pas fes intéréts des vö33 tres. Ainfi quand le pouvoir d'Almoran ne » fera pas balancé par 1'influence d'Hamet , » vous ferez abandonnés a la merci de quelque *> tyran fubdélégué, qui n'employera fon au33 torité qu'a vous opprimer, pour s'enrichir 33 lui-même 33. A cette peinture des maux quï les menacoient, un nouveau feu parut s'allumer dans tous les yeux, & 1'indignation colorer tous les vifages. Ils oublièrent ces principes de fatalité, qu'iis avoient mal entendus, & commencèrent a penfer en êtres libres & raifonnables , dont les aftions étoient dans leur propre choix, & qui n'avoient aucun doute que leurs adions ne produififfent des effets proportionnés. Ils fe rappelèrent que fous le règne de Solyman F.  %z Almoran1 Omar les avoit fouvent mis a couvert de 1* même opprelfion dont ils étoient menacés, & qu'enfuïte i'autérké d'Hamet s'étoit entremife en leur faveur, lorfqu'Almoran avoit entrepris de pomTer trop loin les prérogatives du tröne, ou qu'il les avoit lailTés en proie aux fermiers des impofitions publiques. « Quo; ? dirent-ils« auffi-töt, le prince Hamet feroit privé d'un » pouvoir qu'il n'employe qu'a notre avantage ? » Et nous le verrions concentré dans Almoran, » qui n'en ufera que pour notre ruine ? Nous » foutiendrions plutót Almoran , dans 1'injuftice » qu'il fait a fon frère , qu'Hamet dans la » juftice qu'il demande d'Almoran? Non, Ha» met eft notre roi. Qu'il commande, & nous » obéirons a fes ordres «. Cette déclaration fut prononcée par un torrent de voix, qui retentirent dans tous les échos des montagnes voifmes, & dont lc bruit répété continua plus d'une heure entière. La foule du peuple ne fit qu'augmenter dans eet irttervalle ; & les gens de guerre, cantonnés aux environs de la ville, vinrent feconder le cours du torrent. Ils étoient fecrètement attachés au prince Hamet, fous les yeux duquel ils avoient été formés , & dont ils avoient fouvent refienti Ia généreufe bonté : leurs craintes fe trouvant difllpées par le cri pu-  et Hamet. 83 felle, qui ne leur laifloit plus craindre d'oppofition en faveur d'Almoran, ils fe voyoient libres de fuivre leurs inclinations. D'un autre cöté, Almoran retiré dans la plus profonde partie de fes appartemens, avoit entendule tumulte de la ville, & n'étoit pas tranquille pour fa füreté ; il couroit d'une chambre a 1'autre, confus, effrayé , fans ofer rien entreprendre , ou rien ordonner , pour fa défenfe ou pour fon évafion. Cependant il faifoit prendre a chaque moment des informations fur 1'état du foulèvement, & fur le cours qu'il paroiüoit prendre. Entre ceux que Ie hafard avoit attachés a fes intéréts, plutöt que le choix , on comptoit Ofmyn & Caled; diftingués tous deux par fa faveur, & tous deux dans 1'efpérance d'être re • vêtus de fon autorité, s'il parvenoit feul au pouvoir fuprême. Almoran les chargea 1'un & 1'autre du commandement des troupes, dont fa garde particuliere étoit compofée, & d'un mêmenombre d'autres qui ne s'étoient pas déclarées pour fon frère , avec ordre de s'affurer de toutes les avenues qui roenoient a fon férail. Hamet, inféparablement efcorté d'Omar, étoit alors a cheval, occupé a former les troupes quï s'étoient rendues fous fon enfeigne , & quantité d'autres forties de 1'alTemblée du peuple , oü F3  ^ Almoran elles s'étoient trouvéss mêlées. Almoran, mi recut eet avis d'Ofmyn , en fut troublé, jufqu'a tomber dans une indécifion qui déshonora fon carauere, & qui confondit fes partifans. I! prefik Ofmyn, pour lequel fa confiance étoit fans réerve,de hater 1'exécution de fes ordres, fans les avoir expliqiïés : enfuite tournant le vifage il prononca d'une voix baffe & mal articulée \ les plus vives exclamatlons d'embarras & de terreur, frappé de la crainte que fa-propre garde ne penfat è le trahir, & lorfque revenant a luimeme, il s'appercut qu'Ofmyn étoit encore préient, il tomba dans un accès de rage, il tira furieufement fon poignard , il jura par 1'ame du prophéte que fi cemalheureuxofficier n'entreprenoit rien fur le champ, il le poignarderoit de cent coups.^ Olmyn fe retira tremblant & confus : cependant, comme il n'avoit encore aucun ordre , il auroit voulu parler ; mais Almoran Ie chaffa de fa préfence , avec des menaces & des exécrations. Ofmyn ne Teut pas plutöt quitté, que fa rage fondit dans fes craintes, & fes craintes furent mêlées de remords, « Je me tourne en vain, » s'écria-t'il, il ne fe préfente rien autour de' » moi qui ne m'annonce ma perte. Je viens de » me faire un mortel ennemi d'Ofmyn, par un » emportement fans raifon & par d'injuftes me-  i t Hamet. 8c » naces: il me regarde fans doute, avec horreur 3» & mépris ; & je dois m'attendre qu'il va fe 35 déclarer pour Hamet 33. Dans le combat de toutes fes paffions, les terreurs de Pavenir fe préfentèrent a fon imagination dans toute leur force : il treffaillit, comme s'il eut été mordu par un fcorpion. « La 33 mort, s'écria-t'il, qui s'approche maintenant S3 pour moi, ne fera que 1'ouverture de mes tour33 mens. Jouiffances, efpoir , tout fera perdu 33 pour moi, & le terrible moment va com33 meneer ! 33 II parloit encore : le palais eft ébranlé, comme il 1'avoit été la première fois % & le méme génie fe préfente. « Almoran, lui dit 1'habitant du monde invl33 fible, le mal que tu crains ne tombera pas 33 fur toi, Ne perds pas un moment, montre33 toi de la galerie au peuple, que tu trouve33 ras encore agité par le tumulte des factions: 33 dis hardiment, répète a ces infenfés , que leur 33 révolte n'eft pas feulement contre toi , mais 33 qu'elle attaque eelui par lequel tu règnes ; 33 appelle fans crainte a fon pouvoir, pour la >3 confirmation de tes alfurances , & repofe-toi 33 des atteftations fur moi 33. Almoranqui s'étoit proftérné le vifage contre terre, leva la tête alors, & fe trouva feul. Son premier em= prelTement fut de fuivre les avis qu'il venoit dfe F 3  $6 Almoran recevoir ; & 1'efpérance fe ralluma dans fon cceur. Ofmyn , dans eet intervalle, avoit difpofé les troupes confiées a fes ordres, il avoit placé prés de ''appartement du roi quelques compagnies d'élite, pour affurer du moins fa retraite. Enfuite, e'tant retourné a fon pofte, il étoit a méditer fur la pertede toutes fes efpérances, & fur le partï qu'il avoit a prendre, fi le prince Hamet parvenoit a régner feul ; lorfque Caled vint le joindre, Caled lui portoit une haine fecrète, comme fon rival dans la faveur d'Almoran : mais il avoit fu cacher fes pre'tentions, avec tant d'adreffe , qu'Ofmyn n'étoit pas mal difpofé pour lui. Comme ils fe voyoient aéïuellement menacés d'une ruine commune, par celle du prince dont ils avoient époufé les intéréts , 1'inimitié de Caled fe refroidit, & 1'indifférence d'Ofmyn s'échaufta jufqu'a I'affe&ion ; un malheur commun preduifit de mutuelles confidences : & Caled, après avoir déploré avec Ofmyn leur fituatiort défefpérée , lui propofa d'emmener leurs troupes & de fe déclarer pour Hamet, Ofmyn rejeta cette propofition, non-feulement par principe , mais par intérêt. cc Maintenant, dit-il , » que notre parole eft engagée , gardons-nous « de la trahir. Si nous avions pris parti pour  et Hamet. $y «Hamet, lorfqu'il s'eft déclaré contre fon frère, & il nous auroit regus avec joie, & probabie» ment il auroit récompenfé nos fervices : mais. 53 je fais que fa vertu lui feroit détefter notre 33 trahifon, de quelque avantage qu'elle fut pour » lui. La trahifon, fous le règne d'Hamet , & non-feulement nous couvriroit d'infamie, mais » nous conduiroit probablement au fupplice 33. Caled ne put rien oppofer a cette réponfe ; il fe fentit fecrètement confondu , par la vertu fupérieure d'Ofmyn ; Sc dans le regret d'avoir ouvert un parti qu'Ofmyn avoit rejeté , nonfeulement comme dangereux, mais infame , il conclut qu'il en feroit toujours regardé comme un homme fufpecl & méprifable. Une nouvelle caufe produifit une nouvelle haine. Cependant, ils fe féparèrent fans aucune apparence de foupcon ou de mécontentement; & bientöt ils fe trouvèrent dans des circonftances extrêmement éloignées de leur attente.  ^ l m o R a N CHAPITRE XI. Alhokan s'étoit rendu a la galerie; & Ie comme " leÓ7aSPlutÓt^,que}etant comm ncn detriomphej y IefoinJ -dre. Hamet, qui le vit auffi, quoiqUe danI 1 oignement, & qui ne fouhaitoi? fit lamomdre violence, fe hata de s'appr0cher, ft demanda quelque, momens de file/ce. Auffi! tot Almoran, d une voix haute , reprocha leur -P-te & ]eur foJie auxcrédu,esmufulmans * pendant qu'il appeloit au pouvoir qu'il l^c ' cufo, d'avoir offenfé dans fa perfonn , lI oun-cQup Pair s'obfcurcit, des torrens de u P*rurent fQrtir des nues> u„ J f1 grda ^ £ une el! e £s°yvhaln' qui kegne s e u l * R J N C H AijioRAN. ft Péc^u" Par h force ? J f du prQdl^- Tous fe couvrirentle vi, 3 dVn fS & Chacun fe retira dans un F°foad fee, pénétré de crainte ft de con!  et Hamet. 8p fufion. Hamet & Omar furent laiffés feuls : Omar tomba dans les mains de quelques foldats du parti d'Almoran ; mais Hamet eut le bonheur de s'échapper par la fuite. Almoran, qui vit une partie de fes défirs accomplis par 1'intervention d'une puiflance fupérieure a la fienne, triompha dans l'anticipation d'un bonheur qu'il crut déformais infaillible pour lui, & fe confirma dans 1'opiniön qu'il n'avoit été malheureux que pour avoir étéfoible, & que le fur moyen d'être heureux étoit de multiplier fes défirs, & non de les fupprimer. En revenant de la galerie, il fut rencontré par Ofmyn & Caled, qui venoient d'apprendra la déclaration furnaturelle prononcée en fa faveur , & les effets qu'elle avoit produits. Almoran , dans cette inondation précipitée d'immenfes, mais capricieufes faveurs, qui pour les efprits bor. nés, ne font que 1'effet d'une fortune imprévue , releva Ofmyn, qui s'étoit jeté a fes pieds, pour le ferrer tendrement contre fon fein : » Puifque » ta fidélité, lui dit-il, s'eft foutenue dans 1'é« preuve, je t'élève a de plus hauts degrés d'hon«neur, avec un furcroït de confiance. Les fa«tigues de 1'empire font le fardeau dont je te « charge; & de ce momentje n'en réferve pour 83 moi que les délices. Je veux me repofer i  2° Almoran -I'aife, éloigné de tous les yeux, è 1'exception «de ceuxd'oü ma félicité réfléchit; cette féli«cité dont je vais jouir dans Ie fecret de mon «férail, entouré des fourires de la beauté & » des enjouemens de la jeuneffe. Comme le fou» yerain être , je régnerai fans être vu; comme »Iui, fans être vu, je recevrai des vceux & des » adorations. Ofmyn regut cette délégation avec un tumultueux plaifir qui ne s'exprima que par fon filence & fa rougeur. Almoran le remarqua; ft s'enflant de I'orgueil du pouvoir, il changea foudainement de regard, & fixant un ceil fombre fur Ofmyn , dont la rougeur n'avoit pas ceffé, non plus que les larmes de reconnoiffance qui baignoient fes yeux ; »je t'avertis néan«moms, lui dit-il, de répondre a ma con«fiance. Prends garde qu'un nouveau foulève»ment ne trouble mon repos par ta faute, & «tremble que ma colère ne t'anéantiffe en un «inftant. Alors, tournant les yeux fur Caled:. «ft toi, reprit-il , qui ne m'as pas été moins « fidelle, fois, après Ofmyn, le premier en hon» neur & en pouvoir. Gardez 1'un & 1'autre mon "Paradis des approches de la crainte & des "foins. RemplifTez le devoir que je vous im* pofe, & vivez.  et Hamet. 'j>i II fut alors ïnformé par un de fes gardes qu'Hamet s'étoit échappé , & qu'Omar avoit été pris. Comme il n'avoit maintenant que du mépris pourle pouvoir de 1'un & de 1'autre, il ne témoigna ni défiance , ni colère de la fuite d'Hamet; mais il ordonna qu'Omar fut amené devant lui. Lorfque ce refpectable vieillard parut lié, défarmé, il le regarda d'un ceil fier, avec un fourire de moquerie & d'infulte, & lui demanda quelles étoient maintenant fes efpérances? » J'avoue, repondit Omar, que j'ai moins de sj raifons d'efpérer que toi de craindre. » Ton infolence , lui dit Almoran , eft égale » a ta folie: quel pouvoir connois-tu fur la terre » que je doive craindre ? 33Le tien, dit Omar. 33 Je n'ai pas le tems, répliqua 1'orgueilleux »3 prince, d'entendre aujourd'hui tes paradoxes; 33 mais pour te montrer combien je te crains 33 peu, tu vivras. Je prends le parti de t'aban?3 donner a de vains regrets, a de vils complots » que je méprife & que j'ai détruits, a Pimpuifjjfante pétulance de ton age, a tes retours d'af33 feclion négligée, a tes inquiets défirs, tes cré» dules affucances, & tes ordres tournés en dé»3 rifion, a la torture lente & continuelle d'une »3 vieilleffe ridicule & méprifée , dont 1'effet,  22 Almoran «après t'avoir fait Jong-tems maudire ton èx^ »tence , fera de la détruire. »Tu me menaces, repondit Omar, d'une "rnifère qu'il n'eft pas en ton pouvoir de me «faireeprouver.il eft vrai quem'ayantdépouillé » de tout ce que je poffédois par la bonté de ton » pere, tu m'as rendu pauvre j il eft vrai auffi que «mes genouxfonta préfent foibles, & plient » fous Ie poids des années. Je fuis homme; cette «qualité que je partage avec toi a pu me faire » commettre une erreur; mais je n'ai jamais perdu» de vue 1'étroit fentier dans lequel tu ne mar» ene pas; & s'il m'eft arrivé de m'en détourner «] y fuis auffitót rentré. Ainfi le paffe' ne me laiffe «pas de regrets, & je ne vois rien a craindre «pour moi dans 1'avenir. Mon efpoïr eft dans - celui qui eft miféricordieux par effence ; & "dans eet efpoir, je trouve ici même la force «d'etre joyeux devant toi. Mon partage, a ce « moment, eft 1'adverfité; mais je Ia recois avec «une réfignation qui va jufqu'a la reconnoif«lance , fachant que tout vient d'en haut, & «que tout ce qui vient dela eft le mieux. Almoran , dans le cceur duquel il n'y avoit aucune tracé de la vertu d'Omar, ni par conféquent aucune fource de la même confiance, fut reduit pour lui répondre a traiter fes raifonnenaens d'hypocrifie & d'affeclation. » Je fais lui  etHamet. p^' 33 dit-il, que depuis long tems tu t'es fait 1'écho 33 des emphatiques & fpécieux fons que les hy33 pocrites ont 1'art d'employer pour déguifer 33 leur me'chanceté, & pour attirer autant d'ad33 miration a la folie que de mépris a la vraie »fageffe. N'importe ; tu n'en feras pas moins 33libre dans cette ville. Je veux que Péclat de 33 ma félicité rempliffe ton cceur d'une noire 33 envie, & couvre ta face de confufion ; ton 33 exemple informera 1'ünivers, que les ennemis 33 d'Almoran ne peuvent exciter dans fon ame 33 d'autre paffion que le mépris, & que la punï33 tion qu'il leur impofe eft de permettre qu'iis » vivent. Omar, dont 1'ceil jufqu'alors avoit été fixé contre terre, regarda ici Ie fier Almoran d'un air calme,mais ferme: 33 Attends-toi donc, lui '3 dit-il, que je te fuivrai auffi conftamment que 33 ton ombre, quoiqu'auffi peu remarqué, fi tu 33 le veux, auffi négligé qu'elle; que mes yeux 33 feront ouverts fur ces tourmens qu'une éter33 nelle fentence a rendus inieparables du crime, 33 & que ma voix t'avertit déja de leur appro33 che. Puifie ton retour a la vertu les éloigner » de ton cceur ! Autrement quand tous les mon33 des qui roulent au-deffus de ta tête uniroient 33 leur pouvoir pour te fecourir, tous leurs ef-  S>4 Almoran «forts ne peuvent qu'aider a te rendre mifé- » rable. Almoran, dans tout Porgueil de 1'ambition contente, maïtre d'un immenfe empire, & foutenu par des puiffances plus que mortelles, fut épouvanté de cette déclaratiort , & fa contenance devint pale. Mais 1'inftant d'après, dédaignant le libre avis d'un efclave, fa paleur fit place a Ia rougeur de 1'indignation. II quitta fon gouverneur dans un mouvement de mépris , de colère & de confufion, fans ouvrir la bouche pour répliquer; & le fage Omar fe retira librement , avec la dignité calme d'un être fupérieur, & refpïrant la bonté, a qui le fourire ou les hauteurs de la tyrannie terreftre font indifférens, & quï pint a fon horreur pour la honte du vice, beaucoup de compaffion pour fa folie.  et Hamet. C HAP I T RE XII 13 A N s le même tems, Almeyde, que Ia garde avoit rnenée dans 1'appartement le plus fecret du férail dAlmoran, & livrée aux eunuques chargés du foin de fes femmes, éprouvoit tout ce que la terreur & 1'afHiction peuvent caufer de tourmens a 1'ame la plus généreufe & la plus fenfible. Dans cette cruelle fituation, néanmoins fa principale attention tomboit fur Hamet. La ruine de fon efpérance & la violation de fon droit caufoient fes plus vifs regrets & fes plus fortes alarmes ; elle confidéroit chaque infulte qu'elle avoit a redouter, comme une injure faite a fon. amant. Cependant 1'idée de ce qu'elle pouvoit avoir a fouffrir fit place a fes craintes, pour le fort qui le menacoit lui-même. Dans 1'état oü elle fe fouvenoit de 1'avoir laiffé, tous les malheurs que 1'imagination peut fe repréfenter lui fembloient poffibles. Ainfi fes penfées ne ceffoient pas de s'égarer dans une variété fans fin d'horribles images, qui de toutes parts s'élevoient devant fes yeux; & rien n'étoit plus impoffible pour*el!e, que de fe procurer des infbrmations fur fon fort dans une magnifique prifon  $6 Almoran oü les eunuques & les muets dont elle fe voyoii environne'e, ne poüvoient lui rien apprendre, quand elle auroit pu fe fier a leur re'cit. Pendant que fon ame étoit agitée par ces douloureufes incertitudes , elle vit ouvrir fa porte; & 1'inftant d'après, Almoran s'avanga devant elle. En 1'appercevant, elle tourna la tête avec un regard inexprimable de douleur, & fon vifage cherchant un afyle fous fon voile, elle fondit en larmes. Le tyran fut ému de fon affliction ; car 1'endurciffement infenfible eft le vice des vieillards, dont la fenfibilité eft comme ufée par Thabitude du mal. II s'approcha d'elle avec un rêgard de tendreffe ; & fa voix prit involontairement un ton de pitié. Almeyde étoit trop abforbée dans fa douleur pour faire aucune réponfe. II fe mit a Ia confidérer avec autant d'admiration que d'a mour, & prenant fa main qu'il ferra dans la fienne, & qu'il preffa paffionnément contre fon fein , fa compaffion fe changea bientöt en défir } & du foin d'adoucir fa trifteffe, il paffa prefqu'auffitót a folliciter fon amour. Cette audace réveilla toute 1'attention d'Almeyde, elle fe leva d'un air ferme & hautain ; & loin de répondre a fes déclarations, elle lui reprocha fes violences & fes injuftices. Almoran, pour flatter a la fois fa vertu & fes palfions, la fupplia d'obferver que 1'ayant  ï i Hamet. pj 1'ayant almee au premier moment qu'il Pavoit vue, il avoit iait violence a fes tranfports , jufqu'au moment oü 1'approbation d'un pouvoir invifible & fapérieur les avoit fanótifiés; que par conféquent il fe préfentoit comme le meffager du ciel, & qu'il offroit a fes charmes un empire fans rival, avec un amóur fans fin. Sa réponfe ne fut qu'une impatiehte & tendre queftion fur le fort du prince Hamet. « Gefl'e, * lui dit Almoran , cefle de penfer a lui. Hamet 33 rejeté du ciel doit - il être encore le favori « d'Almeyde ? » Quand ta main, répondit-elle, fera capable »> d'éteindre dans une éternelle nuit 1'étincelle du «feu pur, allumé dans mon fein par la volonté 33 du tout-puiffant, pour y brüler jufqu'a la fin 33 de mon exiftence, Almeyde pourra ceffer d'ai33 mer fon Hamet; mais auffi long-tems que ce 33 feu vivra, dans quelque lieu qu'elle habite, & ^ quelque forme qu'elle puiffe porter, cette chère 33 image lui fera toujours préfente, & rien ne 33 diminuera la fidélité de fon amour. 33 Cette ardente expreflion de fon amour pour Hamet, fut immédiatement fuivie d'une tendre inquiétude pour fa fureté: mais une réflexion foudaine fur la probabilité de fa mort, & fur le danger de fa fituation s'il étoit vhtant, la replongea dans fes larmes, G  p8 Almoran Almoran, que Pardeur & Pirnpétuofité de fes paffions avoient quelquefois rendu muet, Sc quelquefois jeté dans une extréme confufion, Voulut encor la calmer & la confoler. Elle reVenoit fans ceffe a lui demander ce que fon frère étoit devenu; & lui, s'efforgoit autant de fois d'éluder la queftion. EUe alloit recommencer, lorfque s'étant rappelé qu'elle avoit fait plulïeurs fois la même demande fans recevoir de réponfe, elle jugea qu'Almoran avoit déja fait tuer fon frère ; & cette penfée la jeta dans un nouveau défefpoir dont il ne pénétra pas tout d'un coup la caufe: mais Ia découvrant bientöt, par fes exclamations & fes reproches, il comprit qu'il ne pouvoit efpérer de fe faire entendre, auffi long-tems qu'elle douteroit de la füreté d'Hamet, Ainfi , dans la vue de calmer fon efprit autant que d'en écarter une image, qui n'en admettoit pas d'autre , il prit un regard de trifteffe & d'étonnement, fur Pimputation d'un crime, qu'il traita d'horrible, & d'ailleurs de peu néceffaire. Après s'en être purgé par un ferment folemnel, il ajouta qu'étant déformais impoffible pour Hamet cfobtenir le moindre fuccès en qualité de rival, foit pour 1'empire ou 1'amour, fans fe révolter contre un ordre du ciel, auquel fa vertu ne lui permettoit pas de refufer fa foutniffion, ibn'avoit aucun motif de défirer fa mort,  Mi H A M E T. pp OU de coritraindre fa liberté. cc H efc libre en «Perfe, aiouta-^t-il, & fans autrë exception que 33 cette chambre, il peut être admis dans toutes 33 les parties du palais 33. Cette affurance eut plus de douceur pour Almeyde que tous les concerts de la mufique du ciel, & fufpendit un moment toutes les paffions de fon cceur, a Pexception de fon amour, Le foulagement foudain de fon cceur la rendit moms attentive autour d'elle; & dans 1'intervalle elle avoit fouffert, fans le remafquer, quAlmoran ' e&t écarté fon voile. Au moment qu'elle s'en appercut, elle fit quelque léger effort pour le retirer avec un air dé confufion, mais fans cölère. Le plaifir exprimé dans fes yeux , la rougeur qui fe répandit dans fes joues, & la petite conteftation pour le voile, qu'une amoureufe imagination pouvoit faire regarder comme une forte d'indulgence, enflammèrent la paffiond'AÏrrtoran jufqu'a la frénëfie. Almeyde en reconnut le danger dans fe^ yeux, & prit auffitöt 1'alarme. II faifit fa main , & continuant de fe perdre a la regarder , il la conjura d un ton qui décöuvróit ouVertement la tumultueufe violence de fes défirs, de renoncer a. des vu'eS cóndamnées d'en haut, & de recevoir 1'amant 4 auquel la voix même du ciel 1'avoit accordée. Almeyde, que I'air & la voix d'Almoran G 2  IOQ A r. M O E A s. avoient effrayée jufqu'a lui faire perdre le pouvoir d'ouvrir les lèvres, ne lui repondit d'abord que par un regard qui exprimoit de 1'averfion & du dédain. « Ne confens-tu pas, dit » Almoran, a ratifier le décret du ciel ? Je te » conjure par le ciel de répondre ». Cette profanation redoublée du faint nom du ciel anima la jeune Almeyde d'une nouvelle force. Elle fe rappela immédiatement qu'elle étoit dans la préfence de celui par la volonté duquel tout autre pouvoir, vifible comme invifible, eft rendu capable de difpenfer le bien ou le mal. cc Ceflè, lui dit-elle', de faire valoir 35 comme le décret du ciel, ce qui ne peut s'ac33 corder avec Ia perfe&ion de 1'être fuprême. 33 Celui qui tient mon cceur dans fa main, peut 33 il m'ordonner de recevoir un homme qu'il ne » m'a pas rendue capable d'aimer ? L'être pur , «jufte, miféricordieux, peut-il exiger que je „ m'abandonne a des empreffemens pour lef» quels j'ai du dégout , & que je viple un vceu » que les loix m'ont permis de prononcer ? Peut»il m'impofer le joug d'une union perfide, fans »joie de ma part & fans amour ? Non, non : >3 quand mille prodiges s'accorderoient a me la «commander mille fois, le fait même prou35 veroit plutot, que ces prodiges feroient des «ceuvres de ténèbres, qu'iis ne prouveroient  et Hamet. ïo? *> que Ie fait feroit commandé par Ie père des w lumières. Almoran, dont les efpérances fe trouvoient renverfées jufqu'aux fondemens , qui demeura convaincu que la vertu dAlmeyde étoit au-deffus de la crainte & de la féduction , qu'elle avoit tout-a-la-fois du mépris pour fon pouvoir & de 2'averfion pour fon amour, lacha la bride a toutes les furies de fon ame, qui n'avoient fait que fommeiller. Son vifage exprimoit tout-a-la-fois la colère , 1'indignation & le. défefpoir ; fes mouvemens devinrent furieux, & fa voix fe perdit en menaces & en exécrations. Almeyde regarda cette tempête d'un air agité , mais ferme, jufqu'au moment qu'il jura de venger fur Hamet, 1'indignité qu'il fouffroit. Au nom d'Hamet, tout fon courage 1'abandonna; la fierté de la vertu céda aux tendreffes de 1'amour; une mortelle paleur fe répandit fur fes joues, fes lèvres tremblèrent, & faififfant la robe de fon tyran, elle fe lailfa tomber a fes genoux. La fureur dont il étoit poffédé, fut tout d'un coup rallentie par un renouvellementd'efpérance: mais bientöt, comprenant par quelques expreffions, dont la douleur & Feffroï rendoient 1'articulation peu diftincte , qu'elle pfaidoit pour Hamet, il s'éloigna d'elle, dans un tranfport da rage; & la forcant de quitter fa robe , avec une G5  Jp? Almoran violence qui la fit tomber, il fortitfurieufemenf, & la laifla profternée fur le plancher. En palTant au travers de la galerie, d'un pas emporté, il fut appercu d'Omar, qui n'ignorant pas qu'il fortoit d'une entrevue avec Almeyde , & jugeant par fon de'fordre de ce qui s'y e'toit paffe, crut devoir faifir 1'occafion pour 1'avertir encore une fois de la vanité des fantömes, qui , fous 1'apparence du plai^ fir, le conduifoient a fa perte. II ne fit pas difficulté de le fuivre, fans être obfervé, jufqu'a la pcrte dun cabinet, dans lequel Almoran e'toit accoutumé de fe retirer quand il vouloit être feul ; & de-la il entendit encore les hautes & tumultueufes exclamations qui étoient arrachées de fon cceur par la douleur & la honte, « Qu'ai-je donc gagné par le pouvoir abfolu ? « L'efclave, privé de la lumière du jour & des » efpérances de la vie, qui fe voit condamné 33 fans retour aux rigueurs du travail dans 1'af?3 freufe obfcurité d'une mine, eft dans les dé33 lices du paradis, fi je le compare a moi: Ie 33 caprice d'une femme me dérobe non-feule33 ment les plaifirs, mais la paix , & me livre 33 pour jamais au crue! tourment de défirer c© n que je perds 1'efpoir d'obtenir ». Omar, dans 1'impatienee de 1'avertir qu'i" n étoit pas feul, pour 1'empêcher de faire éda-  et Hamet. 103 ter des fentimens qu'il pourroit regretter de ri'avoir Das mieux cachés , eut le courage d'entrer, & fe profterna humblement devant lui : « Préfomptueux efclave, s'écria le furieux prin33 ce, d'oüviens-tu , &quelleaudace t'amène ki ? 33 J'v fuis, repondit Omar , pour te dire que 33 ce font, non pas les caprices d'une femme, 33 mais les défirs d'Almoran , qui le rendent mal>3 heureux ». Le prince, piqué du reproche, fit deux pas en arrière, & porta la main fur fon poignard, avec un regard furieux. Mais fon orgueil Pempécha de le tirer. « Je fuis ici, reprit le verss tueux gouverneur, pour répéter cette véri33 té, dont ta grandeur ne peut empêcher que 33 ton deftin ne dépende : Ton fouvoir 33 ne s'étend pas sur l'ame d'autrui. 33 Exerce-le par conféquent fur la tienne : fup33 prime tous les défirs que tu ne peux fatis33 faire, & cherche un bonheur qui foit a ta 33 portee ». Almoran, incapable d'entendre des lecons, dont il dédaignoit 1'ufage , ordonna fcvèrement a fon gouverneur de fe retirer : « Sors, dit-il, 33 fi tu ne veux être écrafé fur le champ, comme 33 un importun reptile qui mérite de 1'horreur , 33 quoique trop méprifable pour fe faire re33 douter.  Almoran » Je te quitte , répondit paifiblement Omar, « afin que ma voix puifl'e te rappeler encore au 33 fentier de la fagefTe & de la paix ; du moins " fi je te revois, avant qu'il devienne impoffi» ble pour toi d'y rentrer >,. CHAPITRE XIII. A i. m o r a n demeura feul; & s'e'tant jeté fur un fofa, il y paffa quelques minutes, immobile & muet dans cette fituation. Les images des défirs qu'il avoit fatisfaits, & de ceux qu'il défefpéroit de voir jamais accomplis, fe repréfentèrent a fa mémoire : « J'ai défiré, dit-il avec « une profonde méditation, la pompe & 1'au- * torité d'un empire fans partage ; & mon frè- * re' qui partageoit le tröne avec moi, en eft » chafie par la voix du ciel. J'ai défiré que " ^on mariage avec Almeyde fut rompu ; & je » Fai vu rompre par un prodige, que je ne pou» vois attendre d'aucune puiffance humaine. Cé» toit un de mes défirs encore de me voir mai» tra. de la perfonne d'Almeyde ; & ce cher » défir n'a pas été moins rempli : cependant ja » demeure malheureux l " Mais ie ne le fuis, peut-être, que pour  et Hamet. 10$ 33 n'avoir pas fu proportionner les moyens a la 33 fin. Ce que j'ai obtenu jufqu'ici, je ne le dé33 firois pas pour lui-même ; & je ne pofTede 33 pas ce qui me le faifoit défirer ; je demeure 33 donc malheureux paree que je fuis foible. 33 Avec 1'ame d'Almoran, que n'ai-je la figure 33 d'Hamet ! C'eft alors que tous mes défirs 3> feroient fatisfaits , qu'Almeyde me rendroit 33 heureux par 1'abandon de fes charmes, & que 33 la fplendeur de mon pouvoir ne ferviroit qu'a 33 diftinguer les intervalles de mon amour ; mes 33 jouiffances alors feroient füres & durables , 33 fans viciffitude & fans dégout ». II avoit prononcé ces réflexions avec la plus grande véhémence & 1'agitation la plus paffionnée ; mais enfuite, Fair fombre & le défefpoir reprirent leur fiége fur fon vifage, fon attitude redevint fixe, & le miférable prince alloit retomber dans fon premier état de filence & de rêverie muette, lorfqu'il fut foudainement réveille par 1'apparition du génie de la fincère amitié duquel il commencoit a fe défier. « Almoran, lui dit le génie, fi tu n'es pas 33 encore heureux, apprends que mon pouvoir 33 n'eft pas encore épuifé. Ne crains rien , & 33 que ton oreille foit attentive a ma voix33. Alors le génie étendit une main vers le prince, dans laquelle étoit uns émcraude du plus grand  10* A L M O R A N luftre, taillée de vingt-quatre faces, fur chacune defquelles étoit gravée une différente lettre. « Tu vois , lui dit-il, ce talifman ; chaque «face porte un de ces myftérieux caradère* , «dont font compofés tous les mots de toutes «les langues qUe parient les anges, lesgénies, « & les hommes. Cette précieufe pierre te don«nera le pouvoir de changer, a ton gré, ta «figure; & ce que tu ne pourras exécuter fous «Ia forme d'Almoran, te fera poffible, s'il ne «furpaffe pas les forces humaines, fous toute «autre forme qu'il te plaira de choifir. Jette «feulement les yeux fur les lettres qui compo« feront le nom de celui dont tu voudras pren«dre 1'apparence, & 1'effet fuivra. Mais j'ajou«te, &garde-toi d'oublier, que fur celui dont «tu prendras la reflemblance, la tienne palfera «auffitöt, & ne ceffera qu'au moment que tu « hi rendras Ia fienne ». Almoran regut le don avec un tranfport de joie, & le génie difnarut namédiatement. L'ufage du talifman étoit fi facile, qu'il étoit mipoffible de s'y méprendre. Almoran congut dabord dans quelle vue il étoit donné, & fe determma fans balancer k le mettre en exécution. -Je vais, dit-il, oui, je vais prendre la figure «d'Hamet, & toute 1'ardeur de mon amout «feta payée d'un égal retour par Almeyde ^  e t Hamet. 107 Son imagination, enflammée par 1'anticipation de fon bonheur , lui fit trouver une douceur infinie dans cette charmante perfpedive. Almoran s'abandonna fans réferve a la contemplation des degrés divers par lefquels il devoit parvenir a la perfedion du bonbeur. Dans cette délieieufe ivreffe, il crut entendrequelqu'un qui s'avancoit vers 1'appartement. C'étoit Ofmyn fon nouveau miniftre, a qui 1'ordre avoit été de fe préfenter a la même heure ; mais le prince, ayant perdu cette idee , fuppofa qus c'étoit encore Omar, qui venoit le chagriner dans fa retraite. II ne put lui pardonner d'interrompre fes voluptueufes méditations ; il tira brufquement fon poignard ; & levant le bras , il fe tournoit pour frapper ; mais il découvrït affez tot fon erreur, pour retenir le coup. Ofmyn, qui n'avoit rien a fe reprocher, fut faifi d'une fi vive frayeur, qu'il parut tremblant, dans le doute s'il devoit fortir ou demeurer. Almoran lui dit, en remettant 1'inftrument de mort au fourreau, qu'il pouvoit être lans crainte , & qu'il ne lui arriveroit aucun mal. Enfuite, portant la main au front, il retomba un moment dans fes confidérations muettes. Ce qui 1'occupoit alors, étoit la réflexion , qu'en prenant la figure d'Hamet , il falloit abfolument jju'Haract fut recu dans 1'appartement d'Al-  ïo3 A'tHOKlïi meyde; fans quoi il feroit fans ceffe exdu par propres officiers. Ainfi, fe tournant vers Ofmyn : « Souviens-toi, dit-il, que fi mon -frere fe préfente chez Almeyde, mon ordre « eft qu'il y foit admis ». Ofmyn , vivement flatté de 1'occafion qui soffroit de plaire a fon maïtre, en louant la généreufe difpofition qu'il lui fuppofoit pour le prince fon frère, regut eet ordre avec un rel gard, non- feulement d'approbation, mais de joie : cc Que fe g]aive de deftrU(aion , H &_ »il, foit Ia garde du tyran : fes forces de mon -roi feront des liens d'amour. Ceux qui t'ho" norent comme Almoran, fe réjouiront en toi » comme 1'ami du prince Hamet». Almoran, qui ne fe fentoit aucun retour de tendreffe pour fon frère, regarda les louanges d Ofmyn comme un reproche : il fut offenfé de la joie qu',1 vit naïtre dans fes yeux, a 1'occalfon d'un ordre favorable pour Hamet; & fon cceur congut une rage foudaine, d'avoir entendu fa conduite réeile, avec Moge d'une générofité dont il ne Prenoit fes apparences que dans une vue maligne & perfide. Ses fourcils le froncèrent encore , fes lèvres tremblèrent, & fa main retomba furieufement fur fon poignard. Ofmin fut pénétré d'une nouvelle terreur, II avoit irrifé une feconde fois fon mat-  "ét Hamet. xo$ tre, mais il ignoroit 1'offenfe. Le pfince fa'rfant réflexion de fon cóté, que témoigner fon mécontentement, c'étoit trahir fon fecret, s'efforca de furmonter fa colère. Mais a cette paflion , fuccédèrent le remords, le regret, & la confufion. Les agitations de fon ame s'exhalèrent en murmures imparfaits : «Ma fituation, dit— >3 il entre fes lèvres, eft pour eet efclave un 33 objet réel de haine & de mépris ; il ne loue 33 que ce que je ne fuis pas, dans ce que je s> voudrois lui paroïtre». Ces fons , quoique mal articulés , étoient pouffés avec tant d'émotion, que le malheureux Ofmyn les prit encore pour 1'effet d'une capricieufe colère : « Hélas ! dit-il en lui-même, 33 peut-être ma vie ne tient-elle a rien. Chaque 33 fois que j'approche de ce tyrari, je marche 33 fur le bord du tombeau. Je fuis dans la fi33 tuation d'un miférable qu'on laiffe errant, les 33 yeux bandés, a deux pas d'un précipice, 8c 33 qui connoït le danger : de quelque cöté que 33 je tourne mes pas, j'ignore fi je me livre ou 33 fi je me dérobe a la mort 33. C'étoit dans ces étranges réflexions , que le fouverain & 1'efclave paffoient des momens , dans lefquels 1'intention du fouverain étoit de faire fervir 1'efclave a fes plaifirs & a fa fureté,  & celle de 1'efclave, d'exprimer uft zète qu'il fentoit réellement, & l'hommage que fon cceur avoit déja rendu. Cependant Ofmyn fut enfin congédie', avec affurance de n'avoir rien a redouter pour fa vie ; & le prince fe retrouva feul, abandonné a de nouvelles réflexions fur le paffé, au regret du préfent, & fans doute au preffentiment fecret de 1'avenir, qui ne pouvoit lui préfenter que de 1'inquiétude & du trouble fous les dehors mêmes du plaifir. Cependant il étoit déterminé a prendre Ia figure de fon frère, par 1'effai du talifman. Mais lorfqu'il voulut fe mettre a la recherche dés lettres, il fe fouvint que par le même acïe, il alloit donner fa propre reflemblance a fon frère , qui fe trouveroit par conféquent revêtu de de toute 1'autorité, 8c qui pourroit en ufer pour Ie perdre. Cette idéé le tint quelques minutes en fufpens : mais faifant réfiexion que Vraifemblablement Hamet ne reconnoitroit pas fes avantages aflez tot pour en ufer ; qu'il étoit actuellement fugitif, feul peut-être, s'éloignant de" Perfe , avec toute la viteffe dont il étoit capable ; & qu'au pis-aller, s'il étoit encore aux environs de la capitale, s'il s'appercevoit d'abord de la transformation; & s'il fe hatoit d'en tirer avantage, lè charme pouvant être détruit  et Hamet. ui dans tin inftant, il feroit toujours aifé d'en faire ceffer 1'effet ; le danger lui parut G léger, qu'il paffa fur le champ a 1'expérience. CHAPITRE XIV. P endant cette variété d'incidens, Hamet» a qui fa propre füreté n'étoit importante que pour le fervice d'Almeyde, avoit réfolu de fe tenir caché , s'il étoit poffible, dans le voifinage de la ville. Ainfi s'étant avancé au bord du défert, dont elle n'étoit pas éloignée a 1'eft, il quitta fon cheval, pour attendre que la foule du peuple fut difperfée, & que 1'obfcurité de la nuit favorisat fon retour : il ne lui falloit pas plus d'une heure pour retourner au palais. II s'aflït au pied de la montagne de KabefTed; fans confidérer que ce lieu 1'expofoit a fe voir promptement découvert, paree que les voyageurs qui traverfent le défert manquent rarement de vifiter la caverne, qui s'étend fous la montagne par divers détours, pour y boife de 1'excellente eau qui fort d'une fource fort claire & fort abondante. Hamet fe rappela toutes les fcènes du jour qui touchoit prefqu'a fa fin, avec un mélange  112 A E M O R A N d'étonnement & de douleur , dont toutes fgj defcriptions n'approcheroient pas. Le prodigieux & foudaln changement que 1'efpace de peu d'heures avoit fait dans fa fituation , lui parut ua trifte & funefte fonge, dont il étoit tenté de douter s'il ne fe réveilleroit pas, pour retrouver le pouvoir de la félicité qu'il avoit perdu. II demeura quelque tems, comme abymé", dans la multitude & la confufion de fes penfées; a la fin , fes lèvres Youvrirent pour fe livrer a mille exclamations paffionnées. « Ou. fuis-je, s'écria» t'-il, & quefuis-je devenu ? Suis-je réellement « eet Hamet, fils de Solyman, qui partageoit » 1'empire de Perfe avec fon frère , & qui pofle*> dok feul 1'amour d'Almeyde ? Révolution ter» rible ! Je ne fuis donc plus qu'un malheureux " profcrit, fans amis , fans fecours, fans un feul » compagnon d'infortune, & fans un toit pour » m'y tenir a couvert? La coupe de 1'adverfité " eft remplie pour Hamet a plein bord, & 1'ex« trémité de l'afHiélion eft devenue mon partage. » Les puiffances de la terre, & celles de 1'air » fe font liguées contre moi; & quelle efpé» rance de pouvoir leur réfifter ? Quoi ! n'en » refte-t'il pas une, qui veuille prendre ma dé» fenfe ? Si celui qui règne fur 1'univers eft « auffi bon que puiffant, Hamet ne périra pas. » Mais, pourquoi fuis-je réduita cette fitua- " tion ?  5S T H A M -E T* *rJt $ tion ? P°"rquoi les défirs du vice feroient-ils remplis par des puiffances fupérieures ? & «.pourquoi feroit-il permis a des puiffances fu» périeures, d'arracher fes efpérances a la vertu? » Cependant, n'allons.pas creufer téméraire» ment dans les confeils de celui qui tient h « balance du monde entre fes mains : il n'y a » nul mal qu'il ne fiche rendre utile è quelque » ken; & le bonheur du total eft certain , dans " les profondeurs de fa fageffe. * Mais'e ne fuis légère partie de ce « total, & je ne fens qu'en proportion de ce .» que je fuis. Que m'importe une bonté gêné- - rale, a laquelle j'ai fi peu de part ? "tume eft fans mélange dans ma coupe; & » n ai-je donc aucun droit de me plaindre ? » Qu'ai-je dit ! Que les ténèbres qui m'en^ » vironnent, ne me cachent pas la perfpeftive » dune eternelle exiftence. L'éternité n'eft-elle » donc pas une riche compenfation pour le s terns ? cette éternité , pour laquelle toute 53 la d-ee des fiècles n'eft pas ce qu'un finv» ple atóme eft pour 1'univers entier? Ne fuis - ]e pas fur qu'après une féparation de quelques » inftans, je trouverai mon Almeyde, pour ne * la qUUter jamais ? & «e ferons-nous .pas unis ■? une flamme plus pure, que toutes celles H  Iï'4 A L M O R A Vt ss qui peuvent s'allumer fur la terre ? Dans cé >> moment méme, fon Cceur, que tous les enss chantemens de la magie ne peuvent ni fouilss Ier, ni féduire, eft a moi. Ces plaifirs qu'elle »s réferve pour moi, ne peuvent m'être enlevés ss par la force : c'eft dans le confentement qu'iis ss exiftent; c'eft du bonheur, & du bonheur feul ss que mon Almeyde reffent, que viendra celui ss qu'elle peut donner ss. Ces réflexions ne furent pas fans force, pour adoucir fes tourmens, jufqu'a 1'arrivée du redoutable moment oü le pouvoir du talifman commenga; & la figure d'Almoran fut changée dans celle d'Hamet , comme celle d'Hamet dans celle d'Almoran. A 1'inftant de cette transformation, Hamet futfaifi d'une foudaine langueur, & fes facultés furentfufpendues, comme par le coup de la mort. Lorfqu'il revint a lui-même, fes membres demeurèrent tremblans, & fes lèvres defféchées de foif: il fe leva pour entrer dans la caverne, a la bouche de laquelle il s'étoit affis, & fe baiffafur la fource d'eau pour en boire; mais en y jetant les yeux, il vit avec un étonnement mêlé d'horreur, qu'elle réfléchiffoit, non fa propre image, mais celle de fon frère. Ce prodige le fit-trelfaillir; & fe foutenant contre Ia face du  ET H 'A M E T. XX ƒ roe, il demeura quelque tems comme une ftatue, fans aucun pouvoir de réfléchir. A la fin ii lui vint tout dun coup a 1'efprit, que les mêmes fortilèges, qui s'étoient oppofés a fon mariage & qui 1'avoient chalTé du tröne , étoient encore employés contre lui; & que le changement de fa figure dans celle d'Almoran , venoit du changement de celle d'Almoran dans la fienne, pour obtenir fous ce déguifement tout ce qu'Almeyde pouvoit accorder. Cette idéé , comme un tourbillon de vent du défert, lui renverfa tout-afait 1'efprit : fon courage fut abfolument éteint , & fes efpérances déracinées par le fond. II ne lui refta plus de principes, pour régler fes délibérations & fa conduite : tout devint confufion, frénéfie & défefpoir. II fe précipita hors de la caverne, les yeux égarés & furieux; il prit è la ha.te fon chemin vers la ville, fans aucun deffein formé, & fans la moindre réflexion fur les fuites qu'il avoit a redouter. L'ombredes montagnes étoit alors allongée par le déclin du foleil, & 1'approche du foir avoit invité le vertueux Omar a chercher la fohtude, dans un petit bois qui touchoit aux jardins du palais. Il fut appercu dans cette retraite, a quelque diftance, par Hamet, qui prit auffitöt vers lui, d'un pas brufque & qui fe refientoit de fon trouble. Omar s'enfonga plus loin Ha  tl'6 AtMORA» dans le bols ■, après une froide & refpeflueufe révérence, qu'il crut exigée par le pouvoir & le caraétère d'Almoran. Hamet, ne réfléchiflant pas a la caufe de cette froideur , en fut offenfé, & leva la voix pour lui reprocher 1'altération de fon ancienne amitié: la véhémence de fes mouvemens & de fes termes convenant parfaitement a. 1'apparence du prince Almoran, Omar crut donner la meilleure preuve de cette affection dont on lui reprochoit de manquer, en prenant 1'occafion , pour répéter fes avis en faveur d'Hamet : cc Tout le 53 mal dit-il, que tu peux faire au prince Haas met , retombera fur toi-même au doublé : ss cette puiffance , qui remplit 1'immenfité, efi: 53 amie de fes vertus, & ne peut permettre qu'il 33 foit afHigé , que jufqu'au moment de leur per33 feétion; mais tes fouffrances feront la p unition 33 du vice , & croïtront auffi long-tems que tu ss fera vicieux 33. Hamet concut a l'inftant, pour qui fon gouverneur le prenoit.Xa trifteffe de fon ame fut un moment fufpendue, par des témoignages d'eftime & de tendreffe, qui ne pouvoient être feints, & qu'Omar lui rendoit au péril de fa vie même» lorfqu'il ne pouvoit reconnoïtre celui qui les recevoit: il courut vers le fage vieillard, qui avoit £té le guide de la jeuneffe, & s'écria d'une voix  E T H A M E T. tij isntrecoupée par le combat de fes paflions : « Le 33 vifage eft celui d'Almoran, mais Ie cceur eft ss celui d'Hamet 33. Omar en devint muet d'étonnement; & le prince, qui ne putfoutenir plus long-tems d'êtrernéconnu , lui raconta toutes les circonftances de fa transformation , avec diverfes particularités , ignorées de tout autre qu'eux. « Quoi? reprit33 il-; ne peux-tu te perfuader encore que je fuis 33 Hamet, lorfque tu me vois banni de mon 33 royaume ; lorfque tu rencontres un fugitif, 33 qui revient a ce moment du défert, & lorfque 33 j'ai fü de toi, ce jour même, depuis le lever 33 du foleil, qui n'eft pas encore couché, que 33 des puiffances plus que mortelles fe font Hguées33 contre moi ? Oui, oui, dit Omar, je erois a 33 préfent que tu es Hamet. Ne m'arrête donc 33 pas, dit Hamet; viens m'aider a la vengeance33 Prends garde, répondit Omar, de mettre en 33 danger quelque chofe de plus préeieux que 33 1'empire & quAlmeyde. Si ce n'eft'pas la ven33 geance , s'écria le prince, que la punition du 33 moins me foit permife. Ton ame, reprit Omar, » eft a préfent dans un tel tranfport, que pour Ia 33 punition des crimes qui t'ont outragé, tu te 33 rendrois- coupable toi-même de 1 efcfion du 33 fang. Quelle autre raifon a fait interdire la » vengeance aux hommes ? & pourquoi le tout- H3  Aiioeaï » puüTant fe 1'eft-it réfervée comme fa pre'ro* « gative ? Dans lui., dans lui feul eft la bonté , 33 gouvernée par la prudence ; il approuve lel » moyens , mais comme néceffaires a la fin ; il » blefle,mais pour guérir; & s'il détruit, c'eft =3 feulement pour fauver: il fe plaït, non dans le *• mal, mais feulement dans le bien que le mal 33 eft capable de produire. Souviens-toi donc, 33 que 1'homme qui trouve de Ia douceur dans la 33 punition d'un autre homme, quelque jufte que 33 fon adion puilfe être a d'autres égards, fait 33 une ceuvre de ténèbres abhorrées du tout>3 puilfant 33. Hamet, qui pendant qu'Omar s^efforcoit de le faire renoncer a la vengeance, étoit demeuré comme abforbé dans la contemplation du nouvel outrage qu'il avoit fouffert, ne fortit de cette fituation qu'avec un treflaillement de défefpoir » qui lui fit quitter violemment fon gouverneur , pour s'avancer d'un air furieux vers le palais: bientöt Omar Ie perdit de vue,.  et Hamet. ïï$ CHAPITRE XV. D ans le même tems, Almoran, qui fe rendoit chez Almeyde après fa. transformation , rencontra d'abord Ofmyn vers 1'appartement. Ofmyn n'avoit déja que trop éprouvé la mïfere d'une grandeur dépendante, qui le tenoit continuellement fous les yeux d'un capricieux tyran, dont 1'humeur étoit aufli variable que les vents d'été, & la colère auffi foudaine que les traits du ciel; dont les vues & les paffions étoient plus obfcures & plus impétueufes que les orages nocturnes, & dont un feul mot rendoit la mort non moins inévitable que Papproche du tems. En voyant fon maïtre fous la forme d'Hamet , il fe fentit preiTé du défir fecret de lui découvrir fes fentimens, & de lui faire 1'offre de fon amitié, Almoran qui avoit pris les manières d'Hamet avec fa figure, affecta un air doux, quoique trifte : « A la fin, dit-il, la volonté d'Al33 moran fait 1'unique loi : me permet-elle de 33 paroïtre ici en homme privé, fans importuner 3» perfonne ? Elle permet beaucoup plus, ré53 pondit Ofmyn; le roi m'ordonne de vous ad-» H4  129 Almoran .inettre chez Almeyde „. Almoran, poufTé paf un vain orgueil è flatter fa propre autorité dan. Ia perfonne dHamet, reprit avec un fourire ï " ,Je f31S V*1™™ , qui gouverne comme un * dte"? T , enCe & danS rélo^ement, te « revele les fecrets de fa volonté : Je fais que " !^,eS ' ' ' ' Je fuis' interrompit 1'imprudent » Ofmyn, malgré tout ce que tu fais , un hom«me très-miférable». Cette déclaration fixa les pas a Almoran, & lm fit jeter un regard de CQ. Iere & d indignation fur Ofmyn. « £h quoi > tui « dit-il, ne fais-je pas que la faveur d'Almo» ran, dont un fourire produit la puifTance, les » ncheffès & 1'hormeur, éclate fur toi ? Seigneur " r;P°ndit °%" , P connois fi bien la févérité » de ta vertu, que pour ton fervice même fi « je devenois perfide a ton frère . . . Almoran » mcapable de foutenir décemment le röle' » d'Hamet, interrompit d'un ton fier & brufque • » Comment, perfide è mon frère [perfide a ton « maïtre !« Ofmyn, qui s'étoit trop avancé pour recuIer, & qui ne cefToit pas de voir devant lui Ia figure de Hamet, continua de s'ouvrir • « Je Wignore pas, dit-il, que tu me condamne« rois : cependant la confervation de la vie eft Pk premier principe de la nature, & Pamour « de la vertu eft la plus haute gloire. Exoli-  et Hamet» 12Ï fc> que-toi donc, dit Almoran, car je ne puis »j te comprendre. J'entends , dit Ofmyn , que >? celui dont la vie dépend du caprice d'un ty»> ran eft un malheureux, dont la fentence eft » déja portée, & qui n'entend pas le fouffle du 33 vent par fa porte , fans s'imaginer que c'eft le » muet avec fon fatal cordon. Ne crains pas, w lui dit Almoran, qui fe contraignit alors pour 93 prendre un air calme : fois fidelle, & tu vi*> vras fans danger. Hélas ! dit Ofmyn , il n'y " a ni diligence, ni fatigue, ni fidélité qui puifle ss mettre 1'efclave a couvert des foudaines fré33 néfies de la paflion, de 1'injufte rage, de lï93 vrognerie & de la lubricité : j'ai le malheur 33 d'être eet efclave, 1'efclave d'un tyran que je ss hais». La confufion d'Almoran fut trop grande pour être capabie de fe déguifer. II demeura muet de fureur, de crainte & d'indignation. Ofmyn , fqppofant que fa feule furprife le faifoit douter de ce qu'il venoit d'entendre, confirma fa déclaration par un ferment. Qui que tu fois, a qui, dans cette le&ure , le puiflant, lorgueilleux prince de Perfe eft préfent ; devant qui le maitre abfolu d'un grand empire eft tremblant & déconcerté ; qui vois le poiTeffeur du pouvoir, le cenfeur de. la nature , pale & muet de dépit, de remords & de .confufion i fi quelque emportement de fureur  122 A L M O R A If t'z fait aggraver la foibleffe humaine eii crime, glacer par un fourcilleux rebut I'ardeur de Taffeótion lorfqu'elle fe répandoit devant toi fur un vifage, ou réprimer par 1'indifférence & le mépris, 1'honnête chaleur de 1'amitié ; que ton cceur fe foulève ici contre toi, car tu as perdu dans ta folie un bien préeieux, qui eft la lumière de la vie, auquel le pouvoir des hommes n'atteint pas, & que 1'or ne peut acheter. Le tyran tomba du fommet de fon orgueil, comme une étoile du firmament ; tandis que Ie téméraire Ofmyn, croyant toujours s'adreffer au prince Hamet , continua d'aggraver fa misère & fes alarmes : « Oh ! dit-il, pourquoi »Ie tróne de Perfe n'eft-il pas a toi ? L'inno» cence alors jouiroit de tous fes droits, & 1'ef«pérance donneroit a 1'honnête induftrie la »confiance de lever la tête. De tous ceux » qu'Almoran a revêtus de quelque pouvoir , » & fur lefquels il a répandu quelque bienfait, » il n'en eft pas un , dont Ie cceur ne relfente » déja les détreffes de la terreur ; pas un feul » qui, s'il n'étoit retenu par la crainte de 1'in» vincible puiffance qui a donné Ie tröne a ton 33 frère, ne fe révoltat immédiatement en ta fa33 veur 3ï. La confternation d'Almoran 1'avoit rendu muet pendant ce difcoursmais il ne put retenir id  et Hamet. 125 une exclamation paffionnée fur fon fort. « Que 93 faire , s'écria-t-il, & de quel cóté tourner ! " Ofmyn , ne penetrant pas la caufe de fa douleur , & s'imaginant qu'il ne déploroit que fon impuiffance, qui ne lui permettoit pas de répondre a 1'inclination générale, s'efforga de fortifier fon courage contre le défefpoir. « Votre 93 fituation, lui dit-il, eft a la vérité difficile , 9> mais elle n'eft pas fans reffource.» Le prince , quoique fur d'être toujours pris pour Hamet , fut encore trahi par la confufion de fes idéés, jufqu'a répondre comme Almoran: « Elle 33 eft fans reffource ! dit-il triftement, dans eet 33 oubli de lui - même 33. Ofmyn remarqua fon émotion & fon défefpoir, avec un étonnement que fon maïtre obferva, & qui le fit fouvenir tout d'un coup des circonftances. Alors il employa toute fon adreffe a rétracfer les expreffions de fon trouble, qui convenoient mal au róle qu'il avoit entrepris ; & remerciant Ofmin de fon amitié, avec promeffe d'ufer des avantages dont elle lui faifoit 1'offre, il le preffa d'aver. tir les eunuques du férail qu'iis devoient 1'admettre chez Almeyde. Lorfqu'il fe vit feul , fes incertitudes & fes agitations le tinrent affez long-tems fufpendu. Mille expédiens fe préfentèrent fucceffivement a fon efprit, & furent fucceffivement rejetés.  l24 Almoran Sa première idee fut de poignarder Ofmyn, Maïs il confidéra que le fucceffeur de eet officier pouvant être dans les mêmes difpofitions , fa mort ne lui feroit d'aucun avantage & ne feroit pas cefTer le danger. II confidéra auffi qu'il étoit fur fes gardes contre Ofmyn, &qu'en prenant la figure d'Hamet, il pouvoit favoir a tous momens les defleins médités contre lui ; qu'il feroit ainfi le confident de tous les fecrets qui intérefferoient fa företé, & qu'il pourroit découvrir les projets les mieux concertés, au moment même de i'exécution, c'eft - a - dire , lorfqu'il feroit trop tard pour recourir a d'autres mefures : il fe détermina par cette raifon è. laifler vivre un odieux miniftre , du moins jufqu'a ce que fa mort fut plus néceffaire. Ces réflexlons ayant calmé une partie de fon trouble, il entra dans 1'appartement d'Almeyde. Son efpoir ne portoit pas fur le deffein d'en faire fa femme, a la faveur de la transformation : il en comprenoit 1'impoffibilité , paree que la cérémonie devoit être célébrée par des prêtres qui fuppofoient le mariage d'Almeyde avec Hamet, defendu par un ordre du ciel, & qui ne feroient jamais capables d'y confentir* quand ils pourroient Fêire de hafarder , a la pnère d'Hamet, une entreprife dont ils favoient qu'Almoran feroit fort offenfé; mais Ü fe flattoit  et Hamet". 12$ 'de prendre avantage de 1'amour qu'Almeyds portoit a fon frère, & des circonftances particulières de fa fituation, qui rendoient la folerrtnité du mariage impoffible, pour féduire fa vertu", fans cette formalité de religion qui rend les défirs de 1'amour légitimes. Si le fuccès répondoit a fon deffein , il comptoit Ou que la jouiffance éteindroit fa paffion, ou que fi le mariage ne ceffoit pas d'être néceifaire a fon bonheur, il pourroit obtenir le confentement d'Almeyde en lui découvrant fon artifice ; d'autant plus » que le principal Hen d'Almeyde avec Hamet, feroit rompu fans retour ; & qu'alors elle fouhaiteroit peut-être elle-même de fanöifier des plaifirs qu'elle n'auroit pas de répugnance a répéter, ou du moins de légitimer un engagement qu'elle n'auroit plus le pouvoir de rompre. Ce fut avec ce deffein & dans cette difpofition , qu'il fut introduit chez Almeyde. Cette jeune & tendre beauté, qui n'avoit aucun foupcon du danger , fe trouva livrée a la plus terrible épreuve ou les paffions ayent jamais expofé la vertu. Elle fut follicitée par toutes les puilfances de la rufe & du défir, fous 1'apparence d'un amant plein de charmes, dont la tendre & fidelle affecYion avoit fouffert.de longues épreuves , & dont elle payoit la paflion d'un retour égal de conftance & d'ardeur : &  ï2<^ Almoran quand fon innocence recevoit - elle cette atta* que ? dans un tems oü les cérémonies, qui pouvoient feules confacrer leur union, étoient impoffibles, & 1'étoient par les coupables vues d'un rival au pouvoir duquel elle étoit tombée, fans autre expédient pour fa délivrance. Trahie par un fi noir & fi cruel artifice, elle le recut avec un excès de tendrelTe & de joie, qui le flatta délicieufement , & qui fufpendit pour un moment fa misère. Elle s'informa plufieurs fois, d'un air inquiet & paffionné, par quelles voies il avoit eu le bonheur de pénétrer dans fa chambre, & comment il avoit pourvu a fa retraite ? L'impofteur regut & lui rendit fes careiTes, avec un emportement d'ardeur, dans lequel un ceil moins partial auroit découvert plus de défir que d'amour. Dans le tumulte de fa paffion, il négligea prefque de répondre a fes demandes. Cependant, fur de nouvelles inftances, il lui dit que fon frère lui lahTant la liberté d'entrer dans toutes les parties du palais, al'exception du quartier des femmes, il avoit trouvé le moyen de gagner 1'eunuque qui gardoit Ia por te ; & qu'il n'y avoit aucun danger d'être découvert, paree qu'Almoran, excédé du tumulte & des fatiguesdu jour, s'étoit retiré pour fe livrer au fommeii, après avoir nommé 1'heure a laquelle il vouloit être e'veillé. Elle fe plai-  et Hamet. 127 grilt alors des follicitations qu'elle avoit a fouffrir ; elle exprima fes alarmes, pour ce qu'elle avoit raifon de craindre, dans quelque tranfport de la rage du tyran ; elle raconta , les larmes aux yeux, le brutal outrage qu'elle avoit (buffert, la dernière fois qu'il 1'avoit quittée z « Quoi que je 1'abhorre, ajouta-t-elle, je n'ai 33 pas laiffé, pour 1'amour de toi, de me mettre 30 a genoux devant lui. Rendons graces du fond 33 de nos cceurs a eet être, dont un regard im»3 pofe lilence au vent des orages , & calme les 33 mers, d'avoir garanti jufqu'a préfent tes pré33 cieux jours de fa fureur ! 33 A ces mots , le vifage d'Almoran fe couvrit encore des rougeurs comme des émotions de la confufion. N'être aimé que pour Hamet, & fe voir haï comme Almoran; recevoir ainfi des reproches fans eolère, & de mortelles blelfures, d'une main qui ne croyoit pas le frapper ; c'étoit une efpèce de tourment, propre a lui feul, & qu'il s'étoit attiré par 1'acquifition de cette nouvelle puiffance, qu'il avoit défirée & crue néceflaire pour obtenir un bonheur que les loix du ciel avoient mis au-dela de fa portée. Almeyde, néanmoins qui regardoit les émo • tions d'Hamet , les attribuoit a des caufes fort différentes. Le même pouvoir , reprit- elle, quï  l2g AiboUK Aprtfervé de la mort jufqu'aujourd'hui, m*a **» ranue par faveur pour toi, du dernier outraL Ia Almoran, dont la paffion dans eet intL v He avoit furmonté tous fesremords, jeta fuf elleun regard de feu ; & ia ferrant Contre fa po^nne.cDélieieufe Almeyde, lui dit-il,affiV » rons dumoinsle bonheur qui s'offre aujourd'hui «pour nous: que ees ineftimables momens ne "n0US.f°lent P«dérobés fans fruit; & pour -temoignerque nous les méritions, qU>iIs 4nt «voues al amour- Oui, repondit Almeyde, -fuyons enfemble. Fuir? dit Almoran, hélas? «nen de plus impolïïble avee toi. Je peux fuiê -moi-meme, & eomme la flèche dArabie, ne "lauTer aucune tracé après moi: mais la fuite d Alm^e fera tracéeparl'eunuqueaquije dois -ci mon acces; &m Veux que je lui rende » ainfi Ia mort pour fon amitie' ? Qu'il parte avec »nous,répliquavivement Almeyde. „ Ne pré "Cipitons rien, lui dit Almoran; mais repofe»toi fur ma prudence & fur mon amour, du « choix de quelque moment plus favorable a -notre deffem. Cependant, ajouta-t-.il, alors " "°US f°UPirerons -vain, comme aujour- » d hui, pour rheureux accompliffement de »ioWS: TrrqUi n°S m3inS rero«-elles jamais "Pintes, lorfque dans Popinion des prëtres la » volonté    1 T H A M E f. j W 5' vblontc du ciel le défend? Fuis donc feul, dit Almeyde, mets ta vie en fürete', & laifle une » maiheureufe victime a fon fort. Qu'as-tu dit, «cruelle? repondit Almoran. Quel autre parti, «répliqua t-elle, nous refte-t-il a choifir? II «inpus relte, dit Almoran, de faifir cette féü« cité a laquelle une cérémonie publique ne peut »nous donner de nouveaux droits; cara quoi »lerviroit elle , qua déclarer ceux qui m'appar» tienner.t? Hs étoient alors fur un fofa. Le prince paffale bras autour d'elle, mais elle s'en' arrach'a tout dun coup. Une larme parut au bord de fes yeux, qui fe tournèrent vers lui, d'un air grave , mais tendre. « Eft - ce... mals non, dit -> elle \ «avecernbarras, ce ne peut être la voix d'Ha«met. Quelle idéé! interrompit Almoran: quella «autre voix pourroit t'inviter a finir les maux » d'Hamet & d'Almeyde, a mettre les tréfors de »ton amour a couvert, a cacher, dans 1'invio« lable afyle du paffé, des plaifirs que nous ne »pouvons perdre aujourd'hui fans les rifiquer »pour jamais, a les mettre au-delTus du pou» voir, non-feulement d'Almoran, mais du deftin « même? » Avec cette aveugle effufion de défirs, ü la reprit dans fes bras; & ne trouvant pas de ïéfiftance, fon cceur commencoit a triompfier I  it%6 Almoran du fuecès; mais a la ruine entière de fes efpérances , il s'appercut auffitöt que fes fens I'aVoient abandonneer Lorfqu'elle fut revenue de eet évanouifTesnent, elle s'éloigna de lui, pendant qu'il fembloit balancer fur fes réfolutions; & détournant Je vifage, elle verfa un torrent de larmes, Enfuite, ayant retrouvé la force de parler, elle fe couvrit la tête de fon voile, & fe rapprochant de plus prés :« J'étois préparée a tout, dit-elle a » a 1'exception de ce qui vient d'arriver. Eb ! par 33 oü la malheureufe Almeyde a-t-e!le mérité ce s> traitement d'Hamet? Je te regardois comme »j lafeule confolation de mon infortune; & lorf33 que mes pleurs couloient de mes yeux dans le 33 filence & la foütude, je penfois a toi; je m'en33 tretenois de la chafte lardeur de ton amitié, jjrafinée, perfectionnée par la nobleife & les 33 charmes de 1'amour ; c'étoit mon tréfor ! & Ia r penfée de le pofféder adouciflbit toutes mes 33 fouffrances par ce bonheur des miférables, qui « faifant goüter les joies du ciel dans une forfe w de richefTe ignorée, infpire Ia farce de méprifer >3 le froid & la faim, & de fe réjouir au milieu des 33 plus affreufes mifères de la pauvreté, Cet état >3 faifoit ma dernière relfource: mais je me vois »a préfent défolée, fans fecours, & mon ame  ET H A M E T0 23t J- cherche avec terreur, autour de moi, uri reï'fuge qu'elle ne peut plus troüver. Trouvez-le 33 en moi ce refnge, interrorrtpit Almoran. Hé33 las ! dit Almeyde, quel refuge pour mes péines, «dans un homme que le plaifir d'un léger inf« tari't rend capable de fouiiler la pureté de mon «cceur, & d'aggraver mon infortune par le ressmords du crime » ! Almoran, qui reconnut 1'inutilité de route! fes inftances, pour lui faire oublier fes principes, ri'imagina plus d'autre reffource que de les détruire. « Quand, dit-il , la belle Almeyde fe « réveillera-t-elle ? Quand ces fonges de folie & 33 de fuperftition s'évanóuiront-ils? II n'eft pas « d'autre vertu que celle qui produit le bonheur « & tout ce qui produit le bonheur eft par con~ « féquent vertu : les formules, les mots, & les « cérémonies que lés prêtres font regarder comme « des inftitutions du ciel j ne font que des arts 93 trompeurs, pat lefquels ils gouvernent les foibles humains ss. Ce langage impie fit pafler Almeyde de la douleur a 1'indignation. « Cette loi facrée, dit« elle, que tu ne fongeois d'abord qu'a violer # »3tu Ia tournes a préfent en ridicule; c'eft rom>? pre a jamais les tendres liens par lefquels mon » ame étoit unie a la tienne, Tu n'es pas ce qug I 2  33 je t'aï eru , & je n'ai jamais aime' ce que tu esV » Je n'ai malheureufernent aimé qu'un fantóme,33 qui s'eft évanoui devant moi, pendant que je 33 m 'efforcois de le retenir. Almoran tenta de répliquer : mais ni la vertu, ni fa raifon d'Almeyde, n'admettoit aucun débat fur un fujet de cette nature. « Ce prodige, lui dit-elle, que 3> j'ai regardé comme une impofture ou comme 33 une opération magique, je la révère a préfent 33 comme la voix du ciel, qui ma fauvée de tes 33 bras, paree qu'il connoiflbitle fond de ton cceur. 33 Ma volontéfera foumifeala fienne; & ma voix 33 prononcs comme lui qu'Almeyde doit etre au 33 prince Almoran 33. Toute 1'ame d'Almoran étant fufpendue par la force de 1'attention, il concut de ncuvelles efpérances; & raccompliifement de toutes fes vues lui parut certain, quoique par des voies directement oppofées a celles qu'il venoit d'ernployer. II s'eftima plus heureux d'avoir mérité la haine d'Almeyde fous la forme d'Hamet, que s'il eut tiré le dernier avantage de fon amour: le chemin qui devoit le conduire au terme étoit ouvert devant lui; & pour obtenir la main d'Almeyde, il n'avoit befoin que de reprendre fa propre figure. Ainfi,loin d'adoucir fon refientiment, il ne yenfa qu'a 1'aigrir : « Si tu n'as aimé, lui dit-il  ET H A M B T. 135 te qu'un fantóme, qui n'exiftoit que dans ton ima» gination , c'eft auffi fur un fantóme que ma teri33 dreife s'étoit fixée. Tu n'as en effet que la forme 33 de ce que je nommois Almeyde. Tu as rejeté 53mon amour, paree que tu n'as jamais aimé: ssl'objet de ta paffion n'étoit pas Hamet, mais le 33tröne; & tu fais , de 1'obfervation d'une céré33 monie dans laquelle il faut étre infenfé pour ssfuppofer du bien ou du mal, un prétexte pour "violerta foi, dansl'unique vue de pouvoir en33 core gratifier ton ambition 33, A eet outrageant reproche, Almeyde ne fit aucune réponfe ; & le prince fortit immédiatement pour aller reprendre fa figure, & tirer 1'avantage qu'il fe promettoit de la difpofition que Tapparence d'Hamet venoit de produire en fa faveur. Mais Ofmyn, qui, le prenant pour Hamet , l'avoit arrêté lorfqu'il fe rendoit chez Almeyde, 1'attendoit a fon retour, & s'étoit placé dans cette vue k quelques pas de 1'appartement. Ofmyn n'étoit pas content du fuccès de fa première déclaration; il avoit cru remarquer dans 1'ame d'Almoran un trouble qu'il ne pouvoit expliquel en le prenant pour Hamet, & qu'une feconde réflexion lui faifoit trouver plus étrange encore que la première : il fouhaitoifc donc de renouer une converfation avöc lui, pouy li  ij;! 'Almoran achever de lui découvrir fes fentimens & fe* vues. Almoran, malgré 1'impatience naturelle de fon humeur & 1'embarras. de fa fitüation , ne put réfifter au doublé motif de fa curiofité & de fes craintes; il préta long-temsil'oreiüe auxdifcours d'Ofmyn, Ses propres queftions le remplirent d'une nouvelle terreur, en lui faifant de'couvrir de nou-?, .veaux objets de défiance & de nouvelles preuVes de perfidie, Cependant il perfrfta dans la ré, folution de ne pas chaffer Ofmyn de fon pofte, pour ne donner aucune ombre de foupcon, & pour être inftruit, avec plus de certitude & de facihté , de toutes les. entreprifes qu'il avoit | ledoyter,  1t Hamet. 135*. CHAPITRE VIL j\. l m e y d e ne Fut pas plutöt feule, que fe retracant les circonftances de la fcène qu'elle venoit d'elfuyer, chaque inftant la pénétra d'une nouvelle impreffion de furprife, de douleur & de reffentiment; tantöt elle déploroit fon infortune, tantót elle concevoit le deifein d'en punir 1'auteur, auquel tout lui perfuadoit que fa mauvaife fortune avoit fait jeter le mafque qu'il avoit pris jufqu'alors pour la tromper. II lui fembloit fort aifé de tirer une févère vengeance d'Hamet, pour 1'indigne traitement dont elle croyoit avoir a fe plaindre, en découvrant a fon frère qu'il s'étoit ouvert 1'entrée du férail par la trahifon de 1'e'unuque de garde qui s'étoit lailfé corrompre. La penfée de le traiter avec cette rigueur fut un moment rejetée comme un exces d'emportement & de haine, mais écoutée le moment d'après, comme une juftice dueau prince Almoraa, ou comme une punition dont 1'hypocrifié d'Hamet le rendoit digne; rejetée, lorfque fa douleur , toujours mêlée d'un tendre fouvenir de ce qu'elle avoit aimé, prenoit 1'afcendant ; écoutée , lorfque la douleur faifoit place a 1'indignation», I4  *3§ Almoran C'eft ainfï que les foibles mortels font porte's a confidérer une méme adion fous 1'apparence de vertu ou de vice , par 1'influence des differente;; paffions qui la leur repréfentent dans un fi différent jour. Almeyde, de cette délibération fur le fort de fon amant, paflTa naturellement a confidérer quelle feroit fa punition , fi fon crime étoit connu de fon frère ; & les funeftes images que cette idéé répandit auffitöt dans fon ame la réduifirent tout d'un coup au filence: « Moi! je »verrois cette main, dit-eile bientöt, que j'ai » fi fouvent fentie tremblante de joie, quand elle »tenoit la mienne, je laverrois noire & roidie par «la violence du tourment? (i) Je verrois ces »yeux, quife font tant de fois & fi tendrement «attachés fur les miens, égarés de défefpoir & » d'horreur! cette bouche d'oü s'exhaloient les »plus doux foupirs, livide, entrouverte , dans »les convulfions de la mort » j Ces horribles repréfentations la pénétrèrent de terreur & de pitiéjfon cceur s'abyma dans elleméme; fes membres tremblèrent, elle tomba étendue fur le fofa, & 1'inonda de fes larmes. Cependant, Hamet, toujours revétu de la forme d'Almoran, étoit entré au palais. II prit (i) Allufion aux effets du fata! cordon.  et Hamet. 1137 immédiarement le chemin de 1'appartement des femmes. Au Feu de cette joyeufe ardeur, de ce mélange de zèle , de refped & d'afïèdiort, que fes yeux étoient accoutumés a trouver de toutes parts, il ne remarqua que de ia confufion, de 1'inquiétude & de la terreur. Tous ceux qu'il rencontra far fon paffage, fe h'atèrent de fe profterner devant lui, & craignirent de lever la tête jufqu'a ce qu'il fut paffe'. II continua néanmoins d'avancer d'un pas précipité; & trouvant J'euDuque de garde a fon pofte , il lui dit impatiemment; Almeyde. Auffitöt 1'efclave marcha devant lui, & le conduifit a la porte de la chambre , qu'autrement il n'auroit pu trouver, ou dont il n'auroit ofé s'informer diredemenr. En cntrant, fon vifage exprimoit toutes les palfions que les circonftances avoient excitées dans fon ame. II jeta d'abord un regard févère autour de lui, pour obferver fi fon frère n'étoit pas préfent: enfuite, pouffant un profond foupir, il tourna les yeux avec un regard de foiblefie & d'amour, fur fon Almeyde. Sa première vue e'toit de découvrir, fi l'ufurpateur de fes droits 1'avoit déjafuppianté; & dans ce deiTein il tacha de raffembler toute la force de fon c/prit. Il confidéra qu'il paroiffoit, non comme! ui -même, mais comme Almoran, & qu'il devoit tirer la vérité dAImeyde fur ce qui s'étoit paffe avec  138 Almoran Almoran, tandis qu'elle le prenoit pour Hamet j ii falloit garder a toute forte de prix les apparences du caractère, jufqu'a 1'éclairciifement de fes doutes. II étoit fi perfuadé que la vifite d'Almoran avoit précédé la fienne, qu'il n'en fit pas Ia queftion, & qu'il fuppofa le fait. II ne contraignit pas moins fa tendreffe & fes craintes; & jetant un regard férieux fur Almeyde, qui s'étoit levée en rougiffant a fon approche; cc Al«meyde, lui dit-il, eft-elle toujours infenfible »pour moi ? A-t-elle prodigué fon amour k »I'heureux Hamet » ? Au nom d'Ham et, la rougeur & la confufion d'Almeyde augmentèrent. Son ame étoit encore obfédée des redoutables images de tout ce que ce prince auroit k fouffrir, fi fa vifite étoit découverte ; & quoi qu'il fut k craindre qu'elle ne Ie fut déja, elle fe flattoit qu'on pouvoit en être encore au foupcon, & c'étoit fur elle alors que tomboit le foin d'écarter ou de csnfirmer les; défiances qui pouvoient décider du fort d'Hamet, Dans cette critique fituation , elle, qui peu de momens auparavant, balancoit fi elle ne devoit pas l'acclifer volontairement , lorfque pour lefauver il fulfifoit de fe taire , fe détermina fans écouter fes refTentimens, a ne rien épargner pour (i füreté, quoique la diffimulation fut iadifpexir  et Hamet. 13^ fable , & que le fuccès même en fut extrêmement incertaia. Au lieu de répondre a la queftion d'Almoran, elle ne fit que la répéter. « Prodigué, » feigneur ! a-qui ? au prince Hamet ? Lui, dont cette évafion ne fit que redoubler les foupcons, repondit avec une émotion fort vive: « Oui, «Hamet; ne vous a-t il pas quittée depuis un « moment? Quittée depuis un moment! répliqua»t-elle, avec un furcroït de confufion & de » rougeur », Hamet, dans Fimpatience de fa jaloufie, conclut que les pafiions qu'il voyoit exprimées fur fon vifage, & qui ne venoient que d'un combat entre fa tendrefle pour lui & fon amour pour la vérité, avoient leur vraie fource dans ce qu'il appréhendoit le plus, & qu'elle avoit le plus d'intérét a cacher, c'eft-a-dire un oubli de fa vertu, dans lequel une fauffe reffemblance , jointe aux vices d'Almoran, Favoit entramée. II s'éloigna d'elle, avec un regard douloureux, &demeura quelque tems muet. Almeyde remarqua que le trouble régnoit plus que la fureur , fur fon vifage ; elle fe flatta d'arrcter fa curiofité, en guérijfant tout d'un coup fa jaloufie , dont elle crut voir la fin lorfqu'il feroit informé de la réfolution qu'elle avoit prife en fa faveur. Ainfi, rompant le filence, d'une voix douce & tendre, quoique trifte & tremblante , dis lui dit, comme a celui qu'elle croyoit Al-  *1° Almoran. moran; « ne tournez pas le vifage dq eet au* "fombre & chagrin : accordez-moi eet amour, « que vous m'offriez il y a peu d'heures; & tout >s 1'avenir fera 1'expiation du pafTé ». Sur Hamet, dont le cceur repondit involontairement a la voix dAlmeyde, ces deux mots eurent dans 1'inftant une force irréfiftible; mais fe rappelant bientöt la figure qu'il portoit, & par conféquent a qui ce langage étoit adreffé, il fut frappé d'un nouvel étonnement, & les tourmens de fon ame redoublèrent. Dans la fuppofition de ce qu'il avoit d'abord appréhendé, c'eft-a-dire qu Almoran 1'eut féduite fous la forme d'Hamet, il ne pouvoit expliquer ces termes de faveur & de complaifance , qu'elle lui adrelToitfous la forme d'Almoran. Ses queftions recommencèrent fur lui-même , avec diflerentes fortes de craintes. Elle, toujours dans la vue de les. arréter, autant pour le falut d'Hamet, que pour fortir d'embarras, répondit avec un foupir na-r turel; « que ton repos ne foit plus troublé par «Ia moindre idéé d'Hamet; Almeyde a cefle d'y 33penfer, & renonce pour jamais a lui». Hamet s'étoit fortifié contre tout ce qui pouvoit arriver a Ia perfonne d'Almeyde ; mais prenant ce qu'il venoit d'entendre , pour une aliénation d'efprit, il ne putle foutenir : tu renonce? è Hamet! s'écria-t-il avec un regard défefpéré. ,  et Hamet. j^j £: d'une voix, qui ne reffembloit prefque pas a la voix humaine. Almeyde , dont 1'étonnement croiflbit a chaque mot, repondit d'un air & d'un ton attendriflant: cc Almoran eft-il donc offenfê 33 qu'Almeyde renonce a Hamet & ceffe d'y 33 penfer 33? Hamet s'entendant donner le nom de fon frère, réfléchit encore fur fa fituation ; & 1'idée qui lui tomba la première fois a 1'efprit, fut que 1'altération des fentimens qu'Almeyde avoit eus pour lui, e'toit peut-être 1'effet de quelque violence, a laquelle Almoran s'étoit eniporté fous fa r^flèmblance. Cette penfée le fit revenir a fon premier projet, & le détermina même a lui demander ouvertement fi elle 1'avoit vu fous fa propre apparence. II lui fit cette queftion avec autant de gravité que d'ardeur, dans des termes convenables a fa forme, comme a fa fituation préfente. cc Réponds-moi, lui dit33 il; ces portes fe font-ei! es ou vertes pour Ha33 met? Hamet a-t-il obtenu la poflèfiïon de 33 ce bien, qui m'eft accordé par la voix du 33 ciel 33 ? Almeyde répondit a cette doublé queftion par une fimple négative ; & fa réponfe, par conféquent, fut tout a la fois fauffe & vraie: il étoit vrai que fa vertu n'avoit pas recu d'atteinte , & qu'Hamet ne 1'avoit pas vue; mais le défaveu da  342 A £ M Ö R A lt fecond de ces deux points étoit faux, pare» qu'elle étoit dans 1'opinion contraire. Le feul Almoran avoit paru chez elle, mais elle croyoit avoir vu fon frère. Cependant Hamet fut content de fa réponfe , & ne put en découvir la fauffeté. II leva les yeux au ciel, avec des ex-* preffions de reconnoilTance & de joie; enfuite fe tournant vers Almeyde: cc Jure donc , lui *> dit-il, que tu n'as rien accordé, de ce qui doit «être réfervé pour moi. » Almeyde, qui ne voyoit rien de plus important que de lui tranquilifer 1'efprit, repondit immédiatement; cc j@ «jure que je n'ai rien accordé au prince Hamet, «que tu puiffes regretter: le pouvoir qui m'a » deftinée pour toi, a défuni mon cceur d'Hamet,, « a qui je renonce devant toi », Hamet, confondu par cette réponfe, tomba dans une agitation d'efprit, qui fe fit connoïtre par des regards & des geftes auxquels Almeyde ne s'attendoit pas, & qui la plongèrent elle- même dans une nouvelle confufion. C'étoit un myftère incompréhenfible pour elle, que celui qui le matin du même jour avoit follicité fa tendreife avec tant d'impatience , en regut maintenant 1'offre avec des témoignages de chagrin & de colère. D'un autre cótéle trouble du prince croiffoit de plus en plus: cc qu'eft devenu, lui dit-il,  et Hamet, t^ «cette conftance que vous jüriez k Hamet? Et 93 par quel excès d'amour eft il mainteaaat «abandonné»? L'embarras dAlmeyde redoubla : elle fentaÉ toute la force de ce reproche, en le fuppofant forti de la bouche d'Almoran; & le feul moven de fe fortifier étoit un fincère aveu de ce qu elle avoit réfolu de cacher aux dépens de fa bonnefoi. Almoran étoit aufllrelevé dans fon opinion, pendant que fa forme étoit animée , par 1'efprit d'Hamet, que le malheureux Hamet avoit été dégradé lorfque la fienne étoit animée par 1'efprit d'Almoran. Ce relfentiment de la perfidie dont elle faifoit gloire pour fon rival, quoique favorable k fes plus tendres & fes plus ardens défirs , fembloit enfermer une horreur du vice a une générofité de cceur, qu'elle n'auroit pas cru compatibles avec fon caradère. A ce reproche, elle ne put répondre que par des plaintes ; & pour éluder la queftion, elle ne fit qu'cbferver 1'inconfiftence qu'il marquoit dans fa propre conduite : cc votre langage,dit~elle,rr;e paree 33 le cceur. Vous condamnez ma complaifance «pour vos défirs, & mon obéifTance a cette 3» voix que vous regardez comme une révéla33 tion de la volonté du ciel. Le caprice du défir *>vousa-t-il déja fait jeter les yeux fur quelque ?3nouvel objet?Et cherchez-vous un prétexte  M4 'A' L M O R A M » pour refufer 1'ofFre Volontaire, de ce que vou* «penfiez tantöt a prendre par force » ? Hamet alors, enüammé d'un vif reffientiment contre Almeyde, quoiqu'il ne put la regarder fans défir, & brülant tout a la fois de fe Venger d'Almoran, fut foudainement tenté de fatisfaire toutes fes paffions en prenant avantage des impoftures d'Almoran & de la perfidie d*Almeyde pour les punir 1'un & 1'autre. Ce confentement d'Almeyde étant prononcé, il pouvoit faire appcler un prêtre a 1'inftant, & paffer enfuite a la confommation de fon mariage; fes défirs auroient été remplis par 1'afte méme, dans lequel Almeyde auroit cru fe donner perfidement a fon rival auqüel il abandonneroit enfuite (i) des beautés dont il auroit obtenu la poffeffion, & qu'alorsilrejetteroitavec dédain, comme le voile trompeur d'une ame qu'il ne feroit jamais capable tfaimer. Dans la prémière chaleur, dont fon imagination fut enflammée par cette penfée, il la prit entre fes bras avec une forte de furie, dans laquelle toute la rage de toutes les paffions fut. ala fois concentrée; « qu'un prêtre, s'écria t-il - (t) La figure «ft ici pouffée fi join ^ ^ ^ p,u$ aifé de démêier la yérité hiftorique ; mais il fe trouvera deï letfeurs intelligent qui fauront l'y découvrir. « d'une  2 t Hamet. 145* V.d'utae voix troublée, vienne a 1'inftant nous 33 unir ! Que notre être entier foit compris dans 33 ce moment, fans autre prétention au futur nï 33 au paffe ! Et la ferrant fur fon fein ; cc vous, 33 puiflances invifibles, mais préfentes, qui caufefc 33 ma transformation, prolongez d'une heure feilen lement cette myftérieufe métamorphofe ; & 33 je fuis foumis pour jamais a vos volontés 33 I Almeyde, épouvantée de cette inintelligible & furieufe invocation , s'efforca de s'arracher de lui, pale & tremblante ,', fans trouver la force d'ouvrir les Icvres. II jeta fur elle un ceil de tendreffe ; & fe rappelant avec quelle pure ardeur il 1'avoit aimée , fes vertus reprirent auffitöt 1'afcendant : il la laiffa libre , il tourna la tête pour dérober une larme prête a couler de fes yeux ; & d'une voix baffe , altérée par le tumulte de fes idéés : cc Non , dit - il, Hamet 33 ne ceffera pas de dédaigner un plaifir vil Sc 33 paffager ; jamais dans fon cceur une pafiion 33 brutale ne lervira d'inftrument a la vengean33 ce. J'ai langui pour les pures délices , quï 33 n'ont leur fource que dans le mélange des ,33 ames , & qui recoivent leur perfection d'une 33 contiance & d'une complaifance mutuelles ; 33 arracberai-je aujourd'hui, fous ce déguifement 33 qui change mes traits & dégrade ma vertu , 33 la poffeffion fortuite d'une perfide beauté que K  33 je dois haïr & méprifer ? Que ce faux bonheur 33 foit le partage de ceux qui me portent une 33 injufte haine, & que jamais il ne foit le mien bs Ces courtes réflexions lui rendirent auffitöt toute fon élévation dame, & la dignité de la vertu a laquelle il fentoit que la vi&oire étoit demeurée dans le combat, le rendit, dans ce glorieux moment, fupérieur a fon infortune : fes mouvemens fe calmèrent, & fon vifage devint tranquille ; il confidéra les torts qu'il fouffroit, non en amant offenfé , mais en juge ; & la réfolution qu'il prit fur le champ, fut de fe faire connoïtre d'Almeyde & de lui reprocher fon crime. II obferva fa confufion fans pitié, comme 1'effet, non de la douleur, mais du crime ; & fixant les yeux fur elle , avec la févérité palfible d'un être fupérieur & blelfé : «Telle eft, 33 lui dit-il, la bonté du tout-puiffant pour les 33 enfans de la pouffière, que leurs infortunes, 33 comme les poifons, fervent d'antidotes 1'une 33 a 1'autre 33. Almeyde demeura fixée d'étonnement & d'attente ; elle le regarda fort attentivement, mais continua d'être muette. «Tes regards, lui dit 33 Hamet, font remplis d'étonnement ; cepen33 dant tout ce que tu viens de voir & d'entendre 33 n'eft rien en comparaifon de ce qui te fera 33 fevélé, Tu connois par quel prodige Almey-  et Hamet. 147 »' de éc Hamet ont été fi récemment féparés : 33 je fuis eet Hamet, comme tu es cette Almey33 de33. Elle voulut 1'interrompre ici : mais Hamet, élevant la voix, demanda c'etre entendu: » Au moment de notre féparation , reprit-il , 33 miférable mortel que je fuis, enfant de défo33 béiflance & d'erreur, je me fuis révolté au 33 fond du cceur contre le deftin que je portois 33 écrit fur ma tête , paree que je te croyois 33 alors fidelle & conftante ; mais fi 1'union de 33 nos mains s'étoit accompüe, je ferois plus rnï33 férable encore, car je connois a préfent ton 33 inconftance & ta fauflTeté. Cette connoiffance 33 m'a pénétré 1'ame de douleur ; cependant elle 33 a guéri la bleffure que m'avoit caufée ta per33 te : & quoiqu'aujourd'hui je fois forcé de 33 porter la figure dAlmoran , dont les vices 33 déshonorent aduellement la mienne , je feraï 33 pefé, comme Hamet, dans ia balance , & ne 33 fouffrirai qu'autant que je ferai furpris en dé33 faut 33. Almeyde , dont toutes les facultés étoient alors dans un défordre qui différoit peu de 1'égarement, perdue dans un labyrinthe d'obfcurités & de doutes, également effrayée des fuites de ce qu'elle avoit entendu, foit qu'elle dut ie croire vrai ou faux, fouhaitoit impatiemment néanmoins de le pouvoir éclaircir, & neut pas Ka  Ï48 . Almoran plutót retrouvé la voix • qu'elle demanrJa au, prince, quelque preuve de la vérité du prodige dont il l'affuroit. II pouvoit la fatisfaire aifément par le récit de quelque particularité qui ne fut connue que d'elle & de lui : mais au même inftant, Almoran s'étant dégagé d'Ofmyn, qui 1'avoit retenu fort long-tems , reprit fa propre figure ; & pendant que les yeux d'Almeyde étoient fixés fur Hamet, ce prince éprouva le même changement, qui le fit reconnoïtre d'Almeyde par fes propres traits. cc O dieu ! s'écria33 t-elle avec un étonnement qui ne peut être 33 exprirné, ta figure change , & c'eft'Hamet 33 que je vois ! Oui , répondit-i!, une opéra3>tion inconnue me rend a moi-même ; mais 33 dans quel abyme ta perfidie fe cachera-t-elle 33 jamais ? 33 Ce reDroche étoit plus qu'elle n'étoit capable de fupporter ; il la recut au mo« ment qu'elle tomboit fans connoilfance , & la foutint dans fes bras. Cet incident renouvela auffitöt toute la tendrefl'e de fon amour. En confidérant 1'effet de fa douleur , en la preffant, dans la fituation oü elle étoit fur fon fein, il perdit le fouvenir des outrages qu'il croyoit avoir recus d'elle ; il Ia vit reprendre fes fens avec un plaifir qui bannit pouf un moment le lentiment de fes infortunes. La première réflexion d'Almeyde tomba fur  E T H A M E T. 14^ Ie piége oü elle avoit été prife, & fa première fenfation fut la joie d'en être échappée. Elle vit d'un feul coup - d'ceil , toute la complicatie® d'évènemens qui avoient caufé fon erreur & fes peines. Rien n'étoit plus néceffaire a'ors que de 1'expliquer au prince Hamet; ce qu'elle ne pouvoit néanmoins fans découvrir que fes réponfës aux queftions du prince n'avóient point été fincères pendant qu'elle le prenoit pour Almoran : cc Si tu crois, lui dit-elle, avoir obfervé 33 quelque vertu dans mon cceur , qu'elle te « faffe pencher a la pitié pour le vice qui peut 53 s'y trouver mêlé. Je fuis tombée dans les 33 piéges du vice, mais je dois ma délivrance a 33 la vertu. Almoran , car je connois a préfent 30 que ce n'étoit pas toi, Almoran s'eft préfenté 33 a moi fous ta forme : il a profané ton géné33 reux amour , par des efforts pour féduire 33 ma vertu : j'ai fu réfifter a fon importunité , 33 & me fauver de fes piéges ; mais le crime 33 d'Almoran a fait tomber mon reflentiment fur 33 Hamet. Je t'ai cru coupable des vices , que 33 j'ai découverts en lui fous tes traits ; & dans 33 Ie tourment de la douleur , de la furprife & 33 de 1'indignation, mon cceur a renoncé a toi: 33 cependant je n'ai pu foutenir de te livrer k la 33 mort, ni découvrir k ton frère 1'odieufe enïj treprife que j'attribuois k toi : lorfque tu m'irt- K5  A L M O ü A N «terrogeois fous la forme d'Almoran, j'éfois "«ntrainée k la diffimulation , par la tendreiTe « que mon cceur fentoit encore pour Hamet. « Je te erois ! dit Hamet, en la ferrant avec' » un tranfport d'amour & de joie. Je t'aime , * & c eft la vertu que j'aime en toi: mais puif«fent les étres purs, exaltés , fupérieurs fans « doute aux paffions qui refpirent k ce moment 1 dans mon cceur > Pardonner k ma foibleffe fi » je t'aime auffi pour ta faute ! Cependant, que «le pénl auquel elle t'expofoit, nous apprenne « a marche-r ferme dans Pétroit fentier ; qu'il «nous apprenne, chère Almeyde, k ne jamais « confier qu'au tout-puiffant la garde de notre « paix ; car celui qui s'égare dans le labyrinthe « de la fauffeté manquera le bien qu'il cherche, « & rencontrera le mal qu'il veut éviter. Ton «Hamet n'a pas été plus exempt de tentation « que toi ; mais il a recu d'en haut ia force d'y « réfifter. Si j'avois ufé de 1'occafion ou du pou«voir de rendre Ie mal pour le mal, qui me « venoit des arts mêmes qu'on employoit con« tre moi ; fi je n'avois pas dédaigné une ven«geance fecrète, non avouée, & les profanes «plaifirs d'un brutal emportement, j'aurois pu « tarracher tes faveurs fous ia forme de mon «frère, & j'aurois fait un irréparable outrage, « non-feulement k toi, mais a moi-même 3 car  et Hamet. "ïJ% *> alors m'auroit-il été permis de prétendre , » comme Hamet, aux tréfors dont j'aurois joui m comme Almoran ? & comment aurois-tu pu *> donner a la paffion d'Almoran , ce qu'Hamet »j fe feroit réellement approprié ? » CHAPITRE XVII. ]VÏ ais pendant qu'Almeyde Sc Hamet fe félicitoient mutuellement des dangers auxquels ils étoient échappés, d'autres maux les menacoient; & quoique faciles a prévoir, ils ne s'étoient pas préfentés a leur efprit. Almoran, qui triomphoit dans la perfpeftive d'un fuccès fort au-deffus de fes efpérances, Sc qui fe croyant certain de la poifeffion d'Almeyde pour 1'heure d'après, n'étoit pas moins fur de 1'arrivée de cette heure, entra dans 1'appartement d'Almeyde; mais appercevant Hamet, il recula d'étonnement Sc d'incertitude. Hamet demeura ferme dans fa pofition, Sc Ie regarda d'un eeil fixe, qui portoit tout a la fois le reproche & la confufion. « Qui m'ofe trahir » ici ? dit Almoran. Qui peut t'avoir introduit » dans cette chambre ? & par quelle rufe t'y 33 es-tu fait conduireï  Almoran * EIolgne de tes idees , répondit Hamet $ * qu'il y ait ici d'autres rufes que les tiennes : » c'eft par ces arts mêmes, pour lefquels tes » vices t'ont fait employer les puiffances des * ténèbres, que j'ai pénétré dans cette chamm bre & que je m'y fuis fait admettre. Ta £» gure, dont ils ont le pouvoir de me revêtir, » m'en a fait ouvrir les portes ; & le retour de *> la mienne m'a fait découvrir & parer Ia frau=i de que ce doublé changement devoit produi» re. Tu n'as pu, fous la forme d'Hamet, inf« pirer pour toi que de la haine a la vertueufe » Almeyde ; & je te défie, fous la forme d'Al» moran, de lui faire naïtre de 1'amour ». Almeyde n'eut pas de peine a prévoir, que Ia tempéte qui fe formoit autour d'elle, tomberoit fur la tête de fon amant ; elle s entremit entre les deux frères ; elle leur paria fucccffivement , en prefTant Hamet de garder le filence, & conjurant 1'autre de ne pas écouter fa colère. Almoran, fans regarder Almeyde & fans répondre a fon frère, frappa fortement du pied ; & les meöagers dé mort, i qui ce fignal étoit familier, parurent auffitöt a Ia porte. Almoran leur ordonna de fe faifir d'Hamet. Son vifage étoit pale & livide , fa voix altérée de rage. La conftance d'Hamet ne parut pas s'émouvoir ; mais Almeyde, fe jetant aux pieds  et Hamet. iy^ 'd'Almoran , embraffa fes genoux fans parler. H s'arracha d'elle dans un mouvement foudain de furie. " Le monde a genoux, lui dit-il, n'ob» tiendroit que mon dédain. II n'y a pas de " fuppüces inventés par 1'art, que je ne lui faffe »fouffrir ; & fi la mort le dérobe a ma ven» geance , je ferai fervir fes membres mutilés & » fans fcpulture , a nourrir les bêtes farouches » du défert, & les oifeaux de proie du ciel». Pendant que cette menace étoit prononcée , la malheureufe Almeyde tomba fans aucun figne de vie. Hamet tenta, par d'inutiles efforts, de fe procurer un inftant de liberté pour la relever ; elle fut emportée dans les bras de quelques femmes , appelées pour lui do.nner du fecours. Dans eet épouvantable moment, Hamet, quï fentit défaillir fon courage, leva douloureufement les yeux ; il ne put former aucune parole ; mais une prière s'éleva de fon cceur vers le ciel , & fut acceptée de celui qui pénètre toutes nos penfées, avant même qu'elles ayent été congues. La fource des forces fut ouverte pour le prince Hamet. Ses yeux brillèrent du feu de la confiance, & fon fein fut dilaté par 1'efpoir. II erdorma d'une voix forte , a la garde qui Ie conduifoit, d'arrê'tér : elle obéit, fans ofer répondre. Alors étendant la main vers Al-  1^4 Almoran morart , qui fembloit embarialfé devant lui ï, « Tyran ! lui dit-il, écoute ce que j'ai a te dire; » c'eft ton génie qui te parle par ma voix. Que » t'eft-il revenu de tes crimes, qu'une accumu" lation de misère ? Quel plaifir as - tu tiré de » régner feul? Quel contentement, de Fobftacle » que ta noire jaloufie t'a fait mettre a mon 33 mariage ? Quel bien , de cette puiffance, join33 te a ia tienne par quelque mauvais démon ? 33 Quel eft a ce moment ton partage ? la fureur, »Paffliction & le défefpoir. Moi-mëme, que tu 3> vois ton captif, que tu as injuftement dépouillé 33 de Pempire, plus injuftement encore de 1'objet =*de mon amour, je m'eftime heureux en com» paraifon de toi ! Je fais que mes peines, quel 33 qu'en foit le nombre, feront courtes : elles 33 finiront avec la vie, & je ne connois pas de vie 33 qui foit longue. Alors comrnencent les tems 33 fans fin ; & pendant les tems fans fin , tes 33 peines ne celferont pas d'augmenter. Le mo3> ment eft proche oü tu poferas Ie pied fur 3> cette dernière ligne de la vie, unique palfage » qui mène au ciel, étroit paffage , étendu fur 33 Fabyme dont la fumée s'exhale fans ceffe. Lorf33 que ton ceil verra devant toi le terme dans, 331'éloignement, lorfque tu n'appercevras der33 rière toi aucune retraite, lorfque tes pas fe33 ront chancelans , 'que tu trembleras de voir  et Hamet. iff » foüs toi une profondeur que la penfée même 33 n'eft pas capable de mefurer ; alors 1'ange de 33 diftribution lèvera contre toi fon inexorable 33 main ; tes pieds feront pouffés hors du che33 min qu'on ne paffe pas deux fois ; tu feras 33 plongé dans le gouffre de feu ; & quoique 33 deftiné a vivre toujours, tu ne t'en releveras 33 jamais 33. Pendant qu'Almoran, frappé de terreur a ce difcours, éprouvoit la force d'un afcendant qu'il ne pouvoit furmonter, Hamet futenlevé paria garde, avant qu'il y eut d'autres ordres donnés fur fon fort, que ceux qui paroiffoient renfermés dans la menace de fon frère. On ne lui fit pas de violence; mais, en attendant que 1'intention du roi fut connue, on le conduifit dans un donjon, voifin du palais, oü 1'on ne pouvoit entrer que par un paffage fouterrein ; & la porte ayant été fermée fur lui, il demeura dans 1'obfcurité, le filence & la folitude, tels qu'on peut fe les imaginer avant que la voix du tout-puiffant eüt produit la lumière & la vie. LorfquAlmoran eut affez rappelé fes efprits pour confidérer fa fituation, il défefpéra d'obtenir d'Almeyde la complaifance qu'il lui demandoit pour fes défirs, auffi long-tems que fon attachcment pour Hamet ne feroit pas rompu fans  iJö Almoran retour ; & ne pouvant fe promettre ce changement que de la mort de fon frère , il en prit auffitöt la réfolution. Dans cette fatale vue, il répe'ta le fignal, qui faifoit paroitre les miniftres de mort pour 1'exécution de fes ordres; mais le fon fe perdit auffitöt, dans le bruit d'un grand coup de tonnerre, qui fuivit immédiatement; & le génie, auquel il devoit le talifman , fe fit voir encore a lui. » Almoran , dit-il, je fuis aujourd'hui forcé » de reparoïtre a tes yeux par 1'ordre d'un pou«voir fupérieur, dönt la feule volonté, fi j'o«fois défobéir, peut me releguer dans un inftant »au-dela deslimites de Ia nature & de 1'étendue » de la penfée , pour y paffier 1'éternité feul, fans «confolation & fans efpérance. Et quelle eft, «interrompit Almoran, la volonté de cepuiffaiit «& redoutable être? Je vais te la révéler, ré«pondit le génie. Jufqua préfent des pouvoirs, »que la nature na jamais confiés aux mortels , «t'ont rendu capable de lever la verge de 1'ad«verfité contre ton frère. Comme c'eft d'eux »fuu!s que cette fupériorité t'eft venue, il t'eft «défendu de lever la main contre fa vie. Si c'étoit «ta propre force qui t'eüt fait obtenir 1'aft.endant, « e!!e n'auroit pas été refirainte: mais en devenant »libre de 1'affliger, il ne t'eft pas permis de le  etHamet. Ssperdre. Au moment que tu concevras lapenfe'e '^de te défaire de lui par la violence , la punition «de ta révolte commencera, & les horreurs de «la mort tomberont fur toi. Hé quoi ! répondit le confus Almoran; fi ce «terrible pouvoir eft dans les intéréts de mon «frère, il ne refte rien en ma faveur dans les «reffources de ta fageffe? jufqu'au dernier mo«ment de fa vie, je fuis condamné a ne plus « connoitre, ni repos, ni füreté, ni plaifir ? »Lève la tête, lui dit le génie; la pefante «main du défefpoir n'eft pas encore fur toi. Tu «ne peux être heureux que par la mort de ton « frère, & 1'arrêt du ciel te défend d'attenter a «fa vie : mais tu peux farmer contre lui-même; « & s'il périt par fa propre main , tes défirs fe«ront pleinement fatisfaits. O divin génie 1 s'é« cna Ie furieux Almoran , apprends-moi, nomme «feulement les moyens; & je les emploie dans «1'inftant même. « N'as-tu pas quelqu'un, lui «dit le génie, a qui tu puiffes te fier, un ami «capable «... A ce nom d'ami, le miférable prince treffaillit, & tourna les yeux autour de lui, dans un fentiment de défefpoir. II fe rappela la perfidie o'Ofmyn ; & par la même raifon , il foupconna tous fes courtifans d'ètre également perfides.  Ij*8 A L M O K A N «Pendant qu'Hamet vivra, reprit-il, je redou«terai la face d'un homme, comme un fauvage «qui roule dans les forêts pour chercher faproie. «Ne perds pas 1'efpérance, dit le génie, il fe «trouvera quelqu'un a qui tu puiffes donner ta «confiance. Qu'il foit introduit fecrètement prés »de ton frère , comme s'il y venoit a la déro«bée; qu'il laffe profeffion d'une extréme hor«reur pour ton règne, & de pitié pour fes in«fortunes; qu'il lui dife que les inftrumens de la «torture fe préparent aduellement pour lui, que «fa mort eft inévitable, mais qu'il peut éviter les «tourmens; & qu'il lui préfente alors un poi«gnard , comme 1'inftrument de fa délivrance ; «peut-être fe donnera-t-il, de fa propre main, «le coup qui te rendra le repos. « Mais, dit Almoran, qui charger de cette im«portante commiflion ? Qui? repliqua le génie; «toi-même. N'eft-i! pas en ton pouvoir de pren« dre la forme de celui que tu voudrois en char« ger ? Ce feroit Ofmyn, reprit Almoran, fi je ne le « connoiiTois pour un traïtre. Prends donc la forme « d'Ofmyn, dit le génie. Les ombres du foir font « a préfent répandues fur la face de la terre: fais «appeler eet Ofmyn dans Ie cabinet oü ton père « étoit accoutumé de fe retirer pour fes méditavtions nocturnes ; & lorfque ta figure fera pafTée  et Hamet. iyp «fur lui, je fermerai fes yeux avec le fceau du «fommeii, jufqu'a ce que 1'enchantement foit «rompu. Tu comprends qu'alors on ne pourra «rien tenter contre toi, & que ta transformation «ne fera connue que de toi-même «. Almoran, éclairé encore de la lumière de I'efpérance, alloit exprimer fa reconnoilfance & ik joie; mais le génie difparut foudainement. II ne penfa plus qu'a fuivre fes inftruclions. Il fitavertir Ofmyn de le venir joindre dans le cabinet, avec défenfe a tout autre d'en approcher. La, Ofmyn n'eut pas plutót pris fa forme, par la vertu ordinaire du talifman, qu'il le vit tomber devant lui dans un fommeii furnaturel. II forüt alors du cabinet, pour fe difpofer fecrétement a vifiter fon frere dans fa prifon.  iep Almoran CHAPITRE XVIII. X_/o F Fi c ie R, qui commandoit la garde da donjon, étoit Caled; ce même Caled, dont 1'autorité ne le cédoit qu'a celle d'Ofmyn: mais depuis qu'il avoit propofé une révolte en faveur d'Hamet , dans laquelle Ofmyn avoit refufé de s'engager, il favoit que fa vie étoit au pouvoir de ce premier miniftre : il appréhendoit qu'a la moindre offenfe, ou dans le plus leger accès de mécontentement, Ofmyn ne découvrit fon fecret au roi, dontilne pouvoit attendre qu'une mort certaine. Pour affurer ce fatal fecret, & fe délivrer d'une fi cruelle inquiétude, il s'étoit déterminé, du moment qu'il avoit vu fon ma-ïtre établi fur le tröne, a chercher quelque moyen fecret de perdre Ofmyn ; il fut confirmé dans cette réfolution par 1'inimitié qu'un efprit inférieur ne manque jamais de concevoir contre le mérite, pour lequel il n'eft capable que d'envie fans 1'être d'émulation, & par lequel il fe croit rabaiffé, fans trouver dans lui-même le pouvoir de faire un effort pour s'élever au même dégré d'honneur. II fut auffi confirmé par 1'efpoir dont il s'étoit rempli, de fuccéder au pofte d'Ofmyn après  KT H A M E T. !(n après fa mort. Scsappréhenfions d'ailleurs étoientaugmentées par 1'air fombre qu'il avoit cru remarquer fur le vifage d'Ofmyn; & ne fachant pas que c'étoit auffi 1'effet de la crainte, il le prenoit pour un figne de jaloufie & de quelque noire intention. Lorfqu'Almoran, revêtu de la forme d'Ofmyn, eut paue 1'avenue fouterreine qui conduifoit au donjon, il trouva Caled, auquel il demanda que 1'accès lui fut ouvert a la prifon d'Hamet, en montrant fon proprefeing, pour faire connoitre qu'il venoit par 1'autorité du roi. Caled, de qui fintérêt préfent étoit toujours de s'aflurer la faveur d'Ofmyn, en attendant que 1'occafion s'offrït de le perdre, Ie recut avec toutes les démonftrations poffibles de refpeét & d'attachement. Après 1'avoir introduit dans le donjon, il donna ordre qu'on tint prêt pour fon retour, un forbet affaifonné d'épiceries cordiales, les plus capables de chaffer lamalignité de 1'air qu'il pouvoit refpirer dans un cachot fi mal fain; & prenant lui-même la clé du donjon , il attendit le retour du miniftre a la porte. Almoran, conduit dans l'obfcurité de ce lieu funefte par la lumière d'une lampe, qu'il avoit regue du commandant, trouva le prince fon frère affis fur la terre: les cara&ères de la douleur étoient imprimés £ur fon vifage; mais il n'y L  !ï&2 Almoran reftoit aucune marqué de colère ou de crainte. Lorfqu'ayant levé la téte il eut reconnu les traite d'Ofmyn, il jugea que les muets étoient derrière lui; & fans témoigner d'émotion, il fe leva, pour fe préparer a la mort. Almoran vit ce calme & cette force d'efprit, avec 1'hommage forcé de 1'admiration: cependant il perfifta dans fes vues, fans remords? « Je fuis ici, lui dit-il, par 1'ordre 33 du roi, pour t'annoncer un deftin, dont je veux 33 t'aider aprévenir Famertume. Eh! que connois39tu dans mon malheureux fort, répondit Ha33met, qui t'ait pu faire expofer ta propre vie 33 au danger de ce fervice ? Tout ce qu'il m'eft 33poffible de faire pour toi, dit Almoran, je le 33 peux faire fans danger pour moi-même; mais , 33 quoique placé prés du tyran par la main de la asfortune, je t'apprends que les vceux fecrets de ■3>mon cceur ont toujours été pour toi. Si je 33fuis le meffager du mal, ne Fimpute qu'a celui 33 dont il te vient. La torture fe prépare a ce >3moment pour toi: tout ce que Fart d'une ingé33nieufe cruauté peut imaginer ne manquera pas ssd'étre épuifé, pour terendre 1'agonie de Ia mort 33plus lente & plus douloureufe.... Hé quelle 33 offre, interrompit Hamet, tonamitié vient-elle 33 me faire? Jet'offre, dit Almoran, un fecours qui 33 peut te faire pafter tout d'un coup dans ces ré33 gions, oü le méchant cefle de caufer du trouble,  E T H A M E T. i& nek oü Ie malheureux fe repofe pour jamais, «Alors il tira un poignard de fon fein, &Ie pré«fentant au prince; prends cette arme, lui dit»il, & dors en paix », Hamet, pénétré d'une foudaine joie a la vue d'un remède fi peu attendu pour tous les maux de la vie , ne fit pas réflexion fur le champ qu'il n'étoit pas libre d'en ufer : il arracha le poignard avec tranfport, des mains d'Almoran; & le profond fentiment de fa reconnoiffance ne put s'exprimer, qu'en le ferrantdans fes bras, & verfant des larmes d'affection fur fon fein. è Hate*toi, reprit Almoran. Je te quitte ; & peut-étre *> les meifagers de mort entreront le moment d'a«près, pour te trainer au fupplice. Ils ne me «préviendront pas, réponditHamet, & fe der«nier foupir qui fortira de mes lèvres fera pour «bénir ton amitié. Almoran fortit auffitöt du » donjon, & la porte futrefermée fur Hamet». Caled , qui n'avoit pas ceffé d'attendre Ie faux Ofmyn, s'empreiTa de lui préfenter le breuvage qu'il avoit fait préparer, & fe fit un mérite d'en vanter les veftus. Almoran, 1'ayant bu avec plaifir , reprit le chemin de fon palais. Auffitöt qu'il fe vit feul, il reprit fa propre forme, Sc s'affit avec une refpiration plus libre , dans la certitude & 1'impatience d'être' biéntÖt informé de la mort de fon frère. La  I&g Almoran Hamet, dans le même tems, faifit fon arme, 8: leva le bras pour fefrapper. « Je le tiens , dit«il , avec un foupir de joie, mon pafïe-port «a la région de paix, unique & préfent objet «de mon efpérance ! Mais ces derniers mots jetèrent dans fon efprit une foudaine alarme. » Arrêtons, dit-il en lui même ; réfléchiffons un «inftant. D'oü puis-je tirer 1'efpérance dont je «me flatte en mourant ? De cette patience, «fans doute, & de cette perfévérance dans la «vertu, qui nous font remplir la tache affignée «a chacun de nous dans la vie. Notre devoir «n'eft-il pas de fouffrir comme d'agir? Si ma «propre main me précipite au tombeau, fait-elle «autre chofe que perpétuer cette mifère, dont «je voudrois me délivrer par ma défobéiffance ? «Que fait-elle, que trancher a la fois ma vie & «mon efpérance ? » L'effet de cette réflexion fut de lui faire jeter fon poignard loin de lui; & s'étendant fur la terre, il fe réfigna aux difpofitions du père des hommes, infiniment miféricordieux & tout-puiffant. Almoran , qui prit enfin le parti de fe procurer des informatiöns qu'il brüloit de recevoir, alloit dépêcher quelqu'un a la prifon , lorfqu'on vint lui dire que Caled demandoit a lui pari er. Au nom de Caled, il treffaillit d'un excès de joie; Sc ne doutant pas que fon frère ne fu£  et Hamet. ï6f Snort , 11 donna ordre que fa porte fut ouverte. A 1'arrivée de Caled, Almoran ne lui fit aucune queftion fur Hamet; & ne voulant pas qu'on le crut dans 1'attente de 1'évènemênt, dont il jugeoit néanmoins qu'on venoit 1'informer, il demandafeulement, quelle affaire 1'amenoit? »Seijjgneur, repondit Caled, je viens t'informec 33 de la perfidie d'Ofmyn. « Je n'ignore pas, dit » Almoran, qu'Ofmyn eft un traïtre; mais de quoï « 1'accufes-tu? « Je ne faifois que changer la garde » du donjon, dit le commandant, lorfqu'Ofmyn « s'eft avancé dans le fouterrein, & m'a demandé 33 la liberté d'entrer, en montr'antton feingroyal. 33 Comme 1'ordre que j'avois regu, lorfqu'on a 33 remis le prince Hamet a ma garde, portoit fans 33 exception de ne lui permettre la vue de per«fonne, j'ai douté fi ton feing n'avoit pas .été 33 frauduleufement obtenu , fous quelque pré33 texte différent: j'ai néanmoins obéi, paree qu'on 33 ne demandoit que la liberté d'entrer; mais pour; » n'avoir rien a redouter de 1'artifice, & couper 33 toute poffibilité d'évafion, je me fuis placémoi33 même a la porte, d'oü prêtant 1'oreille a tous les «difcours, je n'ai que trop entendu la trahifon 33 que je foupconnois. cc Et qu'as-tu donc entendu, 33 dit Almoran?Une partie de leur entretien, ré' =3pondit Caled, m'eft échappée : mais de quo£ 33 je fuis trés-sur, c'eft qu'Ofmyn, comme un  36Ó A X. M O K A K » perfide & préfomptueux efclave, t'a traité dé «tyran; qu'il a fait profeffion d'une inviolable « amitié pour Hamet, & qu'il a promis fa déli« vrance. J'en ignore les moyens; mais il a parlé » de diligence : & dans £es fuppofitions, 1'effet « étoit infaillible _ A1moran, quoique dans la plus vive impatience d'apprendre la cataftrophe d'Hamet, & sur, que s'il eut été tué, Caled 1'ignoroit encore , fe réjouit néanmoins de ce qu'il venoit d'entendre. ConnoiiTant la vérité d'un récit, qui préfentoit ce qui s'étoit palTé entre lui-même & fon frère, fon cceur triomphoit de la certitude qu'il lui reftoit encore un ami; les ténèbres du foupgon, qui fembloient envelopper fon ame , furent diffipées, & fes yeux éclatèrent de joie. II avoit différé de punir Ofmyn, par cette feule raifon, qu'il ne pouvoit lui trouver de fucceffeur, dont fes craintes>ne lui donnaffentla même défiance; mais croyant découvrir dans Caled, un ami, dont Ia foi lui fembloit prouvée „ fans qu'il eut penfé a la mettre a 1'épreuve, 1'impatience de récompenfer fon zèle, & de le revétir d'un pouvoir dont il put attendre de plus importans fervices, lui fit tirer un diamant de fon propre doigt; & Ie mettant a celui de fon efclave : cc Ca»Ied, lui dit-il, regois cegage de la parolede ton a»maïtre, que demain avant la fin du jour, Ofmyn  et Hamet. 167 »n?exiftera plus, & que du même moment fon » autorité panera dans tes mains 33. Caled ayant découvert, dans la converfation d'Almoran & d'Hamet, une indubitable trahifon qu'il imputoit au premier miniftre, dont Almoran portoit la figure, avoit ardemment faifi cette occafion de le perdre : mais ne fe fiant pas au fuccès de fon accufation, il avoit empoifonné le forbet qu'il avoit fait boire au roi, lorfqu'il étoit forti du donjon. Son premier deffein avoit été de cacher eet attentat. II avoit jugé qu'après 1'accufation, Ofmyn feroit mis d'abord a la queftion ; que fon crime , qu'il croyoit réel, feroit confirmé par fa confefïion; que tout ce qu'il pourroit dire contre fon accufateur , ne feroit pas écouté; & que le poifon venant a produire fon effet, on feroit peu de recherches fur Ia mort d'un criminel, deftiné a périr par le eordon ou le cimetere. Mais Caled, après Ia récompenfe qu'il avoir; ©btenue pour fon zèle, fe flatta de tirer un nouveau mérite d'avoir afTurélamortde fon ennemi, par une adion qu'Almoran avoit déja comme approuvée en le condamnant lui-même a mourir: « PuhTent tes défirs , lui dit-il, être toujours » prévenus par une heureufe exécution ! Puiffes33 tu trouver tes ordres toujours accompüs ! Et 33 puiffe le zèle de 1'efclave , qu'il t'a plu d'lto- L4  *68 A L M O » A W » norer, être agréable è tes yeux! Avantle retour » de la lumière , les yeux du perfide Ofmyn fe* ront fermés • Pour ne fe r'ouvrir jamais ». A ces mots, la contenance dAlmoran s'aïte'ra: il paüt ; fes lèvres tremblèrent. « Que » dis - tu ? s'écria -1- il; qu'as-tu fait? Caled , «pénétré d'étonnement & d'effroi, fe profM terna devant lui , & fut incapable de ré» pondre. Almoran, qui crut devoir faire le der» nier effort fur lui-même pour le rafTurer , dans Pefpérance d'app.endre la vérité fans diffimulation,lafitrelever avec une douceur affeótée, & répéta fa queftion. cc Si je fuis coupable, dit «Caled, n'en accufe pas mes intentions: après « avoir découvert la trahifon d'Ofmyn, mon zèle » pour toi m'a tranfporté. Pour la preuve de fon » crime, j'en appelle maintenant a lui-même, car • a vit encore: mais afin qu'il ne put échapper *»a la juftice, j'ai mélé, dans une liqueur que »je lui ai fait avaler, des drogues mortelles». Almoran, pignant les mains, leva les yeux vers le ciel, dans un mouvement d'horreur & de défefpoir , & tomba bientöt a la renverfe fur un fofa qui étoit derrière lub Caled, dont 1'étonnementfut égal k fes craintes, s'approcha de lui d'un pas trembfant, quoiqu'empreiTé : cc mais » pendant qu'il sefforcoit de le foutenir, Almo»ran tira foudainement fon pojgnard, & le lui  et Hamet. 169 35 enfonca clans le cceur: il redoubla auffitöt 1q 33 coup, avec des reproches & des exécrations 33 qui durèrent autant que fes forces 30. Dans ce terrible moment, le genie parut encore une fois devant lui; & cette vue lui fit fecouer la main, mais ne lui rendit pas Fufage de la voix. cc Rien de tout ce qui t'eft arrivé , lui 33 dit le génie, ne m'eft inconnu. Tes efpérances 33 de paix font détruites par la trahifon d'Ofmyn 33 Sc par 1'aveugle zèle de Caled; ta vie peut 33 encore être confervée, mais elle ne peut 1'être 33 que par un charme, qui doit être appliqué » par Hamet ». Almoran avoit levé les yeux , Sc s*étoit flatté de quelque foible efpérance, en apprenant qu'il pouvoit prétendre encore a la vie; mais il les baiffadans un nouveau défefpoir, lorfqu'il entendit que le remède ne pouvoit venir que d'Hamet. cc Par Hamet! répondit-il d'un ton languiflant; 33 Hamet a déja perdu le pouvoir de me fauver: 33 j'ai laiffé, par ton confeil, Pinftrument de mort 33 entre fes mains, 8c par ton confeil je 1'ai preffé 33 d'en ufer; il Fa regu avec joie, 8c fans doute 3) il eft maintenant au nombre des morts. cc Ha3» met eft vivant, dit le génie ; mais c'eft a la 33 fource de la vertu, qu'il a puifé la vie & la paix. 33 S'il refufe ce que je propoferai, toutes les puif« fances de la terre, de la mer Sc de Fair, fe  S7° A L M O K A BT - réuniroient envain pour fauver ta vie: ma.Wrï " y .CO"fent'Iamo»> adtuellement fufpenduefur - toi, tombe* fur fa tête, & ta vie fera livrée ».encore a la main du tems. «. Fais donc la plus « grande dffigence, dit le prince , & je vais at-tendre ta 1 evenement. « L'évènement n'eft -pas eloigné, dit le génie; & c'eft la derrière «tentanve qui refte «, mon pouvoir, foit fuxr «ton frere ou fur toi. Quand Faftre des nuits * qui eft maintenant proche de 1'horifon, ceffera «de luire, jeferai avec Hamet ». Almoran, demeuré feul, fit réflexion que chaque opération furnaturelle, dont le pouvoir du genie 1'avoit rendu capable , avoit attiré fur lui quelque nouvelle difgrace, au lieu des nouveaux avantages fur lefquels il avoit toujours compté. Comme fon aveuglement ne lui permettoit pas dattnbuer ce contrafte aux vues perverfes qui lui faifoient employer les facultés qu'il avoit recues, il foupconna qu'il pouvoit venir de la perfidie de 1'étremême dont il les tenoit; il fit ce raifonnement en lui-même : « ce génie, qui fe " Pretend 1>ami d'Almoran, doit être lié fecrè" tCment 3Vec Ham"; car pourquoi foupire* rois-je en yain pour Almeyde? & pourquoi mon « We vit-il encore, lorfque fa vie eft en mon «Pouvoir? C'eft par le confeil de ce génie, que M Je me fuiS efForcé d'engager Hamet i fetuer  et Hamet. 17* 9» fa propre main; & dans cette entreprife même, •os je me fuis lauTé perfuader , par un traïtre, d'a» valer le poifon qui me tue. D'inutiles tenta» tives & de vaines efpérances m'ont conduit de » malheurs en malheurs. Dans cette dernière 3j crife de mon fort, je ne veux donner une 53 aveugle confiance a perfonne. Je ferai préfent » a 1'entrevue que eet être puiffant, mais fufpecï, 33 doit avoir avec Hamet; & fuppofé que je le 33 furprenne dans quelque fraude , qui fait fi je 33 ne ferai pas capable de m'en garantir ? Tout33 puiffant qu'il eft, il ne fait pas tout: je peux 33 affifter a fon entretien, fans qu'il m'en foup» conne, fous une forme dont j'ai le choix, Sc 33 qu'il ignorera même, ou dont il ne pourra 33 concevoir aucune défiance.  *7* a £ m o r a n CHAPITRE XIX. Après s'être confirmé dans cette réfolution Almoran fit appeler dans une chambre des plus inteneures du palais, un des foldats de la garde dHamet, & lui donna ordre d'y attendre fon retour; enfuite, prenant fa figure, il fe rendit immédiatement au donjon, oü, montrant fon *emg, il déclara que eet ordre 1'obligeoit de demeurer avec le prifonnier, pendant fon heure de garde. II entra fans bruit & fans lumière. Hamet etendu Ie vifrlge contre terre, abforbé dans fe Fofor.de méditation, riayant pu 1'entendre, il ie retira dans un coin , avec le même filence, pour attendre 1'apparition du génie. Les premiers rayons du jour commencoient k W. Peudeminutes après, le donjon trembla, & Ie genie parut. Il n'étoit vifible, comme tous les etres de fon efpèce , que par une furface de lumiere ag.tée autour de lui. Hamet treflaillitmais felevant auffitöt, il fe tourna vers la vifion ' avec autant de refped que d'étonnement : Ie tout-puuTant, a qui tous les êtres & tous les rondes obéiifent, & dans qui feul ü mettoit ü  et Hamet. 17? confiance, étant fans ceffe préfent a fon efprit, il ne reffentit ni trouble, ni crainte. «Hamet, lui dit le génie, le dénouement ds j3 ton fort eft proche ». cc Qui es-tu? dit le prince, & quel deffein » t'amène » ? 33 Tu vois , répliqua le génie , un habitant de » eet autre monde , fupérieur aux foibles mor» tels. J'ai fait fervir ma puiffance a favorifer les s> défirs de ton frère : elle ne 1'a pas rendu plus «heureux, mais elle a fait tomber le malheur » fur toi. C'eft ma voix , qui a défendu ton ma» riage avec Almeyde, & ma voix qui a dé» cerné le tröne a ton frère. II a recu de moi le » pouvoir de fe revêtir de ta figure, & par moi »la main de 1'oppreffion eft maintenant appe«fantie.furtatête. Cependant je n'ai pas déter33 miné que ton frère foit heureux, ni que tu « fois miférable : mes deffeins font encore obl33 curs ; mais mon cceur eft en fecret ton ami. „ Ah ! Si tu 1'es réellement, interrompit 3, Hamet, délivre-moi de cette prifon, & fauve 3, Hamet pour Almeyde ! » Ta délivrance , ré«pliqua le génie, va dépendre de toi même. Je ,3 pofïède un charme, dont le pouvoir eft fans » bornes: mais il n'y a que ta volonté qui puiiTe v> le mettre en exercice ». Alors le génie tendit vers Hamet un parche-  '74 Almoran 2^furleq-IlerceaudesfeptpuifranceseW ft enH a • ^ ' " P^la ^ con. -üentle myfteneux nom d'0RosMAi>£s ïn- «voque-tous les efprits dont la rtfidence eft au «couchant après le lever du foleil & vers e -nord, dans les regions du froid & des ténèl » bres ; enfmte étends la main gauche; tu verras -onelanjpe dJ foufte, allumée delle-même, f1 ,bmlera devant toi- Brule alors, dans Ie »% de ce„eIampe5Ce que je te ^ .d »& du melange de ia fumée avec 1'air, il fe «formera un puifiant charme qui te défendra «contre toutes fortes de maux. Depuis ce moment, Ie plus violent poifon nepourrate nuire-ucunepnfonneteretiendramalgre'toi^u I -onteras auffitöt fur Ie tröne, Almeyde te fera ^^^1-gedemortetendralLainïü "tonfrere Si c'étoit a lui que j euffe confié ce : dern eff0ftde mon p0avoir, il auroit £ Almoran, qui fous fa forme empruntée n'avott pu perdre un feul mot de ce difcours, trouva 1'éclan-cifTement de fes foupcons; i, ne douta plus qu'a Ia fin tout ,e mal ne fut deftiné pour 1U1, & qu'il ne fe fut laiffé furprendre dans 1« Pieges de la perfidie, pendant qu'il fe croyoit «epar les fervices de lamiti^  et Hamet. xjf ment convaincu, que fa préfence étoit ignorée du génie. Hamet néanmoins demeuroit en fufpends, & la crainte rendoit encore Almoran muet. « Qui que tu fois, dit enfin le vertueux pri«fonnier, les conditions dont tu fais dépendre 031'avantage que tu m'as offert, font telles, qu'il 53 n'eft pas permis a la vertu de les accepter. Ces 53 horriblas rites, & ce commerce avec des ef53 prits pervers, font interdits aux mortels dans 33 la loi de vie. 33 C'eft a toi de pefer avec fageffe, répliqua 33 gravement le génie ; le bien & le mal font 33 devant toi ; ce qui t'eft offert a ce moment, 33 ne le fera plus jamais 33. Hamet n'eut pas le courage de renoncer tout d'un coup a 1'efpoir de s'affurer tant de biens; la fragilité humaine lui fit fouhaiter quelques jnomens, pour délibérer du moins fur le choix; & fans la moindre détermination de fa volonté , il tendit une main , dans laquelle le papier fut mis auffitöt. Le génie difparut au même inftant. Ce qui n'étoit qu'une épreuve pour la vertu d'Hamet, Almoran le prit pour 1'offre d'un avantage réel. Sa feule efpérance étoit encore que fon frère achèveroit de rejeter les conditions , & qu'obtenant lui-même le nouveau ta-  Almoran lifman,ilfe hateroit de les remplïr ; il jugea que 1 ame d Hamet étoit fufpendue, & rien ne 7 f!mbla PIus douteux que le parti auquel il sarreteroit. Sa témérité naturelle lui fit naitre auffitöt le deffein de prendre la voix & la figure d'Omar, pour s'efforcer, par 1'influence de Ion confeil, de renverfer la balance. Lorfqu'il fe crut für de fa transformation, il appela familièrement fon frère par fon nom & le fenfible Hamet, qui reconnut cette voix,' répondit dans un tranfport de joie «Sc d'étonne! ment : « Mon ami, mon père ! que tu viens «heureufement, dans cette épouvantabie fóli» tude, dans cette heure d'épreuve ! O toi » » précurfeur de ma liberté, de ma vie , que * ta vifite eft délicieufe pour mon ame ! Guide«moi ! Apprends-moi, quand je vais te tenir «dans mon fein, comment & dans quelle vue « tu es ici! » Epargne-toi les queftions, répondit Almo« ran ; c'eft affez que j'aie pu pénétrer jufqu'a =» toi, «Sc qu'il me foit donné de te faire ou33 vrir les yeux fur le précipice, au bord du«quel je te vois ; c'eft affez pour moi, d'a33 voir entendu les fpécieux artifices , qu'ua 33 mauvais génie emploie pour ta perte. «Eft-il donc certain, dit Hamet, que ce « génie foit du nombre des pervers ? ?? Quoi  et Hamet. ijj => Quoi ! Tu ne reconnois pas pour un être 53 pervers , re'pondit le faux Omar, quiconque « te propofe le mal pour condition du bien ? 33 II me faut donc renoncer, dit Hamet, a 33 la liberté, a ma maïheureufe vie ! La tor33 ture eft prête ; & peut-être au moment quï 33 va fuivre, tous ces tourmens font inévita33 bles. '3 Réponds-moi, dit Almoran : pour fauver 9> ta vie, perdras-tu ton ame ? 33 Arrête, arrête 1 répondit Hamet. Que 1'é=3 preuve ne foit pas pouffiée trop loin. Que ia 33 force de celui qui eftle Tout-puifTant, fe ma33 nifefte dans ma foibleile ! 33 Hamet parut s'accorder encore quelques momens de réflexion ; mais fes doutes furent terminés ; & fon frère, qui n'avoit pas plus de refpect que de foi pour les argumens par lefquels il entreprenoit de le faire renoncer a ce qu'il étoit impatient de s'affurer aux mêmes conditions, concut 1'efpérance de réuffir : elle fut immédiatement confirmée : «Prends-donc, 33 dit Hamet, prends ce charme impie ; & qu'il =3 foit auffi loin de ton élève , que les fables 33 d'Alaï des arbres d'Oman quelque redouta33ble inftant peut aflbiblir ma vertu, & tes 33 confeils peuvent me manquer ! Donne, don- ne ? dit Almoran ; & cherchant les mains de M  ïfjt ' A" t M O R A w 33 fon frère dans les ténèbres, il en arracha lé 33 talifman dans une extafe de joie 33. Mais il reprit auffitöt fa propre voix, avec fa figure, Sc s'écria d'un ton trïomphant : « Je 1'emporte 33 enfin : la vie & 1'amour , le pouvoir & la 33 vengeance , font encore une fois dans mes 33 mains 33. Hamet entendit & reconnut avec étonnement la voix de fon frère ; mais il auroit fouhaité trop tard d'avoir retenu le charme , dont fa vertu n'avoit pas permis qu'il eut ufé. 33II.te refte peu d'inftans, lui dit Almoran 33 d'une voix farouche ; dans une minute , tu 33 n'es rien 33. Hamet n'ayant aucun doute de la vertu du' talifman, & connoifïant trop fon frère , pour lui croire aucun principe qui put 1'empêcher de le faire fervir a fa mort, s'y réfigna volon-. tairement, avec une religieufe joie d'étre échappé a 1'horreur du crime. Almoran, le cceur enflé d'un orgueil qui trant piroit par fes yeux, & qui fe peignoit fur fon vifage, étendit alors fa main , dans laquelle il tenoit le philactère ; & d'abord une lampe de fourfre brülant'parut fufpendue dans 1'air devant lui. II tint le myftériéüx écrit fur la flamme j & lorfqu'il commencoit a brüler, le donjon fut ébranlé par des coups de tonnerre, dont cha-    ET H A M E T. j-jg que reprife fut plus éclatante & plus terrible, Hamet s'enveloppant dans fa robe , s'écria : cc Que ma vie fe mêle dans Ia fontaine de vie 33 qui coule éternellement ! Que je ne fois pas » comme fi je n'avois jamais été ; mais qu'avec 33 le fentiment de mon exiftence, je puilfe a 33 jamais glorifier celui dont elle dérive, & vivre 33 a jamais heureux dans fon amour! » Almoran, tranfporté de 1'imagination de fa future félicité, entendit le tonnerre fans effroi, comme Ia proclamation de fon triomphe «Que 33 tes efpérances , dit-il a fon frère , faffent ton 33 partage ; les plaifirs que je me fuis affurés , 33 vont faire le mien 33. A peine eut-il prononcé? ces mots, qu'il fentit une peianteur foudaine , répandue dans toutes les parties de fon corps. Ses yeux demeurèrent fixes, & fa pofture immobile. II confervoit néanmoins fes fens ; gedans cette fituation , iffut capable de voir & d'entendre le génie, qui fe préfenta pour la dernière fois devant lui. cc Almoran , dit cette immortelle créature , =• que ton oreil-le foit attentive aux derniers33 fons qu'il t'eft accordé d'entendre. Je fuis urr 33 de ces efprits , dont le bonheur confifte a 33-remplir tes volontés du très-haut. 'Ma com-33 miflion portoit de veiller fur Hamet & fur » Almoran ; j'étois chargé de perfeétionnèr 'lM Ei  t$ó A L M O R A If » vertu par 1'adverfité, & d'embarraiTer Ie vice 33 dans la folie de fes propres défirs. Le charme >3 formé par de criminels déréglemens, ne peut 33 faire que des malheureux. Toi , miférable 33 Almoran, le mal oppofé a chaque bien dont 33 tu voulois t'affurer Ia polfeffion par ta défo33 béiffance, fera ton partage : & toi, fidelle 33 Hamet, tu vas recueillir les biens oppofés a 33 chaque mal , auquel tu n'as pas craint de 33 t'expofer pour obéir a la loi. Hamet, le trö33 ne de Solyman ton père, t'eft donné avec 33 Almeyde ; & toi, qui commences, pendant 33 que je parle, a t'incorporer avec la terre , 33 demeure, exifte, Almoran , dans toutes les 33 générations, pour fervir de temoignage aux 33 vérités dont ta vie eft une lecon ». Le génie n'eut pas plutöt ceffé de parler, que 1'air s'émut, la terre trembla, & les murs de la prifon difparurent. Le prince Almoran, qui s'étoit changé en pkrre, grofiit par degrés, s'etendit Sc forma un roe, dans lequel fa figure & fon attitude , grofiièrement exprimées, font devenues a Ia fois un monument de fon crime & de fa punition. (i) ( i ) Les mathanafes orïentaux , qui s'attaehent a 1'ex»  2? t Hamet. ï8i Tels font les évènemens , dont on doit le técit au pieux Acmet, defcendant du prophéte, 6c prédicateur de la fainte loi. Tout ce qui s'étoit paffé dans le fecret des cceurs & des murs plication des figures, font partagés fur cette métamorJ phofe ; les uns jugent que les vices du prince Almoran 1'ayant fait fuccomber aux vertus du prince fcn frère i il fut condamné a paffer le refte de fa vie dans une tour fort maffive , différente de la prifon ordinaire des princes perfans ; ce qui femble fort bien exprimé par fon changement en pierre. D'autres , plus religieux que politiques , fe font déclarés pour le fens fpirituel , & ne veulent reconnoitre dans la métamorphofe d'Almoran, que 1'endurciffement de fon cceur & fon obftination dans le crime , qui le firent exclure du trêne pour y placer Hamet feul. Une troificme explication fait mourir ce prince de la pierre ou de la gravelle , & par des induffions tirées d'une fort bonne phyfique , prétend que les exces de débauche peuvent conduite a ce mal, qui eft en quelque forte un commencement de pétrifkation totale ; ce qui s'accorde très-bien avec la doftrine de feu M. le chevalier de Béthune , qui croyoit que tous les végétaux , entre lefquels il comptoit le corps ammal, tendoient a fe pétrifier. II en diftmguoit tous les degrés; épaiffiffement des fucs , empatement, racorniffement des folides , .pétrification. U eft fac-heux que 1'Hiftoire de Perfe n'offre rien pour Féclairciffement d'un point ü curieux.  G(f# Axmoran, &e. fut tévélé a ce vertueux Iman, afin que Ie mon.4 de apprït de lui, qu'au méchant, une augmetttation de pouvoir n'apporte qu'un furcroït de méchanceté ; & que ceux qui trouvent de la folie a vouloir combattre les vues d'un génie doivent efpérer bien moins d'éluder jamais ij difpofitions du Très-haut.. F I N*.  LETTRES DE MENTOR A UN JEUNE SEIGNEUR; Traduites de l'Anglois Par l'abbb PRÉVOST.   INTROD UCTÏON. Ces lettres ont eu le plus grand fucCcfs en. Angleterre : c'eft ce qui m'a porte a les traduire dans notre langue. Elles m'e'toiènt connues avant même que de letre du public anglois. L'auteur, avec lequel j'e'tois lié depuis bien du tems , avoit foin de me les envoyer a mefure qu'il les compofoit. La plus nouvelle m'en faifoit toujours déïirer la fuite, öc infenfibiement le recueil s'eft trouve complet. Monfieur N . ... , auteur de eet ouvrage , y fait profeffion d'une imparrialité auffi rare que louable dans un eenvain anglois. II ofe y rendre juftice a notre nation. II cite une foule de nos grands hommes dans tous les genres , a x  IV J N T R O D U C T 1 O 2V. & les cite avec éloge. II entre même dans certains détails qui pourroient faire croire que quelques-unes de ces lettres ont été écrites de Paris. La vérité eft que 1'auteur y a féjourné quelque tems, & qu'il y a tout vu , tout apprécié en voyageur philofophe. Peut-être me faura-t-on gré de rappeler ici quelques circonftances relatives a 1'auteur de ces Iettres & a mes liaifons avec lui. C'eft ce que je vais entreprendre , d'autant plus que ce récit amènera certaines difcuffions enticrement analogues a 1'ouvrage même qu'il précède. En 17 . . je paflai a Londres , ville que depuis long-tems je déllrois connoitre autrement que par des relations, fouvent très-partiales. Mon but, comme dans tous mes autres voyages , étoit de voir non des monumens , ils font aflez rares en Angleterre , mais des hommes, «5c certainement on en trouve dans cette contrée ; ce qui n'empêche point que  Intröjduction. v rétranger ne puifle donner la préférence a notre capitale. Les hommes n'y font point plus rares qu a Londres , Sc Ie local y eft plus agréable , le commerce plus facile , les amufemens y font plus variés, les mceurs plus douces : la fubordination y maintient 1'ordre , fans tenir en rien de 1'efclav-age ; tandis qu'a Londres, ce que le peuple nomme I'ufage de la liberté, dégénéré prefque toujours en licence. Je fis moi-même 1'épreuve de eet abus. J'avois parlé de ma nation, dans un des cafés de Londres , plutót en zélé patriote qu'en homme prudent. Je fus vivement contredit : ce qui , toutefois , ne rallentit point mon zèle. Il eft bon d'obferver que ces fortes d'endroits ra£femblent en même tems la meilleure & la plus mauvaife compagnie. Quelques anglois de ce dernier ordre, épièrent 1'inftant de ma fortie , pour ameuter antour de moi une populace effrénée. Elle m'infulta , Sc eut fait quelque chofe a3  ¥j Introduction. de plus, fi un anglois que j'avois vu dans le même café , ne fut alors venu a mon fecours. II employa toute fon éloquence pour calmer le peuple , & il y parvint , chofe affez difïicile. Son premier foin fut de me conduite dans fa propte demeure. J'héfitois, dans 1'appréhenfion feule de le compromettre. Ne craignez rien , me dit - il, j'ai fait mes preuves de patriotifme. Le peuple en eft lui - même perfuadé , & c'eft cette perfuafion qui vient de le rendre fi docile a mes difcours. Alors il m'apprit qu'il travailloit a un de ces papiers hebdomadaires , dont la ville de Londres. eft eomme inondée toutes les femaines. Le fien étoit des plus accrédités & avoit pour leéfceurs , depuis le miniftre d'étac & le milord , jufqu'au matelot & au charbonnier ; car , chez cette nation , 1'homme de la Jie du peuple fe croit en droit de juger le miniftère ; 6c c'eft dans ces fortes d'écrits qu'il puife toutes fes connoiflances; politiques,  Intro DUCTioN. vij II n'en eft pas moins vrai que les auteurs de ces feuilles jouiüent , pour 1'ordinaire , de beaucoup de conlidération a Londres. Rien ne le prouve mieux que les difcuffions qui viennent de s'y élever entre les miniftres d'état, & monteur Wilkes , auteur du Nort-Britton. D'ailleurs , ce genre de travail exige des connoiflances réfléchies. Une chofe qui m'étonnoit beaucoup, étoit que mon libérateur, encore très-jeune alors, eut ofé fe charger d'un pareil emploi : mais au bout de quelques entretiens mon étonnement ceffa. Je remarquai en lui beaucoup de lumières acquifes & une manière de voir qui lui étoit propre , fans qu'il y eut jamais rien de bizarre dans 'fes vues. En voila, peut-être , affez pour faire déllrer de connoitre jufqu'au nom de eet anglois eftimable. Comme ce n'eft point un roman que j'écris , une plus longue fufpenlion deviendroit fuperflue. Ainfi , je déclare que 1'écrivain hebdomadaire dont il s'agit, eft 1'auteur même a 4  •VÜj ÏNTRODUCTIO tf. des lettres dont je donne aujourd'huï Ia traduclion. Nous fümes bientöt lies de la manière Ia plus intime ; & cette Iiaifon fut produite autant par le rapport de nos humeurs, que par celui de nos goüts. Ea litte'rature angloife ne m'e'toit point étrangère : lui-même avoit d'heureufes teintures de la notre. Nous pouvions réciproquement nous être utiles a eet égard 5 ce que nous n'eümes garde de négliger. II s'établit entre nous une forte de commerce dans lequel nous faifions un échange des productions littéraires de notre patrie ; commerce , au fond , préférable a celui qui attire en Europe Tor du nouveau monde. A la connojfiance des bons Iivres anglois je voulois joindre celle des meiL* leurs auteurs vivans de cette nation. M. N. . . . ne me fut pas moins utile dans le fecond projet que dans le premier. U étoit lié avec les plus célèbres écrivains de fon tems. II 1'étoit entre  Introduction. ix autres , beauGoup avec I'illuftre Pope, celui d'entre les poëtes anglois qui a fu le mieux réunir le goüt au ge'nie, Ce n'eft pas néanmoins, q u'il n'y ait encore dans fes écrits , certains écarts déplacés qu'on pourroit appeler vices de terroir. Plus philofophe que Boileau, qu'il a tant imité, il n'a pas comme lui Tart de ne jamais perdre de vue I'analogie des idéés. J'eus divers entretiens avec eet homme célèbre. II entendoit parfaitement notre langue, & ne Vouloit pas que j'en employafie d'autre pour lui parler. On préfume bien que nos converfations furent entièrement littéraires. Pope rendoit juftice a nos grands écrivains. II préféroit Corneille a Shakefpear, eftimoit Raciney «5c admiroit Molière. II ajoutoit, cependant , que il les anglois pouvdient nous difputer quelque chofe dans le genre dramatique , c'étoit dans celui de la comédie ; mais que nos richefles a eet egard étoient beaucoup plus abondantes que les leurs. Je lui parlai de Quinaut,  x Introduction. & je m'appercus qu'il ne le connoiffok guères que de nom, quoiqu'il 1'eüt dans fa bibliothèque. II en jugeoit d'après les fatyres de Boikau. Je lui fis obferver que Boihau avoit été quelquefois injufte dans fes cenfures, & n'avoit même jamais cefle de 1'être a 1'égard de ce charmant lyrique. M. N. . . . qui étoit préfent , & qui avoit jugé de Quinaut comme Pope, me dit de plus, qu'un opéra dépouillé de fa mufique , ne foutiendroit jamais la lecture. Pour toute réponfe , je lui lus quelques fcènes cYAtis & d'ArmiJes alors la critique fit place aux étages. Tous deux convinrent que ces morceaux renfermoient de vraies beautés , & qui ■ n'avoient befoin d'aucun accefloire pour paroitre ce qu'elles étoient. On fera furpris, fans doute, qu'un homme tel que Pope , ait eu befoin qu'on lui ouvrit les yeux fur le mérite de Quinaut. L'étonnement ceffera 11 1'on confidère que Je génie anglois , natureliement porté au férieux , a plus de profondeur que de  Introduction. xj déiicateffe, préfere 1'énergie a 1'agrément, & croit en général, que 1'élégance nuit a la force. De-la le peu d'eltime qu'on fait chez cette nation des ouvrages de notre illuflre Racine. Je remarquai même que M. Pope ne rendoit pas une entière juftice a 1'Art poétique de Defprèaux > ce chef-d'ceuvre de goüt, de jufleffe , & d'expreffion. Peut - être en ufoit - il ainfi , paree que lui-même a imité trop foiblement eet ouvragé. II lui préféroit le Lutrin , par la raifon , peut-être , qu'il jugeoit fa Bouclé de cheveux encore fupérieure a ce dernier poeme. Pour la Fontaine, ii me parut jouir a Londres d'une réputation affez bien établie 5 quoique , fans doute, il foit néceffaire d'être né francois pour fentir tout ce qu'il vaut. Mais difons encore un mot de M. Pope. Ce poete fi philofophe dans fes ouvrages , 1'étoit beaucoup moins dans fa conduite. En butte a la jaloufie de fes rivaux , & par confe'quent aux traits de la fatyre , il y répondit fou»-  xij Introductiom. vent avec trop d'aigreur. C'eft a ces fortes de querelles qu'on eft redevable de fa Dunciade , fatyre des plus vives , mais remplie de fel & d'efprit. II y travailloit alors , & nous en lut quelques lambeaux. M- N . . . . étoit d'un caractcre plus paifible. Jamais la pailion ne dirigeoit fa plume ; chofe affez rare dans un écrivain périodiite. II étoit fort aimé du célèbre miniffre d'état IV. . . . , le même que le cardinal de F. . . . croyoit gouvèrner , & qui de fon cóté, peut-être, fe flattoit d'avoir le même afcendant fur lui. Quoi qu'il en foit, Ie caradère de ces deux miniftres eut beaucoup d'anaIogie. Tous deux aimèrent la paix , jufqu'au point de I'acheter, quand la guerre n'étoit pas inévitable. Ils n'avoient ni oflentation , ni hauteur ; mais peut-être manquèrent-ils des vertns qui avoilinent ces vices. Leur miniftère n'eut point eet eclat qui éblouit la multitude. Ils maintinrent long-tems la paix entre deux nar  I NT RO DU CT I O N. XUJ tions qu'une haine abfurde anime 1'une eontre 1'autre depuis tant de fiècles. Auffi le peuple anglois murmuroit-il de cette inaction. Ces murmures fourniffoient a M. N . . . . . Poccalion de fe rendre utile au miniftre. II développok «3c la fageffe de fa conduite , Sc la jufteffe de fes vues , Sc 1'avantage qui en réfultoit en faveur de 1'Angleterre. Laiffons , difoit-ii dans fes écrits , laiffons agir les'francois en maitres dans le continent de 1'Europe. Ils nous cedent 1'empire des mers , & celui-la nous mettra bientöt a même de leur difputer 1'autre. J'entrai avec lui dans quelques difcuffions fur cette matière 5 mais il me parut la pofféder a fond. II oppofa a mes difcours une foule de raifons fblides, raifons auxquelles je ne vois pas que le tems ait rien fait perdre de leur force. Quelques motifs particuliers m'ayant rappelé dans ma patrie , mon ctópart de  XIV INTRODUCTION. Londres ne mit pas fin i mes liaifoig avec M. N un commerce de lettres fuccéda a nos entretiens fréquens. Pluiïeurs années s'écoulèrent de Ja forte. Enfin , lui-même vint a Paris. J'effayai alors de prendre ma revanche de toutes les attentions qu'il m'avoit ci-devant prodiguées. Si notre capitale ofFre a 1'homme frivole de quoi fatisfaire, elle n'eft pas non plus fans reffource pour le philofophe. .Nos fpedacles , nos académies , nos bibliothèques publiques , les riches monumens de nos arts, I'atelier de nos artiftes, le commerce de nos gens de lettres , tels font les plaifirs quV rencontre a chaque pas 1'homme degoütj tels furent ceux que je procurai a mon- fieur N Admirateur outré de Sha- kefpcar, il préféroit notre Efchyle a nos autres tragiques j il préféroit VAtrée du même M. Crêbillon , a tous fes autres drames : ce qui ne 1'empêchoit point de rendre juftice a Eleclre & a Rhadamifle. II Ia rendit encore plus volontiers a 1'au-  Introduction. xv teur même que je lui fis connoitre, & qui parut 1'eftimer. On verra par ces lettres , que le féjour de Paris influa fur le goüt de M. N II y puifa Teftime des régies fans lefquelles nul ouvrage dramatique ne peut être parfait. Les beautés de fentimens l'affe&èrent comme les traits de fublime. Il avoit toujours admiré la Henriade, & il parvint a fentir le prix de Zaïre. Pour ce qui "eft des arts d'imitation , tels que la peinture & la fculpture , nous eümes dèslors fur cette matière quelques entretiens qui femblent avoir fourni celle de fadernière lettre. Une rencontre imprévue troubla un peu la philofophie de M. N Je P> vois accompagné a une repréfentation de Mérope. L'attention avec laquelle on regardoit une, jeune angloife placée dans une des premières loges, nous porta a la fixer auffi. Elle étoit d'une figure charmante , & je ne fus point furpris qu'elle attirat les regards de nos fran-  XV/ IXTROnt/CTlOït. cois Sc même de nos francoifes. Mais ce qui m'étonna beaucoup ■ fut de voir M. N.changer de couleur auffitöt qu'il eut jèté les yeux fur Ia jeune étrangere. Son agitation étoit extreme, & je lui en demandai k caufe. Ah ! mon ami! me dit-il d'une voix alteree , voici une rencontre des plus romanefques. Alors tl m'apprit en peu de mots ce qu'il m'a depuis détaillé fort au long. Cette jeune perfonne étoit fille d'un des plus riches négocians de Londres. Mon- fleur N n'avoit pu la voir fans en etre epris. II y avoit en lui de quoi 1'intérefler elle - même , Sc de plus, il etoit I'intime ami de fon père. Mais l'extrême difproportion qui fe trouvoit entre Ia fortune de ce dernier , Sc ]a fienne , lui öta 1'affurance de s'expliquer. II ne fut entendu que de la belle angloife , paree qu'une jeune perfonne devine fouvent ce qu'on ne lui dit pas. Malheureufement un gentilhomme francots, que la curiofité ou le défir de faire fortune,  iNTROnUCTÏON. xvij Fortune , conduifirent a Londres , eut accès dans cette maifon , & de.vint le rival de M. N.. .. Celui-ci s'a'ppercut bientöt que la galanterie francoife 1'emportoit fur fon amour auprès de leur maitreffe commune. II ne voulut pas en être plus long-tems le témoin j ce qui en partie ie détermina a paffer en France. J'eus lieu alors de me confirmer dans une idéé qui ne m'étoit Pas nouvelle • c'eft que le philofophe Ie plus 'décidé n'eft pas exempt de foibleile dans"certaines circonftances. M. N.,.. continuoit a regarder Ia jeune angloife avec une lorte d'acharnement. Son ame étoit troublée & pénétrée. II m'avoua que fa furprife égaloit fa douleur, de voir que fon xival fut fitöt parvenu a fes fins ï car il foupconnoit un mariage plutót qu'un enlèvement. Cette rencontre kji déroba tout le plaifir du fpe&acle. It n'étoit pas encore flni , lorfque M. N fe leya de 1'amphithédtre oü nous étions placés , me pria de 1'attendre quelques b  xviij Introductio n. inftans > Sc pafte dans Ia loge de Ia jeune angloife. L'étonnement qu'il lui caufa & fa prop re agitation , auroient pu fïgurer avantageufement fur la fcène. II me rejoignit au bout d'un quart-d'heure, & ne me parut guères plus tranquille qu'avant de m'avoir quitté. II m'apprir que Ia jeune angloife lui avoit déclaré que le francois étoit fon mari 5 mais que fon trouble & fon embarras lui donnoient a eet égard quelques foupcons. Ils s'étoient réciproquement fait part du lieu de leur demeure ; Sc je vis mon philofophe très-difpofé a éclaircir raven* ture. Je Paccompagnai chez lui , oü des lettres arrivées de Londres 1'attendoient. II en reconnut 1'écriture fur 1'adrefTe , & les ouvrit avec précipitation. Je remarquai fur. fon vifage la même furprife qui m'avoit frappé lorfqu'il avoit reconnu la jeune angloife au fpeèlacle. Ah ! mon ami, s'écria-t-il de nouveau après avoir lu , mes foupcons n'étoient que  Ïntrodüction. xïx trop bien fondés ! Jugez-en par ce que m'apprennent ces lettres. Je vis qu'effectivement on lui annoncoit le rapt de miff G C'eft le nom de la jeune angloife , & qu'on le piïoit, fuppofé que ces amans fuffent a Paris , d'engager 1'ambaffadeur d'Angleterre a faire a ce fujet quelques démarches auprès du miniftère de France. On efpéroit, dis-je , que par ce moyen la demoifelle pourroit être au moins renvoyée a fes parens. Je vis alors de quoi une ame noble eft capable. M. N. . . . avoit certainement aimé , & fans doute , aimoit encore la jeune fugitive. Tout autre a fa place auroit cherché 1'occalion de Ja pu'nir , ou du moins de Penlever a fon rival. M. N.... ne forma ni 1'un ni 1'autre projet. Le mal étoit fans remède, & il fe détermina a chercher les moyens de 1'adoucir au lieu de l'accroitre. Le jour fuivant il fe rendit a la demeure que miff G... lui avoit indiquée. Mais il fe trouva que J'adreffe étoit auffe.  xx Introduction. Nulle étrangère ne logeoit dans cette maifon. Un pareil proce'dé affligea plus M. N que tout le refte de 1'aven- ture. II vint me faire part de fon nouveau déplaifir , & je n'épargnai rien pour en adoucir 1'amertume. Je lui remontrai qu'ayant eu des vues fur cette jeune perfonne , vues qu'elle avoit pe'ne'tre'es , il nt devoit pas fe promettre qu'elle le choisit pour confident. II me pria de ne point Ie quitter dans ces circonftances , & j'y foufcrivis fans peine ; je 1'accompagnai chez lui, n'ayant pu I'obliger a refter plus long - tems chez moi. Un inftant après notre arrivée on lui annoii9a une vifite. Qui 1'auroit pu prevoir 5 C'e'toit miff G. .. elle-même, aceompagne'e de fon raviffeur, Je voulus m'e'loigner : Ia jeune angloife s'y oppola, & fut vivement feconde'e de M. N... Je viens, monfieur , lui dit-elle en anglois , je viens re'parer , autant "qu'il eft en moi , 1'injure que je vous fis hier. Daignez 1'attribuer a la furprife ou me  Introduction. XXJ jeta votre apparition fubite. II eft dirE» cile dans de pareils momens , de prendre un bon parti, Sc je pris le moins digne de vous , le plus défavantageux pour moi. Alors elle lui fit 1'aveu de ce qu'il favoit déja 5 c'eft-a-dire , que fa demeure étoit tout autre qu'elle ne la lui avoit indiquée. Elle lui avoua de plus , que fon mariage n'avoit point été fait du confentement de fa familie; qu'elle même s'étoit choifie un époux , & avoit fait taire la voix du fang pour Ie fuivre : mais qu'elle ne pouvoit fe réfoudre a regretter une démarche quï avoit fait fon bonheur. M. N. . . . inftruit d'avance de tout ce qu'elle croyoit lui apprendre , n'en parut point étonné. II la furprit bien davantage en lui montrant les lettres qu'il avoit recues la veille. M. N...., lui dit— elle d'un ton agité, quel parti prenez-vous dans cette affaire 5 Vous aurai-je pour; ennemi, ou pour protecleur ? Vous pouvez beaucoup auprès de ma familie. Ma  xxij Introduction. faute, li c'en eft une, eft irréparable ; & je n'ai d'ailleurs , aucune envie de Ia réparer Madame, interrompit mon-, fieur N. votre confiance ne fera point trahie. J'efpère même vous prou< ver que j'en étois digne. Alors 1'époux de miff G. . ,. . pr|t Ja parole , & le fit d'une manière qui fatisfit jufqu'a fon ancien rival. II ajouta, qu'en arrachant , pour ainfi dire , fa femme du fein paternel, il n'avoit con^ fulté que fon amour Sc non un vil intern 5 que fa naiffance e'toit diftinguée , fa fortune au-deflus des befoins urgens, quelques perfonnes de fa familie en tréshaute faveur a Ia cour , Sc qu'au furplus , la tendrefle de fa femme lui te-, noit lieu de tous les avantages imaginables. Le ton avec lequel il difoit ces chofes , en atteftoit , pour ainfi dire , la vérité. II détermina monfieur N a écrire fur le champ a la temille de milT G.. ,. 6c a Ie faire d'une manière auffi favorable , que fi les jeunes époux  ÏNTRODUCTION. xxiij cuflerit eux-mêmes diété fes expreffions. Nous paffames avec eux une partie de la journée 5 & j'eus lieu de conclure que le choix de miff G pouvoit avoir des approbateurs. Son époux n'avoit ni les talens ni les connoiffances do monfieur N. . . . Mais ce genre de mérite n'eft pas toujours celui qui en pareil cas frappe le plus une jeune perfonne. D'ailleurs, le gentilhomme dont il s'agit, avoit tout ce qui caractéfife en France 1'homme aimable, & un homme de cette claffe déplait rarement au beau fexe chez nos voifins. Refté feul avec monfieur N.... il me demanda ce que je penfois de fa conduite. Je 1'admire , lui répondis-je; mais elle n'a rien qui m'étonne : une grande ame trouve de la fatisfaétion a faire des heureux, même aux dépens de fon propre bonheur. C'eft ce que je vous vois pratiquer aujourd'hui. J'avoue , repritil , qu'un tel facrifice eft pénible. On ne fert jamais un rival qu'avec repu» b4  xxiv Introduction. gnance : mais n'importe , je fervirai Ie mien jufqu'au bout , Sc fans autre but que de lui être utile. Monfieur N..... tint exadement fa parole. Ses premières lettres n'avant pas produit tout 1'effet qu'il s'en étoit promis , d'autres dépêches plus, fortes leur fuccédèrent. II s'étoit d'ailleurs inftruit a fond, & du caradère & de ï'origine de fon protégé. Toutes ces découvertes avoieht été favorables au cavalier francois. L'obftacle qui naiffoit de la différence de religion n'exiftoit même dé}a plus 5 miff G s'étoit faite catholi- que. Un amant qui plait eft un miflïon- naire bien perfuafif. Enfin , M. N parvint lui-même a perfuader les parens de la jeune angloife. Ils foufcrivirent a ce qu'iis n'avoient pu empêcher, Sc en usèrent même par la fuite , comme ü cette alliance eut été leur propre ouvrage. Les époux fe retirèrent a Ang. . ., * oü ils vivent encore aujourd'hui dans l'opulence, Sc dans I'union la plus étröite,;  Introduction. xxv Pour M. N il ne tarda pas a quitter notre capitale. II voyageoit de compagnie avec milord V Tous deux formèrent le projet de parcourir 1'Italie , & fur-tout d'examiner avec foin Rome , Florence & Venife. Ce ne fut pas tout ; ils me proposèrent d'être du voyage, & mon penchant naturel, joint a quelques circonftances particulières , me fit accepter la propofition. Nous nous embarquames a Marfeille , fur un vaiffeau qui alloit directement a Venife. Arrivés dans cette ville , nos deux anglois me parurent étudier avec foin fa conftitution. Leurs avis furent fouvent partagés fur fes avantages & fes inconvéniens. M. N placoit dans cette dernière claffe Ia trop grande puiffance des nobles: Milord V. . . . foutenoit au contraire que cette puifïance , telle qu'elle exiftoit a Venife , faifoit Ia fureté de cette république, & je crus pouvoir adopter fon opinion. En efFet, ü le peuple avoit fur le gouvernement  XXVj Introduction. vénitien la même influence qu'il eut fur celui d'Athènes & de Rome, il enréiülteroit bientöt les mêmes abus ; & ces abus entraineroient a coup fur , la ruine d'une république entourée de voifins puiffans , & qui ne fe foutient guères aujourd'hui que par une conduite prudente & raifonnée. Milord V. . . . obferva même dès-lors que 1'Angleterre y quoique beaucoup plus puifiante que Venife , feroit expofée aux mêmes rifques , s'il arrivoit que le peuple augmentat aflez fon crédit pour engager le miniftère dans quelques fauffes demarches. Milord V. . . . eft encore exiftant. J'ignore fi les dépenfes & le réfultat de Ia dernière guerre, entreprife moins par le miniftère que par le peuple anglois , ont détruit ou fortifié en lui eet axiome. Revenons a monfieur N. . . . J'ai déja dit qu'il ne voyageoit que pour obferver, & dès-lors notre objet étoit le même. Nous avions eu a Paris quelques difcuffions fur la mufique francoife & italienne-  Introduction. xxvij Monfieur N e'toit grand partifan de cette dernière : j'ofois de mon cöté lui oppofer la notre y ce que je n'euffe peut-être pas fait, fi dès-lors nous n'eüf» fions joui d'une partie des chefs-d'ceuvres de l'illüftre Rame.au. Notre auteur même les avoit admire's en France : mais comme fon de'vouement a la mufique italienne 'e'toit un préjugé national , il ne pouvoit y renoncer que difficilement. J'avois déja beaucoup entendu de cette mufique a Londres : il m'affura que je la goüterois infiniment mieux a Venife , & enfin je me laiffai conduite a 1'opéra. Il faut avouer que Pexécution- mulicale me parut y être portée a une grande perfeétion. Les parties accefloires n'y étoient pas non-plus négligées. Je demandai toutefois a monfieur N li ce fpec-f tacle fembloit a fes yeux auffi complet que nos opéra , oü tous les genres de fpectacle fe trouvent en quelque manière fondus en un feul > II m'avoua que ce concours étoit fans doute moins entier  xxviij Intro d u c t i o n. dans les opera italiens que dans les nótres ; mais qu'e'tant par lui-même un peu bizarre , ces omifïions ne pouvoient être regarde'es comme un défaut. A quoi je re'pliquai que 1'ope'ra italien , malgré toutes fes omiffions , ne formeroit jamais lui-même un fpeótacle raifonnable. Ce n'eft point la relation exacte d'un voyage que je pre'tends placer.ici, mais feulement quelques traits relatifs a 1'auteur des lettres qui fuivent. Je ne m'arrêterai donc ni a de'crire le local de Venife , ni a peindre les mceurs de fes habitans. Je vais même tranfporter fubitement la fcène a Rome , oü toutefóis nous n'arrivames qu'après le tems du carnaval. Je ne rappellerai point ici les re'flexions que fit naitre en nous la vue de Rome moderne. Elle ofTroit une ample matière a des voyageurs , dont le but e'toit d'obferver & de comparer. Nos deux anglois donnoient un libre cours a leurs ide'es : ils ofoient même ( pour me fervir d'une  Introduction. xxix expreffion de la Bwy ere)' penfer touthaut. Je leur fis obferver que cette liberté anglicane avoit fes inconvéniens dans un pays d'inquifition. II faut cependant avouer que ce tribunal eft moins févère a Rome , que dans quelques autres états de 1'Europe , ou il fe trouve établi. Une circonftance particulière contribuoit encore a cette modération. B&noit XIVoccupoit alors Ia chaire pontificale. Ce grand pape , dont les lumières & Ia conduite étoient refpectées , même des proteftans, avoit entr'autres vertus , le génie conciliateur , vertu qui manquoit a Léon X, & qui auroit pu prévenir la ruine du catholicifme dans prefque la moitié de 1'Europe. Milord V & monfieur N dé- fxroient également d'approcher du fouverain pontife. II n'étoit rien moins qu'innacceffible. D'ailleurs , il étoit facjle au milord d'applanir , a eet égard , toute diffieulté. II avoit des lettres de recom-  XXX I N T R O D U C T ï O N. mandation pour 1'ambalTadeur de Ia cour de Vienne a celle de Rome. II en fit ufage , & cette Excellence obtint facilement la permiffion de le préfenter. Nous eümes, qui plus eft, la liberté de 1'ac- compagner, monfieur N & moi. Sa fainteté ne trouvoit pas plus étrange , qu'un homme de ma profeffion voyageat avec des proteftans, que je ne le t?ouvai moi - même qu'elle les admit a fon audience. II eft prefque inutile d'avertir que cette audience n'eut lieu que dans le particulier. Milord V. .. . adreffa au pape un compliment très-ingénieux, trèsflatteur , & en même tems , trés-mérité. II parloit italien, Jangue qu'il pofledoit fupérieurement. Le fouverain pontife lui répondit de la manière Ia plus affable & la plus fatisfaifante. II Ie loua fur fon goüt pour les voyages , ou plutöt fur le deffein qui le portoit a voyager , | lui paria de 1'Angleterre en pontife qui ne fe bornoit pas a connoitre les états oü fa puiffance étoit reconnue , & finif;  ƒJV TRODUCTION. XXXJ par lui demander fi Rome , telle qu'il la voyoit, répondoit a 1'idée qu'il s'en étoit faite avant de quitter Londres ? Milord V lui répondit, que les différens chefs-d'ceuvres dont Rome étoit décorée, avoient bien de quoi fatisfaire 1'amateur le plus difficile ; mais que pour lui ce n'étoit point la ce qu'il y admiroit le plus. II ajouta que tous fes compatriotes feroient, a coup fur , de fon fentiment. Un figne d'approbation que fit monfieur N. . . . attira fur lui les regards du pape. Milord V. ... le fit encore mieux connoïtre a fa fainteté, qui alors fe mit a 1'entretenir de littérature. M. N. . . . poffédoit fupérieurement cette partie , & prefque auffi bien la littérature italienne, que 1'angloife. II connoifloit même a fond les ouvrages de Benok X1K. 'Le pontife témoigna une furprife mêlée de fatisfaction. L'amour d'un auteur pour fes ouvrages , le fuit jufques fur le tröne cc fous la thiare. D'ailleurs, fi eet amour  XXXlj I N T RO D U-C T I O Jf. eft une foibleffe , il eft du moins. fur qu'elle peut s'allier aux plus hautes vertus. Je devins moi-même enfuite 1'objet de 1'attention du faint père ; 1'obligeant milord m'annonca , comme un homme de lettres diftingue' dans ma patrie. J'avoue cependant , que peu de mes ouvrages étoient connus de fa fainteté , Sc j'en eus de la joie. Quant au refte , je dus lui paroitre affez verfé dans la littérature moderne, foit francoife , foit étrangère. Le pape lui-même , poffédoit affez bien la notre. II me paria beaucoup de nos principaux orateurs & moraliftes. 11 rendoit a Bojfuet, toute la juftice qu'on doit a fon génie ; eftimoit Bourdaloue, Sc aimoit Majfillon. II me parut entendre Malkbranche , autant que Ia chofe eft poffible; me paria fort peu des écrivains de la fociété , Sc fans toucher au fond des chofes , donna de grands éloges au génie &'Arnaudy de Nicole, Sc de Paf. chal,  1'n t iïö d v c t ï ö isr. xxxiij Nos deux anglois étoient hots deuxïnêmes de vöir taht de lumiire , de modération & d'équité dans un pontife que leurs théologiens difent être l'AnttChrifl. Ma furprife n'e'toit guères moindre que la leur, quoique nos préjugés ne füffént pas les mêmes. Enfin, nous nous retirames comblés d'égards & de bontés par Bcnott XIV , & ren> plis de vénération pour fon mérite perfonnel. Avouez , dis-je a mes compagnons de voyage, qu'un tel pontife eft' digne de régir le monde chrétien , & même les hiérarchies romaines \ Ils en convinrent, & fe proposèrent 1'un & 1'autre de lui rendrè hautement juftice lorfqu'ils feroient de retour dans leur patrie. J'ai fu depuis que 1'un & 1'autre avoient tenu parole. Le refte de notre féjour a Rome fut employé a vifiter les monumens dont eette ville eft remplie. Rome n'eft plus que 1'ombre de ce qu'elle fut autrefois.  XXx'lV iNTRODUCTtQR. Cependant on y appercoit encore öötf empreinte de grandeur qui étonne Sc qui, j'ofe Je dire , imprime une forte de refpecL Ce n'eft plus Ia Rome des Céfars , mais on fe rappelle qu'iis y font nés ; on n'oublie point qu'elle a produit des Emil&s Sc des Scipions. C'eft ici , difions-nous, qu'étoit placé ce capitole oü 1'on jugeoit les rois Sc les peuplès. La, fut la demeure de eet orateur qui fauva fa patrie , & dont I eloquence a pour nous tant de charmes , quoique les objets qu'il traite , nous foient étrangers Sc indifférens. En un mot, chaque pas que 1'on fait dans cette ville , offre un fiijet de réflexion , Sc toutes ces réflexions élevent 1'ame» D'ailleurs, la nouvelle Rome eft digne par elle-même de toute 1'attention des étrangers. Les arts 1'ont enrichie de tant de chefs-d'ceuvres , ceux de 1'antiquité y fubftftent encore en fi grand nombrc 9 qu'elle conferve toujours a eet égard > le titre de reine des cités j titre qu'elle  1NTRODUCTIÖN. XXX¥ a perdu quant a la puiffance. Nous yadmirames ces monumens précieux qui atteftent a quel degré de fupériorité les grecs avoient porte' la fculpture. Ils fervirent a nous faire regretter encore davantage ce que les barbares en ont détruit. A 1'égard des produétions modernes des arts, c'eft-a-dire , depuis leur renaiffance , elles font extrêmement nombreufes a Rome. Les chefs-d'ccuvres des MichtUAngz , des Raphad , des Titizn , des Correge & de tant d'autres grands artiftes , y brillent de toutes parts , foit dans les e'glifes , foit dans les galeries, foit dans les cabinets particuliers. Nous employames un tems confide'rable a eet examen & nous ne pouvons pas toutefois nous flatter d'avoir vu tout ce qui en étoit digne. L'églife de Saint-Pierre fit. perdre a nos deux anglois une grande partie de 1'eitime qu'iis faifoient de Saint-Paul de Londres. Malgré certaines irréguiarités, la cathédrale de Rome eft dans ce genre  xxxvj Introductio 2V. le plus beau monument de I'univers j j'en excepte peut-être , la Sainte - Sophie de Conftantinople. De Rome nous nous rendimes a Florence , ville très-agréable pour le local & la manière dont elle eft conftruite. On preTume bien qu une ville oü les arts reprirent autrefois une nouvelle origine , eft amplement pourvue de leurs produétions. Rien de plus digne de la curiofité des voyageurs , que Ia galerie du palais ducal. Nous n'en perdimes rien. Mais comme 1'anglois ramène tout au raifonnement, M. N. . . . remonta a 1'origine de toutes ces chofes. A quoi peut-on 1'attribuer cette origine > A 1'élévation des Médicis , qui , de fimples particuliers , devenus fouverains de leur patrie , fe virent ainfi en état d'accueillir lesarts chaffés de la Grece. Que cette maifon fut reftée alors dans fon état obfcur, les ténèbres de 1'ignorance couvriroient aujourd'hui toute la terre. C'eft-ainfi que les effets les plus multipliés dérivent prefque toujours d'une feule caufe.  Introduction. xxxvi} J'élevai alors une queftion que monfieur N. . . . a depuis difcute'e dans une des Iettres de ce recueil ; je demandois fi les fciences , les lettres , & les arts, pouvoient re'ellement naitre & fe perfedionner dans une re'publique, Milord V.. . . & monfieur N. . . . fe déclarèrent pour 1'affirmative. Je ne fus point de leur fentiment. Ils me citèrent, pour me convaincre , I'exemple d'Athènes qu'on peut regarder comme Ia mère des beaux-arts 5 mais eet exemple prouvoit en ma faveur. Athènes , leur disje , ne produifit de grands poëtes <5c d'excellens artiftes , que Jorfqu'il fe trouva un homme affez puiffant pour agir en fouverain & les encourager. Le fiècle de Periclès fut celui de Sophocle , d'Euripide & d! Ariflophanje. Celui d'Alexandre vit e'clore Apelle, Phidias & leurs emules : celui d'Augufie, Virgik & Horace ; celui de Léon X, le Toffe, MichelAnge& Raphael; celui de Louis XI V, Cormille, Racine , Molière } Quinaut , L&  xxxviïj Intro&uctiqn. Fontaine , Boikau , &c. A 1'égard des orateurs, j'avoue , ajoutai-je , que c'eft toute autre chofe. Ils peuvent fe former au fein d'une république. L'éloquence y ccpduifant aux grandes places , Sc a 1'avantage de gouvèrner 1'efprit du peu-^ ple , elle n*a pas befoin d'un plus puiffant véhicule. Ce fut ainfi que fe for-r mèrent Periclés , Démojlhène , Cé/ar Sc Cicéron. Pour ce qui eft des arts qui rse donnent point accès auprès de la multitude, qui ne peuvent fubjuguer que le petit nombre des connohTeurs, ils ont befoin qu'une main abfojue leur préfente les honneurs Sc les re'compenfes qu'iis attendroient en vain du corps de Ia nation. Tout travail a fon objet j & fi eet objet n'eft affuré, les efforts font toujours me'diocres , toujours infructueux. II me parut que ce difcours avoit fait impreffion fur milord V. . . . ; a 1'égard de M. N.. .. il n'étoit pas entièrement perfuadé. Cependant i! n'y oppofa que fort peu de raifons , Sc qui n'étoient rien  Introduction. xxxix moins que décilives. II a repris cette matière plus au long dans Ia lettre oü il examine fi la liberté' nuit ou feft au progrès des arts & du goüt. Mais revenons a notre fejour en Tofcane. La guerre qui dc'foloit toute 1'AlIemagne e'tant prête a s etendre jufqu'en Italië , 1'Angleterre fe difpofant même a y prendre part, milord V. . . . fentit qu'il e'toit tems de retourner a Londres. Le port le plus voilin e'toit celui de Livourne. Cependant nous primes Ie parti d'aller jufqu'a Gènes. Cette ville qui a été furnommée la fuperbe , doit uniquement cette diftinctiou a la richefïe de fes palais de marbre , qui eft Ia pierre du pays. IJ fut un tems oü Gènes pouvoit être furnommée Ia puiffante. Sespoffeffions étoient très-étendues, fes armées redoutées, fon commerce fforiffant. De tous ces avantages , il ne lui refte guères que la liberté , qu'elle ne pouvoit, peutêtre , conferver qu'en perdant une partie de fa puiffance. Rome fut bientót affer- * 4  xl I N T R ODUCTION. vie lorfque le cercle de fes poffeffions s'éloigna trop du centre. Les gouver-, ne.urs qu'elle ehvoyoit dans les pays con* quis ne tardèrent pas a s'en regarder comme les fouverains, d'autant plus dan-, gereux , qu'aux forces naturelles de ces provinces, ils joignoient celles que Rome e'toit obligée de leur confier, & qui aidèrent plufieurs d'entr'eux a J'affujettir elle-même. Un état monarchique [ on fuppofe une bonne adminiftration ] eft infiniment plus propre a étendre & a conferver fes conquêtes , que la république Ia mieux organifée. Au fürplus,, Gènes dont la puiflance eft aujourd'nui fort relTerrée, n'a rien a craindre de fes propres citoyens , & la politique des princes fes' voifins, Ia garantit de toute invafiou étrangère. Peut-être même feroit-il a. foubaiter pour elle, que le petit royaume.de Corfe fat diftrait de fon domaine. Les fréquentes révoltes de cette ile fa.tiguent, a tous égards, cette république, plutöt marchande que guerrière. On parloit  Introouction. xlj alors du fameux Thiodore , ce fantóme de fouverain, dont 1'origine eft encore un probJême & Ja conduite une énigme. Je puis, nous dit M. N.,,. vous citer un trait emièrement relatif a eet homme fingulier , li pourtant il eft vrai que le perfonnage qui s'offrit a moi fous fon nom , fut bien lui-même, Le crédit que j'ai toujours confervé auprès du miniftre anglois a fouvent conduit auprès de moi des fuppjians de plus d'une efpèce, Un jnconnu d'afTez bonne mine, merendit un jour une vifite inattendue, & me paria myftérieufement d'un autre inconnu qui avoit, difoit-il, a me communi* quer des affaires de la plus grande im-. portance. Je ne répondis d'abord que par des queftions, auxquelles celui a qui je les faifois ne répondit qu'en biaifant. II m'en dit cependant affez pour me faire jager qu'il s'agi'iloit d'appuyer eertaines demandes auprès du miniftre. Je parus difpofé a faire ce qu'il défiroit , & alors mon inconnu s'expjiqua plus oet^  xlij Introduction. temem. Ilm'apprit, dis-je, que 1'infortune Théodore étoit a Londres, & que, réfolu de tenter une nouvelle entreprifc fur la Corfe , il cherchoit a s 'appuyer du fecours de l'Angleterre. Je ne prévis pas dès-lors que fa demande put lui être ac~ cordée , mais j'éprouvai une en vie ex* trême de voir eet homme qui avoit fait i'entretien de toute 1'Europe. En eonféquence je me difpofai a accompagner fon agent. Ce dernier ajouta que j'étois Ie mairre, ou de Ie fujvre, ou d'attendre Théodore chez moi. Nous voyageons , pourfuivit-il, incognito , & prefque avec auffi peu dappareil qu'Hercule &z Philoc* tète. Ce ton libre & franc me donna envie de mieux connoitre celui qui me pai> loit ainfi. J'appris qu'il étoit né francöis; que fervant en qualité d'officier dans les troupes de cette nation qui étoient paffées en Corfe, une difcufTion qu'il eut avec fes fupérieurs , 1'obligea de fe jeter dans Ie parti ennemi 5 qu'il jouit bienlót-de toute la confiance de Théodore  In troduction. xliij de fes chefs i qu'ayant fait de leur mieux pour fe bien défendre , il avoit cependant fallu céder a la force ; qu'enfin , tout le parti étant diffipé , lui feul s'é'* toit attaché a la fortune du roi fucritif, & continueroit a le feryir fi les anglois vouloient le mettre a portée de le faire. Je lui demandai fi ce prince, quel qu'il fut, avoit les talens propres a former une telle entreprife. II aura , du moins , me répondit-il , celui de fe laiffer bien conduire : en faut-il davantage > Nous continuames encore quelques inftans eet entretien , & le francois le foutint toujours fur le même ton. Après quoi nous fortimes pour nous rendre a une hotels lerie oü le prétendu roi des Corfes étoit logé. La peinture que fon envoyé m'avoit fait de fa pofition étoit des plus fidelles. Jamais incognito ne fut mieux caradérifé- Toute la fuite de ce prétendant confiftoit dans 1'ofBcier francois , & deux domeftiques. Je marrêtai cependant peu  xliv Introditct ion: a ces accefloires , & je m'occupai furtout du principal perfonnage. II avoit plutöt la mine baffe que diftinguée, plutöt la phyfionomie d'un béat que celle. d'un guerrier. II me recut avec diftinction Sc fans attendre aucun cérémonial. Vous vovez , me dit-il, un vrai modele d'infortune i mais le ciel ne veut fans doute que m'éprouver ; j'efpère qu'il daignera couronner ma conftance. II entra enfuite dans de plus longs détails, & finitparme dire que fon but étoit de faire dernander une audience particuliere au miniftre anglois, pour lui expofer fa fituation, Sc tiener d'en obtenir des fecours qui le miffent a portee de faire valoir de nouveau fes droits fur Ia. Corfe. Je ne lui diffimulai pas , pourfuivit M- N, ... que cette demande pourroit fouffrir de grandes diffjcultés. En même tems je promis de ne rien épargner pour lui obtenir 1'audience qu'il défiroit. Je lui tins parole, Sc dés le jour fuivant il ent une entrevue avec le miniftre. Pour-  Introductión. xlv donner plus de poids a fes difcours, il effaya de fe faire connoitre fans éqüi* voque : ce qui ne lui e'toit pas facile, vu les circonftances oii il fe trouvoit. Cependant il entra dans certains de'tails qui, joints a une lettre que le gouverneur de Minorque lui avoit adreffe'e , lorfqu'il e'toit encore dans 1'ÏTê de Corfe , fembloient attefter qu'il e'toit le ve'ritable Théodore. Le miniftre ne parut même plus en douter. Ce qui n'empêchcnt pas que les raifons qui s'oppofoient a fa demande ne fuflent toujours les mêmes ; raifons qui , a tout prendre , pouvoient être combattues. Elles le furent vivement par rofficier francois, qui avoit eu la permiffion de fe trouver a cette audience. Je vis même 1'inftant oü le miniftre alloit être e'branle' , mais il revint a fon caractère timide & circonpect. Tout te que les deux fupplians purent obtenir , fut une femme d'argent affez modique, avec promeffe de leur en envoyer d'autres auffitöt que les Corfes  xlvj Introdüction. mécontens auroient repris les armes. Ce fut ainfi que fe termina cette négocia-* tion qui pouvoit avoir des fuites° affez importantes , & qui n'en eut aucunes. Les corfes n'ont point remué , & 1'on n*a point oui parler depuis de ces deux perfonnages. Nous conclumes de ce récit, qu'il étoit poffible que 1'un de ces deux aventuriers fut le vrai Théodore; fa miférabfe fituation étant beaucoup mieux connue que fbn origine. Au refte, 1'exemple de Gènes vint al appui de 1'opinion que j'avois foutenue a Florence. Le commerce eft beaucoup plus en vigueur chez les gcnois que les arts & les iettres. Je joignis a ces exempies celui de la république de Hollande. Beaucoup d'hommes célèbres dans les lettres s'y font réfugiés; mais peu fe font formés & élevés dans fon fein. Ce fut pour la Hollande même que nous nous embarquames. Un vaiffeau qui partoit pour Amfterdam nous détermina a profïter de cette occafion : mais une tem-  Introductïon. xhty pête que nous efiiiyimes, prefque au fbrtir du détroit, nous mit dans le plus extréme danger. Le mauvais état de notre vailïeaunous contraignitmenie derelacher #a Cadix. On fait que le port de cette ville d'Efpagne eft extrêmement fréquente'. L'affluence des étrangers y furpaffe , pour ainfi dire, celle des naturels du pays. Nous fumes tentés d'aller viliter quelque autre ville d'Efpagne, telle, par exemple, que Séville , qui eft peu éloignée de Cadix: mais cette idéé nous paffa promptement, Nous étions inftruits d'avance que {'intérieur du pays offre peu d'agrément aux étrangers. Les efpagnols , nation d'ailleurs trés - eftimable , vivent ifolés , villtent rarement leurs voilins , & paroiffent ambitionner encore moins de les attirer chez eux. On préfume bien que nos politiques anglois n'échappèrent pas une occafion fi naturelle d'argumenter. Ils attribuoient a trois caufes le déclin de cette monarchie. i°. L'expulfion des maures. 2°. Le défaut d'induftrie, & la pareüe  "xlviïj Intro duction. naturelle des efpagnols. 3°. L'inquifidon, Sc I'excès du pouvoir monacal. Peut-être nos anglois avoient-ils raifon pour ïors i mais depuis quelques années les rois d'Efpagne ont pris les mefures les plus pro-« pres a détruire ou mitiger 1'effet des deux dernières caufes, & par conféquent réparer, autant qu'il eft poffible , celui de la première. Nous nous rembarqüarhes pour Ja Hollande , & notre voyage ne fut traverfe par aucun nouvel accident. Ce fut-Ja le terme de nos courfes en fociété. Milord V.... Sc M. N.... ne tardèrent point as'embarquer pour Londres 5 & après avoir fait quelque féjour a Amfterdam & a la Haye, je partis moi-même pour Paris. Depuis ce tems M. N.... n'a point cefle d'entretenir avec moi un commerce de littérature Sc d'amitie'. Parmi tous les ouvrages fortis de fa plume, Sc dont il m'a fait part, ces lettres m'ont particulièrement frappe'. On y retrouve Ie génie anglois naturel-lement porté a la difcuf- fion  I N T RO D V C T 1 O N. xlix fio'n & a creufer les matières qu'il traite. Nous ne nous fommes pas toujours trouvés d'accord fur le fond des chofes, J'en excepte les trois lettres oü 1'auteur démon tre 1'utilité & ia néceffité d'étudier i'hiftoire. Quant a celles oü il examine II le miniftère du cardinal de Richelieu & le règne de Louis XIV ont autant influé qu'on le crojt fur les progrès des lettres & des arts en France , c'eft en vain que notre auteur femble être pour la négative 5 peu de francois voudront adopter cette opinion. II eft certain que le germe des talens exiftoit avant Richelieu & Louis XIV. II exifte dans tous les tems; mais c'eft la proteétion qui le fait eclore. Je fuis encore plus éloigné d'adopter une autre opinion que 1'auteur avance dans quelques-unes de ces lettres. Il y paroit très-perfuadé que fi nous 1'emportons fur les anglois pour le goüt, nous leur fommes inférieurs quant au génie. Bojfuet, Corneille , Molière, la Fontaine }  * Introduction. Crèbitton, Voltaïre, Montefquieu , détruifent mieux cette prétention que ne pourroient faire les plus amples raifonnemens. Une réponfe de cette nature laiffe peu de reflources a une réplique. II n'en eft pas moins vrai que les principes renfermés dans ces lettres font en général folides , profonds', lumineux , fupe'rieurement de'veloppe's , & dignes de toute 1'attention des lecteurs. J'avoue que 1'auteur femble avoir particulièrement e'crit pour les anglois qualifiés : mais fon ouvrage renferme des traits , des maximes, des détails dont tout homme ftudieux peut faire fon pront, de quelque rang, «5c de quelque nation qu'il puiffe être. Fin de l'Introduction.  LETTRES DE MENTOR. A UN JEUNE SEIGNEUR. ««Eaaga^sggE^ mmmi , LETTRE PREMIÈRE. Sur Ü étude en général, Votre naiffance, Monfieur, votre rang, votre fortune, & toutes les diftinótions que 1'avenir vous promet, feront défirer votre compagnie a quantité de perfonnes, leur feront briguer 1'honneur de paroïtre avec vous dans les lieux publics, & cPêtre de vos partiés ï toutes A 2  4 Lettres les fêtes & les occafions de plaifir & d'amufement. Je me fens prefle d'une autre arnbition: perrnettez, Monfieur, que je fafle ufage de cette correfpondance, dans laquelle vous fouhaitez que j'entre avec vous, pour devenir le compagnon de vos heures privées, & de vos plus férieux momens. Je ne doute pas que vous n'en ayiez beaucoup de cette nature : quoique vous touchiez a cette faifon de la vie, dont il n'y a que le pédantifme, oü 1'humeur chagrine qui veuille exclure la gaieté & le plaifir, vous n'ignorez pas que del'emploi-mêmede ce tems, vontdépendre, pour 1'avenir , votre caradère , & la figure que vous ferez dans le monde. Un laboureur qui demeureroit oifif, lorfqu'il faut femer, auroit auffi bonne grace d'attendre une abondante moiffon , que celui qui paffe le printems de fa vie dans une folie diffipation, ou dans les déréglemens du vice, d'efpérer de fhonneur & de la réputation, ou de prétendre au caractère d'liomme fage & de grand h'omme. Regardez autour de vous, Monfieur, obfervez bien ceux quife font fait une haute réputation de fageffe & d'habileté, & demandez com-* ment ils ont employé leur jeunelfe: feuilletez les annales de l'hiftoire; remarquez les noms qui fe font tranfinis a la poftérité, avec le fceau de  de Mentor» y 1'lionneur & des applaudiffemens publics : lifez ia lifte des patriotes & des héros, étudiez attentivement leur vie ; & vous trouverez que leur conduite, dans le cours de leur jeuneffe , lorfqu'ils fe difpofoient a paroitre fur le théatre du monde , a jeté les fondemens du röle qu'iis y ont fait; c'eft- a-dire, de toute la gloire qu'iis ont acquife, lorfqu'ils font venus a remplir leurs différentes fonótions dans la vie. C'eft, Monfieur, le devoir de tous les jeunes gens, de cultiver leur efprit, & de fe rendre propres au monde ; mais cette obligation tombe fpécialement fur les jeunes gens d'une naiffance diftinguée, paree qu'on attend beaucoup de leur caraótère, & qu'iis ont quantké de fecours &l. d'avantages, dont les rangs inférieurs font privés. La néceflité force les autres de fe former par un travail affidu, aux différentes profeffions dans lefquelles ils fe propofent de faire leur fortune ; & toutes les forces de leur efprit fe rapportant a cette occupation, il ne leur refte qu'une partie de leur tems, & quelquefois très-petite, a ménager pour 1'étude de ce qui peut les conduire a ia connoiffance des hommes & des ufages du monde ; & les faire atteindre auxgraces d'une politeffe aifée. Mais ceux que !a fortune a placés dans une fituation telle que la votre, ont tout A3  6" Lettres le tems qu'iis peuvent défirer pour acquérir toutes fortes de perfections. D'un autre cöté, Monfieur, les voies du favoir, auxquelles votre naifiance vous appelle , n'ont rien, ni de rude, ni d'infipide, ou de dé ■ fagréable; au contraire, elles font douces, gaies, amufantes. Lire les ouvrages de ces immortels auteurs, qui ont exprimé les plus nobles fentimens, dans le plus élégant langage; étudier 1'hiftoire du genre humain, & s'inftruire de ce qui s'eft paffé dans toutes les régions & tous les ages du monde; obferver graduellement 1'origine, les progrès & Ie déclin des arts & des fciences ; réfléchir fur les caufes de cette viciffitude ; approfondir la conftitution de chaque pays, en confidérer les altérations & leur fource; quelle plus riante perfpedive? Le jurifconfuite eft aifiijetti, pendant une longue fuite d'années, a la pefante Icdure des ordonnances & des codes; le médecin a fixer dans fa mémoire les noms & les propriétés des rèmedes, a fuivre le méchanifme des différentes partjes du corps humain, &c. Dans chaque profeffion , combien d'épmeufes & d'infipides recherches , avant que de pouvoir parvenir a quelque diftin&ion! Mais pour arriver au point de lumière, qui rand 1'homme de naiffance utile dans le monde , heu-  deMentor. *f reux en lui-mcme , capable de fervir fes amis & de faire leurs délices, d'être a la fois le foutien & 1'ornement de fa nation; ces pénibles foins font peu nécelfaires: le tems qu'il donne a fe perfeétionner 1'efprit & le caradère, manque rarement de lui procurer plus de plaifir, dans la folitude & le travail même, que 1'homme oifif n'en peut efpérer de fes folies parties de diffipation. J'allois ajouter, Monfieur, que file chemin qui peut conduire un jeune homme de votre ordre a 1'honneur, eft fi doux & fi facile, rien n'eft plus inexcufable que la folie de ceux qui 1'abandonnent volontairement , pour fe jeter dans les ténébreufes voies de 1'ignorance , qui conduifent a 1'opprobre. Mais je ne puis réfléchir fur vos excellentes difpofitions, fans appréhender d'être allé déja trop loin ; & peut - être ai-je befoin d'apologie pour ce que je viens d'écrire. Si vous jugez néanmoins que mes lettres puhTent quelquefois vous plaire; ou, ce qui feroit encore plus flatteur pour moi, vous être de quelque utilité, je me croirai trés - heureux; & je faifirai chaque occafion de vous communiquermes idéés,lorfqu'elles me paroitront pro-, pres ï vous inftruire, ou vous amufer. A4  g Lettres LETTRE IL Sur Üétude de l'hijtoire.. O N s'attend a quelque connoiffance de Vhiitoire, dans un homme qui prétend s'établir un caradère fupérieur au vulgaire. Ceux que leur ' narffance abornés auxobfcures & laborieufes profelTions de la vie, & qui ne trouvent dans leur condition naturelle, aucune facilité pour s'infitruire , font alfurément difpenfés d'étendre leurs connoiflances au-dela de cette étroite fphère: mais ceux qui, plus favoiïfés de la fortune, ne font pas appéfantis par le travail corporel, & ne manquent ni de loifir, ni de force pour ouvrir le grand livre du favoir, méritent peu le nom d'hommes , li bornant toute leur attention aux petits incidens qui naifïent autour d'eux, leur curiofité ne les excite jamais a s'informer de ce qui s'eft fait dans les tems & les pays différens du leur. Lage de 1'homme eft fi court dans fa plus longue durée, il s'en paffe une fi grande partiedans les vains amufemens de 1'enfance; une fi grande partie eft abforbée par les vidientes paffions de la jeuneffe ; une fi grande partie eft  de Mentor. On peut faire affurément la même promefle a 1'orateur. Mais 1'hiftoire ne fournit pas feulement fes meilleurs matériaux aux difcours publics, elle offre auffi les plus nobles,& peut-être les plus fürs modèles. La rapidité de Demofthène, & la facile abondance de Cicéron , ne 1'emportent pas fur quelques-uns des difcours qui fe lifent dans Tite-Live, dans Sallufte, & dans quelquesautres hiftoriens..D'ailleurs, ces belles harangues ont 1'avantage de fe préfenter dans les circonftances, oü. 1'hiftorien a déja fu nous intérefler aux évènemens qui les ont fait pranoncer; c'eft-adire, lorfque notre imagination, échauffée par la lecture, en regoit une impreffion plus profonde, le fouvenir en eft d'autant plus facile a conferver, & ne manque pas-de fe préfenter dans 1'occafion. Ainfi la narration hiftorique nous inftruifant des faits, & la harangue étant une forte de commentaire fur 1'évènement & les circonftances , ce font deux vraies fources de lumière , qui s'en prêtent mutuellement, & qui nous rendent capables de porter un jugement plus jufte du fujet qui nous attaché. Ce n'eft pas dans les anciens hiftoriens feu- B  *8 Lettres lement, qu'il fe tröuve d'excellens difcours; l'hiftoire modertie en préfente auffi d'agréables & d'inftructifs; mais celle de notre patrie, fur-tout dans les tems éloignés , comme dans le notre , en offre un grand nombre, dont la Grèce & Rome auroient pu fe faire honneur. De tous les fujets, la liberté, Monfieur, eft le plus capable d'élever 1'efprit: elle a fouvent échauffé le fein de nos fénateurs: & ce qu'iis ont dit pour fa défenfe n'a pas manqué d'allumer la flamme dans celui des autres, jufqu'a leur infpirer les mefures les plus infaillibles pour 1'honneur & 1'avantage de leur nation. Ainfi, combien de motifs, Monfieur, doivent porter un homme bien né, a 1'étude de 1'hiftoire ! J'aicompté jufqu'a celui de 1'amufement, quoiqu'il ne foit pas du poids des autres; mais en eft-il de plus glorieux & de plus puilfans, que le bien public, & 1'applaudilfement de la patrie ?  ï> E M E N T O ï. l9 LETTRE III, Sur le mime fujet. Les hommes ont tant de reffemblance efltrè eux dans tous les ages & dans toutes les contre'es du monde, que 1'hiftoire de chaque natiori vous offre, 'Monfieur, des occafions fréquentes dé comparer ce que les étrangers nous apprennérit d'euX-mêmes, bz de léurs pays, avec ce qui s'eft paffe dans le votre, & de vous en former des principes pour le réglement de votré conduite ; cependant, plus la fituation , le climat & le gouvernement du pays, dont vous lifez 1'hiftoire, approchent de ceux du votre; plus ie chartip devient fertile en fujets de comparaifons, plus vos obfervations ferön't intérefr faiites, & plus elles aüront par conféquent d'agrément & d'utilité. Avant que d'approfondir 1'hiftoire d'une nation particuliere , il convient de prendre une idee générale de celle du genre humain. Cette connoiffance ouvré 1'efprit, écarté les préjugés , & fait reconnoitre aux jeunes gens la fauffeté des idéés qu'iis font portés l fe former de la Ba  "220 Lettres fupériorité de leur tems, & de cette partie du monde ou la nature les a placés. Quand on a vu dans 1'hiftoire les puifiantes expéditions des grands empires qui fleuriffoient dans 1'antiquité la plus éloignée, on eft étonné de la grandeur & de la vertu des anciens, * prefque tenté de ne regarder qu'avec mépris la petiteffe des tems modernes. Rien n'eft plus capable d'agrandir nos idéés, que le fpe&acle de la magniflcence de l'ancien monde. Plus on approche du tems oü les hommes furent placés fur Ia terre pour être fes premiers habitans, plus on eft frappé des vives peintures de cette augufte ümplicité qui fait le caradère des premiers ages du monde. Le premier, le plus refpe&able & le plus facré des livres, nous donne les plus nobles repréfentations de la fimplicité naturelle des premiers pères de la race humaine ; ce qui nous apprend, & toutes les autres hiftoires le confirment, que les hommes & les empires ont commencé dans 1'Orient; la fleurirent ces héros & ces demi-dieux, dont les anciens écrivains racontent tant de merveilles, & dont on doitfou» haiter de connoïtre les exploits, ne fut-ce que pour fe mettre en état de lire les anciens poëtes avec goüt, & de difcerner les reftes ingénieux de l'ancien art. On y prétendroit en vain5 fans une  d e Mentor.' 2.1 jufte connoiflance de ces ages fabuleux, mais héroïques ; c'eft la fource d'oü les peintres & les ftatuaires ont tiré les plus beaux & le. plus grand nombre des fujets qui ont exercé leurs talens , & qui ont fervi comme de fondement a ces exquifes peintures &• ces parfaites ftatues qui font 1'ornement du monde & 1'admiration des connoilfeurs. Un homme de naiffance a qui l'origine de toutes ces beautés feroit étrangère, feroit une figure peu glorieufe, & n'auroit pas droit de vanter beaucoup fon éducation. Ajoutez qu'il y a réellement quelque chofe d'agréable & de relevé dans les relations des tems fabuleux: les travaux d'Hercule, Thefée, Jafon , la Juftice de Minos & de Rhadamante, & les diverfes fonétions d'un grand nombre d'autres, plaifent a 1'efprit & dédommagent abondamment de quelques heures palfées a s'en procurer une connoiffance fuffifante; car cette ef~ pèce d'application, qui en fait donner beaucoup a des recherches critiques fur leurs généalogies, & fur les parties conteftées de leur hiftoire , n'eft peut-être qüune vraie perte de tems, & convient bien moins aux jeunes gens de qualité , qu'aux antiquaires & aux grammairiens de profeffion. Les grands empires de 1'Orient, qui font ceux des égyptiens, des affyriens, des babyloniens & B3  sa Lettsej des perfes, s'attirent d'eux-mêmes une curieufe attention, amufent &c furprennent, par cette multitude de grands exploits. qui firent la gloire de leurs rois & de leurs princes ; d'ouyrages célèbres exécute's par leurs ordres, & de mer~ Veilleux monumens e'leve's fous leurs aufpices, 'dont une partie fubfifte encore, pour faire aujourd'hui notre e'tonnement, & fervir de preuve qu'il n'y avoit rien de grand que les anciens ne fuflent capables d'entreprendre & d'achever. Mais quelque agre'ment, Monfieur, quelque utihté même que 1'hiftoire des. empires d'Orient puifTe vous oifirir, & quoiqu'il ne vous foit pas permis de la négliger, il ne vous. 1'eft pas non plus d'y donner autant de foin qu'i celle 'des autres états, dont vous avez a tirer beaucoup plus d'inftrucfion. En laifTant derrière vous ces grandes monarchies orientales, pour fuivr® ,vers 1'Occident les fciences & les arts dans leur cours, vous arriverez naturellement en Grèce, région. de peu d'étendue, fi vous la eomparez' è ces yaftes empires; mais oü. le favoir & tous. les avantages de la vie ciyile firent des progrès incomparablement plus rapides, fous 1'heureufe ïnfluence de la liberté. L'hiftoire de la Grèce a des droits particulier*. $ yotre plus férieufe attention. C'eft aux jeunes gens de votre naiffance , qu'on peut adrelTer.  be Mentor. 25 proprement ce confeil de la poétique d'Horace j Vos, exemplaria. Grceca Noclurna verfate manu , verfate diurna. Les grecs étoient un peuple libre; & vous trouvez dans cette petite nation des modèles de gouvernemens, qui penchent vers tous les genres connus, la monarchie-, 1'ariftacratie, & la démocratie. Vous obferverez ce qui fembloit propre a les conferver dans toute leur pureté; ou capable de les renverfer, & d'attirer tot ou tard la ruine du .pays. Vous avez plus d'une occafion de comparer leurs affaires, & leurs révolutions, a ce qui s'eft paffe, ou ce qui peut fe paffer dans notre ile; car il n'y avoit aucun de ces gouvernemens qui füt tout-a-fa.it femblable au nötre : il fe trouve néanmoins tant de reffemblances & de rapports mutuels entre tous les états oü la liberté prévaut, que 1'hiftoire d'un. pays libre eft toujours intéreffante pour les habitans d'un autre, & fur-tout pour ceux qui font appelés par leur ccmdition a prendre quel-que part au gouvernement^ II eft vrai aufïi que 1'efprit de liberté,. quï' régnoit parmi les grecs., leur infp.iroit non-feulement plus de vivacité & d'élégance , mais plus de fource de génie qu'on n'en avoit jamais vu, B4  24 Lettrés dans aucune nation. Leurs hommes 'd'e'tat & leurs guerriers agiflbient avec prudence & vigueur, leurs philofophes raifonnoient fubtilement, leurs poëtes étoient échauffés par des infpirations vraiment poétiques ; leurs artiftes exe'cutoient avec le doublé mérite du génie & de Telégance, & leurs hiftoriens racontoient avec une parfaite nobleffe les exploits ou les vertus de leurs compatriotes. Ainfi 1'hiftoire de Grèce eft une fource diftinguée d'agrément & d'inftruétion, non-feulement par la fingularité des événemens qui la compofent, mais auffi par la manière dont ils font raconte's. En lifant les meilleurs hiftoriens grecs, 1'art de 1'écrivain nous fait imaginer que nous connoifionslesperfonnes dont ils nous tracent les caraftères; & le pouvoir de 1'imagination nous' faifant franchir une longue fuite de fiècles, nous nous crayons membres de quelque état grec, nous entrons ardemment dans toutes fes affaires, le fort d'une bataille nous inquiète, & nous nous intéreffons pour 1'efFet que les harangues des rands orateurs auront fur une affemblée du peuple. Etre familiers avec 1'hiftoire de ces états Jibres, obferver la conduite de leurs affaires, & par quelles influences leurs affemblées populaires étoient gouvernées, c'eft favoir, c'eft même exercef 1'adminiftration en théorie, avant que  de Mentor. o.j de s'en méler réellement; & cette feule réflexion prouve affez que 1'étude des hiftoires grecque & romaine, dont on peut dire qu'elles fe tiennent par la main, doit faire la principale partie de 1'éducation des jeunes gens qui fe deftinent au fervice du public. Celle du peuple romain, foit que Rome foit confidérée dans la foibleffe de fon origine, ou dans 1'immenfe domination a laquelle on la voit parvenir; foit qu'on ne jette les yeux que fur la conftitution intérieure de fon gouvernement, ou fur la puiffance des états qu'elle foumet, & fur la manière dont elle parvint, non-feulement a les civilifer, mais a les incorporer avec elle , pour former le plus vafte empire , offre des évènemens d'une grandeur a laquelle il ne faut rien chercher de comparable dans les annales du genre humain. Nulle autre hiftoire n'eft plus fertile en merveilles, & ne préfente de plus grands exemples de valeur, d'amour pour la patrie, d'intégrité de mceurs, de prudence, de fermeté, d'éloquence male & d'art confomme' a ménager les efprits, comme a remuer les cceurs d'un peuple libre. Les romains comme les grecs ont produit des écrivains qui ont noblement tranfmis a la poftérité la fage conduite & les grands exploits de leurs célèbres compatriotes. Trois de leurs  *5<5 Lettres hiftoriem;, judicieufement étudiés, c'efU-dire avec le véritable efprit d'obfervation, pourroient fourmr feuls un excellent fyftême de connoiffan-, Ces polm.ques, & donner, dans les diverfes poiinpns de leur patrie , des exemples prefqu'unb yerfels de ce qui peutarriver dans tous les autres etats. Tite-Live,Sallufte & Tacite, excellens chacun dans leur manière, quoiqu'avec beaucoup de différence entr'eux, font des écrivains qui .ont fait 1'admiration & les délices de tous les juges intelligens, depuis leurs tems jufqu'au notre , & qui jouiront de cethonneur aufli longtems que le génie & les lettres feront cultivés parmi les hommes* II femble douteux auxquels des hiftoriens grecs ou romains , le premier rang appartient , & la queftion n'eft pas importante. Quintilien, un des plus habiles & des plus fages critiques, juge que les romains, fes compatriotes, ne font pas inférieurs aux grecs (i), & qU'on ne doit pas faire difficulte' d'oppofer Sallufte a Thucydide, & Tite-Live a Hérodote. Si mon jugement eft de quelque poids, nulhiftorien, Monfieur, n'eft plus digne de votre étude que Tite-Live; la grandeur de fon fujet, (O Hiftoria non ceffent Gnecls^  be Mentor. 27 la longueur de tems qu'il comprend dans fa narration ; la richeffe (1), la beauté, la pureté de fon ftyle; 1'art, dans lequel il excelle, de mouvoir les affeéfions du cceur & les paffions ; cette admirable éloquence, avec laquelle il fait expofer la fubftance des harangues qui fe prononcoient, ou qu'il fuppofe prononcées dans les plus remarquables circonftances de chaque narration; tant d'avantage?'& de perfeclions réunis le font reconnoïtre de toutes les perfonnes de gout, pour éloquent, fuivant l'expreflion du célèbre juge que j'ai nommé, aH-deU de toute expreffion dans fes difcours (2); & tous s'accordent a le recommander comme un des plus utiles objets de 1'application des jeunes gens. La compendieufe briéveté de Salfufte , ces fententieufes obfervations & ces maximes de morale, qu'il entremêle dans fes récits , & qui femblent animer particulièrement l'inftruclion, font donner fans doute une haute eftime aux précieux reftes qui nous font vernis de lui, & regretter que la plus grande partie de fes ouvrages ait péri dans le naufrage des tems. Chaque ( 1 ). Livii k&ea ubertas. Qulntil. (2.) In concionibus fupra quam narrari poteil eloquentiam.  28 Lettres Iigne qui nous en refte entière offre un fujet de* réflexion; & plus on le lit, plus on eft perfuadé que fes ouvrages, malheureufement réduits prefqu'a rien, contenoient un grand fond d'agrément & d'inftrudion. Tacite, un des plus profonds génies qui aïent jamais exifté, femble peint dans ces deux vers de Shakefpear, qui contiennent le caradère de CafTius. He agrext obferves, and he Looks. Quite Through the deeds of man... Seldom hefimiles Rarement, en effet, pre'fente-t-it Ie cöté riant dans toutes les peintures qu'il fait des affaires humaines; il feplaït fouvent, au contraire, a tracer des ombres noires & e'paiffes. Semblable au duc de la Rochefoucauld, connu pour être un de fes grands admirateurs, quelques - uns faccufent d'être trop fè'vère dans fes cenfures, & d'attribuer yolontiers les adions a de mauvais motifs. Mais 1'extrême corruption de fon tems , & de ceux dont il nous a laiffé les annales & Thiftoire eft une excufe pour ce foupcon, peut-être trop rafiné, quile fait prefque toujours mal juger des intentions humaines. D'ailleurs, fes admirables obfervations, fes fages maximes, & cette ener-  de Mentor. 29 gie concife , avec laquelle il tracé les cara&ères & les meeurs, 1'ont placé dans un rang diftingué au temple de 1'inimortalité, & le feront toujours regarder comme un écrivain des plus habiles & des plus inftrucüTs. Je m'arrête a ces trois noms , comme a la fleur des hiftoriens romains, & paree que depuis leur tems ils ont fait 1 admiration & 1'étude de prefque tous les grands hommes qui fe font fignalés dans les hautes fon&ions de la vie civile. Si vous obferves les cara&ères de ceux qui ont fait la plus brillante fig ure dans nos affemblées natio— nales, vous verrez que la plupart étoient fort verfés dansles belles-lettres, qu'iis s'étoient familiarifés particulièrement avec ces trois hiftoriens, & qu'iis ont emprunté d'eux quantité d'exemples & de maximes, dont ils ont fait de très-juftes applications aux affaires publiques. C'eft 1'obfervation d'un auteur poli (1), qu'il n'eft pas pardonnable au fexe même, que 1'ufage a difpenfé des études pénibles , d'ignorer 1'hiftoire grecque & romaine. Je n'approfondirai pas fi la plus grande partie de nos dames 1'ignorent entièrement, & fi cette igrforance ne leur paroït pas un fujet de reproche; mais qu'un jeune (1) M„ Hume, EJfah moraux 6> pelitjqua;  3° Lettres homme de quelque/ naifTance , a qui la pre^ mière éducation doit avoir ouvert le chemin pour eonfulter les auteurs originaux, négligeat d'acquérir cette connoiflance, ce feroit un fort hönteux oubli de ce qu'il fe doit, & le plus mauvais augure pour fa fortune & fa réputation5 & c'eft dans les fources mêmes que je 1'exhorte a puiier; car fi les traduclions & les cömpilations en langues modernes peuvent donner une médiocre connohTance des hiftoires grecques & romaines; ceux qui font capables de puifer aux fources d'ou les plus favans modernes ont tiré tout leur favoir, recormoitront quelle diiférence il y a réellement entre les eaux pures de ces fources, & celles qui fe font altérées dans les longs détours de divers canaux, par des mé-^ langes qui les ont épaifEes, ou tout-a-fait corrompues. On peut nommer cependant quelques modernes, dont les ouvrages peuvent faciliter cette étude, lorfqu'en les lifant on prend foin de les comparer avec les originaux. L'hiftoire romaine de M. Hook, dans ce qu'il a publié jufqu'aujourd'hui, fait honneur a nótre langue ; & je ne défaMouerai pas qu'entre les écrivains, qui ont traité le même fujet, la France n'en ait d'extrêmement eftimables. Le préfident de Montefquieu, un des beaux génies de cette nation, a marqué d'un ton de maïtre, les caufes de cette'  deMentob. 3ï grandeur a laquelle on vit parvenir I'empire romain, & celles qui produifirent enfin fa décadence Sc fa chüte (i). Je demande ici la liberté d'obferver, qu'en lifant 1'hiftoire d'un état, rien ne mérite plus d'attention que les différentes circonftances qui Pont rendu grand , riche, Sc libre; & que les degrés par lefquels il a perdu fa grandeur, fes richefTes & fa liberté. Ce qui s'eft pafTé dans une nation , peut fe renouveler dans ünê autre : fi ce fut par leur courage, par leur tempérance, par unardent amour pour leur patrie, pour la juftice & la liberté que les romains parvinrent a la grandeur de I'empire; s'ils ne furent pas plutöt corrompus par le luxe & la mollelfe, par la préférence du plaifir & de 1'intérêt particulier, au goüt de la liberté & du bien public, qu'iis fe virent livrés comme en proie a Pambition d'un génie entreprenant, & qu'enfin ils devinrent la conquête de ces peuples belliqueux & fobres, qu'iis méprifoient fous le vil nom de barbares: leur cataftrophe peut fervir de nambeau, pour éclaï- (i ) Hoe illud eft praxipuè in cognitione rerum falubre ac frugiferum, omnis tota exempli documenta in üluftri pofita monumento, intueri ; inde tibi tuzeque republiek, quod imitare , capias; indé feediu» incepta, foedum exire vites. Tite-Lire,  32 Lettres rer ceux qui font menacés de fe brifer fur le même e'cueil; elle doitporter les citoyens, dont la caradère eft de quelque poids dans une nation , a fuivre attentivement , dans tous leurs degrés, les altérations du gouvernement & des mceurs, que 1'hiftoire nous expofe, en réfléchiffant fur leur caufe & fur leurs effets, pour découvrir les moyens de garantir la nation d'une fituation qui tendroit a fa ruine infaillible. Le renverfement de ce puiffant empire, que la valeur & la prudence romaine avoient employés tant de fiècles a former, ayant été 1'ouvrage de ces elfaims de barbares, fortis des vaftes contrées du nord, toute PEurope fe vit bientöt ïnfe&ée par la barbarie ; c'eft-a-dire, par les mceurs rudes & groffières de ces peuples , qui, pour emprunter les termes d'un grand écrivain , (i) « fous les noms de Goths, de Vandales, de » Huns, de Bulgares, de Francs, de Saxons, & «quantité d'autres, fondirent, comme autant de 33 tempêtes, fur les pro vinces de I'empire romain, *> mirent en pièces toute.la fabrique du gouver« nement, en firent fuccéder plufieurs autres ; » changèrent les habitans, le langage, les loix, 33 les coutumes des lieux, celles des hommes; la (i) Le chevalier Temple. 33 face  DE M E N T Ö R'i |3 *> fece rhême de la nature, & formèrént a la fois de nouvelles nations, & de «ouveaux doft» maines Le fpe&acle des gouvernemens qui furent eta> blis fur les ruines de I'empire romain , fid'hiftoi» re des peuples qui les compofoient, n'örit rien d'agréable 5 fans compter que le peu de lumières qu'iis peuvent jeter fur nos connoilfan ces tour infipide , tout ennuieux qu'il eft, doit étre dier* ché dans les pefantes & ridicules chröniques de quelques fuperftitieux moines. Ainfi3 Monfieur3 les hiftoires grecques & romaines, comme je vous Pai déja fait obferver, méritent doublement votre attention , par la grandeur du fujet, & par 1'élégance avec laquelle il eft traité ; c'eft peutêtre une doublé excufe, pour accorder moins de tems a 1'étude de ces héros, & pour fe fouder peu de connoitre a fond les affaires & les ufages d'une race d'hommes fi groffière & fi fauvage* Cependant je ne confeillerois a perfonne de négliger tout-a-fait les évenemens de ces tems obfcurs, & de lahTer une lacune de cette étendue dans la connoiffance des révolutions humaines. D'ailleurs, il faut convenir, avec 1'exaét & judicieux auteur de 1'Hiftoire chronologique de France; » que tout homme qui fera curieux »3 de remotiter ï la fource de nos loix & de nos, C  34 Lettres 33 ufages, &qui voudra fe former une idéé gé33 nérale de notre hiftoire, aimera arepafferfur 35 ces tems éloignés, comme on aime a voir 33 d'anciennes tapifferies qui nous rappellent les 33 modes & les coutumes de nos pères 33. Cette obfervation, que monfieur le préfident Henaut fait fur 1'hiftoire de fon pays, ne convient pas moins a celle du notre. C'eft par une jufte connoiffance des gouvernemens qui.s'établirent, & des ufages qui régnèrent dans ces tems , qu'on peut acquérir celle des diverfes conftitutions qui fubfiftent a&uellement en Europe; comme celle des coutumes & des loix par lefquelles nous fommes a préfent gouvernés. Elles remontent jufqu'a ces tems; la tracé n'en eft pas difficile a fuivre; & quelque changement ou quelque altération que le choix, la variété des incidens, celle du climat, ou le génie de quelque nouveau légiflateur y aient apportés dans la fuite des fiècles, & dans les différentes natiohs, elles tirent inconteftablement leur origine de celles qui prévalurent dans ces tems barbares. N'exceptons pas ce noble fyftcme de liberté britannique, qui a été tant de fiècles a fe perfeétionner; ce beau fyftême a été trouvé dans les bois, dit le préfident de Montefquieu, au chapitre de PEfprh des loix, dans lequel il tracé 1'image de Ia conftitution angloife; agréable allufion a quel-  deMentok. ques-unes de fes plus belles inftitutions, évidemment defcendues des anciens germains , qui ne vivoient pas dans des villes policées, mais répan* dus dans une région fans culture & couverte de forêts. J'ajoute que 1'hiftoire des artifices employe's dans ces fiècles ténébreux, par les papes & les autres eccléfiaftiques, pour fe procurer & pour maintenir une autorité fuprême fur tout le monde chrétien, peut offrir une fombre & défagréable peinture des affaires humaines; mais n'en eft pas moins utile pour nous préferver de toutes fortes de fuperftitions; erreurs tyranniques, qui font capables d'éteindre tous les principes de générofité dans le cceur des hommes, & dont 1'effet fur 1'efprit, eft de le reflerrer & de 1'arréter fi prodigieufement, qu'il ne refte aucun monument de ces fiècles, dont on ne puiffe coniclure en général que 1'Europe étoit alors auffi ftupide, auffi barbare, que fes parties les plus éloignées & les moins policées le font encore aujourd'hui. II ne paroïtra pas furprenant que ceux qui farfoient fervir le mafque de la religion aux vues les plus prophanes, préféraffent les ténèbres a la lumière, & s'efforgaffent d'entretenir les nuages d'ignorance & d'erreurs, oü 1'efprit des hommes étoit plongé. Ils ne doutoient pas qu'au moment  3^ Lettres qu'iis feroient diffipés, leurs rufes ne fuffent découvertes, & que le monde ne fecouat le joug tyrannique. C'eft ce qu'on vit arriver. Le concours de plufieurs circonftances, fpécialement 1'invention de l'art d'imprimer, qui fut découvert au milieu du quinzième fiècle, ayant rendu la durée des ténèbres impoffible, bientöt le ge'nie de 1'Europe e'elata, les fciences & les arts commencèrent a fleurir; les précieux reftes de 1'antiquité furent étudiés; 1'efprit des anciens fut admiré, & 1'admiration lui fit naitre*des imitateurs : la fuperftition ne put faire face a des adverfaires fi puiffans; les fabuleufes légendes tombèrent dans le mépris; la vraie doctrine du ciel fortit des ténèbres; les hommes ouvrant les yeux a fes divines clartés, apprirent a diftinguer ce qui venoit d'une fource humaine ou divine; & dans une grande partie de 1'Europe, la faine religion reprit heureufement tous fes droits. Depuis cette grande révolution , & plus d'un fiècle auparavant, pendant qu'elle fembloit fe préparer, 1'hiftoire de 1'Europe eft particulièrement intéreffante, autant par les connohTances qui n'ont pas cefTé de croïtre depuis ce tems, que par le changement général des gouvernemens & de la police de 1'Europe , qu'on peut hardiment rapporter a cette époque. L'autorité des fouverains & les droits du peuple furent  de Mentor. 37 éclaircis, & s'établirent fur des fondemens mieux régies, 1'orgueil des tyrans inférieurs fut foumis a 1'autorité des rois, & les peuples, foutenus & protégés par leurs fouverains, s'animèrent d'un efprit qui leur fit dédaigner d'être opprimés & foulés aux pieds par ceux qui les traitoient en efclaves. En un mot, la face de 1'Europe fut changée; & par degrés on vit prendre a fes gouvernemens, cette forme qui s'eft foutenue depuis : les progrès ne furent pas les mêmes ; dans les uns, ils furent plus grands & plus rapides; dans les autres plus foibles & plus lents; dans quelques-uns, le pouvoir dont les grands furent privés, tomba principalement dans les mains du roi, comme en France; dans d'autres, comme en Angleterre, le corps du peuple ea acquit une partie confidérable. Expliquer par quelles voies ces grands changemens furent produits, & commentles rois & les peuples trouvèrent le même intérêt a borner le pouvoir de ceux qui, vivant en maitres abfolus dans leurs propres domaines, ne reconnoilfoient guères d'autre loi que Ia force, & n'obéiffoient au prince, dont ils étoient vaffaux, que par des motifs d'intérêt ou de crainte; expliquer auffi comment la fituation naturelle d'un païs, favorifant le commerce & 1'enrrchifTement du peuple , fit acquérir aux communes un degré d'au- C3  38 Lettres, torité, qui n'entroit pas dans les vues de ceux qui venoient d'abahTer celle des barons; Sf comment dans un autre pays, la difpolïtion militaire de 1'e'tat & fa fituation par rapport aux puiflances voifines, retarda les progrès du commerce, & contint le peuple dans une foibleffe, qui ne lui permit pas d'entrer en partage de 1'autorité, ce feroit, Monfieur, m'e'carter beaucoup des bornes d'une lettre, & répe'ter ce qui fe trouve déja dans un grand nombre de bons ouvrages. Montefquieu, a qui 1'on peut donner juftement le noble titre de légiflateur de 1'univers, obferve dans fon Efprit des loix, & développe,avec fon habileté ordinaire , les caufes des grandes révolutions arrive'es dans les gouvernemens & dans les fituations de chaque peuple du monde. II y a peu de li vres, Monfieur, qui foient auffi dignes de votre étude, & qui renferment un fonds de connoifïance plus convenable a la jeune nobleffie de notre nation : 1'auteur de 1'Hiftoire chronologique de France, conclut fes remarques par quelques pages fort inftructives, dans lefquelles il explique habilement lés moyens qui ont donné la forme préfente a la monarchie frangoife; & quoiqu'iL fe borne a la police de fa patrie, il conduit les autres nations a des réflexions utiles pour elles-mêmes. Peu d'ouvrages font écrits avec plus de jairement, avec une clarté plus con-  de Mentor. 39 cife, &renferment en fi peu d'efpace tant d'idées u til es. L'hiftoire de notre propre nation tient affurément un rang diftingué, fur-tout celles de fes parties oü notre gouvernement a recu de grandes altérations, oü Ia forme civile & religieufe a pris une différente forme, oü ces privilèges, qui nous font fi chers, ont été acquis, & oü la fuperftition &latyrannie, fous le joug defquelles le genre humain gémiffoit depuis fi longtems, firent place a 1'heureux règne de la réformation eccléfiaftique & de la liberté. En étudiant a quoi nous devons nos avantages, nous pouvons apprendre comment ils peuvent être maintenus, & peut-être accrus & confirmés; car eftil quelque fyftême humain qu'on puiffe nommer parfait ? Si 1'on cherche a fe convaincre du prix ineftimable de la liberté civile & religieufe, & de la glorieufe influence fur les affaires humaines, il fuffit de comparer ce que 1'Europe eft aujourd'hui , a ce qu'elle étoit il y a deux fiècles. Sans entrer dans des réflexions offenfantes fur les différends de religion, il nereftera nul doute que les progrès de tous les genres ne foient dus a la ruine des anciennes fuperftitions, fi 1'on confidère qu'iis n'ont été plus éclatans dans aucuns pays, que dans ceux oü la religion s'eftpu- C 4  Lettres rifiée par des changemens qui portent Ie nom de léformation chez les proteftans, & celui de rétabli'ffëment de la difciplfhe chez les catholiqtes, mais dont 1'heureux effet, dans les deux partis, eft e'videmment d'avoir détruit les caufes de 1'ignorance & de Ia pufillanimité, en afToibfiflant 1'exceffive autorité des eccléfiaftiques, On a dit, » fans Defcartes, Newton n'auroit w PeuÉ"étfe Pas été; & monfieur de Voltaire » a cru pouvoir ajouter , que Defcartes n'auroit •» peut-être pas été fans Luther & Calvin, (i) J'adopterai cette addition, indépendamment de 1'opmion qu'on peut fe former de ces deux chefs (i) L'auteur d'un livre francois , dont Ie titre eft Penfées, & qui contient quantité de bonnes chofes, fait une réflexion que j'approuve moins : cc Monfieur de » Voltaire a dit & redit qu'il étoit trifte que d'auffi mi, V diocres efprits que Luther & Calvin euffent fait tant ï» de profélytes, tandis que Locke & Newton en ont w.fait: fi p6u ; mais y „e prend pas garde que Locke >> & Newton n'ont eu des feftateurs que dans les pays * oü Luthex & Calvin ont été fuivis , & q^ils font " ^COnms Par-£out «A k doétrine de ces efprits mé- V diccresa été profcrite ? „ Rien n'eft fi fauXq„e cette Idee , du moins k 1'égard de Newton ; & je peux en rendre témoignage , moi, qui ai vu la philofophie de ge grand homme, non-feulement honorée , mais fuivie prefque généralemgnt en France &c dans toute 1'Italie,  ï3 e Mentor. 3.1 de fe&es, fi M. de Voltaire a feulement voulu dire que les difputes, dont ils ont ouvert la fource, n'ont pas peu fervi a favorifer le libre ufage du raifonnement. II eft, en effet, de la dernière évidence, que cette liberté de raifonner, qui eft le droit du favoir , & que 1'aveugle crédulité profcrit, a produit & doit produire des effets merveilleux , pour 1'agrandhTement de 1'efprit & de 1'intelligence des hommes. Auffi, depuis cette mémorable époque, les connoiflances humaines n'ont fait que s'étendre, par une chai'ne continuelle de progrès & d'accroiffemens fenfibles. La nature phyfique & morale fut d'abord étudiée d'une manière plus male & plus raifonnée ; & de tems en tems, par la force de quelques génies fupérieurs qui fe trouvoient libres de fuivre & de publier la vérité, on vit éclater de grandes lumières. Les faulfes méthodes de raifonner, enfantées par les fcholaftiques des fiècles ténébreux, commencèrent a tomber dans le mépris; car ce ne fut pas tout d'un coup, qu'on fecoua le joug des chimères de 1'école; elles difparurent fucceffivement, tantot 1'une, tantöt l'ai,,re, jufqu'a ce qu'un profond génie de cette ïlè, Bacon, apprit aux hommes commentils devoient étudier la nature. (1) Les ( 1 ) J'aimerois mieux que monfieur de Voltaire est  ■f2 Lettres Defcartes , les Galilée, les GalTendi , &c. entrèrent dans une route ouverte, & 1 'élargirent encore, par le perfe&ionnement de leurs méthodes, par la hardiefïe de leur marche, & par les divers fuccès de leurs découvertes. Newton, qui leur fuccéda bientót, trouvant la voie 11 bien préparée, y fit des progrès plus heureux encore, par un admirable ufage de leurs lumières & des fiennes; il développa le fyftême de la nature, il en expliqua les loix avec une pénétration infinïment fupérieure a tout ce qui Pavoit précédé (i); & la modeftie ne le guidant pas moins que le jugement & le génie, il établit fon fyftême fur des principes d'expérience, a Pépreuve de tous les tems, & qui ne feront pas place, comme les imaginations d'autres philofophes, a des fonges dit & redit, que peut-être fans Bacon, Defcartes n'auroit pas été. ( i) Tout le monde ne fait pas les deux vers fuivans. Nature and its Laws werc in a dark night: God Said, let Newton bc, and all Walls lighu C'eft-a-dire , en francois: la nature & fes loix étoient dans une profonde nuit: Dieu dit, que Newton exifie; & tout devint lumière.  deMentok. 4| de nouvelle mode. En même tems, les méchaniques furent cultivées & rendues utiles aux différens befoins de la vie : le travail des hommes en étant devenu plus aifé, ils apprirent a faire un meilleur ufage des matériaux que la terre leur fournit dans une fi grande abondance, pour les néceflités naturelles & pour le plaifir. La navigation fut perfeétionnée, & le commerce entre les différentes nations dumonde,rendu plus für & plus aifé. La fociété s'étant polie par degrés, les manières s'étant adoucies & civilifées, on vit difparoïtre entièrement la rudefTe des fiècles précédens ; & celui de Louis XIV, ou de la révolution, ou du chevalisr Newton, ou tel autre nom par lequel on voudra le diftinguer, fut fi rafiné, qu'il doit-être mis au rang de ce petit nombre d'heureux fiècles, auxquels le nom d'age d'or convient mieux qu'a celui qui 1'a toujours porté. Ceft, Monfieur, dans eet age de lumières que vous êtes né, car nous pouvons nous flatter qu'il n'eft pas fini; les fciences & les arts ne font pas encore prêts, j'ofe 1'efpérer, a prendre leur vol vers des régions moins favorifées jufqu'a préfent par les mufes. Gardons-nous néanmoins de les négliger; au premier dédain, au moindre défir différent de faveur , ces divinités volages pafferoient chez des adorateurs moins indignes,  '44 Lettres1 accompagnées de tout ce qu'il y a d'ingénieux, d'eftimable, & ne laifleroient derrière elles que I'ignorance & la barbarie. Alors, notre ïle redeviendroit ce qu'elle étoit autrefois, une région groflière & farouche , & cefferoit d'être un des plus heureux féjours de la liberté, & du favoir; cette feule idéé eft afTez choquante pour infpirer, a chacun de nous, la réfolution d'employer tous nos efforts a prévenir ou retarder un changement fi terrible; & 1'élévation de la naiffance, ou du rang, en augmente 1'obligation & le pouvoir. L E T T R E IV. Sur la Biographie. I_j e plaifir que vous prenez , Monfieur, a lire la vie des hommes illuftres, eft heureux & naturel; il a deux grands avantages; d'être extrémement agréable, & fingulièrement utile a 1'inftruöion. Nous prenons un intérêt fenfible aux perfonnes qui font une figure diftinguée dans 1'hiftoire, & dont les adions nous paroiffent dignes d'être tranfmifes a la poftérité ; nous fommes naturellement curieux de favoir les plus remar-  be Mentor» quables circonftanees de leur vie; d'appretidre quelle conduite ils ont tenue dans la vie privée & dans les affaires publiques; c'eft-a-dire, dans le doublé róle d'homme & de citoyen. Ceft une curiofité que les régies de la compofition ne permettent pas de fatisfaire, a Fhiftorien qui écrit 1'hiftoire générale d'une nation : fon fujet 1'attache aux faits généraux, il ne peut. y fairs entrer 1'hiftoire des particuliers d'un état, qu'autant qu'iis ont eu part aux affaires, & contribué aux évènemens, dont il tracé le récit. La jufteffe de cette règle fe fera fentir par Panalogie qu'on peut y trouver, avec ce qui s'obferve dans la compofition des autres ouvrages. En peinture/l'artifte s'attache a quelqu'aótion particulière, qu'il choifit pour fujet de fon tableau, & ne doit y joindre aucune circonftance, qui ne ferve a relever l'a&ion principale, par une augmentation de force & de vie; un tableau qui repréfente le choix d'Hercule , n'admet aucune autre circonftance de fa vie, que celle oü les deux déeffes de la vertu & du plaifir fe préfentent au héros, 1'une pour 1'exhorter a fuivre la route male de la tempérance & du travail; 1'autre pour 1'engager dans les féduifans fentiers de 1'indolence & du vice : toute autre partie de 1'hiftoire d'Hercule eft étrangère au fujet, & ne peut entrer dans eet ouvrage fans kleffer 1'unité du  4^ Lettres deffein, fans détourner Pattention de fon véritable objet; en un mot, fans rendre cette peinture irrégulière & choquante. Dans une tragédie, dont le fujet feroit la mort de Caton d'Utique, la régularité du théatre excluroit toute autre aétion de ce grand homme, que celles dont fa mort fut accompagnée, & qui peuvent fervir a fortifier feffet de eet événement. La règle n'eft pas moins pour 1'hiftoire; rien ne peut entrer avec propriété dans celle d'une nation particuliere, s'il ne tend a faire prendre une jufte idéé de fon génie, de fes mceurs, de fes ufages, des loix de fa conftitution, de fes exploits militaires, & de fa police dans les tems de paix, ou de tout ce qui paroït appartenir ala connoiffance des affaires du gouvernement, & au caradère de cette nation: les adions d'un particulier, quelque admïrables qu'on les fuppofe, ne demandent d'être obfervées, & d'y trouver place, qu'autant qu'elles ont eu d'influence fur les affaires générales du pays. Mais il eft auflï conftant que les adions de ceux qui ont part aux affaires publiques, ne font pas les feules qui méritent d'être célébrées, & que les circonftances de leur vie privée, peuvent être non-feulement les plus intérelfantes, mais fouvent les plus propres a nous inftruire.  de Mentor. On juge aifément combien il y a de fruit a tirer de 1'hiftoire d'un grand homme, dans un détail de fa vie, qui nous en repréfente toutes les circonftances remarquables; qui nous fait confidérer fa conduite domeftique, comme fes occupations extérieures, fes manières & fes fentimens dans un eerde d'amis, comme fa contenance & fes opértations dans une alfemblée publique ; qui nous ie fait voir k la tête de fa familie, comme a celle d'une armée ; qui le fuit du fénat k fon cabinet; en un mot, qui nous expofe le caractère réel, & le vrai portrait de 1'homme, comme celui du grand citoyen. Le bonheur du monde ne dépend pas moins de Ia conduite des hommes dans les fonöions de la vie privée, que dans les affaires publiques; d'ailleurs, ceux qui ont fouvent 1'oceafion de fe rendre utiles & de faire le bien dans 1'un de ces deux röles, ne Pont guères moins dans 1'autre. II eft difficile qu'avec le pouvoir de fervir éminemment fon prince Sc fa patrie, par les qualités qui font Phomme d'état & le patriote,on n'ait pas une fphère très-étendue dans laquelle on puiffe exercer les vertus privées, être urs objet d'amour ou de haine, & contribuer ou nuire a la profpérité, au bonheur d'un grand nombre d'hommes. Ainfi Pefpèce d'hiftoire, quï c@nfifte proprement a repréfenter les qualités  4g Lettres aimables & bienfaifantes des hommes illuftres , & qui par d'engageantes peintures de leurs vertus excite un ledeur a les imiter 3 doit avoir aflurément une heureufe influence fur les affaires humaines, & produire les plus utiles effets. Je plains ceux qui ne fe font jamais fenti le cceur enflammé d'amour pour la vertu, & d'admiration pour les grandes & ge'ne'reufes adions, en lifant 1'hiftoire d'un grand homme, qui joint la bonté au mérite fupérieur, compofée par un habile écrivain; ils doivent être infenfibles a toute yertueufe émotion. La biographie ne demande pas peu de talens: elle veut un efprit vif, capable d'être fenfiblement frappé par certaines circonftances qui caradérifent leur fujet, & de favoir féparer ces propriétés de caradère, de ce qu'il a de commun avec mille autres (i). Un auteur tel que je ( i ) Un ouvrage anglois , que 1'auteur a modeftement intitulé : Catalogue des auteurs royaux d'' Angleterre , jette , en peu de pages, plus de jour fur quelquesüns de fes caraSères, par un choix judicieux de circonftances , qu'il n'en réfulte de plufieurs volumes qui Font précédé. L'auteur des Danfes a dit hardiment, avec une obfeurité qui fe laiffe pénétrer; « J'aimerois mieux avoir le  X> E M E N T D K. ^ le défire/, dolt avoir en partage ce difcernement, qui fait pénétrer les adions des hommes, & qui ne s'enlaifle pas impofer par de faufles apparences ; il ne doit être ni paffionné pour fon héros jufqu'a Penthoufiafme, ni trop froid pour fon honneur; il doit avoir cette impart-ialité, fi rare dans les biographes, & fur-tout dans ceux qui donnent les- vies de leurs contemporains, ou des perfonnages voifins de leur tems. S'il eft queftion au contraire d'un fujet plus éloigné; fcombien de travail& d'exaditude, pour lire les écrivains du même tems, & pour découvrir toutes les fources de lumière & de vérité ? j, Quand je lis la vie d'un homme illuftre bien écrite, & que mes réflexions fe tournent fur la peine qu'il en a coüté a 1'auteur pour fo faire jour dans les épaifles brolfailles d'oü 1'ouvrage élégant femble éclore, je crois devoir beaucoup de reconnoiffance au laborieux hiftorien qui m'a procuré, par fes fueurs, tant d'inftruction & de plaifir (i )„ » fait 1'hifbire de.... qui „>a pas p]us de dix » que la belle, 1'admirable, 1'immortelle hiftoire de.... " qui a dix gros volumes ». ( i ) Ad res pulcherrimas ex tenebris ad lucem erectas, aheno labore deducimur. Sentque.  $ó Lettres Je fuis trompé fi la plupart des leéteurs nö conviennent pas qu'iis ont rarement fenti plus de fatisfacVion , ou du moins qu'iis n'ont jamais été moins ennuyés de leur ieéture, qu'en lifant une vie particulière; fpécialement fi c'étoit celle de quelque perfonnage , dont Je caractère eut quelque rapport avec leur propre tour d'efprit & de fentimens; & j'ai quelquefois penfé qu'une excellente méthode , pour découvrir le génie particulier d'un homme, étoit d'obferver quelles font les vies qui lui plaifent le plus, dont il aime mieux s'entretenir, & qui font fur lui les plus ptofondes impreflions. Ceux qui témoignent plus d'admiration pour la rapide & fougueufe valeur de Charles Xll, que pour la prudence & la raodération confommées de Marlborough, ouqui, dans le choix de leurs leciures, prennent plus de plaifir aux hiftoires qui relfemblent a celle du héros de Suède, feront reconnus, dans 1'occafion, plus propres a former une attaque défefpérée, qu'a conduire une entreprife raifonnable. Ceux qui font moins fatigués en lifant la vie d'un fage & vénérable chancelier, ou d'un pieux & favant prélat, que celle d'un célèbre militaire, font vraifemblablement faits par la nature, pour porter de meilleure grace la robe eccléfiaftique ou civile, qu'un baton de général. Ajoutons que ceux qui prennent plus de goüt aux images d'üné  De Mentoè, Ég VÏe paffee dans Ia retraite, loin du.tumulte des cours & des affaires, qu'a celles du mouvement & des intrigues du monde, fe trouveroient mal placés s'ils abandonnoient entièrement un genre d'occupationsnmples, pourfe jeter dans les foins de 1'adminiftration publique. C'eft donc un moyen prefquè för, pour nous faire découvrir a quoi la nature nous a rendus -propres, quelle carrière elle nous invite a fuivre, & pour quelle autre elle nous a refufé des difpofitions; d'oü 1'on doit conclure, qu'un des meilleurs offices qu'on puiffe rendre aux jeunes gens, avant qu'iis aient choifi leur état, eft de mettre entre leurs mains des vies & des mémofres particuliers de différens caractères, qui les aideront a diftinguer ce qui convient le mieux a leur génie naturel; car ceux qui prennent un caradère que la nature ne leur a pas donné, feront difficilement un röle diftingué dans le monde, feront rarement utiles a la fociété, & plus rarement encore heureux en eux-mêmes. Mais entre tous les récits qui repréfentent les aéhons des grands-hommes, les plus inftructifs & les plus agréables, font ceux qui nous font venus des aóteurs mêmes. II eft vrai que Ia partialité naturelle-de 1'amour-propre peut tenter quelquefois 1'écrivain de revêtir de fpécieüfes couleurs les parties de fa conduite dont il a quel»* D3  Lettres que blame a craindre, ou moins de gloire a pré» tendre : mais la force qui règne ordinairement dans ces ouvrages, cette chaleur que le fouvenir de ce qu'on a faitinfpire toujours en 1'écrivant, & fur-tout 1'intime connoifTance qu'on a du fujet, compenfent les autres défavantages, frappent le ledeur avec plus de force, & 1'intéreffent bien plus pour un héros qui s'offre a lui fous Ia doublé qualité d'adeur & d'écrivain, que ne le peuvent jamais les relations moins animées d'un fimple compilateur. Votre mémoire,Monfieur, vous en rappellera des exemples anciens & modernes. Quel autre que Jules Céfar eut écritfes adions, avec cette éloquence & ce feu qui fe font admirer dans fes commentaires ? Ou, qui nous auroit fait fuivre Xenophon & fes dix mille grecs dans leur pénible & glorieufe retraite, avec autant d'intérêt, avec une curiofité, une inquiétude auffi vives, qu'il 1'a fait lui-même dans fon Ajiabafe, ou 1'habileté de 1'écrivain répond a celle du général. Entre les modernes, combien n'avons-nous pas de mémoires, ou d'hiftoires de grands hommes, écrits du ton le plus inftrudif & le plus animé , par les héros mêmes ? Nommerai-je les mémoires de Sully, oü tout le monde convient qu'on prend une idéé plus jufte de 1'excellente  de Mentor. bonté, de Phabileté confommée & de toutes les qualités héroïques de fon maïtre, que dans aucune autre des nombreufes relations de leur tems. Le cardinal de Retz,ce ge'nie extraordinaire, jeté par fonadive & fougueufe difpofition dans toutes jbrtes d'affaires & d'intrigues, a tracé dans fes mémoires un caradère des plus forts & des plus finguliers, dont on ait 1'exemple. En nous expofant de bonne foi fes bonnes & fes mauvaifes qualités, en nous découvrant fes foibles, avec plus de hardieffe & de liberté que tout autre ne I'auroit pu faire, il a rendu fes fautes utiles au monde, a fait connoitre les dangers & les permcieux effets d'une ambition opiniatre & démefurée, qui fait tout mettre en confufion, mais qui ne fait pas calmer 1'orage après favoir élevé; qui fait brouille?, comme les francois s'expriment quelquefois lorfquils parient de 'ces caradères, mats non denouer (i) ? D'autres nations ont comme eux un grand nombre de mémoires, dont Ia ledure eft très-amufante, & qui font pénétrer dans le caradère de plufieurs grands hommes, d'une manière qui differe peu du commerce perfonnel. ( ï ) C'eft „„e cjtation francoile y qui £ trouye ^ janglois, & tirée je ne fais d'oiu X>3  1*4 Lettres Ne puis-je pas ajouter, comme une preuve de 1'intérét qui règne dans cette forte dlécrits, que les auteurs des meilleurs romans n'ont pas imaginé de plus puiffantes méthodes pour plaire & pour attacher, que de mettre leur narration. dans la bouche méme du héros. Le nom de roman, amené par mon fujet, me donne i'occafion d'obferver que cette efpèce de Biographie artificielle afes avantages, lorfqu'elle eft exécutée de main de maïtre. L'auteur affifté des chaïnes de la vérité hiftorique, eft libre de choilïr les évènemens qu'il croit les plus propres a faire goüter fes principes de morale,ou tout autre inftruétion. Le peintre qui repréfente avec une exade relfemblance des fcènes ïéellement exiftantes, poflede un art qui mérite des éloges; mais, aifurément, celui dont le pinceau créateur, comme 1'exprime avec fon énergie ordinaire 1'homme de la plus créairice imaginajion (i > , excelle ï repréfenter des fcènes d'une (i ) . . . , In a fine. Frenzy Rolling , Doth glance frorn heaven. Earth , from Earth.to heaven j And , as imagination bodies förth The forms of things unknown, Turn them to Shape , .... 1 Shakefpsar,  d e Mentor. beauté raviflante dont il prend le modèle en lui-même , avec 1'art d'en ajufter le merveilleux aux vrais principes de la nature, doit être applaudi tout a la fois pour 1'exécution &z pour le génie. De même un auteur qui nous donnant 1'hiftoire d'un héros feint, la remplit de grandes & inftrucfives aventures, nous fait oublier par leur vraifemblance , que nous lifons un roman, intérelfe nos palftons, & remuefortement tputes les affedions du cceur humain , doit poueder un génie & des talens dignes d'une haute eftime (i). Auffi voyons-nous que les bons romans font plus rai-es que les bonnes hiftoires; & cette ob~ fervation ne permettra pas qu'on me foupconne' de vouloir ici recommander la le&ure d'une infinité de plates ou d'obfcènes compofitions, qui fe publient fous le nom de romans & de nouvelles. Le vice «Sc 1'extravagance, dont ils font remplis, ne peuvent plaire qu'aux débauchés, aux pareffeux, aux ignorans, & les mettent au-, deffous du mépris même du lecteur vertueux & fenfé. Mais dans les langues étrangères, comme dans la notre, il en eft quelques-uns d'une ( i ) Me per extentum funem mihi pofte videtor, Ire poé'ta , rneum qui peclus inaniter angit, ïrrjtat muicet, fulfis terroribus implet. Hor at,.  S$ Lettres autre trempe, oü non-feulement on peut ap.rprendre par quels reflörts le cceur humain fe laiffe conduire, maïs oü 1'on trouve de bonnes lecons des ufages du monde, & d'excellentes peintures des mceurs qui, nous faifant rire de la folie d'autrui5 fervent a nous garantir nous-mémes du ridicule, Nous avons une vie d'homme illuftre, qui n'eft pas moderne a la vérité, mais que je ne puis me refufer la fatisfaétion de nommer, autant paree que la divine élégance de fon ftyle a fait dire au plus grand des écrivains, que les mufes ont parlé par la bouche de 1'auteur (i), que pour confirmer ce que j'ai dit a 1'honneur des bons romans, en faifant obfèrver que la plupart des critiques regardent 1'hiftoire de la vie de Cyrus, comme un ouvrage d'imagination. Ils conviennent tous du moins, que fi les principaux faits peuvent être vrais, 1'auteur les a revêtus de toutes les circonftances capables de les embellir, pour faire de fon prince un parfait modèle de religion, de fageffe & d'héroïfme. Je ne connois pas de livre qui mérite d'être plus vivement recommandé que Ia Cyropédie aux jeunes gens de diftinc- (i) Xenophonfit vo.ee mufas quaft locutas ferurtt. $icéran,  de Mentor. 57 tion. Le monde a peu d'ouvrages de cette beauté, n a pas d'hiftoire dont 1'influence puifle être de la même force, pour rempiir le cceur de nobles & généreux fentimens, ou qui préfente a 1'efprit de plus excellens modèles'd'une fage & vertueufe conduite. Rien ne prouve mieux de quel agrément & de quelle utilité peut-être 1'ouvrage d'un vrai génie, qui ne fe renfermant pas dans les faits reek, donne 1'eifor afon imagination, pour en inventer de propres a faire paffer d'utiles inftrudions, fous une forme agréable. Entre les moyens de parvenir a la connoiffance particuliere du caradère des grands hommes, on a toujours regardé Ia ledure de leurs lettres familières comme un des plus fürs , pour découvrir leurs principes, & les motifs réels de leurs adions. Le cceur s'ouvre dans une lettre qu'oiï écrit a fon ami; il explique en liberté ces opinions & ces fentimens , que la prudence ne permet pas toujours de laiffer pénétrer au public , ou que des motifs, moins honorables peut-être, lui font foigneufement déguifer. Le plus grand des avantages & le plus doux des plaifirs d'une honnête amitié, celui dont une ame inquiète, affligée, tire le plus agréable foulagement, eft d'avoir quelqu'un dans le fein du-  S% Lettres quel on puifle comme verfer fes fecrets, & dont la fidélité foit parfaitement a fépreuve (i). Ce plaifir a tant de charmes, que dans 1'abfence de nos amis nous nous efforcons d'en jouir encore , en leur communiquant par écrit ces penfées, ces fentimens, ces réflexions, que nous n'avonsplus le bonheur de pouvoir leur découvrir dans une converfation perfonnelle. Les lettres quis'écri-. vent entre deux amis, doivent étre du même tour, doivent refpirer le même efprit, que 1© langage de leurs entrevues; & cette tranfmiiTion de leurs cceurs femble nous introduire dans leur confidence, nous rendre auffi familiers avec eux qu'iis le font enfemble. Quand on lit les lettres de Cicéron & celles de fes amis, on fe croit intimement lié avec. ces grands perfonnages ; on entre dans leur manière de penfer , on congoit quels auroient été leurs fentimens dans certaines circonftances; &c s il eft poffible de prendre une jufte idéé de leurs principes &z de leurs motifs de conduite, c'eft aflurémentpar cette voie. M. Melmoth 1'aprouvé dans fes ingénieufes remarques fur cette belle par- ( I ) Pneparata pietate , comme Seneque 'fexprime adimirablement, in qua tutb fecretum omne deftendat, quo-; rum, coafcieiitiarn minus timeas quam tuanv  be Mentor. 5*9 tïe des ceuvres de Cicéron; il a fait connoitre habilement combien on peut jeter de jour fur un caradère, par une exacte comparaifon de fes lettres : on fouhaiteroit, a la vérité, qu'elle fit autant d'honneur au fameux romain , qu'elle en fait a 1'ingénuité de 1'élégant tradudeur, & qu'un homme du mérite & de la bonté réelle de Cicéron , n'eut pas terni fes plus grandes qualités par l'inconfiftance de fa conduite. Ceux qui peuvent lire les lettres du cardinal d'Offat, fans y prendre autant de refped & d'affecrion pour le meilleur des hommes , que d'eftime & d'admiration pour 1'homme d'état, doivent fe défler de leur naturel & de leur pénétration; c'eft-a-dire, également de leur cceur & de leur efprit. J'ai fait obferver qu'en s'attachant a 1'hiftoire des- grands hommes par la ledure de leurs mémoires , de leurs lettres, ou des relations de leurs vies, compofées par d'habiles biographes, On acquiert une forte de familiarité avec eux, & ï'on peut fe flatter hardiment de s'être ouvert un accès dans la meilleure des compagnies. Quï n'en reconnoïtra pas facilement 1'importance > Non-feulement la difpofition du cceur des hommes fe reffent du caradère de ceux avec lefquels ils vivent dans une étroite Haifon ; mais pour les opérations méme de. 1'efprit £t du jugement,  6° Lettres leur tête fe forme fur celle de leurs amis Érif£w liers , c'eft-a-dire, qu'on devient ou foible, ou capable de quelque chofe, fuivantla foiblefle ou Ia capacité des perfonnes avec lefquelles on paffe la plus grande partie de fon tems. Quels avantages ne tire-t-on pas de certaines compagnies ? & qu'il y a peu de fruits au contraire a recueillir d'un grand nombre d'autres? Combien de vifites oü tout fe paffe en vaines ce're'monies, en infipide babil fur de frivoles fujets? Parure, e'quipage, chafle, jeu. Combien de gens dans le monde, qu'on ne quitte jamais fans humeur ou fans dégout? Combien de fociétés dangereufes ? Combien d'infupportables rencontres ? Mais; dans 1'illuftre vérité oü la biographie nous admet, il n'y a jamais de mal a craindre, & fouvent il y a d'extrémes avantages a recueillir. Tout devient une utile lecön, jufqu'aux fautès du héros, ou de fes contemporains, qui nous apprennent, tantöt a nous garder des mêmes erreurs, tantót a ne pas nous laiffer tromper par defauffes apparences, qui peuvent fe retrouver les mêmes dans Ie cercle de connoifTances oü nous vivons. D'ailleurs, ce n'eft pas la contagion du mauvais exemple qu'on doit craindre dans 1'hiftoire des grands hommes, puifqu'on ne 1'écrit ordinairement que pour faire admlrer leurs vertus. Entre tous les héros de  ÖE MïKTOK. 6l Plutarque , il n'en eft pas un dont 1'exemple puiffe nous conduire au choix d'un mauvais parti, dont Ia converfation foit dangereufe, 1'amitié fatale, la familiarité ruineufe, en donnant occafion a d'exceflives dépenfes. Ils font tou~ jours préts k nous recevoir , & d'une manière qui nous laiife autant d'eftime pour leurs vertus, que d'affection pour leurs perfonnes. Plus nous en aurons recu. d'inftrudion, plus nous nous .appercevrons fenfiblement que nous pouvons «n attendre encore. Heureux donc celui qui fait contracter des amitie's fi nobles, & choifir Jes directeurs de fa conduite darts un ordrè d'hommes , qui peuvent lui fervir de confeil, Jui dire la vérité fans rudeffe , le louer htis flatterie , en un mot, le former par leur exemple 3 Vous me permettrez, Monfieur, de terminer cette lettre par quelques lignes d'un écrivain, dont les nobles fentimens & la vive expreffion ne manquent jamais d'enflammer le cceur d'une vraie paffion pour la vertu, & qui dans fes défauts mêmes, (i) comme on 1'a juftement obfervé, eft plein d'agrémens. cc Horum, dit (i ) Quintilien a dit de Senecque : dulcijbus abundi  62 Lettres * Seneclue> en traitant a peu prés le même fujef, 53 nemo non vacabit, nemo non venitnttm ad ft', » beatiorem, amantioremque fui demittit —— * *0« £ ^ «^-^ mortalibus "poffunt.- Horum nemo annos tuos conteret; "fuostibi contribuer. nullïus ex kisfermopericulo'"fus ent, nullius amicitia capitaüs, nulliusfump* » tuofa obfervatio feres ex his quidquid voiles; per illos nonjiabü quommüs quantumpluvnmum ceperis, haurias. Quce ULum felicitas % * qudmpulchra fenecïus mantt, qui fe in horum f» chentelam centulit l Habebit cum quibus de mU » mmis maximifque rebus deüberet, quos de fe * qUOtldU «"Mat, d quibus audiatverumfinc » contumelia, laudetur fine aduladone, ^ ™ rum fe fimilitudinem effingat^  de Mentor. ©3 L E T T R E V. Sur le Goüt, QuAND on obferve, Monfieur, le róle qua notre nation a fait pour le favoir, & la politelfe dans les tems dont elle a le plus d'honneur a prétendre, il paroït évidemment que fon caractére diftinctif eft la profondeur du jugement, la folidité de 1'efprit, & la force de f expreflïón , plus que le rafinement ou la délicatelfe du goüt. Les Bacon, les Newton, les Locke, Ont un droit inconteftable au premier rang, dans I'empire de la profonde phifofophie. Milton & Shakefpéar, ont penfé, ont pénétré darts tous les de'tours du cceur humain, ont tracé les caractères des hommes, & décrit tous les öbjets de la nature, avec une énergie qui ne cède en rien aux plus grands maïtres de 1'antiquité, & qui les élève au-delfus de leurs rivaux modernes; mais pour la correétion & la fineffe du goüt, on ne peut défavouer que Milton & Shakefpear ne foient fort inférieurs aux grands poëtes frangois du même genre. Un d'eWeuxréfléchiffant fur le défaut de décence & de régularité,  6"4 Lettres qu'on peut trop juftement reprocher au théatrö anglois , reeonnoït les grands traits de génie, qm fe trouvent dans nos tragédies, & confeffe què fi nous parvenions a nous corriger de ces irrégularités, nous emporterions bientót la palme (i). II n'y auroit effeftivement qu'un aveugle préjugé qui put nous fermer les yeux fur ce défaut d'exa&itude & de pureté de goüt, qui règne manifeftement dans les meilleures & les plus fortes compofitions de nos écrivains. La caufe de cette dirférence entre deux nations fi voifines, femble mériter quelques obfervations; & peut-être aurai-je 1'occafion dans mes remarques, d'obferver comment un anglois peut contribuer au progrès de 1'élégance & du goüt dans fa patrie. Vous étes, Monfieur, fort au-deffus des bafTes préventions de ceux d'entre nous, qui ne peu^ vent entendre dire que les francois excellent en quelque chofe. Je viens de citer un de ïeurs plus ( i ) En Ahgleterfe , la tragédiè eft véritablement une a&ion ; & ft les auteurs de ce pays joignoient a 1'aótivité qui anime leurs pièces , un ftyJe naturel, avec de la décence & de la régularité , ils 1'emporteroient bientöt fur les grecs & les francois. Voltairt , Effai fur le poëme épique. célèbres  ï>e Mentor. ■ •«ilèbres auteurs, qui nous accordé la préférence fur quelques poiats; pourquoi ne leur rendrionsöous pjs ia même -uffice fur d.au(.res ? La doit être le fondement de toutes nos opimons» & nen n'eft tout a la fois plus abfurde & plus 'rnéprifable, que de refufer a d'autres que neus-, le mérite qui leur appartient réeilement. Comme le goüt de la capitale a toujours une extréme mfl^ence fur celui de tout un pays, ceft communément dans quelques circonftances ou quelques difpofitions particulières a la capitale, qu'il faut chercher la vraie fource du cajaère d'une nation fur ce point. Les ouvrages d efpnt, les produöions de i'art, & tout ce qui ïert a déterminer la nature du génie & celle du goüt, fortent généralement de la principale ville d un etat j 1'émulation qui naït des motifs de gloire ou d'intérêt, les occafions & lesfacilités, fi necefTaires pour faire éclore ou pour encourager les talens;, ne peuvent être les mêmes dans les villes de provinces dela vient que les capitales de chaque pays deviennent comme le centroütendent natureilement ceux que leur 'inclinal tion porte a rechercher 1'amitié des grands hom«nes, & fait afpirer è la même grandeur, par exercice de leurs qualités naturelles, ou par CUltUre de Ieur efP"t & le de'veloppemeat de E  66 L E T ï ï H J leurs idees (i). Ainfi , la comparaifori de detüg eapitales, c'eft-a-dire celle de certaines circonftances favorables ou nuifibles aux progrès, peut conduire a former une conjedure très-probable, fur les caufes de cette diffe'rence de goüt, qui prévaut entre deux nations. Paris & Londres, eapitales de deux floriffans royaumes, naturellement rivaux, les deux plu* grandes villes de 1'Europe, & jfes principauxfiéges des fciences & des arts, non moins fameufes dans ces derniers fiècles qu'Athènes &Rome 1'étoient dans les anciens tems, font gouvernées par des loix & des ufages, & dif-tinguées par des circonftances, bien plus différentes que celles des républiques atbéniennes & romaines. De toutes les grandes villes dü monde, Londres eft fans contredit la plus commercante t Paris n'a guère d'autre commerce que celui de fes élégantes modes, & de fes ingénieufes manufadures. Paris eft le fiége d'une grande & fameufe Univerfité,. & d'un grand nombre d'académies, formées pour 1'avancement des lettres (i ) Alios liberalium ftudiornm cupidiras , alios fpec-*racula , quofdam traxit amicitia , quofdam induftria ; latam oftendend«e virtutis flaéta rr.aferiam. Stnecque,  fe fe Ment b k. ^ & dés arts; Londres eft fans académies & fans feniverGté. Paris a quantité de bibliothèques pubüques, & de richeS cabinets qui renferment des colleétions de peintureSj de ftatues, &c. & qui font ouverts a 1'étude, ou a la curiófité de tous ceux qui s'y préfentent; il y a peu de bibliothèques publiques a Londres, peu de 'cabinets ouverts, & peu de difpofition k les ouvrir. Londres eft la capitale d'un gouvernement libre ; Paris, celle d'un gouvernement abfólu i je n'ai prétendu nommer qu'üne petite partie des circonftances qui diftinguerit LondreS de Paris. Quelques réflexions fur chacurie nóus mettront peut-être en état d'expliquer la diffé^ rente de goüt qui fe fait fenfiblement remarquei: entre ces deux villes. Le commerce, qui produit d'ailleurs taril d'avantages, & qui répandl'abondance & le bonbeur dans toutes les parties d'une nation, eft: moins favorable, & cönduit moins k diverfes fortes de perfeótions, telles que 1'élégance dü goüt & des manières, qua dés biens plus fobdes peut-être, & plus généralement fentis. Eti faifant tóurher la principale attention des hommes aux recherches d'intérêt, en leur faifant rapporter a eet objet tous leurs foins & leurs travauXj il leur laiffe moins de tems pour 1'étude des arts, moins de liberté d'efprit pouj;  6S Lettres admirer les produótions du génie & du goÜ£3 & ne confidérant ici que ce qui peut influer fur le goüt, ce n'eft pas même une circonftance favorable pour la capitale angloife, d'être le plus grand port de mer du monde connu; il femble au contraire que la communication fréquente de fes habitans avec les gens de mer, peut être contagieufe pour eux, ,& les infeóter d'un peu de rudeffe, partage plus ordinaire des marins que lapolitelfe & 1'élégance; peut-être ne faut-il pas chercher d'autre explication pour les fcènes baftes & vulgaires qui ne font que trop fréquentes dans nos auteurs dramatiques; c'eft complaifance pour le goüt dominant de leurs fpectateurs: & probablement ces plaifanteries bisarres, qui diftinguent les compofitions théatrales d'un pays maritime voifin du notre, viennent de la même caufe. II n'y a point d'avantage qui n'ait quelque inconvénient a fa fuite. Les parifiens qui vïvent loin de la mer, dans une ville oü le commerce fe borne a quelques élégantes manufactures, & dont 1'opulence n'eft foutenue que par Ia paffion de vivre dans la capitale , quï paroit commune ala noblelfe francoife, ont droit de vanter la politelfe & le goüt rafiné de leur capitale; les bourgeois de Londres peuvent fe glorifier d'un bien plus réel, «Sc qui fert biea  deMentoe. chofes, que dans lage oü il avoit commencé » d'être inftruit. » Cette obfervation , qui eft dJun excellent juge (1) , & releve'e d'ailleurs par le nom d'un des plus grands caractères de 1'antiquité, doit paroitre d'un grand poids en faveur de 1'ancienne éducation. Mais quand la queftion que j'ai propofe'e demeureroit indéeife, je n'en ferois pas moins perfuadé que 1'univerfité de Paris a beaucoup contribué au progrès du goüt dans cette capitale de la France , & beaucoup fervi a répandre parmi fes habitans une forte d'exaditude critique, comme d'autre part les membres de fon univerfité, vivant dans une fi grande ville, & dans la fociété de ceux qui mènent une vie plus adive , ont continuellement 1'occafioa de perfedionner (1.) Le préfident de Montefquieu, en examinant la jaifterefjcé de 1'ancienne & de la moderne éducation. Ei  72 Lettres leur póliteffe, & la connoiffance qu'iis ont des beaux arts, dont le ve'ritable empire eft la capitale d'un royaume. L'univerficé de Paris eft un vafte corps, qui jouit des plus grands privileges. Elle eft compofée de neuf ou dix colleges (i), qui participent a tous les droits de 1'univerfité , & je crois , d'environ trente autres dont les droits & les privileges ont moins d'étendue. Peut - on fuppofer que des fondations de cette importance, confacrées a Favancement des fciences & des arts , föient fans force pour en répandre le goüt, dans une ville dont les habitans font mélés, & communiquent fans ceffe avec une multitude de favans? Figurons-nous que nos différens colléges d'Oxford & de Cambridge ayent été fondés dans Londres : peut - on croire qu'iis n'euffént pas eu la plus puiffante influence pour y répandre le favoir & le goüt, & que la feule converfation de tant defavans, dont ils font compofés n'eüt pas produit d'excellens effets ? Paris joint a fon univerfité plufieurs efpèces de fociétés, ou d'académies, dont 1'objet unique ( i ) Le traduöeur ne réforme rien a cette expofuion, pour faire co.nnoitre ce que les étrangers penfent dé nos ItaLlifTemens,  be Mentor. 73 eft de perfecïionner le gout. L'académie frangoife, pour leprogrèsdel'éloquence & delapoéfiej l'académie royale des infcriptions & des belleslettres, établie en 1663, pour encourager b culture des belles- lettres, pour 1'explication des anciens monumens , pour tranfmettre a la poftérrtë les évènemens remarquables de la monarchie, par des medailles, des infcriptions, &c. L'académie royale de peinture & de fculpture , fous la conduite d'un directeur nommé par le roi, d'un chancelier, de quatre recteurs, dont 1'un préfide k chaque quartier, & de douze profeiTeurs, chacun exergant pendant un mois afon tour; cfirigeant les études des jeunes élèves, leur propofant desmodèles, & corrigeant leurs deifeins. Si depuis le-.mémc tems il s'étoit formé a Londres une académie de ce genre , la capitale d'Angleterre feroit aujourd'hui le fiége des arts, comme elle eft celui de la liberté ; les peintures que nous avons pris foin d'expofer a 1'exemple des francois,: font déja comprendre ce que vingt années de culture & de progrès nous promettent. Quelques-uns de nos deifeins, de nos payfages, & méme de nos tableaux hiftoriques , ont découvert du génie & de fexécution : les prix propofés k nos artiftes doivent exciter 1'émula-' pon, qui jufqu'a préfent eft ce qui manque m% '  74 Lettres anglois, pour briller dans tous les arts. Une heureufe expérience fera bientót voir que le ge'nie ne leur eft pas étranger , que la liberté' eft favorable au goüt, & que fi nous n'avons pas excellé dans les beaux-arts, comme dans les fciences profor.des , la lenteur de nos progrès eft venue ou de quelque circonftance accidentelle, ou de quelque obftacle facile a lever. Que ne devons-nous pas attendre fous le règne d'un jeune monarque, diftingué lui-même par fon goüt pour les beaux - arts, qui eft monté fur le tróne dans* un tems oü le génie de fes fujets prend le même tour, & n'a befoin que de fa proteétion royale pour convaincre 1'univers que dans un pays libre, tous les arts peu-. vent être portés a leur perfeétion. Mais nous ne faifons qu'afpirer encore a eet heureux fort, & je n'en continuerai pas moins d'expliquer pourquoi nos voifins y font plutöt arrivés. Avec les trois célèbres académies que j'ai nomrnées, ils ont auffi celle d'architeclure, oü 1'inftruction eft gratuite & foutenue par des prix qui fe diftribuent annuellement , pour exciter i'émulation des étudians. Que dirai-je de i'établiffement d'une nouvelle fociété francoife , pour 1'encouragementgénéral des arts , des manufactures , & du commerce Jt C'eft avec la plus grande, fatisfaction que npus  "D. E M E N T O K. 7^ en obfervons déja les efifets, non-feulement dans un grand nombre de bons ouvrages ou 1'agriculture eft réduite en fcience, & qui vont en hater les progrès ; mais dans une infinité d'heureufes découvertes | de nouvelles méthodes qui ne regardent pas moins la partie de 1'élégance &c de 1'ornement, c'eft-a-dire, les arts libéraux, que celle des méchaniques, & des néceffités de la vie. Une différence des plus remarquables entre la capitale de France & la notre, c'eft que la première eft abondamment pourvue de grandes bibliothèques publiques , dont 1'accès eft toujours libre , & qui font accompagnées d'une nombreufe coileéfiGn de peintures, de fculptures, de gravures, & de toutes fortes de curiofités de la nature ou des arts, tréfors toujours ouverts , & qui donnent aux jeunes francois Foccafion de connoïtre leur génie ; tandis que dans les autres pays , oü la plus grande partie des habitans font privés de ces nobles fpecta-. cles, ceux que la nature apartagésde quelques talens, n'ont jamais le pouvoir de les découvrir , ni la moindre occafion d'en être ayertïs, du moins par Ie fentirnent, Vous comprenez aifément, Monfieur , que dans notre grande ville de Londres, il doit fe trouver quantjté de jeunes,  7$ Lettres gens qui, voyant une colleöion de beaux ouvrages , fentiroient que la nature les a rendus propres aux mêmes arts , & peut-être deviendroient eux-mémes de fameux artiftes ; mais qui n'ayant pas cette heureufe occafion , paffent leur vie dans 1'obfcurité fans être tentés de mettre au jour des talens dont ils font réellement partagés, & qui feroient, avec un peu de culture, lornement du monde & 1'honneur de leur patrie. II eft vrai que les circonftances deviennent plus favorables , & que ce qui manque a notre capitale , pour être auffi polie qu'elle eft grande & riche, s'y raffemblera vraifemblement par degrés. Notre mufaum 1'emporte déja fur tout ce qu'on voit du même genre'a Paris ; il eft digne de la grandeur & de Populence de Londres ; il ne peut manquer de s'accroitre & de s'embelbr, par les nouveaux dons des favans & des curieux ; le plan en eft étendu, & les régiemens très-fages ; 1 'homme d'étude y peut lire , & le philofophe y peut obferver les produftions de la nature : mais,outre qu'il eft encore Funique établilfement de ce genre, n'eft-il pas a craindre qu'un exces d'égards pour 1'ordre & la propreté n'en rende 1'acccs trop difficile au public^ & ne eous privé par confc'quent du principaj ^vanrage. qu'on a dü s'y propofer ?  de Mentor. 77 Les anglois qui ont fait le voyage de Paris, peuvent retrouver dans leur mémoire toutes ces belles collections de peintures, qui font ouvertes a la vue du public. Combien n'ont-ils pas trouvé de jeunes gens a la falie du Louvre , attachés a 1'examen des meiïleurs ouvrages de la nation, que chaque peintre préfente annuellement, comme au théatre du mérite & de la • renommée ? Combien n'en ont-ils pas vu au Palais du LuxemboUrg, admirant la fameufe galerie, & cette noble colleónon de chefs-d'ceuvres qui fe vöit dans les autres appartemens > La colle&ion de M. le duc d'Orléans au Palais Royal, une des plus nombreufes & des plus riches que je connohTe en-deca des Alpes, n'eft pas dérobée de mauvaife grace aux yeux du public, ou fermée pour ceux qui n'achètent pas, comme a Londres, Ie plaifir d'un tel fpectacle a prix dargent. A certaines helures, tous ceux que le goüt de 1'art y conduit, ont la liberté d'examiner les plus célèbres ouvrages des différentes écoles ; & pour ceux qui veulent fe former une idéé de tout ce que 1'ingénicux art de la gravure peut offrir en peintures, en ftatues , en édifices , en jardins, &c. on y montre une fi nombreufe colleftion de deffins & de plans, qu'il ne refte rien a défirer a Ia plus avide curiofité,  7^ Lettrés Outre ces colledions pubüques, quaritité d'hötels & de maifons particulières contiennent quelque chofe de remarquable , dont 1'accès n'eft interdit a perfonne. . Vous fentez, monfieur, de quel avantage cette liberté continuèlle eft pour la nation, & combien elle fert non-feulement adonner aux yrais-génies 1'occafion de découvrir leurs talens, mais a cultiver le goüt de ceux qui n'ont pas recu les mênies préfens du ciel. En 'accoutumant leurs yeux a voir d'excellens ouvrages, ils deviennent jüges, a quelque degré ; ils font blelfés de ce qui n'eft pas conforme a la belle nature; comme 3'habitude d'entendre une bonne mufique donne a ceux mêmes qui n'ont pas le goüt diftingué dans ce genre $ une délicateffe d'oreille pour laquelle tout ce qui manque de juftelfe & d'harmonie eft choquants Ajoutez que dans les mêmes lieux on ne manque pas de rencontrer d'autres curieux , qui frappés auiïï des beautés ou des défauts, font portés par la force naturelle de leur fentiment, a faire de juftes obfervations, & fervent ainfi a Former le jugement & le goüt d'autrui, pendant qu'iis tirent le même avantage des réflexions de ceux qui les environnenti Rien ne caufe plus d'étonnement aux étrangers  t>e Mentor. 79 qui viennent a Londres, que la rareté des colleöions publiques dans une fi grande ville, & la difficulté, la dépenfe, dans lefquelles il faut s'engager, pour fe procurer la vue de ee qui mérite cette curiofité chez les grands. Quelle immenfe quantité dargent nos feigneurs n'ont-ils pas employée a faire acheter des tableaux & des ftatues, tréfors qui font demeurés enfévelis- dans leurs maifons, & devenus inutiles au progrès du goüt ? S'ils avoient été plus expofés a la vue du public, peut-être auroient-ils changé le goüt de notre nation, ou fervi du moins a la garantir d'être fi fouvent trompée dans ces marchés. A la vérité , un feigneur du plus haut rang' vient d'ouvrir la voie par un généreux exemple, en accordant 1'entrée d'un fallon de fon hotel, qui contient une collection de modèles de ftatues antiques, & la permiffion de copier ces précieux reftes de Part ahtique; fi cette noble idéé avoit des imitateurs, les amateurs des beaux arts devroient non-feulement leur admiration a 1'illuftre duc ( i ), mais leur plus ardente reconnoiffancei pour avoir appris a fa nation a traiter généreufement les arts & les artiftes. ( i ) M. le duc de Richemond,  2o Lettres Cè tour d'efprit une fois bien répandu, ofif verrok bientöt i'empire du goüt & de lelégapce etablidans la Grandé-Bretagne, comme celui du favoir foiide & de la profcnde philofophie. En vain nous objeétara-t-on le climat. Angers & Londres font au meme degré de latitude feptentrionale , que celle d'Anvers, Oü Rubens & Vandyke font-iis ne's ? Quand nous accorderions que Ie climat d'Angleterre eft moins favorable que celui de quelques autres pays, Londres n'at-il pas un autre avantage, qui compenfe affez ceux qui lui manqueht ? Celui d'être Ia capitale d'un gouvernement libre ? Mais les réfiexions, qui me naiflent a 1'efprit, fur I'influence que la liberté a naturellement fur Ie goüt, m'ouvrent un trop vafte champ pour faire la conclufion d'une lettre. LETTRE  de Mentor. Er L L T T R E VI. Be l'infiuence que la liberté a fur le goüt. s me paroiffez, Monfieur, convaincu par ma dernièrelettre, quejes circonftances par lefquelles je vous ai fait obfW-ver que Paris eft difiingué de Londres, conffdérées du moins du cöté dont elles peuvent influer fur les belleslettres & le goüt, font favorables a cette capitale de la France. Ma promefle eft d'examiner aujourd'hui quelle influence on peut croire que les différens degre's de liberté dont jouilTent les deux nations , ayent auffi fur ces deux points. J'ignore d'oü vient 1'opinion affez commune que les plus grands efforts de génie fe font dans les états libres, & font infpirés par fon adive influence; mais que la jufteffe & le rafinement du goüt fe trouvent plus généralement dans les nations oü le gouvernement eft abfolu. La première de ces deux propofitions eft d'une vérité que je reconnois; 1'hiftoüe de chaque fiècle, les monumens des régions libres, tout confirme que la liberté ne marche pas fans avoir a fa fuite tout ce qu'il y a de grand, de pathéti, E '  és Lettres que & d'ingénieux. La feconde idee me parorï fauffe, & je crois qu'on- peut en prouver auffi las fauffeté par 1'hiftoire, autant que par fa prop re nature; les mêmes monumens font témoins que dans le cortège de la liberté , on peut auffi compter 1'élégance naturelle, Ia févère jufteffe de goüt, la vérité fimple & fans affeéhtion. Pope même, qui n'eft pas moins eftimable par fon jugement que par fon génie poétique, femble déclaré, quoique fans deffein, pour 1'opLiion qu'un gouvernement abfolu eft plus favorable au progrès du goüt que les gouvernemens libres, dans ces vers dé VeJJai fur la critique, qui repréfentent la marche des beaux-arts, lorfqu'ils furent bannis d'Italie. But foon by impious arms from latium chas'd, Their anciens: bounds the banish'd mufes pafs'dj Thence arts o'er all the northermvorld advance , But critk-learning flourifs*d mofl in France; The rules a nation, bom to ferve, obeys; And Boileaufiillin rightof Horacefways. (l) ( i ) Mais bientöt 1'Italie en feu cle toutes parts, Vit paffer dans Ie nord la fcience & les arts. Moins efclave qu'ami du pouvoir monarchique» Le francois remporta le prix de la critique j  E» É M È N T O Es g| L'autorité d'un auffi grand nom que celui de ï'ope, mérite beaucoup d'égards ; mais elle ne m'en impofe point jufqu'a me faire croire aveuglément que dans les belles-lettres & les arts, dont il parle ia, ceux qui font nés, dit-il, pour fervir, obeiffent mieux aux régies, que ceux qui font nés plus libres. L'opinion que la finelfe du goüt & Féléganee font plus cultivées & font de plus grands progrès dans un gouvernement abfolu, que dans ua gouvernement libre , femble' tirer fa naiffance d'une obfervation partiale fur Pétat du' goüt dans la monarchie frangoife de ces derniers tems, & fur ce qu'on vit arriver dans Rome lorfqu'Oclave Augufte fe fut rendu maïtre de fa liberté, & de celle du monde. Mais quelque figure que le fiècle d'Augufte & celui de Louis XIV mentent de faire éternellement dans les annales du monde, je fuis perfuadé qu'on peut établir comme une maxime certaine qu'il n'y "a point de pays oü le goüt , comme le génie, ne foit en proportion avec la liberté; a moins que Pinfluence de cette Sous le joug de la règle il eft en liberté. Boileau, critique amer, mais plein de vérité', 'Toujours dans fes lecons d'accord avec Horace, Se rendit la terreur & 1'amour du parnafle. F 2.  §4 Lettres loi générale ne foit combattue par des circonf» tances & des accidens inférieurs, comme on peut obferver que toute loi générale 1'eft fur plufïeurs points, dans 1'ordre, foit phyfique , ou moral. Pour fe refufer a la vérité de ce principe, il faut avoir oublié de quels pays font venus les modèles des plus élégantes compolïtions en tous les genres; dans quels temsy commenca la culture du vrai goüt, quand il y fut porté a fa plus haute perfection, & quand ayant commencé a décliner il eéda infenfiblement aux affeétations du faux goüt. Qu'on me nomme un tems oü les fujets d'une monarchie abfolue, la plus polie, fi 1'on veut, qu'on puiffe vanter, aient fait voir autant d'élégance, de fineffe & de correéfion de goüt, que les citoyens des états libres de la Grèce ? Connoiton quelqu'écrivain, né fujet d'un monarque abfolu, qui ait obéi plus étroitement a ces régies diétées par le bon fens & par la nature, que ceux qui étoient nés libres dans ces différens états ? On n'en connoït point; on n'en fauroit nommer un; & je ne défie pas moins qu'on m'en nomme un feul, né depuis que les empereurs romains eurent établi leur pouvoir fur les ruines de la liberté, qui puifle difputer le prix de féléganee & de la juftelTe, a ceux qui étoient nés & qui  bb Mentor. 8/ avoient recu Péducation dans un meilleur tems. Le fiècle d'Augufte ayant devancé de fi longtems celui de Louis XIV, j'entreprends de répondre d'abord a Pargument qu'on peut tirer contre mon principe, de la beauté & de Féléganee inconteftable des*ouvrages du fiècle d'Augufte; & je ne demande de faveur pour mon fentiment, qu'autant que j'aurai prouvé que nous fommes redevables des nobles compofitions de ce fiècle , non a 1'influence du pouvoir fuprême mais a celle de la liberté, qui malheureufement pour le monde, & pour le vrai goüt fut renverfée par Augufte, & qui avoit rendu Rome Ie fiège du génie & de Féléganee, avant que la fortune Peüt élevé a I'empire, c'eft-a-dire, avant qu'il. eut réuni dans lui feul cette variété de pouvoir divifé entre les différens ordres du peuple romain. Je ne prétends pas que feule, & tout d'un coup , la liberté foit capable de rafiner le génie & le goüt des hommes; un fi grand eifet demande le concours de pluficurs autres circonftances; mais la caufe animante eft la liberté ; &de fa privation totale, on verrolt fuivre bientörPextinction de toute étincelle de génie & de goüt. Une nation peut étre libre , & n'en étre pas morés rude ou moins impoiie, dans fon goüt & dans fes manières; mais un peuple d'efclaves, d F3  S<5 Lettres ou manquer abfolument de goüt, ou n'avok qu'un goüt faux & dépravé. Les romains confervèrent long-tems une rudelfe de caracière, qui leur faifoit méprifer le rafineraent & féléganee. Leurs premiers effais de eompofition , comme ceux de tout autre peuple, dont la domination & 1'autorité commencent a s'étendrq dans le monde, a mefure que fes loix fe forme nt, & que fon gouvernement fe fortifie, fuïent groffiers & barbares, & leurs premières productions dans les arts, également éloignées des bonnes régies. Mais lorfque leur eonftitution fut pleinement établie, lorfque 1'éloquence y fut en bonneur, lorfque la fiére Carthage & le monde entier fléchirent devant Faigle romaine, lorfque les gouverneurs des états conquis, apportèrent a Rome d'immenfes tréfors, & que les families élevées a i'opulence , devinrent capables , nonfeulement de cultiver, mais d'animer par les récompenfes tout ce qu' elles connoiflbient d'élégant & d'exquis ; enfin, quand les Mufes eurent abandonné ia Grèce, qui celfa d'être le fiège de la liberté; alors les romains, fous la direction des fa-tfans qui leur vinrent de cette région, commeneèrent a recbercher les élégances du goüt, è chérir les arts, a poür & rafiner 1'ancienne rudelfe de leur ftyle & de leurs manières, On objetieroit en vain contre 1'heureufe in?  de Mentor. 87 fluence de la liberté, que les romains, & fes autres peuples libres, furent long-tems impolis. Combien de caufes ignorées ou connues, peuvent retarder les progrès de féléganee & des arts ? Les fpartiates n'étoient p?.s moins libres que les athéniens; mais comme le tour d'efprit particulier du légiflateur avoit décrédité parmi les premiers toute efpèce de rafinement, & que chez les autres tout ce qui paroiffoit ingénieux & poli , étoit au contraire dans la plus haute eftime ; les caraaères ce ces deux peuples pour le favoir & la poiiteffe font tout-a-fait différens. La rufticité des anciens romains ne prouve rien contre moi. Mais fi 1'on obferve combien ï'intervalle fut court entre la ruine de leur goüt & la perte de leur liberté, & fi 1'on fait réflexion que le defpotifme de leurs empereurs arrêta foudainement le cours du progrès par des obftacles peu naturels ; on fera pleinement convaincu que le pouvoir arbitraire n'eft pas moins funefte aux arts Sibéraux, que la liberté leur eft favorable. Je n'avance rien qui ne fe confirme par les plus graves autorités. On trouve dans 1'orateur romain, un paiTage digne de remarque-; on parle de Mare Caton. II confeffe, après avoir relevé par de grands éloges fes talens pour 1'éloquence quefonftyle étoit un peu furanné, & qu'il ern-» F4  88 Lettres ployoit quelques tormes barbares; car ajoutet-H, « tel ctoit 1'ufage de ce tems (i). Enfuite, reconnoiJTmt qu'il manquoit de politefTe, ü en donne pour raifon.- cc que par rapport a fon » propre tems, Caton étoit fi vieux, (2) qu'il ne » reftoit aucun ouvrage, plus ancien que lui, « qui méritat d'être Iu Caton néanmoins, com» me on nous 1'apprend dans le même dialogue, n'étoit mort qu'a quatre-vingt-trois ans, avant que Ciceron fut conful ( 3 ). II paroit donc évident, par le témoignage des meilleurs juges, les plus éloquens des romains mêmes, que le ftyle & le goüt du pays demeurèrent fort long-tems rudes, & peu polis. Actifs & guerriers, vivant fans celfe au milieu des armes, ou livrés au foin de fixer leurs loix, & de former leur gouvernement, le tems leur manquoit pour s'appliquer aux recherches de 1'élé- (1) Antiquior eft ejus fermo, & quasdam horrïditatè verba?; ita enim tum loquevantur, de claris Orator. ( 2. ) Nee verö ignoio , nondum effe fatis politum hunc Oratorem quippè cum ita fit ad notfrum temporum rationem vetus , ut nullius fcriptum extet dignurg quidem Je&ione, quod fit antiquius , Ibid. (3) Qui mortuus eft annis LXXXIII , antè iaj confulem.  DeMeWTOB. 8r> gance & du goüt (i). Ce ne fut qu'après feta-' bliuement de leur république , lorfqu'ils eurent fubjugué les ennemis dont leur ville étoit environnée, & qu'ayant humilié leurs plus fiers rivaux, ils fe virent délivrés de toutes fortes d'alarmes, que dans la tranquülité du repos, ils commencèrent a tourner leur attenticn vers les objets du goüt, & qu'iis firent leur étude, nonfeulement de penfer jufte, mais de parler & d'écrire élégamment. Auparavantj & tandis qu'iis ne pensèrent qu'a forrner leur conftitution, ou qua réduire fuccefïïvement chaque état d'Italie, fous le joug de Rome; on doit fuppofer que leur éloquence étoit convenable a la rudeffe de leur langage, capable d'émouvoir un peuple brave, mais groffier. Nous favons que tel étoit précifément leur ancien état, & que plufieurs de leurs citoyens, acquirent beaucoup d'autorité par leurs harangues; mais elles n'auroient pas charmé leurs oreilles dans un fiècle plus poli: c'étoit un genre fimple de rhétorique, tel que celui de L. Caffius, qui fe fit confidérer, non par fon éio- ( i ) Nee enim in conflitnehtibus repnblicam , nee in bella gerentibus, nafci cupiditas dicendi folet, ib'uL  9° Lettres quence (i), mais par fes harangues néanmoins* C'étoit le caradère de 1'orateur «5c ce qu'il di- foit réeliement, non fa manière de le dire, qui faifoient impreffion fur 1'ame honnête & martiale des romains, dans ces tems de parfaite inté- grité. Mais il eft certain qu'iis s'attachèrent fort tard a Féléganee du ftyle & de la compofition ; nous voyons auffi que dès qu'iis tournèrent la force de leur génie de ce cöté-la, eet efprit air tier, nourri par Ia liberté, rendu male «Sc hardi par fon indépendance, & par Fimportante part qu'il avoit prife aux grandes affaires de Fétat, fe trouva capable de faire d'auffi rapides progrès dans 1'éloquence e Mentor. e y nation des rois de Macédoine (i). Vous lirez Monfieur, ce paffage avec le plus grand plaifir, au trente-troifième livre de Tite-live, dans les charmantes expreffions del'hiftorien. Vous verrez avec quels tranfports de. joie les grecs entendirent proclamer les chers noms de liberté & d'indépendance, avec quels tendres embrafiemens ils faillirent d'étouffer le général; quels éloges ils prodiguèrent a ia générofité des romains, & vous concevrez facilement combien cette occafion fut heureufe, pour 1'établiffement d'un commerce intime & d'une amitié mutuelle. Les habitans d'Italie, qui firent le voyage de Grece pour cette expédition , durent acquérir quelque connoiffance de la langue & des ufages grecs, fans parler d'un grand nombre de captifs romains, pris pendant la guerre avec Annibal, & vendus pour 1'efclavage, qui devenant libres, après avoir été retenus dans différentes parties de la Grece, & retournant a Rome avec Flaminius, ne purent manquer de répandre parmi leurs concitoyens, & la langue grecque, & le goüt des élégances de la Gréce, inconnues juf- ( i ) Liberos , immunes , fuis legibus , efTe„ jubes Corkithios, &c.  9& Lettres qu'alors en Italië. D'ailleurs le triomphe du conful fut orné d'une multitude de captifs & d'ötages d'un haut rang (i), qui, pendant leur réfidence aRome, infpircrent aux romains le goüt & la politefle de leur patrie. Peu de tems après , lorfque le malheureux Perfée fut défait par Paul Emile, les romains eurent des occafions plus favorables encore de tirer de nouveaux fruits du commerce de la Grèce. Emile dans le cortège de fon triomphe , fut accornpagné de quantité d'ingénieux grecs^ C'étoit, vraifemblablement cette troupe de citoyens diftingués (2), qui, fur 1'accufation de quelques vils délateurs & traitres a leur patrie, étoient appelés a Rome (3) pour y juftifier leur conduite ? Paufanias , dans fa relation d'Achaïe , (1) Ante currum multi nobiles captivi obfidefque , ïnter quos Demetrius regis Philippi fllius fuit & Armenes , Nabadis tyranni, filius , Lacedemonius. Tite-Live, Lib. 37. ( 1) Omnibus belli & toga; dotibus , ingeniique Sc ftudiorum eminentiffimus fui faeculi. ( 3 ) Scipio, tam elegnas liberalium ftudiorum, omnifque doftrinae & auöor & admirator fuit , ut Polytium , Panstiumque , pra;celles ingenii viros, domi militiasque fecum habuerit. Veil, Patere, Lib. 1. fait  DE M E N T OHK, fait monter leur nombre a plus de mille; & Ton y comptoit le fameux hiftorien Polybe , avec Lycortas, fon père, préteur des achéens, dignes 1'un de 1'autre, & de Pamitié du vertueux Philopcemen. Doutera-t-on que de tels hommes; n'ayent contribue' beaucoup a répandre parmi les romains la paffion pour les lettres grecques, puifque c'eft aux inftruótions de Polybe, que les romains doivent un des plus grands hommes que leur république ait jamais produits? Les romains vainqueurs, après la défaite de Perfée, ne durent pas retourner dans leur patrie, fans une haute admiration pour la Grèce, & fans avoir éprouvé beaucoup de changement dans leur goüt, par les vues des élégantes produéfions de cette contrée. Emile, accompagné de Scipion, fon fils, qui n'avoit alors que dix-fept ans s'étoit procuré, après fa vidoire, le loifir de parcourir la Grèce, pour vifiter les beaux monumens de l'ancien art, dont elle étoit remplie. Dans cette promenade, comme nous Papprenons de Plutarque, il foulagea les peuples du fardeau des impofitions; il réforma leur gouvernement, il les combla de bienfaits; ce qui leur fit trouver autant de fatisfaftion a le voir, qu'il prit de plaifir lui-même a contempler les beautés de leur pays. Tite-Live & Plutarque parient du tranfport oü le jeta particulièrement la vue des chef- d'ceu- G  Lettres vres de leurs artiftes. Le fecond raconte qu'en voyant a Olympie la ftatue de Jupiter, fon admiration s'exprima par ces célèbres mots; « ce 33 Jupiter de Phidias, eft le vrai Jupiter d'Ho33 mère. 33 Tite-Live repréfente fortement 1'impreffion qu'il en reffentit: cc H crut voir, dit-il, 33 Jupiter préfent, & fon ame en fut émue (1) ». Ces deux récits peuvent nous faire juger avec quelle extreme fenfibilité ce général romain obferva ces exquifes beautés des arts imitatifs, &c quel fruit il en dut recueillir, lui & fon cortège, pour 1'accroiffement de leurs lumières & de leur goüt; car on peut s'imaginer qu'Emile n'étoit pas feul, & que plulieurs de ceux qui 1'accompagnoient, frappés du mémefpeéfacle, portèrent a Rome & répandirent parmi leurs concitoyens une haute opinion du noble & de Félégant génie des grecs, A la vérité Tite-Live ajoute qu'Emile " fit ce voyage avec une fuite peu nombreufe (2); mais on peut naturellement fuppofer qu'elle confiftoit dans les officiers de fon armée, les plus diftingués par 1'efprit & le favoir , & les plus capables de faire d'utiles remarques pour 1'inftruction de leur patrie. (,i) Jovem velut prEefentem intuens , motus animi eft Liv. '45. (2) Profettus cum haud magnp comitatu. Ibii*  DE M E N T O E. £Q Environ dix ans après le triomphe d'Emile, !es athéniens envoyèrent a Rome, avec le titre d'ambaffadeurs, Carneades, & quelques autres de leurs plus grands philofophes. A leur arrivée, toute la fleur de la jeuneffe romaine s'empreffa de les vifiter, les entendit avec un plaifir inexprimable, & fut charmée en particulier de 1'éloquence de Carneades (i) : d'oü 1'on peut conclure que, dès ce tems, les romains les plus polis entendoient affez communément la langue grecque. On ne concevroit pas autrement qu'iis euffent pu témoigner tant d'admiration pour les difcours, ou les oraifons de Carneades, qui n'employoit que fa langue. Mais depuis cette mémorable ambaffade, il paroït que le génie romain tourna tellement a l'étude de la langue grecque , de 1'éloquence & de la philofophie , que ces trois obj ets étoient regardés comme des parties effentielles d'une éducation libérale, & que tous les honnêtes gens de Rome, prefque fans exception, favoient écrire & parler la langue grecque. Ce goüt fit des progrès fi rapides, que le fage Caton même, après avoir alarmé le fénat pour les dangereux effets de 1'éloquence de Carneades & des études grecques, ne put ré=- ( i ) Plutarque , vie de Caton. C2  ioo Lettres fïfter au charme, & dans fa vieillefTe entreprit d'étudier cette langue (i). Aul&devint-elle plus commune que jamais a Rome, & depuis ce tems, il paroit qu'elle fut comme familière dans tous les ordres de la république. Pendant la guerre Mithridatique , on vit paroïtre a Rome un grand nombre des principaux citoyens d'Athènes, chafles du pays de leur naiffance par la terreur des armes. Le commerce de tant de perfonnes de ce mérite , offrit aux romains de nouvelles facilités pour la culture du goüt. Cicéron s'attacha forteirfent a perfe&ionner le fien fous de tels maïtres (2); & comme il avoue lui même 1'extrême obligation qu'il eut a leurs lumières, on peut raifonnablement conclure (1) Quefl ions académ. de Cicér. Liv. 2. ( 2 ) Eodem tempore , cum princeps academiaj Philocum Athenienfium optimatibus , Mithridatico bello , domo profugïffet , romamque venifïet , totum me vi tradidi Commentabar declamitans ( fic enim nunc loquuntur ) fepe cum M. Pifone & cum B. Pompeio, aut cum aliquo quotidiè ; idque faciebam multum etiam latinè , fed Graecè faïpius, vel quod Gra;ca oratio plura ornamenta fuppeditans confuetudinem fimiliter latinè dicendi efFerebat, vel quod a Graïcis fummis doftoribus , »ifi Grajcè dicerem, neque corrigi poüem, neque doceri. de CUf. Orator.  de Mentor. ioi que les meilleurs écrivains de fon fiècle tirèrent beaucoup d'utilité de la converfation des grecs, de la leérure de leurs auteurs, & de la vue des excellenres producfions de leur art. Si les habitans de Rome, dans le dernier fiècle de leur république , eurent d'étroites liaifons avec les beaux efprits de la Grèce, ils durent auffi, dans le même-tems, a cette heureufe communication, les ouvrages des excellens hommes qui s'y étoient diftingués pendant le plus heureux règne de fa liberté, & ces inimitables productions de Part grec , qui palfa a Rome, devinrent autant de modèles pour Pétude des romains. Avant le fameux fiége de Syracufe, qui fe fit pendant la feconde guerre punique ; « Rome 33 n'avoit jamais vu ni connu aucune efpèce de 33 curiofités fuperflues; & dans une ville fi faï3 meufe, il ne fe trouvoit pas une rareté, un 33 feul ouvrage de Part, qui marquat quelque 3> élégance & quelque politelfe de génie. Mais 33 après la prife de Syracufe, Marcellus, portant 33 a Rome les belles fbtues & les peintures qui 53 étoient innombrables dans cette ville, apprit 33 le premier aux romains combien les arts de 33 la Grèce méritoient d'admiration & d'eftime, 35 & leur infpira du goüt pour ces exquifes pro- G3  102 Lettres « dudions dont ils n'avoient jamais eu d'idées 8J CO ». Quand Flaminius eut triomphe de Philippe, il fit tranfporter è Rome quantité d elégans ouvrages de cuivre & de marbre, avec un grand nombre de vafes merveilleufement gravés : la plupart avoient été pris au roi, & quelques-uns aux villes des états que le vainqueur avoit traverfés; mais probablement, tout étoit 1'ouvrage des artiftes grecs (2). Tout le monde fait quelle immenfe quantité de peintures faifoit 1'ornement du fameux triomphe de Paul Emile: feptcent cinquante chariots furent employés pour le feul tranfport. A peine le jour entier fuffit aux romains pour confidérer cette brillante fcène. Dans le même tems, un nombre immenfe de vafes, auffi précieux par leur forme & leur grandeur-, que par la beauté de leur gravure, furent apportés a Rome, & ia première bibliothèque qu'on eut vue dans cette ( 1 ) Plutarque , vie de Marcellus. (2) Signa a;rea & marmore® tranftulit, plura Phi- Üppo adempta , quam qua? ex civitatibus ceperat Vafa multa omnis gerieris , caelata pleraque, quxdam eximiss artis. Tite-Live. Liv. 34.  de Mentor. 103 ville, fut formée de livres qu'Emile permit a fon fils de prendre a Perfée (1). Combien de romains ne profitèrent-ils pas de cette facilité de lire ? L'intime amitié de Scipion avec Polybe, comme eet hiftorien nous 1'apprendlui-même, prit naiffance de la communication établie entr'eux par 1'emprunt de quelques-uns de ces livres que Scipion eut la politeffe de lui prêter, & fur lefquels il prit beaucoup de plaifir a converfer avec un fi favant homme. Environ trente ans après, lorfque le conful Mummius prit Corinthe, on fait de quel nouveau nombre d'excellens ouvrages grecs Rome fut orne'e, par les dépouilles de cette élégante ville; & 1'on n'oubliera jamais le fameux trait du conful, qui, faifant porter en Italië les tableaux & les ftatues des plus grands maïtres, dit a ceux qu'il chargeoit de cette commiffion, que s'il s'en perdoit quelques-uns, il les obligeroit d'en fournir d'autres pour les remplacer (2). On ( 1 ) Plutarque , vie d'Emlle. (z) Mummius tam rudis fuit , ut capta Corintho , cum maximorum artificium perfe&as mambus tabula ac ftatuas in Italiam portanda , locaret, juberet prasdicè conducentibus fi eas perdidiffent novas eos reddituros. Feil. Patere,  *°4 Lettres foupconne ici qu'il reftoit encore f!— rufticifé parmi les romains, fan al e fi', • gn;ranCe &L 16 défaut de goüt puffent aller fi l01n dans un homme de ce rang. naiSrar;téAd,inddenS ét°ient -rive's avant la «anTance de Gcéron. Je n'obferverai A- ivrer; rrnoit une beiie de n elefqudson comptQ ar.cuHère_ Sff^Z°nëlmk° d'Arift°te & de Thph afte (!) ; deux gémes les plus capables de ^uf/7srèsdu vraigoüt'ies^ crmques & deux des meilleurs écrivains que Ia Grece eut produits (2). 4 eur^r efqf° dU C°mmerCe ^US les ™™™ enrent avec les grecs, depuis la première guerre ( 1) Plutarque , vie de Sylla.  de Mentor. io; de Macédoine, jufqu'au tems de Ciceron, ne permet pas de douter que tant de favorables circonftances, n'ayent extrêmement fervi a 1'étabhflement du bon goüt dans Rome. Horace obferve , & fCmble obferver avec regret, que le génie de fes concitoyens fe tourna fort tard a l'étude des ouvrages grecs ; mais peutetre commencèrent-ils dansle tems le plusfavo«ble a leurs progrès, le plus propre a lesrendre capables dexceller, & de difputer 1'honneur de Ja perfe&on a leurs charmans modèles. Si les romains euffcnt commencé plutöt, leur langage encore mforme n'eüt pu les faire parvenir a 1 excellence ; & leur caradère, leur génie , trop rudes, trop peu polis, auroient été moins difPoles a goüter 1'élégante beauté des compofitmns de la Grèce , & moins propres è la culture oesarts. Lexpérience n'apprend-elle pas que Ia voie la plus jufte, pour atteindre a Ia perfedion dun art ou d'une fcience, n'eft pas de commencer trop tot a s'y appliquer. L'efprit, incapable de iaire de grands progrès dans une faifon prématuree, n'en conferve que le dégoüt du travail, qm k, donne de 1'éloignement, ou moins de difpofitions a recommencer la même entrepnfe, dans un tems plus convenable. Ce qui paroït vrai a 1'égard des particuliers, peut 1'être auffi pour le corps d'une fociété politique.  ÏOfS L E T T R E S « Le premier objet de 1'induftrie des hommes, » eft de fe procurer les néceffités de la vie ; de 33 pourvoir a leur fubfiftance, par 1'agriculture ; «a leurs vêtemens, par les manufactures d'é»tcffes; a leur füreté , par des murs ; a la con" fervation de leurs biens , a lapaifible jouiffance " des fruits de leur travail, par des loix. Après » avoir fait quelques progrès dans tous cespoints, » & lorfque le bon fens naturel a fait trouver »le moyen de faciliter le travail par lequel on » eft parvenu a multiplier fes biens au-dela de « fes befoins, 1'homme , alors difpenfé du tra33 vail corporel, fent naïtre en lui-même 1'amour » de la diftindion & le défir d'exceller; il com33 mence a s'occuper d'améliorations, & de ce 33 qui peut lui faire joindre le commode au né33 ceffaire : enfin, les idéés humaines s'agrandif33 fent par degrés, le génie & le goüt fe rafi3>nent, féléganee & le plaifir font fentir leurs 33 charmes; les produórions des talens fupérieurs 33 font recherchées ; 1'éloquence & la poéfie plai33 fent, les peintures & les ftatues forment un 33 délicieux fpcdacle. 33 (1) Je n'ai pu , Monfieur, m'empêcher de (1 ) Navigia , atque agri culturas , masnia, leges , Arma , vias, vertes , èk ceetera de genere horum ,  be Mentor. 107 joindre ici cette traduéYron libre de quelques vers d'un poëte du génie le plus brillant & le plus original, dont 1'ouvrage , quoique fait pour expofer un fyftême abfurde, eft une preuve immortelle du haut degré de perfection auquel la poéfie fut portie chez les romains par un pertonnage mort avant qu'Oótave fut né j & que Jules Céfar eut été créé dictateur perpétuel. II faut être peu verfé dans 1'hiftoire des auteurs romains , pour ignorer que leurs plus belles produóbons, font de ceux qui étoient nés dans les jours libres de Rome. Je ne veux nommer qu'un petit nombre des plus éminens; ceux qui, par 1'accord de tous les fuffrages , ont toujours pafle pour les plus parfaits & les plus admirables dans leur genre. J'ai déja parlé avec honneur de Sénéque, le Pramia , delicias quoque vit» funditüs omnes, Carmina , piÖuras , & Dedala figna polire , Ufus & impigrae fimul experientia mentis , Paulatim docuit mentis pedetentim progredientes ; Sic unum quidquid pauïatim protrahit atas , In medium , ratioque in luminis eruit oras : Namque aliud ex alio clarefcere corde vidimus , Anibus ad fummutn donec venere cacumon. Lucrct. Lib, t.  io8 Lettres plus grand des poëtesentiques. Pourfuivre I'ordre des tems, j'aurois du nommer d'abord Térence, dans les "ouvrages duquel la belle fimplicité de la nature fe fait admirer avec la plus elegante correédon. Pendant que les compofitions des autres auteurs comiques, tombent dans 1'oubli avec les modes & les ridxules des tems, pour lefquels ils écrivoient; celles de Térence feront admirées aufli long - tems que les hommes feront hommes, ou que les grands traits du caradère humain ne cefTeront pas d'être les mémes. II mourut cent dix ans avant la bataille de Pharfale. Sallufte 1'hiftorien, & le poëte Catulle , dont les talens font fi bien connus, & fi peu contefte's, qu'il fufïït de les nommer, étoient nés prefque dans le même tems, trente - huit ans avant la même bataille, & morts avant que la vi&oire d'Adium eut établi I'empire d'Augufte. Horace, avoit dix-huit ans, au tems de la journée de Pharfale. II fut envoyé a Rome par fon père, dans fa première jeuneffe, & recut la même éducation que les jeunes gens du premier ordre (i). L'idée qu'il en donne dans les vers (i) Puerum eft aufus Romam portare docendum Artes, quas doceat quivis eques atque fenator. Semet prognatos, tkc.  de Mentor. JOp qui fuivent ceux que je cite, fait naturelïement fuppofer qu'il vivoit fur un pied d'égaiité avec ia plus noble jeunelfe de Rome , & ce fut dans cette fociété, fans doute, que fon cceur s'échauf fantdu goüt de la liberté, puifa ces principes, qui le firent paroitre au champ de Philippes, entre les partifans de Brutus, & les amis de la' liberté. Virgife, agé d'environ cinq ans plus qu'Horace, fut probablement élevé dans les mêmes principes, quoiqu'étant d'un naturel doux & paifible, il ne paröüTe pas qu'il eüt pris les armes contre Oéèave. ^ Tite-Live, il faut 1'avouer, compofa fa belle hiftoire pendant le règne d'Augufte, & furvécut même de quatre ans a eet empereur; mais comme il mourut dans un age avancé (i), ]a république peut s'attribuer 1'honneur d'avoir produit & formé ce grand hiftorien , puifqu'il devoit être agé de vingt-huit ans, lorfque Ia vidoire d'Adium mit un terme a la réfiftance qu'Odave avoit éprouvée , & finveftit pleinement du pouvoir fuprême. MaJheureufement cette partie de fon hiftoire, qui contenoit les nobles efforts de la liberté , dans les derniers (i) Soixante-douze ans.  iio Lettres tems de Ia république, eft perdue: mais on peut juger de 1'efprit qu'elle refpiroit, par Ie témoignage que lui rend un autre grand écrivain. Cet élégant & candide hiftorien, quoiqu'honoré de 1'eftime & de 1'amitié quAugufte avoit la prudence de faire éclater pour les fublimes génies qui floriffoient de fon tems, fut toujours fidéle a la caufe de la liberté. Loin de donner a Brutus & Caflius les odieux noms de Bngands & de Parridd.es, comme la flatterie le fit faire enfuite , il les traitoit d'hommes illuftres , & louoit Pompée avec fi peu de ménagement , qu Augufte le nommoit Pompeien (i). L'opinion commune fait naitre Ovide & Tibulle fous le confulat d'Hirtius & de Panfa ; & Properce étoit né peu d'années auparavant. Quelques favans néanmoins ont jugé, fur d'affez fortes raifons , que la naifTance de Tibulle eft de vingt ans plus ancienne; & s'ils ont la vérité pour eux, la plus grande partie de fa vie s'étoit paffee (I) Titus-Livius , eloquentie & fidei pra;clarus imprimis , Cneium Pompeium tantis laudibus extulit, ut Pompeianum eum Auguftus appellavit ; neque id amicitïae eorum offecit. Scipionern , Afranium , hunc ipfum Caffium , hunc Brutum nufquam latrones 6k parricidas , qua nunc vocabula imponuntur , fspe ut infignes viros nominat. Tacit, Annal. Liber, 4.  de Mentor, iix pendant que Ia liberté fubfiftoit encore. Mais cn Ie faifant naïtre auffi tar Jfu'Ovide, ce triumvirat de poétes & d'amis, dont les ceuvres affaifonnées de Ja plus fine élégance , feront 1'adrniration de tous les fiècles polis, étoient nés quand Jules Céfar vivoit encore; & loin d'avoir aucune raifon d'aimer Augufte, ils avoient d'affez juftes fujets de refïentiment contre lui. Tibulle & Properce, nés, élevés tous deux, parmi les plus fermes adverfaires d'Ociave, devoient avoir concu dès 1'enfance, de 1'amour pour la liberté, & de 1'averfion pour Augufte. II paroït probable que le père de Tibulle fut tué en combattant contre Odave, & que fon bien devint la proie des vainqueurs. C'eft l'opinïon commune, que le père de Properce fut un des trois eens romains qu'Augufte, après avoir prisPéroufe , & lorfqu'ils s'étoient rendus a fa merci, facrifia inhumainement devant 1'autel de Jules Céfar, & qui follicitant leur pardon , ayec de touchantes apologies de leur conduite' n'obtinrent que cette barbare réponfe, il fait mourir (i). II paroït dans les ouvrages méme (i) Perufia capra, in plurimos animadvertit ; orare veniam , vel excuiare fe, conannbus,una voce occurens mwkndum ef< ; fcrifeünt quidam treeën», ex dedmtiil  112 Lettres de Properce, qu'il^gerdit auffi fa fortune pour la caufe de la liberté (i). Quoiqu'Ovide n'eüt jamais porte' les armes contre Augufte, & qu'il fit des vceux pour lui, comme il nous 1'apprend lui - même , dans un tems oü peu de romains étoient fi bien difpofés en fa faveur (2) , il ne laiiTa point d'encourir la difgrace de 1'empereur, &, fans pouvoir ob- eleftos utriufque ordinis ad aram Divo Julio extruöam idibus Martiis madatos. Siuton in Aug. C'eft probablement a ce trait que Properce même fait alluf-on, dans la dernière elégie de fon premier livre. Si Perufma tibi patri® funt nota fepulcra Italia; duris funera temporibus , Cum Romana fuos egit difcordia cives ; Sit mihi pra?cipuè pulvis Etrufce dolor. Tu profeaö mei perpeiTa es membra propinqui, Tu nullo mileri contegis offa folo. (1) Nam tua «m mnlti vctCh-cm rura Juvenci Abftiilit cxcultas pcrtica triftis opes. Zïy, 4. Eleg, 1. ( 2 ) Nee contra.'ia dicor, Arma, nee hoftile» efl'e fecutus opes. Ojpttyi peterea ecleftu fidera tarde, Pari'que fiat wibx parva precantis idem. Ovid. Tiifi. Lib. 2. temr  DeMenTOR. jtj tenir de fe défendre au fénat, ou devant quelque autre juge (i), il fe vit banni dans une régbn défagréable & fort éloignée. Son orfenfe eft demeurée jufqu'aujourdhui fous ie voile du fecret; mais il y a beaucoup d'apparence que c'étoit moins un crime qu'unefaute légere. Sa punition fut rigoureufe, autant qu'arbitraire; & matgré la douceur vantée dans Augufte, O vide lui dut peu de reconnoiffance. Aux célèbres noms de Térence, de Lucrèce de Sallufte, de Catulle, de Virgile , d'Horace^ de Tite Live , d'Ovide , de Properce & de Tibulle ; fi nous joignons ceux de Cicéron & de Jules Céfar même , la lifte admirée des génies, de ce qu'on nomme le fiècle d'Augufte, paroïtra complette. Plufieurs autres noms , & quelques fragmens d'autres ouvrages font venus a la vérité jufqu'a nous; mais ceux que je viens de rapporter font les principaux; & c'eft a leur extréme célébrité, que le tems auquel ils ont vécu doit ce luftre , qui' fait & qui fera toujours fa diftinétion dans les annales du genre humain. Peut - être trouvera-t-on bizarre, que Jules Céfar foit ici rangé au nombre des grands écri- ( i ) Nee mea decreto damnafti fa Vous voyez, Monfieur, par cette courte pemture , que 1'immortalité de 1'tge d'Augufte vient de ceux qui étoient nés avant cette époque, ■& que la moitié des grands écrivains que j'ai ■nornmés, étoient morts avant que le nom d'Augufte eut fait du bruit dans le monde; car je peux compter entre eux Cicéron & Céfar, le dernier defquels ne 1'avoit vu que dans fa grande jeunefle, & 1'autre fouffrit une mort crueile, lorfque Odave n'étoit encore qu'un ambitieux jeune homme, afTocié avec d'autres, pour la ruine de la liberté; mais ce ne fut guères que feize ans après la mort de Cicéron, qu'il s'arrogea le titre d'Augufte & 1'autorité fuprême. Cependant je ne fais pourquoi fufage, tellement mal fondé, fait mettre dans le catalogue des écrivains du fiècle d'Augufte, tous les beaux génies du dernier age de la république. Si nous voulons réfléchir fur le court efpace qui fe fait fi fenfiblement remarquer depuis les premiers rayons de féléganee & du goüt parmi les romains, jufqu'a la deftrudion de leur liberté, & confidérer non-feulement que leur génie & leur goüt étoient a leur plus haute perfedion \ lorf.qu'üs ceffèrent d'être libres, mais qu'enfuite ils n'ont jamais eu d'égaux, entre ceux qui font nés dans les tems de fervitude, nous nous croirons convamcus que la décadence du génie vient de Ha  Lettres k perte de la liberté , & forcés de reconnortre Tintime connexion qui fubfïfte entre la liberté & le bon goüt. Le pouvoir d'Augufte étoit fi loin de produire le génie, ou de corriger le goüt, que certainement il arrêta leurs progrès. Peut-être les écrivains de fon tems, qui étoient nés fous la république, auroient été plus parfaits, s'ils n'euffent pas furvécu a la ruine de la liberté. Je ne concois pas, a la ^vérité, que la lyre püt être touchée avec un art plus exquis, qu'elle 1'étoit par Horace : mais fi Virgile eüt écrit avant que Rome eüt un empereur pour maitre, fon poëme feroit peut-être animé d'un feu plus noble, & fa propre majefté auroit pu s'unir avec la chaleur originale d'Homère. Horace obferva que le génie romain, vif, fublime, étoit naturellement propre a la tragédie: mais fur 1'idée qu'il nous conne des auteurs de fon tems , dans ce genre, il paroït qu'iis étoient très-éloignés de laperfection , & que s'ils avoient quelques beautés, elles étoient ternies par une abondance de défauts. Leurs traductions du grec, comme il 1'aflure dans le même lieu, n'étoient pas même correöes (i). (I ) Quserere ccepit Quid Sophocles, & Thefpis, & iEchilus utile ferrent3  rj e Mentor. 117 A quoi faut-il donc attribuer , qu'entre les auteurs du brillant age de Rome, il nefe trouve pas un tragique qu'on puifTe mettre en comparaifon avec les grecs, Efehiïe, Sophocle , ou Euripide ? Il n'en refte pas m cme un de eet heureux période; car ceux qu'il avoit n'ont pas été préfervés des ruines du tems : mais 1'idée que nous en ont donné les meilleurs juges , d'entre les romains mêmes, nous rend très-certams qu'iis étoient infiniment au - deflbus des grecs. Ce vide abfolu, ou cette remarquable difette de tragiques, entre les écrivains de 1'age célèbre, ne peut s'expliquer que par 1'altération qui fe fit alors dans la conftitution de Rome : les romains virent expirer leur liberté, dans le tems même oü, fuivant le cours naturel de leurs progrès, ils auroient excellé dans la tragédie , s'ils euffent continué d'être libres. cc Une tragé« die paifaite, pour emprunter les termes d'un w de nos meilleurs efprits (1), eft ia plus noble Tentavlt quoque rem, fi digne vertere poffer; Et placuit fibi, natura fublimis & accr : Nam fpirat tragicum fatis , & feliciter audet; Sed turpêm putat, in fcriptis, metuitque ïituram» Epift* Liter. {1) AddifTon , N°. 39 du Speftateur.  ïi§ Lettres 5' produ&ion de la nature humaine »: jamais.ori n'a commencé par ce qu'il y a de plus noble & de plus parfait: ce ne peut être 1'ouvrage que de ceux qui connoiffent déja toutes les perfeclions de Part. Sophocle, Euripide, avoient été précédés par Homère; & fi les Romains n'euflent pas ceffé d'être libres, Virgile eüt été fuivi par des tragiques dignes de 1'élévation d'efprit des romains , & leur langue auroit eu dans ce genre des écrivains bien différens de Sénèque (i) , qui ne compofa fes tragédies que dans un tems de plein efclavage, lorfque le génie de Rome étoit éteint, & fon goüt a demi corrompu. Après cette époque, on chercheröl vainement, parmi les romains, des écrivains comparables a ceux de Page Cicéronien. Le célèbre vers de Martial (2) peut avoir de Pagrément dans une épigramme; mais il ne répond pas a la vérité du fait. C'eft la liberté, 1'élévation c'ame & le vrai favoir , qui doivent former le génie & le goüt. üira-t-on que 1'excellence de la poéfie de Virgile foit düe a la ftatterie de Mécene ? ou que la raifon pour laquelle on ne vit pas après lui de poëte du même ordre ( i } Le tragiqae. (2) Sint Mscenates; non deerunt, Flacce,'marones;  de Mentor'. ïiq; Fut le de'faut d'un tel proteóïeur. Ce noble génie qui régnoit parmi des citoyens libres, dédaigna d'habiter un pays fervile, & d'infpirer les fujets d'un fouverain defpotique. La proteéfion que Mécene accorda fous fon miniftère aux grands écrivains du même tems , a rendu effe&ivement fon nom immortel, & fa fait prendre affez généralement pour un homme de goüt ; mais rien n'eft plus mal fondé : au contraire, en qualité de premier miniftre d'une puiffance arbitraire, il donna dans Rome le premier exemple de la fatale influence du defpotifme fur Je goüt, par fes propres compofitions. Si la liberté romaine eüt continué de fubfifter, peut - être feroit - il devenu lui-même un modèle d'éloquence; mais un excèsdeprofpérité Sc- de luxe corrompit fon goüt, & n'énerva pas moins fon génie (i). Ainfi (i) Ingeniofus vir ille fuit, magnum.exernphim Roman® eloquent^ daturus, njfi Mum. enervafie't felicitas imb caftraflet. Senec. Epifi. 19. Outre ce paffage , Séneque obferve en plufieurs endroits le mauvais goüt de Mécene. Voici quelques vers qu'il cite de lui: Debilem facito manu Debilem pede , coxa ; Tubber adftrue gibberum , Lubrkos quate dentes ; Vita dum fupereft, bene aft:  *2ö Lettres le premier miniftre d'Augufte, malgrè* toufe m faveur de 1'empercur fon maïtre, malgré toute 1'ambition qui le faifoit afpirer a la qualité' d'homme de génie, & malgré les qualités réelles dont Ia nature 1'avoit favorifé , devint un fort mauvais Hanc mihi, vel accura Si fedeam cruce fuftine. Cette poéfie eft miférable, & prouve qne fon admiration prétendue poür Virgile étoit pure arFeöation. L'auteur de ces vers ne pouvoit admirer fincèrement l'ufiï que adcs ne mori miferum eft. Auffi Séneque, dit-il qu'a peine s'imagineroit-on que Mécene eut jamais entendu réciter ce vers è Virgile. Shakefpéar, qui ne fait jamais parler perfonne hors de fon vrai careétère , a mis après les mêmes fentimens dans Ia bouche d'un lache , qui penfoit a racheter fa vie par le facrifice de la vertu de f3 foeur. The Wtarieftand moft loathed Wardly lifi , Which age, pennury , a::d imprifonment , Cm lay on nature , is a Paradife, Tho What we fear on death. Séneque, dans fa onzième Iett*, après avoir donne tin exempie du ftyle obfcur, confus & licentieux de Mécene, setend fur les caufes de cette corruption qu'jl tire de fon caraflère & des circonftances de fa fortune: « Hoe ifia ambages compofitioms , hoe verba tran&etfe, » hoe Jenfus, magni quidem jcepe, fed enervaü dun  E E MENTOE. 121 <£crïvain, & fit voir combien la faveur d'Augufte , prodiguée méme a 1'excès , fut peu capable d'influer fur les progrès du génie, & fur le maintien ou la correction du goüt. Augufte , a la vérité, reconnut & prit plaifir a tourner en ridicule 'es affectations & le ftyle efféminé de fon favori (i); mais il n'en tomba pas moins, luimcme, dans les défauts qu'il lui reprochoit (2). Des lettres écrites de fa propre » exeunt, cuivis rnakifefium facïunt, mötum iïü nimid nr fiiitïtate cuput; quod vilium hominis efe interdum , « interdum temporis fo'.et. » Voyez auffi fa lettre 92 , Vers la fin. L'atiteut du Dialogue fur les caufes de 1'affoibliiTement de 1'éloquence romaine , attribué a Tacite , obferve auffi les frifures de Mécene. Que tous ces faux ornemens font inférieurs a la parure fimple de la véritable éloquence ! On verroit plus volontiers un orateur vètu de 1'habit le plus groffier , que de ceux du luxe & de la molefle. « Malim Hercult C. Grzcchi impctum ; » aut L. CraJJi maturitatem , quam Calamiftrot Mecat» natis aut tïnnitus Galüonis , adto gialim oratoren « vel hirtd toga induere , qudm fucatis & meretricis vef» übus infignire. » (1) Exagitabat nonnunquam imprimis MecKnatem fuum , cujus Myrabrscheis , ut ait, concinnos ufquequaque perfequitur, & imitando per locum irridet, Sueton. Kit. Aug, {1) Cum hortatur ferenda efle pnefcmia, qnalia cum-  122 Lettres main, comme nous 1'apprenons de Suetone, font connoïtre les ridicules expreffions qu'il errrpioyoit, & fa folie paffion pour le néologifme. Dire d'une chofe , pour exprimer la viteffe qu'on avoit apporté a la faire; qu'elle avoit pris moins de tems qu'on nen met a faire cuire des afperges; c'étoit aflurément le contrepied du fublime/Ex. horter quelqu'un a fouffrir patiemment un malheur, en difant, c'efl un Caton qu'il faut fupporter, ne fauroit paffer que pour une miférable pointe. Telles étoient néanmoins les expreffions favorites d'Augufte. Ne trouvez-vous pas, Monfieur, quelque chofe de bien remarquable dans la dernière ? II falloit que le refpeétable nom de Caton lui fut extrêmement odieux, & la mémoire de fes vertus très-défagréable. Les glorieux efrcrts de ce brave citcyen, pour la défenfe de la liberté & de la vertu, lui rappeloient apparemment la baffeffe avec laquelle il avoit trahï 1'une & 1'autre. Rien n'eft plus infupportable aux gens tels qu'Augufte, que les cara&ères tels que que fint, concenti fimus hoe Catone, & ad exprimendarn feftinats rei veïocitatem , velocius 'quam afparagi concoquantur. Ponit affidue , pro ftulio baceolum, & pro puüo pulciaceum , & pro cerito vacerofum , & rapidè k habere pro mak, & betifare pro languere. Ibid.  © E Mentor. 123 celui de Caton; & dela cette étrange phrafe, qui découvre, comme il arrivé fouvent, les fecrets & réels fentimens de fon auteur. L'efprit d'efclavage eut cette malheureufe influence fur ceux mêmes qui le répandirent parmi les romains. Doutera-t-on qu'une intime familïa< rité avec eux, loin de fervir au progrès du goüt, ne fut capable de le corrompre? Quelle abfurdité d'attribuer le mérite des grands écrivains de ces tems, a la proteévion d'un tel empereur & d'un tel miniftre. Ils furenttous deux 1'ufage qu'iis devoient faire des génies qui floriffoient alors ; maisformés dans d'autres tems, & par le commerce d'autres hommes, ils trouvèrent 1'art de faire fervir les talens a leurs plaifirs. En effet, fi le vrai goüt du noble & du grand étoit a fon plus haut point dans Rome lorfqu'Augufte parvint a 1'empire, il commenga du même moment a décliner. Ce ne fut pas, a la vérité, tout d'un coup qu'il fut éteint; la fociété humaine & le génie des hommes fe perfeótionnent, ou s'altèrent par degrés : mais de même que les progrès des romains, lorfqu'iis eurent commencé a fe polir, furent d'une extréme rapidité dans le goüt, & que vraifemblablement ils en auroient fait de pluS grands encore, du moins dans quelques parties, fi le pouvoir abfolu des empereurs n'eüt étouffé leur génie; de même lorfqu'iis eurent cefle ö'éire libres, ils  l24 Lettres déclinèrent fï rapidement, que le fatal effet do renverfement de leur conftitution fur le goüt, devint auffi-tót fenfible. L'efprit d'adulation, in' féparable de la fervitude, prit la place de cette élévation d'ame qui n'abandonne jamais la liberté'. II fe trouve ne'anmoins, fous les empereurs, quelques écrivains d'un mérite extraordinaire : mais ils font en petit nombre, & n'ont pas vécu fi loin de lage Licéronien, qu'on ne puiffe naturellement fuppofer, que Ie noble efprit de ce tems s'étoit communiqué jufqu'a eux dans leurs études privées; & d'ailleurs on ne concevroit pas que le génie de la liberté fe fut éteint généralement & tout a la fois dans 1'ame de tous les romains. Dans un dialogue , attribué par les uns a 1 acite, & par d'autres a Quintilien , un des mterlocuteurs obferve, qu'il eft étonnant que Cefar & Ciceron foient plutöt comptés entre les anciens orateurs , que parmi ceux de fon tems, puifqu'une même pe fonne pouvoit avoir entendu Ciceron, & quelques-uns des afteurs de fon dialogue. La perfonne qu'il cite en exempie , avoit a Ia vérité, vécu très-long-tems : mais il eft certain que les Harangues des orateurs qui forment Is dialogue, du moins cellesqu'ils avoient prononcées dans leur jeuneffe, pouvoient avoir eu, pour auditeur , quelqu'ua  DE MENTOR. 12* *fui Teut été de celles de Ciceron, & par conséquent quils pouvoient s'être formés a 1'éloquence, fous ceux qui vivoient dans lage Cixéronien (i). Ainfi lage de Tacite eft fi proche de celui de Ciceron, qu'il peut être compté pour le même; {i ) Sed Ckeronem & C;efarem , &c cur amiquis temporibus potius afcribatis quam noftris, non video ; nam ut de Cicerone ipfo loquar, Hirtio nempe & Panfa confulibus, ut tiro libertus ejus fcribit, VII. idus Decemb. occifus eft, quo anno divus Auguftus in locura Penfe & Hirtii fe & Q. Pedium confules fuffecit. Statue VI. & L. annos , quibus moï divus Auguftus rempublicam rexit , adjice Tiberii XXIII, & prope quadriennium Caii, ac bis quaternos de nos Claudii & Neronis annos, atque ipfum Galba & Othonis, & Vitellii unum annum , ac VI. jam felicis hujus principatus ftationen» qua Vefpafianus rempublicam fovet ; C. & XX. anni ab interitu Ciceronis in hunc diem colliguntur, unius hominis aetas. Nam ipfe ego in Britannia vidi fenem , qui fe fateretur & pugns interfuiffe qui Cafarem inferentem arma Britannia:, arcere httoribus & pellere aggreffi funt. Ita ft eum, qui armatus C. Caefari reftitit, vel captivitas * vel voluntas , vel faöum aliquod in urbem petraxiffet idem Caïfarem ipfum & Ciceronem audire potuit & noftris quoque aöionibus intereffe. Dialog. de caufis corrupt. Eloquent. Ce dialogue eft d la fin des ttuyus de .Tacite , &> communément fous fon nom.  T26 Lettres c'eft auffi dans ce tems que fleurirent les demiers des grands écrivains de Rome, car Tacite eut pour contemporains Quintilien , les Pline & Juvenal. Après eux, toute la faveur des empereurs, quoiqu'honnêtes gens & grands philofophes, ne put foutenir l'ancien efprit, ou produire des écrivains comparables a ceux des jours de la liberté. II femble que le defpotifme & le mauvais goüt fe foient tenus par la main, jufqu'a ce qu'iis aient paru tous deux fous leurs véritables traits. On vit fubfifter quelques apparences de liberté pendant le règne d'Augufte, & quelques reftes de liberté mourante, fous Tibère meme (1). Les bons empereurs, qui vinrent après les monftres fucceffeurs de Tibère, ranimèrent 1'efprit languiffant de Rome, & nous voyons fous leur règne quelques écrivains; mais vils & d'un goüt fort inférieur a celui du fiècle de la liberté. Au retour du defpotifme , le goüt & le génie firent leur retraite , & bientót on ne vit plus parmi les romains 1'ombre méme de ce qu'iis avoient été : 1'élévation de 1'efprit de liberté fut changée en flatterie baffe & fervile, les nobles idéés en ( i ) Manebant etiam tune veffigia morientis libertatis> Tacite, ann. !ib.  be Mentor. i2j toauvaifes pointes, la fimplicité nerveufe du ftyle en fleurs molles, & la fe'vère corredion du goüt en pafïion pour tout ce qu'il y a d'affedé, de faux & de vicieux. Vous voyez, Monfieur, que je ne me fuis pas déclaré fans raifon contre ceux qui croient le gouvernement abfolu plus favorable au progrès du goüt qu'un gouvernement libre, fondés fur 1'opinion qu'on a commune'ment de la protedion qu'Augufte accordoit aux mufes. J'ai fait voir dans une légère expofition, que ce fut le dernier age de la république , qui forma les grands écrivains de 1 age d'Augufte j que fe pouvoir abfolu coupa le cours des progrès; que probablement fi les romains euffent continué d'être libres, ils fe feroient élevés dans quelques genres du moins, a de plus hauts degrés de perfedion; en un mot, que 1'autorité arbitraire & Je mauvais goüt marchèrent d'un pas égal, jufqu a ce que le defpotifme füt pleinement établi & le goüt entièrement dépravé. Je réferve pour une autre lettre, ma réponfe aux objedions qu'on peut tirer contre mes principes, du fiècle de ■ Louis XIV.  I2% Lettres LETTRE VIL De Pinfiuence de la Libenè fur le Goüt, & du Siècle de Louis XIV. Oest une règle générale d'équité, que Ie jugement qu'on porte, & J'opinion qu'on fe forme des nations, des hommes, & des différens ages du monde, doit étre fondée fur des principes raifonnables; mais vous conviendrez, Monfieur, qu'on doit s'attacher fpécialement a fe former une idéé jufte des fiècles qui paffent pour les plus accomplis, & defquels on emprunte fouvent des exemples & des maximes, fur tout ce qui peut être utile ou nuifible au genre humain. J'avois entrepris, dans ma dernière lettre, de montrer combien 1'opinion commune, concernant 1'influence du pouvoir d'Augufte fur le génie & le goüt , eft réellement injufte, & quelle eft Terreur de ceux qui, s'en laiffant impofer par les délicates flatteries que des écrivains formés, il eft vrai, fous le règne de la liberté, mais qui malheureufement condamnés a lui furvivre, ont prodiguées tantót a ce prince, tantót a fon favori, fe font une fauffe idéé du génie de Pun &  © È M É N T O K. Ï2$ 56 de 1'autre, & de 1'influence dê leur pouvoir fur le vrai goüt. Aujourd'hui, je vous offre quelques obfervations fur le fiècle de Louis XIV. Telles que je me les fuis permifes en lifant les plus célèbres e'crivains, & les hiftoriens de eet age. Je pars d'une propofitiori générale, que je crois avoir bien établie; c'eft qu'a proportion qu'un pays eft libre, le bon goüt doit y fleurir, a moins que 1'heüreufe influence de ia liberté ne foit contre-balancée par des circonftances peu favorables; & que la proteeïion d'un feul homme, quelque puiffance qu'on lui fuppofe, ne fauroit créer le genre oü le goüt, qui doivent être formés par les circonftances particulières ' de la nation & du tems oü ces deux perfeftions éclatent. Dans la perfuafion de cette vérité, je Crois que, fans recourir è finfluence du pouvoir, fuprême de Louis XIV-, on peut expliquer par de fort bonnes raifons la figure que les écrivains francois de fon fiècle font & feront & jamais dans les annales du monde. Si je ne fuis pas affez heureux, pour développer toutes les circonftances qui firent parvertir les beaüx génies francois de ces tems, au point d'élégance & de correction qui diftinguent leurs ouvrages, fans 1'attribuer pnncipalement a la faveur fignalée dont leur monarque honoroit les fciences & les arts, I  ijo Lettres vous devez, Monfieur, en aecufer mon défaut d'habileté, & non la foibleffe de ma caufe. On a fouvent obferve qu'il y avoit une grande reffemblance entre la cour d'Augufte & celle de Louis XIV, & qu'un grand nombre de circonftances qui femblent les mêmes , ont contribué a 1'immortalité des deux règnes. Je ne parle pas de 1'encens le plus trivial, qui leur fut donne' a pleines mains, ni de cette ■ flatteufe attributiort de vertus & de grandes qualités , a laquelle, peut - être , ils n'avoient aucun droit 1'un &1'autre. Mais il eft conftant qu'iis furent tous deux très-fortunés. La plus noble & la plus brillante •fortune a laquelle un fouverain puiffe parvenir, eft de monter fur le tröne dans un tems oü fes fujets ont acquis une réputation diftinguée par leur mérite, par Péclatante figure qu'iis font dans le monde, & par des progrès fort avancés dans tout ce qui tend, foit a rembeUiffement de la vie, foit a rendre la fociété plus raifonnable & plus polie. Tels étoient, & les romains & les francois, lorfqu'Augufte & Louis prirent poffeffion du pouvoir fuprême. Rome avoit produit fonLucrece, fon Sallufte, fon Ciceron ! Paris, fon Corneille, fon Molière, fon Pafcal! je nomme ces trois francois, paree qu'il eft univerfellement reconnu qu'iis ont porté la profe & la  be Mentor. 131 poéfie francoife a un degré de perfeófion qui n'a peut-être pas eu d'égal, mais que perfonne du moins n'a paffe depuis; &. paree que le plus moderne des trois, Pafcal, né quinze ans avant Louis, ayant publié fes fameufes provinciales dans la feizième année de ce prince, on ne fauroit fuppofer qu'il ait eu quelque influence fur le goüt, déja fi bien établi, & porté a cette perfe&ion dans fes états. On peut demander, & même avec quelque apparence de raifon, a quoi cette obfervation revient, & comment elle fert a prouver que Ie pouvoir abfolu foit ennemi du bon goüt, puifqu'ü eft égal que ces écrivains foient nés fous Louis XIV, ou fous les rois fes prédéceffeurs ? Mais , Monfieur , c'eft ce qui n'eft pas égal. J'efpère montrer que le tems oü le goüt francois fe purifia par degrés, & parvint a cette perfeétion, fut un tems oü la liberté gagna du terrein i oü quoique les rois de France foient devenus plus puifTans, les droits du peuple furent étendus , 1'efprit public animé, & le défir du favoir avec la liberté du raifonnement & des recherches, dominant dans'toute la nation. De faccroiffement du póuvoir d'un fouverain , il ne s'enfuit pas que 1'efcl'avage de fes fujets augmente en proportion. cc La nation la * plus libre eft celle qui eontient le plus grand I 2  *32 Lettres « nombre de perfonnes libres » , commé 1'a diÊ dans les mêmes termes un de nos plus habiles parlementaires, a 1'occafion d'un bill pour la fuppreffion d'un odieux tribunal, qui privoit quelques parties de cette ïle des avantages de la liberté. Les rois de France avoient fait de longs efforts pour renverfer le fyftême qui mettoit au pouvoir d'un petit nombre de grands du royaume, de traiter leur fouverain avec mépris , de jeter 1'état dans la confufion lorfqu'ils y étoient excités par leur orgueil , & de faire le malheur de la plus grande partie du peuple. Heureufement pour le corps de la nation, les moyens que ces monarques fe crurent obligés d'employer pour établir leur autorité, furent tels fur quelques points, qu'iis fervirent a 1'avancement de la liberté. Dans tous les états, 1'adminiftration de la juftice eft de la plus haute importance. Ceux qui ont entre les mains 1'autorité qui décide de ce qui concerne la vie & les biens du peuple, jouiffent du plus grand des pouvoirs; & fi n'étant pas bridés dans leurs jugemens par un fyftême de loix, ils n'ont que leur propre volonté pour règle, ils deviendront infailliblement arbitraire* & defpotiques. Tels étoient les grands de France, pendant le règne du gouvernement féodal. Chefs & capitaines en guerre, ils étoient juges  t»e Mentor. 13^ fuprêmes dans les tems de paix; & tout étant ainfi dans leur dépendance, ils.étoient les maitres abfolus des peuples, qui ne pouvoient recourir qu'a eux pour la confervation ou le reoouvrement de leur bien, & qui fe voyoient réellement leurs efclaves.« Ce n'étoient plus des fujets, 33 que des peuples qui pouvoient être armés con<* tre le roi par leurs feigneurs, & qui pour conwferver leur bien, ne connoiffoient d'autre tri53 bunal que celui de ce même feigneur (1) » . c'eft en peu de lignes, une fidelle peinture du fyftême féodal. Etablir des juges pour prendre connoiffance des décifions de ces tribunaux, pour remédier aux maux du peuple & juger fuivant la loi, ce fut délivrer tout a la fois les fujets d'oppreffion, étendre 1'autorité du fouverain, & donner naiffance au règne des loix ; en un mot, ce fut répandre la liberté dans le corps de ia nation , &, fuivant 1'expreffion de monfieur de Voltaire , donner a cinq eens mille families un jufte fujet de fe réjouir de ce qui pouvoit en faire murmurer einquante (2). (1) M, te préfident Hénciult , remarqaes fur iaSttroiftème race. (1) C'eft a lui (Louis XI) que le peuple doit ie premier abaiflemeni des grands. Environ einquante fe- li  *34 Lettres Ouvrez 1'Hiftoire de France, Monfieur, & vous ferez convaincu que telle fut la nféthode employee par fes rois. Je m'arrête en général a cette feule révolution du gouvernement francois, paree qu'il s'y trouve une preuve éclatante que la liberté eft amie#du génie & du goüt. Le tems oü. la nation francoife a fait des progrès fenfibles vers le favoir & la politeffe , eft auffi le tems oü commencant a fortir de la plus baffe fervitude, elle a fait de très-grands pas vers la liberté. Ses pariemens furent alors établis : c'efta-dire, qu'on vit paroitre des juges, qui par degrés acquérant de nouveaux droits au refpecl: public, devinrent capables d'éloigner 1'oppreffion , de tenir la balance, la juftice, & de garder le dépöt des loix. Les nobles efforts que les pariemens de France, fur-tout celui de Paris, ont faits depuis leur inftitution pour la défenfe des loix fondamentales de leur patrie, leur ont mérité, & fait obtenir 1'applaudiffement de toute 1'Europe (i). Auffi ne peut-on douter que 1'é- mrües en ont murmuré, & plus de cinq eens mille ont dn s%n féliciter. Hij}, gén. ( i) La Gour même y a mêlé Ie fien, comme le témoigne 1'écFivain francois: « Le parlement de Paris s'eft » conduit depuis prés dé deux ans avec une fermeté &  i) e Mentor. 135'tabliffement de ces nombreufes cours, & 1'autorité dont elles font revêtues, «'aient été ce qui pouvoit arriver de plus favorable a la liberté de la France. Mais ce n'eft pas feulement la révoiution qui fe fit alors dans 1'adminiftration de la juftice, qui fervit a rendre la nation plus libre ; celle de la partie militaire du gouvernement eut le même effet, & tendit également aux progrès du goüt. Pendant toute la durée du fyftême féodal, les grands concentrés dans leur orgueil, renfermés dans les murs de leurs chateaux, défendus par leurs vaffaux & leurs efclaves, ne connoiffant pas d'autre amufement que 1'exercice des armes , leurs tournois, & leurs combats fauvages, ignoroient entiérement tout ce qui porte le nom d'élégance &. de poiiteffe. Lorfqu'ils avoient tenu la campagne, foit dans leurs.guerres contre des rivaux voifïns, foit a la tête de leurs vaffaux dans 1'armée générale de la nation, ils retournoient a leurs ruftiques foyers, & ne paroiffoient jamais a la cour, non plus qu'entre leurs égaux. Enivrés fans ceffe par les flatteries de leurs infé- ïj une prudence , qui lui ont valu des remercirriens dtr » prince , l'affedtion de tous les bons francois, & l'efhme s> de toute i'Europe ». Mes Penfées. I4  *^ L E T T K B S Tieurs, & parl'orgueil de voir leurs ordres recuU avec une aveugle foumiffion, on congoit facilejnent combien ce genre de vie étoit capable de les confirmer dans leurs folies, d'avilir 1'efprit des peuples, & d'arréter dans les. uns & dans les autres les progrès du favoir ou du goüt. La deftru&on de ce fyftême délïvra le corps, du peuple dun fervue & continuel affujettiffement a fes maitres : les grands, moins employés dans leurs terres, furent attirés naturellement a la cour Ci), & hentót leur goüt changea; des amufemens plus doux prirent la place de leurs rudes exercices; leurs progrès fe commuoiquèrent dans les cantons de leur dépendance, Ia leélure s'y mit en honneur, & par une révoiution affe2 Prompte, la fociété devint plus raifonnable & Plus pohe. Vainement cette métamorphofe avoit «e tentée, pendant la durée du fyftême féodal, fy.reme le moins ami des beaux-arts & des libertés nationales, qui marchent toujours comme öe pair. Vainement la littérature fut protégé Fr les rois, & Charles V, roi de France raflembla-t-il une bibliothèque de neuf eens volumes nomore confïdérable avant la naiffance de I'art d imprimer; le génie de fon royaume étoit contre (O Remarques fur la troifième race, ubi fup.  bb Mentor. 137 lui, & ruina les efFets de cette faveur qu'il accordoit au favoir (1). La libe'ralité des rois mémes eft fans force pour Fexaltation du génie & du goüt, dans un peuple dont les ames font rabaiffées par Ia fervitude. En détruifant le fyftême féodal , c'eft-a-dire, en affranchiffant le génie de 3a nation d'un joug qui 1'aviliffoit, les rois de France firent beaucoup plus pour le progrès du favoir & du gout, qüe n'auroient pu faire toute L proteöion & toutes les récompenfes avant Ie renverfement de ce barbare fyftême. Francois I, dont le règne eft la grande époque de Ia renaiffance.des lettres en France, n'eut pas plus d'eflime pour les fcicnces & les arts, & ne les favorifa pas plus que Charles V,donton n'oubliera jamais cette mémorable réponfe a quelques felgneurs de fa cour qui murmuroiënt de Fhonneur qu'il portoit aux gens de lettres, appelés Qercs dans ces tems: cc les Cleres, ou la fapience, 1'on »ne peut trop honorer; & tant que fapience ( 1 ) Le roi de France , Charles V , qui rafTembl* environ „euf eens volumes, cent ans avant que la biEliothèque du vatican fut fondée par Nicolas V, encouragea en vain les talens : le terrein n'étoit pas préparé ppur po; ter dc ces fruits étrangers. M. de Voltaire. tems 2.  i38 Lettres 33 fera honoréé en ce royaume, il continuera erf .» profpérité , mais quand déboutée y fera, il 33 décherra ». Mais le génie de leurs tems n'étoit pas le même : 1'un vivoit avant, & 1'autre après Louis XI, qui, tout méchant, tout cruel prince* qu'il étoit, fut jeter les fondemens du progrès des fciences & des arts, en aftranchfffant fes peupies de cette fervile dépendance dans laquelle ils gémiffoient pendant 1'exiftence du fyftême féodal. Un autre événement mémorable arrivé prés d'un fiècle avant Ie règne de Louis XIV, doit avoir été de la plus grande influence pour animer les efprits ; je parle de la réformation, changement qui produifit le goüt des recherches & 1'efprit de liberté : j'ai déja fait obferver une partie de fes effets ; j'ajouterai feulement ici que, de toutes les parties de 1'Europe oü Ia réformation ne fut pas immédiatement établie, la France fut celle oü 1'on vit d'abord un plus grand nombre de proteftants. Des perfonnages de la plus haute diftinétion dans les affaires & dans les armes, plufieurs princes du fang, une grande partie de la nobleffe, des provinces prefqu'entières prirent parti pour les nouvelles opinions. Les efforts qu'iis firent longtems pour leur défenfe , qui ne furent pas toujours fans fuccès, leurs difputes avec les catho-  de Mentor. 139 liques, non-feulement par la voie des armes, mais par celle du raifonnement, ne purent manquer de fervir beaucoup a 1'accroiffement des lumières, en agrandiffant 1'efprit fes hommes, en leur rendant le jugement plus exact & 1'imagination plus vive, en leur faifant unir au même degré la chaleur & la jufteffe, deux qualités qui s'acquièrent ordinairement par 1'exercice, & par la fréquente néceffité de défendre une opinion favorite ou d'attaquer d'odieux principes par la force des motifs , par 1'importance de 1'intérêt, enfin , par 1'occafion d'employer toutes les facultés de 1'ame & toutè la vigueur du corps a notre propre défenfe, a celle de la patrie & de ce que nous avons de plus cher au monde. Cette obfervation me conduit d'elle-même a toucher légèrement un autre point dont on ne fauroit douter que 1'influence n'ait eu la plus grande force pour fermer les fiècles d'Augufte & dè Louis XIV (i) > j'entends les diffenfions (1 ) Ces deux princes fbrtoient des guerres civiles de ce tems oü les peuples , toujours armés , nourris fans ceffe au milieu des périls , entêtés des plus hardis dei- * •feins , ne voient rien oü ils ne puiifent atteindre ; de ce tems oü les-évène'mens heureux & malheureux , mille  J4° Lettres civiles & les guerres inteftmes auxquelles ils1 fuccédcrent. Quel nombre & quelle variété de talens ne furent pas déployés dans Rome , lorfque les Ca|pn , les Cicéron, les Pompée, les Céfar, & les Antoine, a la tête de leurs différens partis, s'efforcoient avec toute leur habileté de foutenir leur propre intérêt, ou d'affoiblir celui de leurs adverfaires ! Quels nobles comhats en France, quand les Henri IV, les Sully , les Mornai, les Condé, les Turenne, les de Retz, les de la Rochefoucauld, les Richelieu & les Mazarin firent briller leurs épées ou tonner: leur éloquence pour le foutien de leurs caufes, & des principes de leurs fyftêmes oppofés? Ceft ainfi, Monfieur, que je me fuis flatté de pouvoir prouver qu'en France, fous les règnes de plufieurs de fes rois, prédéceffeurs de Louis XIV, les droits du corps populaire fe font agrandis, 1'efprit s'eft fortifié par la liberté des réflexions & des recherches, les fentimens fe font échauffés & Ie goüt eft devenu male & hardi, par de continuelles difputes fur 1'indé-- fois répétés, étendent les idéés , fortifient 1'ame a forse d epreuves , angmentent fon reffort, & lui donnent ee défir de gloire qui ne manque jamais de produire E T T R H S ment, pour ne pas reconnoïtre que les francois d'aujourd'huifont encore diftingués par le géni» & le gout; & j'efpère auffi de pouvoir' donner a cette efpèce de paradoxe , une explication qui fe conciliera d'elle-méme avec les effets de la liberté. II faut fe reffbuvenir foigneufement que les génies francois du premier ordre, les Corneille3 les Molière , les la Fontaine, les Bofiüet, les de Ia Rochefoucauld , les Pouffin , les le Brun , & quantité de leurs célèbres contemporains (i)^ étoient nés avant que les efforts de Richelieu cuflent pleinement établi le pouvoir des tnbnarques francois, & s'étoient formés dans des tems oh ce miniftre n'avoit pas encore donné a Fautorité royale, ce que le cardinal de Retz ia (i) Corneiüc naquit en 1606. MoKJ-rP vX„„ Fontaine en iè„ , Boffuet en 1627, le duc'de'la ^ocneioucauid en 1613 , le Pouffin en 1594, ]e Brun en i6i9; on peut dire que le cardinal de Richelieu parvint au zemth de fon pouvoir, après, avoir réduit Ia Roebelle en ï6z8, ou plutot après avoir diffipé les intrigues tramées contre lui, & terraffé fes amagoniftes en 1632. Alors fon propre génie lui fit reconnofcre ceux qu, s'étoient formés dans la nation ; mais fes faveurs ne tombèrent pas toujours fur ceux qui les méritoient le plus.  BE M E N T O E. iyi nomme, dans fon ftyle plein de feu, un mouvement de rapidité (i)» Si le cardinal de Richelieu avoit eu pour fucceffeurs une fuite de miniftres, dont faudace, auffi fortunée que la fienne, eüt été capable de ( i ) Ce miniftre (Richelieu) dont la politique abfolue avoit violé les anciennes loix du royaume pour établir 1'autorité immodérée de fon maitre, dont il étoit le difpenfateur, avoit confidéré tous les régiemens de eet état comme des conceflions forcées , & comme des hornes impofées a la puiffance des rois, plutöt que des fondemens folides pour bien régner : & comme fon admisiiftration très4ongue avoit été autorifée par de grands fuccès pendant Ia vie du feu roi, il.renverfa toutes les foimes de la juftice & des fmances , & avoit introduit pour le fouverain tribunal de la vie & des biens des hommes , la volonté royale. Mémoires de la. Roxhefoucauld. Le cardinal de Richelieu fit, pour ainfi dire, un fonds de toutes les mauvaifes intentions & de toutes les ignorances des deux derniers fiècles , pour s'en fervir felors fes intéréts. II les déguifa en maximes utiles & néceflaires pour établir 1'autorité royale ; & Ia fortune feoondant fes deffeins, par le défarmement du parti proteftant en' France , par les vicloires des fuédois, par la foibleffe de 1'Empire , par 1'incapacké de 1'Efpagne , il forma dansIa plus légitime des monarchies , Ia. plus fcandaleufe & la plüs dangereufe tyrannie qui ait peut-être jamais affervi an état. Memoires du cardinal de Ret^.  15% Lettres donner au torrent une augmentation de vélocité , & d'entraïner tout obftacle inférieur, par rimpétuofité de fon cours, les francois alors feroient devenus de purs efclaves, & le génie, le bon goüt, les auroient bientöt aban- B (Richebeu; fit un coup d'état , en abaiffant les grands teigneurs, de manière qu'il n'y en a plus aujourdhm. U Stun coup d'état, en 6tant aux religionaires leurs places de företé, II fit un coup dëtat, en éloignant des affinres les princes du fang , & en les réduifant k Ja conduion de fimples fujets. Mais n'étendoit-il pas, naffermiffoit-il pas affez, par ces difpofitions, 1'autorité royale ? Etoit-il néceffaire de la réndre abfolue > Ne preapta-t-il pas les chofes d'un excès dans un autre > ^altéra-t-d pas Ia conftitution fondamentale du royaume ? Mes Penfées. Ce qu'il y a d'incroyable, & Ce qui, peut-être, ne fert pas moins que 1'autorité de ces citations, a prouverlalteratron qu'on fait obferver , c'eft que les francois, .veugles par 1'habitude du joug, ne ceffent pas aujourdhu: de Iouer 1'auteur du mal, & lc regardent, nonfeulement comme le plus habile de tous les miniftres ; en quor nous ne leur contredifons point, mais cowme celm qui fait le plus d'bonneur a leur nation. C'eft Ié ton de la pl„part de leurs livres & de leurs difcours ; fans parler des harangues de l'académie francoife , dont vn des premiers objets eft d'exalter jufqu'au ciel un nom «ui devroit faire gémir tous les cceurs libres.  de Mentor. ij-^ donnés; mais après fa mort, ils eurent le tems de refpirer ; & pendant la foiblefle d'une minorité, ils bridèrent 1'autorité de fon fucceffeur, ils rendirént a la magiftrature & aux loix quelque chofe de leur première dignité, ils firent éclater un efprit qui mit Mazarin dans la néceffité de quitter pour quelque tems leroyaume, & qui le rendit a fon retour plus circonfped furies droits du peuple, auquel il comprit qu'il refi toit quelque pouvoir & beaucoup d'envie de s'oppofer k fes vues. II eut befoin d'une extreme adreffe, pour ne pas laiffer perdre a la couronne le pouvoir qu'elle avoit acquis fous Richelieu; 1'augmenter étoit une entreprife au- deffus de fon courage ou de fon génie. Que Eouis XIV fut abfolu , c'eft ce qui ne peut être contefté ; mais il 1'étoit plus par fon caradère perfonnel, & par 1'obéiffance volontaire dont il étoit redevable k 1'admiration de fes fujets, que par de nouvelles atteintes qu!il eüt portées a la conftitution, au-dela de celles de Richelieu. On n'ignore pas quelle eft la fituation de la France fous5 fon fucceffeur. La douceur de fon gouvernement, la fermeté des cours fouveraines, la fidelïe affedion du peuple pour un maïtre, qui, par Fhumanité de fon caradère , a mérité* le furnom de Bien-Aimé, font afiez connoïtre  XÏ4 Lettres que la liberté n'eft pas abfolument étrangère ei* France. L'heureux fort de notre Grande-Bretagne eft d'en jouir dans une perfedion , qui n'a pas d'égale au monde. Nous pouvons en faire gloire; mais elle ne nous donne pas le droit de prononcer te'mérairement que les autres nations font efclaves, & de ne mettre aucune diftinction, comme il arrivé fouvent a nos écrivains , entre la fervitude de Turquie & celle de France! Un anglois connoit très-peu Ie pays voifïn du fien, s'il ignore que chez les francois Ia juftice eft régulièrement adminiftrée; que les droits particuliers de propriéte' font fous la garde des dépofitaires des loix, corps nombreux & refpedé, ce qui ne fe voit jamais dans un gouvernement defpotique; & que fi Ie peuple n'eft pas auffi libre en France que dans la Grande-Bretagne* il 1'eft beaucoup plus que les nations enchaïnées de 1'Afie , & que plufieurs méme de celles d'Europe. Enfin 1 argument peut étre repris en peu de mots ; le tems oü le goüt francois s'accrut par degrés, futun tems oü les droits du corps du peuple gagnoient du terrein ; le génie & le goüt furent portés a leur plus haute perfedion par des écrivains nés dans Ie tems oü la France étoit a fon plus haut degré de liberté. Depuis 1'admi-  be Mentor, iyc niftration de Richelieu, le gouvernement étant devenu plus arbitraire, le goüt n'a pas fait de nouveaux progrès, & peut-être ne s'eft-il pas foutenuau même point deperfecYion. Mais quand on conviendroit qu'il n'a pas dégénéré, 1'argument, en faveur de Fheureufe influence de Ia liberté, n'en feroit pas beaucoup affoibli, puifqu'alïürément les francois ne font pas efclaves, ou ne le font pas affez pour être incapables, comme les fujets des rois defpotiques, d'être animés par de favorables circonftances & des motifs d'un 'autre ordre. II feroit peu raifonnable & trop fanatique de prétendre que la liberté fuffit feule pour former le goüt d'une nation , ou qu'avec plus de fecours , avec plus d'efforts & d'application un peuple moins libre ne puifle 1'emporter fur un autre qui jouit d'une plus grande liberté, mais qui n'a pas les mêmes occafions de fe perfeclionner, ou dont 1'attention ne s'eft pas tournée fi long-tems vers les objets du goüt. La liberté n'a-t-elle pas fes degrés, comme toutes les chofes humaines ? La nature diftribue-t-elle également fes faveurs? Souvent le travail & 1'avantage des occafions font faire, avec des talens médiocres, plus qu'on ne feroit avec des qualités fupérieures, fi 1'on manquoit de ces deux fecours, ou fi 1'on n'en faifoit pas un bon ufage, Cependant il eft un  *j6 Lettres degré de ftupidité, comme de defpotifme, qui rend mutiles toutes les tentatives & tous les efforts pour avancer, ou du moins pour arriver a 1'excellence dont il eft queftion. J'ai touché dans une de ces lettres quelques circonftances favorables au goüt des Francois , prifes du génie particulier & de Ia fituation de leur capitale; mais ils jouhTent en général , de quantité d'autres avantages dont on ne fauroit défavouer 1'heureufe influence. Leur langage eftdevenu le langage univerfel de 1'Europe, leurs produdions font lues, traduites,approuvées ou critiquées de toutes parts. Les meilleurs ouvrages des autres nations paffent auffi dans leur langue, & leurs éloges, ou leur blame, eft un puiffant aiguillon pour les étrangers. Les meilleurs efprits de chaque nation voyagent en France, cherchent afe lier avec les plus célèbres auteurs du pays, & fe font honneur de les confulter. Quoique la preffe ne jouifTe pas d'une liberté ouverte a Paris, on fait éluder les loix qui la gênent, & les fupérieursmeme ferment quelquefois les yeux fur Finfraction, pour 1'avantage des Iettres & du commerce. Si 1'obftacle eft invincible, on a recours aux' preffes des nations voifines, & les libraires hollandois ne font jamais fourds aux invocations dun francois, homme d'efprit.Enun mot, tout  de Mentor. 1/7 s'imprime en France, ou s'y vend fous une enfeigne étrangère. II n'y a point de pays mieux fourni de livres , ni de peuple plus paffionnépour la lecture. C'eft une vérité reconnue, que 1'invention de 1'imprimerie, en facilitant a tout le monde la lecture des nobles productions de la Grèce & de Rome, a beaucoup contribué dans le feizième fiècle au progrès du goüt & de la liberté de penfer; & 1'on peut dire avec autant de raifon, que les francois, par 1'avantage qu'iis ont de lire dans leur langue les meilleurs ouvrages de chaque pays, joignent aux fecours qu'iis trouvent dans leur propre nation , plus d'occafions qué toute autre, d'agrandir leur efprit en étendant leurs idéés, de fe défaire de leurs préjugés, & de fe perfe&ionner continuellement par de nouvelJes lumières. Combien de francois ont été comme les élèves de Bacon, de Locke, & de nos plus grands génies, ou de ceux des autres pays libres ? L'univerfalité de leur langue les rend comme citoyens du monde entier, elle leur donne le pouvoir de prendre 1'efprit, d'embraffer les fentimens, & d'adopter les principes qui leur plaifent, dans toutes les régions oü 1'efprit eft en honneur. Nous lui connoiffons encore un autre effet; elle ouvre un accès facile aux francois dans toutes  II8 Lettres les pacties de 1'Europe , & leur procure, dü moins a ceux qui ont quelque réputation de merite,un agréable accueilchez les étrangers de toutes fortes de rangs, On eft empreflë°de lier connoiffance avec les beaux-efprits d'une nation qui fe diftmgue depuis fi long-tems par féléganee' & Ia pohteffe, & dont toutes les cours de 1'Europe emploient le langage dans leurs négociations & leurs traités avec les autres états. Cet avantage qu'iis n'ignorent pas, les rend d'autant plus libres dans leur patrie, qu'iis font furs d'une retraite lorfqu'ils s'abandonnent è leur génie, jufqu'a s'écarter des maximes de leur gouvernement, ou lorfqu'ils s'ennuient du féjour de France. On fait que Ie préfident de Montefquieu, menacé par la bigoterie & 1'envie, de perdre un honneur auquel fon mérite lui donnoit droit, ne fit pas difficulté de dire au miniftre , que s'il elfuyoit cette injuftice , il étoit réfolu de quitter le pays de fa naiffance, & d'accepter 1'honorable afyle qui lui étoit offert par les étrangers (i). Ce fut vraifemblablement ce qui le garantit d'être exclu de l'académie francoife, & ce qui lui donna le courage d'écrire plus librement encore dans fon Efprit des loix, qu'il ne (i) Voyez TEncyclopédie.  de Mentoe. iyp 1'avoit fait dans fes Lettres perfanes dont on avoit pris quelque fujet d'offenfe. Au fond , quelqu'un peut-il ignorer qu'un alfez grand nombre des plus beaux-efprits de France font morts loin de leur patrie, careffés, honorés par ceux dont ils avoient choifi la proteéfion ? Combien n'en pourrois-je pas nommer, depuis Saint Evremont jufqu'a Maupertuis ? Et, fi 1'ufage étoit de citer les vivans en exemple, oublierois-je un célèbre folitaire, que le feul goüt de la liberté, comme nous 1'apprend une charmante épïtre écrite au bord du lac de Geneve (i), a fixé dans un des cantons les plus libres & les plus agréables de 1'univers ? La feconde de ces deux qualités ne convient peut-être pas moins a Montmorency; mais on ne lui donneroit pas fi volontiers la première. La différence eft extréme, entre 1'état préfent de 1'Europe, & ce qu'elle étoit lorfque les empereurs romains devinrent maïtres de 1'uni- (i) ... C'eft fur ces bords heureux Qu'habite des humains la déeffe éternelle, L'ame des grands travaux , 1'objet des nobles vceux, Que tout mortel embraffe , ou défire, ou rappelle , Qui vit dans tous les cceurs , & dont le nom facré Dans les cours des tyrans eft tout bas adoré, La liberté  lób Lettres vers. Leur empire e'toit univerfel, leurs fujet* ne pouvoient jeter les yeux fur aucun état voifin, affez libre pour les mettre a couvert de 1'oppreffion, ou dans lequel une apparence du moins de liberté püt leur rendre 1'efpérance de s'y rétabiir. Tout fléchiffoit fous le joug de Rome & de fes tyrans. II n'en eft pas de même aujourd'hui; chaque pays de 1'Europe, oü le pouvoir arbitraire a pris 1'afcendant, eft environné de pays libres, dont la vue produit quelques bons effets; elle contient les ambitieux dans certaines bornes, & leur fait craindre de pouffer leurs prétentions trop loin; elle anime les efprits du peuple, en lui faifant efpérer le fort de fes voifms, (i); elle répand des principes de liberté dans toute 1'Europe , & cette communication d'étincelles entretient le feu vital dans chaque partie. ^ Cette remarque fuffiroit feule, pour expliquer 1'inégalité d'influence du pouvoir abfolu des rois de France & des empereurs romains, pour Ia dégradation du génie & pour la corruption du goüt, en les fuppofant même également defpo- (i) II eft utile qu'il y ait Un peuple libre, quand ce ne feroit que pour apprendre aux autres qu'iis peuvent I etre. Mes Penfées. tiques j  »b Mentos. t6t toques ; ce qu'on eft fort éloigné d'accorder. Tous les états de 1'Europe font fi délicarement balancés , ont tant d'intéréts qui les rapprochent, & des Communications fi néceffaires, qu'iis ont entr'eux une forte de commerce d'opihions, de principes & de fentimens morauX, comme de produ&ions naturelles & de manufactures. Dans Ie calcul des degrés de liberté , d'èfprit' & de goüt, qu'on peut fuppofer dans une nation, il faut mettre en compte non feulement lesavantages qui viennent de fa conftitution, mais auflï ceux qu'elle tire de fa communication avec d'autres peuples, & cette protection qu'elle peut ef* pérer au dehors dans les tems d'opprelïion do» meftique. A confidérer toutes ces circonftances,' il faut convenir qüe la fituation des francois eft extrêmement favorable. Cette réponfe me paroït fufiire aux objeéfions qu'on peut tirer contre mon principe, de 1'exem. ple des francois modernes. Au refte, finfluence naturelle de la liberté, pour le progrès de toutes les facultés de 1'efprit humain, peut être prouvée d'ailleurs par des raifonnemens plusabftraitsj mais ils font toujours moins agréables que ceux qui confiftent dans une fimple déduction de faits hiftoriques. En lifant 1'hiftoire générale du monde, vous pourrez trouver, Monfieur, dans voa L  ï6a Lettres propres obfervations, de quoi re'futer vous-mê. me toute autre difficulté qui vous paroitroit combattre encore 1'opinion que j'ai taché d'établir, fbndée fur 1'expérience de toutes les nations' fans en excepter 1'Italie méme ; les réflexions que vous devrez a votre propre genie, vous promettent, fans comparaifon, plus de plaifir & d'utilité que les miennes.  DE M E N T O K, 36"_f LETTRE VII L Pourquoi la Poéfie ejl plus fiorijfante en An. gleterre que la Peinture & la Sculpture. O'ir. eft vrai, Monfieur, comme je me fuis efforcé de le prouver, que la liberté foit favorable aux progrès du génie & du goüt, & fi 1'Atlgleterre eft 1'heureufe ïle oü depuis long-tems fon règne eft bien établi (1), on peut s'étonner que nos voifins, moins libres que nous, 1'aient. emporté fur nous dans quelques genres, & que dans les autres ils nous aient égalés. Attribuerons-nous cette différence au génie national ? Non affürément. II eft certain que notre ïle a produit des philofophes d'un mérite fupérieur, que leurs grands efforts ont élevés au fommet du temple de la fageffe, d'oü ils pouvoient voir ( 1 ) Where , long foretold , the People reigns, Where each a vaflal's humble heart difdains. Ode du doüeuT Akenfide d Mylord Huntingdort» L 2  264 Lettres les autres habitans du globe terreftre marcherl tatons dans les ténèbres, s'eloignant beaucoup des vrais fentiers de la fcience réelle & de la vérité ( i ). Le nom refpectable de Newton n'en laifle aucun doute. Mais il prouve beaucoup plus: il rend tout-a-fait hiconteftabk- que cette fte a produit des gcnies fublimes, capables, avec de uftes encouragemens, d'atteindre a tout ce qui n'eft pas au - ceftus des bornes humair.es. II y a fans doute une connexion naturelle entre toutes les facultés de 1'ame humaine. Un tems, une nation , qui produit de grands hommes dans un autre genre , le peut dans un autre, fi fon génie s'y tournoit. Quelle qualité d'efprit pouvoit manquer a celui qui s'eft trouvé capable de pénétrer dans les loix de Ia nature, & de découvrir le merveilleux plan de I'univers avec autant de clarté que le chevalier Newton? La feule profondeur du jugement ne fuffifoit pas; il falloit la plus forte imagination, pour mettre un philofophe en état de concevoir, comment cette méme force , qui fait tomber une (I) . . .. Sapientum templa ferena Defpicere unde queas alios , paflimque videre, Errare Lucrtt.  de Mentor. i6f pierre, fait graviter les planettes 1'un e vers 1'aut;e, & comment les diverfes loix de la nature fèglent les apparences & les mouvemens de ces corps, que le créateur préfente a nos yeux dans rimmenfité de 1'efpace. Si Newton a marqué moins d'intelligence & moins de goüt pour des beautés & des harmonies d'un ordre inférieur , c'eft que fa grande ame étoit occupée d'une beauté plus noble, d'une harmonie plus divine t celle de 1'univers & des fphères. Lorfqu'un homme , auffi diftingué que lui dans la fcience qui rimmortalife, condefcend a traiter des arts inférieurs , il montre du moins qu'il auroit été capable de les porter plus prés de leur perfectior» que les autres hommes, s'il en eüt fait fon unique étude. Nous en avons une preuve récente dans le traité de l'harmonie (i) du docteur Smith , ouvrage oü, de 1'aveu des meilleurs juges , les vrais principes de la mufique font mieux expliqués qu'iis ne Pont jamais été dans notre langue. Mais ce n'eft pas feulement dafis les fciences philofophiques, que PAngleterre a produit de grands modèles. Les arts mêmes, qui dépen- ( X ) Or Smith's Harmonkks. I'S  *66 Lettres dent plu, particulièrementdu pouvoir da 1W jnwoo.* du gout, ofcent ici des exemples, qj» font connoitre è quelle excellence les anglois peuvent atteindre, lorfqu'ils en font leur oojet Croit-on que les immortels ouvrages de «e -Ange en architedure , en peinture, en fculpture, demandent plus de fublimké d'imaginauon, que le poëme du Paradis perdu > Connoit-on quelque morceau de payfage , oü les objets naturels foient repréfentés avec lus Z tons C O? Ouvrage admirable dans ce genre, oü Prefqu a chaque page les idéés du poëte, eXprk mees fur la toife, formeroient, fan, aucune'ad**on un tableau comparable peut-être a ceux des plus fameuxpeintres. LAngleterre „Welle pas des écrivains de la plus grande diftindion dans le genre comique ? & lui refufera-t on 1W Peur davoir actuellement, dans ce genre, un peintre dont les talens font inimitables (2)> Comrnent eft-il donc vrai, qu'avec un génie capable dexceller dans tous les genres, les an- ( ' ) Par M. Thomfon. (V> l\ n'eft pas befoin de nommer M. Hogaret, pour laite connoitre ce génie original.  t) e Mentök. 167 glois n'aient fait de grands pas que dans quelques parties des beaux-arts, & que 1'Angleterre, qui a prcduit tant de bons poëtes, n'ait pas de peintres ni de fculpteurs qui puiffent le difputer a Pouffin, a le Brun, a Girardon ? En citant ces grands noms, mon deffein n'eft pas de faire entendre qu'iis foient les premiers chefs de leur art : je connois les Raphaël, les Rubens, les Michel - Ange; mais je les donne en exemple, paree qu'iis font la gloire d'une Nation, en rivalité de tout tems avec la notre, & fur laquelle nous 1'emporterions peut - être, fi le génie anglois étoit animé par de juftes encouragemens, ou cultivé par de meiileures méthodes. C'eft ce que je vais m'efforcer de mettre dans un grand jour , après en avoir un peu jeté fur la queftion, pourquoi 1'Angleterre a produit tant de bons poëtes, & n'a pas de peintres, ni de fculpteurs a vanter. Pour répondre a la première partie de cette queftion, il n'eft befoin que d'en faire une autrer pourquoi les mufes ont-elles eu des adorateurs dans toutes fes régions du monde ? Chez les. nations barbares, elles en ont de grofïïers; & dans les pays civilifés, elles ont recu fhommage d'un génie & d'un goüt plus conformes a. leur élégance & a leur dignité. Qn n'ignore pas que L 4  E T T R 2! s ggW** toutes les nations,,es premieJS raifon ^V* & apporte cette «ïfpn . qu un fentxnjent. bien rendu dans un vers ~ eXJ?7C f°n aUteur me™; tour autre our5unreulmotchange%déplacé,faitévanoui ïffl0nia,e du fon n'eft plus fenti, fa e' CT ^ Sénie rend0it «pablesde f-e quelle recxt en vers élégans, ou de chan- 7 f^et avec Ia nobleffe & l'agre'ment de L £ T T K E S tres n'aient atteint plus parfaitement a leureorre&on. Nous devons au génie de notre ïle, aux mfpirations de la liberté, 1'honneur d'exceller fur le premier point; & c'eft notre négügence, autant qu'une plus contente application de nos voifins aux bonnes régies de la critique, qui leur donne la fupériorité pour le fecond. On a fouvent obferve', avec quelque apparence de profondeur, que les académies & d'autres fociétés, établies pour le progrès des fciences & des arts, pour la critique des ouvrages d efprit, & pour la diftribution des récompenfes & des honneurs qu'iis paroifl'ent mériter, font plus nuifibles qu'utiles (»% Cette obfervation peut fembler moins ingénieufe, paree qu'elle conrredit ce qui paroït d'abord évident; mais avec un peu d'attention, Monfieur, vous la trouverez injufte & trop raffinée. En France, obferve auffi notre dodeur Brown, « les févérités de «l'académie ont abfolument éteint le génie tra* gique ». Ces autorités perdent néanmoins leur poids, quand on confidère que les tradudions Ci ) les académies , inilituées peur étendre Ie génie, fcais bien plus prc'pres a Ie reiTerrer, ont. fondé des fnx, &c. Mis penfUs.  TJ E MENTÓR. I7I mêmes de Zaïre, & de»quelques autrés tragédies francoifes de ces derniers tems, font au nombre des pièees favorites du théttre anglois, & qu'elles ont pour le moins autant de chaleur & d'élévation, que plulïeürs de nos propres tragédies modernes. Mais quand on conviendroit que le vrai génie tragique a tout-a-fait abandonné les framjois, il me femble qu'on pourroit en apporter une meilleure raifon, qui feroit de fuppofer que ce grand génie n'auroit pu fe foutenir dans un pays oü la liberté a recu tant d'atteintes, C'eft afiurément ce qui feroit arrivé, fi de favoiables circonftances n'avoient arrété le cours du mal; & rien ne peut m'empécber de mettre en ce nombre les efforts de l'académie francoife. Son inftitution, jointe a diverfes raifons que j'ai touchées dans une autre lettre, a fortifié la nation contre "'influence du pouvoir arbitraire fur le génie & le goüt. S'il eft naturel que 1'exemple d'une cour gaie, oilïve & voluptueufe, ferve plus a répandre le goüt des amufemens frivoles & du luxe, que celui des plaifirs males & des occupations raifonnables, peut-on concevoir un antidote plus fage contre ce poifon relaxatif, que 1'établiffement d'une fociété d'hommes diftingués par leurs qualités perfonnelles 5 dont 1'honneur conlïfte en-  *72 Lettres tr eux, non-feulement è-cultiver leur efprit, mafs a corngerfeverement les irrégularités de I'» gmatjon&du goüt ? Et fi tout ce qu'il y a de grand, par ]e rang ou fc ^ dy «re admis, cette émuJation ne doit-elle paS produire deux effets certains : 1'un, d'excitertous les gens d efprit i s'efforcer fi), par la culture de leurs talens, d'y mériter une place; 1'autre de rendre 1'iüuflre fociété fi refpedable, que fes' decfions aient 1'autorité des loix, & que fon gout, formé par l'étude du vrai & du beau & par la communication de fentimens avec les plus beaux-efprits, vivans ou morts, foit capable de refnter a celui d>une CQur ne fait ce que c'eft que penfer. Si dans quelque pays , particulièrement en ra"f' Ü s'eft fait Pe" de progrès dans les beaux, arts depuis la formation des fociétés établies en leur faveur, Ie mal doit venir de quelques circonftances moins amies du génie & du goüt que ces académies ne peuvent être raifonnablement iuppofees; ou peut-étre 1'un & 1'autre eft-il de"4 parvenu a toute la perfection, dont Ie caradère & le langage de Ia nation font capables. Mais:ft (i)E%s on the charaaeriftiques, pag. 34.  de MeNTOBi 173 fans nous aider de cette fuppofition, il eft touta-fait probable que li les académies n'avoient pas fervi en France a foutenir le génie & le goüt, la décadence de 1'un & la corruption de 1'autre auroient été plus réelles & plus apparentes. Ces fociétés, avec le concours de quelques autres circonftances, font toujours d'un extreme avan tage. Qu'étoit-ce que cette alfemblée grecque, qui, pendant la fête de Minerve, diftribuoit des récompenfes & répandoit des honneurs, entre les poëtes, les hiftoriens & les artiftes ? C'étoit une fociété de fa vans, car elle étoit compofée d'un nombre choifi, qui, s'étant attachés a cultiver leurs talens, étoient capables de juger des ouvrages d'autrui, & d'apprendre au commun des hommes a n'accorder leur admiration qu'a bon titre. Les honneurs qu'iis décernèrent au premier des hiftoriens grecs (i), n'enflammèrentiis pas Thucydide, alors dans 1'enfance, & ne lui firent-ils pas employer toute la force de fon génie, pour fe rendre égal ou fupérieur au père de 1'hiftoire ? Suppofera-t-on que leur établiffement produifk un mauvais effet, ou qu'il ne fut pas une des principales caufes de cette naïve (i) Herodote.  *74 Lettres élégance & de cette correction de goüt, qui rendent jufqu'a préfent la beauté' des ouvrages grecs inimitable. II eft vrai que ü ces fociétés n'étoient formées qu'après un déclin fenfible du génie, elles feroient d'une foible utilité. DrefTer un cheval lorfqu'il a perdu fon feu & fa vigueur par un mauvais emploi de fes forces, c'eft y penfer tard : mais s'il eft pris dans fa fleur, on ne dira pas que Phabileté d'un maïtre ne puifle donner de la grace a les mouvemens, & corriger la furie ou 1'irrégularité de fes efforts naturels, fans lui faire rien perdre de fon ardeur & de fa nobleffe. Le foin & l'étude n'éteignent pas le feu du génie, mais le font brüler d'une flamme plus égale & plus Iumineufe. Je veux dire, que rien ne peut étre mieux imaginé, pour réprimer les faillies défordonnées des jeunes gens, & pour réduire leurs compofitions a de gracieufes formes, qu'une académie, revêtue d'une véritable dignité, & noblement établie pour veiller a la culture des arts libéraux. Qu'on fuppofe a Londres une fociété de cette nature, lorfque Shakefpear éciivoit pour le théatre,3es ceuvres de ce grand homme n'auroient pas offert, comme nous 1'avouons nous-mémes, le plus fingulier mélange de beautés & de fautes, dont il y ait jamais eu  DE MENTOR. I751 d'exemple (i). II auroit trouvé la fource de toutes les beautés dans fön incomparable génie; &, tenu comme en refpect par de bons juges qui n'auroient pas manqué de le foutenir (2) contre le goüt qui régnoit alors dans fa nation , il auroit appris a fe garantir des groflièretés qui le défigurent. ReconnoifTons .donc ici une des raifons, qui nous mettent au-deffous de nos voifins pour la eorreétion du goüt, nous qui 1'emportons fur eux par la force du génie (3). Ils ont établi dans leur capitale des fociétés qui préfident en quelque forte a 1'approbation publique, & qui (1 ) The works of that great man, dit M. Pope , afford the moft numerous as well as isoft confpicnous inftances both of beauties and faults of all forts. Préface des ceuvTes de Shakefpear. (2) M. Pope, ibidem. ( 3) L'auteur femble fuppofer ce point réellement accordé ; mais comme il eft particulièrement queftion de force tragique , on peut convenir que plufieurs anglois en ont beaucoup , fans leur en reconnoitre plus qu'a Corneille & a Crébillon. D'ailleurs, cette force angloife fe trouve plus ordinairement dans des tirades fimples, ou des morceaux détachés , tels que des monologue* »  x7^ Lettres Ia dirigent, pendant que nous avons reconmi pour fupréme arbitre, Ie caprice du peuple de Londres. Dans ce qui regarde Ie théatre, le jugement du parterre a toujours décidé du fuccès; & Ie parterre a toujours été conduit parun petit nombre de téméraires, qui, fans autre droit peut- étre que celui de la préfomption, ou d'un peu plus de vivacité, fe font faits les guides du jugement de Ia ville. Nos établiffemens littéraires, éloignés par Ia diftance des lieux, n'y.pouvoient prendre beaucoup de part. On y pouvoit recevoir de bonnes lecons, & s'inftruire des vraies regies par l'étude des anciens originaux: mais lorfque les pièces étoient offertes a la capitale, on s'appercevoit que les méthodes réguIières y plaifoient moins qu'un défordre plus conforme au goüt d'une grande ville, oü nulle fociété littéraire n'étoit établie pour Ie combattre que dans les parties liées du fujet ou dans le dialogue. On ofe avancer que Shakefpear, Otway, Lée, Addiflon, &c. n'ont pas une fcène comparable dans fa totalité , par la force , aux belles fcènes des grands tragiques francois. La totalité des pièces fouffriroit encore moins de comparaifon, pour la force prife dans ce fèns , c'eft-a-dire, celle de 1'invention & de l'ordre. Sr  be Mentor. 177 Si Londres avoit, comme la capitale de France, une académie affez refpe&ée pour infpirer k nos grands du premier ordre 1'ambition d'en devenir membres, elle produiroit infailliblement ün heureux effet; non-feulement elle ferviroit au progrès du goüt, mais devenant comme un aiguilJon pour le génie, elle animeroit quantité de perfonnes heureufement nées, a cultiver eurs talens qu'iis négligent aujourd'hui. Quel furcroït d'honneur & d'ornement pour la capitale de la Grande-Bretagne! Quelle gloire pour le fondateur, & pour ceux a qui leur crédit ou leur rang donneroit 1'oecafion de favorifer une fi belle inftitution ! Tót ou tard la correction du goüt deviendroit le caradère de nos écrivains, comme la liberté & la force font été jufqu'a préfent; & les Mufes angloifes pourroient devenir auffi fupérieures a celles de France fur le premier de ces deux points , qu'on ne peut leur refufer de 1'être fur le fecond. Concluons que c'eft au génie national, a celui de la liberté, a la hardiefle & a 1'abondance de notre langue, que nous devons la force & 1'élévation de la poéfie angloife; & c'eft au défaut d'une académie dans Londres, qu'il faut attribuer ces extravagans écarts, ces difformités, qui ce fe font que trop remarquer dans' quelques- M  17$ L E T T K E S uns de nos plus fameux poëtes. Mais è quoï, Monfieur, pouvons-nous attribuer le malheur dont nous nous plaignons nous-mémes, de n'avoir aucun ftatuaire, aucun peintre, dont les productions foient connues hors de noshmites, pendant que 1'Italie, les Pays-Bas & la France ont produit dans ces deux genres, des maïtres dont les ouvrages font devenus précieux a tout 1'univers, & qui s'aehétent a très-grand prix?Il en faut trouver la caufe, ou dans quelques circonftances particulières, ou dans le génie de la nation. Je veux hafarder mes conjectures : des probabilités font tout ce qu'on peut attendre dansun tel fujet; quoiqu'il foit certain que dans une nation auffi remarquable que les anglois par les avantages du génie, le défaut doit venir de quelques caufes morales, & non d'une impuiffance naturelle. Dans quel tems 1'Angleterre a-t-elle commencé a fe diftinguer par le bon gout de la poéfie ? N'eft-ce pas au tems de la réformarion, événement que mille raifons lui font croire très-heureuxpour elle, mais qui retarda naturellement les progrès de la peinture & de la fculpture, en fupprimant les plus grands motifs qui peuvent conduire a la perfe&ion de ces arts. En Italië, le rétabliffement de la politeüe & des beaux-  de Mentor. 170 arts fit naïtre des poëtes & des peintres: A Raphaël, paintei, anda Vida fung(l). En Angleterre, Spencer & Shakefpea'r, deux poëtes fort au-deflüs de Vida, ne furent accornpagnés d'aucun peintre de réputation, & beaucoup moins d'un génie capable d'entrer en lice avec Raphaël, le plus grand peintre du monde moderne. Depuis la renaiffance des lettres & des arts, la Grande-Bretagne a continué , pour la peinture, de demeurer infiniment au-deffous de ï'Italie & des autres pays catholiques; tandis que les poëtes ont reffenti l'infpiration d'un feu plus noble, & faifi peut-être 1'efprit des anciens avec plus de pe'-feétion , que ceux d'aucun peuple de nos tems modernes. De toutes les paffions de 1'ame humaine, il n'y en a point de plus violente par fa nature, & deplus emportée dans fes effets, que 1'enthoufiafme de religion; d'oü 1'on peut conclure quelle doit être fur 1'efprit du peuple , 1'influence de la confécration des ftatues & des peintures pour (1) Vers de M. Pope, heureufement imité par celui de M. de Voltaire, M2  ïSo Lettres objets du cuïte, & combien la peine & la dépen fe font peu ménagées, dansles pays catholiques, pour fe procurer des ouvrages dont 1'impofante beauté puifte tout a la fois fervir a 1'ornement des lieiix faints, & nourrir la dévotion des fidèles. C'eft ce que 1'expérience ne confirme pas moins que la théorie du raifonnement; & par-la fe trouvent également expliqués, la force d'imagination fi commune aux peintres catholiques, & les encouragemens qu'iis trouvent dans leur religion. Les premiers & les derniers ouvrages de la plupart des grands maitres, ont été des pièces religieufes compofées pour des eccléfiaftiques ou des églifes. Cimabué, Ie père & le reftaurateur de la peinture moderne, étoit accoutumé, dès le premier age, a fe dérober du collége & des exercices ordinaires de 1'enfance, pour donner fon tems a confidérer les ouvrages des peintres, que les Florentins avoient amenés de Grèce, & qui travailloient a la chapelle des Gondi, dans 1'églife de Santa. Maria Novelia (I). Ce fut la que fon imagination commencant a s'enflammer, il fe for- (i ) Felibien , vies des Peintres,  t)e Mentor. 181 ma de grandes idees d'un art qu'il fut porter dans la fuite, finon a ce haut degré de perfection auquel il s'eft élevé depuis, beaucoup audeffus du moins de celui qu'on connoiffoit alors. Un tableau de la mère de dieu, qu'il fit pour la même églife, caufa tant d'admiration a Florence, que toute la ville fe rendit a la maifon du peintre pour le recevoir, & le conduifit avec la plus grande pompe, au bruit des acclamations & des inftrumens, a 1'églife pour laquelle ïl e'toit deftiné (i). Quelle devoit être la force de eet exemple, pour exciter les talens a la culture d'un art qui promettoit tant d'honneur ? On ne voit dans 1'hiftoire de la peinture moderne , que des récompenfes accordées aux peintres, & des tableaux compofés pour les églifes & les monaftères. Raphaël fut fi confidéré de Jules II & de Leon X qu'il congut 1'efpoir de parvenir a la pourpre romaine. Ses plus grands & fes plus beaux ouvrages furent faits pour des églifes, & les fujets pris de 1'hiftoire fainte. Sa transfiguration, le dernier & le plus parfait de fes tableaux, fait voir a quel point fon imagi nation s'étoit élevée par l'étude & la méditatiort (i) Ibidem. Mj;  182 Lettres des fublimes ve'rite's de 1 ecriture; il a fu donnet a la %ure du Sauveur une fplendeur fi divine , qu'elle eft regardée comme la merveille du pinceau, & que, dans les termes dun bon écrivain , « Raphaël femble avoir fait un effort fur« naturel, pour montrer la puilfance de fon art * dans les chofes même qui peuvent s'exprimer >> ( i ) ». Mais rien n'eft moins néceffaire que de s'étendre fur la force du culte, pour animer les ftatuaires & les peintres a la perfection de leur art. Cette obfervation eft d'une évidence a laquelle on ne peut rien oppofer. Ajoutons uniquement que les charmantes peintures & les fta* tues, qui font 1'ornement des e'glifes catholiques, & que les fidèles de cette communion regardent avec autant d'attention que de piéte', leur donnent fouvent 1'occafion d'attacher les yeux fur des chef-d'ceuvres, qui doivent les remplir d'admiration, avantage extréme pour faire éciore ou découvrir les talens, & dont les pays proteftans font privés. D'ailleurs un tableau, que Ia piété fait regarder d'un ceil de refped, fai£ fur 1'ame une bien plus forte impreffion, & 1'affe&e beaucoup plus fenfiblement, que fi la cuno- ( I ) Ibidem,  ï>e Mentor. 183 ■fité feule, ou même le goüt, faifoit chercher a le voir. On raconte d'étranges effets de la vue des images eccléfiaftiques. Malebranche, dans le plus grave des livres, parle d'une femme qui mit au monde un enfant, d'une parfaite reffemblance avec la figure d'un vieux faint, qu'elle avoit dévotement honoré pendant fa groffeffe. Cet événement que je fuppofe réel, eft une preuve frappante de fextrême fenfibilité des catholiques pour leurs ftatues & leurs peintures d'églife; & s'il y a quelque vérité dans 1'opinion que tous les fentimens d'une mère fe communiquent au fcetus, elle prouve auffi que 1'impreffion d'une peinture fur 1'imagination de la mère doit affeéter a quelque degré celle de 1'enfant, & graver dans fon cerveau une forte de goüt naturel pour ces ouvrages de 1'art. Ainfi, chez les catholiques, on peut faire remonter les circonftances favorables a la peinture & la fculpture , jufqu'aux traces primitives, & les plus Coignées, qui peuvent agir fur 1'ame humaine. Je fuis perfuadé auffi que la fituation de 1'Angleterre eft encore une raifon qui s'eft oppofée aux progrès de ces deux arts dans notre ile. Les anglois, féparés du refte du monde par une mer orageufe, ont été moins vifïtés des étrangers que les autres parties de 1'Europe, & par eonféquenS M4  l54 L-E T T 5 5 s ent manqué d'un des plus puiflans motifs pour favonfer les arts d'ornement, Ia vanité d'étaler de bea.ux ouvrages a Ia vue des curieux. Les autres arts, contigus entr'eux, & fans ceffe ouverts aux veux des étrangers, foit qu'iis y réfident, ou qu'iis ne fafTent que.les traverfer pour paffer plus loin, trouvent dans le défir naturel de fe diftinguer , un motif pour cultiver des arts qu'on a toujours regardés comme 1'ornement d'une nation, l'architeómre , la peinture & k fculpture. A quelle autre caufe attribueroit-on la fupériorité que les eapitales de quelques petits états ont en ornemens publics fur notre opulente & valk cité de Londres ? Dans ces derniers tems, a ia vérité, le nombre des étrangers qui font leur féjour , ou que leurs affaires appellent en Angleterre, eft immenfe : mais, a préfent méme, la feule curiofité nous amène affurément. bien moins d'étrangers & de perfonnes de nom qui voyagent pour s'inftruire, qu'on n'en voit dans les autres nations confidérables de 1'Europe , fur-tout dans quelques-unes, telle que Ia France &: ITtalie, Mais quand 1'émulation ne nous auroit pas msnqué, je crois pouvoir apporter une autre raifon de notre lenteur; & je fuis trompé, Mon-. fieur, fi vous ne la jugez pas une des plus for.  B E M E N T O E. ïgy fes. La nobleffe de notre ïle, & tout ce que nous avons de gens diftingués, ont fait moins de réfidence a Londres, que ceux du même ordre chez les autres nations, n'en ont fait dans leurs différentes eapitales. Je n'examinerai point fi 1'état en a tiré quelque avantage, ni fi ce goüt, qui prévaut depuis quelques années , d'habiter la ville & les lieux voifins, produit de mauvais effets; mais quelque jugement qu'on puiffe en porter fur d'autres points, on doit convenir qu'il tend de lui-même a polir les mceurs du peuple, a mettre féléganee en honneur, & fur-tout a faire naïtre des occafions, des facilités, & des encouragemens pour la culture des arts. La raifon s'accorde avec Pexpérience en faveur de cette obfervation. Dans tous les pays un peu renommés par leur politeffe, la capitale a toujours été le principal féjour de ceux qui fe font fait quelque réputation par les belles qualités de leur efprit, & par féléganee de leur goüt. Peutil en être autrement? L'homme eft une créature fociable; un penchant vif & naturel lui fait rechercher ceux qui lui reffemblent par le caractère & par le goüt. Ce n'eft pas dans un village* ou dans les compagnies de province, qu'un efprit de quelque élévation, qui fe connoit des '  js6* Lettres talens & qui les a cukivés, peut trouver I'occafion de fatisfaire ce défir commun a tous les hommes, de fe lier avec d'autres hommes, dont les lumières & les fentimens s'accordent avec les Jeurs. Dela vient 1'inclination qui les porte a vivre dans les grandes villes, oü la fociété plus nombreufe & plus étendue leur donne 1'efpoir de feire plus aifément des amis d un tour d'efprit conforme a leur goüt. Je ne m'arréte pas d'ailleurs a faire fentir combien le commerce & 1'entretien d'un nombre d'amis ingénieux & fenfés corngent d'erreurs, & combien ils fervent a perfeérionner les talens. Qu on le demande a tou£ ceux qui font capables depsrfedion, & fur-tout m ceux que la nature a partagés d'un goüt fitï pour les beaux-arts. La fcience abftraite, & Ia profonde érudition peuvent être floriffantes dans leréduit obfcur d'un collége: maisil n'en eft pas de même des arts imitatifs, fpécialement de la peinture & de Ia fculpture. C'eft entre les ruines des grandes villes de 1'antiquité, que fe trouvent les précieux reftes de l'ancien art. Dans aucun pays, I'habileté ne fera jamais de grands progrès en ce genre fi vanté, qu'on n'y ait concu 1'idée dembellir Ia capitale; & jamais on ne peut efpérer den faire une belle ville, fi les grands Se  de Mentor» ï'87 les cltoyens riches n'y paffent du moins quelque partie de 1'année (1). Un feigneur, un homme opulent, qui vit continuellement dans fes terres, y peut employer de grandes fommes a décorer fon chateau; mais, après beaucoup d'efforts pour le rendre auffi majeftueux qu'élégant, jamais il n'aura le même effet pour répandre le bon goüt, qu'un édifice élevé dans une grande ville a moins de frais. Dans les villes, tout eft critiqué, rien n'eft exempt de blame ou d'éloge; le grand nombre des artiftes, leur difcernement & leur émulation, la multitude des fpeöateurs, chaque circonftance femble infpirer ceux qui font chargés de 1'exécution d'un ouvrage deftiné a la vue du public, & contribue a leur faire mettre toute la correétion poffible dans leur deffein & dans leur travail, pour éviter la cenfure & mériter 1'approbation des bons juges. D'un autre cö- ( 1) On remarquera facilement que le faut de toutes ces obfervations eft d'exciter les anglois a 1'embelliffement de Londres. II eft très-heureux pour 1'Angleterre,' que la voix d'un fimple citoyen y produife quelquefois d'excellens effets ; plus heureux encore qu'elle ait toujours la liberté de fe faire entendre.  ï88 Lettres, &c. té, 1'expofïtion des beaux ouvrages aux yeüx de quantité de fpeéhteurs , fert beaucoup - répandre de juftes idéés du grand & du beau. FIN,  TABLE DES LETTRES. Lettre première. Sur l'Êtude en général. Page 3 lettre II. Sur t'Étude de ? Hiftoire. 8 Lettre III. Sur le mime fujet. 19 Lettre IV. Sur la Biographie. 44 Lettre V. Sur le Goüt. 63 Lettre VI. De l'influence que la liberté a fur.le goüt. 81 Lettre VIL De l'influence de la liberté fur le goüt, & du fiècle de Louis XIV. 128 Lettre VIII. Pourquoi la Poé/ie eft plus fiorifjante en Angleterre que la Peinture & la Sculpture. Fin de la table des Lettres.       ALMORAN ET HAMET, NECDOTE ORIËNTALE, PüBHÉE POÜK L'lNSTRUCTION P'UN JEUNE MONARQUE. Par l'abbé PRÈVO $T. AVE.C FlGURES. Confregk in im fu* reges. F&l. iop. A AMSTERDAM» & fe trouve a ?A Ris, RUT ET HOTEL SERPENTE, M. DCC. LXXXIV.   Almoran a la voix d'un vrai favoir, & qu'il cache la rougeur de fa confufion dans la pouflière. Le puifTant & fage Solyman, affis fur le tröne de Perfe 1'an cent deuxième de 1'hégyre, avoit deux flls, Almoran & Hamet. Ils étoient jumeaux, le premier - né étoit Almoran; mais TarFedion de Solyman étoit partagée entr'eux avec une parfaite égalité. Ils étoient logés tous deux dans la même partie du férail ; ils étoient fervis tous deux par les mémes efclaves, & tous deux ils avoient recu leurs inftruótions du même gouverneur. Une des premières connohTances quAlmoran avoit acquife, étoit la prérogative de fa naiffance. On 1'avoit accoutumé de bonne heure a la regarder comme un avantage, par les termes dans lefquels ceux qui approchoient de fa perfonne exprimoient 1'idée qu'ils avoient con5ue du pouvoir, de la fplendeur, & des délices de la royauté. A mefure que fon efprit s'étoit ouvert, il avoit confidéré ces trois biens comme les objets du défir univerfel, & comme les fources de la fuprême félicité. On lui rappeloit fouvent que le tems n'étoit pas loin , oü la feule pofTeffion de la fouveraine autorité lui donneroit le pouvoir de fatisfaire tous fes défirs, de régler la deftinée des nations d'un figne de tête, de difpofer a fon gré de la vie &  etHamet. 5» de la mort, & même du bonheur & de la misère. II étoit continuellement flatté par ceux qui fe promettoient des richefles & des dignités de fa faveur ; & 1'intérêt animoit tous ceux quil voyoit familièrement, a fe rendre utiles a fes plaifirs, avec des apparences de zèle & d'affiduité, qui fembloient venir d'un profond refpeö: pour fon mérite, & d'une fincère afFeftion pour fa perfonne. Hamet, au contraire, s'appercut bientöt qu'il étoit né pour une condition fubalterne. A la vérité, il n'étoit pas négligé ; mais on le careffoit peu. S'il arrivoit que Ia fatisfadion d'Hamet fut en concurrence avec celle d'Almoran, Hamet étoit toujours obligé de céder, a moins que Tautorité de Solyman n'intervïnt. Ainfi, fon ame s'étoit naturellement tournee a chercher fon bonheur dans des biens tout-a-fait différens de ceux auxquels 1'attention d'Almoran s'étoit fixée. Comme il ignoroit a. quelle étroite fphère la jaloufie, ou le feul caprice a pourroit le réduire un jour , il étudioit quels font les plaifirs les moins dépendans des avantages extérieurs. La première émotion populaire qui fuivroit 1'acceflïon de fon frère au tröne , pouvant lui coüter la vie3 fes recherches étoient fort ardentes fur 1'état auquel fon ame feroit livrée par Fapge de la mort, & fes foins très- Ai •  ê A t H 6 R A S emprefTés pour tout ce qu'il jugeoit propre a lui garantir quelque part a 1'invariable félicité du paradis, Cette différence dans la fituation d'Almoran & de Hamet, en produifit une grande dans leurs difpofitions, dans leurs habitudes, & dans leurs caraólères ; a laquelle auffi, peut-être, la na^ ture avoit eu quelque part. Almoran étoit hautain , vain , voluptueux ; Hamet étoit doux, civil , tempérant. Almoran étoit léger , impétueux, emporté ; fon frère étoit penfif , patiënt , capable de pardonner, Ajoute? que les inftruótions du prophete étoient gravées dans le cceur d'Hamet; que par une anticipation habituelle , 1'avenir étoit préfent a fon efprit; que fes plaifirs, fes peines, fes efpérances &: fes craintes, étoient rapportés fans ceffe a 1'invïfible & tout-puiflant auteur de la vie, par des fentimens de reconnoiffance ou de foumiffion , de réfignation ou de confiance ; de forte que fa piété ne connoifToit pas de viciffitudes, mais étoit conftante. Les vues dAlmoran étoient terminées par des objets bien moins éloignés. Son ame n'étoit remplie que de plaifirs & d'honneurs anticipés, dans une perfpedive qu'il jugeoit également proche & certaine ; & fes efpérances en étoient aifez excitées, pour fixer uniquement  io 'Almoran mon, & Ia connoiflance des chofes invifibles Iu? avoit été révélée. La vertu d'Omar n'étoit pas inférieure a fon favoir: fon cceur étoit une fource de biens qui couloit fans ceffe par une infinité de ruiffeaux, & ne tariffoit jamais. Cependant elle étoit revêtue d'humilité, & portée encore plus pres de la perfeftion par une piété raifonnable quoiqu'élevée, ardente quoique régulière. Solyman avoit dü fa gloire & fa force aux confeils d'Omar , & c'étoit a lui qu'il avoit confié 1'éducation de fes deux füs. Lorfqu'il entra dans 1'appartement, la foule, egalement pénétrée de vénération & d'amour , s'ouvrit & fe retira : chacun tint les yeux baiffés, & chacun ferma la bouche. Le refpeétable vieillard s'approcha du roi ; & fléchilfant les genoux devant lui, il lui mit entre les mains un papier fcellé. Le roi le re9ut d'un air d'impatience , en appercevant que'la fufcription étoit de la main de fon père. Omar jetant les yeux dans la chambre, & voyant Hamet, lui fit figne de s'avancer. Hamet accoutumé depuis fi longtems a 1'obéiffance pour Omar, qu'il s'y portoit prefque fans réflexion , s'approcha immédiatement , quoique d'une marche lente & d'un air irréiolu ; tandis qu'Almoran , ayant rompu le fceau du papier , en faifoit la ledure d'un ceil ou 1'inquiétude & 1'impatienee pa.*  "et Hamet. ii .roiflbient vivement exprimées. Omar, qui tenoit les fiens fixés fur lui, s'appereut promptement qu'il avoit le vifage altéré par la confufion & le trouble, & qu'il fembloit pret a mettre le papier dans fon fein : alors il en tira un autre de defTous fa robe, & le donnant a Hamet ; » voilé, lui dit-il, une copie des det" aj nières volontés du roi votre père : 1'original 33 eft dans les mains d'Almoran. Lifez-le , & s:> vous tröuverez qu'il laiffe la fucceffion de fes ?3 états entre votre frère & vous 33, Les regards de toute 1'aflemblée fe tournèrent vers Kamet, qui étoit demeuré muet & réellement immobile d'étonnement, mais dont 1'attention fut bientöt réveillée par Fhommage qui lui fut rendu. D'un autre cöté, la confufion d'Almoran fembloit augmenter. Le changement de fes efpérances étoit aggravé par les refpects qu'il voyoit rendre a fon frère, & fa jaloufie lui fit croire qu'il étoit négligé, en voyant faire pour Hamet ce qu'il ne pouvoit défavouer que l'affemblée devoit a ce prince , & ce qu'il avoit regu feul avant lui. Cependant Hamet étoit peu touché de ce qui caufoit la jaloufie d'Almoran. Son ame étoit occupée d'objets fort fupérieurs, & troublée par des paflions plus nobles. La froideur  12 Almoran qu'il avoit remarquée dans la conduite de fon frère avoit blefTé fon affeétion, mais ne 1'avoit pas éteinte : comme il n'étoit plus arreté par la déférence qu'un fujet doit a fon roi, il courut k lui, le ferra contre fon fein, & voulut parler ; mais fon cceur étoit fi plein , qu'il ne put exprimer fon affeótion & fa joie que par des larmes. Almoran fouffrit, plutöt qu'il ne recut fes embraffemens. Après quelques momens de cérémonies, auxquelles ils ne purent préter beaucoup d'attention 1'un & 1'autre, ils fe retirèrent chacun dans leur propre appartement. CHAPITRE II. L orsqu'Almoran fe vit feul, il fermafoigneufement fa porte ; & fe jetant aufïitöt fur un fofa, dans un excès de chagrin & d'indignation dont il ne vouloit avoir aucun témoin, il fe rappela 1'image de tous les honneurs & les plaifirs du pouvoir fuprême, qui venoient de lui être arrachés foudainement, avec un degré de douIeur & de regret proportionné k leur vue imaginaire plutöt qua leur réelle valeur. Entre tous les biens futurs, c'eft toujours  14 Almoran cceur, pendant que fon frère étoit occupé dé fpéculations d'un autre ordre. S'il avoit trouvé de la douceur a penfer qu'il étoit élevé de la condition de fujet a celle de fouverain, il en trouva beaucoup plus a confidérer fon élévation comme un témoignage de l'affeftion de fon père, & comme une approbation de fa conduite. II ne fut pas moins charmé de la réflexion, que fon frère étoit afTocié aux grandes fondtions qu'il étoit appelé a remplir : « Si j'a33 vois été nommé pour gouvèrner feul , dit~il 33 en lui-même, je n'aurois pas eu d'égal ; & 33 celui qui ne connoït pas d'égal , peut avoir 33 des ferviteurs, mais ne peut avoir d'amis. II 33 faut qu'il renonce a cette égale participation 33 de bien, a cette libre communication d'ame, 33 a cette mutuelle dépendance , qui font le 33 bonheur pur & fublime de 1'amitié. Avec 33 Almoran , je partagerai le délicieux plaifir 33 d'arracher le foible & 1'innocent a 1'impitoya33 ble main de 1'oppreffion, d'animer le mérite 33 par la récompenfe, & de réprimer 1'injuftice 33 par la crainte ; je partagerai avec Almoran 9 33 la douceur de gouvèrner un peuple nombreux 33 & puiffant, que nous faurons rendre heu33 reux ; plaifirs qui , tous grands qu'iis font, 33 gagnent , comme tous les autres, au par» »tage 3je  Et Hamet. ijPendant que Hamet jouifïbit ainfi d'un'bonheur, que fa vertu tiroit de la méme fource d'oü les vices d'Almoran avoient tiré le chagrin & les mécontentemens qui rongeoient fon cceur ; Omar étoit a chercher de quelle manière leur gouvernement uni pouvoit heureufement s'exercer. . II favoit que Solyman , après avoir médité fur les difpofitions de fes deux fils, avoit jugé que s'ils n'euffent fait qu'un feul , ils auroient produit enfemble un caradère plus propre a gouvèrner après lui , que 1'un ou 1'autre desdeux a part. Almoran lui paroiffoit trop léger 8c trop ardent ; mais il foupeonnoit que 1'autre faute de vivacité, pourroit tomber dans 1'inaction. II avoit prefqu'également appréhendé 1'hufneur entreprenante d'Almoran, & la paffion de Hamet pour la retraite. Dans Hamet , il avoit obfervé une douce facilité de caradère , qui pouvoit laifTer les rênes du gouvernement trop laches ; & dans Almoran, une pointe de fenfibilité, avec une jaloufie de pouvoir, qui pouvoit les tenir trop ferrées ; cette différence lui avoit fait efpérer, qu'en les affociant a 1'autorité fuprême, il uniroit leurs difpofitions naturelles, du moins pour 1'effet, dans chaque fondion du gouvernement ; ou, qu'indépendamment de la forme qu'iis lui donneroient, le public tireroit  ï6" Almoran avantage des vertus de 1'un & de 1'autre, fans aucun danger d'avoir a. fouffrir de leurs imperfeöions ; paree qu'elles ne feroient que fe combattre mutuellement; au lieu que pour tous les acles de vertu , leurs ames ne manqueroient pas de s'accorder par 1'alliance naturelle de la juftice avec la juftice, qui eft néceflaire & éternelle. Mais il n'avoit pas confidéré que deux difpofitions différentes, opérant chacune k part fur deux différentes volontés , les effets n'en pouvoient être les mêmes que fi leur opération füt venue d'une feule caufe ; que deux volontés, fous la direction de deux naturels fï différens, ne s'accorderoient prefque jamais , & que probablement il naitroit plus de mal de cette oppofition, que des imperfeótions mêmes de 1'un ou de 1'autre de fes fils. Mais Solyman s'étoit fi long-tems applaudi de fon projet, avant que d'en avoir fait 1'ouverture au fidelle Omar, que ce vertueux miniftre , le trouvant révolté contre toutes fes objections, n'avoit pu parvenir même a les faire entendre ; & fachant qu'il eft ordinaire aux hommes d'abandonner plus difficilement leurs propres idéés, que celles qu'iis ont recues d'autrui, & qui leur appartiennent par adoption , il s'étoit enfin rendu , dans la crainte de voir affoiblir par de plus longues oppofitions, une faveut  È T H A M È T. ïf Faveur qui pouvoit être employee dans d5au' tres occafions aü bien du public; Il avoit même prömis, par un ferment folemnel, de contribuer de tóut fon pouvoir a 1'exécution du teftament. Sa foumifliort, a la vérité , lui avoit cóute d'autant moins d'effort , qu'il n'avoit guères plus de raifons de craindre le gouvernement d'Almoran feul, qu'une adminiftratioh jointe ; & que s'il s'élevoit quelque différend pour la fupériorité , il lui reftoit 1'efpérance que les ,vertus d'Hamet, obtenant les fuffragès du peuple en fa faveur , 1'établiroiënt feul fur le tröne. Mais comme ces changemens font ün mal eri eux-mêmes , & qu'iis arrivent trés - rarerhent fans une extreme confufiön accompagnée dé calamités infinies dans letat, il avoit recherché avec beaucoup d'application, comment le róyaume pouvoit être góuverne' par les deux frères , aiTez prudemment pour faire ehtrer ieurs caractères dans 1'adminiftration, & pour écarter de part & d'autre toutes les femences de jaloufiei Après de lóngues méditatións, il crut devoir 4'arrêter a la formatlon d'un corps de löix, qué les princes examineroiertt & prendroient la peinè de cörriger, jufqua leur pleide approbation, & qu'iis publieroient enfuite avec le fceau de leur autorité réunie : s'il dëvenoit nécelTaire d'y ap- B  18 Almoran porter quelque changement, il devoit fe faire par les mêmes voies ; & s'il arrivoit quelque différence infurmontable de fentiment , folt dans eet a&è ou dans tout autre ëxercice de la prérogative royale, indépendante des loix qui regardoient le gouvernement du peuple, les deux rois s'en rapportercient a quelques perfonnes d'une fageffe & d'une intégrité reconnues, a la détermination defquelles ils promettoient de fe conformer. Omar prévit aife'ment que dans 1'oppofition d'avis entre Almoran & fon frère, celui dAlmoran 1'emporteroit toujours ; il n'ignoroit pas les raifons qui rendroient Almoran inflexible, & qui porteroient Hamet a la complaifance. Almoran étoit. naturellement hardi & préfomptueux ; Hamet, réfervé, modefte: Almoran ne pouvoit fouffrir la contradiction ; Hamet fe rendoit attentif aux raifons, & ne cherchoit que la vérité. D'ailleurs, Almoran croyoit fes droits blelTés par le teftament de fon père ; Hamet le regardoit comme une faveur. Ainfi le fier Almoran étoit difpofé a fe relTentir de la première apparence d'óppofltion; Hamet au contraire , a céder, dans la modefte perfuanon que le partage du gouvernement étoit plus qu'il n'avoit droit d'elpérer de fa naiiTance, & moins que fon frère ne devoit attendre de la' fienne. Il étoit donc aifé de prévoir, que la volönté d'Almoran  et Hamet. tg prévaudroit toujours; rnais la caufe même de cette fupériorité pouvant empécher aüffi la naiffance des difputes, Omar, après tout, revint a la compter moins pour un mal que pour un bien. Auffitöt qu'il eut préparé fon plan, il en fit porter par différens meffiigers, mais a la même heure , une copie aux deux princes, renfermée dans une lettre , oü fa reconnoiffance pour leur père & fon zèle pour eux s'exprimoient forteïnent. II n'oublioit pas 1'engagement qu'il avoit pris de fe dévouer a leur fervice, & le ferment par lequel il s'étoit obligé de propofer tout ce qu'il jugeroit propre a faciliter 1'exécution des vues de leur père , avee autant de gloire pour eux que de bonheur pour leurs peuples. Ces mo* tifs, ajoutoit-il, auxquels il ne pouvoit réfifter fans impiété, lui faifoient efpérer de n'être pas foupconné de préfomption fe repofant fur la droiture de fes intentions , i! laiflbit lefucccs des évènemens a la volonté du ciek B 2  A l m o r a -2f CHAPITRE III. L'arrivée de cette lettre fit retombor Almoran dans une autre indignation, & luifitfentir encore la perte de fa prérogative. II dédaigna toute om e d'avis, comme une infulte, a laquelle il fe voyoit injurieufement expofé par le teftament de fon pere; & fon reiTentiment le portoit a rejeter le fyftême d'Omar, avant qrfb de 1'avoir lu. Ce fut dans cette difpofition qu'il commenca fa leciure, & chaque article lui parut une nouvelle offenfe. II prit brufquement la réfolution de ne pas admettre Omar a Fhonneur d'une conférence fur le point dont il étoit queftion, & de former un plan d'adminiftration avec fon frère, fans aucun égard pour les. avis de Timportun gouverneur. Une fourcilleufe attentionaux formalités minutieufes, eft 1'indice certain d'une petite ame , qui fentant que la dignité lui manque en elle-même , veut tirer d'ailleurs ce qu'elle ne peut fournir de fon propre fond ; comme la fcrupuleufe exaftion d'un mince tribut, décéle la foibleffe du tyran, qui craint que fes prétentions ne foient difputées, pendant que le prince qui connoït la fupériorité  et Hamet. aï ïnconteflable de fes droits, & qui fait que les etats qu'il a fubjugués n'ofent penfër a la révolte, s'informe a peine fi les témoignages de fidélité lui font rendus. Ainfi ia jaloufie d'Almoran PafTujétiflbit déja comme un efclave, aux petites formalités d'état, & les moindres bagatelles le jetoient dans Tembarra's, ou 1'enflammoient de rcflentiment.LatendrelTe & la fidélité d'Omar le rendirent furieux; il n'y vit que de 1'infolence & de la témérité. Quoique réfolu de fe procurer immédiatement une conférence avec fon frère, il demeura fort embarraflé pour y parvenir. Enfin, fe levant, il fc mettoit en chemin vers fon quartier; mais au premier pas, il s'arrêta tout court avec dédain fur 1'idée que c'étoit une condefcendance, qui pourroit palTer pour un aveu de fupériorité. Alors il lui vint a 1'efprit de faire appelef Hamet ; mais il craignoit auffitót de Piiriter, en lui donnant lieu de fuppofer qu'il ne reconnoiiToit pas fon égalité. II fe détermina , pour conclufion , a lui faire propofer un rendez-vous dans la chambre du confeil, & Pordre en étoit déja dormé , lorfque Hamet entra dans Pappartement. Le vifage de ce prince refpiroit la joie ; & fon cceur étoit échauffé des agrcables lenfatlons de la tendrefle & de la éöhfianee, par h même lettre qui répandoit, dans celui d'Almoran , \% B3  32 A 1 M 8 I A S mertume de la jaloufie & du refll-ntiment. Hamet ne pouvant penfer qu'une démarche de politeiTe, pour fon frère, diminuat quelque chofe de fa propre dignifé, avoit cédé a 1'honnête irril patience de fon cceur, qui brüloit de communiquer la fatisfaétion qu'il venoit dereeevoir. A' la vérité il fut un peu furpris de ne remarquer dans fa contenance aucune tracé du même contentement, en appercevant entre fes mains le même papier, dont 1'impreiïïon étoit fi vifible dans la fienne, Après les premières civilités, il demeura un moment fans parler du plan d'adminiftration qu'il venoit concerter avec lui, paree qu'ayant obfervé de I'embarras & du chagrin dans fes yeux » |1 attendoit qu'il en expliquat la caufe, & le faifoit un plaifir de 1'efpérance d'y remédier. Mais rien ne femblant répondre a fon attente, il lu£ paria dans ces termes : « Quel bonheur pour nous, mon cher frère, « de trouver tant de fageife & de fidélité dans " Omar ! N'admirez. vous pas le fyftême de gou*> vernement qu'il nous propofe ? Qu'il fera facil© " & glorieux pour vous & pour moi, qui fom«mes chargés de 1'adminiftration, & qu'il me » paroit avantageux pour nos peuples ! « « Les avantages , dit Almoran , que vouspa*> roiffez y avoir découverts, ne font pas de Ia,  25 Almoran «nousavons obéi? Pour dieu, fes propresper» feöions font une loi: & dieu n'a fait que nous »les tranfcrire , pour former la notre. Effor$onss> nous donc de gouvèrner, comme nous fom3» mes gouvernés: cherchons, mon frère, cher» chons notre bonheur dans celui que nous pro» curons, & notre gloire dans 1'imitation de la » bonté du ciel». La crainte de s'ouvrir trop, & de mettre Hamet fur fes gardes, en poulfant plus loin Foppofirion, fit prendre a 1'orgueilleux Almoran le parti de diflimuler; il jugea que 1'opinion de fon frère, confirmée par une adminiftration établie fur ce fondement, ne manqueroit pas de le rendre extrêmement populaire, & peut-être, avec Ie tems, deFaffermir feul furie tröne. Cette idéé lui fit tourner actuellement tous fes foins a Féloigner des yeux du public, en lui perfuadant que fous quelque forme qu'il leur plüt de gouvèrner-, ils devoient laiiTer a d'autres les rênes de Fadminiftration. Ainfi reprenant fa place avec un air de complaifance & de tranquillité, auquel aéanmoins il eut peine a conformer parfaitement fon langage: cc S'il faut que la loi, dit-il, règae » a notre place, lailTons-en du moins Fexécution * k nos efclaves; & comme il ne nous reftera rien *> qui puifl'e nous occuper d'une manière digne  *> de nous, ne penfons qu'a nous livrer aux plai55 firs: s'il en eft de propres a la royauté, affi> »rons-nous les, comme 1'unique avantage qui » nous diftingue du peuple Oh ! non, re'pondit Hamet: il refte beaucoup a faire pour un prince , après 1'établiiTement des meilleures loix; le gouvernement général de la nation, le reglement & 1'extenfion de fon commerce, la formation des manufa&ures, 1'encouragement du génie, 1'application des revenus , & tout ce qui peut fervir au progrès des arts pacifiques, ou prcparer la fupériorité en guerre , n'eft-il pas le digne objet de 1'attention d'un roi? « Mais le moyen, reprit Almoran , que dans as tous ces foins , deux perfonnes puiffent tou33 jours s'accorder? Convenons donc entre vous 53 & moi d'abandonner eet office a quelqu un de 53 nos fujets , que nous emploierons aufli long93 tems qu'iis nous conviendra, & que nous dé53 placerons lorfqu'il aura ceffé de nous plaire. 53 Nous nous mettrons a couvert, par eet expé53 dient, de lahaine des mefures qui peuvent être 33 contraires au goüt du public; & par le facri33fice d'un efclave, nous pourrons toujours paas cifier les mécontens, & fatisfaire le peuple 33, 33 Se fier aveuglément au miniftère d'autrui „ «répartit Hamet, c'eft abandonner une préro-  Almoran » gative que notre devoir & notre inte'rêt fon« » e'galement de conferver. Le prince qui fe re»> pofe avec une confiance fans bornes, du gou» yernement de fes peuples fur un fujet, les livre* » a la conduite d'un homme, qui fera plus tenté » que Iui-même de trahir leurs intéréts. Un vice» régent eft dans une ftation fubordonnée ; il a, ?>par conféquent, beaucoup a craindre, & beau» coup a fe promettre; il peut acquérir auffi le » pouvoir d'obtenir ce qu'il défire & d'éloigner « ce qu'il craint, aux dépens du peuple; il peut »- «buhaiter de mettre plufieurs perfonnes dans « fa dépendance, & ne le pouvoir par' d'autres *>voies, qu'en fermant les yeux fur leurs frau» des & leurs violences; il peut recevoir par cor» ruption un équivalenr pour fa part, a titre dïn« dividu, dans la profpérité publique; car fon »intérét n'eft pas eiTentiellement Hé avec celui * ^e 1>état' 51 eft leparé; au lieu que 1'intérét de «1'état & celui du roi font le méme: il peut même » fé Iaiffer corrompre pour trahir le fecret des « confeils, & pour abandonner les intéréts de Ia «nation aux puifTances étrangères; ce qui n'eft * jamais poffible au roi, paree qu'on ne peut » rien lui offiir d equivalent a ce qu'il abandon« neroit. Mais comme les tentations d'un roi ne -font pas égales pour faire le mal, il n'eft pas. «également expofé non plus a 1'oppofition lorf»  et Hamet. 3* CHAPITRE IV. Pendant que ce jeune prince étoit triompriant de fa conquête, & que fon cceur fe livroit avec complaifance a fa tendre aiTeclion pour fon frère, on lui dit qu'Omar étoit a fa porte & demandoit a le voir. II ordonna qu'il fut admis furie champ ; & lorfqu'Omarparut devantlui, le voyantprêt a fe profterner, fuivantl'ufage , il le prit entre fes Bras , dans un tranfport d'eftime & d'affeCtion. Enfuite ayant défendu qu'on les vint interrompre, il le forca de s'alTeoir prés de lui fur un fofa. Alors il lui fit, avec toute Pardeur & la joie d'un jeune cceur, le récit de fa converfation avec Almoran, mêlé des plus grands éloges & des témoignages de la plus fincère eftime pour fon frère. Omar n'étoit pas fans quelque foupcon , que les fentimens, par lefquels Almoran avoit commencé avec tant de paflion , né tinlTent encore le premier rang dans fon ame. Mais il n'en témoigna rien , non-feulement paree qu'un foupcon n'eft qu'une accufation fans preuve, mais paree que fes principes ne lui permettoient pas de parler au défavantage d'autrui, fur les points  32 Almoran même Jont il connoilTöit la vérité. II approa'va les fentimens d'Hamet, dans lefquels il recönnut fes propres inftrudions; & ce qu'il cfrut devoir ajouter fe réduifit a quelques nouveaux confeils, que 1'alTociation d'Hamet au tröne lui fit' juger néceffaires. » Souvenez-vous, lui dit-iï, que la plusfüre » méthode pour affiurer le règne de la vertu, eft » de prévenir les occafions du vice. Peut-être » fe trouve-t-il des fituations, dans lefquelles il * n'eft jamais arrivé que la vertu humaine fe foit « foutenue; ou du moins, il eft des tentations s> opiniatres par leur longueur, a-uxquelles il eft V très-rare qu'on ait réfifté jufqu'a Ia fin. Dans » une conftitution de gouvernement qui lailTe la « peuple expofé a de continuelles féduótions » par la faciüté de s'abandonner aux plaifirs dif« folus, ou de faire des gains ililcites, Ia multipli» catioh des loix pénales n'aura pas d'autre effet « que de dépeupler 1'e'tat, & par conféquent de j> 1'afrbiblir; de livrer au cimeterre, au cordon * » des fajets qui pouvoient être rendus utiles k « la foclété, & de laiiTer Ie refte, dnTolu, tur» bulent & fadieux. Si les rues font non-feule*s meilt remplies de femmes, (x) qui drelTent des (i) Licencss comme aworifées a Londres, S> pïéges  E T H A M e T* ij» »'pléges au paiTant par leur air, leurs ilgnes Sc 53 leurs follicitatiöns ; mais 'de lieux oü tous les si défirs qu'elles allument peuvent être fatisfaits 33 avec autant de fecret que d'aifance; c'eft eri 33 vain que les pas de la proflituee vont a la mort, 3'3 & que fes pieds s'enföncent dans tenfer. Quel 33 fruit efpérer d'aucune punition, que les loix j» humaines puilTent ajouter a la maladie , a la 33 misère , a la pourrituf e & a 1'infamie ? Si vous' 33 permettez que Po pi urn fe vende publiquement 33 a vil prix, c'eft une folie d'efpérer que la crainté 33 du chatiment puiffe garantir le pauvre de la fai33 néantife & de 1'ivrognerie. Si la méthode de 33 lever les taxes laiiTe le móyen de fe procurer 33 les marchandifes fans les pa.yer, 1'efpoir da 33 gain Pemporta toujours fur la crainte du cha33 timent. Si vous retenez la paie d'un vieux fol=33 dat, qui vous a fervi Iong-tems au rifque de 53 fa vie; c'eft en vain que vous menacez d'em» prifonnement & d'amende 1'ufure & Pextórfion» 33 Si dans vos armées vous fouffrez que pour 331'intérêt d'un particulier la vie d'un cheval foit 33 préférée a celle d'un homme, fóyez für que 33 votre propre épée eft tirée par votre ennemi; 33 car il y aura toujours quelqu*un fur qui Pin53 térêt aura plus de force que Phumanité & 1'hon53 neur. Ne mettez donc Pintérêt de perfonne en » balance contre fon devoir; & n'efpérez pas d« C  54 Almoran » moyen plus fur pour faire fouvent le bien, que « de prévenir les occafions du mal ». Hamet ne prêta pas moins d'attention a ces précerjtes d'Omar, qu'aux inftructions d'un père; & pro'mettant de les cbérir & de les garder comme le tréfor de fa vie, il le congédia tendrement. Si le cceur d'Hamet s'ouvrit alors aux plus agréables efpérances, Almoran féchoit d'inquiétude , de défiance & de jaloufie : il évita toutes les occafions de voir Hamet & Omar; mais Hamet n'en conferva pas moins fa confiance, & le prudent Omar fes foupeons. CHAPITRE V. Cependant le fyftême du gouvernement fut établi, tel qu'il avoit été formé par Omar, Hamet I'adopta par principes, Almoran par politique. Les vues d'Almoran fe terminoient a la fatisfaétion de fes défirs ; celles d'Hamet a 1'accomplilTement de fon devoir : Hamet, par conféquent,fut infatigable dansles affaires d'état; & fes fentimens d'honneur, fon amour pour Ie public, en ayant fait I'objet de fon ehoix, elles devinrent pour lui la continuelle fource d'une généreufe & pure félicité. Almoran n'y appor-  t t Ham e-t» §| tok pas moins de diligence, mais paf ün autre motif; ce qui 1'animoit, n'étoit pas 1'amour du bien public, mais fa jaloufie pour fon frère , il rempliiToit fa tache, comme un efclave attaché au joug, a contre-cceur & fans goüt : auiu ne lui caufoit-elle que du chagrin, du trouble, de 1'ennui & de fimpatience. Pour réparer cette perte du tems, i! prit le parti de donner aux plaifirs toutes les heures qui lui reftoient. Ses jardins étoient un abregé de la nature entière , & tous les tréfors de 1'art étoient épuifés dans fon palais. Son férail étoit remplï des beautés de toutes les nations, & fa tabla également couverte de ce que chaque province de fa domination produifoit de plus exquis. Dans les chants qu'il faifoit fouvent répéter devant lui, il étoit flatté par le doublé plaifir de Pa~ dulation & de la mufiqüe; il refpiroit les parfums de 1'Arabie, & ne fe refufoit pas les délices défendues du vin» Mais comme chaque ddfir eft bientöt raffafié par 1'eXcès, 1'ardeur même aveC laquelle fes plaifirs étoient accumulés, le privok de la douceur de jouir. Dans cette variété de belles femmes qui Fenvironnoient, la pafiion de 1'amour, qui doit être délicate & rafinée pour être voluptueufe, étoit dégradée au pur inftind, & fans cefle épuifée par une diffipation fans fin 5 les carefles n'étoient pas atteüdries par la certi- C a  gtf Almoran tude d'une mutuelle communication de délices | elles étoient immédiatement fuccédées par 1'indifierence ou le dégoüt: tant de mets friands , par lefquels fon intempérance étoit fans celTe excitée, détruifoient cette pointe d'appétit, qui peut feule en relever le goüt. La fplendeur de fon palais & la beauté de fes jardins devinrent fi familières a fes yeux, que fouvent il les regardoit fans les voir. La mufique & la fiatterie même perdirent leurs charmes, par une répétition trop fréquente; & les interruptions du fom. rfleil pendant la nuit, fuivies de la langueur du roatin, étoient plus qu'un trifce équivalent pour la gaieté palïagère qu'il devoit au vin. Ainfi fe paflbient les jours d'Almoran, partagés entre des travaux pénibles, dont il n'ofoit pas fe difpenfer, & 1'avide recherche du plaifir, auquel il ne pouvoit parvenir. Hamet au contraire ne cherchoit pas le plaifir, mais le plaifir fembloit le chercher. II jouiflbit d'une conftante férénité d'ame, qui le rendoit continuellement fufceptible des plus agréables impreflions. Tout ce qu'il trouvoit préparé pour je rafraïchir ou 1'amufer dans fes heures de relache & de folitude, ajoutoit quelque chofe aux délices de fon cceur, lorfqu'il fe rappeloit les images du paiTé, ou qu'il jetoit les yeux devant lui fur 1'avenir. Ainfi les plaifirs desfens étoient  S t Hamet. 37 vtelevés par ceux de 1'efprit, & les plaifirs de 1'efprit par ceux des fens. A la vérité, il étoit encore fans femme. II n'avoit pas vu encore de beauté dont les charmes euffent fixé fon attention, ou déterminé fon choix. Entre les ambaffadeurs que les monarques de I'Afie avoient envoyes a la cour des deux fils de Solyman, pour les féliciter de leuraccefiion au tröne royal de Perfe, on comptoit un circaffien, qui fe nommoit Abdallah. Ce miniftre n'avoit qu'un enfant, une fille, dans laquelle fon bonheur & fon affeétion étoient réunis; il n'avoit pu fe déterminer a la laiffer derrière lui, & 1'avoit amenée par cette raifon a la cour de Perfe. Elle avoit perdu fa mère dans 1'enfance. Son age étoit d'environ feize ans, & fon nom, Almeyde. Elle étoit belle comme les filles du paradis, douce comme les exhalaifons du printems; fon ame étoit fans tache, & fes manières fans art. Elle étoit logée, avec fon père, dans un palais qui touchoit aux jardins du férail; & Ie hafard fit qu'une lampe qu'on avoit lailTée bruler pen dant la nuit, dans un appartement au-deiTous du fien, fe trouvant trop prés d'un réfeau de cotton , qui couvroit un fofa, y mit le feu , qui fe répandit facilement , & toute la chambre fut bientöt en flamme. Almoran s'étoit déja fait porter au lit, après une nuit palTée dans 1'excès de C3  3S Almoran la débauche; mais Hamet étoit eneore dans fon cabinet, occupéde la leéturede quelques mémoires , dont il devoit faire ufage le jour fuivant 5 fes fenêtres donnoient fur les appartemens de derrière du palais qu occupoit Abdallah. Hamet k ayant tourné fans deffein les yeux de ce cóte% la, futalarmé par la vue d'une lumière extraordinaire; & s'avancant auffitöt pour découvrir d'oü elle venoit, il n'eut pas de peine a juger de 1'accident, Après avoir ordonné promptement a fa garde de nuit, d'aller au fecours, pour arrêter les progrès du feu, & fauver les meubles, il courut lui-méme au jardin. En approchant de la maifon embrafée, il crut entendre les cris d'une voix de femme; & 1'inftant d'après, Almeyde fe fit voir a la fenêtre d'une chambre , direcèement au-deffus de celle qui étoit en feu. Hamet, jufqu'alors , n'avoit jamais eu 1'occafion de voir Almeyde, & ne favoit pas même quAbdallah eut une fille : mais, fans la connoitre, il prit un vif intérêt a fa fituation, & lui cria d'un ton ferme, de fe laiffer tomber dans fes bras. Au fon de fa voix, elle fe retira dans fa chambre, tel fft le pouvoir de la modeftie naïve, quoique la fumée commencit a fortir en 'nuées épaiffes dé fe fenêtre; mais elle fe vit bientót forcée de reYenir, $c quelques eadroits du plancher s'étant f:ï5|r'p.uvert5 au même moment, elle s'enveloppa.  Almoran & fans lkifan, qu'elle étoit en fÜreté; il lui dit qu'eiie étoit dans le palais des rois de Perfe, & que celui, qui s'étoit fait un bonheur de I'y porter dans fes bras , étoit Hamet. L'habitude du refped pour le nom du fouverain, prit auffitót 1'afcendant fur toute autre paffion dans le fein de la belle Almeyde : une nouvelle confufion s'empara de fon vifage; & le cachant de fes mains » elle fe profterna devant lui: il fe hata de la relever, avec un tremblement prefqu'égal au fien; & par un langage plein de graces , il s'eiferca de lui infpirer de la confiance & de la tranquillité, Julqu'alors, Fimagination dAlmeyde avoit été remplie tout entière par de violens fpedacles, qui s'étpient rapidement fuccédés fans la moindre interruption. Un inftant de réflexion la jeta dans une nouvelle agonie. Après quelques mom.ens de filence, elle joignit les deux mains, & fondant en larmes , elle s'écria; Abdallah ! mon père ! mon père ! Hamet, non^feulement reflTennt, mais con5ut le fens de cette exclamation, & eourut immédiatement au jardin, II n'y eut pas fait quelques pas, qu'il découvrit un vieillard, aflis fur la terre, qui levoit les yeux au ciel, dans une douleur muette, comme s'il eut épuifé ie pouvoir de fe plaindre. Hamet, s'étanf. approqhi, recpnnut, a Ia lueur des flammes,  ï i Hamet. 41 que c'étoit Abdallah. Auffitöt, le nommant par fon nom, il lui dit, que fa fille étoit hors de danger. Au nom de fa fille, Abdallah treffaillit & fe leva, comme s'il eüt été réveillé du fommeil de la mort par la voix d'un ange. Hamet répéta que fa fille étoit hors de danger ; & dans ce moment, Abdallah, ouvrant un ceil égaré, le reconnut pour le roi. Son refpectueux étonnement ne lui permit pas alors de faire d'autres queftions ; mais Hamet lui montrant de quel cöté il pouvoit retrouver fa fille, s'avanca plus loin , pour ne pas diminuer le plaifir de leur entrevue, ou pour ne pas contraindre , par fa préfence, les premiers tranfports de leur tendreiTe. Bientpt il rencontra d'autres fugitifs , échappés aux flammes , qui leur avoient ouvert un paiTage dans les jardins du férail, & dans ce nombre , quelques femmes d'Almeyde , qu'il mena lui - même a leur maitrefle. Auffitöt il affigna un appartement , pour le père & pour la fille, dans fa moitié du palais ; & le feu paroilTant tout-a-fait éteint, il fe retira ppur pren« drg un peu de repos.  4* A l m o r a k CHAPITRE VI. QnoIQUEIa nuk fut fort avancée , les yeux d'Hamet étoient inacceffibles au fommeii. Son «magination ne cefToit pas de lui repréfenter les evenemens qui venoient d'arriver. La figure d'Almeyde s'offroit incelTamment devant lui ;& fon cceur étoit dans une agitation, dont il ne fouflt°lt Pas d'être délivré, quoiqu'elle éloignit de lm toute efpérance de repos. Dans le même tems, Almoran cherchoit k dimper dans un fommeii imparfait les fuites de Ion intempérance; & le matin , quand on 1'intonna de ce qui s'étoit paffe, i! ne marqua pas d autre paflion que la curiofité; il pa{Ta dans le jardin, mais après avoir confidéré les ruines & setre fait raconter la nahTance & les effcts'de ïincendie, il n'y penfa plus. „ Dans Hamet* au™n foin d'intérêt propre n'arreta 1'attention qu'il crut devoir au malheur dautrui. II retourna vifitër les ruines, non pour latisfaire fa curiofité, mais pour obferver ce qui pouvoit apporter quelque foulagement a la miiere de fes voifins, & pour leur faire reftitue* ee qu'on avoit préfervé des flammes. II trouva  et Hamet. 43 qu'il n'étoit péri perfonnemais qu'il y avoit un grand nombre de blefles : il leur envoya fes médecins & fes chirurgiens ; & lorfqu'il eut fait récompenfer ceux qui leur avoient donné du fecours , fans oublrer fa garde même, qui n'avoit fait qu'accomplir fes ordres, il fe rendit a la chambre du confeil, oü fon attachement aux affaires, fa patience & fon attention , furent les mêmes que s'il n'étoit rien arrivé. II avoit donné ordre, a la vérité, qu'on 1'informat de la fanté d'Almeyde ; & lorfqu'il revint a fon appartement, il trouva PambaiTadeur de Circaflie qui 1'attendoit pour exprimer la reconnoiitance qu'il devoit a fa généreufe bonté, Hamet en recut les témoignages avec un fentiment particulier de plaifir; ils avoient quelque rapport a la jeune Almeyde; & fans intervalle il sinforma encore de fa fanté avec une ardeur qui n'étoit pas ordinaire , pour la bonté même d'Hamet. Après toutes ces queftions & les réponfes, il ne fembloit pas porté a congédier Abdallah , quoiqu'il parut dans quelque embarras pour le retenir. II auroit fouhaité. de favoir , s'il n'avoit pas regu des offres de mariage pour fa fille; & ce défir, il auroit vOulu ne le pas découvrir par une queftion directe: mais il reconnut bientöt, que d'un homme fi refpe&ueux &.fi prudent, il nefallok pas attendre douver-  4^ Almoran » dit Abdallah, eft deréparer notre ofFenfe cörri»mune; & nous ne demandons a ta hauteiTe * 33 que de recevoir les remercïmens d'Almeyde » pour la vie "qu'elle te doit, & de ne pas im» puter a 1'ingratitude un délai qui n'eft venu P que d'inadvertance. Permets que je la tienne » de toi, comme ton préfent; & que la lumière f de ta faveur foit fur nous. Recois-la donc, die » Hamet; car il n'y a que toi feul a qui je vou" luiTe la donner ». Cette expreffion du roi ne put échapper a 1'attention du père ni de la fille ; mais aucun des deux ne communiqua fes conjeclures a 1'autre. Almeyde , portee a juger de la fituatiort d'Hamet par la fienne, & fe rappelant quelques le'gères circonftances, connues d'elle feule, & favorables afes défirs, efpéroit avec plus de confiance que fon père, d'entendre encore pariet d'Hamet ; & fon attente ne fut pas fufpendue long-tems. Hamet trouva de la douceur a penfec qu'il s'étoit ouvert une voie pour des explications plus claires ; & fon impatience croiffant d'heure en heure avec fa paffion, il fit appeler Abdallah dès le lendemain, & lui dit qu'il fouhaitoit de cqnnoitre un peu plus familièrement fa fille, dans la vue d'en faire fon époufe «. « Comme vous & votre fille, ajouta-t-il, vous » n'êtes pas mes fujets, je n'ai pas d'autorité fur.  et Hamet* .47 w vous; &T dans cette occafion, quand j'en au=> rois, je n'en voudrois pas ufer. Ce n'eft pas 33 d'une efclave que j'ai befoin , c'eft d'une 33 amiè, & ce n'eft pas une limplè femme que je 33 cherche, mais une compagne. Si je trouve dans 33 votre Almeyde tout ce que je m'imagine , fi 33 fon ame répond a fa figure, & fi je puis la »> croire capable de donner fon cceur a Hamet, 33 & non purement fa main au roi, elle fera mon 33 bonheur 33. Abdallah ne répondit, a cette déclaration , que par des témoignages de la plus vive reconnouTance & de la plus profonde foumiffion ; il fe retira, pour aller préparer Almeyde a recevoir le roi dans 1'après-midi du même jour. CHAPITRE VIL C o m m e il ne s'étoit pafte que huit mois, depuis la mort de Solyman , & que la vénération d'Hamet pour la mémoire de fon père ne lui permettoit pas de fe maner avant la révolution del'année, il réfolut de ne pas parler d'Almeyde a fon frère, jufqu'a PapprOche du tems auquel il fe propofoit de 1'époufer. La conduite fiére & hautaine d'Almoran ne laiftbit plus aucun douts  et Hamet. 4| «Tune puiffance tyrannique, c'eft a-dire, comme tan fujet paffif de volupté paflagère & de jouiffance d'un inftant. Le plaifir qu'il avoit pris ï con'templer les naiflantes beautés d'Almeyde, lui devitit plus chef, lui fembla plus exalté, plus ïafiflé, par la tendre fenfibiïité qu'il cru't découvrif dans fon cceur, & par fes propres réflexions fur la félicïfé qu'il tiroit de fes yeux. Eti admirahtïes graces de fes moindres mouvemèns, ï'élégance de fa figure, la fymétrie de fes tralts, & 1'incomparable fraïcheur de fon teint, il les con- fidéroifcommelesfimplesdécorations d'une ame, capable de fe méler avec la fienne dans les plus exquifes délices , dé lui fendre tous fesféhtifeens toutes fes idéés, &defe faire de nouveaux plaiïirs des fieris. Le défir ne fut plus, dans Hamet un fimple appétit de Ia nature, ce fut imaginaïion, force de raifon : il renfermoit ie fouvénir du pafTé , & 1'anticipation de 1'avenir; & fon objet ïie fut plus le fexe, mais Almeyde. Hamet n'aimant pas a différer les plaifirs qu'Ü étoit en fon pouvoir de corrimuniquer, fe hita d'mfórmer Abdallah qu'il n'attendoit qu'un tems convenable pour placer Almeyde fur le tröhe mais que diverfes raifons 1'obligeoient de fufpendre une réfolutiort dont il fe croyöit obligé de lm donner connoilTance, quoiqu'il en fit un myitere pour tout autrei  ja 'Almoran vant fupporter la penfée qu Almoran parlat d'Almeyde a fon père, comme de fa maïtrefTe, luirépondit qu'il n'avoit pas avec elle lafamiliarité qu'il fuppofoit; & qu'il avoit au contraire une fi haute opinion de fa vertu, que s'il lui propofoit quelque chofe qui püt la blelfer , il étoit perfuadé qu'elle n'y confentiroit pas. L'imagination d'Almoran fut plus enflammée que jamais par des charmes purs, & par une vertu qui en relevoit le prix, en les rendant de plus difficile accès. Hamet renoncoit a toute liaifon avec elle en qualité de maïtreffe; il ne s'agiffoit que de favoir , s'il étoit dans le defTein d'en faire fa femme. Almoran cherchoit a pénétrer ce fecret, quand Hamet faifant réflexion que s'il faifoit myftère de fes vues a fon frère, c'étoit lui laiffer la liberté de former fur Almeyde toutes les entreprifes qu'il jugeroit a propos, fans être obligé d'en rendre compte a perfonne, & fans lui donnet un jufte fujet de plainte, prit le parti de lever fes doutes, en lui déclarant qu'il avoit ce deffei n, mais qu'il vouloit attendre quelque tems pour 1'exécuter. Cette déclaration augmenta 1'impatience d'Almoran ; il déguifa néanmoins rintérét qui 1'avoit fait parler, & laiffa tomber la converfation. Almeyde ne fut pas nommée, dans les adieux  It Hamït. pendant la nuit, pour la renfermer dans quelque retraite, inacceffible a tout autre qu'a lui; & tantöt celle d'aflafliner fon frère, pour fe délivrer par le même coup , d'un rival en grandeur comme en amour. Mais ces noirs pro jets n'étoient pas plutöt formés par fes défirs, qu'iis étoient rejetés par fes craintes : il n'ignoroit pas que dans toutes les contefbtions entre Hamet & lui, la voix du public feroit toujours pour fon frère , fur-tout lorfqu'Hamet paroïtroit injurié. Quantité d'autres objets également téméraires , violens , impérieux , furent concus & rejetés tour a tour; enfin le parti auquel il fe vit forcé de s'arrêter, fut de déguifer foigneufement fa paflion jufqu'a ce que la fortune lui préfentat quelque occafion de la fatisfaire, dans la crainte qu'Hamet neut une jufte raifon de lui refufer la vue d'Almeyde, ou ne la fit difparoïtre en la conduifant dans quelque lieu dérobé a la connoiflance des hommes.  ■fi A l m o r 4 1? CHABITRE VIII. Dans eet intervalle , Omar a qui fon fidells' élève avoit découvert jufqu'aux moindres circonftanees de fa fituation & de fes delfeins y teriBit les yeux prefqumcefTamment ouverts fur Almoran ; & 1'obfervoit avec une attention, qu'il étoit difficile d'éluder ou de tromper. II s'appergut qu'il étoit plus inquiet & plus troubla que jamais; que dans, la préfence d'Hamet il changeoit fréquemment de couleur ; que fa. conduite étoit artificielle, inconféquente; & qua très-fbuvent, il palToit d'un fombre mécontentement & d'une furieufe agitation a des ris forcés & aux éciats d'une joie contrefaite. II ne remarqua pas moins qu'il paroiiToit très-déconcerté , lorfqu'il avoit été chez Almeyde avec Hamet, ce qui arrivoit généralement une fois chaque femaine; qu'il étoit devenu paffionné pour la folitude, &' qu'il paffoit quelquefois plufieurs, jours de fuite, fans entrer dans 1'appartemene de fes femmes, Omar, a qui cette conduite d'Almoran avoit commencé a rendre fes intentio.ns fufpecles, ré-  ST Hamet. '61 pouvoir qüi fnettoit des princes dans fa dépendance , & d'une immenfité de richeffes avec lefquelles il pouvoit acheter tout ce qui flattoit fes inclinatiöns ; il étoit aifé pour Almoran, a la naifTance de chaque paffion, ou de chaque défir, de fe fatisfaire par une fucceiïion continuelle de nouveaux objets: cependant, nonfeulement il ne jouiffoit de rien, mais il ne connoi/foit pas le repos ; il étoit alternativement rongé de chagrin, & furieux d'indignation; fss vices avoient changé pour lui toutes les douceurs en amertumes; en un mot, après avoir inutilement épuifé la nature pour en tirer fon bonheur, il étoit parvenu a s'afHiger des bornes dans lefquelles il fe voyoit refferré: Almoran regrettoit, comme la caufe de fa mifère, d'autres facultés & d'autres pouvoirs qui lui manquoient. Ainfi 1'année du deuil de Solyman fe paffa fans aucune violence de fa part, & fans précaution de la part d'Hamet. Mais, le foir du dernier jour, Hamet, dont les ordres avoient été donnés fecrètement pour les préparatifs de fon manage, qu'il vouloit célébrer fans éclat , informa fon frère par un billet qu'Omar fe chargea de lui remettre , du deffein oü il étoit de fe marier le jour fuivant. Almoran qui s'étoit toujours flatté d'être inftruit beaucoup plutöt, lut  ^2 A t M O R A N la lettre avec un trouble qu'il lui fut impoffible de dcguifer : il fe trouvoit feul dans 1'intérieur de fon appartement 5 il détourna auffitöt les yeux du papier, il 1'écrafa dans fa main, & 1'ayant pouffé brufquement dans fon fein, il tourna le dos a fon gouverneur, fans lui dire un mot. Omar fe eroyant congédié, fortit a tinftanr. Toutes les paffions qu'Almoran ne put retenir plus long - téms captives , forcèrent le paffage par un torrent d'exclamations : Suis-jé « donc, s'écria-t-il, dévoué pour jamais a la «doublé malédicüon d'un empire divifé*& d'un " amour malheureux ! Qu'eft-ce que 1'empire, » s'il n'eft pas pofféde' fans partage ? Mérite-t-il «le nom de pouvoir, lorfqu'il eft bridé fans « eeffe par les oppofitions d'un rival ? Suis-je « fait pour e'couter en filence des murmures & »des cris d'efclaves , & p0Ur leur diftri«buer avec égaiité ce qu'iis ont 1'infolence « de demander comme urie dette ? Le foleil fe » rallentira plutöt dans fa cöurfe , & 1'univers fe » verra plongé dans les ténèbres, afin que le " ver-luifant puiffe briller a fon aife fur la face " de la terre » & que les hiboux & les chauve«fouris qui habitent les tombeaux des morts, « jouiffent d'une plus longue nuit. Et c'eft rtéan» moins le röle que j'ai fait, paree que le témé.  et Hamet. » raire Hamet n'a pas craint de faire le fien ! » Et mon cceur languit envain, paree que mon « pouvoir ne s'étend pas jufqu'aux charmes d'Al« meyde ! Avec un empire fans partage & la pof«feffion dAlmeyde, je ferois Almoran: maïs «fans ce doublé bonheur, je fuis au-deffous de « rien ». Omar, qui n'avoit pu fe retirer afTez vïte pour ne pas entendre Ie fon d'une voix, qu'il reconnut pour celle d'Almoran , fe hata de retourner a la chambre oü il 1'avoit lailfé, dans la crainte d'en être forti trop tot, & que ce ne fut a lui que le roi s'étoit adrefle : il fut bientöt affez proche pour ne .rien perdre de fes fureurs ; & pendant qu'il demeuroit dans 1'irréfolution , entre la crainte d'étre découvert & la dirfïculté de fe retirer, tout d'un coup Almoran fe tourna vers lui. Ils demeurèrent tous deux immobiles de confufion & d'étonnement; mais la fierté d'Almoran furmonta bientöt toutes fes autres paffions; & fon dédain pour Omar lui fit donner a fes criminels tranfports 1'air ferme de la vertu : » Je le vois, lui dit-il, tu m'as dérobé Ie fe« cret de mon ame; mais ne t'imagine pas que «j'appréhende qu'il foit connu. Je te lahTe uns «indigne vie, quoique mon poignard put te »l'öter. Te reprocher tonaudace, temaudire,  ^4 Almoran » ce feroit te faire honneur, & t'élever pk que «ta balfeiTe ne pourroit jamais prétendre; Alors Almoran tourna le dos de fair le plus méprifant. Mais Omar prit la liberté de 1'arrêtef par fa robe, & fe profternant a fes pieds, il le conjura de lui donnet un moment d'attention, Ses inftances répétées prévalurent enfin: il s'efforga de fe laver du foupgon, d'avoir tenté volontairement de furprendre le fecret de fon roi. Almoran 1'interrompit d'un air fombre & d'un ton févère? * Qui es - tu, dit-il, pour te flatter, » qu'il m'importe que tu fois innocent ou cou«pable? Si ce n'eft pas en faveur de moi, ré«ponditOmar, écoute-moi pour toi-même; & «que mon affeöion foit entendue, fi 1'humilité « de mon refpeft eft méprifée. Je fais que ton «cceur n'eft pas heureux, & j'en connois a «préfent la caufe. Que ta hautelTe pardonne » la préfomption de fon efclave : celui qui cher« che k fatisfaire tous fes défirs^ doit être nécef«fairement malheureux; celui-la peut arriver « au bonheur qui fait en fupprimer quelques« uns ». Aces mots, Almoran tirant fa robe pour 1'arracher de la main d'Omar , & le regardanc d'un ceil plein de~rage & d'indignation :« Ta fup« preffion du défir, lui dit-il, eft le bonheur d'un «fourd, qui ne fe fouvient pas d'avoir jamais «entendu.  Almoran la vertu. 33 Si je dois périr, échappe-t-il encore 33 a fon défefpoir ; périffons du moins fans avoir sjfléchi, Non, non, je ne veux éteindre aucun 33 défir que la nature ait allumé dans mon fein ; 33 & fi mes lèvres forment quelque vceu, ce fera 33 pour obtenir un nouveau pouvoir de nourrir 33 cette précieufe ftamme 33. En prononcant ces dernières expreffions, il fentit trembler tous les édifices du palais ; il entendit un bruit effrayant, femblable au vent du défert. Un être, au - deffus de 1'apparence humaine , s'offrit a fes yeux. Almoran , quoiqu'épouvanté, ne fut pas humflié ; il demeura ferme, dans 1'attente de 1'évènement: c'étoit endurcilfement plus que vrai courage. 33 Tu vois, lui dit le fantöme (1), un génie 33 que 1'audacieufe réfolution de ton ame a fait 33 defcendre de la région moyenne , oü fa defti33 nation 1'obligeoit d'attendre le fignal, & quï 33 regoit maintenant la permiffion d'agir de con33 eert avec tes défirs. Vois fi j'ai compris le lan33 gage de ton cceur: tout plaifir, fe dit-il a Iui- (1) II n'ell: pas befoin de faire obferver ici une ügure oriëntale, qui transforme les infpirations & les rnouvemens d'une paffion violente en génie, dont elle en fait procéder tous les effets.  et Hamet» c-j » même, que je croirai pouvoir arracher de « la main du tems, a mefure qu'il volera fur «ma tête , je fuis réfolu de me 1'affurer: mes «pafiions feront violentes, afin que mes jouif« fances en foient plus fenfibles; car 1'homme « a-t-il un autre partage , que la joyeufe folie «qui proionge les heures de jouiflance, la fu« rieufe fatisfaótion qui peut être arrachée de « Pin)ure par la vengeance , & la douce fuccef« fion d'une variété de plaifirs que le défir tou«jours capricieux & changeant , prépare dans «les délices de 1'amour»? Qui que tu fois, interrompit Almoran, dont la voix a découvert le fecret de mon ame , re^ois mon hommage: je veux t'adorer, & tu feras déformais ma fageffe & ma force. « Prends « courage , reprit le génie; car je fuis icï pour " ce doublé office: mon pouvoir va fe joindra « au tien; & fi c'eft ta feule foiblelfe qui t'a rendu « miférable , compte bientöt d'être heureux. Ne « penfe pas au jour de demain: demain , tu ver« ras mon pouvoir employé pour toi. Qu'aucun » prodige ne te caufe d'effroi, & repofe-toi fur « mon fecours ». Pendant qu'il parloit encore, & que les yeux d'Almoran étoient fixés fur lui, un nuage épaiffi par dégrés enveloppa fa figure, qui fondant en air le moment d'après, difparut immédiatement, Ea