VO YAGES I MA G I NA I RE S9 ROMANESQUES, MERVEILLEÜX, ALLÉGORIQUES, AMUSANS, COMIQUES ET CRITIQÜES, S U 1 VI S DES SONGES ET VISIONS, E T D E S ROMANS CABALISTIQUES;  ..—— , ,. CE VOLUME C0NT1ENT Le Comte de Gabalis , ou Entretiens fur les Sciences fecrètes. Le SvtPHE amoureux. Les Ondins , Conté moral, par Madame Robert,' L'Amant Salamandre,  V O Y A G E S IMAGIN AIRES, SONGES, VISIpNS E T ROMANS CABALISTÏQÜES, Ornés de Figures. TOME TRENTE-QUATRIÈME. Troifième claffe, contenant les Romans Cabalijliques. A AMSTERDAM, irouye a Pa Ris. RÜE ET HOTEL SERPENTE. M. DCC. LXXXVIiL   &VE RTISSE MENT DE VÉ DIT EUR. La meilleure manière de combattre les opinions fingulières & les fyftêmes hardis des enthoufiaftes & des vifionnaires , eft d'employer contre eux le ridicule y c'efl, a ce qu'il nous femble, Je mojen le plus sür de les réfuter & d'arrêter les progrès qu'xls peuvent faire auprès des eiprits crédules & de ceux cfui deviennent facilemenr dupes de leur imagination. Telle a été la marche qu'a fuivi 1'auteur du Comte de Gabalis, ou Entredens fur les fciences fecrètes. fl eft étonnant combien les abfurdes rêveries de la cabale avoient de partifans zélés, lorfqu'il publia fon livre : eet ingénieux badinage ruina le crédit des Cabaliftes, & dévoua leurs ridicule* myfteres au mépris public. U fable du roman du comte de Gabahs eft fcnple ; on fuppofe ^  %j AVERTISS EMENT. fameux adepte que 1'on nomme ie comte de Gabalis , vient trouver 1'auteur du fond de 1'Allemagne , oü ii faifoit fa demeure ; il croit avoir dé~ couvert en lui des difpofitions naturelles aux grands myftères de la cabale, & cette découverte détermine notre cabalifte , non-feulement k faire un trèslong voyage pour venir chercher ce nouveau fage , mais a lui développer dans le plus grand détail cette fcience fublime & fecrète. A 1'aide de cette fuppofition, le comte de Gabalis a cinq entretiens avec Fauteur , oü il lui débite d'un ton dogmatique & fententieux de vraies extravagances. Quelquefois la tête du cabalifte s'échauffe , de vives apoftrophes a la divinité & aux efprits élémentaires prouvent une imagination exaltée & des lueurs de raifon & de faine philofophie qui s'échappent de tems en tems , prouvent que le vifïonnaire avoit1 originairement un bon efprit, qui s'eft laiffé féduire & gater par 1'amour défordonné du merveilieux^  AVE RTÏSSEME NT. hf Cet ouvrage eut te plus grand fuccès; maïs Tauteur paya la fatisfaftion que put lui donner cette réuffite de beaucoup de traverfes & de perfécutions. Un donna une extenfion forcée a fes intentions, & ceux qui voyoient avec chagnn le ridicule qu'il avoit jetté fur arbares, on deyient abfolu fur tous ces peu-  Secoinp Entretien. 31 :p1es : ils n'exigent aucun culte du fage, qu'ils favent bien être plus noble qu'eux. Ainfi la vénérable nature apprend a fes enfans a réparer les élémens par les élémens ; ainfi fe rétablit 1'harmonie ; ainfi 1'homme recouvre fon empire naturel, & peut tout dans les élémens , fans démons & fans art illicite : ainfi vous voyez, mon fils, que les fages font plus innocens que vous ne penfez. Vous ne me dites Tien r Je vous admire, monfieur, lui dis - je , & je commence a craindre que vous ne me faffiez devenir diftillateur. Ah ! Dieu vous en garde, mon enfant, s'écria-t-il, ce n'efl: .pas a ces bagatelles - la que votre nativité vous deftine : je vous défends au contraire de vous y amufer ; je vous ai dit que les fages ne montrent ces chofes qu'a ceux qu'ils ne veulent pas admettre dans leur troupe. Vous aurez tous ces avantages, & d'infiniment plus glorieux & plus agréables , par des procédés bien autrement philöfophiques. Je ne vous ai écrit ces manières, que pour vous faire voir 1'innocence de cette philofophie, & pour vous öter vos terreurs paniques. Graces k Dieu, monfieur, répondis-je, je n'ai plus tant de peur que j'en avois tantöt; & ^uoique je ne me détermine pas encore a  ■yt Le Comte de Gabaiis, raccommodement que vous me propofez avec les falamandres , je ne laiffe pas d'avoir la curiofité d'apprendre comment vous avez découvert que ces nymphes & ces fyiphes meurent. Vraiment, répartit - il, ils nous le difent, & nous les voyons mourir. Comment pouvezvous les voir mourir , répliquai- je , puifque vctre commerce les rend immortels ? Cela feroit bon , dit • il, fi le nombre des fages égaloit le nombre de ces peuples; outre qu'il y a plufieurs d'entr'eux qui aiment mieux mourir que nfquer en devenaut immortels d'être auffi malheureux qu'ils voient que les démons le font. C'eft le diable qui leur infpire ces fentimens , car il r.'y a rien qu'il ne faffe pour empêcher ces pauvres créatures de devenir immortelles par notre alliance. De forte que je regarde, & vous devez regarder, mon fils, comme tentation très-pernicieufe , C'étoit j« peuples de 1'air, q,,i donnoient avis aux Peuples des eaux que le premier & le pIus ^é des fyiphes venoit de mourir. Lorique cette voix fut entenclue, lui djs^e >1 me iemble que ie monde adoroit Pan & Jes* "ymphes. Ces meffieurs, dont vous me prêchez le commerce , étoient donc des faux dieu* des paiens. II eft vrai mon fils, répartk-il, les fages n'ont garde de croire que le démon ait jamais éu la pmffance de fe kire adorer. II eft trop malhettreux & trop foible pour avoir ^ - plaifir & cette autorité. Mais il a pu perfuader ces hotes des élémens, de fe montrer au hommes & de fe faire dreffer des temples; & Par la dormnation naturelle que chacun d'eux a fur 1 élément qu'il habite, ils troubloient 1'air & la mer , ébranloient la terre, & difpenfoient les feux du ciel è leur fantaifie : de forte qu'ils ^avoient pas grande peine è être pris pour des divinités, tand.s que le fouverain Êtrenëgligea le falut des nations. Mais le diable n'a pas%L defa mahce tout 1'avantage ^ en efpé . caril eft arrivé de-la que pan , les nymphes fe les autres peuples élémentairs, ayant trouvé moyen de changer ce commerce de culte en Tome XXXIK. c  34 Le Comte de GabaliSjJ commerce d'amour; (car il vous fouvient bieir que chez les anciens, pan étoit le roi de ces dieux , qu'ils nommoient dieux incubes, & qui recherchoient fort le filles) plufieurs des paiens font échappés au démon, & ne brüleront pas dans les enfers. Je nevous entendspas,monfieur, repris-je. Vous n'avez garde de m'entendre, continua-t-ü en riant tk d'un ton moqueur, voici qui vous paffe tk qui pafferoit auffi tous vos doaeurs , qui ne favent ce que c'eftque la belle phyfique. Voici le grand myftère de toute cette partie de philofophie qui regarde les élémens ; & ce qui fürement ötera, fi vous avez un peu d'amour pour vous-même, cette répugnance fi peu philofopbique, que vous me' témoignez tout aujourd'hui. Sachez donc , mon fils , & n'allez pas divulguer ce grand (i) arcane a quelque indigne ignorant. Sachez que comme les Sylphes acquièrent une ame immortelle, par 1'alliance qu'ils contraaent avec les hommes qui font prédeftinés; de même les hommes qui n'ont point de droit a la gloire éternelle, ces infortunés a qui 1'immortalité n'éft qu'un avantage funefte, pour lefquels le Meffie n'a point été envoyé (i) Terme de 1'art, powj dire Secreu  e S E C o Tl d E K T R E T I E N. 3-5, Vous êtes donc janfëniftes auffi, meffiéürs les cabahfles, interrompi^jë? JNous ne favons ce que c'eft, mon enfant, reprit-il bWquement & nous dédaignöns de nous informer en quoi confffient les feites difFérentes & les divcrfes rdigións dont les ignorans s'infatuent. Nous nous en tenons a 1'ancienne reÜgion de nos peres les phüofophes, de laquelle il taudra bien que je vous inftruife un jour. Mais pour reprendre notre propos, ces hommes de qui la ZT . ""'"Ull«""e ïeroit qu'une éternelle mrortune; ces malheureux enfans que le ibuve- «1 negligés, ont encore la reffource qu'ils peuvent devenir mortels-en s'alliantavec les peuples élémentaires : de forte que vous voyez que les fages ne rifquent rien pour 1'éternité; s'ils font prédeftinés , |Hs ont le plaiffi de mener au ciel, en qüittant la prifon de ce corpsJa fylphide, ou la nymphë qu'ils ontimmórtalifée • & sMs ne font pas prédeftinés, le commerce dé la fylphide rend leur ame mortelle, &les délivre des horreurs de la feconde mort. Ainfile démon fe v,t échapper tous les paiens qui s'allièrent aux nymphes. Auffi les fages Qu les amis des fages k qiu Dieu nous infpire de communiquer quelquundes quatre fecrets élémentaires, que jè vous ai appris è peu prés, s'aftranchiffent du penl d etre damnés, C ij  36 Le Comte de Gabalis; Sans mentir, monfieur, m'écriai-je, n'ofant le remettre en mauvaife humeur , & trouvant a propos de différer de lui dire a plein mes fentimens , jufqu'a ce qu'il m'eüt découvert tous les fecrets de fa cab'ale, que je jugeai bien t par cet échantillon ,devoir être fort bizarres & récréatifs, fans mentir! vous pouffez bien avant la fageffe , & vous avez euraifon de dire que ceci pafjeroit tous nos dofteurs:je crois même que ceci paÜ'eroit tous nos magiflrats; & que s'ils pouvoient découvrir qui font ceux qui échappent au démon par ce moyen, comme 1'ignorance eft inique , ils prendroient les intéréts du diable contre ces fugitifs, & leur feroient mauvais parti. Auffi eft-ce pour cela, reprit le comte, que je vous ai recommandé & que je vous commande faintement le fecret. Vos juges font étranges ! ils condamnent une action trésinnocente comme un crime très-noir. Quelle barbarie d'avoir fait brüler ces deux prêtres, que le prince de la Mirande dit avoir connus ; qui avoient eu chacun fa fylphide i'efpace de quarante ans ! Quelle inhumanité d'avoir fait mourir Jeanne Verviller , qvü avoit travaillé a immortalifer un gnome durant trente-fix ans ! Et quelle ignorance a Bodin de la traiter de forcicre , de prendre fujet de fon aventure,  Sec o nd Entretien. j7 dWifer les chimères popülaires fouènant les pretendus forciers , par un livre auffi impertment que celui de ia république eft raifonnable! Maisilefttard,&jene prends pas garde que vous n avez pas encore marigë. C'eft donc po,r vous que vousparlez, monfieur, lui dis-• car pour moi je vous ëcóütërai jufqu'a demainfans mcommodité. Ah pour moi Reprit-ij en riant & niarthant vers la porte, il pareït bien que vouS ne favez guëre ce que c'eft qUe pbilofophie. Les iages ne mangent que,pour le ölaifir & jamais pour la néceffité. j'avois une idéé toute contraire de la fageffe, réoliquai-je; je croyois que le fage ne devoit manger que pour fatisfaire a la néceffité. Vous vous abufiez, dit lé comte combien penfez-vous que nos fages peuvent durer lans manger? Que puïs-Jé favóir, lui dis, je ? Moïfe & Eüe s'en pafsèrent quarante jours vos fages s en paffent, fans donte, quelques' jours mom, Le bel effort que ce feroit, repritil. Le plus favant homme qui fut jamais, Ie divm, le prefqu'adorableParacelfeaffurequ'il a vit beaucoup de fages avoir paffé des vingt annees fans manger quoi que ce foit. Lui même avant qu'être parvenu a la monarchie de la iagefle , dont nous lui avons juftement déféré le iceptre, il voulut effayer de vivre phffieurs G iij  38 Le Comte de Gabalis, années en ne prenant qu'un demi-fcrupule de quinte-effence folaire. Et fi vous voulez avoir le plaifir de faire vivre quelqu'un fans manger , vous n'avez qu'a préférer la terre, comme j'ai dit qu'on peut la préparer pour la fociété des gnomes. Cette terre appliquée fur le nombril, & renouvellée quand elle eft trop sèche, fait qu'on fe paffe de manger & de boire fans nulle peine^ainfi que ie véridique Paracelfe dit en avoir fait 1'épreuve durant fix mois. Maisl'ufage de la médecine catholique cabaliftique nous afTranchit bien mieux de toutes les néceffités importunes, auxquelles la nature affujettit lesignorans. Nous ne mangeons que quand il nous plait; & toute ia fuperfluité des viandes s'évanouiffant par la tranfpiration infenfible, nous n'avons jamais honte d'être hommes. II fe tut alors, voyant que nous étions prés de nos gens. Nous allames au village prendre un léger repas, fuivant la coutume des héros de philofophie.  39 Trotste me Entretiek. TROISIÈME ENTRETIEN. Sur les O r a c le s. Apres avoir diné, nous retournames au labyrinthe. J'étois rêveur, & la pitié que j'avois de l'extravagance du comte , de laquelle je jugeois bien qu'il me fero'it difficile dele guérir, m'empêchoit de me divertir de tout ce qu'il m'avoit dif, autant que j'aurois fait, fi j'euffe efpéré de le ramener au bon fens. Je cherchois dans 1'antiquité quelque chofe a lui oppofer, oii il ne püt répondre; car de lui alléguer les fentimens de 1'églife, il m'avoit déclaré qu'il ne s'en tenoit qu'a i'ancienne religiën de fes pères les phüofophes, & de vouloir convaincre un cabalifte par raifon, 1'entreprife étoit de longue haleine, outre que jen'avois gardede difputer contre vm homme de qui je ne favois pas encore tcus les principes. . 11 me vint dans l'efpritque ce qu'il m'avoit dit des faux dieux, auxquels il avoit fubftitué les fyiphes & les autres peuples élémentaires, pouvoit être réfuté par les oracles des païens, que 1'écriture traite par-tout de diables & non pas de fyiphes. Mais comme je ne favois pas fi, dans les principes de fa cabale, le comte n'at- C iv  4© Le Comte de Gabalis," tribueroit pas les réponfes des oracles a quelque caufe naturelle ; je crus qu5il feroit a propos de lui faire expliquer ce qu'il en penfoit. II me donna lieu de le mettre en matière , lprfqu'avant de s'engager dans lelaoyrinthe, il fe tourna vers iejardin. Voila qui eft affez beaus dit-il,& ces flatues font un affez boneffet. Le Cardinal, répartis'je, qui les fit apporter ici, avoit une imaginatio'n peu digne de fon grand génie. II croyoif que ia plupart de ces figures rendoient autrefois des oracles:,. & il les avoit achetées fort cher fur ce pied-la. C'eftlamaladie de bien des gens., reprit le comte. L'ignorance fait commettre tous leajours une manière d'idolarrie très-crimine!le,puifqi)eronconferveavec tant de foin &c qu'on tient fi précieux les idoles dont l'on croit que le diable s'eft autrefois fervi pour fe faire adorer. O Dieu, ne faura-t-on jamais dans ce monde que vous avez, dès la naiffance des fiècles, précipité vos ennemis fous Pefcabelle de vos pieds , & que vous tenez .les démons prifonniers fous la terre dans le tourbillon den ténèbres? Cette curiolüté fi peu louable d'affembler ainli ces prétendus organe.s des démons, pourroit devenir innocente,mou fils, fi Ton vouloit fe laiffer perfuader qu'il n'a jamais été permis aux anges de ténèbres deparler dans les oracles.  Troisième Entretien. 4i ^ Je ne crois pas, dnterrompis - je, qu'il fut aifé d'établir cela parmi les curieux; mais il le feroit peut-être parmi les efprits forts; car il n'y a pas long-tems qu'il a été décidé dans une conférence faite exprès fur cette matière,par des efprits du premier ordre, que tous ces prétendus oracles n'étoient qu une fupercherie de 1'avarice des prêtres gentils, ou qu'un arnfice de la politique des fouverains. Etoient-ce, dit le comte , les Mahométans envoyés en ambaflade vers votre roi, qui tinrent cette conférence, & qm décidèrent ainfi cette queflion? Non, monfieur, répondis-je. De quelle religion font donc ces mefiieurs-Jè, répliqua t.il, puifqu'ils ne comptent pour rien 1'écriture divine, qui fait mention en tapt de lieux de tant d'oracles différens, & principalement des Pythons , qui faifoienfleur réfidenc.e & qui rendoient leurs réponfes dans les parties deflinées a la multiplication de 1'image de Dieu? Je parlai, répliquai-je , de tous ces ventres difl coureurs, & je fis remarquer è la compagnie que le roi Saiil les avoit bannis de fonroyaume, oü il en trouva pourtant encore un ia veille' de fa mort, duquel la voix eut 1'admirable puiffance de reffufciter Samuël k fa prière 8i a fa ruine ; mais ces favans_ hommes ne laif-  4i Le Comte de Gabalis; sèrent pas de décider qu'il n'y eut jamais d'oracles. Si 1'écriture ne les touclioit 'pas,' dit Ie comte, il falloit les convaincre par toute 1'antiquité , dans laquelle il étoit facile de leur en faire voir mille preuves merveilleufes. Tant de vierges enceintes de la deftinée des mortels, lefquelles enfantoient les bonnes & les mauvaifes aventures de ceux qui les confultoient. Que n'alléguiez - vous Chryfoftöme, Origène & (Ecumenius, qui font mention de ces hommes divins, que les Grecs nommoient engajlimandres, de qui le ventre prophétique articuloit des oracles fi fameux? Et li vos meffieurs n'aiment pas 1'écriture & les pères, il falloit mettre en avant ces filles miraculeufes, dont parle le grec Paufanias, qui fe changeoient en colombes, & fous cette forme rendoient les oracles célèbres des colombes dondonides : ou tien vous pouviez dire a la gloire de votre ination, qu'il y eut jadis dans la Gaule des filles illuftres, qui fe métamorphofoient en toute figure, au gré de ceux qui les confultoient, &C qui, outre les fameux oracles qu'elles rendoient , avoient un empire admirable fur les flots, & une autorité falutaire fur les plus incurables maladies. On eut traité toutes ces belles  Troisième Entretien. 43 preuves d'apocriphes, lui dis-je. Eft-ce que 1'antiquité les rend fufpeftes, reprit-il? Vous n'aviez qui leur aliéguer les oracles qui fe rendent encore tous les jours. Et en quel endroit du monde, lui dis je ? A Paris, répliquat-il: a Paris! m'écriai-je. Oui, a Paris, contimia-t-il. Vous .êtes maïtre en Ifraël & vous ne favezpas cela? Ne confulte t-on pas tous les jours les oracles aquatiques dans des verres d'eau, ou dans des 'baffins, & les oracles aëriens dans des miroirs & fur la main des vierges? Ne recouvre-t-on pas des chapelets perdus & des montres dérobées? N'apprendon pas ainfi des nouvelles des pays lointains, & ne voit-on pas les abfens? Hé, monfieur' que me contez - vous - la, lui dis - je ? Je vous' raconte , reprit-il, ce que je fuis sur qui arrivé tous les jours, & dont i! ne feroit pas difficile de trouver mille témoins oculaires. Je ne crois pas cela, monfieur, répartis-je. Les magifirats feroient quelqu'exernple d'une aüion fi puniffable, & on ne fouffriroit pas que Fido^tneAh q"e vous êtes prompt, interrompit le comte. II n'y a pas tant de mal que vous penfez en tout cela; & Ia Providence ne permettra pas qu'on extirpe ce refte de philofophie, qui s'efl fauvé du naufrage lamentable qu'a fait ia vérité. S'il reüe encore quelque  44 Le Comte de Gabalis; veftige parmi le peuple de la redoutable puiffance des noms dïvins, feriez - vous d'avis qu'on l'effacjat, & qu'on perdït le refpett & la reconnoiffance qu'on doit au grand nom Aglaf qui opère toutes ces merveiiles, lors même qu'il eft invoqué par les ignorans & par les pécheurs, & qui feroit bien d'autrés miracles dans une bouche cabaliftique ? Si vous euffiez voulu convaincre vos meffieurs de la vérité des oracles; vous n'aviez qu'a exalter votre imagination & votre foi: & vous tournant vers Forient, crier a haute voix AG.... Monfieur, interrompis-je, je n'avois garde de faire cette efpèce d'argument a d'auffi honnêtes gens que le font ceux avec qui j'étois , ils m'euflent pris pour fanatique ; car affurément ils n'ont point de foi en tout cela; & quand j'eufle fu 1'opération cabaliftique dont vous me parlez, elle n'eüt pas réuffi par ma bouche : j'y ai encore moins de foi qu'eux. Bien, bien, dit le comte , li vous n'en avez pas, nous vous en ferons venir. Cependant fi vous aviez cru que vos meffieurs n'euffent pas donné créance a ce qu'ils peuvent voir tous les jours a Paris; vous pouviez leur citer une hiftoire d'affez fraïche date. L'oracle que Celius Rhodiginus dit qu'il a vu lui-même , rendu fur la fin du fiècle paffé par cet homme extraordinaire, qui parloit 6c pré-  Troisième Entretien. 45 difoit 1'avenir par le même organe que 1'Eurycles de Plutarque. Je n'euffe pas voulu,répondis-' je, citer Rhodiginus; la citation eut été pédan-' tefque , & puis on n'eüt pas manquéde me dire que cet homme étoit fans doute un démoniaque. On eut dit cela très-monacalement, répondit-il, Monfieur, interrompis-je, malgré 1'averfio'B cabaliftique que jevoisque vous avez pour les moines, je ne puis der que je ne fois pour eux en cette rencóntre. Je crois qu'il n'y auroit pas tant de mal a nier tout-a-fait qu'il y ajt jamais eu d'oracle, que de dire que ce n'étoit pas le démon qui parloit en eux. Car enfin les pères & les théologiens.... Car enfin , interrompit-il, les théologiens ne demeurent-ils pas d'accord que la favante Sambethé la plus ancienne des fibylles étoit fille de Noé ? Eh l qu'importe, repris-je, Plutarque, repliqua-t-ÏI," ne dit-il pas que ia plus a'ncienne fibylle fut la première qui rendit des oracles è Delphes ? Cet efprit que Sambethé logeoit dans fon fein n'étoit donc pas un diable, ni fon Apollon un faux -Dieu : puifque 1'idoiatrie ne coramenca que long-tems après la divifion des langues: & il feroit peu vraifemblable d'attribuer aj père de menfonge leslivres facrés des fibylles,  46 Le Comte de Gabalis, & toutes les preuves de la véritable religion que les pères en ont tirées. Et puis, mon enfant, continua-t-il en riant , il ne vous appartient pas de rompre le mariage qu'un grand Cardinal a fait de David & de la fvbylle , ni d'accufer ce favant perfonnage d'avoir mis en parallèle 'un grand prophéte & une malheureufe énergumène. Car ou David fortifie le témoignage de la fibylle , ou la fibylle affoiblit 1'autorité de David. Je vous prie, monfieur , interrompis-je , reprenez votre férieux. Je le veux bien, dit - il, a condition que vous ne m'accufiez pas de 1'être trop. Le démon a votre avis, eft-il jamais divifé de lui-même ? & eft-il quelquefois contre fes intéréts ? Pourquoi non ? lui dis-je. Pourquoi non ? dit-il. Paree que celui que Tertullien a li heureufement & li magnifiquement appellé la raifon de Dieu ne le trouve pas a propos. Satan ne s'eft jamais divifé de lui-mêmes II s'enftiit donc , ou que le démon n'a jamais parlé dans les oracles, ou qu'il n'y a jamais parlé contre fes intéréts. II s'enfuit donc que fi les oracles ont parlé contre les intéréts du démon, ce n'étoit pas le démon qui parloit dans les oracles. Mais Dieu n'a-t-il pas pü forcer le démon, lui dis-je , de rendre témoignage è la vérité &  Troisiême Entretien. 47 de parler contre lui même ? Mais, reprit-il j fi Dieu ne 1'y a pas forcé ? Ah! en ce cas-la ] repliquai-je , vous aurez plus de raifon que les moines. Voyons-le donc, pourfuivit-il, & pour procéder invinciblement & de bonne foi: je ne veux pas amener les témorgnages des oracles que les pères de 1'églife rapportent; quoique je fois perfuadé de la vénération qUe vous avez pour ces grands hommes. Leur religion & 1'intérêt qu'ils avoient a 1'afFaire , pöurroit les avoir prévenus , & leur amour pour la vérité pourroit avoir fait, que la voyant affez pauvre & affez nue dans leur iiècle, ils auroient emprunté pour la parer, quelque habit & quelque ornement du menfonge même : ils étoient hommes & ils peuvent par conféquent, fuivant la maxime du poëte de la fynagogué avoir été témoins infidèles. a Je va!s donc prendre un homme qui ne peut être fufpeö en cette caufe : payen, & payert d'autre efpèce que Lucrèce , ou Lucien ou les Epicuriens, un payen infatué qu'il eft des dieux & des démons fans nombre, fuperftitieux outre mefure, grand magicien, ou foi difant tel , & par conféquent grand partifan des diables, c'eft Porphyre. Voici mot pour mot quelques oracles qu'il rapporte.  48 Le Comte de Gabalis^ ORACLE. « II y a au-deflus du feu célefie une fiamine* incorrupïible, toujours étincellante , fource de la vie, fontaine de tous les êtres, & principe de toutes chofes. Cette .flamme produit tout, & rien ne périt que ce qu'elle confume. Elle fe fait connoïtre par elle-même; ce feu ne peut être contenu en aucun lieu; il eft fans corps & fans matière , il environne les cieux, & il fort de lui une petite étincelle qui fait tout le feu du foleil, de la lune , & des étoiles. Voüa ce que je fais de Dieu : ne cherche. pas a en favoir davantage, car cela paffe ta portee, quelque fage que tu fois. Au refte , fache que 1'homme injufte & méchant ne peut fe cacher devant Dieu. Ni adreffe ni excufe ne peuvent rien déguifer a fes yeux per^ans. Tout eft plein de Dieu, Dieu eft partout. » Vous voyez bien , mon ffls , que cet oracle ne fent pas trop fon démon. Du moins , répondis-je , le démon y fort affez de fon caractère : en voici un autre , dit-il, qui prêche encore mieux. ORACLE. «II y a en Dieu une immenfe profondeur de flamme : le cceur ne doit pourtant pas craindre de  Troisieme Entritien' 46 ie toucher k ce feu adorable , ou d'en être touche; il ne fera point confumé par ce feu hdoux, dont la chaieur tranquille & paifible fait la haifon, Phafmonie, & Ja durée du monde. Rien ne fubfifte que par ce feu, qui eft Dieu meme. Perfonne ne Pa engendré, il eft fans mere, il fait tout , & on ne lu5 ' nen appre.dre : il eft inébranlable dans fes defleins, & fon nom eft ineffable. Voilé ce que c'eft que Dieu : car pour nous qui fommes ces meftagers , nous ne fom,nes au'unepetiu parne de Dieu. » Hé bien! que dites-vous de celui -la Me ffirotsdetouslesdeux^epliq.aije,^^ peut forcer le père de menfonge k rendre témoignage è la vérité. En voici un autre • reprit le comte, qui va vous lever ce fcrupule! ORACLE. « Hélas trépieds; pleurez, & fa;tes Poraif funebre de votre Apollon. II eJl mor%r\ u va_ mourtr, tl s'éteirtt; paree que la lumière de Ia flamme céiefte le fait éteindre. Vous voyez bien, mon enfant, que qui qlle' ce puifle etre qui parle dans ces oracles & qm explique fi bien aux payens FefiW , Iunite, lnnmenfité, Péternité de Dieu - i  50 Le Comte de Gabalis,' avoue qu'il eft mortel & qu'il n'eft qu'une étincelle de Dieu. Ce n'eft donc pas le démon qui parle , puifqu'il eft immortel, & que Dieu në le forceroit pas a dire qu'il ne 1'eft point» II eft arrété que fatah ne fe divifé point contre lui-même. Eft-ce le moyen de fe faire adorer que de dire qu'il n'y a qu'un Dieu ? II dit qu'il eft mortel ; depuis quand le diable eft-il fi humble que de s'óter même fes qualités naturelles? Vous voyez donc, mon fils, que fi le principe de celui qui s'appelle par excellence le Dieu des fciences , fubfifte , ce ne peut être le démon qui a parlé dans les oracles. Mais fi ce n'eft pas le démon, lui dis-je , ou mentant de gaieté de cceur, quand il fe dit mortel; ou difant vrai par force , quand il parle de Dieu : a quoi donc votre cabale attribuera-t elle tous les oracles que vous foutenez qui ont effeöivement été rendus? Sera-ce a 1'exhalaifon de la terre , comme Ariftote , Cicéron 8e Plutarque? Ah ! non pas cela , mon enfant , dit le comte. Graces a la facrée cabale , je n'ai pas 1'imagination bleffëe jufqu'a ce point la. Comment ! repliquai-je , tenezvous cette opinion-la fort vifionnaire ? fes partifans'font pourtant gens de bon fens. Ils ne , le font: pas , mon fils, en ce point ici, continua-t-il, & il eft impoffible d'attribuer a cette  TROISIÈME ENTRETIEN. ê| ëxhalaifon tout ce qui s'eft paffé dans les oracles. Par exemple, cet homme ■ chez Tacite qui apparoiffoit en fonge aux prêtres d'un tertple d'Hercule en Armenië , & «ui leur commando* de lui tenir prêts des coureurs equ.pés pour la chaffe. Jufques-la ce pourroit etre 1 ëxhalaifon : mais quand ces coureurs reyenoient le foir tous ontrés , & les carDuois vuides de flêches;&que le -lendemain on trouvoit autant de bêtes mortes dans la forêt qu'on avoit mis de flêches dans le carquois vous voyez bien que ce ne pouvoit pas être 1 ëxhalaifon qui faifok cet effet. C'étoit encore moins le diable ; car ce feroit avoir une notion peu raifonnable & peu cabaliftique du malheur de 1'ennemi de Dieu , de croiré qu'il lui fut permis de fe divertir a courir la biche tk le lièvfe. A quoi donc la facrée cabale, lui dis-je, attnbue-t-elle tout cela ? Attendez , réponditil; avant que je vous découvre ce myftère i[ faut que je guénffe bien votre éfprit de'Ia prevention, oü vous pourriez être pour cette pretendue ëxhalaifon ; car il me fernble oué • vous avez cité avec emphafe Ariftote , Plu- • tarque&Cicéron. Vous pouviez encore cit.r Jambhque, qui tout grand efprit qu'il étoit", ftitquelque tems dans cetteerreur, qu'il quitta- S D ij  Le Comte de Gabalis; pourtant bientöt, quand il eut examiné Ia • chofe de prés, dans le Hvre des myftères. Pierre d'Apone, Pomponacc, Levinius, Sirenius , & Lucilius Vanino , font ravis encore , d'avoir trouvé cette . défaite dans quelquesuns des anciens. Tous ces prétendus efprits, qui quand ils parient des chofes divines , difent plntöt ce qu'ils defirent que ce qu'ils connoiffent, ne veulent pas avouer rien de fur-humain dansles oracles, de peur de reconnoïtre quelque chofe au-deffus de 1'homme. Ils ont peur qu'on leur faffe une échelle pour monter jufqu'a Dieu , qu'ils craignent de connoitre par les degrés des créatures fpirituelles : & ils aiment mieux s'en fabriquer une pour defcendre dans le néant. Au lieu de s'éiever vers Ie ciel ils creufent la terre , & au dieu de chercher dans des êtres fupérieurs a 1'homme, la caufe de ces tranfports qui 1'élèvent au-deffus de lui-même , èi le rendent une. manière de divinité ; ils attribuent foiblement a des. exhalaifons impuiffantes .cette force de pénétrer dans 1'avenir, de découvrir les chciës cachées, & de s'éiever jufqu'aux plus hauts fecrets de 1'effence divine. Telle eft la mifère de 1'homme , quand 1'efprit de contradiöion & l'h.umev-r de penfer autrement que les autres le pofsède ? Bien loin  'Troisième Entreti'en. 53 de parvenu- k fes fins , il s'enveloppe, & s'entrave. Ces libertins ne veulent pas affujettir 1'homme k des fubftancss moins matérielies que lui, & ils i'affujettiffent a une ëxhalaifon : & fans confidérer qu'il n'y a nul rapport entre cette chimérique fumée .& Tame de 1'homme , entre cette vapeur & les chofes futures , entre' cette caufe frivole , & ces effets miraculeus il leur fuffit d'être fir-guüers pour croire qu'ils font ra.fonnables. C'eft affez pour eux de hier les efprits & de faire les efprits. La fingularité vous déplaït donc fort monfieur? intc-rrompis-je. Ah! mon fils, ffi $0 c'eft la pefie du bon fcns & la pierre d'achoppement des plus grands-.efprits, Ariftót* rbut grand log.cien qu'il eft, ri'a fu éviter le piè«e oh la fanraüie de la fihgdlafite mène ce^.x qu'elle travaitie auffi vi.olëmment que lui; U n'a fu éviter , d>s-je, de s'embarraffer & d-'fo couper. II dit feft le livre de la génération des ammaux & dans fes morales , que 1'efprit & 1'entendement dé Hfomme lui vient de dehors & qu'il ne peut nóus venir de notre père : & par la fpiritualité des opérations de notre ame il conclud qu'elle eft d'une autre nature que ce compofé matériel qu'elle anime, & dont la groffièreté ne fait qu'offufquer les D iij  ,54 Le Comte de Gabalis,' fpi'cuu'.ions bien loin de contribuer a JéVir ..pïpduction, j j ) .qvrh Aveugie Ariftote., puifque felon vous , notre .ccmipofe matóriel ne^peut être lalfoürce de „nos penlées fpkituelles , comment ::errtendezvctis qu'une foible ëxhalaifon puiffe être Ia Cd-ue des penfée.s fublimes , & de 1'effor que ^m-er^ent les.Pythi^His qui rendent les oracles ? Vous voyez^ien ^pn-enfaftf, que cet efprit Vous rai onnez fort jufte , monfieur, lui disje , rnvj de ,yo;r, en vffot qu'il, parloit de fort ^bp.' f. ns , &c:refpéranti que,ta folie ne feroit pas v.n mal incurable;, ©iai veuilleque.... , ' Plutarque li fojided'aineurs;,: contitjua-t-il en ui'interrcri33pants fait pitié dans fon dialogue pourquoi .les orïicles. qnt ceffé. IJ fe fait objeo,ter des chc^'es, c-pnyai.ncantes; qu'il. ne réfout point. -Que. ne répo'nd-il donc a ce 'qu'on .lui dit; que fi p'efi 1'exhalaifon qui fait' ce. tranfpon , tous ceux qui appro.chept .du trépied fatiütqae feroient faifis de 1'entboufiafme , & non pas une feiile.fii.leencore faut,-il qu'elle fok virrge; Mais comment cette vapeur peut-elle £ --culer desyoix parle ventre ? Pe plus cette exaalaifon eft-une caufe naturelle tk néceffaire ,qui dok faire fon effet réguiièrement & toujours; pourquoi cette nlle n'eft- elle agitée que  T R O I S I E M E ENTRETIEN. 55 quand on la.coniulte ? Et ce qui preffe le plus, pourquoi la'terre a-t-elle ceffé de poufler,ainfi des vapeurs divines ? Eft-elle moins terre qu'elle n'étoit ? recoit-elle d'autres influences? a-t-elle d'autres mers & d'autres 'rleuves ? Qui a donc ainfi bouché fes pores ou changé fa nature ? J'admire Pomponace, Lucile, & les autres libertins, d'avoir pris 1'idée de Plutarque , & d'avoir abandonné la manière dont il s'explique. 11 avoit parlé plus judicieufement que Cicéron & Ariftote ; comme il étoit homme de fort bon fens, & ne fachant que conclure de tous ces oracles, après une ennuyeufe irréfolutiori , il s'étoit fixé que cette ëxhalaifon qu'il croyoit qui fortoit de la terre, étoit un efprit trés-divin : ainfi il attribuoit a la Divinité ces mouvemens & ces lumières extraordinaires des prêtreffes. d'Apollon. Cette vapeur divinatrice efi, dit-il, une haleine, & un efprit tres-divin & tres-faint. Pomponace, Lucile, & les Athées modernes, ne s'accommodent pas de ces fa9ons de parler qui fuppofent la divinité. Ces exhalaifons, difent-ils, étoient de la nature des vapeurs qui infeaent les atrabilaires, lefquels parient des langues qu'ils n'entendent pas. Mais Fernel réfute affez bien ces impies , en prouvant que la bile , qui eft une humeur pec- D iv  56 Le Comte de Gabalis, cante, ne peut caufer cette diveriité de langues , qui eft un des plus merveijlèux effets de la confidération, & une expreffion artificielle de nos penfées. II a pourtant décidé la chofe imparfaltemenr, quand il a foufcrit a Pfellus , & a tous ceux qui n'ont pas pénétré affez avant dans notre fainte philofophie , ne fachant oü 'prendre les caufes de ces effets fi furprenans, il a fait comme les femmes & les moines, & les a atrribues au démon. A qui donc faudrat-d lesattribuer, lui dis-je? 11 y a long-iems que j'attends ce fecret cabaliftique. ^ Plutarque même 1'a très-bien marqué, me dit-il, & il eut bien fait de s'en tenir la. Cette manière irréguliere de s'expliquer par un organe indecent n'étant pas affez grave & affez digne de !a majefté des dieux , dit ce payen , & ce que les oracles difoient furpaffant auffi les forces de 1'ame de 1'homme; ceux-la ont rendu un grand fervice a la philofophie, qui ont étabïj des créatures mortelles entre les dieux & 1'homme, auxquelles on peut rapporter tout ce qui furpaffe ia foibleffe humaine, & qui n'approche pas de la grandeur Divine. Cette opinion efi de toute 1 anciénne philofophie. Les Piatoniciens & les Pythagoriciens 1'avoient prife des Egyptiens, & ceux-ci de Jofeph le Sauveur, & des Hébreux qui habi-  Troisiéme Entretien. yj tèreflt en Egypte avant le paffage de la mer rouge. Les Hébreux appelloient ces fubftances, qui font entre lange & 1'homme, fadaim ; & les Grecs tranfoofant les fyllables, & n'ajoutant qu'une lettre, les ont appelles daimonas. Ces démons font chez les anciens phüofophes une gent aërienne, dominante fur les élémens , mortelle , engendrante, méconnue clans ce fècle par ceux qui recherchent peu la vérité dans fonancienne demeure, c'eft-a-dire dans la cabale & dans la théologie des Hébreux, lefquels avoient pardevers eux 1'art particulier d'entretenir cette nation aënenne tk de converfer avec tous ces habitans de 1'air. Vous voila , je penfe, encore revenir a vos fyiphes, monfieur, interrompis-je. Oui, mon fils , continua-t-il. Le theraphim des Juifs n'étoit que la cérémonie qu'il falloit obferver pour ce commerce; & ce juifMichas qui le plainr dans le livre des juges, qu'on lui a enievé fes dieux, ne pleure que la perte de la petite ftatue dans laquellé les fyiphes I'emretenokr.t. Les dieux que Rachel déroba k fon père étoient encore un theraphim. Michas ni Laban ne font pas repris d'idolatrie, & Jacob n'eüt eu garde de vivre quatorw ans avec un idoiatre, ni d'en époufer la rille : ce n'étoit qu'un commerce de fyiphes; & nous favons par tradition que la  avc£ Jupner a ia pointe de votre afcendant que Vénus regarde d'un fextil. Or. .Tunirer nréGAr* ^ 1'-,;.. itr i , i r—„ iail ^ dUX peupies ae 1'air. Toutefois il faut confulter votre cceur «. uulu:,, <_dr comme vous verrez unjour, c'eft par les aflres intérieurs que le faee fe mnwm. & les aflres du ciel extérieur ne fervent qu'a lui faire connoïtre plus sürement les afpefls des aftres du ciel intérieur qui eft en chaque créature. Ainfi, c'eft a vous a me dire maintenant quelle eft votre inclination , afin que nous procédions a votre alliance avec les peuples élémentaires qui vous plairont le mieux. Monfieur, répondis-je, cette affaire demande, h mon avis, un peu de confultation. Je'vous eftime de cette réponfe, me dit-il mettaht Ia main fur mon épaule. Confultez mürement cette affaire , fur-toutavec celui qui fe nomme par excellence 1'ange du grand confeil • allez vous mettre en prière , & j'irai demain chez vous a deux heures après-midi. Nous revïnmes a Paris; je le remis durant le chemm fur Ie difcours contre les athées & les bbertins; je n'ai jamais ouï fi bien raifonner  Ka- Le Comte deGaealis,1 ' nj dire des chofes fi hautes & fi fubtiles pour 1'exiftence de Dieu , & contre 1'aveuglement de ceux qui pafient leur vie fans fe donner tout entiers a un culte férieux &: continuel, de celui de qui nous* tenons , & qui nous conferve notre être. J'étois furpris du caraöère de cet homme , &c je ne pouvois comprendre comme il pouvoit être tout - a - la - fois fi fort & fi foible, fi admirable & fi ridicule. QUATRIÈME ENTRETIEN. Sur les Mariages des Enfans des Hommes aveè les Peuples élémentaires. J'attendis chez moi monfieur le comte de Gabalis, comme nous 1'avions arrêté en nous quittant. II vint a 1'heure marquée , & m'abordant d'un air riant : Hé bien, mon fils , me dit - il, pour quelle efpèce de peuples invifibles Dieu vous donne-t-il plus de penchant, & quelle allianee aimerez-vous mieüx, celle des falamandres , ou des gnomes, des nymphes, ou des fylphides ? Je n'ai pas encore tout-èfait réfolu ce mariage , monfieur, répartis - je. • A quoi tient-il donc, répartit-il ? Franchement, monfieur, lui dis-je , je ne puis guérir mon imagination ; elle me repréfente toujours  quatrième EntïIETIEN. 6$ ces prétendus hötes des élémens comme des tiercelets de diables. O Seigneur ! s'écria-t-il, diffipez , ö Dieu de lumière ! les ténèbres que Kgnorance & la perverfe éducation ont répandu dans 1'efprit de cet élu, que vous m'avez fait connoïtre que vous deftinez k de fi grandes chofes. Et vous, mon fils, ne fermez pas le paffage a la vérité qui veut entrer chez vous: foyez docile. Mais non, je vous difpenfe de" 1'être; car auffi-bien eft-il injurieux è la vénté de lui préparer les voies : elle fait fbrcer les portes de fer , & entrer oii elle veut , malgré toute la réfiflance du menfonge: QUe ' pouvez-vous avoir a lui oppofer ? Eft-ce que Dieu n'a pu créer ces fubftances dans les élémens telles que je les ai dépeintes ? Je n'ai pas examiné, lui dis je, s'il y a de Innpoffibditi dans la chofe même; fi un feul élément peut fournir du fang, de la chair, & des os : s'il y peut avoir un tempérament fans mélange, & des adions fans contrariété: mais fuppofé que Dieu ait pu le faire, quelle preuve folide y a-t-il qu'il pa fait? Voulez-vous en être convaincu tout k 1'heure, reprit-il, fans tant de facon. Je m'en vais faire' venir les fyiphes de Cardan; vous entendrez de leur propre bouche ce qu'ils font, & ce que je vous en ai appris. Non pas cela, mon-  &4 Le CoMté de GabalisJ fièur , s'il vous plait, m'écriai-je brufquement; différez, je vous en conjure, cette efpèce de preuve, jufqu'a ce que je fois perfuadé que ces gens-la ne font pas ennemis de Dieu : car jufques-la j'aimerois mieux mourir que de faire ce tort a ma confcience de.... Voila, voilé 1'ignorance, & la fauffe piété dé ces tems malheureux , interrompit le comte d'un ton colère. Que n'efFace-t-on donc du calendrier des faints les plus grands des anachoretes ? Et que ne brüle-t-on fes fiatues ? C'eft grand dommage qu'on n'infulte a fes cendres vénérables ! & qu'on ne les jette au vent, comme on feroit celles des malheureux qui font accufés d'avoir eu commerce avec les démons. S'eft-il avifé d'exorcifer les fyiphes ? & ne les a-t-il pas traités en hommes? "Qu'avez. vous a dire a cela, monfieur Ie fcrupuleux, vous & tous vos doéteurs miférables ? Le fylphe qui difcourut de fa nature a ce patriarche, è votre avis étoit-ce un tiercelet de démon ? Eft-ce avec un lutin que cet homme incomparable conféra de 1'Evangile ? Et 1'accuferezvöus d'avoir profané les myftères adorables en s'en entretenant avec un phantöme ennemi de Dieu, Athanafe & Jéröme font donc bien indignes du grand nom qu'ils ont parmi vos favans, d'avoir écrit avec tant d'éloquence Féloge  $T7ATRIÈME ENT RE TI EN. ïeloge d'un homme qui traitoit les diables fi humainement. S'ils prenoient ce fylphe pour un diable , il falloit ou cacher 1'aventure, ou retrancher la prédication en efprit, ou cette apoftrophefipathétique que 1'anachorete plus zélé & plus crédule que vous , fait è la ville d'Alexandrie : & s'ils 1'ont pris pour une créature ayant part, comme il 1'affuroit, a la rédemption auffi bien que nous; & fi cette appantioh eft a leur avis une grace extraordinaire que Dieu faifoit au faint dont ils écrivent la vie; êtes-vous raifonnable d'être plus favant qu'Athanafe & Jéröme, & plus faint que le divin Antoine? Qu'euffiez-vous dit a cet homme adrmrable, fi vous aviez été du nombre des dix mille folitaires, k qui il raconta la converfation qu'il venoit d'avoir avec le fylphe ? Plus fage, & plus éclairé que tous ces anges terreftres, vous euffiez lans doute remontré au faint abbé , que toute fon aventure n'étoit qu'une pure illufion , & vous euffiez diffuadé fon difciple Athanafe de faire favoir k toute la terre une hiftoire fi peu conforme a la religon k la philofophie , & au fens commun; N eft- il pas vrai ? II eft vrai, lui dis-je , que j'euffe été d'avis ou de n'en rien dire du tout, ou d'en dirè davantage ; Athanafe & Jéróme n'avoient Tom XXXIV* £  £6 Le Comte 'de Gabalis} garde , reprit-il, d'en dire davantage ; car ils n'en favoient que cela, & quand ils auroient tout fu, ce qui ne peut être, fi on n'eft des nötres, ils n'euffent pas divulgué témérairement les fecrets de la fageffe. Mais pourquoi ? repartis-je , ce fylphe ne propofa-t-il pas a faint Antoine ce que vous me propofez aujourd'hui ? Quoi, dit le comte en riant, le manage ? Ha ! c'eüt été bien k propos. II eft vrai, repris-je, qu'apparemment le bon homme n'eüt pas accepté le parti. Non, fürement , dit le comte, car c'eüt été tenter Dieu de fe marier k cet age-la , & dé lui demander des enfans. Comment, repris-je , eft-ce qu'on fe marie a ces fyiphes pour en avoir des enfans ? Pourquoi donc , dit-il ? eftce qu'il eft jamais permis de fe marier pour une autre fin ? Je ne penfois pas, répondis-je ; Xm'on prétendit lignée , & je croyois feulement que tout cela n'aboutiffoit qu'a immortalifer les fylphides. Ah! vous avez tort, pourfuit-il; la charité 'des philofophes fait qu'üs fe propofent pour ün 1'immortalité des fylphides : mais la nature fait qu'ils défirent de les voir fécondes. Vous verrez quand vous voudrez dans les airs ces families philofophiques. Heureux le monde, s'il n'avoit que de ces families , 8c s'il n'y;  QUATRIÈME ENTRETIEN. 6/ avoit pas des enfans de pêché. Qu'appellezvous enfans de pêché, monfieur , interrompisje ? Ce font, mon fils , continua-t-il, ce font tous les enfans qui concus par la voie ordinaire ; enfans concus par la volonté deda chair ; non pas par Ia volonté de Dieu ; enfans de colère & de malédiclion ; en un mot enfans de 1'homme & de la femme. Vous avez envie de m'interrompre; je vois bien ce que vous voudriez me dire. Oui, mon enfant, fachez que ce ne fut jamais la volonté du Seigneur que 1'homme & la femme euffent des enfaits comme ils en ont. Le deflëin du trés-fage ouvrier étoit bien plus noble ; il vouloit bien autrement peupler Ie monde qu'il ne 1'eft. Si Ie milérable Adam n'eut pas défobéi grofiièrement è 1'ordre qu'il avoit de Dieu de ne toucher point a Eve , & qu'il fe füt contenté de tout le refte des fruits du jardin de volupté, de toutes les beautés des nymphes & des fylphides ; Ie mende n'eüt pas eu la honte de fe voir rempli d'hommes fi imparfaits, qu'ils peu. vent paffer pour des monftres auprès des enfans des phüofophes. Quoi, monfieur, lui dis-je, vous croyez; k ce que je vois, que le crime d'Adam eft autre chofe qu'a voir mangé la pomme ? Quoi,  Ie Comte de Gabalis; mon fils, reprit le comte, êtes-vous du nombre de ceux qui ont ia fimplicité de prendre 1'hifloire de la pomme a la lettre ? Ah! fachez que la langue fainte ufe de ces innocentes métaphores pour éloigner de nous les idéés peu honnêtes d'une action qui a caulé tous les malheurs du genre humain. Ainfi quand Salojnon difoit, je veux monter fur la palme , & §'en veux cueillir les fruits; il avoit un autre appétit que de manger des dattes. Cette langue que les anges confacrent, &C dont ils fe fefvent pour chanter des hymnes au Dieu vivant , n'a poirtt de terme qui exprime ce qu'elle nomme figurément, 1'appellant pomme ou datte. Mais le fage démêle aifément ces chaftes figures. Quand il voit que le goüt & "•la bouche d'Eve ne font point punis , & qu'elle accouche avec douleur , il connoit que ce n'eft. pas le goüt qui eft criminel: & découvrant quel fut le premier pêché par le foin que prirent les premiers pécheurs de cacher avec des feuilles certains endroits de leur corps, il conclut que Dieu ne vouloit pas que les hommes fuffent multipliés par cette lache voie. O Adam ! tu ne devois engendrer que des hommes femblables a toi, ou n'engendrer que des Itéros ou des géans.  QUATRIÈME EnTRETIEN, <$f, Eh! quelexpédient avoit-il, interrompis-je, pour 1'une ou pour 1 autre de ces générationsmerveilleufes ? Obéir k Dieu, repliqua-t-il ^ ne toucher qu'aux nymphes, aux gnomes , aux fylphides, ou aux falamandres,. Ainfi il n'eüt vu naitre que des héros , & 1'Univers eut été peuplé de gens tous merveilleux, & remplis de force & de fageflKDieu a voulu faire conjedturer Ia différence qu'il y eiit eu entre ce monde innocent & le monde coupabie que nous voyons,.en permettant de tems en tems. qu'on vit des enfans nés de Ia force qu'il 1'avoit projetté.. On a donc vu quelquefois, monfieur „ hu dis-je, de ces enfans des élémens! Et un licentié de Sorbonne , qui me citoit 1'autre jour St. Auguftin , Si. Jéröme , & Grégoire de Nazianze, s'eft donc mépris,.en croyant qu'il re peut naïtre aucun fruit de ces amours des efprits pour nos femmes , ou du commerce que: peuvent avoir les hommes avec certains démons qu'il nommoif. hyphialets. Laöance a mieux raifonné , repritlè comte " & le fohde Thomas d'Aquin a lavammentréfolu , que non feulement ces commerces peuvent être foconds : mais qpe les enfans qui en naifiënt font d'une nature bien plus généreufe & plus héroique. Vous lirez en.erfot qpand il vous plaira les bautsfaits de ees hommes puif- E jij *>  70 Le Comte de Gabalis, fans & fameux, que Moïfe dit qui font nés de la forte ; nous en avons les hiftoires par devers nous dans le livre des guerres du Seigneur , cité au vingt-troifième chapitre des Nombres. Cependant jugez de ce que le monde feroit, fi tous ces habitans reffembloient a Zoroaftre. Zoroaftre , lui dis-je , qu'on dit qui eft 1'auteur de la Nécromance ? C'eft lui-même , dit le comte , de qui les ignorans ont écrit cette calomnie. II avoit Thonneur d'être fils du falamandre Oromafis, & de Vefta femme de Noé. II vécut douze eens ans le plus fage monarque du monde , & qui fut enlevé par fon père Oromafis dans la région des falamandres. Je ne doute pas, lui dis-je, que Zoroaftre ne foit avec le falamandre Oromafis dans la région du feu : mais je ne voudrois pas faire a Noé 1'outrage que vous lui faites. L'outrage n'eft pas fi grand que vous pourriez croire , reprit le comte ; tous ces patriarches-la tenoient a. grand honneur d'être lts pères putatifs des enfans que les enfans de Dieu vouloient avoir de leurs femmes : mais ceci eft encore trop fort pour vous , revenons a Oromafis; il fut aimé de Vefta femme de Noé. Cette Vefta étant morte , fut ie génie tutelaire' de Rome; & le feu facré qu'elle vouloit que des  QVATRIÈMEE ENTRETIEN. 71', vierges confervaffent avec tant de foin , étoit en 1'honneur du falamandre fon amant. Outre Zoroaftre il naquit de leur amour une fille d'une beauté rare, & d'une fageffe extréme *, c'étoit la divine Egérie , de qui Numa Pompilius recut toutes fes loix. Elle obligea Numa qu'elle aimoit, de faire batir un temple a Vefta fa mère , oü on entretiendroit le feu facré en 1'honneur de fon. père Oromafis. Voila la vérité de la fable, que les poëtes & les hiftoriens Romains ont contée de cette nymphe Egérieo. Guillaume Poftel, le moins ignorant de tous ceux qui ont étudié la cabale dans les livres ordinaires, a fu que Vefta étoit femme de Noé: mais il a ignoré qu'Egerie fut rille de cette Vefta \ & n'ayant pas lu les livres fecrets de fancienne cabale, dont ie prince de la Mirande acheta fi chèrement un exemplaire, il a confondu les chofes, &c a cru feulement qu'Egerie étoit le bon génie de la femme de Noé. Nous apprenons dans ces livres, qu'Egerie fut concue fur 1'eau lorfque Noé erroit fur les flots vengeurs qui inondoient TUnivers: les femmes étoient alors réduites a ce. petit nombre qui fe fauvèrent dans 1'arche cabaliftique, que ce fecond père du monde avoit batie ; ce grand homme gcmiffant de voir le chatiment épouyantable dont le Seigneur puniffoit les crimes E iv  Ji Le Comte de Gabaiis, caufés par 1'amour qu'Adam avoit eu pour fort Eve; voyant qu'Adam avoit perdu fa poftérité en préférant Eve aux falies des élémens, & en 1'ötant a celui des falamandres, ou des fyiphes qui eut fu fe faire aimer & elle. Noé, dis-je , devenu fage par 1'exemple funefte d'Adam , confentit que Vefta fa femme fe donnat au falamandre Oromafis , prince des fubftances ignées ; & perfuada fes trois enfans de céder auffi leur trois femmes aux princes des trois autres élémens. L'Univers fut en peu de tems repeuplé d'hommes héroïques , fi favans , fi beaux, fi admirables , que leur poftérité éblouie de leurs verrus les a pris pour des dïvinités. Un des enfans de Noé , rebelle au confeil de fon père , ne put réfifter aux attraits de fa femme , non plus qu'Adam aux charmes de fon Eve : mais comme le pêché d'Adam avoit noirci toutes les ames de fes defcendans , Ie peu de complaifance que Cham eut pour les fyiphes, marqua toute fa noire poftérité. De-la vïent, difent nos cabaliftiques , le teint horrible dés Ethiopiens, & de tous ces peuples hideux k qui it eft commandé d'habiter fous la Zone-Torride , en puriition de 1'ardeur profane de leur père. Voila des traits bien particuliers, monfieur, öis-je admirant Tégarement de cet homme, & yotre cabale eft d'un merveilleux ufage pour  CjUATRIEME ENTRETrEN. jf éclaircir Pantiquité. Merveilleux , reprit-il gravement, & fans elle , écrifure , hiffóire , fable & nature font obfcurs & inintelligibles. Vous croyez , par exemple , que 1'injure que Cham fit k fon père foit telle qu'il femble a la lettre; vraiment c'eft bien autre chofe. Noé forti de 1'arche , & voyant que Vefta fa femme ne faifoit qu'embellir par le commerce qu'elle avoit avec fon amant Oromafis , redevint Paffionné pour elle. Cham craignant que fon père n'aüat encore peupier la terre d'enfans auffi noirs que fes Ethiopiens , prit fon tems un jour que le bon vieiliard étoit plein de vin , & le chatra fans miféricerde Vous riez ? Je ris du zèle indifcret de Cham , lui dis - je. II faut plutót admirer, reprit le comte, 1'honnêteté du falamandre Oromafis, que la jalPufie n'empêcha pas d'avoir pitié de la difgrace de fon rival. I! apprit k fon fils ZoroauVe°, amrement nommé Japhet , le nom du Dieu toutpuiffant qui exprime fon éternelle fécondiré; Japhet pronon?a fix fois, alternativement avec fon frère Sem , marchant a reculons vers le patriarche , le nom redoutable Jabamiah; & ils reftituèrent le vieiliard en fon entier. Cette hiftoire mal entendue a fait dire aux Grecs, que le plus vieux des dieux avoit été chatré par un de fes enfans; mais voila la vétité de  74 Le Comte de Gabalis, la chofe : d'oü vous pouvez voir combien la m'orale des peuples du feu eft plus humaine que la notre, & même plus que celle des peuples de 1'air ou de 1'eau ; car la jaloufie de ceux-ci eft cruelle , comme le divin Paracelfe nous. 1'a fait voir dans une aventure qu'il raconte, & qui a été vue de toute la ville de StaufFenberg. Un philofophe avec qui unenymphe étoit entrée en commerce d'immortalité , fut affez malhonnête homme pour aimer une femme : comme il dinoit avec fa nouvelle maïtreffe & quelques-uns defesamis, on vit en 1'air la plus belle cuiffe du monde ; 1'amante jnvifible voulut bien la faire voir aux amis de foninfidèle, afin qu'ils jugeaffent du tort qu'il avoit de lui préférer une femme. Après quoi la nymphe indignée le fit mourir fur 1'heure. - Ha! monfieur, m'écriai-je, «cela pourroit bien me dégoüter de ces amantesfi délicates. Je confeffe, reprit-il, que leur délicateffe eft un pen violente. Mais fi on a vu parmi nos femmes des amantes irritées faire mourir leurs amans parjures, il ne faut pas s'étonner que ces amantes , fi belles & fi fidèles, s'emportent quand on les trahit, d'autant plus qu'eiles n'exigent des hommes que de s'abftenir des femmes, dont elles ne peuvent foufFrir les défauts, & qu'eiles nous perrnettent d'en aimer autant qu'il nous  Quatrième Entretien. 7J plait. Elies préfèrent 1'intérêt & rimmortalïté de leirs compagnes a leur fatisfaction particuliere; & elles font bien aifes que ies fages donnent a leur république autant d'enfans immortels qu'ils en peuvent donner. Mais enfin, monfieur, repris-je, d'oii vient qu'il y a fi peu d'exemples de tout ce que vous me dites ? II y en a grand nombre , mon enfant, pourfuivit-il; mais on n'y fait pas rcfhxion, ou on n'y ajoute point de foi, ou enfin on les explique mal, faute de connoitre nos principes. On attribue aux démons tout ce qu'on devroit attribuer aux peuples des élémens. Un petit gnome fe fait aimer a Ia célèbre Magdeleine de la Croix, abbeffe d'un monaflère a Cordoue en Eipagne ; elle le rend heureux dés 1'age de douze ans, &l ils continuent leur commerce 1'efpace de trente. Un direfteur ignorant pnrfuade Magdeleine que fon amant eft un lutin , & 1'oblige de demander 1'abfolution au pape Paul III. Cependant il" eft impoffible que ce fut un démon; car toute 1'Europe a fu, & Cafliodorus Remus a voulu apprendre a la poftérité le miracle qui fe faifoit tous les jours en faveur de la fainte fille , ce qui apparemment ne fut pas arrivé, fi fon commerce avec le gnome eut été C diabolique que le vénérable dictateur 1'ima-  74 Le Comte de Gabalis;. ginoit. Ce dofleur-la eütdithardiment, fi jenë metrompe, que le fylphe qui slmmortalifoi* avec la jeune Gertrude, religieufe du monaftere de Nazareth, au diocèfede Cologne, étoit quelque diable. Affurément, lui dis-je, & je le crois auffi. Ha! mon fils, pourfuivit le comte en riant, fi cela eft, le diable n'eft guère malheureux de pouvoir entretenir commerce de galanterie avec une fille de treize ans, tk lui écrire ces billets doux qui furent trouvés dans fa caffette. Croyez, mon enfant, croyez que le démon a, dans la région de la mort, des occupations: plus triftes & plus conformes a la haine qu'a; pour lui le dieu de pureté ; mais c'eft ainfi qu'on fe ferme volontairement les yeux. On trouve ^ Par exemple, dans Tite-Live, que Romulu* étoit fils de Mars; les efprits forts difent, c'eft ime fable; les théologiens, H étoit fils d'un diable incube: les plaifans, mademoifelle Sylvie avoit perdu fes gönts,&elle en voulut couvrir Ia home, en difant qu'un Dieu les lui avoit volés. Nous qui connoiffons la nature , & que Dieu a appelléde ces ténèbres a fon admirable lumière, nous-favons que ce Mars prétendt* étoit un Salamandre, qui, éprisde la jeune SylVie, la fit mère du grand Romuius,, ce héros  QÜATRIÈME EnTRETÏEN. 77 qui, après avoir fondé fa fuperbe ville, fut enlevé par fon père dans un char enflammé, comme Zoroaftre le fut par Oromafis. Un autre Salamandre fut père de Servius Tullius; Tite-Live dit que ce fut le dieu du feu, trompé par la reffemblance, & les ignorans en ont fait Ie même jugement que du père de Romulus. Le fameux Hercule, 1'invincible Alexandre, étoient fils du plus grand des fyiphes. Les hiftoriens ne connoifiant pas cela, ont dit que Jupiter en étoit le père:ils difoient vrai; car, comme vous avez appris, ces fyiphes, nymphes & falamandres, s'étoient érigés en divinités. Les hiftoriens, qui les croyoient tels, appelloient enfans des dieux tous ceux qui en naifft nt. Tel fut le divin Platon, le plus divin Apollonius Thianeus, Hercule, Achille, Sarpedon , le pieux JEnée, & le fameux Melchifedech; car favez-vous qui fut le père de Melchifede'ch? Non vraiment, lui dis-je; car faint Paul ne le favoit pas. Dites donc qu'il ne Ie difoit pas, reprit le comte, & qu'il ne lui étoit pas permis de révéler les myfières cabaliftiques. II favoit bien que le père de Melchifedech étoit fylphe , & que ce roi de Salem fut concu dans 1'arche* par la femme de Sem. La manière de facrifier de ce pontife étoit la même que fa coufine  7$ Le Comte bE Gabalis; Egerie apprit au roi Numa, auffi bien quë 1'adoration d'une fouveraine divinité fans image & fans ftatue ; a caufe de quoi les Romains, devenus idolatres quelque tems après,brülèrent les faints livres de Numa qu'Egerie avoit dictés. Le premier Dieu des Romains étoit le vrai Dieu; leur facrifice étoit le véritable; ils offroient du pain & du vin au fouverain maïtre du monde; mais tout cela fe pervertit enfuite. Dieu ne lailTa pas pourtant, en reconnoiffance de ce premier culte , de donner a cette ville , qui avoit reconnu fa fouveraineté , 1'empire de 1'univers. Le même facrifice que Melchifedech Monfieur, interrompis-je, je vous prie laiffons-la Melchifedech, la fylphe qui fengendra, fa coufine Egerie, & le facrifice du pain & du vin. Ces preuves me paroifTent un peu éloignées , & vous m'obligeriez bien de me conter des nouvelles plus fraiches ; car j'ai ouï - dire a un dofteur, a qui on demandoit ce qu'étoient devenus les compagnons de cette efpèce de fatyre qui apparut a faint Antoine, & que vous avez nommé fylphe, que tous ces gens-la font morts préfentement. Ainfi les peuples élémentaires pourroient bien être péris, puifque vous les avouez mortels, & que nous n'en n'avons nulles nouvelles.  Je prie Dieu, répartit le comte avec émotion, je prie Dieu, qui n'ignore rien, de vou-; ioir ignorer cet ignorant, qui décide fi fortement ce qu'il ignore: Dieu le confonde & tous fes femblables. D'oü a-t-il appris que les élémens fontdéferts & que tous ces peuples merveilleux fontanéantis? s'il vouloit fe donner la peine de lire un peu les hiftoires, & n'attribuer pas un diable, comme font les bonnes femmes, tout ce qui paffe la chimérique théorie qu'il s'eft fait de ia nature, ii trouveroit en tous tems & en tous lieux des preuves de ce que je vous ai dit. ' . Que diroit votre doéteirr a cette hiftoire -authentique arrivée depuis peu en Efpagne ? Une belle fylphide fe fit stnjérj un Efpagnol,1 vécut trois ans avec lui , en eut trois beaux •enfans, & puis mourut. Dirat on que c'étoit un diable? La favante réponfe! felon quelle phyfique le diabie peut-il s'organifer un corps de femme , concevoir , enfanter , allaiter ? Quelle preuve y a-t-il dans 1'écriture de cet extravagant pouvoir que vos théologiens font obügés en cette rencontre de donner au démon ? Et quelle raifon vraifemblable leur peut fournir leur foible phyfique. Le jéfuite Delrio, comme il eft de bonne foi, raconte naïvement plufieurs de ces aventur^s, & fans s'embarraffer  So Le Comte de Gabalis^ de raifons phyfiques, fe tire d'affaire, en difant que ces fylphides étoient des démons, tant il eft vrai que nos plus grands docteurs n'en favent pas plus bien fouvent que les fimples femmes ; tant il eft vrai que Dieu aime a fe retirer dans fon tröne nubileux, & qu'épaiffiffant les ténèbres qui environnent fa majefté redoutable, il habite une lumière inacceffible , & ne laiffe voir fes vérités qu'aux humbles de cceur. Apprenez a être humble, mon fils, fi vous voulez pénétrer ces ténèbres facrés qui environnent la vérité. Apprenez des fages a ne donner aux démons aucune puiffance dans la nature, depuis que la pierre fatale les a renferrr és dans 1b puits de 1'abime. Apprenez des phüofophes a chercher toujours les caufes naturelles dans tous les événemens extraordinaires; & quand les caufes naturelles manquent , recourez a Dieu £k k fes faints anges, & jamais aux démons, qui ne peuvent plus rien que fouffrir; autrement vous blafphémeriez fouvent fans y penter , vous attribueriez au diable 1'honneur des plus merveilleux ouvrages de la nature. Quand on vous diroit, par exemple, que le divin ApolloniusThianeus fut congu fans 1'opération d'aucun homme, & qu'un des plus hauts Salamandies defcendit pour s'immortalifer avec fa  QUATRIÈME ENTRETÏEN, gK famère;vous diriez que ce Salamandre étoit un démon, & vous donneriez la gloire au diable, de la générarion d'un des plus grands hommes qui foieat fortis de nos mariag^s philofophiques. Mais., monfieur, interrompis-je, cet'kpoll 'lonius eft réputé parmi nous pour un grand forcier, & c'eft tout le bien qu'on en dit. Voila, reprit le comte, un des plus admirables effets de 1'ignorance & de la mauvaife éducation. Paree qu'on entend faire k fa nourrice des contes de forciers, tout ce quife fait d'èxtraordinairene peut avoir que le diable pour auteur* Les plus grands dccleurs ont beau faire, Üs n'en, feront pas crus s'ils ne parient comme nos nourrices. Apollonius n'eft pas né d'un homme 5 il entend les langages des bifeaux ;Ü eft vu en même jour en divers endroits du monde • il difparoït devant 1'empereur Domitien , qui veut Ie faire maltraiter; il reffüfcité une fitte par la vertu de Ponomance; il dit a Éphéfe , en une affemblée de toute PAfie, qu'a cette même heure on tue le tyran k Rome. 11 eftqueft tion de juger cet homme, la nourrice dit^ c'eft un forcier;faint Jéröme & faint juftin Ie martyr, dit que ce n'eft qu'un grand philos fophe. Jéröme, Juftin & nos cabaliftes feront des vifionnaires , &la femmelette 1'emportera Tom XXXIV, p  Sa Le Comte de Gabalis,' Ha! que 1'ignorant périffedans fon ignorance? mais vous, mon enfant, fauvez-vous du naufrage. Quand vous lirez que le célèbre Merlin naquit, fans 1'opéraiion d'aucun homme, d'unfi religieufe, fille du roi de la Grande-Bretagne, & qu'il prédifoit 1'avenir plus clairement qu'une tyréfie; ne dites pas avec le peuple qu'il étoit fils d'un démon incube, puifqu'il n'y en êut jamais, ni qu'il prophétifoit par i'art des démons, puifque le démon eft la plus ignorante de toutes les créatures, fuivant la fainte cabale. Dites avec les fages, que la princeffe angloife fut confolée dans fa folitude par un fylphe qui eut pitié d'elle, qu'il prk foin de la divertir, & qu'il fut lui plaire, & que Merlin leur fils fut élevé par le fylphe en toutes les fciences , &t apprit de lui a faire toutes les merveilles que 1'hiftoire d'Angleterre en raconte. Ne faites pas non plus 1'outrage aux comtes de Clèves , de dire que le diable eft leur père , & ayez meiileure opinion du fylphe, que l'hiftoire dit qui vint a Clèves fur un navire mira■culeux trainé parun cygne, qui y étoit attaché avec une chaïne d'argent. Ce fylphe , après avoir eu plufieurs enfans de 1'héritière de Clèves , repartit un jour en plein midi, a la vue de fout le monde,fur fon navire aërien. Qu'a-t-ii  ^ÜATRIÈME ENTRETIEN. §5 feit a vos doöeurs, qui les oblige a 1'ériger eft démon? Mais ménagerez vous affez peu 1'honneur de la maifon de Lulignan, & donnerez-vous a vos comtes de Poitiers une généalogie diabolique ? Que direz-vous de leur mère célèbre ? Je crois , fnonfieur, interrompis - je, que Vous-m'allez faire les contes de Melufine. Ha ! fi vous me fliez rhifloire de Melufine, reprit-il , je vous donne gagné; mais fi vous la niez, il faudra bruter les livres du grand Paracelfe, qui maintient en cinq ou fix endroits différens, qu'il n'y a rien de plus certain que cette Melufine étoit une nymphe; & il faudra démentir vos hiftoriens , qui difent que, depuis fa mort, ou pour mieux dire , depuis qu'elle difparut aux yeux de fon mari , elle n'a jamais manqué ( toutes les fois que fes defcendans étoient menacés de quelque difgrace, ou que quelque roi de France devoit mourir extraordinairement) de paroïtrè en deuil fur la grande tour du chateau de Lufignan , qu'elle avoit fait batir. Vous aurez une querelle avec tous ceux qui defcendent de cette nymphe, ou qui font alliés de fa maifon, fi vous vous obfiinez a foutenir que ce fut un diable. Penfez-vous, monfieur , lui dis je, que ces feigneurs aiment mieux être origin^ires des fyl- F ij  04 Le Comte de Gabalis, phes? Ils Paimeroient mieux, fans doute, répliqua-t-il, s'ils favoient ce que je vous apprends, & ils tiendroient k grand honneur ces naiffances extraordinaires. Ils connoïtroient, s'ils avoient quelque lumière de cabale, que cette forte de génération étant plus conforme a la manière dont Dieu entendoit au commencement que le monde fe multipliat, les enfans qui en naiflënt font plus heureux, plus vail» lans, plus fages, plus renommés & plus bénis de^ Dieu. N'eft-il pas plus glorieux pour ces hommes illuftres de defcendre de ces créatures fi parfaites , fi fages &c fi puiffantes, que de quelque fale lutin, ou quelque infame afmodée ? Monfieur, lui dis-je, nos théologiens n'ont gardte de dire que le diable foit père de tous ces hommes qui naiffent fans qu'on fache qui les met au monde. Ils reconnoiffent que le diable eft un efprit, & qu'ainfi il ne peut engendrer, Grégoire de Nice, reprit le comte, ne dit pas cela ; car il tient que les démons multiplient entr'eux comme les hommes. Nous ne fommes pas de fon avis, répliquai-je. Mais il arrivé, difent nos dofteurs, que - • • • • Ha ! ne dites pas,interrompit le comte, ne dites pas ce qu'ils difent , ou vous diriez comme eux une fottife très-fale & très-malhonnête. Quelle abominable  QUATRIÈME E'NTRETIEN. Bf défaite ont-ils trouvéda ? I! eft étonnant comme ils ont tous unanimement embraffé cette ordure, & comme ils ont pris plaifir de pofier des ferfadets aux embüches, pourproiiter de Poifive brutalitédes folitaires,& en mettre promp, tement au monde ces hommes miraculeux, dont ils noirciffent l'illuftre mémoire par une fi vilaine origine. Appellènt-ils cela philofopher l Eu-ildignedeDieu de-dire qu'il ait cette complauance pour le démon defavorifer ces abomi-. nations, de leur accorder la grace de la fécon-. dité qu'il a refufée è de grands faints, & de recompenfer ces faletés en créant pour ces embrionsd'iniquité, des ames plus héroïques , que pour ceux qui ont été formés dans Ia chaf' teté d'un manage légitime? Eft-il digne de la religion de dire comme font ces doöeurs, que le démon peut, par ce déteflablej artifice, rendre enceinte une vierge durant le fommeil' fans préjudice de fa virginité ? Ce qui eft auffi abfurde que 1'hiftoire que Thomas d'Aquin d'ailleurs auteur très-folide, & qui favoit un peu de cabale, s'oublie affez lui-même pour • eonter dans fon fmème quodlibet d'une fiUe couchéeavec fonpère,3,qui il fait arriver même aventure que queJques rabins hérétiques difent qui avint è Ia fille de Jérémie, a laquelle ils font. concevoir ce grand cabalifte Benfyv^' % ni  $6 Le Cömte de Gabalis; en entrant dans Ie bain après le prophéte. Je jurerois que cette inipertinence a été imaginée par quelque .... Si j'ofois , monfieur, interrompre votre déclamation, lui dis-je , je vous avouerois pour vous appaifer, qu'il feroit a fouhaiter que nos doéleurs eulTent imaginé quelque folution, dont les oreilles pures comme les vötres s'offenfaffent moins. Ou bien ils devoient nier tout-afait les faits fur lefque's Ia queftion eft fondée. Bon expédient, reprit-il! Eh ! le moyen de nier les chofes conftantes ? Mettez-vous a la place d'un* théologien a fourrure d'hermine , & fuppofez que 1'heureux Danhuzerus vient avous comme k 1'oracle de fa religion.— En eet endroit un laquais vint me dire qu'un jeune feigneur venoit me voir.. Je ne veux pas qu'il me voye, dit le comte. Je vöus demande pardon, monfieur, lui dis-je , vous jugez bien au ncm de ce feigneur, que je ne puis pas faire dire qu'on ne me voit point :prenez donc la peine d'entrer dans ce cabinet. Ce n'eft pas la peine , dit-il , je vais me rendre invifible. Ah ! monfieur , m'écriai-je , trê^e de diab!erie , s'il vous plait , je n'entends pas raillerie la~ deffus. Quelle ignorance, dit le comte en riant, & hauffanl les épaules, de ne favoir pas que pöur être invifible il ne faut que meure devane  CïKTQUIÈME ENTRETIEN. 87 foi le contraire de Ia lumière ! U paffa dans mon cabinet, & le jeune feigneur entra prefque en même tems dans ma chambre : je lui demande pardon fi je ne lui parlai pas de mon aventure. CINQUIÈME ENTRETIEN. Suite du précédent* , L e grand feigneur étant forti , je trouvai en venantde le conduire, le comte de Gabalis dans ma chambre. C'eft grand dommage, me dit-il , que ce feigneur qui vient de vous quitter , fera un jour un des foixante-douzeprinces du fanhedrin de la loi nouvelle ; car fans cela , il feroit un grand fujet pour la fainte eabale : il a 1'efprit profbnd, net,, vafte, fublime & hardi ; voila la figure de geomance que je viens de jetter pour lui durant que vous: parliez enfemble. Je n'y ai jamais vu des pointa plus heureux & qui marquaffent une ame fi. belle :voyez cette mere (a) , quelle magnanimité elle lui donne ; cette jïlle (/?) lui procurera la pourpre: j,e lui veux du mal, & a la for— ) Ternies de geomance..  $8 Le Gomte de Gabalis, tune, de ce qu'eiles ótent a la philofophie ua fujet qui peut - être vous furpafferoit. Mais oü en étions - nous quand il eft venu ?. Vous me parliez, monfieur, lui dis-je , d'un b'u nheureux que je n'ai jamais vu dans le calendrier Rpmainj, il me femble'que vous 1'avez nommé Danhu^crus. Ah ! je m'en fouviens, re.prir ^il; je yous difois de'vous mettre en la place d'uri de vos dofteurs, & de fuppofer que 1'heureux Danhuzer.us vient vous dicouvrir fa confcience , & vous dit : Monfieur, je viens de de-la les monts, au bruit de yqtre fcience ; j'ai un petit fcrupule qui,me fait peine. II y a dans une mpnfagne d'Italie une nymphe qui tient la fa cour; mille nymphes la fervent , prefqu'aufti belles qu'elle : des hommes ttès-bien faits, très- favans & trèshonnêtes gens, viennent la de. toute la terre habitable; ils aiment ces nymphes , &z en font aimés ; ils y mènent la plus douce vie du monde ; ils ont de très-besux enfans de ce qu'ils aiment; ils adorent le Dieu vivant ; ils ne nuifent a perfonne ; ils efpèrent 1'immortalité. Je me promenpis un jour dans cette montagne ^ je plus, a la nymphe reine; elle fe rené vifible , me montre fa charmante cour. Les( fages qui s'appercoivent qu'elle m'aime , me li^ff.te^ P.re.%ie. kVMJÏPc ¥}}?. ils  Cino_uième Entre t ien. §9 fli'exhortent a me laifler toucher aux foupirs & a la beauté de la nymphe ; elle me conté fon martyre, n'oublie rien pour toucher mon cceur, & me remontre enfin qu'elle mourra , fi je ne veux 1'aimer, & que fi je 1'aime, elle me fera redevable de fon immortalité. Les raifonnemens de ces favans hommes ont convaincu mon efprit, & les attrairs de la nymphe m'ont gagné le cceur; je 1'aime , j'en ai des enfans de grande efpérance : mais au milieu de ma féli-r cité , je fuis troublé quelquefois par le reffou-t venir que 1'églife Romaine n'approuve peutêtre pas tout cela. Je viens a vous, monfieur, pour vous confulter; qu'eft-ce que cette nymphe , ces fages, ces enfans, & en quel état eft ma confcience ? Ca, monfieur le doaeur, que répondriez - vous au feigneur Danhu-. zerus ? Je lui dirois, répandis - je : avec tout le refped que je vous dois, Seigneur Danhuzerus, vous êtes un peu fanatique , ou bien votre vifion eft un enchantement; vos enfans & votre maïtrefie font des Iutins; vos fages font des, fous, & je riens votre confcience trés ■ eau-, térifée. Avec cette réponfe, mon fils,, vous pourriez piériter le bonnet de docleur; mais vous ne pas: d'être recu parmi nous, reprit  50 Le Comte de GA'balrs, le comte avec un grand foupir. Voila la bar3bare difpofition oii font tous les dodteurs d'au~ jourd'bui. Un pauvre fylphe n'oferoit fe montrer qu'il ne foit pris d'abord pour un lutin ; une nymphe ne peut travaiiler k devenir immortelle fans paffer pour un fantöme impur; &C un falamandre n'oferoit apparoitre , de peur d'être pris pour un diable; & les pures flammesqui le compofent, pour le feu d'enfer qui i'accompagne par-tout : ils ont beau , pour diffiper ces foupcons fi injurieux , faire le figne de la croix quand ils apparoiflënt, fléchir le genou devant les noms divins , & même les prononcer avec révérence. Toutes ces précautions font vaines. Ils ne peuvent obtenir qu'on ne les répute pas ennemis du Dieu qu'ilsadorent plus religieufement que ceux qui les fuient. Tout de bon, monfieur, lui dis-je, vons croyez que ces fyiphes font gens fort dévots ? Trés • dévots, répondit - il, & trés - zélés pour la divinité. Les difcours trés-excellens qu'ilsnous font de Feffence divine, & leurs prières admirables, nous édifient grandement. Ont-ils des prières auffi, lui dis-je? j'en voudrois bien une de leur facon. II eft aifé de vous fatisfaire répartit-il; & afin de ne point vous en rapporter de fufpeöe , & que vous me puiffier  Cinquième Entretten. $t foupconner d'avoir fabriquée , écoutez celle que le falamandre qui répondit dans le tempte de Delphes, voulut bien apprendre aux Payens, & que Porphyre rapporte; elle contient une fublime théologie , & vous verrez par-la qu'il ne tenoit pas a ces fages créatures que Ie monde n'adorat le vrai Dieu. Oraison des Salamandres. « Immortel, éternel, ineffable & facré Père » de toutes chofes, qui eft porté fur le char» riot roulant fans ceffe desmondes qui tour» nent toujours. Dominateur des campagnes » Ethériennes , oii eft élevé le tröne de ta » puiffance , du haut duquel tes yeux redou» tables découvrent tout , & tes belles & » faintes oreilles écoutent tout, exauce tes » enfans que tu as aimés dès la naiffance des » fiècles ; car ta dorée & grande & éternelle » majefté refplendit au-deffus du monde & » du ciel des étoiles; tu es élevé fur elles, » ö feu étincelant. La tu t'allumes & t'entre» tiens toi-même par ta propre fp'endeur; & » il fort de ton effence des ruiffeaux intariffables » de lumiere qui nouriffent ton efprit infmfL » Cet efprit infini produit toutes chofes, & » fait ce tréfor inépuifable de matiere, qui ne  92. Le Comte de Gabalis; « peut manquer a la génération qui 1'environma » toujours a caufe des formes fans. nombre » dont elle eft enceinte , & dont tu 1'as remplie » au commencement. De cet efprit tirent auffi ** leur origine ces rois trés - faints qui font » debout autour de ton. tröne, &c qui com» pofent ta cour, ö Père univerfel! ö unique! » ö Père des bienheureux mortels, & immor» telsl tu as créé en particulier des puiffaaces » qui font merveilleufement femblables è ton » éternelle penfée & a ton effence adorable. » Tu les a établies fupérieures aux anges qui » annoncent au monde tes volontés. Enfin tu w nous a créé une troifième forte de fouve*> rains dans les élémens. Notre continuel » exercice eft de te louer, & d'adorer tes » defirs. Nous bruions du defir de te poflëder,. » O père! ö mère, la plus tendre des mèresj » d 1'exemplaire admirable des fentimens c£ » de latendreffe des mères ! ö fils, la fleur de s» tous les fils! ö forme de toutes les formes.! » ame, efprit, harmonie 2 &c nombre de toutes » chofes. » Que dites-vous de cette oraifon des Sala? mandres ? N'eft-. elle pas bien favante, bieu elevée, & bien devote? Et deplus bienobfcure, répondis-je ,,je 1'avois ouie paraphrafer a un prédicateur> qui prouyoi.t par la que le diable.  CïNQUÏÈME ENTRETIEN. 95 ëntr'autres vices qu'il a, eft fur - tout grand hypocrite. Hé bien, s'écria le comte, quelle reffource avez - vous donc pauvres peuples élémentaires r Vous dites des merveilles de la nature de Dieu, du Père, du Fils, du SaintEfprit, des inteliigences affiftantes, des anges, des cieux. Vous faites des prières admirables, Sc les enfeignez aux hommes; &, après tout, vous n'êtes que lutins hypocrites! Monfieur, interrompis-je, vous ne me faites pas plaifir d'apoftropher ainfi ces gens-la. Hé bien, mon fils, reprit-il, ne craignez pas que je les appel le : mais que votre foibleflë vous empêche du moins de vous étonner a Favenir de ce que vous ne voyez pas autant d'exemples que vous en voudviez de leur alliance avec les hommes. Hélas! oü eft la femme, a qui vos docteurs n'ont pas gaté 1'imagination, qui ne regarde pas avec horreur ce commerce, Sc qui ne tremblat pas a 1'afpect d'un Sylphe? Oü eft 1'homme qui ne fuif pas de les voir, s'il fe piqué un peu d'être homme de bien? Trouvons - nous que trés - rarement un honnête homme, qui veuille de leur familiarité? Et n'y a-t-il que desdébauchés, ou des avares, ou des ambitieux, ou des fripons, qui cherchent cet honneur, qu'ils n'auront pourtant jamais (vive  94 Le Comte de Gabalis; Dieu), paree que la crainte du Seigneur eft le commencement de Ja fagéfle. Que deviennent donc, lui dis-je, tous ces peuples volans; maintenant que les gens de bien font fi préoccupés contr'eux ? Ha! le bras de Dieu, dit - il, n'eft point raccourci, & le démon ne retire pas tout 1'avantage qu'il efpéroit de 1'ignorance, & de Terreur qu'il a répandues a leur prc'judice; car outre que les phüofophes qui font en grand nombre y remédier.t le plus qu'ils peuvent en renor.cant tout - a - fait aux femmes, Dieu a permis a tous ces peuples d'ufer de tous les innocens artifices dont ils peuvent s'avifer pour converfer avec les hommes a leur infeu. Que me dites-vous la, monfieur? m'écriai-je. Je Vous dis vrai, pourfuivit-il. Croyezvous qu'un chien puifle avoir des enfans d'une femme? Non, répondis je. Et un finge, ajouta t-il. Non plus, repliquai-je. Et un ours? cont'mua -1 - il. Ni chien, ni ours, ni finge , lui dis-je, cela eft impoffible fans doute; contre la nature, contre la raiion & le fens commun. Fort bien, dit le comte , mais les rois des Goihs ne font ils pas nés d'un ours & d'une princeffe Suédoife ? II eft vrai, répartis - je , que 1'hiftoire le dit. Et les Pegufiens & Syoniens des Indes, répliqua-t-il, ne font-ils pas nés  ClNQUlÈME ENTRETÏEN. 95 d'un chien & d'une femme? J'ai encore lu cela, lui dis-je. Et cette femme Portugaife, continua-t-il, qui étant expofée en une ïle déferte, eut des enfans d'un grand finge? Nos théologiens, lui dis-je, répondent a cela, monfieur, que le diable prenant la figure de ces bêtes Vous m'allez encore alléguer, interrompit le comte, les fales imaginations de vos auteurs. Comprenez donc, une fois pour toutes, que les fyiphes voyant qu'on les prend pour des démons, quand ils apparoiffent en forme humaine; pour diminuer cette averfion qu'on a d'eux, prennent la figure de ces animaux, & s'accommodent ainfi a la bizarre foibleffe des femmes, qui auroient horreur d'un beau fylphe, Sc qui n'en ont pas tant pour un chien, ou pour un finge. Je pourrois vous conter plufieurs hiftoriettes de ces petits chiens de Bologne avec certaines pucelles de par le monde : mais j'ai ü vous apprendre un plus grand fecret. Sachez, mon fils, que tel croit être fils d'un homme, qui eft fils d'un fylphe. Tel croit être avec fa femme, qui, fans y penfer, immortalife wne nymphe. Telle femme penfe embraffer fon mari, qui tient entre fes bras un falamandre ; Sc telle fille jureroit a fon réveil qu'elle eft vierge , qui a eu durant fon fommeil -fia honneur dont elle ne fe doute pas. Ainfi  9«» Le Comte öe Gabalis? le démon , & les ignorans font également abufés. Quol! le démon, lui dis-je^ ne fau?oit-il réveiller cette fille endormie, pour empccher ce falamandre de devenir immortel ? II le pourroit, répliqua le comte, fi les fages n'y mettoient ordre; mais nous apprenons a tous ces peuples les moyens de lier le démon & de s'oppofer a leur effort. Ne vous difois-je pas 1'autre jour quê les fyiphes & les autres feigneurs des élémens font trop heureuxf que nous vou» lions leur montrer la cabale. Sans nous le diable , leur grand ennemi, lés inquiéteroit fort, & ils auroient de la peine a s'immortalifer a 1'infu des filles. Je nepuis, répartis-je, admirer affez la profondeignorance oü nous vivons. On croit que les puiffances de 1'air aident quelquefois les amoureux a parvenir a ce qu'ils defirenr. La chofe va donc tout autrement; les puiffances de 1'air ont befoin que les hommes les fervent en leurs amours. Vous 1'avez dit , mon fils, pourfuivit le comte, le fage donne fecours a ces pauvres peuples, fans lui trop malheureux Sitropfoibles pour pouvoir réfifter au diable; mais auffi quand un fylphe a appris de nous a prononcer cabaliftiquement le nom puiffant Nehmahmihah, & a le combiner dans les formes aveq  Cinquième Entretien. 97 avec le nom déhcieux Eüacl, toutes puiffances des ténèbres prennent la fuite, & le fylphe jouit paifiblement de ce qu'il aime. Ainfi füt immortalifé ce fylphe ingénieux qui pnt la figure de 1'amant d'une demoifelle de Seville : 1'hiftoire en eft connue. La jeune Efpagnole étoit belle,mais auffi cruelle que belle Un cavalier caftillan qui 1'aimoit inutilement, pnt la réfolution de partir un matin fans rien d.re & d'aller voyager jufqu'a ce qu'il fut guéri de fon inutile paffion. Un fylphe trouvant la belle a fon gré, fut d'avis de prendre ce tems & s'armant de tout ce qu'un des nótres lui apprit pour fe défendre des traverfes que le diable, envieux de fon bonheur, eüt pu lui fufciter,il va voir la demoifelle fous la forme de 1 amant éloigné, il fe pïaïnt, il foupire, il eft rebute. II preffe, il follicite, il perfévère; après plufieurs mois il touche, il fe fait aimer, il perfuade, & enfin il eft heureux. II nait de leur amour un fiis dont la naiffance eft fecrète & ignorée des parens par 1'adreffe de 1'amant aenen. L'amour continue, & il eft béni d'une deuxième groffeffe. Cependantle cavalier guéri par 1'abfence revient k Seville & impat;ent de revoir fon inhumaine, va au plus vïte lui dire qu'enfin il eft en état de ne plus lui déplaire & qu'il vient.luiannoncer.qu'il.ne 1'aime oius ' Tomé xxxif. q  t)8 Le Comte de GabaLis j Imaginez, s'il vous plait, 1'étonnement dé ïafille ;fa réponfe , fes pleurs,fes reproches, & tout leur dialogue furprenant. Elle lui foutient qu'elle Ta rendu heureux; il le nie; que leur enfant commun eft en tel lieu, qu'il eft père d'un autre qu'elle porte. II s'obftine a défavouen .Elle fe défole & s'arrache les cheveux; les parens accourent a fes cris ; 1'amante défefpérée continue fes plaintes & fes inveétives; on vérifïe que le gentilhomme étoit abfent depuis deux ans : on cherche le premier enfant, qn le trouve, & le fecond naquit en fon terme. Et 1'amant aëiïen, interrompis-je, quel perfonnage jouoit-il durant tout cela ? Je vois bien, réponditle comte, que vous trouvez mauvais qu'il ait abandonné fa maitreffe a la rigueur des parens, ou a la fureur des inquifiteurs: mais il avoit eu raifon de fe plaindre d'elle. Elle n'é* toit pas affez dévote ; car quand ces meffieurs fe font immortalifés, ils travaillent férieufement & vivent fort faintement pour ne point perdre le droit qu'ils viennent d'acquérir a la poffeffion du fouverain bien. Ainfi ils veulent que la perfonne a laquelie ils fe font alliés, vive avec une innocence exemplaire, comme on voit dans cette fameufe aventure d'un jeune feigneur de Baviere. 11 étoit inconfolable de la mort de fa fem»i§  CtNOUIÈMÉ Entretien. 9$ qu'il aimoit paffionnément. Une fylphide fut confeillée par un de nos fages de prendre la figure de cette femme; elle le trut; & s'alla préfenter au jeune homme affligé, difant que Dieu 1'avoit reffufcitée pour ie confoler de Ion extréme aÉiöibn. Ils vécurent enfemble plufieurs années, & firent de trés beaux enfans; Mais le jeune feigneur n'étoit pas affez homme de bien pour retenir la fage fylphide j il juroil & difoit desparoles mal-honnêtes. Elle 1'avertit fouvent; mais voyant que fes remontrances étoient inutiles, elle difparut un jour, & ne lui laifla que fes jupes, & le repentir de n'avoir pas voulu fuivre fes faints confeils. Ainfi vous joyez,mon fils, qUe les fyiphes ontquelquO foisraifon de difparoitre; & vous voyëz qué Ie diable ne peut empêcher, non plus que Ies fantafques caprices de vos théologiens, queles peuples des élémens ne travaillent avec fucc-s a leur immortalité quand ils font fecourus par, quelqu'un de nos fages. Mais en bonne-foi;. monfieur, repris-je* Êtes-vous perfuadé que le démon foit fi grand ennemi de ces fuborneurs de demoifelles? Ennemi mortel, dit le comte, fur.tour des nymphes, des fyiphes & des falamandres. Car, pour les gnomes, il ne les hait pas fi fort j paree que* comme je crois vous avoir appris| G ij  ioo Le Comte de Gabalis, ces gnomes erTrayés des hurlemtns des diables qu'ils entendent dans le centre de la terre , aiment mieux demeurer mortels que courir rifque d'être ainfi tourmentés , s'ils acquéroient 1'immortalité. De-la vient que ces gnomes & les démons leurs voifins ont affez de commerce. Ceux-ci perfuadent aux gnomes, naturellement très- amis de rhomme, que c'eft lui rendre un fort grand fervice, Sc le délivrer d'un grand péril que de 1'obliger de renoncer a fon immortalité. Ils s'encagènt pour cela de foumir a celui a qui üs peuvent perfuader cette rtnonciation , tout 1'argent qu'il demande ; de détourner les dang^rs qui pourroient menacer fa vie durant certain tems, ou telle autre condition qu'il plait a celui qui fait ce malheureux pafte ; ainfi le diable, le méchant qu'il eft, par 1'entremife de ce gnome , fait devenir mortelle i'ame de cet hqmme, & la privé du droit de la vie éternelle. Comment, monfieur, m'écriai-je, cespacles a votre avis, defquels les démonographes racontent tant d'exemples, ne fe font point avec le démon } Non sürement, reprit le comte. Le prince du monde n'a-t-il pas été chaffé dehors? n'eft;i! pas renfermé ? n'eft-il pas lié? n'eft-il pas la terre tnaudite & damnée , qui eft reftée au fond de fouvrage du fuprëme 6c arche-  C INQ UIÊME £ NTR.E T I E N. I0ï type diftülateur ? Peut-il monter dans la région de la lumière, & y répandre fes té ebfrês concentrées? II ne peut rien conffe \%( nifné. I! n? oeut qu'infpirer aux gnomes', qui font fes voifins, de res des fées qué vous trouvez dansles légendes amouréufes du fiècle de Charlémagne & des fdTvans. Toutes ces fées prétendues n'étüiem que fylphides Sc nymphes. Avez-vous lu ces hiftoires des héros & des fées ? Non , monfieur , lui dis-je. J'en fuis faché, reprit-il, car elles vous euffent donné quelque idee de 1'éfaf auquel les fages ort réfolu de réduire un jour le monde. Ces hommes héroïques, ces amours des nymphes , ces voyages au paradis terreflre, ces palais &c ces bois enchantés, & tout ce qu'on yvoit des charmantes aventures,ce n'eft qu'une petite idéé de la vie que mènent les fag;s , &Z de ce que le monde fera quand ils y feront régner la fageffe. On n'y verra que des héros, !e moindre de nos enfans fera de la force de Zoroaftre, Apollonius, ou Melchifedech; & la plupart feront auffi accomplis que les enfans qu'Adam eut eu d'Eve s'il n'eüt point pêché avec elle. Ne m'avez-vous pas dit, monfieur, interrompis-je, que Dieu ne vouloit pas qu'Adam & Eve euffent des enfans , qu'Adam ne devoit toucher qu'aux fylphides, & qu'Eve ne devoit penfer qu'a quelqu'un des fyiphes ou des falamandres ? II eft vrai, dit le comte, ils ne devoient pas faire des enfans par la voie qu'ils en firent. Votre cabale , monfieur , continuai-je,  ClNQUlÈME ENTRETtEN. I0() donne donc quelque invention a 1'homme & k la femme de faire des enfans autrement qu'a Ia méthode ordinaire ? Affurément, reprit il. Eh, monfieur! pourfuivis-je,apprenezda moi donc, je vous en prie. Vous ne le faurez pas d'aujourd'hui, s'il vous plait, me ditdl en riant. Je veux vengt r les peuples des élémens, de ce que vous avez eu tant de peine a vous détromper de leur prétendue diablerie. Je ne doute pas que vous ne foyez maintenant revenu de vos terreurs paniques. Je vous laiffe donc pour vous donner le loifir de méditer & délibérer devant Dieu, a quelle efpèce de fubftances élémentaires il fera plus a propos pour fa gloire, & la votre, dë faire part de votre immortalité. Je m'en vais cependant me recueillir un peu; pour Ie difcours que vous m'avez donné envie de faire cette nuit aux gnomes. Allez-vous, lui dis-je , leur expliquer quelque chapitre d'Averroës ? Je crois, dit le comte, qu'il y pourra bien entrer quelque chofe de cela ; car j'ai deffein de leur prêcher 1'excellence de Thomme, pour les porter a en rechercher 1'alliance. Et. Averroës après Ariftote, a tenu deux chofes qu'il fera bon que j'éclairciffe ; 1'une fur la nature de 1'entendement, & Tautre fur le fouverain bien. II dit qu'il n'y a qu'un feul entendement créé, qui eft 1'image de 1'incréé, & que  |16 Le Comte dé Gabalis ; kei fcet unique entendement fuffit pour tous les hommes; cela demande explication. Et pour le fouvèraïn bien, Averroè's dit, qu'il confifie dans la converfation des anges; ce qui n'eft pas affez cabaliftique ; car 1'hortime dès cette vie, peut, & eft créé pour jouir de Dieu, comme Vous entendrez un jour & comme vous éprouverez quand vous ferez au rang des fagès. Ainfi finit 1'entretien du comte de Gabalis. II revint le lendemain, & m'apporta le difcoufs qu'il avoit fait aux peuples fouterrains; il eft merveilleux ! Je le donnerois avec la fuite dés entretiens qu'une vicomteffe & moi avons eus avec ce grand homme, fi j'étois fur que tous mes leéteurs euffent 1'efprit droit, & ne trouvaffent pas mauvais que je me divertiffe aux dépens des fous. Si je vois qu'on veuille laiffer faire a mon livre le bien qu'il eft capable de pröduire , & qu'on ne me faffe pas 1'injuftice dé me foupconner de vouloir donner crédit auX fciences fecrètes, fous le prétexte de les tournet en ridicule ; je continuerai a me réjouir de monfieur le comte, & je pourrai donner bientot un autre tome. F I lii  L E T t R Éi iii LETTRE 'A MONSEIGNEUR *****.»*«, Monseigneur, "Vous m'avez toujours paru fi ardent pour vos amis, que j'ai cru que vous me pardonneriez la liberté que je prends en faveur du meilleur des miens , de vous flipplier d'avoir pour lui la complaifance de vous faire lire fon livre. Je ne prétends pas vous engager parda a aucune des fuites que mon ami 1'auteur s'en promet peut-être ; car meffieurs les auteurs font fujets a fe faire des efpérances. Je lui ai même affez dit, que vous vous faites un grand point d'hon* neur de ne dire jamais que ce que vous penfez; & qu'il ne s'attende pas que vous alliez vous défaire d'une qualité fi rare & fi nouvelle a la cour , pour dire que fon livre eft bon, fi vous le trouvez mécbant; mais ce que je défirerois de vous, monfeigneur , & de quoi je vous prie très-humblement, c'eft que vous ayez la bonté de décider un différent que nous avons eu enfemble. II ne falloit pas tant étudier, monfeigneur , & devenir un prodige de fcience , fi vous ne vouliez pas être expofé a être confulté  ui Lettre. préférablpment aux dofteurs. Voici donc la difpute que j'ai avec mon ami. J'ai voulu 1'obliger a changer entièrement la forme de fon ouvrage. Ce tour plaifant qu'il lui a donné ne me femble pas propre a fon fujet. La cabale, lui ai-je dit, eft une fcience férieufe, que beaucoup de mes amis étudient férieufe* ment: il falloit la réfuter de même. Comme toutes fes erreurs font fur les chofes divines, outre la difficulté qu'il y a de faire rire un honnête homme fur quelque fujet que ce foit : il eft de plus très-dangereux de railler en celuici, & il eft fort a craindre que la dévotion ne femble y être intéreffée. II faut faire parler un cabalifte comme un faint, ou il joue très-mal fon röle; & s'il par'e en faint, il impofe aux efprits foibles par cette fainteté apparente , & il perfuade plus fes vifions que toute la plaifanterie qu'on peut en faire , ne les réfute. Mon ami répond a cela , avec cette préfomption qu'ont les auteurs , quand ils défendent leurs livres ; que fi la cabale eft une fcience férieufe , c'eft qu'il n'y a que des mélancoliques qui s'y adonnent ; qu'ayant voulu d'abord effayer fur ce fujet le ftyle dogmatique , il s'étoit trouvé fi ridicule lui-même de traiter férieufement des fottifes, qu'il avoit jugé plus a propos de tourner ce ridicule contre le feigneur  Ju & T T R Er S i £ gheurcornrè de Gabalis. La cabale, dit-il,'eft du nombre de ces chimères, qu'on aütörifé quand on les cómbar gravement* & qu'on né doit entreprendre de détruire qu'en fe jouanti Comme il fait affez bien les jrères , il m'a allégué la-deffus Tertullien; Vous qui les fa vei mieux que lui & moi, jugez , möofeigneur ; s'il Ta eité a faux. Multa fiint rlfu digna rtvinci, ne gravüate adorentur. II dit que Tertullien dit cebeau mot'contre les Vaientiniens, qui étoient une manière de cabaliftes très-vifionnairesi Quant a la dévotion qui eft prefqüe toüjours de la partie en tout cet ouvrage, c'eft une néceffité inévitable, dit-il * qu'un cabalifte parle de Dieu i mais ce qu'il j a d'heureux en ce fujet-ci, c'eft qu'il eft d'une néceffité encore plus inévitable pour confêrver le caraöère cabaliftique de ne parlcr de Dieu qu'avec un refpecl extréme; ainfi la religion n'en peut recevoir aucune atteinte ; & les efprits foibles le feront plus que ie feigneur de Gabalis , s'ils fe laiffent ënchariter par cette dévotion extravagante; ou fi les railleries qu'on en fait, ne lèvent pas le charme; Par Ces raiföns,& par plufieiirs autres qüé je he vous rapporterai pas, monfeignëur ; parcë ' que j'ai envie que vous fóyez de mon avis s mon- ami prétend qu'il a dü écrire contre U lome XXXIF, H  ¥Ï4 t E t T R ï.' cabale en fo'atrant. Mettez-nous d'accord M vous plait. Je maintiens qu'il feroit bon de procéder contre les cabaliftes & contre toutes les fciences fecrètes par de férieux & vigoureux argumens. 11 dit q\ie la vérité eft gaie de fa nature , & qu'elle a bien plus de puiffance quand elle rit: paree qu'un ancien, que vous connoiffez fans doute , dit en quelque Béu , dont vous ne manquerez pas de vous fouvenir avec cette mémoire fi belle que Dieu vous a donnée ; convenit veritati ridcre quia latans. IL ajoute que les fciences fecrètes font dangereufes fi on ne les traite pas avec le tour qu'il faut pour en infpirer le mépris, pour en éventer le ridicule myftère, & pour détourner le monde de perdre le tems a leur recherche ; en lui en apprenant le plus fin , & lui en faifant voir 1'extravag-mce Prononcez, monfeigneur, voili nos ra'dons. Je recevrai votre décifion avec ce ïefpeft que vous favez qui accompagae toujours 1'ardeur avec laquelle je luis, Monseigneur, Votre trés - humble & très^ obéiffant ferviteur,  & ê p o n s Ë* , frj* R É P O N S E A la Lettre de Monfieur ******* Monsieur. J'ai lu le comte de Gabalis, & le vous flendraï Cpmpte de 1'amirié que vous m'avez faite 'de me 1'envoyer. Perfonne ne favoit encore vu ici; j'ai été bien aife de le lire des premiers, pour en faire une nouvelle a mes amis ; ils me favent bon gré que je le leur aye communiqué. Quoique nous 1'ayons lu & relu enfemble , ils ne font pas contens; c'eft-a-dire, que vous m'en envoyiez encore une douzaine d'exemplaires ; ces meffieurs en veulent faire une pièce de cabinet. Au refte vous me faites honneur d'un favoir que je n'ai pas ; fi j'ai lu quelques livres • ?'a été pour voir les différentes opinions qu'on' les hommes, & non pour en garder quelqu'une; car je ne tiens guère qu'a ce fentiment, qu'a un petit nombre de vérités prés , toutes chofes font problématiques. Ainfi je fuis peu propre k décider fur le différend que vous avez avec votre ami 1'auteur. Cependant j'ai fi peur que yous nc m'alliez faire la guerre, fi je vous refufe H ij  frlï RÉPÓNS Èi de dire ce que je penfe du livre, que j'aimë mieux vivre en fureté, au hafard qu'il m'en conté Un jugernent bon ou mauvais. Si je le fais bien , ce fera miracle , car vous favez: Omnls homo mendax; s'il eft mauvais, vous ferez caufe que je 1'aurai fait, & je me réferve de le défavouer quand il me plaira. En tout cas , il fera fait a 1'ami, & je n'y épargnerai ni bon fens, ni paroles avec ce que je vous rapporterai que j'ai oui dire a d'autres. Quand j'invitai la première fois mes amis a la leéture du comte de Gabalis, ils me dirent d'abord, bagatelle ,- bagatelle de votre roman : laifTez cela k vos laquais; lifons quelque livre nouveau qui foit bien écrit. Lifez , meffieurs, leur dis-je, en montrant Ie titre ; le comie de Gabalisou ■entretitns fur ks fciences fecrètes. Ah vraiment! repartirent-ils, voila qui ne parle plus roman. C'eft ici quelqu'un de nos diftillateurs qui a décharge ion imagination, dit le marquis, que vous connoiffez tant: il eft férieux, fans doute j dit un autre ; mais n'importe le livre heft pas gros. Je n'avois garde de m'y tromper, je leur promis qu'il les divertiroir. En effet, ils rirent pluiieurs fois durant le premier entretien. Celui qui lifoit alloit paffer au fecond, quand le marquis , qui eft, ne lui en déplaife , un grand faifeur de réflexions, le pria d'arrêter pour parler.  R Ë P O N S Eï. 't,6^ ce qu'on venoit d'entendre. II crut avoir, compris le deifein de Pauteur. AlTurément > dit-il, voki un homme qui joue les cabaliftesj d aura fu qu'il y a un grand nombre de granda feigneurs & d'autres perfonnes de tous états, entêtés de fecrets, les uns d'une manière £ les autres d'une autre : peut-être auffi a-t-il eu, la même maladie - au moins je ne crois pas mal conjecW, qu'il va. faire découdre bien des ; wyfleres au comte de Gabalis; & de la manière qud a commencé de raconter, nous verrona une comédie qui ne fera pas le pire. Je me rêcnai fur le mot de comédie, & je dis au mar. quis , que. je connoiffois. 1'auteur: j'entends me repartit-il, que 1'auteur ve.ut mettre ent etalage les myftères de la cabale, & tourner, en ndicules ceux qui.ont la folie des fecretsfiour cela il a pris Ie ftyle des entretiWS,& xlme femble que le comte de Gabalis com. mence dejouer merveilleufement bien fon röle Pour mot, je le reconnois pour un véritable cabalifte, & il me fait penfcr que fj ^ au monde ^.elques années.plus tot, & que l.eufle fu par mes lettres me concilier 1'amitié de ce bon cabalifte Suiffi, ParacehV, comme les cabahftesfont tous gens,généreux; celui-c* n auroit pas manqué de me venir voir en Bour* gogne3 &.felon toutes les apparences ,il m'a^  'lig R É P O N s i. roit falué gravement en langue francoife & era accent étranger , a-peu-près dans les térmes du comte de Gabalis. La nouveauté du compliment m'auroit peut-être furpris^mais pour peu que j'euffe marqué de difpofition a 1'entendre, i! m'auroit promis merveilles. Nous verrons , pourfuivit le marquis, ce que 1'auteur apprendra de fon comte , mais je n'efpère pas d'être fort favant a la fin du livre. Tous les difeurs de fecrets font comme lui magnifiques en paroles , & après avoir demandé mille fois, difcrétion & fidélité pour ce qu'ils ont a dire , on n'apprend a la fin que des fecrets vuides , feulement propos a. repaitre des imaginations vigoureufes & fpacieufesj fou qui s'y laiffe prendre & plus fou qui dépenfe fon bien a chercher ce qu'il ne trouvera jamais. II manquoit a Molière une comédie de cabaliftes , & je fouhaite , pourfuivit-il en s'adreffant a moi , que votre ami Tauteur fe foit auffi bien connu en caraclères, il pourra beaucoup contribuer a abréger le catalogue des fous; mais encore , monfieur, me dit-il, peut-on apprendre lenom de 1'auteur, nous pourrions peut-être mieux juger du livre ? Les autres fe joignirent k monfieur le marquis, ils me firent tous la même demande. Je m'en défendis jufqu'a ce qu'ils euffent vu tous les entretiens, & je leur de-  K Ê P O N S E. Tïty. «nandai a mon tour un jugement défintéreffé pour mon ami. On reprit le livre , & on ne difcontinua guère qu'on ne 1'eüt tout lu. Ils en étoient charmés,, & le marquis ne manqua pas de s'écrier que fes conjectures fe trouvoient véritables : il foutint de plus, que c'étoit Ik le tour qu'il falloit prendre pour jouer les cabaliftes ,. de faire venir fur Ia fcène un de 1'efpèce qui- démêle bien fes imaginations; la cataflrophe eft que tous ceux qui reffemblent a cet homme font ridicules comme lui.. Cependant un de ces meffieurs fut de votre fentiment pour le fiyle férieux , il porta a- peu-près vos raifons. Pour moi > je fuis pour 1'auteur , & je tiens qu'un homme d'efprit qui pariera férieufement des chimères d un vifionnaire, irnpofera toujours a beaucoup de gens en faveur des chimères : & loin qu'il puiffe les ruiner par une manière grave plus. les raifo: s qu'il' portera feront fubtiles & fortes,. plus elles ferviront k faire croire que celui qu'il corr.bat avoit des raifons auffi & qu'eiles font bonnes, puifqu'ua homme d'efprit les entreprer.d de toute fa force„ Vous le favez, il eft peu de gens d'efprit, & de ceuxdè, il n'en eft prefque point, qui dans. la conteftation de deux perfonnes-, veuillent fe donner la peine d'examiner férieufement qu£des deux a raifon :. outre que 1'on a un pen- H hf  $JÖ. JA É P Q N S E. chant horrible a favorife.r le parti de ceux qui nous fourniffent des doutes fur la r.eligion fur les autres v.érités qui ncxus intéreffent beaucoup ; au moins, je ne doute pas que le. comte de Gabalis n'eut perfuadé beaucoup de gens , fi 1'auteur lui eut répondu , comme il le pou? V.oiï k toutes ces imaginaüons fantaftiques ; au lieu qu'il n'y aura que des gens faits comme lui, qui croiront a ces peuples élémentaires &C qui leur aitrib.ueront tous ces effets qu'il rapporte. Vous auriez ri, fi vous aviez entendii 1'impertinence qu'un médecin me dit 1'autre jour , fur ce que le comte.de Gabalis dit, que, Pie.u vouloit bien autreroent peupler le monde qu'il ne 1'eft. Je lui pafferois volon.tiers, me dit ce doöeur d'un top graye , qu'Eve & toutq ^iitre femme auroit pu. faire des enfans, fans que, les hommes les euffent touchées ; car je con^ cois facilement que puifque fit gcneratio per ovuni, comme nous ie voyons dans toutes les femmes que nous difféquons , on pourroit compofer un hreuvage pour faire prendre, a la femme , qui feroit defcendre l'ceufdans, la maïrice oc 1'y conferveroit tout. de, même que la fem... . Je 1'y emp.êchois d'expliquerplusavant fa fottife, & je vous réponds,, qu'il ne la défeita pas impunémeat. Vous auriez pitié , peut» |tre des gens., qui comme ce médecin, cher=  R É P O N S ix$. .cheroient des raifons pour juftifierdes chimè.^ res; mais moi, je. crois qu'on ne fauroit affe-^ ï,es mortifier. Ce font ordinairementgens pleins d'orgued, qui fe piquent de rendre raifon de toutes chofes & qui appuyeront même , pour faire valoir leur efprit, les opinions les plus, abfurdes. II eft vrai qu'ils font déjabien punis, de ne fe repaitre que de chimères, mais il y a toujours de la charité de leur faire bien fentir, le ridicule de leurs vifions. II faut que je vous, confeffe que j.e ne fau.rois., fans éclater de rire , ou roe mettre furieufement en colère, en-r tendre des perfonnes qui cherchent a fe cpnï firmer & a s'affurer dans les fentimens du comte, de GabaJis ;C je diffimule, c'eft: pour les poiiffcr k bout, & pour voir jufqu'oü va 1 etendue de, leur imagination. Je n'en ai pas trouvé qui prïr, pour v.érités tout ce qu'on fit dans les entre-. tiens; les uns en vouloient feulement aux fyl-, phes & croyoient yéritable leur commerce avec les hommes ; les autres fouhaitoient avoir. de la po.ud.re folajre de Earacelfe j, d'autres plus, timides en de.meuroient feidement au doute R fi les oracles & les exemplqs de i'écriture qui font rapportés étoient bien expjiqués par Ie, co mie de Gabalis, Le médecin ne me parut, pas donner dans ces vifions. Mais quand je lui ^ntendis dire fa fottife, il me fouvint de ce  jii* R é p o s s Ë qui m'arriva en une rencontre que j'allai menet tin de mes amis de province voir' les fous des. petites maifons, vous fa vez que les provinciaux font curieux de voir tout. Un homme d'affez bonne mine nous vint recevoir a Pentrée; quand il eut apprïs pourquoi nous venions , il nous voulut mener par tous les endroits , & è chacun il nous faifoit 1'hiftoire de la folie de chaque fou: il contïnua ainfi avec toutes lvsapparences qu'il étoit dans fon bon fens \ la dernière chambre qui nous refto t a voir : M: ffieurs,, voila , nous dit il , un fou qui croit être ïëfus~ Chrift, il faut qu'il foit bien fou pour le croiré,, car moi qui fuis ie père Eternel, je n'ai point de fils comme lui. Ab,. ma foi! me dit alors le provincial, cet homme a auffi fa folie ; j'en dis; de même au médecin ; vous condamnez un tel. & un tel de folie , mais au bout je vois la vötre. Mais vous, monfieur , que penferezvous de ceux qui attendent avec impatience le fecond volume des Entretiens > Plufieurs qui ne favent pas les liaiföns que j'ai avec Pabbé de Villars , ni qu'il foit auteur du livre , m'ont affuré, qu'on verroit bientot paroïtre la fuice du comte de Gabalis , & un de nos confeillersaprès m'avoir dit qu'on parloit de cenfurer les entretiens & de les défendre , a'jouta en bon. politique que fi cela étoit, 1'auteur ne balan-;  R ê v ó n s e; tlf fceroït plus è publier tous fes fecrets. A votre avis, le confeiller n'avoit-il pas auffi fa folie d'attendre de nouveaux fecrets ? Je ne lui répondis rien , mais je lui ai fouhaité depuis que quelque Italien lui vint efcroquer fa bourfe en lui promettant des fecrets. Ce n'eft pas que je ne croye que le comte de Gabalis aura mille fois plus de vogue fi on le défend que fi on lui laiffoit fon fort ; mes baifemains a monfieuï 1'Abbé. Adieu , je fuis , MONSIEUEj Votre trés - humble & trèsobéilTant ferviteur.   LE SYLPHE A M O U R E U X,   H SYLPHE A MO UREU X. J-jA marquife d'Autricourt eft rw;.™,^ une des plus aunables perfonnes de l'Univers; elle a de beaux yeux, un teint de blonde, avec des cheveux bruns qui en redoublent 1'éclat; fa bouche eft charmante , vermeille & petite* de jolies dents , une gorge parfaite, fes mains auffi belles que fa gorge. Elle n'eft pas fort grande, mais fa taille eft aifée, & les graces font répandues fur toute fa perfonne; elle danfe 3 merveille , elle chante parfaitement, & elle fait la mufique comme ceux qui 1'ont faite ; mais tous .ces biens, quelques précieux qu'ils foient, ne font rien en comparaifon des charmes de fon efprit & des qualités de fon cceur. Ceux qui la voyent le plus familièrement, n'ont jamais pu trouver un défaut dans fon humeur; elle fait tout ce qu'on peut favoir de folide & d'agréable ; eUe écrit mieux que perfonne en  kiS tk Sylphe amotjreux: jprofe & en vers , & avec une facilité furprènantéj elle eft bonne amie, fa converfation eft délicieufe, & il n'y a que fes- amans qui puiffent juftement fe plaindre d'elle. L'amour eft une paffion qu'elle méprife, & quoiqu'elle en parle 6c qu'ellè écrive avec des graces infinies', elle n'en fait qu'un jeu d'efprit oü fon cceur he prend point de part. Je ne fais fi ce portrait hé vous patoïtra point celui d'une héroïne de roman , mais j'ofe vous affurer qu'elle n'eft point flattée , & qlie ce n'eft qu'en peintre fineère que je Vous donne les charmes de la mar^ quife d'Autricourt. Elle revint a Paris il y a deux aris t, après urt affez long & ennuyeux féjour en prOvince oü fes affaires la retenoient. Après la mort de fon épöux, elle retröuva tous fes anciens amisj & fon mérite lui en acquit bientöt un grand nombre de nouveaux. Mademoifelle de Fontenay, plus favorifée qu'aueune autre^ demeüiroit avec elle ; cette demoifelle eft chérie des mufes ■, & le plaifir de faire enfemble de jolis vers &c d'agréables ouvrages en profe j faifoit fouvent fon amufement & celui de madamö d'Autricourt. Ün foir qu'eiles avoient lu enfemble le comte de Gabalis, après avoir eu uné converfation fort vive fur les fvtjets dont il ïraite, mademoifelle de Fontenay fe retira dans fon  Li£ Syiphe amoureux; iï^ Kon appartement; la marquife fe coucha & s'endormit d'un fommeil fort tranquille : d y avoit peu de tems qu'elle en goütoit les douceurs , quand eile fut éveillée par du bruit qu'elle entendit dans fa chambre ; elle ouvrit promptement fon rldeau : & k la clarté d'une bougie qu'elle avoit accoutumé de laiffer' allurnée toutes les nuits prés de fon lit , elle appercut remuer fes rideaux, & une petite cief dorée qui paroiffoit fufpendue au ciel de fon lit, avec une efpèce de tiffu d'or & bleu. La marquife qui fe croyoit encore endormie, prend tout ce qu'elle voit pour 1'effet d'un fonge, & fai- fant Coc c<ÏU..»„ r > •■. va chercher Ia lumière, la met fur un guéri,. don a cöté de fon lit: elle voit encore fes rideaux agités , & la petite clef fufpendue. Elle eft naturellement peu crédule fur les appariUons, & point du tout peureufe ; cependant fa bravoure 1'abandonna , elle pÉlit & courut chercher mademoifelle de Fontenay , qu'elle fit venir pafier le refte de la nuit avec elle j elle lui conta fon aventure , qu'el e eut prife è fon tour pour un fonge , fi les marqués de frayeur qu'elle appercut fur le vifage de Ia" marquife ne 1'euffent perfuadée que c'étoit quelque chofe d'extraordinaire. Vous verrez, dit-elle è madame d'Autricourt en riant, que Tomé XXXIF, I  130 Le Sylphe amoureux. c'eft un fylphe qui vient éprouver fi votre cceur fi peu touché pour tous les hommes, Ie pourroit être pour un habitant des airs. On dit qu'ils aiment fi fidellement, reprit la marquife qui conimencoit d'être raffurée par la préfence de fon amie, que je les eftime déja beaucoup plus que tous les amans du monde ; Sc de plus, ajouta-t-elle en fouriant, comme ils n'ont de défaut en amour que de vouloir une fidélité trop exacte, il me femble que je ferois affez leur fait; car vous favez que par le traitement que je fais a ceux qui difent avoir de 1'amour pour moi , je" ne leur donnerois pas grands fujets de jaloufie. A peine la marquife eut-elle achevé ces paroles , qu'elle entendit frapper trois fois fur une urne de porcelaine qui étoit fur une petite table a 1'autre bout de la chambre. Ceci paffe la raillerie, reprit 1'épóuvantée Fontenay en s'enfoncant dans le lit, je n'aime cue le commerce des vivans , Sc je vous fupplie , madame , de vouloir bien appeller quelqu'tm a notre fècours. Cela me paroit fort ïnutile , reprit la marquife, pulfqu'on ne nous fait point de mal, Sc de plus nos gens nous croiroient folies, il vaut mieux attendre le jour , les nuits font courtes en ce tems-ci. Elle me paroïfra pourtant fort longue, reprit 1'effrayée Fontenay , Sc vous trouverez bon que  LE SYLPHE AMOUREUX. 131 demain je n'aye pas 1'honneur de vous tenit compagnie. Nous verrons, répondit la marquife, peut-être demain trouverons-nous quelque raifon naturelle de tout ceci, qui nous raffurera abiblument. La marquife ne le penfoit pas trop , mais 1'extrême frayeur de fon amie lui faifoit chercher des raifons pour la modérer. Le jour parut enfin & diffipa toute leur crainte; elles fe levèrent, & voulant regarder s'il n'étoit arriué aucun accident k cette urne fur laquelle on avoit frappé , elles 1'apportèrent prés de la fenêtre , en ötèrent le couvercle , &l mademoifelle de Fontenay ayant vu briller quelque chofe dans le fond , elle y porta la main , & la marquife & elle ne furent pas peu furprifes de voir que c'étoit une table de bracelets entourée de diamans bri'lans; fur cette table qui étoit d'or émaillée de, bleu, elles lurent ces paroles : Quel autre amant dans I'univers A 1'honneur de porter vos fers , A plus que moi droit de prétendre ? J'aurai toujours pour vous 1'ardeur d'un Salamandre ; Et la fidélité des habitans des airs. Et même les tréfors des gnomes , dit mademoifelle de Fontenay , après avoir remarqué la beauté des diamans : ceci contlnua-t-elle e.i l ij  tyz Ie Stlphe amoureus. riant , devient plus gaiant que capable de faire peur. Je n'y comprends plus rien , dit la marquile ; il ne vint qui quexce foit hier ici , vous favez que nous ne vou'ümes voir perfonne pour achever la lecture du comte de Gabalis que Pon nous preffoit de rendre , & hier ati foir je changeai cette urne de place , & certainement il n'y avoit rien dedans. Je n'éclaircirai pas vos doutes , reprit mademoifelle de Fontenay , car je ne comprends rien a cette aventure : mais je vais tacber de réparer la mauvaife nuit qu'elle m'a fait paffer. La marquife parïa avec fon amie dans fa chambre, & s'étant mi.fe au lit avec elle , elles repofèrent tranquillement juf qu'a midi. II faut avouer, dit ma lemoifelle de Fontenay a la marquife, dès qu'e'le fut éveillée , qu'il y a bien des coramo'lités a n'être pas fi belle que vous : nul amant céltfic ni terreflre ne vient troubler mon repos. L fdiit abfolument, reprit Ia marquife en riant de la penfée de fon amie, éclaircir 1'aventure de la nuit pr.ffée, le prél'ent que 1'on m'a fait malgré moi eft trop confiJérable pour nele pas rendre ; li ce u'eioit qu'une bagatelle, je la gardercis fans cbnléquence. Peut-être, dit mademoifel'e de Fontenay , ce> diamans ne fcnt ils pas li beaux qu'ils me Tont paru, d'abord, revoyons-ies au grand jour; elles fe  Le Sylphe Amoureux. rjj ïevèrent Sc paffercnt dans 1'appartement de lap marqude : elles reprirent la table de bractlets. oh ei'es i'avoient laiffée, les dianans leur parurent également beaux ;■ mais au beu des vers qu'eiles y avoient lu le matin ,-elles virent fur de 1'or étnaillé de bleu un petit amour a demicaché dans un nuage, avec ces mors atitour r. Je nofe: Qu'en- dites vous , madame la marquilé , s'écria mademoifelle de Foncenay ; fbmmes-nous folies ï n'avoms-nous psv lu ce mat in, des veis fur-c-nte table de brat.elets h c'eft la même que nous avons trouvée dans k'ume , Sc e!le a changé de décoration taadis que r ous avons dormi. En vér-ité, reprit la foanquife a il y a quelque chofe de fort furprenant a tour cela , n'en parions point, je vous prie quenous ne foyons mieux éciaircies- de tout ce qui s'eft paffe. La jourr.ée s'écou-la. (ans que 1'onentendit parler-de Fkrafible amant-de la marquife ; elle eut toute faprèsrclinée du monde,, & fur le foir elle montaen earroffe avec mademoifelle de Fontenay pour aller a- U promenade-. Cotnrae elles avoient en vie de s'en-rretenir de leur a-venture, elles choifireirt au Keu des tuileries , un jardin fol taire mais. très-agréable , qu'une efpèce de ptulofophe fait eultiver avec foin dans un des êauxboiregs deParis, il les refiit avec polkeffe, & peu-après.  134 Le Sylphe amoureux. il y vint quelques hommes de la cour, aveC qui la marquife ne put fe difpenfer de lier converfation , paree qu'ils étoient de fa connoiffance. Le maitre du jardin leur fit" voir des óifeaux affez rares, dont il fait fon amufement, des vers a foie , 6c un grand nombre de papillens , dont les ailes étoient fi merveilleufement mêlées de diverfes couleurs, que le plushabile pjintre du monde auroit eu bien de la peine a furpaffer ces petits chefs-d'oeuvre de la nature. Toute la compagnie les admira , 6c la marquife en fut fi charmée, qu'elle dit a demi bas a fa chère Fontenay en fouriant : fi riotre fylphe veut m'apparoitre fans me faire peur, je fuis d'avis qu'il prenne cette figure. Mademoifellede Fontenay alloit hui répondre , quand elle sppercut que le jeune comte de Ponteuil écoutoit leur converfation. Vous êtes trop curieux, monfieur le comte , lui dit mademoifelle de Fontenay , de vouloir ècouter ainfi les fecrets des dames. Pen ai été affez puni, par le mauvais fuccès de ma curiofité; car je n'ai rien entendu du tout. Peu après le comte de Ponteuil fe retira avec fes amis, &c la marquife ayant encore fait quelques tours de jardin avec mademoifelle de Fontenay, s'en retourna chez elle ; la nuit fe paffa franquillement; la marquife fit coucher fon amie avec elle, 6c rien  Le Sylphe amoureux. 135 ne troubla leur repos: il étoit déja plus d'onze heures quand elles entendirent tomber quelque chofe fur le parquet affez prés du lit, & la marquife ouvrant fonrideaij', elle vit que c'étoit la même petite clef dorée attachée a un tifiu or & bleu qu'elle avoit vue la nuit precédente; elle la montra a mademoifelle de Fontenay & s'étant levées , elles la ramaffèrent, fans favoir a quel ufage elle pouvoit fervir : elles la regardèrent avec attention. Notre amant, dit en riant 1'enjouée Fontenay a la marquife, a fans doute paffé la nuit a aller chercher cette jolie clef k Londres, c'eft pourquoi il nous a laiffé fi bien dormir cette nuit. II eft vrai, reprit la marquife, qu'elle eft faite précifément comme les clefs d'Angleterre ; mais il faut, continuat-elle en badinant, que mon amant ait paffé la nuit a quelqu'autre chofe qu'a faire ce voyage, car c'eft affurément la même clef que je vis hier. N'êtes-vous point déja inquiéte de fes occupations, reprit 1'agréable mademoifelle de Fontenay ? &C ne craignez-vous point qu'il ne doive k quelqu'autre les douceurs de 1'immortalité? Ia marquife rit de la plaifanterie de fon amie , & Ia pria d'imaginer a quel ufage cette clef pourroit être mife; elles y rêvèrent vainement, 6k la marquife la voulant enfermer dans un bureau de marqueterie qu'elle avoit I iv  'tl6 Le Syl-phe amoureux' acheté chez Dotel depuis huit jours, elle trouva dans le premier tiroir qu'elle ouvrit ce que mademoifelle de Fontenay & elle avorent cherché inutilement : c'étoit une petite cafferte de Ja Cbine parfaitement belle ; elle fe douta que la clef y-devoit êrrebonne, & elle ne fe trompa pas , elle trouva la caffette remplie de boutedies de criftal de roche , garnies d'or , féparees les unes des autres par des compartimens de velours bleu , 1'odeur des effences dont ces fioles étoient pleines , leur fit juger qu'eiles étoient des meilleures d'Italie; elles en prirent «ne , & trouvèrent qu'elle portoit un petit ecnteau , fur lequel au lieu d'avoir en écrit, comme de coutume, jafmin ou fleur d'orange' d y avoit ces mots en lettres d or: recette immanquable contre Vmfidêiuè. O l vraiment, dit mademoifelle de Fontenay en riant, ce préfent eft encore bien plus précieux qu'il ne nous 1'avoit paui d'ubord; votre amant aérien veut apparemment nous faire part des fecrets merveilleux que poffédent les peuples céleftes que les hommes ne connoiffent point. Voyons, reprit la marquife en prenant Ia fecor.de boniei!le,a quoi fera bonne ceile-ci; elles y lurent: Préférvatif contre l'mdifcréiion des amans. On trouvera bien le' débit de ce fecret la , dit 1'enjouée Fontenay , & je vous prie de me le don.  Le Sylphe amoureux. 137 ner pour faire promptemenr ma fortune. J'y confens , dit la marquife en badinant auffi, & d'autant plus facilement que je compte qu'il me fera toujours inutile. Encore ne faut-it jurer de rien , reprit mademoifelle de Fontenay , fi ce n'eft que vous comp;ez extrêmement fur la loyauté des fyiphes. Mais voyons la troifième boateille, continua- t-elle en la prenant encre fes mains,elle y lut ces paroles ; Philtre pour conferver ou faire nattre Carnour dans le mariage. Ol pour celui-la, reprit la marquife, c'eft en vérité dommage que la fiole foit fi petite, car on ne manqueroit pas de gens a qui en diftribuer. Et de celle-ci qu'en cirez-vous, reprit mademoifelle de Fontenay , qui iifoit 1'écriteau de la bouteille : Efence de vraipavot de Cytkère , pour endormn les ja.oux. Celui - la n'eft point trop indifférent, reprit mademoifelle de Fontenay^, & je connois des gens qui ne fjroient pas fachés d'en emprunter quelques prifes. Voyons ce que celle-ci contient, dit la marquife , & elle lut : Spêcifique pour ranimer une paflïon que le tems commence a èuindre. Voilé , reprit mademoifelle de Fontenay, le fecret dont nous nous déferons le moins bien; quand une paffion commence a s'éteindre , je crois qu'on n'a pas grande envie de la rallumer. Voyons fi celle-ci contiendra quelque chofe deplus utile,  tj8 Le Sylphe amoureux. dit la marquiié en prenant la dernière fiole ; ede y lut ces mots : Secret trouvé par Bacchus pour affoupir ks maux de Pabfence. Ce devroit donc être du vin de champagne , dit mademoifelle de Fontenay en riant: mais fachons ce que renferme une boëte que je vois qui occu'pe le milieu de la caffette ; c'eft une fort belle boëte k mouche, dit la marquife en la regardant; elle 1'ouvrit, & y trouva un billet dans lequel étoient ces vers. Entre tant de rares fecrets , Je n'en ai mis aucun de ceux par' qui les belles Peuvent conferver leurs attraits; Vous en avez, Iris, comme les immorteiles, Qui ne s'effaceront jamais. Quel que foit cet amant invifible , dit la marquife, quand ellè eut achevé de lire ces vers , il faut convenir qu'il a bieri de 1'efprit & de 1'imagination k tout ce qu'il fait, & de la magnificence, reprit mademoifelle de Fontenay. Je veux abfolument éclaircir cette aventure , dit la marquife ; & je vais fi bien ferrer la clef de ce bureau , qu'il ne fera pas poflible a 1'avenir d'y mettre quelque chofe fans ma permiffion , a moins qu'effeclivement quelque pulffance fupérieure' ne s'en mêle; il faut de plus examiner tous mes gens , pour juger s'ils  Le Sylphe amoureux. 139 n'ont point d'intelligence avec ceux qui me font toutes ces galanteries. Je m'y appliquerai avecfoin, reprit mademoifelle de Fontenay, mais ne perdez pas votre clef de vue. La marqtiife la ferra avec foin : ce foir-la elle tk mademoifelle de Fontenay allèrent a la comédie , Sc de-la faire un tour aux Tuileries; le comte de Ponteuil tk quelques autres les joignirent : leur 'converfation fut agréable, & elles reftèrent fort tard. Dés qu'eiles eurent foupé , leurs gens éfant fortis de la chambre , pour ce foir, dit la marquife nous ferons a couvert 4es préfens; je tiens encore la clef de mon bureau dans ma poche, & il eft impoflible qu'on y ait rien mis. Voyons , dit mademoifelle de Fontenay en prenant la clef & ouvrant un des tiroirs ; mais a peine Peut- elle ouvert, que quelque chofe en fortant avec précipitation lui toucha Ie vifage, Sc éteignit la lumière : elle fit un grand cri. La marquife s'approcha d'elle tenant une autre bougie allumée, & elles virent que ce défordre avoit été caufé par une centaine de papillens qui étoient fortis du tircir , & qui volant tout-a-la- fois a Ia Iueur de la bougie , 1'avoient éteinte avec beaucoup de facilité : ces petits animaux continuoient de voler par la chambre tk autour d'ellés : hé 3 bon Dieu ! s'écria la marquife,  ,«4Q Le Sylphe amoureux: qu'eff-ce cpe ceci ? Je meurs de ffayënr^ reprit Tépouvantée Fontenay. Hé !' ne vousfouvenez-vous pas que vous vous avitates de fo'utraiter avant-hitr dans ce maïiditjardin* oh neus étions , que votre fy'phe vols apparut fous la fTgi-re de ces papülons que nous. trouvames fi jolis ? Mais j'ai bien affaire , mof qui n'ai aucune part ni a Pamour, ri a vorrecuriofité, d'effuyer toutes ces irayturs- fa' ? En vérité , dit la marquife, je fu s li tffayée moi-même que je ne fa;s que vous dire ; appellons quetqu'un r elles appellerenr les femmes de la marquife, qui paruren! fort étO' nées; de voir ce grand rombre de papiPon qui voloient par la chambre & auroi.r des borgies* dont ils éteignoi'ent quelqu une de tems en tems , paree qu'ils pafibient plufieurs a 'a fois dans la flamme. Lamarquife prit le parti d'aller coucher dans la chambre de mademoifelle de Fontenay, & elle fit laifler torn es bs fenêtres; de la fienne ouvertes , pour faire , comme l'ondit , un pont d'or a ï'ennemi qui" fe retire. La: marquife & fon amie ne dórmïrent pas tranquillement; il n'y eut fortes d'e raifon emens qu'eiles ne firent fur cette dernière aventure ^ qui leur paroiffoit Ia plus furprenante de toutes j car , quelqu'intelligence qw'il yeüt entre quelqu'un de fes domeftiques, tk un amant qui les  Le Sylphe amoureux» 14^ Sïuroit féduits , aucun d'eux n'auroit pu favoir ce que la marquife n'avoit dit qu'A fon amie en badinant chez celui qui leur faifoit voir ces papdlons & ces vers a foie. Enfin le jour parut, & la marquife qui ne pcuvoit dormir, propofa a fon amie d'aller prendre un peu le frais fur «n petit balcon qui donne fur le jardin; elles fe levèrent ; & la marquife en prenant fa robe de chambre, en vit fcrtir un papilion qui redoubla fa frayeur, & qui s'envola rapidement .par la por.te du balcon que mademoifelle de Fontenay venoit d'ouvrir : elle n'ofoit prefque plus toucher a fa robe de chambre, mais mademoifelle de Fontenay la raffura un peu , & lui aidant k la mettre fur elle, il tomba un billet d'une des manches; elles y trouvèrent ces vers, quand elles eurent repris affez d'affurance pour 1'ouvrir & pour le lire. Iris, pourquoi me voulez-vous Sous une forme fi légere ? Je vous obéis pour vous plaire ; Mais ce déguifement ne me peut être doux; Même en daignant me voir, que vous m'êtes cruellel Mais mon fort feroit trop heureux, Si vous me permettie.z de paroitre a vos yeux, Comme un amant tendre & fidéle. Je n'ofe plus former aucun fouhait, dit Ia marquife; öc quaad même mon cceur le défiw  142- Le SïlPHE AMOUREUX. reroit, je fehs bien que je n'ai pas affez de force d'efprit pour foutenir des chofes furnaturelles. J'avois cru , ou du moins foupconné jufqu'a préfent, reprit Ia belle Fontenay', que quelqu'iine de vos femmes, d'intelligence avec un amant caché , pouvoit être la caufe fecrère de tout ceci; mais Paventure des papillons me dérange de cette opinion : car qui pourroit avoir deviné une chofe que vous n'avez dite qu'a moi ? Et comment avoir mis ces papillons dans ce bureau , dont nous gardions la clef fi foigneufement ? Je fois fi étonnée, reprit Ia marquife , que je ne puis' feulement raifonner fur ce dernier événement; & pour voir fi cet amant invifible ne nous abandonnera point, je veux dés aujourd'hui aller coucher k ma' maifon de Surêne : 1'aimable de Fontenay approuva ce deffein; & fe trouvant trop éveillées pour poijvoir fe rendormir fur le champ, elles appellèrent les gens de Ia marquife , & voulant éviter la chaleur pour le petitvoya^e, elles partirent fur les fix heures du matin : comme le têms étoit admirable, elles ordonnèrent au cocher d'aller fort doucement, & elles envoyèrent devant un vaïet - dechambre de la marquife, pour trouver un lit pret, Sc a diner en y arrivant : quand elles •furent au bord de Peau, elles defcendirent.  Le Sylphe amoureux. 143 Mademoifelle de Fontenay, naturellement peureiife , ne pouvant fe réfoudre a paffer le bac en carroffe , la marquife defcendit auffi par compagnie; a peine le maïtre du bac eut-il appercu la marquife , qu'il connoiffoit fort, paree qu'il la paffoit fouvent pour aller a fa maifon de campagne, que s'approchant d'elle, & lui préfentant un billet : Tenez, madame ' liu dit-il, voila une lettre que 1'on m'a chargé de vous rendre dés que vous feriez arrivée ici. Et qui ? dit la marquife fort furprife ; car je n'ai dit a perfonne que je devois venir : il y a pourtant plus de deux heures qu'un grand homme k cheval me 1'a apportée, & je 1'aurois donnée a votre valei-de-chambre quand je 1'ai paffé, fi 1'on ne m'eüt bien recommandé de ne la donner qu'a vous-même. Comment cette lettre eft ici, s'écria mademoifelle de Fontenay, avant que le valet-de-chambre de madame la marquife foit paffé ? Plus d'une bonne heure auparavant , reprit Ie batelier. Voyons donc , dit madame d'Autricourt, en prenant la lettre, ce que c'eft encore que ceci; elle fourioit, & mademoifelle de Fontenay & elle y lurent ces paroles a la belle MARQUISE d'autricourt. Si ce ti eft que pour fair mes foins & mon «mour que vous allel a la campagne : que ce  Ï44 Le Sylphe amoureux." yoyage eft inutile ! En 'quel lieu de l'umvers n'irois -je pas pour vous fuivre ? & quel dimat eft inaccejftble a l'amour ? Oh ! pour le coup, s'écria mademoifelle de Fontenay, après avoir achevé de lire, le diable s'en mêle ; il eft impoffible qu'un voyage qui n'eft propofé que depuis quelques heures foit déja fu , & que le billet ait été apporté le moment d'après que nous 1'avons réfolu; car 1'heure oii le batelier dit qu'il Pa recji , & celle oü vous. 1'avez propofé, eft a-peu-prés la même. Elles firent mille queftions au batelier, fur 1'heure, fur cet homme , fur fon cheval, & elles n'en furent pas plus favantes: enfin, elles remontèrent en carroffe & arrivèrent a la maifon de la marquife. Dés qu'eiles furent defcendues , un valet-de- chambre qui étoit dans la cour dit a la marquife : II étoit inutile, madame, que je fiffe tant de diligence; car la conciërge étoit avertie il y avoit plus de deux heures. Et par qui, dit la marquife ? Par im jeune homme fort bien fait, dit la conciërge qui étoit préfente, qui m'eft venu dire que je fiffe votre lit tout prêt, pa^ce que vous vous coucheriez en arrivant, ri'ayant point dormi cette nuit. La marquiie Ól mademoifelle de Fontenay fe regardèrent, ne voulant rien dire devant  LE SïLPHE AMOUREUXi f^k üevant leurs gens. Etquefl devenu cet homme ? dit rétoanée mademoifelle de Fontenay-. je né ïaïs, dit la conciërge ; car il a pouffé fort theval a toute bride , & je i'ai perdu de vue ten un moment. La marquife & fon amie ayani 1'efprit rempli de leur-a venture, en vraies hék-oïnes de roman; ne"firent qu'un legér repas; elles fe couchèrent enfuite ; & comme elles étoient laffes d'avoir yeillé & d'avoir fait cè petit voyage fi niatin , elles s'endormirent proföndément : k peine furent-elles éveiÜées ^ qu'on vint avertir la marquife qu'un laquais dé la comtefié de Rofieres arrivoit de Paris pour. lui appörter une lettre. La marquife le fit entrer promptement; elle deroanda au laquais ce qu'il y avoit de fi prefie : je ne.fais, madame , lui dit-il; mais ayant été chez vous ce rhatin k Onze heures, croyant vous trouver au lit, ori, m'a dit que vous étiez partie de bon matin pour Surêne , & madame la comtefié a qui j'ai porté cette réponfe , m'a ordonné de partir fur le fehamp pour vous appörter cette lettre. Madamé la marquife d'Autricourt la hit, &y trouva que la comtefié de Rofieres la prioit de fe rendré Chez elle le lendemain pour une affaire preffée quelle ne lui expliquoit point. La marquife dit au laquais qu'elle alloit faire réponfe ; elle thontra cette lettre a fa chère Fontenay, & elles Tornt XXXIFi K  Le Syirhe amoureux;' «e purent deviner quelle pouvoit être cette affaire fi preffée, II n'importe, dit madame d'Autricourt , quoi que ce puiffe être, ii efl de mon devoir de me rendre demain chez madame de Rofieres , comme elle le dtfire. La comtefié de Rofieres étoit tante de madame d'Autricourt; elle favoit élevée , paree qu'elle avoit perdu madame fa mère prefqu'en naiffant, & la marquife confervoit de grands égards pour elle : ellerenvoya donc fon laquais dès ce jour même, avec une réponfe conforme a ce que fa tante fouhaitoit. Hé bien 1 lui dit mademoifelle de Fontenay dès que ce garcon fut parti, votre amant aërien a mis apparemment madame votre tante dans fon parti; car vous voyez , vous n'êtes qu'a peine arrivée , qu'il trouve le feCret de preffer votre départ. La marquife rit de 1'imagination de fon amie. Elles raifonnèrent long-tems fur leur aventure , & ayant foupé d'affez bonne heure, comme la chaleur étoit paffee, & le tems fort propre pour la promenade,, elles fe rendirent dans le jardin, paffèrent dans un petjt bois en étoile, qui fe terminoit & n'étoit ferme que d'une efpèce de haie vive, trés - facile d'y entrer fans paffer par le jardin de la marquife. 11 n'y avoit qu'un moment qu'elle s'y promenoit avec fa chère compagne, quand elles entendirent des haut-  Le Sylpïïe amoureux. 14^ lbois qui jouèrent des endroits choifis de quelques opéra de Lully. Voici affurément , dit mademoifelle de Fontenay a la marquife, un divertdfement que votre amant vous envoye. Je ne crois pas , dit madame d'Autricourt, il y a d'autres amans a Surêne, qui veulent peutêtre ce foir donner une férénade, & ces hautbois apparemment la répètent. Cela n'a point 1'air d'une répétition, dit mademoifelle de Fon- * tenay, & ces gens-la font concertés a merveille , & de plus , ils font précifément chez "vous. II faut donc s'éclaircir , reprit madame d'Autricourt. Elles s'approchèrent du lieu oii étoit la fymphonie : auffi-tot qu'eiles furent prés de ceux qui la compofoient, quittant leurs haut - bois , ils formèrent un concert de flütes douces, qui fut fi charmant, qu'il eut le pouvoir de fufpendre la curiofité de la marquife & de fon amie ; elles s'affirent fur des fiéges de gazon pour 1'écouter avec plus d'attention , & cet aimable concert ayant duré affez longtems, une fort belle voix chanta ces paroles: Devrois - je me cacher encore ï Amour crue!, quel deftin rigoureux ! kViens fecourir un amant malheureux • Puifque les beaux yeux que j'adore Ont enfin vu briller mes feux , Devrois - je me cacher encore ? K $  Le Sïlphe amoureux.* Oh! pour le coup, dit mademoifelle de Fon^ ienay en riant, madame Ia marquife , vous ne pouvez vous difpenfer d'accepter la férénade : en vérité, dit-elle-, au moins c'eft malgré moi. Elle fe. leva auffi-töt pour aller faire des quef"tions aU\ muficiens; ik elle n'en put apprendre autre chofe, finon qu'un jeune homme les étoit Venu chercher, les avoit amenés dans un carroffe qui les attendoit encore a deux pas deda, & que cet homme qui les avoit efcortés k cheVal, les avoit fort bien payés, & qu'il s'en étoit allé dès qu'il les avoit mis en place dans ce petit bols, leur ordonnant de jouer dès qu'ils verroient deux dames s'y promener ; & fi vous ne fufiiez pas venues, dit 1'un des muficiens, nous avions ordre d'avancer dans le jardin , & de jouer fous vos fenêtres. Mais ces paroles que vous venez de chanter, oii les avez-vous prifes,leur dit madame d'Autricourt ? Ce même homme nous les a données par écrit, reprit le muficien, & comme elles font faites fur un air d'opéra que tout Ie monde fait, je n'ai eu la peine que de les apprendre par cceur. La marquife jugeant bien qu'elle ne pouvoit pas être inftruite par des gens qui ignoroient euxmêmes ce qu'elle vouloit favoir, fe retira avec fa cbère Fontenay. Après avoir encore écouté quelques tems cette agréable fymphonie, ell|s.  £e SylP-HE amoureux.! 1-40 fe couchèrent, & la nuk' ne fut troublée pas^ aucun nouvel événement; elles dinèrent le lendemain de fort bonne heure, & elles mon-, tèrent auffi-tot en cawoffe pour retouraer k Paris. Mademoifelle de Fontenay fe fit defcendre chez une de fes amies, & madame d'Au-, tricourt fe rendit chez madame fa tante, comme elle lui avoit promis; fur le foir elle fi* re-, prendre mademoifelle de Fontenay oü elle Pa-, voit laiflee,L& elles s'en retournèrent enfemble. Hé bien .' dit 1'inquiète Fontenay k la marquife » avec un empreffement qui eft inféparable de la véritable amitié , avez-vous appris de madame votre tantequelque chofe quipuiffe vous, faire plaifir ? Ce feroit certainement une propofition agréable pour une autre,reprit la marquife , mais elle n'eft pas de mon goüt; c'eft,. en un mot, une propofition demariage. De mariage ? s'écria mademoifelle de Föntenay , voici bien pis que notre amant invifible! Et le nom. de ce nouvel adorateur , dites-le moi prompte-! ment, je vous prie. C'eft le comte de Ponteuil. 9 reprit la marquife, & rien n'eft plus furpre-. nant que ce jeune homme que je vois a&z fouvent, mi farTe faire des propofitions de ma*, nage, fans m'avoir jamais donné nulie marquéde 1'eftime particuliere qu'il femble avoir P«Wr BflL L'affairg me parj3£t. avantageufe repxjj K. I'ii  't50 Le Sylphe amoureux; mademoifelle de Fontenay ; monfieur de Ponteuil. eft jeune, beau , bien fait, maitre de fon bien, & on prétend qu'il a vingt mille livres de rente , & 1'état de vos affaires que feu monfieur votre époux a fort dérangées, doit, ce me femble , vous faire écouter cette propofition favorablement. C'eft S'avis de ma tante, dit la marquife; mais je fuis bleffée , je vous 1'avoue, que le comte de Ponteuil ne m'ait pas cru digne de fes foins , car il eft né galant; je 1'ai vu amoureux d'une femme de ma connoifTance, il y a deux ou trois ans , il n'oublioit rien de tout ce qu'un amant tendre & délicat doit efïayer pour plaire , & fa conduite a mon égard me perfuade qu'il croit qu'on doit agir fort cavalièrement avec une perfonne dont on veut faire' fa femme. Voici bien de Ia délicateffe mal-a-propos , dit mademoifelle de Fontenay en riant : monfieur de Ponteuil vous airne apparemment, puifqu'il défire de vous époufer ; il a cru que dans un deffein auffi folide que le fien, on ne devoit point employer la bagatelle. Mais peutêtre , continua-t-elle, que c'eft le fylphe amoureux qui lui difpute votre cceur & votrë téndreffe. Certainement, dit la marquife en badinant auffi, je voudrois que mon invifible amant eut la figure de M. de Ponteuil, ou que M. de  Le Sylphe amoureux. ij* Ponteuil eut 1'amour Sc la délicateffe de 1'efprk aëri n. II a 1'un & 1'autre, dit le jeune comte de Ponteuil lui-même fortant d'un cabinet Sc fe jettant aux pieds de la marquife , & une paffion encore plus ardente Sc plus fidelie que vous ne pouvez vous i'imaginer. La marquife fut fort furprife- de voir le comte qu'elle n'attendoit pas, & de comprendre par fes paroles qu'il avoit écouté fa converfation. Mais, monfieur le comte , lui dit-elle , qui vous a permis de venir ici, fans m en faire avertir ? & qui vous a fait entrer dans le cabinet dont vous, fortez? C'eft le fylphe votre amant, reprit-il en fouriant; il m'a rendu invifible & m'a cédé tous fes droits fur votre cceur ; & pour quevous ne doutiez pas que je vienne de fa part,, voila ce qu'il m'a donné pour vous montreiv li préfenta alors a Ia marquife cette table de bracelets qu'elle & mademoifelle de Fontenay avoient trouvé dans 1'urne, & fur laquelle 14 y avoit des vers, & qu'on avoit changé contreun autre pendant qu'eiles étoient endormies*. J'ouvre enfin les yeux , dit agréablement la marquife a fon jeune amant,-je connois le fylphe, & je ne fuis point fachée qu'il vous ait ainfi cédé fes prétentions; mais comme toutes les chofes qui fe font paflées avoient K iv  LE SYLPHE AMOUREUX? affez Fair d'aventures furnaturelles, je voui prie de m'avouer de bonne foi comment vous avezpufaire, & qui vous a aidé a me tromper-A Le peu de difpofition, reprit monfieur de Ponteuil, que je vous ai vua recevoir les foins de tous ceux qui ont ofé vous adorer, me fit imaginer de vous rendre les miens, d'une ma» nière. fi finguHère, qu'il ne fut pas en votre po.uvcir de les refufer; je vous entendis parle* du comte de Gabalis, & ce fut moi qui vous^ fit prêter ce livre par mademoifelle de Tilly; elle, le mit expres fur fa table, vous ne manquates pas de 1'ouvrir, & de lui emprunter ave.c empreffement; je féduifis un de vos gens , jje fuis contraint de vous 1'a.vouer, mals je me fta.tte d'obtenir fon pardon : il couche au-deffus de votre chambre; nous fïmes percer le plafond qui n'eft pas fort épais, & ayant attaché aux rideaux du lit des nonpareiiles de la même couleur que letoffe pour qu'eilesfuffent moins remarquées, i.1 fut facile d'agiter les rideaux, &C de paffer. fa petite clef qui vous effraya fi fort, & nous efimes foin de détacher ces non^. pareilles dés que vous futes paffée dans la chambre de mademoifelle de Fontenay : pouï la table de braeelets, on 1'avoit mife dés le *M °A X9M ^. trouylteg, & 1'on frappe troi%  Le Sylpue amoureux. 155 fois fur cette urne de porcelaine par le moyen d'un fil d'archal que nous avions paffé par le plafond; pour les papillons, ayant entendu ce que vous difiez a mademoifelle de Fontenay chez le philofophe, ou vous aviez choiff votre promenade, j'en fis mon profit pour continuer de vous allarmer, & cet homme étant affez de mes amis, j'en obtins une centaine de papillons que j'enfermai fans peine dans votre bureau, paree que j'en ai une clef; il y en avoit deux quand vous 1'achetales, j'eus la précaution de m'en affurer d'une: celui qui porta votre bureau chez vous, neut pas grande peine k fe réfoudre de me donner une clef que je lui demandai avec les circonftances qui perfuadent ces fortes de gens; vous ne fites heureufement nulle attention a la perte de cette doublé clef que vous n'aviez guères remarquée; & les papillons enfermés depuis deux heures dans ce tiroirvoyant tout d'un coup la lumière , jouèrent leur röle comme fi on leur avoit appris; le hazard en fit attacher.una votre robe de chambre, qui vous fit grande peur ; le lendemain & dès. que votre voyage de Surêne fut réfodu, votre valet de chambre, qui étoit de mon intelligence, m'en étant venu avertir avant que de prendre le ckemin de Surêne, je fis monter i gheval  »54 Le SYLPHE AMOUREUX?. un homrne a moi, qui fur a toute bride portef mon billet au maïtre du bac & avertir votre conciërge; voire valet de chambre vint exprès plus lentement pour lui donner tout le tems qu'il lui falloit pour la prévenir. Pour la fymphonie d'hier„ elle n'eut rien d'extraordinaire, je ne cherchai feulement qu'a vousamufer, &c je ne faurois me favoir mauvais gré de vous avoir marqué mon empreffement, fans m'être attiré votre colère. La marquife répondit a fon amant avec beaucoup de politefïe ; elle pardonna, a fa prie re,, au domeflique qu'il avoit gagné. Mademoifelle de Fontenay fe mêla dans. la converfation, qui fut fort agreable ; le comte de Ponteiiil la remercia du foin qu'elle avoit pris de fi bien défendre auprès de la marquife fon prétendu manque de délicatefle. On viht avertir que le foupé étoit fervi; monfieur de Ponteüil voulut fe retirer, 'mais 1'aimable de Fontenay qui crut remarquer que la marquife ne feroit pas fachée qu'il demeuraï, lui dit en. riant, que c'étoit elle qui le prioit a fouper,. & qu'il lui femblo.it qu'il devoit commencee a fe familiarifer dans la maifon. Le comte demeura avëc joie; il continua de rendre fes foins è la marquife, & quelques jours après, leursarticles ayant été fignés chez la. comteffe de.  Ie Sylphe amoureux. 155 Rofières , ils furent, avec peu de perfonnes , célébrer cette heureux hymenée a la maifon de campagne de la marquife : la joie y fut beaucoup plus grande que la magnificence, & 1'amour fit les honneurs de la fête, comme il faifoit la félicité de ces jeunes époux. Fin du Sylphe amoureux.   LES O N D I NS, CONTÉ MORAL. Par Madame R o b e rt*   LES ONDINS, CONTÉ MOR AL. PREMIÈRE P A R T I E. CHAPITRE PREMIER. Int roduction. Naijfance de Tramarine. La Lydie, qui contient une partie de PAfnque , fut autrefois gouvernée par Ophtes, prince belliqueux. Plufieurs guerres lui furent fufcitées par différens petits fouverains, jaloux de Pétendue de fes états. Ce roonarque lescombattit tous, remporta fucceffivement fur eux des viöoires complettes, & les rendit enfin tributaires de fon royaume. Après avoir pacifié les troubles que ces princes excitoient  'i6S Les OndïnsJ depuis nombre d'années, ce monarque ne iongea plus qu'a faire jouir fes peuples d'une paix qui devoit raméner 1'abondance & la tranquillité dans fon royaume; mais pour la cimenter de plUS eri plus, fes miniftres lui proposèrerit une alliance avec le, roi de Galata, en époufant la princeffe Cliceria, fille de ce monarque. Ophtes fe prêta volontiers a leurs vues; il fut charmé de la beauté de Cliceria dont on lui fit voir le poi trait s des ambaffadeurs furent envoyés au roi de Galata , ils étoient chargés de propofer le mariage de la princeffe avec le roi de Lydie : des pröpofitiöns auffi avanfageüfes furent acceptées avec joie; on fe hata d'en figner les articles de part & d'autre, & ce mariage ne fut différé que le tems qu'il falloit pour en faire les préparatifs, avec la pompe & la magnificence qu'il convient d'employer dans ces fortes de fêtes. La princeffe Cliceria entroit a peine dans fa quinzième année ; elle étoit douée d'un efprit fupérieur a toutes les femmes, & d'une beauté raviffante; elle fut re?ue du roi, fon époux ^ avec toute la fomptuofité & la galanterie qu'on peut attendre d'un grand monarque, fur-tout lorfque 1'amour fe trouve joint aux raifons dë lrétat. Pendant pius d'un mois les jóurs furent marqués par de nouvelle^ fêtes. Leroi, quoiqua Mik  C O N T E M O R A ft : ïSV déja d'un certain age, Te plaifoit beaucoup aux divertiffemens de fa cour ; d'ailleurs il vouloit, par cette complaifance, faire connoïtre 3 ]a reine, ainfi qu'aux princes & princeffes qui 1'avoient accompagnée, la fatisfaaion qu'il avoit de les voir embellir fa cour; les courtifans, a leur tour, pour marquer leur zèle & leur attachement au roi & a leur fouveraine , s'emprefsèrent k knaginer de nouveaux divertiffemens qui puffent 1'amufer & lui plaire. Plufieurs années fe pafsèrent ainfi dans les plajfirs, fans qu'ils fuflent troublés que par 1'inquiétude que le roi fit paroïtre de n'avoir point de fucceffeur. Le defir d'en obtenir fit enfin fuccéder les vceux & les facrifices aux ris & aux jeux; le roi & la reine en firent offrir dans tous les temples, oii ils afiiftèrent Fun &c 1'autre avec une piété digne d'exemple. Des vceux que le cceur avoit formes ne pouvoient manquer de fléchir les dieux; ils furent enfin exaucés; la reine déclara qu'elle étoit enceinte. On ne peut exprimer la joie que cette nouvelle répandit dans tous les cceurs; le roi ordonna des prières en adions de graces; les peuples coururent en foule aux temples pour prier les dieux de leur accorder un prince qui les gouvernat avec autant de fageflé, de raifon, de juflïce & de douceur, que celui Tome XXXIF^ L  !$i Les Ondïn s > qui régnoit fur eux; qu'il fut en même-ternS 1'héritier de fes vertus, de fa clémence & de tous fes talens, comme il devoit 1'être de fes états. Les dieux furent fourds a leurs prières ; la reine mit au monde une princeffe; 1'on fit néanmoins beaucoup de réjouiffances a la naiffance de cette princeffe , qui fut nommée Tramarine. Ophtes , curieux d'apprendre la deftinée d'un enfant fi long-tems defiré, ordonna k fon premier miniftre d'aller confulter 1'oracle dé Yénus. II le chargea en même-tems de riches préfens qui devoient fervir a orner le temple de la déeffe. Lorfque la pytbie fe fut mife fur le trépied, elle parut d'abord agitée par Fefprit divin qui la rempliffoit; fes cbeveux fe hériffèrent, tout Pantre retentit d'un bruit femblable a celui du tonnerre. Alors fe fit éntendre une voix qui paroiflbit fortir du fond de fa poitrine, qui prononca que cet enfant, en prenant une forme divine, ne reverroit fon père qu'après fa mine. Cette réponfe a laquelle il auroit fallu un fecond oracle pour Pexpliquer, affligea fenfiblement le miniftre, qui revint a la cour avec un vifage confterné, n'ofant annoncer au roi la réponfe que la déeffe avoit prononcée par la bouche de la pythie. D'abord il chercha quel;  'C Ö 1ST T E M O R A %i r §| |ue phrafe qui püt éclaircir la réponfe de l*oi-acle, & y donner un fens plus favórable; Mais Ie roijugeant, par fon air trifte, que les prédiaions n'étoieht pas favbrables a Ia princeffe , lui ördonna fi pofitivement de ne lui ïien cacher, fous peine de la vie , que Ie miniftre ie vit dans la néceffité d'obéir. Cefl avec bien de la douleur, feigneur, lui dit-il, que jé ine vois contraint d'annoncer è votre majefté les fnneftes décrets que 1'otacle a pronöncé* iur la defimée de la princeffe Tramarine, je youlöis ëpargner a votre majefié Ia dóuleur de 1'éntendre; la voici i Cet enfant, en prenant une forrne diviriej Ne reverra fon père qu'après fa ruihe. Mais, feigneur, ajouta Ie miniftre, votre inajeffé n'lgnbre pas que les dieux ne s'expliquent jamais qu'avee beaucoup d'-obfcürité: fans doute, ce n'eft que pour trömper la curiofité des foibles mortels qui veulent pénétrer trop avant dans 1'avenir, dont eux feuls font les dépofitaires. II eft de la prudence & dé li fageffe de fe fóumettre k leurs décrets, fans chercher è en pénétrer le fens, qu'ils nous cachent toujours par des réponfes anibiguës $ auxquelles il eftfacile de donner plufieurs inierprétations. Pafdonnez, feigneur, è mon zèlëi L ij  t64 £.e s OnsinSJ la hardieffe de mes réflexions, mais j'obéis au* ordres de votre majefté en ne lui diflimulant aucune de mes penfées. 11 eft vrai que ces réflexions étoient d'un homme fage & prudent. Son ame s'y déployoif, &t 1'on y lifoit Piritérêt qu'il prenoit a la tranquillité & au repos de fon maitre. Mais, que ne peut 1'opinion & le préjugé ? Ni le roi, ni la reine ne voulurent profiter des fages avis de leur miniftre. La réponfe de 1'oracle fut examinée en plein confeil; on en tira plufieurs conféquences finiftres qui augmentèrent la douleur que le roi avoit de ne pouvoir deviner le fens de cette'prédicïion; on fut long-tems a fe déterminer fur Ie parti qu'on devoit prendre ; mais une feconde groffeffe de la reine décida le fort de la princeffe, en 1'envoyant dans le royaume de Caftora, gouverné alors par la reine Pentaphile, fceur du roi de Lydie. Cette princeffe étoit une amazone qui ne devoit fon royaume qu'a fa valeur, elle en avoit banni tous les hommes. On préfónd que la hair.e que cette princeffe avoit conc,ue pour les hommes , venoit du fouvenir amer d'avoir été eruellement trompée par un prince dans lequel elle avoit mis toute fa confiance. II eft vrai qu'il arrivé fouvent que !e choix qu'on fait d'un favori dans Ia jeuneffe, n'eft prefque jamais  C O N T E M O R A L. 165 éclairé par la raifon. Ce n'eft m le plus zèlé, m le plus eftimable qui obtient la préférence , paree que 1'on ne réfléchit poim fur le prix de Ia vertu; le clinquant féduit, un étourdi fe préfente avec le brillant de la vivacité & des failbes; on fe livre a lui fans réferve, & fans fe donner le tems de 1'examiner; on ne diftingue point en lui la réalité d'avec 1'apparence ; on eft prefque toujours la dupe d'un dehors impofant, & malheureufement ces hommes ne font fervir les dons qu'ils ont de plaire qu'au triomphe de leur indifcrétion & de leur perfidie. II eft a préfumer que ce furent des raifons a-peuprès femblabies, qui déterminèrent ia reine de Caftora k bannir tous les hommes de fes tats. Comme c'étoit Ia meilleure princefTe du monde, 1'amour qu'elle avoit pour fes fujets & le défir de les rendre parfaitement.heureux , lui fh-ent convoquer une affemblée générale de toute la nobleffe, je veux dire en femmes, car pour les hommes ils en furent exclus. Ce fut dans cette affemblée que plufieurs queftions furent agitéesfur les avantages qu'on pouvoit retirer de la fociété, en les comparant aux maux qui réfultoient tous les jöurs de cette même fociété. Après bien des féances on chaeune dit fon avis, que je ne rapporterai point ± L iji  j0. Les O n d i n s; paree que je n'ai pas été appellé a ce confeil que (Tailleurs je craindrois de m'attirer la cenfure des deux fexes , en compofant un difcours qui feroit fans doute trop fimple pour 1'impor$ance des matières qui doivent y avoir été pror pofées; je me bornerai donc a dire qu'il fut ènfin décidé, a la pluralité des voix, que la, reine établiroit une loi expreffe par laquelle il jferoit défendu a tous les hommes, de quelque qualité ou condition qu'ils puiffent être, de refter plus de vingt-quatre heures dans toute, 1'étendue de fes états, fous peine d'être facrifiés a la déeffe Pallas, protecfrice de ce, royaume. On a peine a fe perfuader, que les jeunes femmes ayent eu la liberté d'opiner dans cette affemblée, ou il paroit qu'il entra beaucoup de partialité; il eft prefque probable que les vieilles douairières s'emparèrent feules des voix délibératives, ce qui parut aux hommes une, chofe criante. Car enfin , difoient-ils , ne doiton pas craindre que , par 1'obfervation d'une. loi auffi rigoureufe , ce royaume ne fe trouve, dépeuplé en très-peu d'années ?. Cependant tout ce peuple d'Amazones s'y fo.umit fans marquer aucune réfiftance. Mais la déeffe Pallas, contente du facrifice qu'eiles venoientde lui faire, youlut les récompenfer en leur doiinant une  C O N T E M O R A Ei \6f ïöarque éclatante de fa puiffante proteftion; &c% pour perpétuer ce peuple d'héroines en leur procurant les moyens de fe multiplier , la déeffe fit paroitre tout-a-coup au milieu du royaume une fontaine, que quelques favans mythologiftes prirent d'abord pour celle oii fe plongea le beau Narciffe , lorfqu'il devint amoureux de fa propre figure. Cette fontaine fut pendant un tems la matière de bien des réflexions , & devint la fource de plufieurs difputes : chacun. voulut en découvrir 1'origine, quoiqu'ils en; ignoraffent entièrement lapropriété. Cette découverte ne fut due qu'au hafard: voici ce qui la produifit. Plufieurs jeunes perfonnes attachées au fer=> vicede la. reine, tombèrent dans une maladie de Jangueur : tout Part de la. médecine fufr; épuifé a leur procurer des foulagemens ; mais cette maladie, k laquelle on ne connoiffoit rien a fembloit empirer tous les. jours; ce qui détermlna les médecins, infpirés fans doute par la: déeffe , d'ordonner' les eaux a la nouvellefontaine, efpérant que la diffipation d'un affez long voyage pourroit contribuer au rétabliffement de leur fanté. Ce voyage réuffit parfaite-. ment au gré de leurs défirs ; les jeunes per* fbnnes,. de retour a la cour, reprirent ieu-!*> embonpoint St leur gaieté naturelle, & mêm% ' fe. ije-  ;e68 Les Ondins,^ quelque chofe de plus, ce qui mit d'abord Ia' fontaine en grande réputation. Toutes les Amazones, celles du premier ordre comme les autres, nrcnt tous les jours de nouvelles parties de s'y aller baigner pour fe rendre le teint plus frais; mais qu'on juge de la furprife de la reine, lorfqu'au bout des neut mois chacune de ces jeunes perfonnes mit au monde une Alle. Un événemrmf fi fingulier fit connoitre la vertu des caux de cette fontaine, & un pareil prodige augmenta le refpett & 1'admiration des grands & des peuples pour la déeffe. La reine, pour marquer fa reconnoiffance a la déeffe Pallas de la nouvelle faveur qu'elle venoit de lui accorder, ordonna qu'il fut bati un temple vis a-vis de la fontaine miraculeufe. Quelques critiques trouveront peut-être ridicule que des femmes entreprennent de batir un temple : je réponds a cela qu'une femme qui recoit une éducation pareille a celle que 1'on donne aux hommes, peut tout entreprendre. N'eilce pas des hirondelles que nous tenons Part de batir ? Quoi qu'il en foit, ce temple-fut achevé en peu de tems; il futïputenu par vingt - quatre colonnes de marbre blanc ; au milieu s'élève un piedeftal de douze coudées de haut fur buit de face, repréfentant Jes attributs de la déeffe, dont la ftatue d'or &  Contemoral. i6 Les O n d i n s', 1'habitude que les hommes fe forment d'uns profonde diffimidation, fait qu'ils favent infiniment mieux cacher leurs défauts, fur-tout lorfqu'il s'agit de tromper un fexe trop foible & trop crédule: d'ailleurs, il s'étoit auffi introduit de nouvelles feöes dans fes états qui augmentoient fes craintes; elle ne pouvoit donc prendre trop de précautions pour en garantir la jeune princeffe. LorfqueTramarine fut arrivée a la cour de Pentaphile, fa majefté fe chargea elle-même de Pinftruire de la religion & des loix de 1'état, lui deffinant le tröne qu'elle occupoit, Sc formant dèsdors le projet de lui réfigner fa couronne dès qu'elle feroit en age de régner; ce qui néanmoins ne pouvoit arriver qu'après que la jeune princeffe auroit donné des preuves de fa fécondité, en prenant les bains falutaires k la fontaine de Pallas. Ttamarine avoit a peine atteint fa douzième année- qu'elle parut un prodige de beauté & d'efpiit; toutes les graces Sc les talens étoient réunis dans fa perfonne, il fembloit que la prudence eut chez elle devancé Page, rien n'échappoit a.fa pénétration. Mais fon efprit & fes lumières ne fervirent qu'a lui faire connoïtre qu'elle n'étoit pas faite pour paffer fa vie avec > tóut ce qui Pentouroit i &c, fans avoir d'obje^  Conti m o r a l; j' fcéterminé, elle éprouvoit déja cette mélancolie qu'on pourroit mettre au rang des plaifirs, quoique fouvent elle ne ferve qu'a en defirer de plus vifs. Déja Tramarine foupiroit, déja elle fe plaifoit dans la folitude, pour avoir le tems de débrouiller fes idéés. Ses réflexions, diftées par 1'ennui, lui donnèrent un air de mélancolie, qui inquiéta beaucoup la reine & toute la cour; Céliane fur-tout, jeune princeffe parente de Tramarine, & qui 1'avoit accompagnée, en fut fort alarmée. Cependant 1'amour, qui eft une des paffions dont les refforts font les plus étendus, &z qui caufe le plus de troubles, devoit être banni pour toujours d'un royaume habiré par.un même fexe. On n'y voyoit plus de ces agréables du jour, qui font Famufement d'une cour par leur continuelperfifflage,occnpation bièndigne de la frivolitéde leur efprit; ces galans petitsmaitres, avec leurs tons emmiellés, dont les différentes inflexions de la voix paroiftent d'accord avec leurs geftes, Si qui chargés de mille brinhorions, fouvent parés de mouches, de rouge & de bouquets, peuvent faire affaut 'de charmes avec les femmes les plus eoquertes ; tous ces adonis étoient profcrits des états de Pentaphile. Quel domrnage! Je doute néanmoins^ ö'on y perdit beaucoup. Mais laiffons  Vf4 Les O n ü r n s ; les réflexions pour paffer k des chofes pïüi intéreffantes; CHAPITRE II. Voyage de la Princeffe Tramarine u la Fontaine de Pallas. Dis que Tramarine fut entrée dans fa quirizième année, on lui fit fa maifon. Céliane fut nommée pour être fa première dame d'honneur ; c'étoit une perfonne d'un efprit vif & brillant, &, comme je 1'ai dit, parente de la princeffe du cöté de la reine Cliceria. Tramarine 1'aimoit beaucoup ; elle lui avoit accbrdé toute fa cohfiance: il eft vrai que perfonne ri'eri étoit plus digne, par fon mérite, fon zèle & fon attachement. La reine jugeant alors la princeffe affez formée pour foutenir la neuvaine prefcrite par les loix, fit affembler fon corifeil pour ordónner les bains que Tramarine ne pouvoit fe difpenfer de prendre k la fontaine miraculeufe ; elle voulut que ce voyage fe fit avec toute la pómpe & la magnificence convenables k une princeffe deftinée k remplir le tröne de Caftora. Quatre mille Amazones furent com-:  CóNTE M O R A t. ïff ïfcandées pour efcorter la jeune princeffe , & les dames les plus qualifiées briguèrent a 1'envi 1'honneur de 1'accompagner : checuné s'empreffa a lui Faire la cour, n'ignorant pas qu'elle devoit régner immédiatement après avoir donné des preuves de fa fécondité; faveurs qu'eiles ne dóutóient pas que la déeffe ne lui accördat. Lorfque la princeffe fut arrivée au temple; les. prêtreffes &c fes jeunes filles, confacréesau culte de la déeffe, vinrent au-devant d'elle, &, après 1'avoir recue des mains de fes dames d'honneur, elles 1'introduifirent dans 1'enceinte du temple aux fons de mille inftmmens. Tramarine préfenta alörs a la déeffe Pallas des1 offrandés dignes du rang qui 1'attendoit; elle fit enfuite fes prières fnivant le rit accoutumé, auxquelles les filles de Pallas fe joignirent par des chceurs délicieux. Lorfque toutes les cérémonies qui s'obfervent a la réception des princeffes furent achevées, on la conduifit a Ia fontaine pour y prendre les bains falutaires, ce qui fut continué pendant les neuf jours, fans qu'il fin permis k la princeffe de parler a aucune des femmes de fa fuite, lefquelles s'é-; toient retirées aux environs du temple fous des tentes qu'eiles y avoient fait dreffer : les prêtreffes fervirent elies-mêmes la princeffe, & ne la quittèrent ni le jour ni la nuit*  tj6 Les Ondins^ Pendant la neuvaine de la princeffe, on fit défenfes k toutes perfonnes d'approcher de la fontaine, afin d'éviter qu'elle ne fut confondue avec le vulgaire. Ce fut auffi dans la vue de confrater les faveurs que la déeffe répandroit fur elle; ce qui fait que toutes les Amazones qui vinrent fe préfenter, dans 1'efpérance de participer aux bienfaits de la déeffe, furent obligées d'attendre le dépari de Tramarine, & même aucune de fes femmes ne put profiter de 1'avantage du voyage. La neuvaine finie, la grande-prêtreffe remit la princeffe entre les mains de Céliane, qui fut la première a lui marquer le plaifir qu'elle reffentoit d'avance fur fon avénement au tröne. Ses autres femmes 1'entourèrent, & fe placèrent dans fon char pour retourner k la cour, ou elles arrivèrent k 1'entrée de la nuit. La princeffe fut regue dans la ville aux acclamations de tout ce peuple d'Amazones ; les gardes de la reine étoient fous les armes, & le palais fi bien illuminé qu'on 1'auroit pris pour un globe de feu. La reine recut Tramarine avec une joie & une magnificence qui ne fe peut décrire; des fêtes de toute efpèce furent inventées pour amufer la princeffe; mais lorfqu'on ne put plus douter des faveurs qu'elle avoit recues de la déeffe, la joie redoubla; on fit des odes g  Conté mo ral. t77 Odes, des, épitres, des élégies & des chanfons, qm toutes étoient adreffées k Ja princeffe, afin de lui prédire les dons dont les dieux devoient combler celle qui naitroit aes faveurs de Pallas. Cependant on remarquoit, dans toutes les aéhons de Tramarine, une langueur & unfonds de tnfteffe qu'elle ne pouvoit vaincre , malgré les fêtes toujours variées qu'on ne cefioit°de lui donner ; mais on attribua cette mélancolie k fon état. Lorfqu'elle fut entrée dans le neuvième mois, la reine envoya inviter plufieurs magiciennes, qui étoient fesamies particulières pour être préfentes k la délivrance de la princeffe. r Le royaume de Caftora eft rempli de fées Sc demagiciennes,è caufe des antres& desmontagnes qui 1'environnent; d'ailleurs, le terrein V produit en abondance toutes les plantes qui eur font néceffaires pour la compofifion de leurs maléfices : on prétend même que c'eft dé «s chmatsque Médée retiroit celles qui lui étoient les plus propres pour fes enchame. mens. Bagatelle, Pétulante, Minutie & Legére que la reine n'avoit point invitées, redoutant leurs fciences & pIus enC0re leurs méchancetes, amvèrent néanmoins des premières. Elles Tornt XXXlr. jyt  17S Les Ondins; étoient chacune dansun cabriolet des plus brillans,trainé par des hirondelles; la Folie, habillée en coureur, les devancoit. La reine qui craignoit quelque maléfice de leur part,s'avanca au-devant d'elles, pour leur faire des excufes de ce qu'on ne les avoit point invitées des premières. Sa majefté en rejetta la faute fur la chancelière. Les autres étant arrivées, on les fit entrer dans 1'appartement de la princeffe: Légère, Pétulante, Minutie & Bagatelle, commencèrent par s'emparer des quatre colonnes du lit, quoique cet honneur ne fut dü qu'a la fée Bonine tk aux premières dames de la cour. Mais ce n'étoit pas le moment de difcuter leurs droits : Lucine s'étant approchée de la jeune princeffe, n'eut pas plutöt recu 1'enfant, que Pétulante Sc Légère s'écrièrent toutes deux a la fois, que Tramarine avoit enfreint les loix de - 1'état. Camagnole Sc Bonine, qui ne pouvoient le croire , prirer.t chacune leurs grandes lunettes pour le vifiter ; mais ne pouvant diffimuler le fexe de 1'enfant, la fée Camagnole affura la reine qu'elle fe chargeroit de 1'éducation de ce prince, & qu'elle n'en fut point inquiéte. Heureufement que Bonine, quoique fachée d'avoir été prévenue par Camagnole, commenca par douer ce prince de fageffe , de fcience, de valeur 6c de prudence: les autres magiciennes  C o N t e m o r a £.' fy§ Ie douèrent, è leur tour , fuivant leur génie ;ma.s elles ne purent détruire les bonnes quabtes dont Bonine 1'avoit doué. Cette fée etou la meilleure & la plus prudente de toutes les magioennes, jamais elle n'employoit fon art que pour faire des heureux. Bonine remarqua la douleur de la reine, qui paroiffoxt défefpéréë qu'un pareil accident L arnve a Tramarine, Je regardanr comme le plus fanglant aifront qu'on pöt faire contre fon alSte. S. M ne pouvant imaginer que la jeune elle fit paOer Bomne dans fon cabinet pour tacherden decouvrir ies auteurs. La fée fut dav.s qu'on prévïnt d'abord les magiciennes feules temoms de ce malheur, afin de les enl' ger agarder un fecret quVI feroit ènfuite tréstaaiede cacher a toute la cour, en declarant fimplement que la princeffe n'étoit délivrée cue d une mole; mais Pétulante , ennemie de fió mne, n avoit averti Bagatelle, Minutie & Lé gere qm lui étoient dévouées en tout, ' dans Ie deflem de la barrer dans toutes lel demons Elles déclarèrent donc qu'elJes s'oppofotent formellement a toutes les idéés de Bomne; que Pentaphile ayant elle-même établi de nouvelles lo.x, c'étoit attaquer les ronde mensdel'etat en tolérant de pareiis abus, qu'il  ï§ö 1 e s Onoins; falloit un exemple frappant, & qu'il étoïr facheux qu'il tombat fur la princeffe, qui, quoique mieux inflruite que les autres, avoit peutêtre un peu trop compté fur 1'impunité de fon crime, par la grandeur de fa naiffance , ce qui la rendoit encore plus coupable. Li s fentimens des autres furent partagés; mais la pluralité opina pour 1'exil. Cependant Bonine, qui étoit une des plus favantes & celle en qui la reine avoit le plus de confiance , employa fon éloquence pour combattre les raifons des magiciennes, & conclut enfin a remettre le jugement de Tramarine jufqu'a fon parfait rérabliffement, puifquel'on ne pouvoit, fans une injuftice criante, la condamner fans 1'entendre. La reine goüta fes raifons, & accorda deux mois de délai. Bonine paffa enfuite dans 1'appartement de Tramarine, qu'elle trouva dans un affoupiffement léthargique, & Lucine occupée a préparer des remèdes pour le foulagement de la princeffe. La fée entretint Céliane, & 1'inftruifit du malheur qui venoit d'arriver a Tramarine, la nouvelle ne s'en étoit point encore répandue a la cour. Céliane, furprife & délè'pérée , ne pouvoit compreridre par quelle fatalité les bains avoient produit fur elie un effet fi contraire aux vceux de toute la nation. Son premier  C O N T E M O R A L. igl mouvement fut.de croire que la déeffe, par ce changement , vouloit abattre 1'orgueil de quelques femmes qui s'étoient emparées du gouvernement, pour le faire repaffer entre les mains du prince qui venoit de naitre. Elle communiqua fes idéés a Bonine qui les trouva trèsfenfées, elle fe promit même de les faire valoir,. lorfqu'il s'agiroit de plaider la caufe de la princeffe; mais elle n'ofoit lui en parler tout le tems qu'elle fut en danger, ce qui dura plus de fix femaines. Pendant que Bonine ne s'occupoit qu'a adoucir les efprits en faveur de Tramarine, les mauvaifes magiciennes s'étoient fait un plaifir malin de publier fon aventure-La reine accablée de douleur, fe trouva néanmoins fort embarraffé.e fur le parti qu'elle devoit prendre; elle fit affembler un confeil extraordinaire , mais elle ne put empêcher ies magiciennes d'y préfider. Bornne y foutint toujours avec feu les intéréts de Tramarine, & il fut enfin décidéde faire arrêter toutes les perfonnes qui avoient accompagné la princeffe au temple, fans diftinöion de rang & de quaiité. Quatre confeillères d'état furent nommées pour cet examen : cet ordre inquiéta la cour & la ville , & chacua en raifonna fuivant la portée de fon génie. M iij  182 Les Onbins; Cependant le rapport des arbitres fut a la décharge de la princeffe, tout fe trouva conforme aux loix de 1'état. On fut enfuite faire la vifite du temple & des prêtreffes qui le deffervoient, pour tacher de découvrir s'il ne s'étoit point introduit quelque abus; & pour que perfonne ne put échapper a cet examen, des Amazones furent commandées pour entourer toutes les avenues du temple, avec un ordre précis qu'au cas de contravention , le coupable feroit fur - le - champ facrifié a la déeffe. Pendant ces recherches, Tramarine reprenant peu k peu fes forces, fe plaignoit fouvent k Bonine & k fa chère Céliane de l'indifférence de la reine qui ne 1'avoit point vifitée. Comme tout le monde fuit ceux dont la difgrace efl prefque affurée, dans la crainte d'être entrainé dans leur chüte; c'eft ce qui fit que toute la cour avoit également abandonné Tramarine. Hélas! je ne m'appercois que trop qu'on me fuit, difoit cette malheureufe princeffe. Cependant j'ignore ce qui peut occafionner ce refroidiffement; je crois du moins qu'on n'eft pas affez injufte pour m'imputer quelque chofe qui puiffe être contraire a ma gloire. Pourquoi me refufer jufqu'a la foible fatisfaétion d'embraffer  CONTÉ MORAL. iSj ma fille? Cette jeune princeffe doit-elle auffi partager ma difgrace ? Céliane gémiffoit inté» rieurement de Terreur oü étoit Tramarine , mais elle n'ofoit encore lui déclarer ce qui occafionnoit les troubles dont la cour étoit agitée; elle étoit donc contrainte de renfermer fa douleur, afin de tacher d'adoucir Pamertume de fon cceur fans néanmoins lui donner trop d'efpérance. Les deux mois expirés, la magicienne Bonine vint trouver Tramarine, pour Pinftruire du fort qui lui étoit deftiné, a moins que les raifons qu'elle pourroit al'éguer pour fa défenfe ne fuffent affez fortes pour entrainer les fuffrages en fa faveur. C'eft avec bien de la douleur 9 dit Bonine , que je me vois forcée de vous annoncer le plus grand des malheurs : mais, ma chère Tramarine , ce feroit vous perdre entièrement fi Pon vous les cachoit plus longtems. En vain demandez - vous tous les jours a voir 1'enfant aqui vous avez donné le jour; cet enfant n'eft plus en mon pouvoir,. la fée Camagnole s'en eft emparée. Vous n'avez néanmoins rien a craindre pour fes jours, cette magicienne employera vamement la force de fon art, je 1'ai prévenue en ernpêchant qu'elle ne puiffe lui nuire. Mais, ma chère, il eut été beaucoup plus heureux pour votre repos &C M iv  Les O n d i n s , celui de 1'état, que cet enfant fut mort avant d'avoir vu la lumière. Comment avec 1'efprit <&t la raifon qui s'efi toujours fait remarquer en vous,- comment, dis-je, après avoir enfreint les lórx de cet empire, avez-vous eu encore la témérité de vous expofer a toutes leurs rigueurs ? Vous , ma1 chère , qui deviez être 1'exemple de tout ce royaume, faut - ü que vous en deveniez le fcandale par votre 'imprudence ? Un peu plus de confiance en moi vous eut peut-être fauvée : vous n'ignorez pas le pouvoir que j'ai fur 1'efprit de la reine, je 1'aurois empêchée de convoquer 1'affemblée des •magiciennes; reftée feule auprès de vous avec •Lucine, il nous eut été facile de déguifer le fexe de votre enfant, Que me voulez - vous dire, reprit Tramarine, en interrompant la magicienne avec des yeux pleins de courroux > A quoi tendent vos difcours injurieux ? Avezvous oublié qui je fuis, & ce que 1'on doit a mon rang? Moi, enfreindre les loix! Quelle raifon a-t on de m'en accufer ? Princeffe, reprit la fée d'un ton févère, eft-ce a moi que ce difcours s'adreffe ? Vous ignorez fans doute jufqu'oü s'étend mon pouvoir; mais, pour vous punir de votre témérité, je me retire & vous abandonne; d'autres que moi vous inftruiront 'de votre fort.  C o n t e m o r a l. i§j ïl fut heureux pour Tramarine que Céliane fe trouvat préfente a cette converfation. Quoi, madame, dit - elle a Bonine! Vous qui êtes la bonté même, auriez-vous la cruaüté d'abandonner la princeffe ? Loin de vous facher de fa vivacité, vous devez plutöt en tirer des conféquences favorables a fon innócence : cortvenez du moins qu'il eft biert humiliant pour une jeune princeffe, dont la conduite a toujours été éclairée fous les yeux de toute la cour, de fe voir accufée injuftement. Tramarine fachée d'avoir irrité la fée contre elle , & jugeant, par le difcours de Céliane, que 1'afïaire dont on 1'accufoit étoit des plus graves, qu'elle auroit peut-être plus que jamais bcfoin du fecours de la fée, lui fit quelques excufes fur fa vivacité, en la priant de lui exr)liquer le crime dont ön ofoit la noircir; & Bo'nine jugeant, a 1'ignorance de la princeffe, qu'eüe n'étoit point coupable, fe radoucit en fa faveur & lui promit fon fecours, après lui avoir raconté ce qui s'ëtoit paffé, & la réfolution oii 1'on étoit de la bannir de la cour. La princeffe dont le cceur étoit pur, affura Bonine qu'elle n'avoit rien a fe reprocher. Sans doute, dit-elle, que la déeffe veut éprouver ma conftance : je n'en faurois douter par les fonges dont j'ai été agitée dans fon temple ;  i86 Les O d i n s , il eft encore vrai que la figure dont je me fuïs formé Pimage, a toujours été depuis préfente k mon efprit. En vérité ma chère Tramarine, reprit la fée, vous me furprenez infiniment» II faut affurément que vous ayez Pimagination bien vive : n'aurez-vous point d'autres raifons k alléguer pour votre défenfe ? Non, dit Tramarine fufToquée par fa douleur, je n'ai rien autre chofe k y ajouter : ce n'eft point 1'exil qui me fait de la peine, puifqu'il me délivre d'une cour injufte, mais la honte des indignes foupeons qu'on a répandus dans tous les efprits» Je ne compte plus que fur vous, ma chère Bonine, & fur Pattachement de Céliane ; votre amitié me tiendra lieu de toutes les grandeurs que je perds. Céliane ne put répondre que par des larmes. Qu'eut-elle dit qui put adoucir les peines de Tramarine ? II n'y a que le tems qui puiffe effacer le fouvenir des grandes doudeurs; les confeils & toutes les confolations s'aftbibliffent contre les coups du fort, lorfqu'ils viennent d'être portés. La Nature a fes droits qu'elle ne veut pas perdre, jufqu'a ce que le chagrin en ait épuifé les forces : alors, par une fage difpenfation, la raifon reprend le deffus pour ranimer en nous les facultés de Motre ame.  e o n t e m o r a' l. 187 CHAPITRE III. Jugement de Tramarine. Le lendemain Tramarine fut conduite dans la falie du confeil, pour y êire interrogée. 'La fée Boni.ie, qui ne la quitta plus , paria d'abord en fon nom , & dit a Paflemblée des magiciennes , que la princeffe n'avoit point d'autre défenfe a alléguer , pour fa juftification, que la force de 1'imagination; qu'elle protefte n'avoir jamais vu aucun des mortels profcrits par la loi depuis fon entrée dans le royaume, li ce n'eft en fonge pendant fa neuvaine a la fontaine de la déeffe Pallas. Une pareille déclaration furprit infiniment la reine & fon confeil; ce qui rit qu'on remit la décifion de 1'afFaire jufqu'au retour des confeillères chargées de la viiite du temple. Cependant Tramarine étoit dans une perplexité infupporrable , la mort lui paroiffoit mille fois plus douce que de vivre accufée d'un crime dont elle ne pouvoit prouver fon innocence. Pour remédier en quelque forte k des maux fi cruels, Céliane lui confeilla d'écrire au roi fon père, pour 1'inftruire de Paf-  iS8 Les Ondins, front qu'elle étoit fur le point d'effuyer, par un exil qui ne pouvoit être qu'injurieux pour fagloire. Tramarine, en fuivant le confeil de Céliane, écrivit au roi de Lydie ; mais comme toutes fes femmes étoient entièrement dévouées a la chancelière, fes lettres furent interceptées, & cettë ennemie de la princeffe eut encore l'adretTe d'y répandre un venin dont elle feule étoit capable. Lorfque les confeilières furent de retour du temple , la reine affembla un grand confeil, afin de pouvoir y examiner Paffaire de la princeffe. Toutes les grandes de 1'état qui avoient été députées pour faire 1'examen des'prêtrefTes, après avoir fait leur rapport en faveur de Tramarine , déclarèrent qu'eiles n'avoient rien trouvé qui ne fut exadtement conforme aux loix : on expofa enfuite les défenfes de la princefle.' II s'étoit formé des brigues dans Ie confeil, Tramarine y avoit peu d'ami.s, la vivacité de fon efprit la faifoit redouter. La reine affoiblie par 1'age , fe mêloit peu du gouvernement; Sc celles qui tenoierul les premiers emplois de 1'état, craignoient avec raifon le génie folide & pénétrant de la princeffe. Enfin , 1'envie la plus cruelle des Euménides s'empara de tous les cceurs, pour pourfuivre Tramarine jufques dans fon exil.  C O NT E MO RAi: Cependantplufieurs amazones ofèrent encore opiner en fa faveur ; elles infiftèrent même beaucoup pour qu'on fit une nouvelle loi qui admït la force de 1'imagination. II eft aifé de penfer que ce furent les jeunes qui ouvrirent cet avis que la reine goüta, penchant natnrellement pour la clémence. Cette princeffe eut été charmée qu'on lui eut fóurni les moyens de fauver Tramarine : mais la vieille chancelière & toutes les vieilles doyennes de la cour , qui avoient le plus de part au gouvernement, s'élevèrent toutes d'une commune voix conti e une pareille loi, qui étoit, a ce qu'eiles prétendoient , capable de renverfer 1'ordre de 1'état. D'ailleurs c'étoit vouloir anéantir abfoJument les vertus de la fontaine de la déeffe de Pallas , & mettre la jeuneffe dans le cas de négliger le culte que 1'on devoit k cette déeffe, dont on recevoit chaque jour de nouvelles faveurs; qu'on devoit éviter avec foin tout ce qui pouvoit irriter la déeffe contre ce royaume, dont elle s'étoit déclarée fi otivertement la protectrice , dans la crainte qu'elle ne s'en vengcat par des calamités qui ruineroient entièrement 1'état, en ötant aux Amazones la force de le défendre contre fes ennemis. Je ne rapporte qu'un abrégé du difcours de la chancelière , qui fut trouvé digne de 1'élo-  i$ö v Les ObinsJ quence de Démofthène ou de Cicéron : elle ramena enfin toutes les voix a fon fentiment. Comme les moyens que la princeffe avoit employés pour fa défenfe avoient tranfpiré, les Amazones qui aimoient beaucoup Tramarine, étoient prêtes a fe foulever. Déja elles s'affembloient dans les places; elles vinrent même en tumulte jufqu'au palais pour demander la princeffe , & en même tems qu'on établit la force de Pimagination. Mais la chancelière, toujours plus ferme dans fes réfolutions, fut d'avis de ne point céder a des peuples mutinés; elle conféilla a la reine de leur faire fentir tout le poids de fon indignation , en puniffant févèrement celles qui avoient contribué, par leurs difcours féditieux, a répandre le trouble dans Ja ville. Les magiciennes, dévouées k la chancelière, furent de fon avis; & la reine entrainée, pour ainfi dire, par le torrent, fe crut obligée de donner un arrêt, par lequel elle déclaroit que fa volonté fuprême étoit que les loix euffent leur entier accompliffement, & que toutes fes fujettes feroient tenues, fous les peines ci-de vant énoncées, de vifiter du moins une fois 1'année le temple de la déeffe Pallas , d'y prendre les bains falutaires k Ia population, défendant en outre k telle perfonne quelconque d'employer en aucune facon la force de 1'imagina-  CONTÉ MORAÏ: ïfjll tion; condamne en conféquence la princeffe Tramarine k être reléguée dans la tour des regrets, fera néanmoins, par adouciffement, fort exil limité k vingt ans. Un jugement auffi rigoureux, prononcé contre une princeffe du fang de Pentaphile , fit trembler ce peuple d'amazones , mais ne put les empêcher de murmurer contre une févérité auffi rigoureufe. Cette tour des regrets étoit connue pour un lieu épouvantable, rempli de monffres affreux qui en défendoient Pentrée ; ainfi, malgré le pouvoir que la fée Bonine avoit fur 1'efprit de la reine, la chancelière fit agir tant de brigues, qu'elle 1'emporta fur elle dans cette occafion, &, fous le vain prétexte du bien de 1'état, elle eut le fecret d'éloigner de la cour une jeune princeffe que fon rang appelloit au tröne , dans la crainte que fi elle y fut montée, elle ne lui eut donné aucune part au gouvernement; &, pour empêcher la fédition, elle fit raffembler les vieilles troupes, & les répandit dans tous les quartiers de la ville afin de maintenir les peuples. Bonine fe chargea d'annoncer cette trifte nouvelle è la princeffe, qui la reeut avec beaucoup de conflance, & marqua, dans cette occafion, que la grandeur de fon ame étoit au-deffus de 1'adverfité ; fon  'loi Les O n d i n s , cceur, femblable a un rocher oü les flots viennent fe brifer pendant la tempête , n'en fut point abattu ; elle entendit tranquillement 1'arrêt foudroyant que fes ennemies venoient de prononcer contre elle. CHAPITRE IV. Départ de Tramarine pour la Tour des Re gr ets. De toutes les femmes qui étoient au fervice deTramarine, la feule Céliane refta fidelle : ce qui fit voir a cette princeffe que les démonftrations d'attachement & de dévouement qu'on avoit toujours montrées pour fon fervice , ne pouvoient tenir contre fes difgraces ; & elle éprouva , dans cette rencontre, ce que peut 1'ingratitude des perfonnes que le feul intérét attaché auprès des grands. Toujours prêtes a fuivre les heureux, elles vous oublient dès que la fortune vous devient, contraire ; c'eft pourquoi on ne doit porter le flambeau de la vérité au fond de la caverne, pour apprendre a difcerner les motifs fubtils qui fe cachent Sc fe dérobent fous ceux de la candeur, & fouf- fler,  C. O N T E M O R A L. 193 fier, pour ainfi dire, fur le fantöme fublime qui fe préfente, afin d'en écarter le monftre affreux qui mafque fouvent les mortels. ) Tramarine envoya Céliane vers la reiner pour lui demander une audience particulière • ïnais elle eut encore la cruauté de la lui refufer. Tramarine , fe voyant privée de 1'efpérance qu'elle avoit concue de fléchir la reine, engagea de nouveau Céliane d'y retourner, pour la fupplier de ne lui point imputer une faute dont elle ne pouvoit s'avouer coupable ; de fe reffouvenir qu'elle n'avoit jamais manqué a la foumiffion qu'elle devoit aux ordres de fa majefté; qu'elle fe flatte qu'elle lui permettra au moins , pour adoucir fon exil, d'emmener 1'enfant dont la naiffance venoit de caufer fort malheur ; que ne pouvant être élevé a la cour de fa majefté , fa deftinée devoit lui être indifférente ; que ce feroit pour elle la plus grande confolation qu'elle put recevoir, de pouvoir infpirer a fon fils le refpeö & la vénération qu'elle n'avoit jamais ceffé d'avoir pour les vertus & les éminentes qualités qui brilloient dansTa majefté; qu'elle ofoit efpérer de fa clémence qu'elle voudroit bien lui accorder cette dernière grace, comme une faveur dont elle feroit toute fa vie la plus reconnoiffante. La reine répondit è Céliane que Tramarine ne Tomi XXXIV. N  194 Les OndinsJ devoit pas ignorer que le prince fon fils étoit au pouvoir de la rnagicienne Camagnole,, &C oü'il étoit impoffible de Ten retirer qu'il n'eüt rempli fa deftinée; qu'elle pouvoit néanmoins affurer la priuceffe que ce n'étoit qu'avecregret qu'elle s'étoit vue contraintë de céder a la force de la loi, & qu'elle lui ordonnoit de fe difpofer k partir le lendemain au lever de 1'au-r rore. Tramarine fut fenfiblement touchée d'effuyer tant de rigueurs de la part de la reine, k qui elle étoit véritablement attachée, non-feulemeiit par les liens du fang , mais encore par ceux de la plus tendre amirié„ Mais que ne peut la féduclion ! ne diroit-on pas qu'elle -couvre d'un voile épais les plus brillant.es lumières de la raifon , & que , fermant les yeux fur ce qui pourroit 1'éclairer, tous fes mouvemens font en rond comme ceux d'un cheval aveugle , auquel on fait tourner la roue d'un preffoir ; elle roule dans un cercle étroit, lorfqu'elle croit ranger le monde entier fous fes loix ? ; La fée Bonine vint, fuivantla parole qu'elle avoit donnée k la princeffe, la prendre le lendemain pour la conduire dans fon exil. Son char étoit attelé de huit tourterelles : Tramarine & Céliane y montère'nt avec la fée, &C.  C o n t e m o r a V ïqj ces oifeaux fendirent auffi-tót les airs avec une telle rapidité , que la Chancelière, qui étoit fur un balcon avec plufieurs amazones de fon parti, qui fe faifoienf un plaifir malin de les voirpartir , les perdirent de vuedans 1'inftant. Nous les laifferonsfe réjouir de leur triomphe pour fmvre Tramarine. Aux approches de la tour , Ia fée , oui vouloit dérober 1'horreur de fa vue aux princeffes fit élever fon char au-deffus des nues , qui vint enfuite fe rabattre dans une très-grande cour , oii pdrurent douze demoifelles vêtues de vert , qui, après avoir aidé aux princeffes a en defcendre, les conduifirent dans un fallon fuperbe, dans leauel étnir nn h^»j.;. j./- . , 1 8 Les OndinsJ Elles fe placèrent au bord d'un ruiffeau què formoipnt les eaux de la fontaine , & qui s'élargiffoir a mefüre qu'il s'élöignoit de fa fource. Céliane , naturellement gaie êkbadine , & qui ne cherchoit que les occafions d'amufer la princeffe , qui depuis long-tems paroiffoit accablée d'une langueur qui commencoit a prendre fur fon tempérament, Céliane, disje , propofa a Bonine de paffer le refte de la journée dans cet endróit délicieux , 8i même d'y fouper , s'il étoit poffible. Mille zéphirs parurent a 1'inftant agiter les arbres qui entouroient ce ruiffeau , dont les eaux argentines formoient des ondes légères , qui fembloient marquer la joie qu'il avoit d'être témoin des tendres foupirs de la belle Tramarine. La nuit eut a peine couvert le ciel d'un fombre voile , qu'a un fignal que fit la fée , les douze demoifelles parurent a 1'inftant en pofant une table fervie de ce qu'il y avoit de plus rare & de plus délicat. On tint table affez long-tems , & Céliane amufa beaucoup la princeffe par des propos pleins de faillies , que 1'enjouement infpire aux perfonnes d'efprit. Plus de lix femaines s'étoient déja paffées pendant lefquelles la fée eut foin de procurer tous les jours de nouvelles fêtes a la princeffe , fans qu'eiles puffent diffiper fa mélan-  CONTÉ MORAt: '199 colie. Céliane ne cefïbit de lui en faire de tendres reproches ; mais Tramarine , gênée par la préfence de fes femmes qui avoient ordre de ne la point quitter , n'y répondoit que par des foupirs. Une affaire qui furvint a la fée , 1'obligea de s'abfenter pour quelque tems. Elle prévint Tramarine fur le voyage qu'elle devoit faire, & dont elle ne pouvoit fe difpenfer. Tramarine en fut défefpérée , & par un preffentiment du malheur qui devoit lui arriver, elle fit ce qu'elle put pour empêcher ce voyage, èc pour engager Bonine a ne la point abandonner. Je ne puis abfcdument, dit Bonine , me difpenfer de me rendre a raffemblée des fées , qui doit fe tenir chez le redoutabie Demogorgon, un des plus grands magiciens qu'il y ait dans ce monde: votreintérêt même m'y engage ; j'abrégerai mon voyage autant que je le pourrai; ne craignez rien de la fée Turbulente. Voici les moyens de vous garantir de fes méchancetés: tant que vous porterez fur vous cette refpecfueufe , elle vous mettra k couvert des piéges que Turbulente pourtoit vous drefTer, pourvu que vous ayez 1'attention de ne jamais fortir de la tour fans 1'avoirfur vous. Rien ne vous manquera pendant mon abfence ; je viens de donner les ordres nécef- N iy  esjS ".lts wndins, faires pour votre süreté & pour votre amuï fement; & , outre les douze femmes qui font a.votre fervice , je vous en donne encore deux autres , dans lefquelles j'ai beaucoup de confiance, & qui font affez inftruites dans 1'art de féerie , pour être en état de vous garantir des dangers imprévus que la négligence des autres pourroit occafionner : fouffrez feulement , belle Tramarine , qu'eiles ne s'éloignent jamais de vous. Bonine embraffa enfuite la princeffe & Céliane , qui la conduifirent jufqu'a fon char , qui difparut dans le moment. CHAPITRE V. Enlèvement de Tramarine, C éliane, pour diffiper le cbagrin que leur caufoit le départ de la fée , propofa a la princeffe de defcendre dans les jardins; & framarine, ne voulant d'autre compagnie que Céliane, défendit k fes femmes de la fuivre: mais les deux que la fée lui avoit laiffées pour veiller a fa süreté , lui repréfentèrent avec refpeft, qu'ayant recu de Bonine des ordres précis de ne Ia point perdre de vue , elles  CONTÉ MOR At: ÏOI ne pouvoient, fans y contrevenir, fe difpenfer de 1'accompagner toujours ; mais que, pour ne la point gêner , eiles vouloient bien ne la fuivre que de loin. Tramarine , forcée d'y confentir, prit Pallée d'orangers pour gagner le berceau couvert, & fe mit fur un banc de gazon parfemé de mille & mille petites fleurs , oii fe livrant a toute fa mélancolie, de triftes réflexions la jettèrent dans une rêverie profonde. Céliane , voulant la diftraire de cette fombre trifïeffe , fe mit a fes pieds : princeffe , lui dit-elle, je m'étois flattée qu'en éloignant vos femmes, ce n'étoit que pour foulager vos peines, en m'en confïant les motifs; mais puifque ma princeffe ne m'eftime pas affez pour m'honnorer de fa confiance, je la fupplie au moins d'écouter les concerts que les roffignols lui donnent. Tramarine les yeux fixes fur le ruiffeau fit très-peu d'attention au difcours de Céliane , qui pourfuivit ainfi: n'admirezvous pas le bonheur de ces oifeaux , dont les feuls plaifirs font les loix ? Pour moi , je trouve que la nature, en ne leur accordant que 1'inftinér, femble les favorifer beaucoup plus que nous. Qu'avorïs-nous affaire de cette raifon que les dieux nous ont réfervée , qui ne fert qu'è troubler nos plaifirs ? En vérif é ,  aoi Les Ondins; la condition de cespetits animaux m'enchante; & 1'état d'anéantiffement oü je vois ma princeffe , me feroit prefque défirer de leur reffembler. Que ne fommes-nous roffignols lHine & 1'autre ? Qu'ils font henreux I jamais 1'inquiétude ni le repentir n'empoifonnent leur félicité, jamais de défirs qu'ils ne puiffent fatisfaire , & jamais leur bonheur ne leur coüte un remords. Pourquoi la fée Bonine , qui a tant de pouvoir, n'a-t-elle pas celui de nous métamorphofer ainfi ? Du moins , par mes chants & la vivacité de mes careffes , je pourrois amufer ma princeffe , & peut - être lui plaire. Céliane , s'appercevant que rien ne pouvoit diftraire Tramarine , prit enfin un ton plus férieux. Elle avoit Péloquence de la figure ; elle reprit celle du fentiment, & parvint a toucher le cceur de la princeffe , qui fe détermina a lui confier fon fecret. Hélas ! ma Céliane, lui dit-elle en foupirant , tous tes difcours , loin d'adoucir mes peines, ne fervent qu'a les renouveller. Faut-il que nous paffions ainfi les plus beaux de nos jours ? II eft tems, ajouta Tramarine, que je t'ouvre mon cceur ? toujours obfédée par mes femmes, je n'en ai pu trouver le moment. Je ne te rappellerai point mon enfance, tu te fouviens affez des hon=  C'ONTE M O R A L. 203 neurs auxquels il fembloit que le ciel m'avoit deftinée ; cependant tu yois, ma Céliane, que tout fe réduit a paffer ma vie dans une fölitude , &, malgré ton amitié & les attentions de la fée Bonine , je ne puis réfifter a 1'ennui qui m'accable. Ces jardins dont la beauté te ravit & t'enchante , les eaux de ce ruiffeau dont tu admires le cryflal, redoublent h chaque inftant ma peine ; & , par une fatalité que je ne puis vaincre , je ne puis non plus m'en éloigner. Cela te paroit fans doute un problême ; mais lorfque tu feras inftruite de mes maux , tu n'en fera plus furprife. Rappelle-toi, ma chere , le voyage que je fis 3. la fontaine de Pallas : tu fais que , pendant ma neuvaine , je refiai renfermée dans 1'enceinte du temple, oh je fus fervie par les prêtreffes confacrées au culte de la déeffe , grace qui ne s'accorde qu'aux femmes de mon rang : mais toute la cour ignore ce qui m'y eft arrivé. Ce n'eft qu'a ton zèle & a ton amitié que je vais confier un fecret qui trouble de-r puis fi long-tems le repos de mes jours. Apprends donc que , lorfque j'eus fait mes prières a la déeffe , & lui eus préfenté mes offrandes, les prêtreffes me conduifirent a la fontaine , oii , après m'avoir déshabillée & fait entrer dans le bain, elles s'éloignèrent par  *°4 Les Ondiks; refpeö pour me laiffer en liberté. Lorfque je fus feule, je fentis les eaux fe foulever ; un leger mouvement les agita, & un jeune homme, tel qu'on nous peint 1'amour , fe préfente 4 mesyeux. Timide a fon afpeft , je friffoane de crainte;mais s'approchant de mol avec un regard majeftueux & tendre , il me prend la mam , me ferre dans fes bras. Hélas ! qu'il etoit féduifant 1 Je re puis , ma Céliane,' te pemdre le trouble qu'il fit naitre dans mon ame. Son premier coup d'ceil y a gravé pour jamais la paffion la pllIS vive; je ne connois de crime que celui d'avoir pu lui déplaire , & tous mes malheurs ne viennent que de celui del'avoir perdu: c'eft en vain que je le cherche tous les jours au fond des eaux. Mais que dis-je? ma Céliane ! ma paffion m'égare; je ne puis y penfer fans trouble. Je te parlois de celui qu'il avoit répandu dans tous mes fens qui m'empêcha de fuir: mes regards, attachés fur un objet auffi féduifant , fembloient encore m'óter la force de me défendre de fes careffes, lorfque les prêtreffes , en fe rapprochant, le* firent difparoïtre , & je remarquai qu'en s'éloignant il mit un doigt fur fa bouche , fans doute pour me faire entendre de ne point révéler cequi venoit de m'arriver. Lelendemain, k peine fuj-je entrée dans le bain , que le  4 C O N T E M O R A L. 205 même mouvement qui s'étoitfait fentir la veille, m'annonca I'arrivée demon vainqueur.il s'apl procha de moi, me tint des difcours tendres & paffionnés. Animée par fa préfence, je ne fais, ma chère , ce que je lui répondis qui parut le tranfporter de plaifir ; car , me ferrant tout a-coup dans fes bras , 1'éclat qui fortit de fes yeux fe communiquant dans mes veines , je me fentis embrafée d'un feu dévorant: je voulus fuir , mes forces m'abandonnèrent; mais , dans Ie trouble qui m'agitoit , je crus m'appercevoir qu'il vouloit m'entraïner avec lui. Déja les eaux fe gonfloient, & je me fentis prête a périr. Saifie de frayeur , un cri percant m echappe qui attira les prêtreffes; mais, malgré le faififfcment ou j'étois, je ne pus m'empêcher de regarder encore ce' que deviendroit mon vainqueur. Je le vis s'enfoncer fous les eaux, & j'entendis, diftinöement, une voix qui me dit que ma vie &c mon bonheur dépendroient de ma conduite, & que la félicité du prince avec lequel je venois de m'unir, étoit attachée au filence que je devois garder. Je compris alors la faute que j'avois faite. Hélas, ma chère! il n'étoit plus en mon pouvoir de la réparer. Tremblante & défefpérée , je tombai évanouie dans les bras d'une  io6 Les O n d i n ü ; prêtreffe qui s'étoit avancée pour me fecourir & apprendre le fujet de ma frayeur. Je n'eus garde de lui en confier le motif; je lui dis feulement que la rapidi té des eaux m'avoit effrayée: ee qui lui fit prendre la réfolution de faire entrer avec moi dansle bain une des filles deflinées au cuite de la déeffe. J'avoue que je ffts facliée de cette réfolution, prévoyant qu'elle alloit me priver de la vue de mon cher prince. Je ne me trompai pas, le refte de ma neuvaine fe paffafans que je le vis : dppuis ce jour il eft toujours préfent a mon efprit, c'eft en vain que je le cherche. Mais, malgré mon peu d'efpoir, je ne me p'ais qu'au bord des eaux qui ne font néanmoins que nourrir mes peines, fans que l'ingrat qui les caufe & qui peut-être en eft témoin , daigne feulement en avoir pitié. . En vérité, madame, reprit Céliane, votre aventure eft des plus furprenantes. Vous me permettrezde vous blamer d'avoir negligé d'employer ces raifons qui font plus que fuffifantes pour vous juftifier. II eft trés - certain que la reine Pentaphile n'auroit pu fe refufer a leur évidence; car fans doute c'eft quelque dieu marin qui a pris la forme du jeune homme, qui s'eft uni avec vous a la fontaine, peut être eft ce Neptune lui - même : & je ne fais nul doute, fi la .reine eut f911 toutes ces circonf-  C O N T E M O R A t. 207 tances, que, loin d'ordonner votre exil, elle vous eut immanquablement placée fur le tröne qu'elle occupe; vous auriez dü au moins confuser la fée Bonine fur une affaire auffi délicate, & d'oü dépend le repos de vos jours. Que dis-tu ma Céliane, reprit la princeffe? Oublies-tu le lilence qui m'a été impofé? Peutêtre même qu'en ce moment j'offenfe mon époux en ofant te confier mon fecret. Hélas! il doit me pardonner ce foible foulagement. Au refte, quand je n'aurois pas fait vceu de lui facrifier mon repos, quelle preuve aurois-je pu donner de la vérité de mon aventure? J'aurois rifqué ma vie, & perdu tout efpoir de revoir mon prince. D'ailleurs tu n'ignores pas 1'ennui que j'ai toujours eu a la cour de Pentaphile, & cet ennui s'eft beaucoup augmenté depuis mon union avec le prince des Ondes. Qu'aurois-je pu faire k la cour de Caftora, y portant fans ceffe 1'image d'un prince qui fans doute n'approuve aucune de fes loix ? Je t'affure que j'aurois toujours vécu dans la douleur & Pamertume, tu fais qu'on y eft gêné jufques dans fa facon de penfer, fans ceffe obfédé par des femmes dont la bigoterie & 1'efprit faux rend le commerce infoutenable : ces femmes renonceroient plutöt a la vie qu'a leurs opinions, elles ne fe plaifent qu'a creufer les fentimens  io8 Les Ondins, des perfonnes qu'eiles veulent noircir, rien ne manque a leurs portraits, leur fcrupuleux détail découvre aifément la main qui a tenu le pinceau; du moins, dans cette retraite, je jouirai de la douceur de me plaindre, fans craindre la critique de mes ennemies. J'en conviens, madame, dit Céliane, mais auffi efbce la feule liberté qui vous refte; & ma princeffe ne fauroit nier que la diffipation ne foit le plus sur remède contre le chagrin, le votre fe nourrit & s'entretient par la folitude. Je ne connois rien de fi cruel que d'être fans ceffe en proie k fa douleur : mais permettez-moi, madame , d'ajouter encore une réflexion fur votre divin époux. S'il étoit permis de blamer la conduite des Dieux, j'accuferois d'injuftice celui qui eft 1'auteur de vos peines; car enfin, pourquoi vous a-t-il fi-töt abandonnée ? une pareille conduite me furprendroit moins de la part d'un mortel. II eft fi rare de trouver chez eux un attachement fincère , que j'ai cru jufqu'a préfent que la conftance étoit une vertu que les dieux s'étoient réfervée ; mais votre aventure me fait changer de fentiment, elle me fait voir que, iémblables aux hommes, ils fe dégoütent de celle qu'ils ont le plus aimée , fi-töt qu'ils ont fatisfait leurs defirs. Ne blamons point les dieux, dit Tramarine, ils  CONTÉ MOR AL 10$ Hs ont fans doute leurs raifons, lorfqu'ils nous font fentir les efFets de leur colère. Ce n'eft point ade foibles mortels a chercher a en pénétrer !es caufes, &c nous devons nous foumettre fans raurmure a tout ce qu'il leur plait d'ordonner fur nos defiinées qui font en leurs mains. Madame, reprit Céliane, je ne puis qu'admirer la piété de vos fentimens. Hélas! dit la princeffe en foupirant, que je fuis encore loin d'avoir cette foumiffion aveugle qu'üs exigent de nous! Des éclairs &' le bruit du tonnerre qui fe fit entendre interrompirent cette converfation , & ils reprirent le chemin de la tour. Tramarine, toujours tourmentée du defir de revoir le prince fon époux , fe trouva fort agitée pendant la nuit. Ne pouvant jouir des douceurs du fommeil, elle propofa a Céliane de defcendre dans les jardins, pour y refpirer la fraïcheur d'une matinée délicieufe. L'aurore commen^oit a paroitre pour annoncer le retour du foleil; Céliane eut k peine le tems de paffer une robe pour fuivre Tramarine, qui étoit déja; dans les jardins, qu'elle traverfoit k grands pas. afin de gagner 1'allée d'orangers : mais s'appercevant que la princeffe avoit négligé de prendre fa refpe&ueufe, elle alloitla prier de rentrer dans la tour, lorfqu'elle Pentendit pouffer un «ri percant en retournant fur fes pas. Céliane 'Tom XXXIF, O  'sïo Les O n d r n s , qui ne voyoit encore perfonne, ne pouvoit' imaginer ce qui caufoit fon effroi; elle préclpite fa courfe vers la princeffe, & tombe a la r'enverfe en appercevant la magicienne Turbulente qui, après s'être faifie de iramarine, la forca de monter dans fa voiture & difparut a 1'inftant. La tendre & fidelle Céliane fe reprochantla complaifance quelle venqit d'avoir en fuivant la princeffe, fans avoir averti fes femmes, ou du moins les deux que la fée Bonine avoit commifes pour fa garde ; cette tendre amie pouffa des cris qui attirerent les fées : mais pendant qu'eiles vont accourir a fon fecours & partager fa douleur, nous allons fuivre 1'infortunée princeffe. CHAPITRE VI, Entree de \ Tramarine dans l'Empire des Ondes. JLa princeffe quoiqu'accablée de ce dernier coup de ia fortune, n'en parut pas moins ferme dans fes adverfités. Indignée des mauvais procédés, de la perfide magicienne, elle lui de?aandaa ^yec beaucoup de ferm.eté? ce qui  CONTÉ M O R A t: 111 pouvoit la rendre affez hardie pour ofer venir I'enlever jufques dans les jardins de Bonine , puifqu'elle ne devoit pas ignorer la proteöion que cette fée lui avoit accordée. C'eft cette protection qui m'offenfe, répondit Turbulente; & c'eft pour vous en punir Tune & 1'autre, que je prétends vous faire fubir la peine que mérite votre défobéiffance: Bonine s'eft trompée groflièrement fi elle a cru m'en impofer; mais afin que déformais elle ne cherche plus a nous furprendre, vous allez refter fous ma garde. A cet impertinent difcours, Tramarine fe contenta de regarder la magicienne avec un fouverain mépris, fans daigner feulement lui répondre. Arrivée dans un antre qui touchoit a la tour, la magicienne ordonna a Ia princeffe d'óter la robe qu'elle avoit, pour fe reyêtir d'une efpèce de fac de toile brune, mais elle ne fit pas femblant de 1'entendre , ce qui obligea Turbulente de lui fervir elle-même de femme de chambre , & la fit enfuite defcendre dans un cachot rempli de bêtes venimeufes, ne laiffant auprès d'elle qu'un peu de mauvaife farine délayée dans de 1'eau. Tramarine reftée feule, fe livra k tout ce que la douleur a de plus amer. Plufieurs jours fe paffèrent fans qu'elle put fermer les yeux; fnfin, aceablée de peines & d'ennuis & n'at-j O ij  !£I2 1 E S O N » ï N S ; tendant plus que la mort, elle s'affoupït. Uit fonge agréabie vint charmer fes efprits, & lui fit voir le prince fon époux, auffi tendre & auffi pafiionhé qu'il lui avoit paru a la fontaine de Pallas, lui montrant une porte par oü elle pouvoit fortir d'efclavage. Tramarine qu'un peu de repos avoit calmée , réfléchit fur la vifion qu'elle venbit d'avoir; &, a la lueur d'une lampe qui répandoit une foible lumière, elle parcourut tout le caveau, & découvrit en effet une porte dont elle s'approcha avec un trouble qui fe changea bientöt en une douleur affreufe , en la trouvant fermée de plufieurs cadenas. Toute fa fermeté céda a ce dernier coup de fon infortune : fe voyant fruftrée de i'efpérance qu'elle s'écoit formée, elle ne put s'empêcher de répandre des larmes, en réflécbiffant fur cette fuite de malheurs qui fe fuccédoient fans interruption. Mais comme tout tarit dans ia vie, & fait fouvent place aux réflexions les plus utiles, la princeffe, après avoir épuifé fes larmes, fe reffouvint qu'elle avoit encore te. clef des jardins de Bonine. La magicienne ayant négligé de lui öter tout ce qu'elie avoit fur elle, alors elle fe rapprocha de la porte pour effayer de 1'ouvrir; mais elle n'eut pas plutöt prélènté cette clef au cadenas, que la porte tomba d'elle-même le cachot difparutj  C O N T E M O R A 2rf |>ar le pouvoir que la fée avoit attaché a cette .clef. Traimrine furprife de fe trouverfeule fur le Bord de la mer, escédée de peines, de fatigues & de befóins, s'avanca vers les bords dans le deffein de fe précipiter.. Mais le prince Verdoyant qui, du fond des eaux, examinoit tous. les mouvemens de Tra marine, la vit qui regardoit fes ondes en pouffant de profonds foupirs : il craignit alors les. effsts d'un défefpoir que de trop longues foufTrances pouvoient avoir excité ; il avertit plufieurs ondines de fe tenir fur les bords-, &- d'avoir incefiamment 1'ceii fur les afiions de la princeffe, de la recevoir dans leurs bras , & de ta- porter das.s une grotte en-' foncée lous la 'pointe d?un rocher , ou, nul" mortel n'avoit encore ofé fe réfugier. Les ondines obéirent au prince Verdoyant, & fe rendirent en-grand nombre a 1'endroit oü étoit la belle princeffe, fans chercher a approfcndir lesdeffeins de leur prince. Tramarine fe croyant feule ,,& n'appercevant au, loin aucuns tracé qui put lui fdire connoïtre que-cet endroit fut habité, fe livra a.toute 1'horreur de fa fitustion., Hélas!, dit-elle en foupirant, je ne m'apperc jis que trop que c'eft ici 1'endroit que mon...époux: a choifr pour mett-re fin a mes maux: c'eft dons. dans les ondes que je vais finir ma vie; & ie,.' Q iij  ai4 Les OnbinsJ dernier fouhait que je forme en mourant, ei$ que ce fupplice te foit au moins agréable. O, Neptune! ajouta la princeffe, s'il eff vrai que j'aie pu t'offenfer, tu dois le pardonner a mon ignorance : n'as-tu pas affez éprouvé ma conftance, & n'es-tu pas vengé par les maux que lu me fais fouffrir depuis fi long-tems? Alorsi elle fe précipita dans la mer; mais les ondines, attentives a tous fes mouvemens, la reeurent dans leurs bras tk la tranfportèrent dans Ia grotte, Telle eft la folie de 1'efprit humain : les perfonnes que 1'infortune accable, préfèrent fouvent la mort aux fervices qu'on leur peut rendre.Tramarinefe croyantentouréedenaïades qui la ferroient entre leurs bras, laiffait aller languiffamment fa tête, tantöt fur 1'une & tantof fur 1'autre, en réchauffant leur fein de fes larmes. Ces belles ondines employèrent ce qu'eiles purent de plus confolant pour calmer fa douleur, enfuite elles lui ötèrent le mauvais farreau, de toile dont la méchante fée l'avoit eouverte, pour Ia revêtir d'une robe de gaze , d'un verd de mer glacé d'argent, preffèrent fes cheveux dans leurs mains, qu'eiles laifsèrent retomber en ondes fur fou fein; puis s'appercevanr, au foulèvement des ondes, de Parrivée    C O N T E MOR A"'t. 21% Üh.1 prince Verdoyant, elles fe retirèrent par refpefl. Tramarine furprife de les voir rentrer dans la mer, s'appercait que les fiats s'-sgitoient extra.©rdinairement, & vit. s'ëleverr deffus tón. char fuperbe, fait en forme de coquille,, traïné. par huit dauphins qui paroiffóient bondir fur les ondes. Ce char s'arrêta vi;-a-.vis de la. grotte z .alors Tramarine appercut le jeune prince qui faifbit depuis fi long-tems 1'objet de tous les .deurs, qui en defeendit, entra. dans la grotte, fe mit a fes pieds; &c fe faififfant d'une de fes mains qu'il baifa avec tranfport,. je. vous retrouve enfin, lui dit-il, belle Tramarine , 6c vous jurede ne vous plus abandonner.. II efi tems de vous.apprendre que je fuis ie prince des.ondins,. les états de. mon père font au. fond de la mer ; comme je ne puis habiter que les eaux, 'je n'a-i pu vousrejoindre plutQt..Soyez'Certaine.,.divineTratnarine , qu'il n'a pas- dépendu de- mm da vous faire éviter les maux que vous avez-foufferts depuis notre union ala.fontaine de Pallas;. forcé pour lors de vous abandonner, j'ai partagé vos ennuis fans pouvoir les abréger. Comme il ne nous eft pas permis de nous unir a une mortelle , j'ai effuyé bien des contradictions, avant de pouvoir déterminer nos peuples > 0 iv  ir5 ..'Les On-öiks; coriemir de vous aecorder 1'immortalité; & ce neft qu'en éprouvant votre conftance & votre «hfcrétion qu'o, vient enfin de m'accorder cette faveur. Le- roi mor- père a exigé qu'on vous fa paffer par Ies épreuves les pIÜS humiWes; il «eft fatffait de'la fermeté que vous aveZ montrée dans les d.fférentes occafions que Ja, ;a!oufie des Amazones leur a fait exercer fur vous. Me pardonnez-vous, mon adorable-pri*. *efk, les maux que mon amonr vous a fait foufFrir; mais vous baiffez les yeilx & ne repondez rien : efl - ce a la crainte on è 1'amour que vous donnez ce foupir ? Seriez - vous fachee de vous tmir a un génie? Peut-être ajoura le prince Verdoyant, que le féiour de mon empire vous effraye; il eft vrai q,!e juf„ qu'a préfent aucun mortel n'y eft defcendu fans v perdre la vie : mais, princeffe. raffurez-vous je viens d'obtenir du roi mon père, de qui le pouvotr s'étend fur tous les ondins , ou'en faveur d'une paffion que je n'ai pu vaincre , vous foyez admife ft 1'immortalité, & recue dans fon empire en qualité de princeffe des ondins. Tramarine étoit encore toute émue de la dermère aventure qui venoit de lui arriver; la lote, la crainte & la honte , ces divers mouvemens agitoient tour-actoor fon ame, & lui  CöNTE M O R A t: 117 ètérent la force de répondre au prince, qui continua ainfi : cependant , belle Tramarine , quoique tout foit prêt.pour vous recevoir, & que je fois sur des fentimens favorables que vous m'avez confervés , du moins jufqifan moment que vous en fites la confidence a Céliane, ne rougiffez point, ma princeffe ,' d'avoir fait 1'aveu d'un feu légitime; j'étois préfent a vos yeux dans cet inftant, &l du fond de ce ruiffeau, formé exprès pour vous renouveller le fouvenir des nceuds que 1'amour devoit ferrer, j'y admirois votre candeur, la piété de vos feminiens, & je fus prêt vin'gt fois de me montrer; mais outre que la préfence de Céliane y mettoit obftacle , c'eft que je n'avois point encore obtenu de mon père la place que je me propofé de vous faire occuper; cependant je ne puis abfolument être heureux fi vous montrez toujours de la répugnance a vous unir pour jamais a mon fort. . Tramarine furprife & flattée en même-tems du difcours du génie, mais ne pouvant fe perfuader quelle put vivre au fond des eaux, répondit enfin au prince en le regardant d'un 'air qui exprimoit en même-tems fon amour & fa crainte. Pardonnez , feigneur , fi j'ai peine è vous croire; je ne doute point de Pétendue de votre pouvoir, 6c c'eft ce qui me fait dou-  1 E S O N D ï N g » Doffer Jufqu a sim, è „ne fo.b & malh. TT' ,l" me rendroil 'a Plu* /anro,S perdn par ft^^j la fe^ S f W'g« de trainer „ne vie qili „ e devie„d,o t P-vant p,us mo„rir de )a dou]eur £g Le prince Verdoyant, „a„fporte d>un a « ndre,en,pl„yalesraifo„sle lus c= « rf ,a princeffP ^ »'«'loua„g«>&prit a„tan, debaifers «a.gnez r,e„, aiïine Tramar;n -geme^evo^j,,,^,,,^^ u.n,a - ^e,l!e»ous,&parc„teva(ieéundedes ondeS,que<)éformais a„cuneOndi„e„ep ! ^;r:rT,en*rfeiiei- -ore de voos Pentaphde par fes fonpcons ^  C O H T Ë M O R A i; 2l^j ferai fon orgueil en foumettant fon royaume au prince qui vous doit le jour, & je punirai le roi de Lydie de 1'injuftice qu'il vous a faite en vous éloignant de fa cour. Arrêtez, cher prince , dit Tramarine, fongez que c'eft du roi mon père dont vous voulez jurer la perte. Loin de me plaindre de fon injuftice, ne dois-je pas au contraire bénir le jour ou il me bannit de fa préfence; & n'eft-ce pas a cet exil auqnel je dois le bonheur de m'être unie k vous pour jamais ? D'ailieurs, trompé par les oracles , il a cru fans doute mon éloignement néceffaire au repos de fes peuples. Que de raifons pour ofer vous demander fa grace! je me flatte de 1'obtenir au nom de cet amour que vous venez de me jurer. Je ne puis rien vous refufer, dit Verdoyant, & je vois avec plaifir que ia générofité de votre cceur fe mamfefte dans toutes vos aclions; je ne puis cependant révoquer ce que j'ai prononcé contre le roi de Lydie , mais j'adouciiai, en votre faveur, la rigueur de fon fort. Allons, chère Tramarine, ajouta le génie, il eft tems de defcendre chez les Ondins, afin de leur préfenter une prdncefTe auffi digne de régner dans tous les cceurs par fes vertus que par la pureté de fes fentimens. A ces mots, Tramarine ne fut pas maïtrefle de cacher fon faififfement, i la vue d'un éle--  Ho Les Q n ö i n s- ,j tnent qu'elle avoit toujours regardé comme très-dangereux; & quoique , deux heures avant^ fon défefpoir 1'eüt pouffée a fe précipiter, ce qui venoit de lui arriver depuis, avoit ramené en elle ce goüt qu'on a pour la vie , 1orfque 1'on peut fe flatter de la paffer dans un bonheur toujours durable. Cette jenne princeffe, a la vue du danger qu'elle croyoit courir, tomba évanouie dans les bras du génie qui, fans s'étor.r.er de (a foibleffe , dernière marqué de fon humamté , lui' fit prendre plufieurs gouttes d'élixir élémentaire, qui eurent la vertu non-feulement de fappeller fes lens& de la fortifier, mais encore de lui öter ces craintes puériles aftachées ait fort des mortels. Alors Tramarine reprenant fes; efprits , femblable a une rofe qui, frappée des. rayons brillans du foleil, renait k lafraïchenc d'une belle nuit& qui, étendant fes feuilles. a une rofée vivifiante , fe relève fur fa tige , & femble faluer 1'aurore bienfaifante qui la fait renaïtre , le cceur de cette jeune princeffe s'ouvre aux doux tranfports de la joie , cette joie ranime fes fens affoiblis, fes yeux éteints fe rouvrent a la lumière, & brillent du feu du: plaifir. Que je fuis honteufe de ma foibleffe,, dit elle au génie avec un regard tendre & anijaé! mais qui vient tout-a-coup de difiiper mes  'C, 0 N t ï M O R A -fi 2ïi' Sfayeurs ? Cher prince, vous pouvez déformais ordonner, je fuis prête a vous fuivre: alors elle lui préfenta la main avec le fpurire de ï'amour. ' Verdoyant la conduifit dans fon char, & les dauphins qui femblent charmés d'enlever une fi belle princeffe, caracolent fur les eaux, fe j>longent en précipitant leur courfe, & arrivent en peu d'heures dans la ville capitale des Ondins, ou le roi faifoit fon féjour ordinaire. Pour entrer dans le palais , ilstraversérent plufieurs grandes cours dont les pavés font d'émeraudes, -& entrèrent fous une arcade foutenue par vingtquatre colonnes de glacés. La, étoient rangés plufieurs officiers de la couronne, qui haranguèrent la princeffe au nom de tout 1'état. II n'y eut point a fon entrée d'artillerie ; les On-; dins, quoiqu'ils la connoiffent parfaitement ^ -n'en font aucun ufage. On conduifit d'abord Tramarine, avec un très-nombreux cortége , dans une grande galerie ornée de tableaux en camaïeux, des plus -beaux verres qu'il foit poffible d'unir enfemble; les bordures en étoient de diamans de différentes couleurs , dont I'aflbrtiment formoit un coup-d'ceil admirable. Au bout de cette gale-rie , étoit un tröne formé d'un feul diamant , ^u'on auroit pu prendre pour le char du foleil  irr Les Óndins^ lorlqu'i! paroit dans tout fon éclat; il eft certain que fi Tramarine n'eüt pas déja participé è la divinité de fon époux , elle n'eüt jamais pu en foutenir 1'éclat. Sur ce tröne étoit affis le roi des Ondins; qui tenoit dans fa main un trident, feul ornement de fa grandeur. A droite, étoient les premiers officiers de la couronne; & a gauche , les belles Ondines qui faifoient 1'ornement de cette cour. Le génie Verdoyant s'étant approché du tröne avec la princeffe Tramarine, la préfenta a fa majefté Ondine, en la fuppliant de lui accorder toutes les faveurs qu'elle s'étoit acquifes par fes vertus , fon mérite & fes fouffrances. Cette jeune princeffe, élevée dans la mythologie des Payens , ne connoiffoit point d'autre teligion, ni d'autres principes que ceux qu'elle avoit recus. Perfuadée qu'elle étoit en préfence de Neptune , elle lui adreffa ce difcours : Grand Dieu, fouverain des ondes, dont 1'empire commande a tout 1'univers Arrêtez , princeffe , dit le roi en 1'interrompant au milieu de fa période , je ne fuis point un Dieu: il eft vrai que je jouis de 1'immortalité, mais je tiens toute ma puiffance d'une feule divinité que «bus adorons tous, & qui eft celle qui a formé tout ce qui eft dans 1'univers; c'eft par fa toute-  CONTÉ MORAt, 2i? puiffartce que nous régnons fur les ondes. Puis s'adreffanra fon fils, d'une voix qui fit trembler les voütes de fon palais, & qui, en gonflant tout locéan, annonca une furieufe tempêteComment, prince, avez-vous ofé me furprendre, en faifant choix d'une payenne pour la faire participer è 1'immortalité par une union qui ne fe peut plus rompre ? Le prince Verdoyant, qui s'appercut que Xramarme etoit interdite & tremblante n'ofant plus lever les yeux, dit au roi des Ondins pour appaifer fa colère: Seigneur, vousn'ignorez pas que 1'amour eft un fentiment qui naït nialgré nous & qui fe nourrit par 1'efpérance Cette paffion étend fa domination fur tout ce qui refpire dans ce vafte Univers, fo„ choix naït fouvent du premier coup-d'ceil; 1'amour nexamme rien & ne met aucune différence entre le coeur d'une payenne & celui d'un génie , tous deux brülans d'un même feu ne cher chent qu'a lenourrir.il eft vraiquejen,ai ; examme la croyance de Ia princeffe Tramarine les malheurs m'ont touché, fes vertus, fes' graces fes talens & fa beauté m'ont charmé & jelai mgée digne d'un fort plus heureUx* C eft par cette raifon que j'ai cherché fous les «noyens pour 1'affranchir du joug de la mort; feigneur, je puis yous répondre de f^  3ii4 Les Ondins^ docilité a écouter les inftruflions que vous voudrez bien lui faire donner, & qu'elle fe foumettra fans murmure a toutes vos volontés. Tramarine, après avoir conflrmé les paroles que le prince Verdoyant venoit de donner a fa majefté Ondine, ajouta qu'elle promettoit de fe conformer a tout ce que 1'on voudroit exiger d'elle, perfuadée qu'un génie auffi éclairé ne chercheroit point a la furprendre. Le roi parut content de fa réponfe, & ordonna qu'elle fut conduite dans 1'appartement qui lui étoit deftiné. CHAPITRE VII. Tramarine efl conduite dans le Sallon des Merveilles. L e génie Verdoyant accompagna Tramarine dans un pavillon de cryftal, éclairé par des efcarboucles qui paroifloient autant de foleils. Une des faces de ce pavillon donnoit fur un parterre, émaillé de mille fortes de fleurs inconnues fur la terre, & qui répandoient dans 1'air. un parfum déiicieux. Un cóncert d'un goüt nouveau  I C O N T E M O R A L. 22? nouveau fe fit entendre; on y chanta les louanges du génie Verdoyant & celles de la princeffe Tramarine : ce concert fini, elle fut conduite dans un fallon de giaces magiques qui avoient Ia vertu dejeprgfenter tout ce quipaffoit dans le monde. La princeffe, furprife de cette merveille r-. ^ö^f^ ,.|u ^nc iciuu uien aiie ü apprendre ce qui étoit arrivé a Céliane, depuis que la méchante Turbulente les avoit fi cruellement féparées. Fixez votre attention fur les glacés dit le prince, & vos défirs feront remplis k 1'inftant. Tramarine regarde dans une de ces glacés, qui lui repréfente d'abord les jardins de la fée Bonine; Céliane y paroiffoit évanouie, & les femmes, commifes pour garder la princeffe, s'empreffoient pour la fecourir; leur trouble & leur inquiétude'paroiffoient dans leurs yeux. Revenue de cette foibleffe, elle la vit leur raconter fon malheur; fon difcours étoit interrompu par des fanglots, fes larmes couloient en abondance , & il fembloit que fes mêmes paroles fe tracoient fur Ia glacé. Toutes les femmes de la princeffe , préfentes k ce récit, paroiffoient au défefpoir; mais 1'état déplorable oii fe trouvoit la malheureufe Céliane , ne leur permit pas de la gronder fur fa négligence. Elle vit arriver enfuite la fée Bonine qui, infTome XXXIV, p  n6 Les O-n d i n s ; truite de 1'enlèvement de Tramarine, entre dans fon cabinet pour y confulter fes grands livres; elle fut long-tems a les feuilleter avec une attention fingulière; puis, après avoir fait plufieurs figures avec^la grande pentacule de Salomon , pour cbliger un des génies, habitant de 1'air, de defcendre, afin de 1'inftruire du fort de Tramarine, elle force enfin , par fes ccnjurations, le génie Jaël de venir lui apprendre que la princeffe eft unie pour jamais au génie Verdoyant, prince desOndins, & qu'elle eft admife au fort des immortels. La fée , contente d'apprendre d'auffi bonnes nouvelles, fe hate d'en faire part a Céliane , en lui donnant le choix de refter auprès d'elle , ou d'être tranfportée dans tel royaume qu'elle voudroit choifir. Céliane préfère la fociété de Bonine a tous les autres avanfag'es que la fée offroit de lui faire. Voyez a préfent, dit Verdoyant, le défefpoir de Turbulente, il doit vous fervir de comédie. Tramarine voit la magicienne échevelée accourir au bruit éclatant qui frappa fes oreilles, lorfque le génie brifa &c renverfa le cachot qu'elle avoit bati par la force de fes enchantemens. Cette mégère s'arrachoit les cheveux de défefpoir, & faifoit des hurlemens femblables k ceux de cerbère, conjurant les furies de fe-  C O N T E M O R A t. 227 eonder fa rage & fa furèur, & faifant mille imprécations contre Bonine, qu'elle croyoit être celle qui avoit délivré fa captive. On la vit enfuite monter dans fa voiture qui étoit attelée de fix rats des plus monftrueux , pour aller confulter Pencanaldon. C'étoit un fameux magïcien; mais comme elle n'étoit occupée que de fa vengeance , elle s'abandonna è la conduite de fes rats en leur laiffant la bride fur le cou , & ils la culbutèrent dans un précipice oü elle & fa voiture furent fracaffées, &> on la vit fervir de pSture aux rats qui la conduifoient. Tramarine dont le cceur étoit excellent, ne put voir ce fpedacle fans horreur , malgré' les maux qu'elle lui avoit fait fouffrir. Elle fe retourna vers une autre glacé qui lui fit voir Ia reine Pentaphile qui , après avoir fu qu'elle étoit partie pour fon exil, parut fe repentir du jugement rigoureux qu'elle avoit été, pour amfi dire, forcée de prononcer contre la fille du roi de Lydie. Cette princeffe fut plufieurs jours renfermée, fans vouloir permettre a perfonne de fe préfenter devant elle. Enfin, ne pouvant eontenir fa douleur, elle fit venir la Chancelière, lui fit de vifs reproches de 1'avoir privée pour toujours de la vue d'une prmceffe aimable, qui devoit faire pour toujours 1'orne- Pij  2i§ LesOndins; ment de fa cour, & k laquelle elle fe propofoït de remettre dans peu le gouvernement de 1 'état, fentant que fesforces s'affoibliffoient chaquejour. N'eüt-elle pas été affez punie, ajouta Pentaphile, d'ignorer le fort du prince fon fils, fans efpérdnce d'en apprendre jamais aucune nouvelle ? D'aillenrs, le roi de Lydie peut fe repentir de 1'avoir prïvée des droits qu'elle a a fa couronne; ne peut-il pas auffi me la redemander pour former quelques alliances utiles a fon royaume? C'eft contre ma volonté qu'on a prononcé fon exil, Sc 1'qn n'a pas eu affez d'égard a fon rang ni a fa naitTance. La Chancelière jugeant, par les regrets' de la reine , qu'elle étoit en danger de perdre fa faveur, voulut faire un dernier effort pour conferver au moins fa place : c'eft pourquoi elle répondit que pour peu que fa majefté défirat de revoir la princeffe, il feroit très-facile de la faire revenir a la cour; que la fée Bonine , qui 1'avoit prife fous fa protedtion , fe feroit un plaifir de la ramener; Sc que Farrêt que fa majefté avoit rendu ferviroit de même a maintenir fes.peuples dans leur devoir, Sc que c'étoit le feul but que fon confeil s'étoit propofé dans la condamnation qu'on avoit été forcé de prononcêr, afin d'affujettirfes fujets k 1'obfervation des loix qiie fa majefté avoit elle-même éta-  C O N T E M O R A L. 229 blies. II falloit un exemple frappant, ajouta la Chancelière, & qui püt les intimider; mais votre majefté eft toujours maïtreffe d'accorder des graces aux perfonnes qu'elle juge qui en font dignes. J'oferai feulement faire obferver k votre majefté, qu'en rappeilant la princeffe dans votre cour, après 1'arrêt fatal qu'il a été néceffaire de prononcer contre elle, il eft k craindre qu'elle n'en conferveunfouveniramer, & que iorfqu'elie aura 1'autorité en main, elle ne vienne a changer toute la forme du gouvernement, endonnant entrée dans le royaume k de nouveaux ufages. Ce difcours adroit n'empêcha pas la difgrace de Ia Chancelière. Ses ennemies, jaloufes du pouvoir qu'elle avoit ufurpé, ne manquèrent pas de profiter de ces circonfiances pour actiever de la noircir dans 1'efprit de leur fouveraine. Plufieurs mémoires lui furent préfentés, oii il étoit prouvé que la Chancelière n'avoit animé les magiciennes contre la princeffe, que dans la vue de s'emparer de toute 1'autonté; les brigues qu'elle fomentoit depuis long-tems dans les troupes , ne tendoient qu'a fe faire donner 1'adminiftration du royaume. Toutes ces accufations furent prouvées, & 1'on fit encore remarquer que les principales charges Piij  230 Les Ondins, de 1'état n'étoient plus occupées que par fes créatures. La reine, furprife de fe voir ainfi trorripée par une femme dans laquelle elle avoit mis toute la confiance , & qu'elle avoit tout lieu de croire lui être attachée par toutes les faveurs dont elle n'avoit jamais ceffé de la combler, délivra fur le champ un ordre pour qu'elle fut conduite dans 1'ifle de 1'Ennui, la trouvant trop coupable pour la priver de la vie. Cet ordre fut exécuté dans 1'inflant , & tous les tréfors qu'elle avoit amaffés furent confifqués au profit des troupes. Tramarine fut curieufe d'apprendre la fituation de 1'ifle de 1'Ennui dont elle n'avoit jamais entendu parler; les glacés lui repréfentèrent auffi-tót un endroitmarécageux, toujoursrempli d'un brouillard épais, oü jamais le foleil ne ' fait fentir fes rayons; une terre aride & couverte de monftres affreux qui, par leur venin , répandent un air peftiféré; il ne croit dans cette ifle que des plantes vénimeufes. Ce fut dans cet horr'-ble endrbit oü Tramarine vit arriver fon ennemie; mais ce qu'élle ne put voir fans frémir d'horreur , ce furent ces monftres qui, fe faififfant de cette criminelle, lui dévoroient^ les entrailles, 1'un s'attachoit a  C O N T E M O R A £. 231 ïcu ronger le cceur, d'autres attaquoient différentes parties de fon corps; &, par un prodige inoui, loin que ces cruautés lui-otaffent la vie, elle fembloit fe renouveller par fes foufFrances. C'eft ainfi, dit le génie Verdoyant, que tous les criminels d'état, qui ont abufé de la confiance de leur maitre en vexant fes peuples, doivent fouffrir pendant plufieurs fiècles. La princeffe , continuant fes obfervations fur le royaume de Caftora, remarqua qu'on venoit de nommer, pour occuper la place de Chancelière , une femme d'un mérite diftingué & fort attachée a fes intéréts. Dès qu'elle eut prêté le ferment de fidélité, fon premier foin fut de propofer au confeil le rappel de la princeffe, dont la vertu & le mérite fupérieur étoient un sur garant de fa bonne conduite. Elle ajouta, en s'adreffant k la reine, qu'après avoir donné un exemple de févérité dans la perfonne de la princeffe Tramarine , fa majefté ne pouvoit en donner un de fa clémence, dans aucun objet qui fut plus digne & en même-tems plus agréable a fes peuples. La reine ie rendit fans peine a ce fage confeil, &, pour favorifer celle qui le lui avoit donné, elle la nomina, afin d'annoncer cl!emême k la princeffe ia grace qu'elle lui faifoit en ordonnant fon rappel.Un detachement de quatre Piv  ïfi Les O n d i n s , mille amazones fut commandé pour honorer fe triomphe de la princeffe. : Tra(marine, fatisfaite d'apprendre qu'on étoit enfin forcé de rendre a fa naiffance' & a fes yerrus la juftice qui leur etoit due, & s'embarra'ff nt peu des regrets que fa perte pourroit öccafionner, d'ailleurs fort impatiente de voir le fort du prince fon fils , paffa a une autre glacé oii elle vit la magicienne Camagnole , qui, après s'être emparée du jeune prince , / remonta dans fon cabriolet que le caprice conduifit chez Philomendragon , un des plus grands rnagiciens qu'il y eut. C'étoit un homme rari' \\\ , méchant .fourbe & fanguinaire ; il avoit ïnftruit Camagnole dans 1'art magique, & 1'on peut dire qu'elle en favoit prefqu'autant que lui. Dès qu'elle. fut arrivée, ils examinèrent enfemble le petit prince ; & Philomendragon , après avoir tracé diflefentes figures fur une grande table d'ébène, fit une fi épouvantable grimace, en les montrant a Camagnole, que Tramarine, tremblante poiir fon fils, détourna les yeux de deffus la glacé avec un effroi terrible en regardant le génie. Cher prince , lui dit elle dans le trouble qui 1'agitoit, fouffrirezvous que cette abominable magicienne difpofe des jours du prince votre fils. Raffurez-vous, chère Tramarine, il n'eft pas au pouvoir du  C O N T E M O R A L. magicien d'attenter fur les jours d'un enfant qui tient fa naiffance d'un génie; & la grimace que vous venez de lui voir faire, n'eft occafionnée que par les connoiffances qu'il s'éft acquifes , par fon art, qu'il ne pourroit jamais lui nuire. Mais, reprit Tramarine, n'eft-il pas en votre pouvoir de le retirer des mains de ces deux monftres, qui vont déformais ne s'occuper qu'a gater 1'efprit du jeune prince, en ne lui donnant que de faux principes & une trèsmauvaife éducation ? Vos réflexions font juftes, dit Verdoyant; mais j'ai prévu a tous les inconvéniens qui pourroient arriver, & veux bien vous dire, pour achever de vous tranquillifer, que déjaun fylphe de mes amis s'eft chargé de veiller fur la conduite de votre fils. Je croyois, dit Tramarine , votre pouvoir fans bornes ; apprenezmoi du moins fa deftinée. Je ne puis a préfent, fur ce point, vous fatisfaire: contentez-vous de la parole que je vous donne qu'il fera trèsheureux. Tramarine infifta, & le génie, en refufant de contenter fa curiof.té, 1'irrita. Les femmes, ainfi que les hommes, font parurellement curieufes ; le defir d'apprendre femble inné avec nous , & les grands ne de vroient rien jgnorer par les ibins qu'on fe donhe pour leur éducation; les talens, les fciences & 1'humanité  134 Les Ondins, «.loivent fervir a foutenir la dignité de leur rang, quoique fouvent la naiffance ne donne pas toujours 1'efprit & le jugement : on diroit que la nature fe plait quelquefois adédommager ceux qu'elle a fait naitre dans un état médiocre; mais c'eft affez moralifer. Tramarine infifta donc avec beaucoup de chaleur; elle employatout ce qu'elle put imaginer de plus puiffant pour vaincre la réfiftance du génie : mais, malgré fes inftances, voyant qu'il ne fe rendoit point, elle prit fon refus pourunpur entêtement, lui fit mille reproches, fe plaignit de fon peu d'amitié , dit qu'elle étoit bien malheureufe d'avoir eu tant de confiance 6c des fentimens fi tendres pour un prince qui y répondoit fi peu. Des pleurs 6i des foupirs fe joignirent a fes reproches, ce qui attendrit le génie au point qu'il fut prêt de céder a fon impatience. Qu'exigez-vous de moi, reprit-il d'un air paflionné ? Sachez qu'a mon filence eft attaché le bonheur du jeune prince ; fi je parle, fon heureux deftin eft cbangé en des malheurs affreux. Tramarine, perfuadée que le difcours du génie ne tendoit qu'a éluder de fatisfaire 1'envie qu'elle avoit d'apprendre le fort de fon fils, loin de céder a fes raifons, redoubla fes inftances. Donnez-moi du moins, ajouta la prin-  CONTÉ MORAL. 235 ceffe, cette marqué de conflance. Que craignezvous de mon indifcrétion ? Les intéréts de mon fils ne font-ils pas un motif affez puiffant pour renfermer au-rledans de moi-même un fecret qui pourroit lui nuire ? D'ailleurs, puifqu'il ne m'eft plus permis d'habiter fur la terre, ce dépot ne peut lui être contraire. Que ne peut 1'amour! Son pouvoir fe manifefte au ciel, dans les airs, fur la terre & fous les ondes. Le génie alloit céder aux inftances de la princeffe, lorfque le roi des Ondins parut tout-a-coup dans le fallon. Sa préfence furprit infmiment la princeffe; fon trouble fe manifefta par la rougeur dont fon front fe couvrit. Elle craignoit que le roi n'eüt entendu 1'altercation qu'elle venoit d'avoir avec le prince Verdoyant; elle ignoroit encore qu'un génie a le pouvoir de lire ce qui fe paffe dans le cceur d'une perfonne en la regardant. • Le roi des Ondins jugeant, par ce qui venoit d'arriver fur les indifcrètes curiofités de Tramarine , qu'elle n'étoit pas affez purgée de Ia matière terreftre qui 1'avoit enveloppée, & que la dofe d'élixir élémentaire que Verdoyant lui avoit donnée, lorfqu'il la fit defcendre dans 1'empire des ondes, n'étoit pas fufHfante pour fon repos, ordonna de lui en faire reprendre encore un grand verre; ce qui acheva de la  ■ a]6 Les Ondins; rendre entièremept femblable aux Ondins, en lui faifant envifager les chofes qui Favoient le plus affeöée , avec une tranquillité ftoïque; &, fans perdre de vue tout ce qui 1'intérefToit fur la terre, elle n'en paria depuis qu'avec la modéranon convenable a une princeffe des ondes. Plufieurs mois fe pafsèrent après lefquels le roi, content des vertus, des difpofitions oii il voyoit Tramarine, engagea le prince des Ondins de la faire voyager par toute 1'immenfe étendue de fes liquides états, afin de la faire connoïtre a tous fes fuiets, & 1'inftrüire en même-tems de la religion & des loix de 1'empire. II accorda quinze ans pour fon voyage , pour qu'elle put féjourner dans les endrcits les plus curieux : peut-être ce tems paroïtra-t-il long aux perfonnes peu inftruites des ufages de ce monde ; mais qu'ils apprennent que, dans les ondes, ce tems paffe comme un jour. Ce voyage, que le roi des Ondins ordonna a Tramarine, fut regardé comme un trait de fa politique. Cette princeffe étoi't la première perfonne de la terre qu'il avoit admife dans fon empire, fans fubirie joug de la mort; ce qui change entièrement Ja facon de penfer des habitans de notre hémifphère. Ce monarque craignit, peut-être avec raifon, que,malgré la doublé dofe delixir élémentaire qu'on avoit fait prendre a  C O N T E M O R A L. 237 Tramarine, elle ne rétombat encore dans fes anciennes foibleffes, fur-tout fe trouvant fans ceffe k portee d'admirer chaque jour les fingulières beautés renfermées dans le fallon des merveilles; ce fut donc afin de lafortifier dans leurs maximes & dans leurs loix que ce voyage fut ordonné. II eft k préfumer que, quoique Tramarine fut la plus parfaite de toutes les femmes, elle n'avoit pas encore acquis les vertus & les dons, dont les génies font doués dès leur naiffance ; & que, malgré les grandes difpoiitions qu'elle avoit pour les fciences , ce ne fut qu'après bien des années qu'elle fut remplie de ces talens admirables qui ne font accordés qu'aux génies du premier ordre. Le roi, occupé des préparatifs du voyage du prince & de la princeffe, & voulant qu'il fe fït avec toute la pompe due k la majefté ondine, ordonna que leur fuite feroit compofée de dix mille Ondins & trois mille Ondines. Peut être penfera-t-on qu'un auffi nombreux cortège devoit faire beaucoup d'embarras dans un voyage d'auffilong cours: c'eft pourquoi je dois inftruire mon lettein que les Ondins n'en caufent aucun; comme ce font des génies, ils n'ont befoin d'aucunes pro vifions, 1'air fuffit a  a3§ Les Ondins^' leur fubfiftance. Tramarine, devenue immortelle & par conféquent participante a toutes les verrus des Ondins , étoit auffi difpenfée des befoins auxquels la nature humaine a afTujetti les foibles mortels. CHAPITRE VIII. Voyages dans IEmpire des Ondes. Le jour fixé pour le dêpart du prince & derla princeffe, ils furent prendre congé de fa majefté Ondine, après quoi ilsmontèrent dans leur char que leur fuite füivit dans des voitures de nacre de perles, faites en forme de coquilles; ce qui devoit repréfenter le plus beau coup-d'ceil du monde pour ceux qui ont pu avoir 1'avantage d'en être les témoins. Le génie dirigea d'abord fa route du cöté du midi; il s'arrêta dans un endroit oii fe donnèrent de fréquens combats, qui ne fervent fouvent qu'a peupler 1'empire des ondes. Je vois, dit le prince, que vous regardez avec fivrprife cette multitude de nouveaux habitans qui jufqu'alors vous ont été inconnus. Apprenez,  C O N T E M O R A L. 239 ma chère Tramarine, que ces gens que vous voyez arriver a tout inftant, font des perfonnes qui viennent de fubir le fort attaché a tous les mortels, la mort, & qu'eiles ont été condamnées par le Tout-PuilTant a demeurer parmi les Ondins pendant un certain nombre d'années proportionné aux fautes qu'eiles ont commifes fur la terre. Quoique je fois déja inftruit de leur conduite, je vais néamoins en interroger quelques-uns, pour vous faire connoitre jufqu'ou peut aller la méchanceté des hommes qui habi, tent actuellement fur la terre. Le génie fit en même - tems approcher un homme qui paroiffoit vêtu d'une facon fingubère, & lui demanda pourquoi il étoit condamné a boire, pendant cent mille ans, 40 pintes par jour de thé élémentaire.Prince,dit ce miférable, quoique ma pénitence foit longue, je rends graces au Tout-Puiffant de ne me Pavoir pas donnée plus rigoureufe; Pefpérance que j'ai d'un avenirheureux m'en fait fupporter fans murmure la longueur, paree que rien n'eft fi confolant pour un malheureux que d'être perfuadé que fes pelnes feront un jour chan-' gées en des plaifirs purs & réels; car il femble que 1'on anticipe fur fon bonheur par la certitude oii 1'on eft d'y arriver. Voici donc mon hifioire ,en peu de mots, pour ne point  Les Ondins," fariguer 1'aitention de la princeffe qui vous ac-compagne. Elevé aux premières dignités de 1'état, par les bo' tés d'un grand monarque qui m'avoit accordé toute fa confiance, loin d'employer mes talens a mériter fes bontés ,par ma reconnoiffance &C un attachement fincère aux intéréts de mon maitre, i'élévation fubite de ma fortune ne fit qu'augmenter mon orguei1. Devenu infolent par le fuccès de quelques entreprifes, je crus pouvoir tont ha'ardtr. Je corr.mencai par diffiper les finances, & je fus enfuite obügé de ïurcharger le royaume des dettes onéreufes k 1'état; pour cacher en quelque forte le mauvais emplöi que je faifois des femmes immenfes qui fe ïevoient tous les jours fur les peuples, je fufcitai des guerres injuftes qui firent périr les plus braves cfficiers & les meiileurs foldats, 6c répandirent la délolation dans tous les efprits. 3'engageai enfuire le prince dans de fauffes démarches capables d'abaiffer fon pouvoir, paree qu'eiles tendoient k augmenter le mien. Une conduite fi oppofée a la jufiice du gouvernement, m'a enfin attiré la haine pubbque; on a approfondi mes démarches, & le monarque défabulé vient de me faire fubir la peine due k mes forfaits. Tramarine",  C O N T E M O R A L. 241 Tramarine, furprifede 1'ingratitude & de Ia mauvaife foi de ce favori, demanda au prince fion pouvoit fe fier aux difcours d'un homme accoutumé depuis fi long-tems au menfonge & k fintrigue, & s'il ne cherchoit point encore k hu en impofer. Non, chère Tramarine, dit le génie; lorfque les humains ont quitté ces corps qm les enveloppent & les tiennent k la terre, ( comme ceux que vous voyez ne font que' fantaftiques) il n'eft plus en leur pouvoir de nous déguifer la vérité, ni de chercher è nous furprendre;envoyez ici, afin d'exécuter 1'arrêt de leur condamnation ; rien ne peut diminuer la rigueur de leur fort. Dites-moi, je vous pne, fi tous ces peuples que je vois arriver en foule, & qLI'on dit être morts pour la. défenfe de leur liberté, font condamnés aux mêmes pemes; ces gens me paroiffent pleins de candeur & debonne foi. II eft vrai, dit Verdoyant 1 qu'ils font fimples & fans malice: mais ici Ie chatiment eft proportionné aux fautes qu'on a commifes, & ceux que vous voyez ne defcendent fous les ondes qu'afin de s'y purifier. Moins coupables que les autres, leurs peines' font auffi plus légères & plus courtes, &z ils ne font point obügés de boire le thé. Tramarine exigea du génie une explication beaucoup plus lome XXX1F. Q  z4i Les Ondins; étendue, a laquelle il fe prêta volontiers pour rinftruftion de la princeffe ; mais comme cette converfation fut très-longue & peut - être un peu ennuyeufe, nous pafferons a d'autres faits plus ou moins intéreflans. Fin de ia première Fartie.  conté moral. 245 SECONDE P A R TI E CHAPITRE IX. Hiftoire de la grande Géante. Après que Verdoyant eut indruk Tramarine fur les principaux artic'les qui devoient 1'intéreffer, ils continuèrent leur route , & s'arrêtèrent fur les bords d'un fleuve qui fervoit de hmites a deux nations fujettes k de grandes révolutions. La princeffe, furprife de voir une foule de gens campés comme par bataillons, & donr les habillemens différens formoient une efpèce de tableau affez fmgulier : que fignifient ces déguifemens ? demanda Tramarine ; fans doute qu'on fe prépare k jouer ici quelque comédie, & qu'on a choifi cet endroit pour leur fervir de théatre. ' Le génie fouriant de 1'crreur de Tramarine» lui dit que les différens habillemens qu'elle remarquoit, ne fervoient qu'a diffinguer les régimens qui compofoient 1'armée d'une fouveraine très-refpeöable par fes vertus, & qu'ils avoient •autrefois fervie pendant long-tems avec beau-  144 .Ie^ On-dins; cpup de zèle & d'attachement. Ces peuples font guldés les uns par le goüt de la nouveauté, d'autres par celui des richelTes ; 1'ambition domine ceux-la , ceux-ci fe laiffent entraïner par foibleffe; enfin la plus grande partie s eft liguée pour fecouer 1'autorité qui devoit les retenir dans le refpect: mais, pour vous mettre au fait de leur difpute, il faut commencer par vous apprendre le fujet qui Fa fait naitre. Dans une des républiques de cet empire , efl née de la difcorde & du menfonge une fille , dont 1'efprit féduöeur a fu gagner les principaux officiers'de la princeffe régnante qui, féduite elle-même par des dehors trompeurs, Fa fait venir a fa cour. Perfonne n'a d'abord penfé a s'oppofer aux progrès que cette fille faifoit dans le cceur de leur fouveraine; mais, en grandiffant peu-a-peu , elle eft devenue une géante qui s'eft fi bien fortifiée dans 1'efprit de la princeffe, qu'elle a envahi une partie de fon autorité, &, malgré 1'obfcurité de fa naiffance, glle s'eft néanmoins procuré quantité d'adora.teurs , lefquels, pour captiver fes bonnes grace's & obtenir de fes faveurs, s'empreffent chaque jour è compofer des élégies, des églogues tk des épttres, qu'on lui préfente en grande cérémonie : c'eft par-la que fe font connoïtre ceux qui lui font le plus attachés. Comme elle eft.  C O N T E M O R A L, 14? vaine , ambitieufe , fiére & orgueilleufe , &c qu'elle captive entièrement 1'efprit de la princeffe , elle a eu 1'adreffe, pour augmenter fort autorité > de changer toute la forme de 1'ancien gouvernement pour établir de nouvelles loix ; enfin , rien ne fe fait plus que par fes ordres, rien n'eft fi audacïeux que ceux qui éxécuterit fes volontés , on leur voit entreprendre tous les jours les chofes les plus extraordinaires, fans que perfonne ofe s'oppofer a leurs defleins : par une efpèce de confidération qu'on croit devoir aux titres éminens dont ils fontrevêtus, c'eft la ce qui les enhardir k tout entreprendre ; mais ce qui eft encore plus fingulier , c'eft qu'ils exécutent avec affurancè ce que les autres hommes n'auroient jamais ofd penfer. Les fidèlesfujets de la princeffe, rebutés par toutes ces raifons , & encore plus des foumiffions avcugles que la géante veut exiger d'eux, fe font révoltés ; d'autres plus .hardis atraquent perfonnellement la géante , en difant que c'eft une fille dont on ne comfort ni le nom , ni la naiflance ; quelques-uns prétendent la faire paffer pour batarde ; ce qui forme différens partis dans les états de la princeffe , & ce qui fait que beaucoup de fes fujets cherchent k fecouer Se joug de cette fille d'adoption , fur-tout depuis  246 Les Ondins, qu'elle a enrrepris d'envahir tous les gouvern?mens , & de s'attribuer les graces qui ne pouvoient ci-devant être accordées que par la princeffe. On prétend même qu'elle n'aen vue que d'é'oigner les iujets de l'obéiffance qvt'ils doivent a leurs lbuverains , par de nouvelles conftitutions qui paroiffent contradiftoires &C entièrement oppofées a 1'ancienne morale : bien des corybantes ont refufé de s'y foumettre , & la plupart ont pris 1'étendard de la rebellion , ce qui forme des gnerres perpétuelles; & les différentes nations que vous voyez fe raffembler ici, ne viennent que pour demander la tête de la géante. Dites- moi, demanda Tramarine, quelles raifons peut avoir la princeffe de vouloir s'obf-' tiner de compromettre fon autorité , en la laiffant dans les mains d'une fille qui peut mettre tous fes états en combuftion ? Ne devroit-elle pas plutöt la rélcguer dans quelque isle éloignée, afin de rétablir la paix que tout fouverain doit défirer pour affurer le bonbeur de fes peuples ? Ne pourroit-on pas encore la marier a quelque prince étranger , affez puiffant & affez ferme pour la réduire a i'obéiffance ? Le grand Turc , ou le grand Kan de Tartarie , me paroStroit affez fon fait. II eft vrai, dit Verdoyant , mais ils 1'ont refufée ; cependant on  CONTÉ MORAL: 147 vient de nommer des plénipotentiaires pour traiter de la paix , ils ont ordre de propofer le mariage de la géante avec Philomendragon qui, comme vous favez , eft un grand magicien & un géant des plus monftrueux qui ait jamais paru. On efpère que la princeffe pourra fe rendre aux vceux de fes peuples, & que ce mariage les délivrera de la tyrannie de cette fille, d'autant mieux que les états du géant font précifément les antipodes de ceux de la princeffe , ce qui fait qu'on n'a pas lieu de craindre d'une pareille union. Je la crains beaucoup pour moimême , dit Tramarine , puifque le prin'ce notre fils eft au pouvoir de ce terrible magicien ; & je regarde fon union avec cette méchante géante comme une furabondance de maux pour ce cher enfant. Je vous ai déja dit, princeffe, reprit le génie , qu'il ne pouvoit rien entreprendré contre mon fils; mais , pour achever de vous tranquillifer , apprenez que le fylphe qui s'eft chargé de fon éducation, le tient aétuellement fous fa puiffance. Le prince & Ia princeffe furent alors interrompus par un bruit de guerre qui fe fit entendre : tous les foldats coururent fe ranger fous leurs étendards , & 1'on vit paroitre une nuée noire de troupes auxiliaires qui, s'avancant en défordre, fe réunirent erffuite & formèrent un gros bataillon quarré. Qiv  M% Les OndinsJ Alors on vit paroitre la géante ; elle étoit femblable a une des pyramides d"Egypte. Sa tëte, qui étoit triangulaire , reprélentoit trois vifages: dans 1'un , elle paroit douce &c modefte, c'eft celui qu'elle montre Iorfqu'elle veut fubjuguer de nouveaux peuples ; 1'autre, peint 1'arrogance & la fierté , quand elle eft parvenue a fes fins, & fon troifième vifage marqué un air furieux & menacant. Ses bras & fes jambes font autant de ferpens qui Ia font rr.ouvoir. Tramarine, effrayée a la vue d'un monftre auffi hideux, ne voulut pas refter davantage fur les bords de ce fleuve ; c'eft pourquoi on ne put favoir le fuccès de la bataille qui s'y donna. 1 ' --^=== CHAPITRE X. L'accompüjjement de l'Oracle. L E génie, cédant au defir que Tramarine avoit de s'éloigner, la conduifit fur les cótes de la Lydie. La princeffe, remarqtiant un vieiliard dont 1'air majeftueux fembloit infpirer le refpeét , fe fentit foVt émue. Cher prince , dit-elle èa génie , je ne puis réfifier aux tendres monvemensque je me fens pour ce vénérable vieü-  C ONT E MORAL. 249 lard : accordez-moi, je vous prie , la fatisfaction de 1'entendre. Le prince des ondins complaifant, comme le font tous les génies amoureux , dit a Tramarine qu'elle étoit la maitreffe de 1'interroger, & fit figne en même tems au vieiliard de s'approcher. Quoiqu'il n'ignorat point que c'étoit Ie roi de Lydie , il voulut néanmoins laiffer a la princeffe Ie plaifir d'en être inftruite par lui-même. Tramarine , fentant redoubler 1'intérêt qu'elle prenoit a ce mo- / narque , car elle ne doutoit pa"s qu'il n'en fut un, lui demanda avec beaucoup de douceur, & de ce ton que la tendreffe & Famitié pure infpire , qui il étoit ? quelle contrée de la terre i! avoit habitée avant de defcendre chez les Ondins ? Je fuis Ophtes, répondit Ie roi, j'ai régné plus de foixante ans dans Ia Lydie. A ces mots , fi Tramarine n'eüt pas joui des prérogatives attachées aux grands génies, qui ne peuvent jamais éprouver aucune foibleffe, elle fe füt sürement évanouie ; mais elle en fut quitte pour un petit faififfement. Ah, mon père ! s'écria la princeffe, je puis donc enfin jouir du bonheur de vous revoir ; mals n'avezvous point a vous plaindre du defiin qui me le procure ? Ma fille , reprit le roi de Lydie , en lui marquant cette tendre émotion qu'on reflent a la vue d'un plaifir inattendu, vous allez  Les Ondins; apprendre , par le réeit de mes aventures , la fafalité de mon deftin, & raccompliffement d'un crade qui, jufqu'è ce moment, m'a toujours psru impénétrable. Je fais , pourfuivit le roi,. que vous avez été iisflniite chez la reine de Caftora des principatrx événemens qui fe font paffés dans la Lydie jüfqu'au téms de votre exil ; je pafferai donc rapïdement fur les premières années qui fe font écoulées, depuis il ne m'eft rien arrivé de remarquable. Je jouiflbis d'une fécurité parfaite „ «na cotironne étoit affurée dans ma familie par Is eaiffance de deux princes que les . dieux JïïTavoient accordés, lorfque j'appris que Pen, canaldon, dont les états font contigus aux ïsüens, venoit de faire une irruption dans une «Üetnesprovinces ; j'appris en même tems qu'il s'fctoït emparé d'une des plus fórtes places de la Lydie. Surpris d'un pareil procédé , sur qu'il fiavoit aucune plainte a me faire d'aucune part que ce put être, n'ayant jamais eu aucun démêlé avec lui, je me hatai de faire affemBüer mes troupes , dans la vue de m'oppofcr a la^rapidité de fes nouveaux progrès ; j- partis a Ia tête de cinquante mille hommes , tous foldats aguerris , dans l'efpoir de chaffer le perfide Pencanaldon & de le chatier de fon audace:ma;sla fortune qui jufqu'alors m'avoit  C O N T E M O R A L. i?!' toujours été favorable , me fit fentir vivement, dans cette rencontre , le peu de fonds qu'on doit faire fur cette inconftante déeffe. Comme les défordres augmentolent chaque jour , je fus contraint de forcer ma marche pour arrêter les progrès de mon ennemi; j'arrivai enfin a peu de diilance de 1'armée du traitre Pencanaldon , qui m'attendoit en bon ordre pour me livrer bataille. J'étois réfolu de tacher d'éviter le comb»t, afin de donner a.' mes troupes Ie tems de fe repofer : mais mes foldats étant excités eux-mêmes par les bravades de 1'ennemi, je ne fus plus le maïtre d'arrêter leur courage fougueux ; la bataille s'engagea infenfib'ement, elle fut des plus fanglantes. Cependtint je confervai long-tems l'avantage, &, lorfque j'a'lois me rendre le maitre du champ de bataille , par une fatalité que je ne puis comprendre , 1'épouvante fe mit touta-coup dans mon armée , mes troupes fe dé~ bandèrent, la plus grande partie prit la fuite, & , malgré mes etforts, je ne pus jamais les rallier : que vous dirai-je enfin ? ma défaite fut complette , & j'eus encore le malheur d'être fait prifonnier avec la reine qui m'avoit fuivi dans cette expédition. Pencanaldon , giorieux du fuccès de fa victoire , nous conduifit dans fa ville capitale , en  ifó Les Ondins; nous menant attachés h fon char de triomphs» comme de miférables efclaves. II nous fit enfuite renfermer dans une tour, batie fur une pointe de rocher qui paroiffoit fort avancé dans la mer: mais ce qui augmenta ma peine & mon défefpoir , c'eft qu'il eut encore la cruauté de me féparer de Cliceria ; & j'appris quelques jours après , par deux officiers commis pour ma garde, qui, me croyant endormi, caufoient familièrement enfemble J'appris donc que Ia caufe de tous les défordres qui venoient d'arriver, ne provenoit que de 1'amour que de perfide Pencanaldon avoit pris pour la reine , paree qu'il fe flattoit qu'aprés m'avoir vaincu , il ne lui feroit pas difficde de féduire 1'efprit de la reine Cliceria, en lui propofant de partager avec elle fon royaume , & de la lahTer difpofer entièrement de mes états qu'il venoit de réunir a fa couronne , ne faifant aucun doute qu'étant fon prifonnier , il ne me forcat a la répudier lorfque je croirois ne pouvoir obtenir ma liberté qu'a ce prix. Ainfi , aveuglé par fa paffion, il ne crut point trouver d'obftacle a fes mauvais deffeins , il ofa même les déclarer a la reine fans aucun ménagement. Cliceria , indtgnée des propofitions qu'il eut 1'audace de lui faire de 1'époufer , lorfqu'il feroit parvenu a me faire figner . '' f  C O N T E M O R A t'. ijj Pafte qui devoit la rendre k elle-même, lui marqua avec beaucoup de fierté tout le mépris qu'elle faifoit des fentimens pareils aux iiens; &, loin de vouloir achever de 1'entendre , elle fut fe renfermer dans fon cabinet, en lui défendant de reparoitre devant elle , a moins que 1'honneur , la vertu tk la probité , qu'il avoit bannis de fon cceur, ne revinffent animer fon ame, & lui infpirer des procédés tk de nouveaux fentimens dignes d'être adoptés par Ophtes tk par Cliceria. Cependant 1'indigne Pencanaldon employa long-tems les prières & les plus tendres fupplications, pour tacher de féduire la reine; mais s'appercevant qu'eiles ne faifoient qu'augmenter le mépris qu'elle avoit pour lui, il changea de conduite, en fubftituant les menaces les plus terribles fi elle ne fe rendoit k fes defirsi Toutes ces différentes attaques furent vaines: Cliceria, fortifïée par la gloire tk la venu , les foutint avec une fermeté digne de fon rang. Je fus inflruit d'une partie de fes peines par urie des femmes de la reine, qui, jouifïant d'un peu plus de liberté, avoit trouvé le fecret de gagner un de mes gardes , qui 1'introduifoit pendant la nuit dans mon appartement. Quoique cette femme s'efForcat de diminuer  2.54 Les Ondins," une partie de 1'affreufe iituation dans laquelle fe trouvoit Cliceria , mon efprit, toujours iriduftrieux a me tourmenter, me la faifoit reffentir telle qu'elle étoit. Accablé de douleur, & ne pouvant rien pour adoucir les peines d'une princeffe qui m'étoit d'autanr plus chère, que j'étois très-perfuadé qu'elle ne devoit fes maux qu'a i'attachement qu'elle avoit toujours eu pour moi, je ne pouvois néanmoins les adoucir. II'eft peut-être fans exemple que des fujets, que j'avois traités plutöt en père qu'en roi,. s'intéreffaffent affez peu a mon fort pour n'ofer former le deffein de me délivrer de ma captivité; je ne pouvois donc qu'exhorter la reine k fouffrir conftamment des peines qu'elle ne pouvoit éviter. Pencanaldon, qui ne vouloit pas s'éloigner de la reine, donna ordre k fes généraux de s'emparer de toute la Lydie; ce qu'ils exécutèrent en deux campagnes, perfonne ne s'oppofant k leurs rapides conquêtes. Pappris ces ficheufes nouvelles, avec celles que mes peuples s'étoient rendus , fans aucune réfiftance, a mon perfide tyran; & ce qui mit le comble a mon défefpoir, fut la perte des deux jeunes princes que j'avois laiffés dans mon palais , fous la conduite de leur gouverneur , homme dont la probité m'étoit connue. Je rer  C O N T E M O R A E. ijj doutois, avec raifon , les cruautés de cet ennemi de 1'humanité: mais voici le dernier coup de fa perfidie. La reine, qui étoit enceinte, lorfqu'on nous fit prifonniers, avoit caché, avec un foia extréme, 1'état oü elle étoit. Célinde, celle de fes femmes dans laquelle elle avoit le plus de confiance ,• s'offrit a la délivrer d'une princeffe qu'elle fe difpofoit k fouftraire aux yeux du cruel Pencanaldon, lorfqu'il entra inopinément dans Pappartement de la reine, oü, fe faififfant de cette innocente vicfime, il 1'emporta lui-même pour Ia donner a fa fille nommée Argiliane, avec ordre de la faire expofer dans la forêt a la voracité des bêtes féroces. Argiliane, frémiffant d'un arrêt fi inhumain , loin d'obéir aux ordres de fon père conduifit feule la petite princeffe dans Vih Craintive: cette ïle lui avoit été donnée pour fon apanage, avec le pouvoir de commander. Après avoir doué cet enfant de toutes les perfeftions imaginables, elle lui donna le nom de Briliante; &, pour la fouftraire aux recherches de Pencanaldon, au cas qu'il vïnt k découvrir fa défobéiffance, elle la dépofa entre les mains de la femme d'un berger pour la ngurrir , ki recommandant fur toutes chofes  256 Les OndinsJ de ne la laiffer voir a perfonne fous quelque prétexte que ce fut. La reine apprit que la princeffe Argiliane s'étoit chargée de fa fille. Elle la connoifibit pour une grande magicienne , mais elle ignoroit que cette princeffe ne s'appliquoit a 1'étude des fciences, & fur-tout k celle de la Chiromancie, que pour faire le bien, & dans la vue d'arrêter les injuftices & les cruautés de fon père. Cliceria , dont les maux augmentoient chaque jour , ordonna a Célinde, femme d'un trés-grand génie, d'employer tous fes foins pour parvenir jufqu'a la princeffe. Célinde , remplie de zèle pour le fervice de fa maitreffe , s'infinua avec beaucoup d'adreffe auprès d'Argiliane ; elle 'eut 1'art de gagner fa confiance, & lui peignit les malheurs de la reine avec des traits li touchans qu'elle 1'attendrit en fa faveur, Sc 1'engagea enfin a s'intéreffer vivement pour cette infortunée princeffe. Argiliane, dont le cceur étoit excellent , gémiffoit tous les'jours, fans ofer le faire connoïtre, fur la conduite barbare du roi fon père; c'eft pourquoi elle fe détermina aifément k favorifer de tout fon pouvoir une reine opprimée , en lui procurant mille fecours pour la foutenir contre les pourfuites de  C O N T E M O R A L. «fe Pencanaldon, & Paider en même tems k fupporter fes peines, fans néanmoins ofer fe déclarer ouvertement, dans la crainte d'irriter fon père. Depuis long-tems Pencanaldon fe propofoit funion de la princeffe fa fille, avec le prince Corydon , fon neveu , qui lui faifóit afiidu«ent fa cour. Mais, quoiqu'Argifiane recon m« en lui des qualités bien fupérieures aux autres princes de fon fang, l'aVerfion qu'elle confervoit pour Ia dépendance lui fit toujours elo.gner cette union. Dans Ia crainte que Ie roi fon père ne voulüt un jour Ia contraindre, elle prit la réfolution de propofer ai, pnnce le mariage de la princeffe de Lydie qm avoit la réputation d'être une des plus belles princeffes de Ia terre. Je vous connois les fentimens trop délicats, ajouta Argiliane, vous preyaloir du pouvoir que vous vous êtes acquis fur 1'efprit de mon père. Je ne puis ja. mais être a vous, malgré Ia préférence que je vous ai toujours donnée fur vos rivaux Si e ' pouvois me déterminer k faire un choix, vous feul fer.ez capable de le fixer; mais la réfo lution que j'ai formée de paffer ma vie dans Pmdépendance , me détermine k vous prier de ne plus penfer k notre union. Tome XXXIF, j>  ftijS . L e s Ondins; Le prince Corydon parut anéanti par céÈ paroles: il ne put y répondre que par un foupir; Si, quoiqifil n'eüt jamais reffenti une grande paffion pour Argiliane , 1'habitudé qu'il s'étoit faite de la voir, de s'entretenir fouvent avec elle de fcience & des intéréts de 1'état; peut-être auffi 1'efpérance d'acquérir par ce mariage un des plus beaux royaumes du monde, toutes ces raifons réunies lui firent fouffiir impatiemment le difcours de la princeffe. II fe plaignit arr.èrement de fon indifférence, fit de tendres reproches , & employa toute 1'éloquence que peut former une ambition fondée fur des efpérances que le roi nourrifibit depuis long-tems; mais s'appercevant enfin que rien ne pouvoit toucher le cceur d'Argiliane, il fe borna a la fupplier de lui conferver fort eftime > ajoutant qu'il mettroit toujours fon ^onheur Si fa gloire a la mériter. Ce fut après cette converfation que la princeffe confeilla a Célinde de voir le prince Corydon , de lui vanter les charmes de la princeffe de Lydie , qui devoit être a la cour de Pentaphile, reine de Caffora. Je fais, dit ,Argiliane , qu'elle eft d'une beauté raviffante , qu'elle a .toutes les vertus dignes du trone., & que Pentaphile lui deftine le fien. Vous  *C Ö N T E M O R A L: 2f9 ffevez enfuite 1'engager a délivrer la reine de Lydie, & lui dire que Tramarine fera le prix des fervices qu'il rendra k cette princeffe; ajoutez-y de ma part les affurances de régner dans la Lydie, après Ia mort d'Öphtes, & que je promets de Faffifter dé tout mon pouvoir. La reine me fit favoir cette nouvelle négociation par Célinde, k qui j'ordonnai de fuivre exaöement les confeils n'Argiliane. Cette femme adroite n'eut pas de peine k déterminer le prince Corydon, qui avoit déja entendu parler plufieurs fois de la beauté & des avantages que Tramarine s'étoit acquis fur les autres femmes; il fut charmé de Fouverture que Célinde lui fit d'une alliance qui pouvoit fatisfaire fes ,defirs & remplir en même - tems fon ambition, püifqu'il fe voyoit forcé de renoncer k celle d'Argilianetes avantages, joints aux promeffes qu'elle' lui faifoit faire, achevèrent de le déterminer La reine, charmée d'appfendre que Célinde" eut fi bien réuffi dans fa négociation, m'envoya annoncer cette grande nouvelle Cé linde vint donc une nuit m'apprendre que Corydon s'engageoit de délivrer la reine & de la conduire dans les états de Pentaphile aux conditions que je ratifierois Ie traité que* R ij  aéo Les Ondins, le prince devoit faire avec la reine Cliceria. Je de vois donc m'engager par ce traité, d'accorder au prince Corydon la princeffe Tramarine qui, par fa naiffance & par la mort de fes frères, étoit devenue héritière préfomptive du royaume de Lydie : je de vois encore par le même traité le déclarer mon fucceffeur a la couronne, au cas que Tramarine eut difpofé de fa main en faveur de quelque autre prince. A ces conditions , le prince proniettoit de revenir avec une puiffante armée me délivrer de ma captivité , & m'aider enfuite a reconquérir mon tröne. Vous pouvez croire que j'acceptai, fans balancer, des propofitions qui, dans les circonftances oii je. me trouvois, me parurent fort avantageufes. Dénué de tout fecours, & ianguiffant, depuis prés de dix ans, dans une captivité des plus cruelles, je confentis , fans peine, a tout ce qu'on voulut exiger de moi; & fis dire a la reine que je lui donnois carte Manche, & la laiffois maïireflé d'agir fuivant les occafions qui s'offriroient, m'en rappor, tant entièrement a fa prudence, dans les différentes négociations qu'elle feroit obligée de faire , pour engager nos alliés a lui fournir les fecours néceffaires , pour pouvoir rentrer dans mes états & en chaffer les troupes de Pencanaldon.  Conté wrdRAL; i6t Lorfque les articles de notre négociation furent fignés, Célinde les porta a la princeffe Argiliane , qui en fut fi contente que , pour en faciliter 1'entière exécution , elle envoya a la reine un talifman , compolé des fept xnéi t-aux t qui avoit la vertu de rendre inviiibles les perfonnes qui le portoient attaché au cou:. ce fut par le moyen de ce talifman, que la reine fortit du palais de Pencanaldon, oli elle étoit détenue prifonnière depuis fi longrtems,. Malgré 1'empreffement fi naturel qu'on a de jouir de la liberté, fur-tout après une captivité auffi longue , la reine ne voulut cependant pas fortir du chateaiv, fans marquer a la princeffe Argiliane combien elle étoit fenfible a tous- les témoignages de bonté &. a tous les fervices qu'elle lui avoit rendus,, & fingulièrement au préfent qu'elle venoit de. lui faire pour faciliter fa fortie, dont elle fai« foit le premier ufage pour la fupplier de répandre fes bienfaits fur le roi fon époux, 6c. de les étendre fur tout ce qui nous appartenoit. Argilianne le lui promit de fortbonne. grace; & ces deux princeffes, après setre donné mille affurances réciproques d'une amitiéfincère, fe féparèrem rempües d'efiime 1'une. pour 1'autre,.  I&l L 'E 'S O' N 0 ï N S , Chceria vin't enfuite me furprendre*avec Célinde, qui me dit en éntrant dans mon cabinet: je viens' enfin, feigneur, vous annoncer la déüvrance de la reine; elle eft fbrtie du Chateau, fans qu'aucun de fes gardes s'en foit appercu , & ce miracle n'eft arrivé que par le fecours d'Argiiiane, qui a bien voulu aider au prince k la fouftraire a la puiffance de fon père. J'en rends graces aux dieux, m'écriai-je, §C fouhaite avec ardeur qu'üs veuillent favofifer la Juftice de nos droits , afin que je puiffe jouir de la fatisfaöion de nous voir bientót féunis. Une partie de vos fouhaits vous font accordés k 1'inftant, dit Cliceria, en fe précitant dans rnes bras. Saifi de joie a la vue d'une princeffe que j'ai toujours paffionnément airnée, je ne pouvois comprendre ce qui avoit pu d'abord la dérober a mes yeux; mais fon talifman qu'elle me montra , en le retournant plufieurs fois, me fit admirer la vertu de ce chef-d'ceuvre de 1'art. Célinde fórtit pour avertir le prince Corydon que la reine ne tarderoit pas k fe rendre auprès de lui. Je profitai de fon abfence pour' tèmoigner k Cliceria combien j'étois lenfible a cette dernière preuve dé fa tendreffe, puifqu'elle rifquoit, pour ainfi elke , fa vie , on  C o N T E M O R A L.' 16$ tout au moins cette Überté qu'elle venoit a peine de récouvrer comme par une efpèce de miracle. Enfin , après nous être clonné milletémoignages de notre tendrefTe mutuelle , je lui communiquai toutes les lumières que je crus être néceffaires pour agir auprès de ia reine de Caftora, & pour éngager nos autres. alliés a nous alder de leurs fecours. Célinde rentra pour nous avertir qu'il étoit tems de nous féparer: il fallut céder aux circonftances ; mais ce ne fut pas fans verfer beaucoup de larmes.. Cliceria, accompagnée de Célinde, fe rendit chez le prince Corydon qui les attendoit;. &, tout étant préparé pour leur voyage „ ils partirent au lever de 1'aurore. Ce prince , pour éloigner les foupcons que pcurroit donner fon abfence, avoit pris le pretexe de vifiter les fjrrificaticns de 1'ile forte, apparte* nante a la princeflë Argiliane ; mais Pencanaldon , rebuté depuis long-tems des mépris que la reine ne ceffoit de lui moutrer, après. avoir inutilement employé les fecrets de la. magie pour la faire -condcfcendre a fes infaV mes projets , prit enfin le parti d.e s'abfenter par le confeil d'Argiliane. Ce fut ce qui donna, le tems a nos f'ugiiiv es de. s'éloigner -%  Ï64 Les Ondins; aidées des fecours d'Argiliane, elle arrivèrent en peu de jours dans le royaume de Caftora. Pendant leur route, la reine inftruifit le prince, des loix que Pentaphile avoit impofées fur tous les étrangers. Corydon en parut d'abord charmé, fe flattant que, s'il n'avoit pas le bonheur de plaire , du moins n'auroit-il pas de rivaux a craindre : mais fa joie fut bientót changée en une trilteffe profonde , lorfqu'il fit réflexion qu'il ne pourroit refter dans ce royaume , fans s'expofer a mille dangers. Cliceria qui s'appergut de fon chagrin, & qui ne vouloit pas être privée de fes confeils, pour les différentes négociations qu'elle prévoyoit être obligée de faire dans les circonftances ou elle fe trouvoit; & qui d'ailleurs n'étoit plus forcée de fe dérober aux yeux des curieux, offrit au prince le talifman qui la rendoit invifible. Corydon le re$ut avec de fi grands témoignages de reconnoilïance, que la reine fut convaincue de fon attachement k fes intéréts. Le prince muni de ce talifman, qui Ie mettoxl i portée de fe trouver parrtout,fans crainte dfêtré découvert, &c par conféquent de voir £ toute heure Ia princeffe Tramarine, dont il fétoit fbrmé une idéé des plus charmantesj  C O N T E M O R AL. 26? ce prince, dis-je, prefik fa marche, donnant k peine le tems a la reine de prendre quelque repos. Arrivé k la cour de Csftora, le prince ne jugea pas a propos d'y paroitre, quoiqu'ii accompagnèt la reine Cliceria, dans toutes lei vifites qu'elle rendit a la reine Pentaphile. Dans la première entrevne de ces deux princeffes, Pentaphile parut d'abord un peu déconcertée, lorfque la reine Cliceria demanda des nouvelles de la princeffe Tramarine , & les raifons qui pouvoient 1'avoir empêchée de fe trouver k fa rencontre. La reine de Cafiora ne put s'empêcher de montrer beaucoup de trouble k cette queftion; mais ne pouvant fe difpenfer d'y fatisfaire, elle lui fit le récit des avenfures de Tramarine, & finit par marquer une vraie douleur de fe trouver dans Fimpüiffance de lui en dire des nouvelles. Cliceria qui ne comprenoit rien au récit qu'elle venoit d'entendre, ne pouvoit fe per^ fuader que la force de 1'imagination put produ.re des effets auffi furprenans. Ede crut donc que tout ce qu'on venoit de lui raconter, n'étoit qu'une fable inventée pour la féduire,' & que Pentaphile avoit peut-être formé quelque traité fecret avec fon ennemi, dont fa fille avoit été le prix: elle ne voulut cependant pas faire connoitre fes dqutes, & fe re-  3.66 Les Ondins, tira dans 1'appartement qu'on lui avoit deftiné, pour en conferer avec le prince Corydon, qu'elle craignoit furieufement que cette première difgrace n'eüt rebuté, & que, trompé dans ion attente, il ne voulüt abandonner fon entreprife. C'eft pourquoi, après s'être long-tems entretenue avec lui des aventures de Tramarine , dont il étoit a préfumer qu'on n'auroit jamais aucune nouvelle , elle lui dit qu'il liii reftoit encore une jeune princeffe qu'elle lui offroit pour remplir fes engagemens. II eft vrai, ajouta la reine , que j'ignore entièrement fon fort; mais, comme elle eft entre les mains de la princeffe Argiliane, je me flatte qu'il ne me fera pas difjicile de la. ravoir. Corydon qui ne s'étoit attaché a Tramarine; que fur la réputation qu'elle s'étoit acquife d'être une des princeffes les plus accomplies qu'il y eut dans le monde, eut beaucoup moins de peine a fe réfoudre a 1'échange qu'on lui propofoit. Cependant ii perfifla toujours dans les confeils qu'il avoit donnés a Ia reine, d'employer fous les moyens imaginables pour tacher de découvrir le lieu que Tra marine auroit choifi pour fa retraite. Quoique la reine fut très-piquée de la conduite que Pentaphile avoit gardée, non-feu-  ÊONTE MORAL. l6f letnent dans Paffaire de Tramarine; mais en-i core dans celle de notre malheureufe captivité, dont j'éprouvois toujours le déplorable fort, elle dit néanmoins au Prince qu'elle ne croyoit pas qu'il fut prudent, dans les circonftances, oii elle fe trouvoit, de chercher a aigrir la reine de Caftora, en faifant k préfent des perquifitions qui, fans doute, deviendroient inutiles; que le befoin qu'elle avoit de fon fecours pour Paider a reconquérir la Lydie, lui faifoit penfer qu'il étoit plus convenable de diffimuler leurs fujets de plainte, jufqu'a ce que je' fuffe remonté fur le tröne. Ces raifons étoient trop fages pour que le Prince ne s'y rendït pas. Mais, comme il feroit trop long de vous rapporter toutes les négociations qu'il fallut employer, afin d'engager mes alliés de fournir les troupes néceffaires; il fuffira de vous apprendre que, malgré les effcrts de Pencanaldon qui s'étoit fait haïr de tous més peuples par fes cruautés, la reine rentra dans la Lydie, 6c que je fus enfin déiivré de ma captivité. Ce ne fut qu'après ce grand événement que j'appris vos aventures. Auffi peu porté & les croire que la reine , je fus cependant au défefpoir d'y avoir contribué par ma fottS.  Les Ondins* crédulité, ou , pour mieux dire, ma fotttf vanité a vouloir pénétrer dans les décrets des dieux, en vous banniffant de ma cour, par une injuflice dont j'ai été long- tems puni par mes remords. Je voulus réparer ma faute, en fa iant tout ce qui étoit en mon pouvoir pour découvrir votre fort; mais ce que j'en pus apprendre, mit le comble è mon défefpoir, lorfqu'on vint me dire qu'il n'étoit pas poffi7ble d'avoir aucune nouvelle de la princeffe, qu'on préfumoit s'être précipirée dans la mer. Ce doute affreux me fit une fi furieufe révoJution, qu'après avoir juré la perte de la reine Pentaphile, je tombai dans une apoplexie .qui m'a en un inftant conduit ici. Je ne regrette point une vie qui n'auroit fait que-prolonger des maux inévitables, en me retracant fans ceffe le fouvenir de mes fautes. Je me flatte, au contraire, que les honneurs dout vous jouiffez dans cet empire, par votre heureufe union avec le prince des Ondins , doivent vous faire oublier toutes les peines qui les ont précédés, & que vous n'en conferverez aucun relTentiment. Tramarine affura le roi fon père qu'il lui rendoit juftice; que, quoiqu'elle eut long-tems regretté fa préfence, elle n'avoit pas lieu de fe plaindre de 1'arrêt rigoureux qu'il avoit prononcé coa-  C O N T E M O R A 1 tfy Ir'elle ; & que, pour lui montrer qu'elle n'en confervcit aucun fouvenir, elle alloit déformais employer tout fon pouvoir a lui faire rendre les honneurs dus a fon rang, & lui procurer en même tems toutes les fatisfaötions qu'il pourroit defirer. Perfonne n'ignore que, lorfqu'on a quitté ce corps mortel, tous les rangs font confondus , & qu'il n'y a plus de diitinftion parmi les ames' fur-tout dans 1'empire des Ondins. Cependant* la princeffe Tramarine obtint du général Verdoyant, par une grace fingulière, que le roi fon père feroit admisa fa cour, & qu'il y jou;_ roit des mêmes prérogatives que les Ondins. Elle lui demanda auffi qu'il füt difpenfé de boira le thé élémentaire; mais elle ne put obtenir cette dernière faveur, pour des raifons que je n'ai point apprifes, auxquelles fans doute il n'y avoit aucune répüque. Ils continuèrent enfuite leur route avec Ie roi Ophtes, dans le deffein de vifiter toutes les parties du monde. Tramarine réfléchiffant fur les aventures du roi fon père , qui leur avoit appris par fon récit, qu'elle avoit une jeune fceur qiu devoit être encore dans 1'ifle Craintive , le defir de la connoitre lui fit demander au prince Verdoyant de vouloir bien dinger fa marche .Vers cette ifle, afin de lui procurer, s'il étoit  ï.jö Les ö n d i n s j poffible, la fatisfacf ion de la voir, lans qu'il erï dur coüter Ia vie a la jeiine princeffe. Je puis aifément vous fatisfaire , dit Verdoyant; &, pour diffiper 1'ennui d'une auffi longue route t je vais vous apprendre, ainfi qii'au roi votre père, les aventures d'une princeffe qui doit affurément vous intereffer 1'un & 1'autre. CHAPITRE XI. Hifioire de Brillante & de FAmour. La princeffe Argiliane, n'ofant encore fé déclarer en faveur de la reine de Lydie, crur. la fervir plus utilement en affeftant de fe foumettre aux ordres de fon père. Elle cónnoiffoit fa cruauté^ & craignant, avec raifon, que, dans un de ces mornens ou les mépris de la reine le mettoient au défefpoir, i! ne donnat des ordres contraires au defir qu'elle avoit de fauver la petite princeffe , étant accoutumé k fe venger par de pareilles cruautés , lorfqu'elle Peut portée dans 1'ifle Craintive , elle revint a la cour, & dit au cruel Pencanaldon que 1'enfant avoit été expofé & dévóré prefqu'auffi-töt. Brillante fut donc élevée comme la fille dii  € O N T E 2VÏ O R A L, J^fr Berger. Je pafferai rapidement fur fon enfance, qui n'eut rien d'intéreïTant, paree qu'elle n'étoit pas connue pour une princeffe', dont ordinairement les moindres aöions font toujours admirées. Cependaat , lorfque Brillante eut atteint fa dixième année, Argiliane penfa qu'il étoit tems de commencer k 1'infiruire des avantages de fa naiffance; & comme elle Venoit affez fouvent dans fon ifle > pour y donner elle-même des lecons k la jeune princeffe , qui, par fa doeilité 6c fa douceur, s'étoit éntièrement acquis le cceur d'Argiliane, cette princeffe remarquoit avec plaifir la beauté & les graces tóuchantes de fa jeune élève; elle y voyoitgermer ces talens que la nature produit & que 1'éducation perfedionne; elle admiroit fur-tout cette pudeur charmante, vraifignede 1'innocence & de la pureté du cceur. Argiliane, pour des raifons particulières ' n'ofoit encore faire paroiYre Brillante a la cour de Ion père;cependant elle craignoit que cette jeune prineeffej dont le cceur lui paroilToit difpofé k la tendreffe, ne vïnt k former quelque engagement qui pourrcit par la fuite troubler fon repos. C'eft pourquoi elle commenca k 1'entretenir des défordres que 1'amour caufoit dans tous les cceurs. Vous devez, ma chère Brillante, dit Argiliane dans la dernière con-  &71 L e s Ondins? verfation, vous tenir toujours en garde contre les attaques des hommes qui, la plupart; ne chercheront qu'a féduire votre cceur; confer* vez cette pudeur qui eft le plus précieux attribut de notre fexe, elle doit toujours être Ia gardiénnefidelle de la pureté de 1'ame. Gardezvous de facrifiera 1'amour ce que vous avez de plus cher: l?amour eftun dieu inquiet, perfide, tumultueux , & qui n'a de conftance que dans fa légèreté; ce dieu fe fait un jeu cruel des malheurs & du défefpoir de ceux qui fuivent fes loix; fouvent on le voit brouiller 1'amant avec 1'amante, & foulever 1'ami le plus tendre contre celui qu'il aime le mieux; les fureurs que 1'amour infpire ne reconnoiffent ni Je rang), ni le devoir, ni la nature; il n'eft rien de facré pour lui. fur-tout lorfque la jaloufie ou la vengeance 1'animent, &é ce n'eft qu'en Je fuyant qu'on peut éviter ces maux. N'oubliez pas, ma chère Brillante, ajouta la princeffe , les avis que je vous donne, le tems approche ou ce dieu cherchera a vous féduire , il n'eft point de forme qu'il ne fache prendre pour y parvenir; car, lorfqu'il a entreprjs de plaire, il paroit charmant ■& rempli d'attraits qui ne fervent qu'a fubjuguer la raifon : le defif & la voiupté marchent fur fes pas, 1'efpérance 1'accompagne prefque toujours, & il femble  C O N T E M O R A t. ijj < femble ne faire fon bonheur que de la fe'licité des mortels. Vous ne devez pas è préfent vous y laiffer furprendre , après le portrait qüe je vous en fais* , C'étoit par de femblables inftru&ions qu'Argiliane s'efforcoit de faire goüter a Brillante les douceurs dont on jouit dans un état tranquille ; mais la jeunefle ne cherche que le plaifir, la' folitude 1'ennuie, & ce n'eft que 1%? Scleé réflexions qui puiflént lui faire goüter "les confeils de la raifon. Brillante commencok a fentir 1'ennui, &t fon cceur lui difoit qu'il étoit des plaifirs qu'elle pouvoit gouter ; déja elle formoit des defirs fans favoir fur quoilesfixer, & des foupirs échappés firent craindre è la princeffe qu'elle ne format quelqu'inclination indigne dü fangqui 1'avoit formée: c'éft pourquoi elle lui fit entendre, avant de la quitter, que le ciel 1'avoit fait naitre fort au-deffus de 1'état dans lequel elle étoit élevée, & lui promit de lui découvrir le myftère de fa naiffance è leur première entrevue* Brillante, élevée comme firriple fille de berger, fut néanmoins peu furprife des ouvertures qu'Argiliane vejioit de lui faire fur fa naiffance; la nobleffe de fon ame 1'avolt fans doute avertie qu'un fang illuftre devoit couler Tomé XXXIV, S -  274 Les OdinsJ, dans fes veines & animer toutes fes aöions. L'impatience qu'elle eut d'apprendre a qui elle devoit le jour, lui fit defirer de revoir bientöt la princeiTe; &, comme fi ce defir eut du avancer fon retour, elle ne manquoit plus d'aller fe promener tous les jours k 1'entrée d'une forêt, par oü la princeffe Argiliane avoit Qoutume de paffer pour fe rendre a fon palais. Un jour Brillante fe trouvant beaucoup plus agitée qu'a 1'ordinaire, n'avoit pu prendre aucun repos pendant la nuit, ce qui lui fit devancer 1'aurore* pour fe rendre a 1'entrée de la forêt. A peine y fut - elle arrivée, qu'elle appercut de loin un équipage dont 1'éclat la fur-. prit, & fixa en même-tems toute fon attention. C'étoit une calèche doublée de fatin Stpiquée avec des odeurs les plus agréables: 1'impériale de cette calèche formoit un tableau qui repréfentoit la déeffe Vénus, couchée nonchalantment fur un litdefleurs, la tête appuyée fur les genouxdudieu Mars, regardant lesGraces qui paroiffoient occupées k former des couronnesde myrte, pour en orner la tête de ces heureux amans ; on voyoit, au derrière de Ia calèche, le berger Paris choifir Vénus entre les trois déeffes, pour lui préfenter la pomme; les cótés repréfentoient les différens attributs de la ^déeffe*  C O N T E M O R A L. £75 L'Amour, aflis au fond de cette admirable voiture, paroiffoic diftrait & rêveur, la tête uh peupenchée a droite fur laModeftie, regardant, avec indifférence la Faveur qui étoit affife afagauche; la JouifTance, d'un air foumis, fe teooit auprès de 1'Amour, & fembloit luidemander qu'il daignSt lafavorifer; les Graces étoient fur ie devant,Fune tenoitle carquois & les flèches dorées de ce dieu, & les deux autres fotëtroient avec lui, ne paroifTant s'occuper qu'a lui faire des niches, afin de lui rendre fa belle humeur; 1'heure du berger fervoit de poftdlon, & tenoit les rênes de huit cygnes plus blancs que la neigejles Jeu*, les Ris & ks Plaifirs, entouroient cette charmante calèche. C'étoit 1'équipage de Vénus que 1'Amour avoit pris avec toute fa fuite, pour faire une partie dans fa nouvelle petite maifon; mais cette fuite >gnoroit encore quelle devoit être Phéroïhè d'une fête que 1'Amour préparoit depuis longtems; car, depuis la bruiure que lui fit Pfyché par fon indifcrète curiofité, on n'avoit point entendu dire que ce dieu eut eu d'autre maïtreffe; on dit même que, dans la douleur qu'il reffentit, il jura fort en colère, ce ne fut pas par le styx, de ne jamais s'attacher a perfonne. Mais?peut-on fe fier aux fermens d'un  276 Les O n 01 n s ; dieu qui met toute fa gloire a les rendre vains ? Quoique 1'Amour fut alors occupé de Brillante , & que cet appareil du dieu , vainqueur de tout ce qui refpire, ne fut préparé que pour elle; comme il ne s'attendoit point a la voir paroitre avec 1'aurore,' ce dieu ne put s'empêcher de rougir ,1a prenant d'abord pour fa mère. Mais il fut bientót détrompé en la regardant; fon air modefte lui donna beaucoup d'émotion ; il fit arrêter fon équipage lorfqu'il fut prés d'elle, en defcendit avec précipitation, puis s'approcha d'un air timide , n'ofant prefque lever les yeux fur la jeune princeffe , qui n'étoit occupée qu'a admirer le brillant fpectacle qui s'offroit a fes regards; ce qui fit qu'elle ne s'appercut pas que 1'Amour étoit a fes pieds en pofture de fuppliant. Un foupir qui échappa a ce dieu, en lui prenant la main, tira Brillante de fon extafe; elle rougit & voulut la retirér : mais voyant qu'il la baifoit d'un air tendre & foumis , fon trouble augmenta. Levez-vous , feigneur, lui dit-elle toute émue, que pouvez-vous attendre d'une jeune perfonne que le hafard a fait rencontrer dans cette forêt? Parlez; puis-je vous être utilé k quelque chofe? Qui vous oblige de defcendre de ce beau char, & de quitter les belles dames dont il eft rempli?  C O N T E M O R A L. 177 C'eft pour i'offrir, répondit 1'Amour; & ces dames, fi elles ont lebonheur de vous plalre , ïontdefhnées pour vous fervir. Souffrez donc divine princeffe, q„e jcmette k vos pieds mon carquois & mes flèches; je vous jure queje vais deformais ne m'occuper que du foin de vous plaire ; vous feule pouvez faire mon bonheur. Affez & trop long-tems j'ai régné furie cceur des foibles humains,je renonce aujourdhui a I'empire que j'ai toujours exercé dans le monde ; venez, mon adorable princeffe jou.r dutriomphe que 1'Amour prépare k vos' charmes. Quoi ! dit la jeune princeffe d'une yoix tremblante & le vifage couvert d'un rou«e de rofe , eft.ilpoffible que vous foyez 1'Amour > Non, jenelepuis croire, a 1'affreux portrait que 1'on m'en a fait. Qu'a donc ce nom de fi effrayant, reprit ce dieu? Oui, fans doute, je futs 1'Amour, je ne cherche point k me cacher comme un féducfeur, qui n'a d'autre objet que celui de tromper. A ces mots, la princeffe fit un cri & voulut fuir ; mais die n'en eut pas la force, & tomba en foibleffe dans les bras de 1'Amour. Ce dieu eft téméraire, il fit figne k Faveur qui accourut d un pas léger pour fecourir Brillante ; rrais Ia Modefiie, qui Favoit devancée, la fit reculer & cette déeffe, aidée desGraces, mit tous fes S iij .  278 Les ONflifS, foins a faire revenir la princeffe de fa föibleffe. L'Amour, qui étoit refté a fes pieds, lui demanda d'un air paffionné , ce qui pouvoit lui avoir caufé un fi grand cffroi. Que craignez-vousde moi, difoit ce dieu? Regardezmoi comme un enfant qui vous adore & qui vous fera toujours foumis : mon intention ne fera jamais de vous faire du mal, écoutez Faveur, livrezvous a fes confeils; ce n'eft qu'en les fuivant que vous jouirez d'un bonheur parfait. Brillante, attentive aux difcours de 1'Amour, n'ofoit néanmoins jetter fur lui fes regards timides ; &, repaffant dans fa mémoire les fages lecons qu'elle avoit recues d'Argiliane , inquiète & rêveufe , elle leva fur la Modeftie des yeux que latendreffe & le feu de 1'Amour parciffoient animer, & foupira fans ofer rien dire. L'Amour, qui 1'examinoit, s'appercut de fon trouble; il ordonna a la Modeftie de fe ■retirer, croyant qu'elle feule s'oppofoit a fon bonheur. Cet ordre redoubla les craintes de Brillante, qui fe jetta dans les bras de la déeffe. Au nom des dieux, dit la princeffe faifie de crainte, demeurez & fecourez - moi. Hélas! quedeviendrai-je fi vous m'abandonnez ? L'Amour n'eft qu'un trompeur qui cberche, fans doute,a me féduire; par pitié, aidez-moi a le  CONTÉ MORAL. 179 fuïr. Qui vous a donc infpiré d'auffi mauvaifes idees de 1'Amour, reprit ce dieu en colère ? Mais je puis ufer de mon pouvoir, afin de vous convaincre que je ne cherche point a vous tromper. Arrêtez, dit la jeune princeffe ,& fe faififfant de la fleche qu'il fe préparoit a lui décocher, elle la lanca avec tant d'adreffe, que ce dieu en fut percé; mais ce coup que recut 1'Amour, loin de lui caufer de la douleur, ne fervit qu'a augmenter fes feux; &, la retirant alors de fon fein, encore toute brülante de fa propre fubftance; il la plongea dans celui de Brillante, fans que cette jeune princeffe s'appercüt d'abord du trait qui venoit de lui être lancé. La Modeftie qui vit la malice que 1'Amöur venoit de faire a Brillante, vouiut au moins la favorifer de tout fon pouvoir, afin de rendre leur union éternelle; elle profita de cet inflant favorable pour engager 1'Amour a rappeller la Conftance, qu'il avoit depuis long-tems bannie de fa préfence. Ce dieu, fatisfait de fon cboix , y confentit fans peine; & afin de guérir entièrement les foupcons qui pouvoient refter dans 1'efprit de la princeffe, il permit encore que les Graces & la Modeftie 1'accompagnaffent toujours, aux conditions que Faveur fe joindroit a dés déeffes. Je ne puis vivre fans elle, ajouta S rv  zSo Les Ondins; 1'Amour, fa converfation m'amufe, c'eft tou* jours.elle qui doit m'entretenir par mille petites faillies; mais il eft tems, mon adorable maiV trefi'e, de jouir des plaifirs qui vous font préparés. Ce dieu fit figne en même-tems a 1'heure du berger de s'approcher;la Modeftie, qui foutenoit Toujours Brillante, s'oppofa aux deffeins de 1'Amour. Ce dieu en parut un peufaxhé; iln'ofa cependant faire paroitre fon dépit,afin de gagner, par cette complaifance,la confiance de la princeffe , a laquelle il préfenta la main avec un fourire enchanteur. Brillante, fans trop favoir ce qu'elle faifoit dans le trouble qui l'agitoit,fe laiffa enfin conduire par ce dieu, qui la fit monter dans fa calèche & fe placa a cöté d'elle,avec lesGraces, la Modeftie & la Confiance. Faveur fe mit derrière eux, accompagnée d'une grande femme que Brillante n'avoit point encore appercue; elle demanda a 1'Amour qui elle étoit, & pourquoi elle paroiiïoit fi rêveufe ? C'eft la Jouiffance, dit ce dieu,.qui attend, avec inquiétude, le moment favorable de faire connoiffance avec vous, pour reprendre fon enjouement & fa gaieté ordinaire. L'Amour ordonna qu'on le conduisit a fa petite maifon, que 1'on auroit pu prendre pour une de celles du foleil, par 1'éclat des richeffes.  C O N T E M O R A E. 2§I qui y brillent de toutes parts. Une troupe de plaifirs fe détacha pour annoncer 1'arrivée de 1'Amour & de la princeffe, qui furent regu dans ce palais par les Ris, les Jeux & les Plaifirs. L'Amour conduifit Brillante dans un cabinet de glacés, en ordonnant aux Graces de la mettre fur un lit de rofes, que la Volupté & la Délicatefle leur avoient préparé. Jamais ces deux favorites de 1'amour ne quittent ce cabinet; elles font chargées Pune & 1'autre du foin de 1'orner, de 1'entretenir dans un air tempéré, & d'y répandre les parfums les plus exquis : les Jeux, les Ris, les Plaifirs, Faveur& Jouiflance fuivirent la prinéefle dans ce cabinet. Faveur & Jouiflance firent mille tendres careffes a Confiance fur fon heureux retour ; la gaieté ornoit toutes les actions de Jouiflance, qui fe flattoit, avec raifon, que la réunion de fa compagne avec 1'Amour alloit enfin la faire triompher de fon plus cruel ennemi. Car, avant que ce dieu devint fenfible aux charmes de Brillante, quoique Jouiflance fut prefque toujours a fa fuite, il arrivoit fouvent, par une fatalité qui la défefpéroit , que, malgré les ordres que 1'Amour lui donnoit de le fuivre, le Dégout, cef ennemi de fon repos, 1'entrainoit toujours vers un autre objet.EIle fe flatta pour Jors de 1'ayoir vaincu; le caraöère doux &  z8z Les Odins; complaifant, & 1'humeur toujours égale de la jeune prir.ceffe , contribuèrent beaucoup a lui faire remporter fur fon ennemi la victoire la plus complette. Brillante, occupée de tout ce qui 1'environnoit,ne s'amufa point a réfléchir; elle oublia la Modeftie qui n'étoit point entrée avec elle, 1'Amour l'avoit exclue de ce cabinet, penfant cvïter, par fon abfence, mille petites vétilleries auxquelles elle étoft fort fujette ; c'eft pourquoi il avoit donné a 1'heure du berger la charge d'huiflier de ce cabinet. Mais ce dieu , malgré fes précautions, ne s'attendoit pas k trouver la Pudeur, fidéle compagne de Brillante i qui, pour ne la point abandonner, s'éro]t cachée fous la robe de la jeune princeffe ; &, lorfqu'il voulut s'en approcher, cette impérieufe déeffe lui déclara qu'elle ne céderoit fa place qu'au dieu de 1'Hymen. L'Amour, enflammé par cette nouvelle réfiftance, confentit que fon frère 1'Hymen vint allumer fa torche nuptiale, pour éclairer fon union avec Brillante, qu'il jura être éternelle. L'Amour, devenu conftant par fon union avec Brillante, jouit a préfent d'un bonheur parfait; & fon ardeur, loin de diminuer par la préfencecontinuelle de Faveur & de Jouiffance, femble s'accroitre, & les plaifirs qu'il goute ,  CONTÉ MORAL. 2,83' par leurs fecours, lui paroiffent toujours nouveaux. II eft aifé de préfumer que Brillante 1'a fixé pour jamais; c'eft donc en vain qu'on le cherche k préfent dans le monde, piiïfqu'il n'y a laiffé que fon ombre. Voila, chère Tramarine, ajouta le génie Verdoyant, 1'heureux fort dont jouit aöuellement la princeffe votre fceur dans 1'ifle /Craintive, que le véritable Amour a choifi pour fa réfidence, paree qu'il y règne un printems perpétuel. Arrivés fur les rives de cette ifle, Verdoyant appercut 1'Amour folatrant avec Brillante, &C les Graces qui fe promenoient accompagnées de toute leur cour; le génie les fit remarquer a Tramarine, en faifant approcher fon char du rivage. Après avoir aidé la princeffe a en defcendre , ils s'avancèrent 1'un & 1'autre vers 1'Amour, qui, reconnoiffant le génie Verdoyant pour le prince des Ondins, vint audevant de lui. Qui vous amène fur ce rivage, dit ce dieu? Vous n'avez plus befoin de mon pouvoir pour vous faire aimer de la charmante Tramarine ;l'eftime Sc 1'amitié qui vous accompagnent,ne me font plus douter du bonheur dont vous jouiffez. II eft vrai, dit le génie, qu'avec votre fecours ces deux divinités fe font jointes a nous, afin de refferrer les ncsuds d'une union qui doit  **4 Les Ondins, être éternelle; & mon premier objet, en yous vifiranr, eft de vous en marquer ma reconnonTance, & vous féliciter en même-tems de Iheureuxchoixque vous avez fait de la charmanie perfonne qui vous accompagne. Ii eft fi rare de voir a 1'Amour un frncère ajtachement, q«e, s'il étoit connu dans le monde , on le prendroit aöuellement pour un de ces phénomenes qui ne paroiffent que rarement, pour annoncer le bonheur des humains. Cette grande vidoire n'étoit réfervée qu'a la princeffe Brillante, qui, fuivant toutes les apparences, ne dort plus craindre votre inconftance. J'avoue, dit 1'Amour, que depuis long-tems j'avois banni la Conftance de ma fuite; mais , la trouvant inféparable de Brillante, j'ai reconnu que ce n'eft qu'avec elle qu'on peut gourerle vrai bonheur, & ne puis plus m'en détacher. Quoi! répliqua Verdoyant, auriezvous abandonné pour toujours les mortels ? Ils ne s'appergoivent feulement pas que je les ai quittés, dit 1'Amour; contens de 1'ombre que je leur ai laiffée, ils ne favent pas la diftinguer d'avec moi. Pourquoi? C'eft que la plupart n'ont plus ni mceurs, ni vertus, ni fentimens : livres a la brutalité , au changement & au dégout, que feroient-ils d'un dieu qu'ils méconnoiffent? Je conviens cependant qu'il y  C O N T E M O R A L. 285 en a qui méritent d'être diftingués du vulgaire; auffi ceux-la font-ils fous ma protection, & ce n'eft plus qu'Èi eux que je veux départir mes faveurs les plus chères. Comment, dit le génie en riant, depuis quand 1'Amour a-t-il appris a moralifer? C'eft , reprit ce dieu, depuis que j'ai quitté mon bandeau. On s'en appercoit aifément, dit le prince, au choix que vous avez fait de 1'aimable Brillante ; & fe plus grand éloge qu'on puiffe lui donner, eft celui d'avoir fu fixer 1'Amour par fes charmes. Mais, dites-moi, avez-vous auffi renoncé pour toujours a 1'Olympe ? J'en aurois grande envie, dit 1'Amour; car rien n'eft k préfent plus ennuyeux que ce féjour. Vous ne devez pas ignorer qu'une compagnie n'eft amufante qu'autant qu'on y rencontre d'aimables femmes; & c'eft ce qu'il eft trés-rare d'y trouver.'La vieille cybelle ne fait plus que radoter; pour Junon, fa jaloufie la rend toujours de mauvaife humeur; Cérès fent trop fa divinité de provmce, & n'a point cet air élégant que donne la cour ; Minerve eft fans ceffe armée comme un don Quichotte, & toujours prête a combattre; Diane ne fe plait qu'a la chaffe, & nous rompt la tête avec fon cors : il eft vrai qu'on pourroit s'amufer k faire quelque petite partie avec ces deux déelfes; mais  i86 Les Ondins, elles font li farouches qu'on ne leur oferoit dire un feul mot de. galanterie. Hébé fait la petita fucrée depuis qu'elle a cédé fon emploi a Ganimède ; les occupations de Pomone lui rendent les mains trop rudes, malgré toutes les patés qu'elle emploie pour les adoucir. Je conviens que Flore eft bien aimable , mais elle s'attache trop au jardinage; d'ailleurs, elle ne fe plait qu'avec ce petit fou deZéphir; 1'Aurore fe léve li matin, qu'on ne peut jamais la joindre , & Pon ne fait ce qu'elle devient le refte de la journée. Vénus eft charmante, mais elle eft ma mère; nous ne fommes pas toujours d'accord fur bien des points , ce qui fait qu'elle me querelle fouvent; d'ailleurs, elle rélide peu dans le même endroit, tantöt a Paphos, d'autres fois a Cythère , a Amathonte , ou dans quelqu'autre lieu , & fouvent les Graces 1'accompagnent. Thétis n'eft occupée qu'a plaire au dieu du jour : les Mufes font des précieufes qui aiment trop a philofopher ; les Parques font des fileufes qui ne font grace a perfonne ; les Heures courent fans ceffe, & la Folie n'habite plus que la terre. Que faire k - préfent dans 1'Olympe ? On s'y ennuie k périr; car je ne m'amufe point avec Momus , depuis qu'il fe donne les airs de critiquer tous les dieux.  CONTÉ MORAL. 2$j Pendant cette converfation , Tramarine, après avoir fait h Brillante mille tendres carefles , lui apprit les aventures du roi de Lydie; & ces deux aimables princeffes , charmées Tune de Fautre , auroient bien voulu ne fe plus féparer. Vous êtes venue troubler mon repos, difoit tendrement Brillante a la princeffe Tramarine : depuis que je fuis unie avec 1'Amour , je croyois n'avoir jamais rien k défirer ; j'ignorois entiérement ce que peut le fang & Famitié. Cependant, malgré le plaifir que je reffens en vous voyant, & celui que j'aurois de paffer ma vie avec vous, je neme fens ni la force de quitter 1'Amour, ni le courage de vous fuivre ; fi vous pouviez habiter parmi nous, mon bonheur feroit complet: du moins , chère Tramarine , accordez - moi encore quelques jours, afin d'engager le prince Verdoyant k me faire parler au roi notre père. Je fuisdéfefpérée, dit Tramarine, d'être obligée de vous refufer , je ne puis me rendre a vos défirs fans bleffer nos loix. Le roi Ophtes, après avoir perdu la vie qui 1'attachoit a la terre, eft a la vérité re$u parmi les Ondins ; mais il ne peut jouir du privilege des génies, qui peuvent, quand il leur plait, fe découvrir aux mortels. Je vous promets néanmoins de venir vous voir le plus fouvent que je pourrai.  i88 Les Ondins, Le génie s'approchant alors des deux princeffesV les avertit qu'il étoit tems de fe féparer; Sc après les plus tendres adieux , 1'Amour conduifit le gér.ie Sc Tramarine dans leur char, & leur promit dè leur être toujours fidelemcnt attaché. Cette féparation fut le premier chagrin que Brillante éprouva. II la rendit quelque tems rêveufe, fans néanmoins lui donner de l*humeur : elle n'en avoit jamais; & lorfqu'clle reffentoit de la douleur, fes plaintes étoient toujours tendres Sc touchantes; mais 1'Amour, pour diffiper fa trifteffe , fit naitre de nouveaux plaifirs. On prétend même que c'eft de fon union avec Brillante qu'eft née cette multitude de petits amours folatres; Sc je ferois affez porté a le croire. Le génie Verdoyant & Tramarine continuèrent leur voyage, en s'entretenant avec le roi de Lydie de Pheureux mariage de 1'Amour avec la princeffe , Sc lui faifant une vive peinture des plaifirs qu'ils goütoient fans ceffe par leur union; plaifirs d'autant plus défirables Sc plus fenfibles, que le tems ne pourroit jamais les diminuer. CHAPITRE  C £> N T E M O R A li ig£ CHAPITRE XII, Biftoïre du Prince Nubécula , //j ju Génie Vtrdoyant & de La Princeffe Tramarine-, Verdoyant vouiant procufér è ld pririJT teffe Tramarine une de ces fürprifes qui agif* ferit toujours avec impétuofité fur nos fens' 1 la conduifit dans uhe contrée oii la plupart des titoyens ne s'occupent que de 1'avenlr. Cêi peuples, qüoiquë fans ceffe ën difpute > fem^ blent néanmoins ne chercher qua jouij* d'ufte étefnelle paix ; mais , au milieü de cette pré* tendue paix , ils fönt prefque tous malheureux £ l!s s'enftuient & lahguiffent, paree qu'ils nè Veulent point reconnoïtre 1'arrionr , qui feul feil capable d'égayer 1'efprit Sc d'öccuper agréüblement i'imaginatiön. Car fans 1'arnotir s h'eft - on pas privé du plaifir que donne 1'éclat des grandeurs $ la pbmpe Sc le fafte de* i-icheffes ? Les charmes de la gloire ne font tien , Sc les attraits des beautés lés plus tou* chantes deviennent infipides. Que je les trouvë è plaindre! Tornt XXXlVi f  zt)é Les Ondins,1 Ce fut chez cespeuples que le génieVerdoyant conduifit la princeffe Tramarine &l le roi de Lydie. Ils arrivèrent dans le tems qu'ils fe préparoient a un fpeöacle ufué chez cette nation, lorfqu'il s'agit de marier la fille ainée de leur roi, paree que ce n'eft ni le rang, ni la qualité qui la peut obtenir, c'eft k la valeur & k 1'intrépidité du courage qu'on 1'accorde : ce fpectacle étoit annoncé depuis long-tems en faveur de la princeffe Amafis. Cette princeffe n'étoit pas douée de graces , ni de beauté; & la difforjnité de fon corps fembloit rendre fon union moins précieufe. II eft d'ufage de fubir des épreuves terribles pour obtenir 1'alliance du roi. Perfonne ne s'étoit encore préfenté pour Amafis. Son portrait rebutant, qu'il n'eft pas permis de fiatter, n'avoit pu engager aucun des princes fouveï-ains k fe livrer a des dangers inévitables: cependant le roi avoit pour Amafis une amitié fi- grande, qu'elle dégénéroit fouvent en des foibleffes; & les princeffes fes fceurs, quoique «louées de toutes les perfeétions imaginables, jie pouvoient obtenir aucune faveur, fi Amafis ne fe joignoit k elles pour les demander, Cette princeffe qui s'ennuyoit beaucoup d'être privée de vivre a la cour, tomba dans une langueur qui fit craindre pour fes jours; ce fut ce qui  C O N T E M O R A l., 19t déterrnina le roi de permettre è tous les étrangers de fe préfenter aux épreuves qu'il falloit lubir,,pour fe rendre digne de la princeffe. Toutes les filles de ce roi font éïevées dans un temple dedié au foleil, dont elles ne peuvent fortir que pour fc Ce £ ^ ban fur Ie haut d'un rocher, fon döme s'élève jufquaux nues,&la mer fert de canal aux jardins qui Pentourent. Avant d'arriver a ce temple, on doit paffer par fept portes , qui lont autant d'épreuves qu'il faut fouffrir fans Wterruptionron les nomme les portes de faveur paree que 1'on regarde ceux gui ont eu Ie courage de es paffer, COmme les favoris du foleil :quils adorent & mettent au nombre de leurs dieux; il eft vrai que, fans une grace particuliere, il efi prefque impoffiblebde franchirtouteslesdifficultésquiferencontrent. Ce n eft cependant qu'en les furmontant, qu'ils peuvent acquérir cette gloire qui les immortahfe. Ces ept portes font des fept métaux differens qui répondent aux fcpt planètes, & la dermere,qui ouvre rence.nte du foleil Nul n'adroit d'entrer dans ce temple fmon le roi, encore n'eft-ce que par une porté fecrete dont lui feu! a la clef; mais tous les pnnces & gentilhommes de fa fuite font obiigés Tij  k.90 .Les Ondins; de camper dans un bois qui eft derrière le temple. Des échafauds furent dreffés en amphithéStfe^ en face de la première porte qui répondoit k toutes les autres; on y batit auffi de magnifiques loges pour y placer le roi óc toute fa Cour. II eft bon d'avertir le lecteur que, dans ces climats, les jours font beaucoup plus longs que les nótres. Le génie Verdoyant, Tramarine & leur fuité, abordèrent au pied du rocher, au moment que le roi Sc toute fa cour arrivèrent pour voir commencer les épreuves. Le prince des ondins fit placer le char de fon époufe dans un golfe prés du temple , afin de la mettre k portée de voir des merveilles, qui paroitrorrt peut-être incroyables k bien des perfonnes. A peine fe furent - ils placés, que le roi parut précédé de 1'élite de fes troupes. Mille & mille enfeignes, étendards, & drapeaux déployés flottoient dans les airs, qui fervoient k diftinguer les ordres & les rangs. Ces troupes fe rangèrent en ordre auteur de la loge du roi, qui parut enfuite avec un front majeftueux. Dès que le roi fut entré dans fa loge , on donna le fignal, que les tambours, les fifres & les trompettes annoncèrent par des fons éclatans. Alors plufieurs champions fe préfentèrent pour être adrois aux épreuves; mais les uns ne.  CONTÉ M O R A t; icjtj ptirent paffer la première porte, & les plus déterminés échouèrent a la feconde. On com-. meneoit k défefpérer, lorfqu'il parut un jeune chevalier d'ime taille avantageufe: ce chevalier étoit couvert d'une armure verte; fur fon écuffoa on voyoit la figure de Pallas, qui paroiffoit gravée de main de maitre : Ia mort de ceux qui l'avoient précédé ne put 1'intimider. Tramarine frémit è la vue de ce chevalier^ fon cceur palpita de crainte qu'il nfeut le même fort que les autres. Quel dommage,. dit cette princeffe au. génie, fi, la folie ambitien faifóifc périr ce jeune chevalier!-Voila donc ce que produifent de ygins honneurs; on eourt après; une chimère que Ia mort vous dérohe en ur> ïnffant ; car ce ne peut être 1'amour qui lui faffé defirer la poffefiion d.'une princeffe qui malgréfa diffarmité, n'aura peut-être encore pour lui que des hauteurs & du mépris. Hélas,, quelle fera' fa deffinée ! Ne craignez. rien pour lui, dit Verdoyant, ii fera vainqueur; fes armes, font invidnérables5z lUi génje fupérieur le protégé, Le chevalier s'avanca a l'inffant d,'un air fier> & intrépidfe au devant.de la première porte,, dont 1'entrée étoit défendue par un dragon d'une énorme groffeur. Ce mpnftre avoit trois tê.tes, qu'il fallut abattre, & leur combat dura pré* T iïi  294 Lés Ö n d 1 N § , de quatre heures; &, quoique le monftre eut deux de fes têtes eri bas, i! eut encore la force' de fe lever fur fes pieds pour dévorer le chevalier qui, loin de reculef, lui porfa un coup de lance dans le flanc, C'étoit le feul endroif par oii on put le faire périr, a caufe des groflW' écailks dont il étoit couvert : I'animal furleux tomba, en faifant des mugiffemerts qui firent trembler les montagnes & les rochers, & la première porte s'ouvrit avec beaucoup de fracas. Alors le chevalier entra dans une grande cour, ou il fe repofa quelque tems, Non loin de-la étoit un mont, dont le fommet afïreux vomiffoit des tourbillons de Hammes & de fumée, & ou la terre reluifoit d'une croüte jaunatre; figne indubitable du foufre que formoient fes entrailles. Au deffus de ce monts étoit la feconde porte, gardée par des cavaliers cle feu. Lorfque le chevalier eut pris un (moment de repos, il les cornbattit, Sc eut 1'avèhtage de les écarter & de paffer la feconde porte ; un. géant défendoit la troifième, mais il lui coupa les deux jambes d'un feul revers. Cette Viöoire lui coüta peu ! il marcha enfuite vers la quatrième oii étoit un ferpent ailé; i'animal jettoit par fes narines un venin qui infecloit 1'air i ce monftre avoit vingt coudées de longuêur.  CöNTE M Ö R A L. icj-j Le chevalier ne pat s'empêcher de frémir k fon afpecï; fon cceur friffonne de crainte & d'horreur, il fe ment comme les eaux qu'un feu violent agite, & le moment décifif le fait reader pour un inftant. Mais, rougiffant de fa foibleffe, il ranime fon courage, reprend fon fabre, & s'avance vers ce monftre, qui, fiftlant d'une fagon terrible, fit trembler Tramarine pour les jours du chevalier qui, après avoir montré fa valeur & 1'intrépidité de fon grand cceur, commence a défefpérer de pouvoir vaincre ce fürieux animal, &, par un mouvement de défefpoir, lui langa fon fabre dans 1'infiant que le monftre, en ouvrant une gueule énorme, s'élancoit pour le dévorer. Le fabre lui ouvrit la gorge, & il en fortit une fi grande abondance de venin, que 1'air, qui en fut infecté, fit tomber le chevalier fans connoiffance. Tramarine, pénétrée de douleur de cet accident, pria Ie prince Verdoyant de Ie fecourir -T ce qu'il fit fans fe rendre vifible. Le génie lut öta d'abord fon cafque, afin de lui faire prendre d'un élixir merveilleux, qui ranima fa vigueur & fortifia en même tems fon courage. Le chevalier, en reprenant fes efprits, fut extrêmement furpris de n'appercevoir perfonne, A qui* dois-je , dit-il, 1'heureux fecours que je viens> d§ recevok? Sans doute qu'un génie me pro»- T w  Les Ondins, |ége, & ce ne peut être qua lui que je dois, nies victoir.es; je ne puis attribuer des faveurs fi marquées qu'a la proteétion de Pallas. s Cer heureux conquérant s'avanga vers Ia cinquième porte entourée d'un large fofle qui, par fa profondeur, préfentoit un abime affreux daris lequel on le vit fe précipüer ayec un; courage intrépide : mais on 1e vit hientot prendre la route de la, fixièroe porte gardée par des firènes, qui employèrent les fons les plus flaneurs pour le charmer par leur agréable inufique, Le chevalier ne put d'abord réfifter k des, accëns fi touchans : il s'ar.rête pour les écouter, déja fon cceur fe livre au plaifir de les, entendre , fes farces s'affoib.liffenr. tk fes jjambes tremblantes le fqutiennent k peine, &l Feq vit 1'inftant qu'il alloit perdre. le fruit de tous fes travaux. Cette ép.ceuye eft la plus difficile a furmonter : mais, s'appercevant de fa fpibJeiTetils'a;rma tout-a- coup, d'un courage nouveau , & , par une infpiration fingulière , il prit fon épée daqs fa main , & fe mit a les. fuir avec une extreme vueffe, & arriva enfin a la feptième porte défendue par un oifeau, monfirueux pour la groffeur., qu'on'dit être le phcni^. Tramarine, attentive a toutes les aclions du chevalier, crut ne jamais voir ia. fin d'un combat  C O N T E M O R A E. Ï97 auffi fingulier. Cet oifeau ne faifoit antre chofe que de voltiger fans ceffe devant le chevalier; il fembloit qu'il ne cherchat qu'a 1'aveugler avec fes aïles; cent fois on lui vit abattre la tête, & cent fois on la vit fe reproduire d'elle-même, Le chevalier ne comprenant rien a ce fingulier animal, vit bien qu'il ne pourroit jamais le vaincre avec fes armes, & qu'il falloit employer la rufe pour tacher de le furprendre, Après que cet oifeau lui eut fait faire mille 6? mille tours, fatigué fans doute, il vint enfin lui-même fe repofer fur lui, & il s'en faifit auffi-töt. Ce fut alors que les voütes du temple s'ébranlèrent; la feptième porte s'ouvrit avec un fracas épouvantable, & des cris de joie fe firent entendre de toutes parts. Le chevalier viöorieux, tenant fon oifeau, traverfa une grande cour, au bout de laquelle étoit un lac trés-profond qu'il fallut encore paffer a la nage afin de fe purifier, fans néanmoins quitter 1'oifeau, fans quoi il falloit recommencer un nouveau combat. Les eaux de ce lac formoient, par leurs ondes agitées, un bruit femblable a un torrent qui fe précipite du haut d'une montagne efcarpée. Après que ce vainqueur' eut fubi cette dernière épreuve, il s'avanga vers le temple du foleil. Ce temple 9& envirqnné d'un doublé rang de colonnes de  aoS Les Ondins; ineibre jafpé; ca voit au milieu du temple,. fcf un piédeftal, Ia ftatue de ce dieu , dont Ia tête eft ornée d'une eouronne faite en forme .de rayons, qui font garnis d'efearboucler» Sous ce vafte portique que forme Ie doublé rang de colónnes qui environnent le temple , étoient rangées de deux cótés de jeunes filles, Ces enfans , tous choifis de la figure Ia plus agréible,avoient de longs cheveux bouclés quf flottoient fur leurs épaules; leurs têtes étoient eouronnées de fleurs& ils étoient tous vétus de bleu célefle. Plufieurs encenfoient Pa titel avec des parfums admirables, d'autres cbantbient fes louanges du foleil. On entendoit de toutes parts des accords parfaits, tk les fons mélodieux de plufieurs inftrumens, que des dcigtsdélicats tk légers faifoient mouvoir,jufqu'ati moment ou 1'étoile de Vénus, favorable aux amans, parut fur leur hémifphère. AlorsIe Cboeur , rempïi d'ardeur & d'allégreffe r allume les torches nuptiales, en invoquant le dieu de 1'Hymen auquel 1'Amour fournit festraits dorés; tk ce fut au flambeau de ce dien qu'il alluma fa lampe durable, tk que, fe foutenant fur fes- aïles de pourpre, il fe plak a régner avec lui. Ce n'eft que par cet accord de 1'Amour avec fon frère 1'Hymen , qu' • trouve la raifon , la fidélité, la juftice &  JSureté; & ce n'eft que paf 1'Hymen que les nceuds du 'Jarig , les douces liaifons de père , de fils & de frère, peuvent fe former, lui feul préfervant des fources corrompues du Crime. Le fon des trompettes fe fit entendre lorfque 1'on vit paroitre le grand prêtre fuivi d'Amafis & des prêtreffes. Ce vénérable vieiliard, pendant tout le tems des facrifices, eut toujours la tête couverte d'un voile couleur de pourpre. 11 s'avanca enfuite pour confulter les entrailles des viöimes qui palpitoient encore & dont le fang fumoit de toutes parts. O dieux , s'écrie-t-il! Quel eft donc ce héros que le ciel a envoyé dans ces lieux pour y opérer de fi grandes merveilles? En difant ces paroles,' fon regard devient farouche , fes yeux étincellent, & il femble voir d'autres objets que ceux qui paroiffent devant lui; il fe trouble , fes cheveux fe hériffent , fon vif;:ge s'enflamme, élevant fes bras, il les tient immobiles; fa voix s'arrête , il ne refpire plus qu'a peine, il eft hors d'haleine , & paroit ne pouvoir renfermer au dedans de lui 1'efprit divin qui 1'agite. O heureufe princeffe, dit-il dans fon enthoufiafme ! Que vois-je & quel eft ton bonheur } Dieux, couronnez votre ouvrage! Et toi, pourfuivit-il en s'adreffant au chevalier, noble étran-  3oo Les Ondins; ger dont les travaux ont furpaffé ceux de tous les mortels, puiffe le Dieu que tu implores , te combler de fes faveurs les plus pré(?ieufes ] Le grand prêtre leur fit figne en même tem$ de s'approcher de 1'autel, & le chevalier , qui étoit défarmé, préfenta Ia main & la princeffe Amafis : cette princeffe étoit encore couverte d'un vóile épais. Ils s'avancèrent 1'un &z 1'autre devant la ftatue du foleil, au pas de laquelle le grand prêtre étoit debout, portant dans fes mains la coupe nuptiale. Les prêtreffes étoient rangées des deux cötés du grand prêtre qui, après qu'il eut fait boire aux deux éppux ce qui étoit dans la coupe, leur prit les mains qu'ij joignit enfem.ble , en faifant prononcer ces paroles au chevalier: Je jurepar Iefofeif, père de Ia nature , Qui donne k vie & la fécondité : Par toi auffi, helle hine, feule divinité, Qui fe plait dans la nuit obfcure • Toi qui fais naitre fous t^s pas La vo'.upté & -les plaifirs délicats , Enflamme a jamais fe cceur de la princefle; Fais qu'elfe réponde a ma tendreffè ; Qu'elle ne craigae pas que ma flamme : Ne fe ralentifle un jour, Puifque fans cefie le même amour Régnqra pour el]e da.ns. mpn ame.  Cönte m o r a t: $ot Les prêtreffes & les filles du foleil reprirent en chceur: Enflamme a jamais le cceur de la princeffe. Ce qui fut répété plufieurs fois avec des accompagnemens dont les accords étoient délicieux. La princeffe Amafis ajouta enfuite d'une voix argentine tk fortore i Que les dieux répandent dans nos Coeürs Ces torrens de plaifirs qui en font les douceurs ; Que mon époux , toujours couvert de gloire,' Soit fans ceffe accompagné de la viöoire, Et que 1'on célèbre a jamais fon courage Au-dela des tems & de tous les ages ; Et qu'une union fi belle foit dans 1'hiftoire Gravée en ietttes d'or au temple de mémoire; Ce qui fut encore repété plufieurs fois par IaS chceurs. On conduifit enfuite les deux époux , aux fons de mille inftrumens, jufqu'a la porte du temple , oü le chevalier monta , avec Ia princeffe Amafis, dans un char magnifique, qui fut d'abord enlevé par des aigles qui les tranfportèrent dans le palais du roi. Le prince des Ondins, voulant procurer k Tramarine la fatisfacjtion de voir la fin de cette cérémonie, la conduifit avec le roi de Lydie par un grand canal, dont les eaux, diflribuées  ï&i Les O n d i n s ; avec art, fe répandoient par différens petits canaux dans une grande galerie , pour y former aux deux bouts de délicieufes cafcades, ou 1'on avoit foin de faire couler en même tems 'des eaux diftijiées d'odeurs les plus exquifes. Ce fut dans une de ces cafcades que le génie Verdoyant fit placer Tramarine & le roi fon père. Au milieu de cette galerie étoit un tröne élevé, fur lequel étoit le roi avec la princeffe, mère d'Amafis. Ce jour étoit pour elle un jour de triomphe : les deux cötés étoient occupés par les autres femmes du roi & par les princes de fon fang. Alors on vit paroïtre les deux jeunes époux qui, s'avangant d'un air rioble , vinrent fe mettre a genoux aux pieds du roi. Après qu'ils les eurent baifés, ce monarque que la fageffe, la prudence & la raifon, conduifoient dans toutes fes aclions, les embraffa 1'un & 1'autre , prit des mains de la reine une couronne dont il orna la tête du chevalier , afin de le rendre , par cette marqué de ditfinótion, égal a la princeffe qui pour lors releva fon voile; fe montrant pour la première fois a fon illuftre époux & a toute la cour. Dès qu'Amafis eut relevé le voile épais qui la couvroit, un murmure de voix confufes fe fit entendre. Toutes s'élevèrent en même tems; le* princes fur-tout fe plaignirent hautement  C O N T E M O R A L. j0J qu'on avoit fait un tort confidérable a la princeffe Amafis, en diflribuant des portraits fi diffemblables d'elle-même, puifque perfonne ne pouvoit fe refufer a 1'admiration , & a mille autres fentimens que fes vertus, fa beauté & h majefté de fa taille infpiroient. 11 eft vrai qu'Amafis parut dans cette cour comme un nouvel aftre; il fembJoit que fk~ raour & les Graces euffent pris plaifir a la fermer : une taille fine & déliée, un tour de vifage admirable, des traits fins & délicats ou la fageffe , la candeur & la modeftie étoient peintes, ce qui la rendoit encore plus belle; non qu'elle eut cet air farouche qui fait fuir les amours & ternit la beauté, mais cette pudeur douces innocente & enfantine, qui infpire le refpeö en même tems qu'elle enflamme les défirs. La princeffe Amafis voyant tous les regards fixés fur elle , fon front fe couvrit d'une rougeur divine ; elle regarde tendrement fon éptiux, fes yeux expriment le fentiment qui 1'anime , & femblentlui dire que ce. n'eft que lui feul dont les fuffrages puiflent la flatter, paree que fon cceur, obéiffant aux loix du royaume, i'avoit attachée dans 1'inftant a ce jeune héros, qui lui-même paroiffoit ne pouvoir être formé que par quelque divinité.  |é>4 t'Vs O n b i n s; Cëperidant la furprifé du roi paroiffent extreme ; il nè put néaomóins fe difpêrifer dé répondre aux priricës, qui le fupplièrent dé Vouloir bieh leur expliqiier lés raifons qu'ori avoit ëués dë he pas dortrier uri portrait exact des charmes dè la princefle. Le roi répondit $ avec cèt air de candeur qui fied fi bien k la majefté d'un fóuvérain j qu'a moihs que les dieux n'euffent opéré un miracle en faveur d'Amafis , il corivënóit qu'il ne pouvoit reconhoitre , dans la perfonrie qui étoit préfente a fes yeux , qué la vöix de la princeffe fa filléj Cet aVen du monarque ne fit qu'augmentet la cónfufion darts les efprits; &, Cörrime ori ne pefmettoit 1'entrée du temple qu'è fa majefté , ce monarque fut trèshumblement fupplié de vóuloir bien s'y tranfporter avec la reine, afin de vifiter 1'intérieuf du temple , d'intetroger les autres princeffes, & voir fi 1'on n'au-> roit point eu Faudace de fubftituer a la place de la princeffe Amafis quelque fille du foleil* Mais la princeffe , furprifé qu'on cherchat k répandre des foupeons fur fa naifiance, fup* plia le roi fön père de vouloir bien lui permettre de fe juftifier. Ce n'eft pas , ajouta cette princeffe, que je veuille entreprendre de déÉourner votre majefté de faire le voyage qu'ort lui  C O N T E M O R A I. ^ ïni propofé; je trouve au contraire ma gloire intéreffée a cette vifite, afin d'öter tous les foupcons qui pourroient ternir ma naiffance, & laifïer dans les efprits des doutes injurieux a mon époux: &c fi votre majefté veut bie.i fe rappeller les différentes converfations dont elle m'a honorée pendant le cours de ma vie * peut-être pourrai-je la convaincre qu'il ne peur T avoir que la princeffe Amafis en état de lui révéler des fecrets confiés k elle feule • & ■ pour 1'en affurer, j'ofe fupplier mon père, pouriuivit-elle en tombant a fes genoux, de vouoir bien m'accorder un entretien particulier, Le rot, ému du difcours de la princeffe la releva k 1'inftant , & üs paffèrent dans fon 'ca_ binet oü ils reftèrent très-longtems enfermés. loute la cour attendoit impdtiemment cë qiurefulteroit dun événement fi extraordinaireLe prince , époux d'Amafis , paroilfoit feul tranquille au milieu de tant de troubles; mais le roi qui fortit du cabinet, fuivi de la princeffe , calma tous les efprits par ce difcours > je fiusa préfent convaincu , dit ce monarouë en sadreflant a toute Ia cour, que voila'k princeffe Amafis, je la reconnois pour ma fille vous devez déformais la régarder c0mme Votre fouveraine, puifque perfonne au mondé ne peut avoir eu connoiffance des fecrets qu'ellè Tornt XXXIF? y \  3oe» Les Ondins, vient de me révéler; mais, quoique le voyage que je dois faire au temple devienne inutile pour la juftification d'Amafis , "je ne puis cependant me difpenfer d'acComplir la promeffe que j'ai faite. Je vais donc y aller avec la princeffe , pour remercier les dieux des graces qu'ils viennent de m'accorder dans la perfonne d'Amafis; je vais ofFrir de nouveaux facrifices, & ordonner en même tems qu'en reconnoiffance du miracle qui vient de s'accomplir en faveur de ma fille, on célèbre tous les ans a .pareil jour une fête en 1'honneur du foleil, afin d'éternifer la mémoire d'un auffi grand jour. Et vous prince , ajouta le roi, s'adreffant a 1'époux d'Amafis , je Vous affocie a ma couronne , vous allez déformais partager moft tröne; je vous en crois d'autant plus digne, que les dieux femblent n'avoir opéré un aufii grand miracle qu'en faveur de vos travaux ; je reconnois a préfent que la vérité , la.raifon , la fageffe & la modération, feront toujours vos régies, ainfi nous ne pouvons jamais être oppoivs de fentimens. Le prince ne put rcpondre a cet éloge que par une profonde inclination. Le roi fut enfuite conckiit a fon char avec la princeffe Amafis, pour aller renouvellen leurs oifrandes & leurs facrifices en 1'honneur dt* fsleil, auquel on dédia le magnifique char  C O N T E M O R A L. 307 qui avoit conduit Amafis & fon illuftre époux; & ie roi fit graver , fur des tables d'airain, le détail de toute eette hiftoire, afin d'en conferver la mémoire jufqu'aux fiècles les plus reculés. Pendant 1'abfence du roi & de Ia princeffe. Amafis , on remarqua que tous les courtifan* qui, avant que le prince fut aflbcié au tröne, n'avoient prefque pas daigné le regarder, s'empreffèrent alors a lui faire leur cour. Mais le prince dont le génie étoit bien fupérieur a tous ces flatteurs mercenaires , leur fit fentir avec délicateffe le mépris qu'il faifoit de leurs fades louanges; &, s'avancant enfuite vers la reine, il lui témoigna, avec beaucoup de dignité , combien il étoit fenfible au bonheur dont il alloit jouir, bonheur d'autantplus grand, qu'il lui procuroit 1'avantage de partager fes foins entre deux princeffes fi dignes 1'une de 1'autre, & de procurer a toutes une liberté, dont il étoit très-perfuadé qu'eiles n'uferoient que pour faire les délices d'une union formée par les dieux mêmes. Le roi, de retour du temple, remit la princeffe Amafis a fon illuftre époux, en le com- * blant de mille marqués d'eftime & d'amitié auxquelles le prince répondit avec beaucoup de refpeö. L'ampur parut peint dans fes yeux V ij  308. Les Ondins,' enregardant Amafis qui lui préfentoit la main ? ils fe difpofoient a fortir de la galerie pour fe retlrer dans leurs appartemens, déja les pages préccdoient pour les accompagner, quand ils furent encore arrêtés par un vieiliard vénérable , qui parut tout-a-coup au milieu de Ia galerie, Ce vieiliard s'avancoit d'un air grave & majeftueux; mais, s'appercevant du trouble que fa fubite apparitión avoit excité dans tous les efprits , il fixa quelques inftans fes regards fur les jeunes époux , fans doute pour leur donner le tems de fe remettre de leur agitation : puis les tournant vers le roi; calmez , lui ditil, feigneur, le trouble ou je vous vois, je n'ai que d'agréables nouvelles k vous annoncer; je fuis le génie Carabiel, envoyé de la part du foleil pour vous apprendre >que Tépoux de la princeffe Amafis tient fa naiffance du génie Verdoyant, prince des Ondins , & de la princeffe Tramarine , fille du roi de Lydie , a préfent affoclé par fon union a 1'empire des Ondes par la proteclion que fes vertus lui ont fait obter.ir de la déeffe Pallas , fille de Jupiter qiq a nommé lui-même ce jeune prince , Nubécida. Vous avez dü connoitre, par les travaux éclatans qu'il vient d'exécuter , que ce prince ne pouvoit tirer fon origine que d'un favori des dieux , & ce n'eft qu'en fa faveur  CONTÉ MORAL. 309 que Ie foleil a bien voulu opérer le miracle oui s'eft fait fur Ia princeffe Amafis. Ce Dieu eft content de 1'éleöion que vous venez de faire de ce jeune héros, pour régner avec vous fur' tous les peuples qui dépendent de votre empire ; il me charge de vous annonce; qu'il en étendra les limites en y joignant le royaume de Caflora, & qu'il répandra fur toute votre poftérité fes plus précieufes influences ; la campagne floriffante rendra vos champs toujours fertiles & abondans, Ia paix & la concorde régneront parmi les citoyens ; &c les defcendans du prince Nubécula jouiront de fes faveurs pendant des fiècles innombrables. Alorsle génie fe tournant vers la princeffe : préparez-vous , ajquta-t-il , charmante Amafis, au déparr de votre illuftre époux; n'entreprenez point de retarderda gloire qu'il doit encore acquérir dans' la conquête des états de la reine de Caftora : Pentaphile a offenfé les dieux en y établiffant des loix injuftes , & c'eft , pour 1'én punir, qu'ils ont ordonné que ce, royaume pafferoit fous la puiffance du prince Nubécula. Refpectable Carabiel, dit la princeffe , ne me refufez pas la grace que j'ofe demander a 1'envoyédu foleil, & permettez au moins que je puiffe accompagner le prince , mon époux, dans cette nouvelle expédition. Viij  310 Lës Ondins, Le génie y confentit & ; i'parut a i'inflant, laiflant le roi & toute fa cour dans une furprifé , mêlee d'admiration , de toutes les merveilles dont ils venoient d'être les témoins, 11 eft vrai qu'il fembloit qu'on n'eüt pas le tems de fe reconnoïtre, par les prodigieux événemens qui fe fuccédoient 1'un a 1'autre fans interruption: les courtifans , furtout , parurent foulagés de la déclaration de 1'envoyé du foleil ; leur amour propre qui depuis long-tems étoit en preffe , reprit tout a-coup toute fa plénitude; leur humiliation difparut, lorfqu'ils apprirent qu'il ne falloit pas moins qu'un demi-dieu pour avoir pu remporter d'auffi grandes victoires en fi peu de tems. Ainfi toutes les merveiiles que le prince venoit d'opérer augmentèrent de prix a leurs yeux ; & cet étranger , a qui d'abord ils tronvoient humiliant d'obéir, ne pouvoit plus que les combler d'honneur & de gloire, dès qu'il fut reconnu pour le petitfils du fouverain des Ondes. On vit alors briller dans les yeux d'Amafis la joie & la fatisfaftion , qu'un bonheur fi peu attendu produifit dans fon ame , & ce bonheur excita dans fon cceur des fentimens de la reccnnoiflar.ee la plus parfaite envers les dieux. Son cceur, déja difpofé a 1'amour, lui fit dire au prince fon époux les chofes du mondè les  CöNTE MORAL. 311 plus tendres & les plus fpirituelles ; mais je n'entreprendrai point de rapporter cette converfation , qui fut fans doute des plus animérs entre deux jeunes cceurs que 1'amour inipire. Quoique fe roi fut extrêmement fatigué de tous les événemens qui venoient de fe fuecéder , il ne put néanmoins différer plus lor.gtems le plaifir d'apprendre les aventures du prince Nubécula ; c'eft pourquoi il congcdia une partie de fa cour, & rentra dans fon cabinet , fuivi de la reine , des jeunes époux, .& des corybantes les plus élevées en dignité. Vous ne devez pas trouver extraordinaire , dit ce monarque , en s'adreffant au prince Nubécula , 1'empreffement que j'ai d'apprendre les moindres circonftances de la vie dun prince tel que vous; ne différez donc pas d'un inflant de m'en inftruire. A cet ordre le prince ne put s'empêcher de foupirer;il regarde Amafis d'un air paffionné, & elle connoit, par ce regard , combjen il eft faché d'être obligé de retarder 1'iriftant de fon bonheur en cédant a rempreffement de fa majefté : mais un fourire d'Amafis, femblable k celui de 1'amour, parut le confoler & 1'inviter en même tems de fatisfaire promptement les défirs du roi fon père ; il commenca donc ainfi fon hiftoire qu'il finit en peu de mots. V iv.  ju Les Ondins, A 1'inftant de ma naiffance , je fus rerai's; entre les mains d'un fameux magicien, lequel, contraint par une puifiance fupérieure de ne point ufer fur moi de fon pouvoir , m'abandonna k un faune qui prit foin de mon enfance, Ce faune habitoit une caverne procbe le temple de Cérès, &, dès 1'age de quatre ans , il me confacra a la déeffe pour fervir au culte de fes autels. A peine eus-je atteint ma quinzième année, que je me fentis pénétré d'une fureur poétique. Animé de 1'efprit du Dieu qui me protégé , je prononcai plufieurs oracles , & paffai quelques années dans cette occupation; mais la prêtreffe me faifant un jour approcher de fon antre: O jeune homme, me ditelle dans un de fes enthoufiafmes que la déeffe avoit coutume d'e-xciter en elle , apprends que tu dois être le plus vaillant d'entre les mortels,il eft tems de quitter ce féjour pour aller fignaler ton courage , mille exploits divers vont être offerts k ta vaieur ; vas, le Dieu qui te, protégé prendra foin de ta gloire, & ton triomphe fera admiré dans 1'Univers. Ces paroles, diftées par la déeffe , firent naïtre en moi cette noble audace qui doit ton-. >ours accompagner les héros. Je fortis du tem-, ple & trouvai, fous un des portiques, 1'ar-. mure qui venoit de.me fervir pour exéciite^  CONTÉ MORAL. 3,5 les exploits dont votre majefté avoit été le'. témoin. Quoique leurs majeftés & ceux qui ayoient été admis k cette converfation , euffent. défiré d'apprendre un plus grand détail des aventures du princë , perfonne ne put néaa-' moins fe plaindre de fa complaifance , & le roi remit k un autre tems k en exiger les par-~ ticularités, s'appercevant que le prince bruloit d'impatience de fe retirer avec la princeffe Amafis. Tramarine & le roi fon père, charmés 1'un & 1 autre d'avoir été témoins du triomphe & de la gloire du prince Nubécula, en témoignerent leur reconnoiffance au génie Verdoyant, & le remercièrent en même tems de 1 agréable 'furprifé qu'ils avoient éprouvée è lapparmon de 1'envoyé du foleil, en apprenant, par le difcours de ce favori, que ce jeune prince étoit fon fris. Sans doute, ajouta la princeffe Tramarine, que c'étoit au génie t^rabiel que vous aviez confié fon éducation. Helas, quej'étoisinjufte lorfque j'ai pu douter. de fon fortlll eft votre fils , vous faimez , vous faites fa gloire & fon bonheur. Sa deftmee vous eft a préfent connue , reprit Verdoyant, & }e crois ^ ne ^ refter aucun doute fur les honneurs dont il va jouar- ceft pourquoi, comme nous. fommes ■  $T4 Les Ondins, logés ici fort a 1'étroit, je penfe qu'il feroit I propos de rejoindre la flotte afin de contirtuer notfe route. Tramarine , dont tous les objets qui auroient pu exciter fa euriofité fe trouvoiertt remplis y peut-être ennuyée d'une aufli longue marche , & dans la vive impatience de préfenter le roi fon père au fouverain des Ondes, elle fupplia Ie génie de faire reprendre a leur'flotte la route de Ia capitale , oü ils fe rendirent en très-peu de tems. Je n'entreprendrai point de faire la defcription des fêtes qui fe donnèrent k leur retour; il fufhVa d'apprendre a mes leöeurs que fa majefté O.dine , après avoir examiné la princeffe Tramarine , parut trés-contente du changement qui s'étoit fait en elle :1e roi Ophtes lui fut préfenté , & il voulut bien, en faveur de 1'époufe de fon fils , confirmer les honneurs du louvre que le prince Verdoyant lui avoit accordés;& fa majefté ajouta k cette grace , qu'il lui fut donné un logement dans le palais» a cóté de celui de la princeffe Tramarine dans le pavillon des glacés. Par cette nouvelle faveur, il fut permis k Ophtes de vifiter fouvent le cabinet des merveilles, Tramarine jugeant par elle-même de 1'empreffement que le roi fon père pouvoit avoir d'apprendre ce qui s'étoit paffé en Lydie  C O N T E M O R A I. 315 depuis fon entree chez les Ondins, & fur-tout de favoir des nouvelles de la reine Cliceria, la fagon dont elle gouvernoit fon royaume, & mille autres chofes qui devoient 1'intérefTer : c'eft pourquoi, après avoir fait au roi un détail des attributs de ce merveilleux cabinet, elle s'y rendit pour lui en faire admirer les finguüères beautés. Ophtes fe reffouvenant de fon indifcrette cunofité, lorfqu'il voulut interroger les dieux fur la deftinée de Tramarine , n'ofoit prefque lever les yeux fur les glacés ; il craignoit, fans doute , d'irriter contre lui le monarque des Ondes: mais la princeffe le raffura en difant que , lorfqu'on ne formoit aucun défir, les glacés n'annoncoient rien. Ophtes croyoit ne plus rien défirer ; mais la penfée eft li prompte qu'on ne peut I'arrêter, le défir la fuit de prés: Ophtes penfa , il défira , & les glacés lui montrèrent ce que, dans le fond de fon cceur, il défiroit ardemment d'apprendre. II vit donc la reine de Lydie, qui, après aypir pleuré long-tems fa perte y & avoir fait rendre a fa mémoire les honneurs & les refpecïs qu'on ne pouvoit refufer a un monarque, qui ne s'étoit occupé , pendant le cours de fa vie , qu'a faire le bonheur de fes peuples. II vit 1'a^ mabie Cliceria qui, fe trouvant furchargée du  316 Les Ondins, Conté moral poids de la conduite de fes valles états, craignant d'ailleurs de nouvelles irruptions de la part de Pencanaldon; il la vit, dis je , partager ce fardeau avec le prince Corydon , qu'elle trouva feul digne de remplir la place qu'Ophtes avoit occupée fi long-tems Sc avec tant de gloire. Le pèré de Tramarine vit, fans jaloufie, Punion de la reine avec le prince Corydon; il contempla leur bonheur dans leur poftérité , Sc ce furent pour lui Sc pour Tramarine de nouveau» fujets de fatisfaéiion, dont ils doi~ vent jouir éternellement. Fin de la feconde & derniere Partie,  L'AMANT SALAMANDRE.   L' A M A N T SAUMANDRE, OU LES AVENTURES D E L'INFORTUNÉE JULIE; HISTOIRE V É RITABLE. PREMIÈRE PARTIE. Ce n'eft pasTenvie de paffer pour auteur qui me met la plume a la main : je vois le public s'intéreffer vivement k ces fortes d'quvrages; celui-ci peut lamufer & 1'mftruire: il^me fuffit de le croire pour le lui donner'. L'hiftoire de 1'infortunée Julie eft un tiffu de' fingularités bifarres & furprenantes; auxquelles  $iö L' A M A N f 1'imagination, même la plus docile, aura pelrië k fe prêter; mais un hifiorien n'eft pas redevable a fon lecteur de la vraifemblance :1 il ne lui doit que la vérité. Quoi qu'il en foit, (voici les aventures de cette aimable fille, vertueufe même par fes fautes , mais peut - être inconfidérée dans le cours de fes malheurs. Le Ciel ne lui refufa rien de tout ce qu'il faut poür êtrë heureufe; & tout Ue fervit qu'a la conduire au comble de 1'infortune. Leleéteur en jugera : j'étois fon amie ; & dans fa plus intime confidence, c'efl elle-même qui parle* ' Je tuis née de parens trés-qua lifiés : mes ancêtres ont occupé des poftes brillans dans lë Militaire, & leur fortune étoit proportionnée k leur rang. Ma mère me donna le jour quatre ans après fon mariage \ & mon père, charmé de ma naiffance, me fit élever avec la plus grande attention. J'avouerai même que la na.ture, libérale en ma faveur , me prodigua fes bienfaits. A mefure que j'avancois en age & que mes traits fe développoient , on s'appercevoit que je pouvois aller de pair avec tout ce que la Province avoit de plus aimaide. Un certain air de vivacité, foutenu de quelques agrémens dans 1'efprit, un goüt dé- eidé'  S A I A M A N D R t' 'jiji cidé pour la parure, me fit donner la préfe> rence fur les belles denos cantons; du moins' nos agréables vouloient - ils me perfuader que je les effagois toutes par les charmes de la fi-. gure & des talens. Cette prédileclion, qui au-: roit flatté toute autre que moi , excita leUr jaloufie , fans beaucoup piquer mon amour-^ propre. Par caraftère, j'étois douce 6c com». plaifante; quoique dans un age encore tendre , j'aimois a fuivre les impreffions de Ia vertu &c les lumièrès de la raifon : avide de tout ce qui pouvoit me former le cceur 6c 1'efprit, la leclure des bons livres, & les réflexions que je faifois fur les fujets les plus intéreffans, contribuoient beaucoup a me ren« dre parfaite : j'afpirois a le devenir. Au refte , j'étois bonne & généreufe; 6c quoique j'eufle marqué, dès le berceau même ^ une averfion prefque invincible pour tous les hommes , cependant je me fentois un fond de tendrefie dans le cceur, qui ne dénotoit :que trop bien le contrarie de cette prétendue autipathie.Toute jeune que j'étois , j'avois imaginé que je devois aimer un homme extraordinaire. Tous ceux que ma beauté i nbloir attirer prés de moi, me donnaient des dégoüts qui me rendoient quelquefois malade, par la feule violence que je me faifois pour leur cacher ce que je Tome XXXIV. X  $ZÏ L' A M A N T penfois fur leur compte; je les recevols avee «ne politefle niêlée d'un petit air de mépris , qui les défefpéroit, & qui les détermina bientöt k quitter la partie. Une conduite auffi bizarre , en élöignant mes amans , rendit déferte la maifon de mon père. Comme il aimoit la compagnie, il voyoit avec chagrin , que mes caprices avoient banni de chez lui une fociété qui lui faifoit plaifir. II s'efforca de la ramener par toutes les raifons qu'il crut capables de les perfuader; mais ils s'en défendirent, en alléguant ma mauvaife humeur, & la froide réception que je leur avois faite: les 'Dames , & une entr'autres, qui afpiroit a fon alliance pour fon fils, dit è mon pere, d'un air piqué, il faut, Monfieur, è mademoifelle votre fille des dieux pour amans; de fimples mortels ne font pas dignes d'elle... Ce bon pere voulut s'excufer de fon mieux, en difant que j'étois encore bien jeune, que 1'age & la raifon me feroieut dans la fuite penfer bien différemment. Mais il fe débattit en vain , & toutes fes raifons ne ramenèrent perfonne. Furieux de ce trifte contre-tems, il tourna fa colère contre moi; vous voila fatisfaite , mademoifelle ; vos mépris & vos dédains ont éloigné tous mes amis, ma maifon n'eft plus qu'une folitude: recevrai-je la loi de celle k  Saeamandre, ajj. ^\x\ j'ai droitde commander ? Non, fans doute; & je vous annonce que fi vous ne changez, je vous en ferai bien repentir... II me quitta fans vouloir m'entendre ; & j'en fus au défefpoir. Ma mère, moins fenfible que lui è la défertion de la compagnie, ne m'en fit pas plus mauvaife mine ; au contraire , m'embraflant avec tendreffe ; avouede moi, ma chère Julie ( c'eft le nom que je portois ) oppofée au goüt de celles de ton fexe, la vue & la converfation des hommes te déplaït. Quoique je fouhaite avec pafiion de te voir établie , je ne fuis point alarmée de ta facon de penfer , ton heure n'eft point encore venue , & cetta efpèce d'éloignement que tu fens pour les hommes, nedurera pas leng-tems; il aura fon terme. Le cceur eft fait pour aimer: il faut, pour remplir fon vuide , ou 1'amour Divin, ou le profane. Ce qui te donne cette averfion pour les hommes, n'eft qu'un excès d'amour propre; tu ne trouves rien qui puifie te mérirer. A ces mots , je rougis, elle s'en appercut, & par ménagement, elle changea de converfation. Hélas! ce fut la dernière que cette tendre mère eut avec moi. S'étant trouvée mal dans la nuit, après deux heures de douleurs inexprimables, elle perdit enfin Ia X ij  yi4 f A M A N T parole & la vie. Jugez combien je fus fenfible a cette perte. Mon père en fut pénétré , mais fa douleur ne s'évapora point ; il ne pouffa ni plaintes ni foupirs , Sc fe fit mettre au lit. Je me jettai entre fes bras , en le conjurant de ne pas fe la;ffer accabler par ce malheur , il me ferroit fans me répondre ; on m'arracha d'auprès de lui , jamais objet ne fut fi touchant. Les amis Sc les parens, qui fe rendirent chez nous, fïrent tous leurs efforts pour ta4 cher de le confoler; mais ils ne purent y parVenir. Ce tendre père avoit le cceur fiferré, qu'après cinq jours d'un morne fdence caufé par fon défefpoir , je perdis tout ce que j'avois de plus cher au monde. J'imitai mon père & je ne verfai point de larmes: pour me tirer de 1'état accablant ou j'étois plongée, on fit venir ma coufine d'un couvenr, ou le malheur d'avoir perdu comme moi fa mère, la tenoit enfevelïe depuis deux ans. C'étoit ma plus proche parente, elle n'avoit que dixhuit ans. Cette aimable fille n'oublia rien pour adoucir ma douleur. Je m'obftinai pendant deux jours a garder 1&-fdence ; mais elle s'infinua fi bien dans mon 'efprit , que ma douleur en devint moins vive. Cette généreufe parente, malgré les avantages qu'elle auroit retirés a ma mort, étant mon unique héritière,  S A L A M A N D R E. Jaj mk tout en ufage pour me conferver une vie dont la fin 1'auroit rendue un des meilleurs partis de la Province. Combien d'autres a fa place euffent profité des circonftances 1 Par reconnoiffance autant que par efiime \ je voulus me 1'attacher, & je réuffis. Après avoir mis ordre è mes affaires domeftiques , oh die me fut d'un grand fecours , nous reMmes bien fix mois fans voir perfonne: comme je n'avois que des parens fort éloignés, je ne rus point expofée a recevoir de fréquentes vifites ; ma maifon fut interdite k tout Ie monde. Cependant mes amans renouvellèrent leurs pourfuites , s'imaginant que, dans la fituation oii j'étois, je ne pourrois me pafier d'un mari, fur-tout mes biens étant de nature a demander quelqu'un depoids pour les régir. On me fit faire des propofitions; mais la porte fut refufée aux importuns: ainfi je ne fis point de jaloux. Je reens même cinq a fix lettres, au fujet de mon établiffement; mais je fus fourde a toutes les démarches , & ne fis point de réponfe. En général, je remerciai tout le monde de 1'honneur qu'on me fa»foit de s'intéreffer k mon fort , la perte que je venois de faire ne me Iaiffant pas affez de hberté d'efprit pour penfer k aucun établiffement ; que j'étois déterminée k paffer X iij  }Z'6 L' A M A N T une année ou deux dansun couvent; qu'aprës ce tems, je verrois a me décider. Je leur difois vrai. J'avois formé ce projet avec ma coufine: qu'elle étoit aimable, cette chère 'parente! avec la plus jolie figure , elle avoit tout 1'efprit imaginable, mais fur-tout une bonté de cceur, qui ne fe trouve point fans averfion pour les hommes: elle en avoit vu grand nombre au couvent ; mais aucun d'eux n'avoit pu lui plaire , quoiqu'elle fut née avec un cceur extrêmement tendre & fufceptible d'une forte paffion. Que ferai-je, ma chère Julie , me difoit-elle fouvent , de ce fond de tendreffe que j'ai dans le cceur ? J'elpère voir un jour 1'objet qui me doit rendre fenfible. Vous êtes plus heureufe que moi » ma chère Céline, (c'étoit fon nom ) puifque vous vous imaginez qu'il eft quelqu'un dans le monde , qui pourra vous plaire. ... Sans doute, me répartit ma coufine, je fais plus que me 1'imaginer; je le crois très-fermement, Que deviendrois - je , fi cela n'arrivoit pas ? Mais , au refte, ma chère Julie , il me femble que vous étiez en train de m'ouvrir votre cceur : je vous ai peut - être interrompue ; comptez a préfent fur toute mon attention. Hélas! tendre Céline, que voulez-vous favoir de moi ? Je fuis folie , oc vous me croirez.  Saiamandrë. jiy telle, quand je vous aurai fait 1'aveu de mes vifions. Dès que j'eus 1'ufage de la parole, je déteftai tous les hommes en général ; mon averfion croiflbit è mefure qive j'avancois en age: cependant je me fens, pour vous découvrir mon ame toute entière, un fond de tendrefle comme vous; mais je fens en même tems, qu'un homme de ceux qu'on voit dans le monde, ne fauroit me plaire... Vous avez raifon, ma chère Julie , (me dit ma coufine) de dire que vous êtes folie; vous 1'êtes plus que vous ne penfez. Que prétendez-vous avec votre homme extraordinaire ? Voulez-vous que la nature en faffe un exprèspour vous? Eft-ce un Adonis un Narcifle , un Géant, un Giclope, que vous' demandez? Si c'eft un de ces hommes-lè qu'il vous faut, vous avez la mine de ne faire jamaïs ufage de la tendrefle que vous porte* dans Ie cceur : ces héros n'ont jamais exifté que dans la fable.... Ah i lui dis-je en riant ft me paroit que vous ne me tournez pas maï en ndicule, fans égard a 1'arnitié qui nousliefi J etois auffi vive que vous, j'aurois de quoi me venger, en vous privant d'un récit qui paroit beaucoup exciter votre curiofité. Je ne eontinuerai point aujburd'hui ; mais quand nous ferons au couvent, je vous développe* X iv  |aS L' A M a n ï rai mes idees , fongeons a prendrè nos afran» gemens pour aller habiter cette charmante retraite que vous m'avez fi fort vantée... A la fuite de cette converfation, je ne changeai rien dans les ordres qu'il me fallut donner k mon intendant pour Fadminiftration des biens que mon père m'avoit laiffés. Tout étant difpofé pour le mieux, nous primes le chemin de 1'Abbaye. La fituation en étoit charmante , & tout au plus a deux lieues de la ville. Cette magnifique retraite étoit compofée de deux grands corps-de-logis a la moderne , avec un grand & vafte jardin, au bout duquel s'élevoit un bois de haute-futaye, qui fembloit le couronner. Une belle terraffe bordoit le mur du couvent, & failbit le tour du jardin. Un des corps-de-logis étoit habité par 1'abbeffe avec fes chanoineffes, & 1'autre par les penfionnaires. Pendant le cours de notre petit voyage, nous fümes d'une gaieté fans pareille: a notre arrivée dans ce charmant afyle de la vertu , nous fümes accueillies avec des fa^ons qui nous enchantèrent. Toutes les dames étoient des femmes de qualité, qui avoient les airs du grand monde; elles étoient fouvent k portée d'en voir du plus brillant; ce qui, joint ,a la plus noble éducation, faifoit un affemblage  Salam'andre. 329 affez rare de perfonnes intéreffantes pour la fociété. On nous inftalla dans un trés-bel appartement qui nous avoit été préparé. Eh bien, ma chère Julie, me dit ma coufine , quand nous fümes feules, que penfez-vous de cette demeure & des perfonnes qui 1'habifent ? Je penfe , lui répondis-je , que c'eft un féjour d'enchantement, & que les dames que j'ai vues, lont autant de divinités : tout ceci va m'entretenir dans mes vifions... Point du tout, reprit ma coufine, vous trouverez dans toutes ces belles perfonnes plus de foibleffes & de défauts que vous ne penfez: elles ont la plupart beaucoup d'efprit & d'ufage du monde; la douceur eft leur caraöère: voila lebeau; mais voici le contrafte: peu de folidité dans 1'efprit , exrrêmement prévenues en leur faveur, jaloufes a Pexces, & plus curieufes de plaire qu'aucunes femmes du monde; ce qui vous paroitra très-naturel, quand vous faurez que ces belles reclufes font toutes viöimö de 1'avarice de leurs parens qui les ont facrifiées pour foütenir leur nom, en procurant plus d'opulence a leurs héririers. De toutes ces Nones qui vous enchantent, ^e n'en fais que deux qui méritent votre attention : 1'une eft cette petite brune, dont la manière obligeante a renchéri fur les politeffes que vous avez recues  33° L' A M A N T de fes compagnes: c'eft une fille de qualitéi parente de 1'Abbeffe , auprës de laquelle on Fa mife dès Fage le plus tendre. L'Abbeffe lui a donné tous fes foins; elle a réuffi : fon élève eft une fille accomplie. Quoiqu'elle fut perfuadée qu'on la deftinoit pour le cloitre, elle n'a pas laiflé de Félever comme pour le monde. Elle eft Profelfe depuis trois ans ; ayant embraffé fon état par raifon, elle le foutient avec dignité: quoique fon goüt ne s'accorde pas trop avec lui , fa vertu n'en brille que mieux, & fa gloire n'en eft que plus grande. Elle a beaucoup d'efprit, &une folidité de jugement au - delius de fon age; un cceur grand & généreux, un peu trop tendre ; une fincéritépeu commune , & bonne amie de celle a qui elle trouve du mérite, ne fe livrant pas trop facilement; complaifante, trouvant tout facile quand il s'agit d'obliger: c'eft avec cette aimable perfonne & cette grande blonde aux yeux mourans, que j'ai ferré les nceuds de la plus tendre amitié pendant mes deux années de féjour dans cette agréable retraite. La blonde en queftion n'a pas tant d'efprit que fa compagne; mais elle n'en eft pas moins aimable : elle eft d'une douceur è ravir; amie inviolable, mais vive dans fes paffions. Voila les deux perfonnes avec qui nous allons être liéesj  Salamandre. 33 ï pour toutes les autres , je ne vous en parle point. L'Abbeflë eft une dame d'un mérite trésrare; en unmot, ma chère Julie, vous ferez enchantée de cette demeure... Oui, ma chère coufine, lui répondis-je, en quelque endroit du monde que je fois, je ferai toujours bien dès que je vous aurai pour compagne... Ce que vous me dites, ma chère Julie, eft trèsflatteur, reprit ma coufine, mais vous me le devez parreconnoiffance; du moins ce fentiment eft réciproque,& je penfe comme vous... La converfation finit-la : nous quittames nos habits devoyageufes pour enprendre de plusdécens. Nous allames voir 1'abbeffe, & toute la communauté, qui fe rendit dans fon appartement pour nous difpenfer des viiïtes que nous aurions été obligées de faire k chacune en particulier: ce petit air aifé me plut beaucoup; 1'abbefTe & toutes ces dames me comblèrent de politeffes. La féance fut un peu longue, il parut que je ne déplaifois point. Les deux amies de ma coufine nous reconduifirent de chez madame 1'abbefTe dans notre appartement: je les trouvai très-aimables, fans aucune préférence. Après que nous eümes babillé fur différens fujets qui n'étoient, pas fort intérelfans, elles nous laifsèrent feules. Eh bien! chère Julie, me dit ma coufine, que dites-vous de tout  33* L' A m a n i cela ? Je dis qu»e je ferois la perfonne la plus heureufe, fi je n'avois point de vifions dans Ja tête, qui toujours influent fur mon cceur : je 1'ai recu de la nature plein de tendreffe , & je ne prévois pas , k moins qu'il ne fe faffe' quelque miracle en ma faveur , que je puiffe trouver ce qui peut feul faire ma félicité : cependant d'autres que moi en ont eu de ces amans divins Que me dites-vous, ma chère Julie , reprit ma coufine, vous me faites pitié. Je le mérite, repris-je, mais non dans le fens que vous penfez : vous me croyez 1'efprit aliéné; mais pour vous tirer de votre erreur, je vais mettre mes idéés dans tout leur jour. II faut pour cet effet que je vous dife ce qui les a fait naitre dans mon efprit , & cequi m'a rempli j'imagination de chimères qui pafferont toujours pour traits de folie dans 1'efprit des perfonnes qui, comme vous & bien d'autres, ne connoiffent que ce qui tombe fous les fens. Au fortir de mon enfance , ma mère mit aiiprès de moi, h titre de gouvernante, une demoifelle. d'un certain age, qu'on difoit être une fille de condition , que le dérangement de fes affaires avoit déplacée, puifqu'elle étoit réduite a fervir : c'étoit une amie de ma mère qui la lui avoit procurée. Cette fille avoit  Salamanore. pour moi une complaifance qui lui acquit . toute ma tendrefle ; ce qui n'empêchoit pas qu'elle ne mit tout en ufage pour me donner une éducation parfaite. Elle me faifoit tout faire par raifon ; je me plaifois beaucoup avec elle, contre i'ordinaire des enfans de mon age : elle me trouva 1'efprit fort avancé, &c m'apprit tout ce qu'une perfonne bien née doit favoir. Je paffe au récit de fes imprudences * qui feront peut-être tout le malheur de ma vie. Elle ne ceffoit de donner des louanges a ma beauté ; & voyant que j'étois bien perfuadée de ce que je valois ., elle m'applaudiflbit, & me faifoit entendre qu'il n'y avoit rien dans le monde qui fut digne de moi. Que ferai-je donc , ma bonne amie, ( c'eft ainfi que je la nommois) ? Quand je ferai en age d'être mariée , on me propofera quelqu'établiffement ; que vais-je devenir ? J'abhorre les hommes : les portraits que vous m'en avez fairs m'ont fortifiée dans mon antipathie. Cependant 1'obéiflance que je dois aux perperfonnes qui m'ont donné la vie , me forcera de fubir Ie joug de 1'hyménée, que je regarde comme une chaïne trés • difficile a porter; puifqu'elle ne peut fe brifer que par la mort de 1 un des deux époux. Ma chère Julie, me dit ma bonne, je fuis ravie de  3 £4 L' A M A N T vous entendre raifonner auffi jufle , & furtout dans un age oü 1'on commence a peine a s'énoncer ; je n'ai garde de vous exhorter k vaincre la répugnancë que vous avez pour les hommes ; c'eft fans doute une puiffance fupérieure qui vous donne ce dégoüt ; elle vous réferve pour un amant tout divin ; & conduira votre cceur avec une fageffe fi merveilleufe, que vous n'aurez aucunes perfécutions a craindre de vos parens : vous jouirez bientöt de 1'indépendance, & vous attendrez fans inquiétude k remplir le fort brillant qui vous eft réfervé. Que dites - vous, repris-je vivement ; eft-ce que je vais perdre les auteurs de mes jours, eux que je chéris plus que moi - même ? Ne vous affligez pas encore, continua ma gouvernante ; contentez - vous de favoir pour le préfent que c'eft un efprit tout de flamme , autrement dit un Salamandre, un dieu fubalterne , habitant du feu , qui doit être le poflefTeur de vos charmes. Je n'ai plus rien k vous dire, ma chère Julie ; & je ne ferai pas toujours auprès de vous, mais quoiqu'éloignée, je partagerai vos peines & vos plaifirs. En difant ces dernières paroles, elle fe jetta a mon cou, me ferrant dans fes bras, & m'arrofant des larmes qu'elle répandoit en abondance ; mais voyant que je m'obfiinois £  Saiamandre. 335 fa contredire, elle me dit d'un férieux impofant, qu'elle ne pouvoit me donner de plus grands éclairciffemens fur ma deftinée , & qu'elle étoit forcée de s'arracher malgré elle d'entre mes bras. Elle me recommanda le fecret fur tout ce qu'elle m'avoit dit depuis qu'elle étoit auprès de moi , & fur ce qui venoit de fe paffer. Si je vous connoiffbis moins, ma chère Julie, & que je n'euffe pas des preuves de votre difcrétion , je n'aurois eu garde de vous dévoiler des myftères qui ne font pas faits pour tout le monde : méritez ma confiance. Elle m'embraffa plus tendrer ment encore , en me difant : Souvenez - vous d'une perfonne qui vous aimera toute fa vie , & qui mettroit tout en ufage, s'il le falloit, pour rendre la votre heureufe. En Ia quittant, j'allai faire deux tours de jardin pour diffiper un peu les impreffions de trifieffe que de pareils entretiens avoient faites fur moi. Comme j'étois avec ma mère, 1'on vint m'avertir que ma bonne fe trouvoit trés - mal , & qu'elle étoit fans connoiffance. A ce récit, je pouffai un cri percant; & devancant ma mère qui fe préparoit k paffer dans 1'appartenaent de ma bonne , je courus de toutes mes forces, & la trouvai fur fon lit ne donnant aucun figne de vie. Je me jettai fur fon corps en la ferranjt  33*5 L" A m a n f dans mes bras; c'eft alors que je Tui dis les chofes du monde les plus touchantes; ce qui faifoit fondre en pleurs tous ceux qui en furent témoins. Ma .mère me voyant fur le corps de cette moribonde, eut befoin de toute 1'autorité qu'elle avoit fur moi pour m'en arracher. Les médecins arrivèrent; mais la malade fut plus de trois heures a revenir de fon évanouiffement : m'ayant appercue auprès de fon lit fondante en larmes , elle me dit : Ne vous affligez point, mademoifelle , & gardez ces précieufes marqués de fenfibilité pour une meilleure occafion. Faffe le ciel que vous n'ayez de votre vie un plus grand fujet de trifteffe ! Comme les médecins avoient ordonné qu'on la laiffat dormir, il ne refta qu'une femme pour la garder dans la crainte de quelque accident. Je fus pendant tout le repas d'une trifteffe affreufe. Mon père me badina & me dit mille chofes plaifantes , s'imaginaht par-la faire diverfion a ma douleur, mais elle étoit trop vive pour être diffipée ; & ma mère s'appercevant que le badinage me défoloit : j'approuve, ditelle, que Julie foit fenfible a 1'accident de fa gouvernante; c'eft une marqué affurée de fon bon cceur. Je demandai la permiffion dem'aller souchsr, mais au lieu de dormir ? j'employai tout§  Salamandre. 3^ toute Ia nuit è faire des réflexions fur ce que ma bonne m'avoit dit. Je ne doutai point que la réfolution qu'ebe avoit prife de me quitter, n'eüt été ia caufe de fon accident; je me levai tard, & ma mère me fit dire de 1'aller joindre au jardin. Elle obfervoit ma démarche, & comme,je voulus paffer dans 1'appartement' de ma bonne, elle me dit en m'arrêtant : je fuis jaloufe, ma chère Julie, des empreffemens que vous marquez pour votre bonne; il me femble que les prémices de votre attention me font dues par préférence. J'avoue, lui dis-je ' que ,e mérite ce reproche, & les larmes m'empechant de pourfuivre, elle m'embraffa fans nen dire, me prenant fous le bras pour nous promener. Elle garda quelque tems le fllence & le rompit pour me dire qu'elle avoit une' tnfte nouvelle a m'apprendre au fujet de ma gouvernante. Elle eft morte, m'écriaw avec tranfport ; non ma fille , mais nous ne la verrons plus, felon toute apparence : el!e eft morte pour nous. Après un long affoupiffement, fa garde s'eft réveillée, & n'a pIus trouvé perfonne : la malade avoit difparu • mats on ne 1'a point vu fortir. Une lettre qu'on a trouvée fur la table memarque que de fortes raifons 1'ont.forcée k me quitter, & qu'il ne lui eft pas permis de m'en dire davantagë- elle lome XXXIV. y 9  33$ l' A M A N f me rend mille graces de mes attentions poüF elle. A 1'égard de fon évafion furtive , que c'eft la tendreffe qu'elle a pour vous qui lui fait faire cette démarche; elle vous prie, en finiffant, de ne point vous attrifter de fon départ. Que penfez-vous, ma chère fille , me dit ma mère, me voyant tout en larmes? ma réfolution eft prife, lui dis - je : laiffez paffer ces premiers mouvemens qui font affez naturels pour une perfonne que je vois auprès de moi depuis mon enfance; je ferois un monftre d'ingratitude, fi je ne d'onnoi-s pas des preuves de ma fenfibilité. Je gardai le filence : quoique je fuffe au fond du cceur extrêmement touchée, je né le fis aucunement parortre aux yeux de ma mère; elle en fut la dupe, ne me croyant pas capable de ce rafinement de politique. Cependant, ma chère coufine, il n'y a point de jour que je ne la regrette ; vous feule êtes capable de me faire fupporter fa perte : 1'image du Salamandre eft toujöurs gravée dans mon cceur, je la porte en tous lieux , & je 1'adore fans ceffe. Vous ne favez peut-être pas ce que c'eft qu'un Salamandre, c'eft le nom que 1'on donne a certains efprits aériens, car on en diftingue de deux fortes; les uns Sylphes, qui habitent dans les airs; les autres font Salamandres qui vivent dans le- feu j ils prennent fou*  Salamandre. 339 Vent la figure humaine, lorfqu'il leur prend envie de fe répandre parmi les humains. riufieurs d'entr'eux fe font communiqués è des mortelles, pour lefquellesils ont eu de véritables paffions. C'eft un Salamandre qu'il me faut , ma chère coufine; je n'en démordrai point, dites tout ce que vous voudrez, vous n'y gagnerezrien. Je fuis folie felon votre facon de penfer ; mais je fuis hors d'état de guérir de cette prétendue folie. Oui, vous êtes folie, ma chère Julie, reprit ■ma coufine; & cette forcière de gouvernante eft un demon fous une figure humaine, elle a verfé dans votre cceur un poifon qui fera tout Je malheur de votre vie: vous attendrez en vain votre amant chimérique, tandis que votre naiffance, votre beauté & votre brillante fortune vous rendroient la perfonne Ia plus heureufe, fi vous vouliez faire ufage de votre raifon pour jouir d'un bonheur qui ne pourroic vous échapper. Que les parens font malheureux, lorfqu'ils font obligés de confier 1'éducation de leurs enfans k des perfonnes qui leur gatent 1'efprit & le cceurI mais, non, ma chere Julie, je compte que le charme de cette enchantereffe n'aura qu'un tems. Vous êtes actuellement comme dans le palais d'Armide mais vous en fortirez. Penfez tout comme vous Yij  340 U A M A 'N T voudrez fur mon compte ; je vous prie, aü nom de r'amltié qui nous lie , de ne plus me remettre devant les yeux mes foibleffes : occu- • pee a préfent du plaifir que je me propofé de ' goüter dans la fociété de nos deux aimables nones, je les aime de tout mon cceur, & je ferois trés - flattée, fi je pouvois mériter leur efiime. En doutez-vous, reprit ma coufine, faite comme vous êtes, peut-on vous la refufer ? Après bien des propos affez indifférens pour d'autres que des amies, 1'heure du fommeil nous avertit de nous eoucher. Ma coufine dormit profondément; pour moi, je m'enttetenois a mon ordinaire de mes idéés; celles de mon Salamandre m'en donnoient de très-féduifantes, ■que je n'aurois pas changées contre les plus charmantes réalités. On me dira fans doute que • je ne connoiffois pas le réel, & que par conféquent je ne pouvois faire aucune application jufte. Mais paffez moi toutes ces perfpeetives • idéales & déplacées, fi vous le voulez. Pendant 1'efpace de quatorzemois, nous paffames une vie enchantée , nous étions inféparables, les deux nones, ma coufine & moi. II n'en étoit pas de même des autres religieufes; notreNunion excitoit leur envie. Je neferai point ici le détail de la vie du couvent, vous la fa-  5 A £ A, M A N D- ït E. 3-415 vez comme moi; la promenade , la récréation les vifites , fur-tout a madame 1'abbefTe , rempliffoient le vuidede la joürnée. Le parloiravoit. fon tour; je ne pouvois refufer d'y recevoir plufieurs dames du voifmage, amies de ma. mère ; elles me louoient beaucoup du parti que j'avois pris. Comme je ne voyois que des. dames, je n'avois plus cet air dédaigneux dont, on m'avoit fait un crime ; ëlles étoient enchantées de 1'accueil que je leur faifois. A 1'égard; de mes anciens adorateurs, il en étoit venu plufieurs me demander ; je refufai toujours conftamment de les voir, jeleur fis dire que j'étois. très-fenfible a 1'honneur qu'ils me faifoient,. mais que la bienféance ne me permettoit point de les recevoir. Je me fatisfaifois en ne les voyant point, & cette facon d'agirpaffa dans1'efprit du public pour une marqué de prudence. & de vertu; ce qui acbeva de me gagnerl'eftime de tout le monde. Dieu fait comme je laméritois; fi 1'on avoit pu lire dans mon cceur ,„ on en auroit bien rabattu ; voila comme on prend fouvent le change , quand on jtige finales apparences. A mes idéés, j'étois fort contente; la vie douce tk tranquille que je menois», étoit tout-a-fait de mon goüt; j'étois d'ailleurs. flattée par 1'idée de voir quelque jour paroitre? mon Salamandre fous une figure charmante». Ydj  34* L' A M A N T J'avois oui-dire que ces divinite's habitoient dans le feu; lorfque la faifon d'en avoir étoit arrivé, je me tenois toujours vis a-vis ie foyer ; & quand je me trouvoisfeule, je comptois voir un tourbillon de feu s'éiever du milieu de la cheminée, dont devoit, fuivant mon idéé, fortir mon amant, pour s'élancer dans mes bras. Ah! que le moment qui devoit opérer ce grand miracle, tardoit a mon impatience ! II y avoit du tems que je vivois dans cette belle retraite , lorfque je fus obfigée d'en fortir pour les raifons que je vais expofer. L'abbeffe avoit un neven d'une figure fort aimable; il dtoit arrivé depuis peu de Paris, ou il avoit appris tous les exercices & les fciences qui' conviennent a une perfonne. de qualité que 1'on deftine a jouer un grand röle dans le monde. II n'e'toit pas de notre province; fon père étoit attaché è la cour , & pendant fon quartier , fa familie venoit paffer fix mois de 1'année dans la capitale. Ce jeune homme , outre I'avantage de la figure , avoit un efprit inruil, étoit complaifant pour les dames, & capable de concevoir une belle paffion. Quoiqu'il eut ving't ans accompli , & peut-être un penchant naturel au plaifir, il avoit foutenu fa liberté fans la perdre au milieu des plus grandes beautés de Paris; il avoit  S A t A M A N Di R E. 343 tnême réfifté., par une fageffe bien- rare, aux agaceriet des eoquettes qui font des plus fédui* fantes dans cette voluptueufe ville. Je ne parle point de celles qui font un commerce infame des appas qu'eiles ont recus de la nature: ces fortes de filles-ré voltent les perfonnes bien nées; la délicateffe ne fouffre point de pareilles intrigues. Ce jeune feigneur avoit un cceur tout neuf. II fut reept dans 1'abbaye avec joie & diftinction.-L'abbeffe lui avoit fait préparer un appartement, & cette bonne dame qui ne 1'avoit vu que dans fa tendre enfance, le dévo* roit des yeux ; ce que je ne dis que fur le rapport de ma coufine. Pour moi, par un pref* fentiment que je ne fais a quoi attribuer, je prétextai.une migraine arTreufe : & pour mieux foutenir la gageure ,je me fis mettre au lit; L'abbeffe parut-fenfible a. mon indifpcfition: ce qu'elle ne manqua pas de témoigner a ma parente , en 1'affurant qu'elle me viendroit vair avec fon neveu. C'eft alors qulelle lui fit un portrait, fi avantageux de', moi y qu'il brüloit d'impatience de. me voir. Son premier foin fut au fortir de table d'engager fa tante de le conduire chez la belle malade. L'abbefle m'envoya demander fi fa vifite me feroit plaifir , je n'héfitai point a. lui faire dire que j'étois prête 3 recevok 1'honneur qu'elle vouloit bien ma  344 L' Amant faire. Ma coufine m'avoit prévenue, & j'avois eu quelqu'envie.de me difpenfer de la réception. Mais ma parente s'y oppofa, me difant que 1'abbeffe pourroit favoir que ma maladie n'étoit qu'une feinte, ce qui l'incf.fpoferoit contre moi; que dans 1'intentior. öii j'étois de refter encore dans Ie couvent, je rïfquois de n'avoir plus le même agrément, I'abbeife ayant lieu de fe plaindre de moi : qu'au fwplus fi c'étoit pour éviter de vo:r le jeune comte, je ne pouvois m'en difpenfer, puifqu'il avoit annoncé dés fon arrivée qu'il venoit paffer un^mois avec ta tante :ap-ès tout , pourfuivit ma coufine, craignez-vous que la vue de ce jeune cavalier vous faffe perdre 1'idée de votre efprit aenen?-ou bien êtes-vous devenue raifonnable? non, lui répondis je brufquement, pour mettre fin au ton railleur qu'elle vouloit prendre , rien ne faüroit me faire perdre 1'idée de «non invifible. L'amant de la mère desamours* avec tous les charmes qui lui méritèrent la .tendrefle de-cette immortelle beauté ,' ne 1'emportoit pas fur mon adorable Salamandre. Vous le prenez fur un ton divin , reprit ma cou'fine ; c'tft dommage que vous ne foyez pas dans le goüt de faire des vers, car vos exprek fions font poétiques , & vous feriez les plus belles élégies du monde, fi vous vouliez vous  Salamandre. 34^ amufer avec les mufes. Avez-vous encore quelque chofe a dire, lui répondis-je, non, ma chère Julie , mertons vos idéés a part: vous êtes toute,charmante. Je donnerois tour au monde pour que le jeune comte rompit le charme que vous a donné votre indigrfe gouvernante ; du moins a-t-il tout ce qu'il faut pour opérer ce grand miracle. Je m'imagine que fon cce^r ne v ous éehappe'ra point, & vous confe'ifle de n'en point uier avec lui, comme vous ■ avez fa.:r jufqu'a pféfent avec tous vos adoratèurs. Vous éres folie , 'ma chère coufine ; dé quel dioit , lui dis je , venez-vdus me jeter k la tête lc cceur de ce jeune homme, qui me verra peut êire fans la moindre émotio i ? qui fait même fi quelqu'une de ces beautés , dont Paris fourmillé , ne s'eft point emparée de ce cceur dont vous voulez me faire préfent ? Non, ma chere Julie , me dit ma parente , il 1'a fauvé des attaques des coquettes;il en a fait 1'aveu même a fa tante , de la facon du monde la plus fpirituelle. Notre converfation finiffoit quand on annonca 1'abbeffe & fon neven , accompagnés de mes deux amies. J'étois fur mon lit dans un négligé fort galant, & je n'avois point du tout Pair d'une malade : toutes les graces d'une première jeuneffe brilloient fur mon vifage il  3~4& L' A; M A N ?! fembloit que ma fituation y ajoutoit de nou^ veaux charmes. L'abbeffe me badinant fur ma prétendue migraine : vous voila charmante , me dit-elle , jamais je ne vous ai vue fi belle : J-'ai cru que mon neveu fortiroit fain & fauve de votre appartement, mais je vois qu'il n'en échappera pas fans y laifïer fa liberté : le mal même refpecfe vos charmes, & vous ménage fi bien que vous foufFrez fans que votre beauté en foit altérée. En vérité, ma chère tante , s'écria le jeune comte „vous avez le fecret de deviner les ceeurs: ce que vous venez de dire conviendroit mieux dans ma bouche que dans la votre pour une dame qui n'a vécu que dans le couvent, vous n'entendez pas mal le jargon du monde. Vous êtes bien jeune , mon neveu, répondit 1'abbeffe , fi vous penfez que les relb gieufes ne favent réciter que leur office : vous fortirez de cette erreur, lorfque vous aurea paffé quelques jours dans ce cloïtre. La converfation roula fur les plaifirs que 1'on goütoit a Paris : le comte paria de tout en homme d'efprit, & ne difoit pas une parole fans jetter un regard fur moi : m'en étant appercue, je baiflai les yeux jufqu'au moment que la compagnie prit congé de nous. Après une vifite de deux heures, 1'abbeffe nous- invita a diner pour le lendemain.  Salamandre. 347 Dès que nous fümes feules avec ma coufine , elle s'empreffa de me demander ce que je penfoisdu comte. Rien ne doit vous avoir échappé, ma chère Julie ; vous avez peu parlé , par conféquent vous avez eu le tems de faire des remarques plus juftes que celles que j'aurois pu faire, m'étant engagée plus avant que vous dans la converfation. Oui, ma chère coufine , j'en ai fait, & je vais vous fervir a votre goüt, car vous me paroiffez enthoufiafmée du mérite du comte. J'avoue que ce jeune homme eft trésaimable, autant par la figure que par 1'efprit; mais, fi je ne me trompe, il fent tout ce qu'il vaut. Quoiqu'il fe foit bien ménagé dans le récit qu'il nous a fait de Paris, je crois qu'il ne feroit pas fiché qu'on s'imaginat qu'il n'a tenu qu'a lui de captiver le cceur des beiles du premier ordre; défaut que je détëfierois dans un amant. N'êtes-vous pas de mon avis, ma chère coufine ? Non , Jalie , reprit-elle ; je n'ai garde de trouver un défaut auffi groffier dans le caraöère d'un jeune homme qui me parcit accompli; vous lui faites un crime d'avoir un peu d'amour - propre : eh ! qui n'en a point? mais on paffe ce petit trait de' fatyre a Pantagonifte du genre humain. Si jamais je vois fortir de la cheminée votre Salamandre, il aura beau fe revctir d'une belle humanité, je 1'examinerai  '34$ V A M A N T de fi prés , que je trouverai fürement dë quoï prendre ma revanche.... De la facon dont vous me parlez , belle coufine , lui dis - je , il femble que vous adoptiez le comte pour votre amant; vous ne m'avez demandé mon avis que pour mieux favoir a quoi vous en tenir fur fon compte. Dans la crainte que vous avez que je ne devienne votre rivale, je fuis füre que vous ne fouhaitez rien tant a préfent, que de voir paroitre mon Salamandre : ne craignez: nen , ma chère , je vous céde de bon cceur toutes les conquêtes que mon peu de beauté me pourroit procurer ; foyez tranquille lade flus: quand même le jeune comte me'donneroit la préférence fur vous , la facon dont j'en uferai k fon égard faura bien le rebuter.. Nous.fommes dans un-fiécle oii les amans re- butés & toujours conflans font rares Era yérité, ma chère Julie, je vous ai bien de 1'obligation de me céder une conquête dont vous ne voulez faire aucun ufage : mais plutót nousfommes bien folies toutes deux de nous renvoyer tour-a-tour un cceur qui ne nous a point été offert; peut-être même que le comte nepenfe ni a l'una ni a 1'autre. Je fouhaite toujours, repris-je , qu'il ne jette poinrun dévolu fur moi; fa tendrefle me feroit k charge , &c comme ma rigueur a fon égard pourroit. me  Salamandre. 24a brouiller avec madame 1'abbeffe, je ferols obligée de quitter le couvent, quoique je m'y plaife beaucoup. Parlez fincèrement, ma chère coufine , le cceur du comte viendroit-il a propos pour mettre a pront la tendrefle du votre i Je conviendrai de tout ce que vous voudrez, ma chère Julie, reprit ma coufine.... Elle finiffoit ces mots, quand nous vïmes entrer nos deux amies. La converfation ne roula que fur le jeune comte. La blonde aux yeux mourans en paroiflbit enchantée, mais fa compagne ne penfoit pas de même. Après bien des propos vagues, nos amies fe retirèrenr. Le lendemain nous fümes voir Tabbede : le comte ne s'y trouva point: il vint a 1'heure du diner, auqueï les deux religieufes avoient été invitées. Ce jeune homme fit plus briller fon efprit que la veille ; mon amie aux yeux mourans acheva d'en être charmée; è 1'égard de ma coufine, elle eut un air rêveur, qui, joint k la converfation de la veille, me donna lieu de penfer que fon cceur étoit pris: je ne me trompois point, comme vous le verrez par la fuite. Le comte m'adreflbit fouvent la parole & me lancoit des regards qui n'étoient point cquivoques; ce qui ne me donna pas lieu de douter qu'il ne fut épris de mes charmes, & ce qui me caufa un véritabie chagrin , pré-  L' A M A N T voyant les fuites que cette paffion pourroit avoir. Après le diner 1'on propofa une partie de promenade , &c 1'abbeffe, pour mettre la jeune comte a fon aife , lui ordonna de me donner la main , ce qu'il fit avec un tranfport de joie qu'il ne cacha point au yeux de la compagnie. Le comte , quoique jeune , avoit 1'air du grand monde , ou 1'on acquiert cet air libre & aifé qui fait les délices de la converfation ; mais dans ce moment il avoit un air embarraffé. Que ma tante eft heureufe, me dit-il, ma demoifelle , de renfermer dans fon petit empire une beauté de votre mérite ! mais que fon bonheur va me coüter cher, puifque, fi vous n'avez quelque bonté pour moi, je vais devenir 1'homme du monde le plus è plaindre! Oui, mademoifelle, le premier moment de votre vue a été celui de la perte de mon cceur : vous y avez allumé un feu qui iie s'étèindra qu'avec ma, vie. Un aveu fifubit vous furprend peut-être : les perfonnes de votre mérite font accoutuméesa plus de ménagement; ce n'eft point après deux jours de connoiflance que 1'on fe trouve expofé a recevoir une déclaration d'amour auffi cavalière: je conviens de mes torts & de cette irrégularité; mais, belle Julie, ne vous en prenez qu'è vous-même : la violence de la paffion  $ A t' X" M % S D R I? ( ff| ,fc|üe Vous m'avez infpirée fait tout mon] crime.... II fe tut: pour moi je pris le parti de tournee le tout en raillerie, -quoique dans le fond je fuffe choquée de 1'aveu peu refpectueux qu'i] venoit de me faire. Je vois bien , monfieur, lui répondis-je , que vous voulez vous égayer un moment aux dépens d'une jeune perfonne fans expériencé, & favoir de quelle facon je puis recevoir un jargon qui m'eft inconnu:i! eft vrai que toute jeune que je fuis, des Adorateurs en affez grand nombre m'ont fait Ia cour; mais aucun n'a jamais eu Ia hardieffe de me tenir des propos pareils aux vötres.Un jeune homme fait comme vous êtes, fe croit tout permis; ainfi, monfieur, fans pouffer la matière plus avant , je vous prie de ne me plusparler fur Ie même ton.... Je mérite, mademoifelle , reprit le comte, la réponfe que vous me faites; mais permettez-moide vous dire que rien-n'eft fi réel que les fentimens dont 1'aveu me rend fi coupable.Je ne vous impor*' tunerai plus en vous parlant d'une paffion qui vous déplaït; mes foins, mes attentions parleront pour moi. Si tout cela neme réuffit point,' je m'interdirai votre vue, fanscefferde vous aimer Pour finir «ne converfation qui comme^  31* V A M A n T coit a m'ennuyer, je rejoignis 1'abbeffe avec fa compagnie , & nóus ious promenames tous eniemble : ma coi fine me rtgarda d'un air •froidqui me piqua , & !a belle blonde en queftion , d'un air de langueur , qui me fit pitié. Dins le deffe.in d'éclaircir mes doates, je prétextai 1'arrivée d'un courier pour répondre k quelques lettrés que j'avois revues , mais dans le fond pour avoir la liberté de me retirer : .ce que je fis avec ma parente. Le comte nous reconduifit dans notre appartement, & a peine fümes nous aflifes , que ma coufine me dit: oü en êtes-vous avec le comte } Au terme oü vous voudriez bien en être , repris-je : vos conje&ures fe font trouvées juftes ; fon cceur ne m'a point échappé : il a pris la liberté de me le dire avec un air affez cavalier , & tel apparemment qu'il 1'avoit avec fes coquettes de Paris, dont il nous érourdit hier. Mais pour jn'être pas forcée a lui dire quelque chofe de défobligeant , j'ai pris le parti de tourcer fes difcours en raillerie : ce qui Ta fait rentrer dans fon devoir , dont il s'étoit un peu trop écarté/Il a fini en m'affurant qu'il ne me parleroit plus de fa paffion , mais qu'il m'aimeroit toujours: & c'eft pour le coup , ma chère coufine , que je vous céde le cceur du comte. Que me fert cette cefiion, ma chère Julie , ce  Sa£amandrë; 3^' ee jeune feigneur n'y foufcrira point: quelle apparence qu'une perfonne qui eft dans vos fers, veuille les rompre pour prendre d'autres lieus ? quand même vous exerceriez fur hu toutes vosrigueurs , qui pourroient opérer fa guénfon, pourrai-je me flatter de prendrè votre place ? Non, je ne 1'efpère point: j'aime, oui , j'aime le comte a la fureur. J'ai fait tout pour réfifter a ce malheureux penchant; mais Ü 1 emporte fur ma foible raifon: je vais faire ici le röle de reine deroman: le comte ne faura jamars que je 1'aime: je mettrai tout en ufage pour arracher cet amour malheureux de mon cceur. Si je ne puis réuffir , comme il y a grande apparence, je prendrai le parti du célibat: cequi me fait le plus de peine , c'eft que je ferai forcé de vous quitter & d'aban- donner cet aimable afyle Vous parlez de me quitter, ma chère coufine ! que deviendrai-je, étant féparée de vous? livrée è moimême , quel parti prendrai-je ? Ne m'abandonnez pas : dites-moi plutöt le lieu que vous voulez habiter: je vousfuivrai jufqu'au bout du monde. Ma coufine, fautant k mon cou, m'embraffa avec tendrefle , le vifage tout mouillé de larmes: j'en répandis a mon tour, & nous fïmes enfemble des projets dontl'exécution ne fut retardée par aucun obftacle. Tornt XXXIK. 2  354 L' Amant J'écrivisa mon Intendant ,avec ordre de m'apporter une fomme affez confidérable: je pris des mefures avec lui, pour qu'il me fit toucher mes revenus a 1'endroit que je lui marquois. II ne fe paffa rien d'extraordinaire depuis notre dernière converfation avec ma coufine, li ce n'eft que la jeune Blonde dont j'ai parlé , nous fit 1'aveu de fa paffion pour le comte. Elle en étoit folie , & chacun s'en appercut: nous eümes beau lui confeiller de fe contraindre , elle n'en fit rien : a 1'égard des autres religieufes, quelques-unesd'entr'ellesn'auroient pas été fachées de lui plaire ; mais la crainte des fuites, jointe k 1'exactitude de 1'abbefTe k maintenir le bon ordre , les retint dans les bornes de leur devoir. Malgré les agaceries de ce jeune feigneur , elles furent fe refpecT er & mettre un freina leurs défirs. Cette conduite me charma; &jeme fus bon gré de les avoir eftimées. On a bien raifon de dire que les préjugés de 1'éducation, foutenus du bon exemple , font comme les remparts du cceur, & qu'ils s'oppofert toujours aux efforts du vice qui voudrcit s'y gliffer : au refte, le comte me tint parole ; il ne me paria plus de fa paffion : fes refpeéts étoient infinis toutes les fois que je me trouvois  Salamandre. 3^ avec lui. De mon cöté , je le comblois de politefie : ma coufine , dont la paffion prenoit chaque jour de nouvelles forces, fouffroit mille tourmens ; elle évitoit de fe trouver avec le comte , mais elle ne pouvoit y parvenir. II la cherchoit avec empreffement, pour tacher de fe la rendre favorable auprès de moi , & ne ceffoit de I'entretenir de la tendreffe que je lui infpirois. II y avoit deux mois que j'avois écrit a mon intendant, & j'attendois fa réponfe avec irrpatience , craignant quelqu'attaque de 1'abbeffe au fujet de fon neveu. Ce que j'avois craint arnva : 1'abbeffe manda ma coufine pour le rendre dans fon appartement ; je devinai d'abord quel étoit le mofif de cette vifite : voici la converfation que je rends telle que' ma coufine me la rendit. Eb bien, mademoifêlle , lui dit 1'abbefTe en la voyant arriver , quel fera le fort de 1'aimable Julie ? A-t-elle quelque vue d'établifiëment ? Car enfin, il faut qu'une perfonne de qualité prenne fon parti; il n'y en a que deux a choifir pour les perfonnes de fon rang : 1'hymen ou Ie couvent. Ce dernier ne paroit pas convenir k cette aimable fille ; ce qui m'engage è vous faire un aveu fincère des vues que j'ai touchant mon neveu : je lui crois toutes les Z ij  355 L' A -M A N T qualités qui rendent un jeune homme accompli ; mais cet avantage ne fuffiroitpas, s'd neconvenoit a la belle Julie du cöté du bien & de lanaiffance. En un mot, il a tout ce qu'il faut pour .re une femme heureufe. Faites favoir mes intentions a votre. belle coufine; je ne doute point qu'elle n'accepte le parti que je lui propofé. ... Elle avoit raifon de penfer de mème; le jeune comte étoit un parti très-avantageux pour moi de toutes les facons : fant les chimères dont j'avois été bercée, j'en aurois fait mon époux. Ma coufine en me rendant compte des difpofitions de 1'abbefTe a mon égard, fe dépouilla de 1'intérêt de cceur qu'elle pouvoit avoir datis cette affaire ; elle fit même tout ce qu'elle put pour m'engager a devenir 1'époufe du comte; mais elle n'avanca rien. Quelle réponfe faire a 1'abbeffe , me dit ma coufine ? Je la ferai moi-même, repartis-je. Le lendemain matin je fis demander une audience particulière k cette dame , qui me fut accordée. Après bien des politeffes de part & d'autre, il fut réfolu que j'écrirois k ma familie , k qui je devois cette attention ; quoique je n'euffe , comme je 1'ai déja dit , que des parens fort éloignés. J'avois réfolu de fortir de 1'abbaye , & je crus que c'étoit le meilleur parti qiie j'avois k  Saeamanetrè. prendre pour me défaire des perfécutions de Ia tante , & des importunités du neveu. Ge dernier , fans me parler ni de fon amour m de fes prétentions , me faifoit réguliérement fa cour : ma coufine avaloit a longs fraits le poifon que cette dangereufe vue répandöit dans fon cceur. Cependant mon homme cPaffaire m'apporta la fomme que j'avois demandée , avec une lettre pour Paris, adreffée k quelqu'un de fa connoiffance, qui devoit nous onenter dans cette immenfe ville. Je lui dis de venir nous prendre dans deux ou trois jours, & de fuppofer une querelle arrivée entre mes* vaffaux dans une de mes terres,'oii ma préfence étoit néceflaire. Au refte, cet homme, outre qu'il avoit de Pefprit & de l'intelligence ,. m'étoit entiérement attaché; ce qui 1'engagea^ par zèle a me propofer de me fuivre a Paris, dont il connoiffoit parfaitement la carte. Cette propofitibn me plut : il fut décidé qu'il feroit dU voyage ; il étoit même plus décent pour nous d'avoir un conduftèur. Après que nous eumes pris toutes les mefures & les arrangemens convenables pour notre déparr, pour ne donner aucun foup5on de notre fuite, nous ne flmes de paquets que ce qu'il en falloit pour la route : le couvent hérita du refte. Nous.mimes dans la confidence nos deux amies . Z ii j  35§ L' A M A M T avec promeffe de leur écrire, fans cependani leur dire oü nous allions. Je leur fis entendre que 1'a verfion que j'avois pour tous les hommes me mettoit hors d'état d'accepter 1'honneur que le comte vouloit me faire : ce que j'avois caché parfaitement a 1'abbelTe , fentant bhn que ma fincérité m'expofoit a quelque violence de la part de fon neveu. Ces deux charmantes perfonnes entrèrent dans mes raifons: nous répandimes bien des larmes de part &c d'autre , en jurant de nous aimer toujours. Après cette converfation, nous allames chez 1'abbeffe, oü nous ne fümes pas plutöt, que la portière virt m'avertir de la part de mon intendant, qui demandoit a me parler ; je volai pour Palier joindre avec ma coufine. Dès que je parus, il me dit feulement : Mademoifelle , il faut partir ; vos vaffaux ont pris querelle entr'eux , & plufieurs font déja morts fur le champ de bataille ; ce qui pourroit avoir des fuites facheufes , fi 1'on n'appaifoit ce défordre. Ou vous refpecte , on vous aime , vous n'avez qu'a paroïtre, tout rentrera dans fon devoir; j'ai pour cet effet amené votre équipage, ne doutant point que vous ne vous rendiez a mes juftes repréfentaiions. Vous avez eu raifon de le penfer, lui dis - je : nous allons prendre congé de ces dames, & je pars. J'allai fur le  Salamandre. jy^ champ faire mes adieux a 1'abbeffe & aux religieufes, en leur difant le preffant motifde mon départ. Le comte en foupirant me donna la main pour monter en carroffe.. Etes - vous contente de moi, me dit - il , de 1'air le plus touchant ? Dois-je me flatter que mon refpecT & mon filence auront effacé les impreffions que mon indifcrétion vous avoit données fur mon fujet ? Eft-ce en vain que ma tante m'a fait efpérer la récompenfe de mon amour > Je ne puis le croire, fi votre bouche ne me Faffure. Je crus devoir diffimuler jufqu'au bout; ainfi je n'héfitai point a lui répondre que 1'abbeffe s'étoit expliquée fuivant mes intentions.... A ces mots le comte me ferra Ia main i & la baifa avec le plus vif tranfport; ce qui faillit a faire mourir ma coufine : heureufement nous n'avions qu'un pas pour monter en carroffe. Notre équipage étoit brillant; il ne nous manquoit que des laquais; mais nous avions jugé a propos de n'en point prendre , de peur que quelqu'indifcrétion de leur part ne fit connoitre le lieu de notre retraite. Mon intendant étoit monté comme un SaintGeorges : il pouvoit avoir fa cinquantaine. Outre qu'il étoit bien fait de fa perfonne, il avoit eu la précaution de fe mettre au mieux; on Fauroit pris a fa figure pour un homme di Z iv  3^° L' A M A N T qtialïté : dans la marche il fe tenoit a Ia portiere avec un air de gravité qui nous réjouiffoit; notre converfation pendant la route ne roula que fur le comte, & fur les différens caraclères des perfonnes que nous venions de quitter. Nous arrivames a Paris le quatrieme jour , aux flambeaux ; nous fümes defcendre au faubourg Saint-Germain, dans un hotel oü nous trouvSmes un trés-bel appartement. On nous fervit a fouper : ma coufine obfervolt un morne filence, & je le rompis en lui difant: eh bien, ma chère, ne vous fentez-vous pas plus tranquille que dans le couvent dont nous fortons ? Que me ditès-vous, ma chere Julie ? puis-je 1 'être nulle part, ayant le ceeur déchiré par une paffion malheureufe, qui s'irrite encore par les tourmens que je fouffre. Ce qui me défefpère, c*eft d'avoir une rivale que je ne veux ni ne puis haïr. Ah J ma chère, malgré vos foins & votre amitié, je regrette le couvent; il me femble que la vue du comte adouciroit mes maux, au lieu que fon abfence les redouble. Que vous dirois-je, ma chère Julie; je ne fuis point d'accord avec moi-même; je ne feai ce que je veux; je crains de me voir forcée è vous qukter : non, je ne guérirai jamais; la bleffure eft trop prc-fonde : il ne me refte pour reftource que ie couvent ; du moins y ferai-je è portee  Salamandre. 361 de travailler a mon falut : je ne prendrai ce- pendant aucun engagement Fort bien , ma chere coufine, lui répondis-je : eft-il poffible qu'après toutes les marqués d'amitié que vous m'avez données depuis que nous vivons enfemble, vous vouliez les démentir en m'abandonnant? Que vais je devenir, fi vous me livrez k moi-même ? C'en eft fait, ma chere Julie, reprit ma coufine , voyant que j'avois accompagné mes dernières paroles d'un torrent de larmes; je renonce a tous mes projets; je ne vous quitterai plus: fongeons a nous arranger de fa?on que nous ne foyons point k portée d'être découvertes par le comte. Quel genre de vie allons-nous mener ? je crois qu'il faut faire 1'acquifition d'un hotel commode dans ce fauxbourg, qui foit k portée du luxembourg, c'eft une promenade affez fréquentée, oii Fon refpire Fair le plus pur, celui de Ia campagne & de la folitude» La promenade, la leöure, les fpeétacles feront nosoccupationsordinaires: approuvez - vous cette fagon de vivre, me dit ma coufine ? J'approuve tout ce qui vous fera plaifir, lui dis-je , & je n'aurai jamais d'autre volonté que la votre. Un moment après, mon intendant vint me dire qu'il venoit prendre mes ordres pour partir: vous êtes bien prcffé, lui dis-je; k peine avons  L' A M A N T nous en le tems de refpirer, que vous parlez de partir. Jene puis me paffer de vous; il feut que vous m'achetiez une maifon qui foit prés du Luxembourg ; tSchez d'en trouver une avec un jardin ; faites-en 1'emplette en votre nom : je ne veux point paroïtre. N'épargnez nen pour que nous foyons bien logees. Cet intendant fortit pour exécuter mes ordres. II chercha long-tems, & revint me dire qu'il avoit trouvé ce qui pouvoit nous convenir, mars qu'il n'avoit rien concl'u pour le marcbé , fe refervant de terminer après que j'en aurois dit mon fentiment. Nous montSmes en carroffe; nousrrouvSmes la plus jolie maifon du monde, i laquelle on auroit pu donner le nom d'hötel: d y avoit un beau jardin, & tous les appartemens étoient bien diftribués. Mon intendant conclut le marché : dès le lendemain il mit des ouvriers pour y faire les réparations néceffaires ; ce qui fut achevé dans quinze jours. Nous allames 1'habiter , après 1'avoir fait meubler très-galamment; nous y trouvames 1'utile & i'agréable; il avoit eu le foin de nous donner une cuifinière de fa main, un cocher, mais aucuns laquais, pour ne nous pas faire remarquer. Nous avións quatre domeftiques en comptant nos femmes - de - chambre, toutes perfonnes dont nous étions süres f our la fidé-  Salrmandre; 365' Ilté. Voila bien des précautions; a quoi fervoient-elles , puifque nous ne dépendions de perfonne ? Ce que j'en faifois n'étoit que pour n'être pas excédé par le comte ; ce qui n'auroit pas manqué d'arriver, s'il avoit fu notre demeure : ce n'eft pas que je n'eufle pu me difpenfer de recevoir fes vifites; mais il auroit inceffamment fuivi nos pas; ce qui nous auroit extrêmement gênées. Voila quel étoit le motif des mefures. que je prenois pour être inconnue a Paris, 011 n'ayant plus befoin de mon intendant, je le laiffai partir; tk. nous le chargeames de deux lettres pour nos deux amies au couvent que nous venions de quitter. Nous leur fimes un détail de la vie que nous menions, en les priant de nous marquer ce que 1'on difoit de notre fuite. Nos lettres nniffoient par des proteftations de la plus tendre amitié, en leur recommandant de faire tenir leurs réponfes a notre intendant. Nous nous appliquames a former une bibliothéque choifie, & nous nous arrangeames avec un libraire qui nous fourniffoit tout ce qui paroifToit de nouveau. La lecTure, Ia converfation, la promenade, le fpecfacle deux fois la femaine , varioient nos amufemens. Quand nous choififfions le fpeöacle, nous allions au paradis, trés - négiigées, de peur de rencon-  3^4 L'Amakt trer Ie jeune comte, fans qu'il nous foit jamais arrivé la moindre aventure ; ce qui paroïtra lans doute extraordinaire , étant fouvent expo* fees è n'avoir que du défagrément dans ces P[aces peu honorables. C'eft ainfi crue nous vivions tout uniment, mais fans ennui, fans mqmetude , par les mefures fages que nous premons, & que diöe la prudence. Cependant nous recümes les réponfes de nos amies. Elles nous marquoient que 1'on preffentoit bien que je ne reviendrois plus ; que 1'abbeffe étoit piquée au vif contre moi ; que le jeune comte étoit au défefpoir; qu'il etoit parti pour Paris ; que toutes les relig.eufes faifoient de trés-mauvais contes 5 mon fujet; qu'eiles difoient que la leéfure des romans nous avoit gSté 1'efprit; que nous etions allé courir le monde pour avoir des aventures, en attendant que nous trouvaffions queiques chevaliers errans ; que nous avions pns notre intendant en guife d'écuyer ; qu'il J avoit cependant apparence que nous avions fait fortune, puifqu'i! étoit de retour dans mes ten-es ; qu'on avoit voulu Ie faire venir a 1'abbaye pour favoir de nos nouvelles , mais qu'il avoit prétexté des affaires indifpenfables;, qu'a 1'égard de 1'endroit oii je pouvois être , ii avoit des ordres précis- de moi pour ne Ie  Salamandre; ^ «ïécouvrira perfonne. Notre amie nous mandoit encore que la belle Blonde fe mouroit damour pour le comte ; qu'elle étoit tombée dans une langueur qui faifoit craindre pour fa vie; qu'elle avoit fait tout fon poffible pour la guenr de cette malheureufe paffion, mars quelle avoit Ia douleur de voir fon peu de lucces, & que toutes les remontrances ne 1'empecheroient point de perdre une amie fi chère qu elle en feroit inconfolable, & qu'elle ne pourroitMui furvivre , après la perte qu'elle venoit de. faire par notre féparation Elle «pnmoit tous fes fentimens d'un flyfe oui nous attendriffoit jufqu'aux larmes. \ Nous vivions ainfi tranquilles & hèureufes " autant que peuvent 1'être deux perfonnes qui ont Ie cceur prévenu , lorfqu'un jour nous promenant au Luxembourg, une dame affez bien mue s'offrit a nos regards. Elle paroiffoit avancee en age, mais d'ailleurs femme de trèsbonne mine ; elle avoit la moitié du vifaee cachee dans fes cornettes, & nous regardoit Went, en affeöant de fe cacher. Nous étions aiules; elle fe promenoit devant nous; faifant toujoursde même manége. Nous étant levées pour nous en aller, elle m'arrêta par Ia manche, & fe penchant vers mon oreille, elle me dit : Enfin, ma chère Julie, je vous retrouve  366 V A M A N T après vous avoir cherchée long-tems.... Au fon de cette voix qui m'étoit fi famiüère, je ne pris point le change ; je reconnus ma chère bonne; je pouffai un cri de joie en lui fautant au co!, tk la tenant étroitement ferrée dans mes bras. Ma coufine frémit, tk vit trop bien a mes tranfyorts quel en étoit 1'objet : elle avoit concu pour cette femme une invincible averfion. Elle regarda fa rencontre comme la fuite funeflë de mon malheur. Cependant ma bonne nous fuivit a notre hotel. Je lui rendis compte de tout ce qui m'étoit arrivé depuis que je l'avois perdue. Ma coufine qui fouffroit de la préfence de cette femme, avoit paffé dans fa chambre. Je pris ce tems-la pour lui faire 1'éloge de cette chère parente, en lui peignant les obügations efiéntielles que je lui avois , Je refermai les yeux. Alors cette fiüe me ton, Jura au nom de fon maïtre, qu'elle difoit „'être Pas mort, de reprendre courage, &. de me lervir de ma raifon pour me remettre. Elle nje repréfenta combien je me rendois coupable , fi Je m'abandonnois au défefpoir dans 1 etat cntique oü je me trouvois, en portant. dans mon fein le fruit d'une tendrefle oue je devois mieuxménager. Je lalaiffai parler fans lui repondre.... Au nom de Dieu, madame, ne vous laiflez point accabler par une dorfeur 3uffi funefte qu'inutile, Après tout, monfieur Tom XXXIF, g h  V A M A N T n'eft point bleffé mortellement ; il peut en échapper ; c'eft ce qu'on va fa voir dans le moment par les chirurgiens. Ma chère maïtreffe , fecondez mon zèle : lalffez-moi conferver des jours qui me font plus chers que les miens. Je ne m'oppotai point au foin que ï'on prenoit pour me prolonger la vie, mais je gardoisleplus mornefilence. J'étois abimée dans anes réflexions : dieux ! qu'eiles étoient amères ck bien tonchantes ! Ce que ma coufine m'avoit $ fouvent répété revenoit a mon efprit : je ne doutois plus que je n'euffe été le jouet de la fourberie de mon indigne gouvernante. Déplorant mon fort & gémiflant de ma fotte ■erédulité , je regardois d£ns ce moment ma faufïe divinité comme un miférable fans nom , fans naiffance, Pour comble d'infortune , cet indigne amant, tout impofleur qu'il me paroiffoit, tout fcélérat que je le croyois, ne pouvoit cependant fortir de mon cceur qu'il outrageoit fi cruellement. II étoit même des inftans oii fa grande paffion pour moi lui fervoit ■d'excufe. Que vous dirois-je, mademoifelle, tout dépouillé qu'il étoit de fa fauffe divinité «dont il s'étoit adroitemerit fervi pour tromper ana tendreffe, je faifois plus que de Paimer; je 1'adorois. II me fembloit que la pitié que favois de fon malheur ? redoubloit mon amour.  Salamandre: Ifniquement occupée de ce cher criminel, je dis a ma femme-de-chambre d'envoyer fa. voir par un domeftique comment il fe trouvoit. On vint me rapporter que le chirurgen efperoit bien du malade, & que fes bleffures netoient point mortelles. Cette nouvelle me calma pour un moment , & me tranquillifa 1 elpnr que j'avois dans une agitation violente mais ce calme fit place aux plus crueiles réflexions. Dieux 1 quelle eft mon infortune de me voir la viöime de quelque vil aventuner J Oh cacherai-je mon infamie ? Ah' ma chère coufine, pourquoi ne vous ai-je pas crue ? Faut-il qu'une malheureufe prévention mait empêchée de fuivre des avis qui m'étoient diöés par la feule amitié ? Ces juftes maïs inutiles remords,déch,roientfecrètement* mon ame : je me gardois bien de les faire entendre ; ils fe brifoient dans mon cceur J'aurois voulu , s'il eut été poffible, pouvoir derober au public la connoiffance de mon aventure. Pour cet effet, je demandai des nouvelles de ma gouvernante ; je patus furprifé de ce qu'elle n'avoit point encore paru dans mon appartement. On me dit qu'elle étoit auprès clu malade, & qu'elle paroiffolt plongee dans un affreux défefpoir. J'envoyoij Bbij  L' A M A N T & chaque inftant lavoir des nouvelles de mön^' fiëur. C'eft ainfi que je jugeois a propos d'agir dans le cas préfent, pour perfuader a mes domeftiques qu'il étoit réellement mon époux,j d'ailleurs, j'aurois été fort embarraffée de le nommer par fon véritable nom ). On vint me dire qu'il repofoit , que ma bonne ne le quittoit point, & qu'elle avoit engagé le chirtirgien a paffer la nuit ce qui me donna quelqu'efpérance de fa guérifon. Je mourois d'envie de le voir; mais je craigaois que ma vue ne lui devint funefte. 11 y avoit des inftans ou je me repréfentois toutes les belles qualités que je lui connoiffois; fes attentions, fa complaifance & fa foumiflion pour moi , ces tendres empreffemens qui ne s'étoient jamais démentis , & donc il m'avoit donné des preuves fi fenfibles. Hélas ! je convenois que s'il n'étoit pas immortel, comme je ne pouvois plus en douter, il ' étoit du moins digne de 1'être. Je n'en voulois qu'a ma mégère de gouvernante ; c'étoit elle dont la fourberie m'avoit conduite comme par la main dans le précipice, en abufant de mon innocence. Je ne doutai point qu'elle n'eüt forcé ce jeune homme è feconder les projets diaboliques de me perdre ; ce qui m'embarraffoit le^Jplus étoit ce globe de feu,  Salamandre. 389 qui frappant mes regards, avoit pu fe dérober aux yeux de ma coufine. Je, me perdois dans les diverfes pen fées que cette malheureufe affaire lui fuggéroit; c'étoit un labyrimhe d'oii je ne pouvois fortir. Vous fuppofez bien que je pafTai la nuit fans fermer Pceil, & je vis arriver le jour fans avoir goüté les douceurs du repos. Mon premier foin fut d'ordonner a Marianne d'ailer voir fi mon époux vivoit encore: fa réponfe fut qu'il avoit paffé la nuit dans une efpèce de délire , par la violence de Ia fièvre : que le chirurgien avoit vifité fes bleffures; qu'ayant levé le premier appareil, il les avoit trouvées en très-mauvais état; que cependant il ne défefpéroit pas. (Cette fille me dit ces dernières paroles pour ne me pas porter le coup mortel). Que le malade avoit demandé plufieurs fois de mes nouvelles; qu'il me prioit de paffer dans fon appartement, paree qu'il avoit des affaires de la dernière conféquence a me communiquer. A ces paroles je faute du ■ lit, quoique je fus d'une foibleffe extréme ; 85 prenant ma femme-de-chambre fous le bras,: je me traïnai jufqu'a 1'appartement de mon époux* Le chirurgien venoit de fortir , & je ne trouvai dans la chambre que mon abomi» nable gouvernante; elle étoit affife a cöté du Bb iij  |9Ö L* A M a n ï lit, dont les rideaux étoient fermés ; je frém?,« h la vue de ce monftre , elle s'en appercut s & me cédant la place, fans ofer lever les yeux, $ettë furie quitta Pappartement. Mon époux ayant bien compris que c'étoit moi qui venoit d'arriver, me pria d'ouvrir les rideaux, n'ayant pas la force de les ouvrir lui-même. Je le fis en tremblanti il fixa fur moi fes regards, qui, malgréfon état, étoient encore pleins d'amour, & me pénétroientjufqu'au cceur. Je ne puis vous exprimer tout ce que je fentis, a la vue de ce cber crimirtel; tous mes fens furent fufpendus i il me fembloit que mon ame étoit fur le bord de mes lèvres. Le moitrant quï s'appercut de tous les mouvemens qui m'agitoient, me regardoit avec attention ; & fes regards, quoique foibles par les approches de la mort, m'exprimoient encore tout Pexcès de fa tendrefle & de fon repentir. Après avoir demeuré quelque tems fans parler, il rompit enfin le filence, Vous voyez, mademoifelle , Ie plus cóupable & le plus malheureux de tóus les hommes ; vous le voyez aux portes de la mort i les momens me font chers , a ce que m'a dif lê chirurgien - • • • A ces paroles mes yeux fe cóuvrirent de larmes , & s'en étant appercu t |e fuis trop indigne, continua-t-il, de la ten-  Salamandre. 29^ dreffe dont vous m'honorez ; je ne mérite pas même votre pitié. Sufpendez le cours de ces, précieufes larmes pour entendre le récit de mes malheurs : vous apprendrez les crimes de celle qui me donna le jour r un mourant ne refpeéte que la vérité : c'eft le moment de luï rendre hommage : donnez-moi toute votreattention.. Ma mère eft de familie très-noble & trèsancienne. Quand elle vint au monde,, elle avoit trois frères extrêmement jeunes. A. peine vit-elle la lumière, qu'elle fit les délices de fes parens; 1'aveugle complaifance qu'onavoit pour elle fit que 1'on ne la corrigeoït: point de mille défauts-vifibles,., qui ne fe développèrent que trop, a mefure qu'elle avancoit en age. Je n'entrerai point dans lés détails;, le tems eft précieux : il fuffit de vous dire qu'elleavoit une indination marquéè'pour Ies.vices-, les plus groffiers, jufques-la , qu'elle agacoit fans aucun ménage-ment, tous les domeftiques de la maifon , qui fembloient avoir encore^ plus de bonte qu'elle des fauffes démarches A; dont ils étoient les témoins,-. & 1'öhjet; Ses. parens fe repentirent, mais trop tardVdu peu, de foin qu'on avoit pris [de fon éducation ; ils. jugèrent a propos, pour réparer leur faute r, de la mettre au couvent. Elle pleura, pria, eonjura^ tout fut inutile ;jl faliut partir. C'eft B b iv  $0. V A te a n f Slofs ^qu'elle fit éclater les belles JncllnadèfS qu'elle a depuis fatisfaites. Les religieufes la i-envoyèrent dans fa familie; mais fa mère qui ï'aimoit toujours téftdrtement, pour prévenif les inconvéniens d'un retour qui ne feroit point approuvé du père, lui chercha vite une autre folitude pour la renfermer. Elle brouilla toüt dans le couvent, mit la zizanie entre les religieufes & les penfionnaires , les fcandalifa par fes mauvais exemples, & devint le fléau de la communauté. La mort de mon ai'eul étant arrivée, mon aieule , qui confervoit beaucoup de tendreife pour cette indigne fille , la rappelia prés d'elle i 1 fes autres enfans étoient tous au fervice : d'ailleurs elle penfa que Ie feu de la première jeuneffe étadt paffé, fa fille pourroit bien s'être corrigée de fes défaufs effentiels: mais qu'elle fe trompoit dans fes idéés! Ma mère a trente ans n'en étoit pas plus vertueufe ; Ie couvent n'avoit point influé fur elle pour les bonnes toceurs , & la clöture n'avoit fervi que de digue pour retenir Ie torrent de fes paffions, Cependant ma mère fut diffimuler quelque tems fes vices par politique , craignant que toon aïeule irritée,. ne la fit renfermer pour toujours dans le couvent; peut-ê're auffi fut* elle vertueufe, faute d'occafion-de r,?pas 1'être,  SaEamand're. 393? .Mon aïeule s'applaudiflbit de 1'avoJf auprès d'elle;car elle avoit beaucoup d'efprit, & 1'avoit très-örné : fon long féjour dans le convent lui avoit donné du goüt pour la ledure, dont elle avoit heureufement pronté , mais qui n'avoit point changé fes mceurs ni le penchant qu'elle avoit pour Ie vice. Cette bonne mère penfa férieufement k 1'étabür. Ses frères arrivèrent de 1'armée, & ne parurent pas trop contens de trouver leur fceur k la maifon. L'ainé de ces meffieurs avoit amené de Paris un jeune homme fort aimable qu'il avoit pris comme foldat, mais qui lui fervit de valetde-chambre après la campagne. Mon oncle 1'aimoit beaucoup , & le traitoit plutöt en ami qu'en dorneftique. II étoit beau & bien fait, d'un efprit doux & prévenant; d'ailleurs d'une politeflé qui paroiffoit au-deffus de fon état. Ce jeune homme, tel que je viens de le dépeindre, n'eut pas plutót paru devant ma mère, qu'elle en devint folie : elle voulut fe contraindre pour dérober la connoiffance de fon amour k fes frères , qu'elle craignoit certainement: mais fa feinte ne put durer longtems, elle devint fi forcenée qu'elle ne garda plus aucunes mefures dans fa paffion: fes frères furent les feuls qui ne s'en appercurent point, paree qu'ils partojent pour la chafle dès le  $94 V A M A N * matin, & qu'ils ne revenoient que Ie (o\fl Ia Fontaine , ce valet-de-chainbre, ne les fui~ voit que rarement : ainfi ma mère avoit tout le tems de 1'agacer par le badinage qu'une fille epnfe peut employer pourparvenir a fes fins.. Mais le jeune homme, trop refpeöiieux pour déshonorer la fceur de fon maitre , & trop timide pour s'expofer aux fuites d'une pareille imprudence, n'avoit garde de profiter des avances qu'on lui faifoit : conduite fage dont s'irrita fi fort la paffion de ma mère, qu'elle réfolut d attaquer fon amant a force ouverte. Elle prit le tems favorable que fes frères étoient a la chaffe, & la Fontaine dans fa chambre 9. lui déclarant en termes énergiques tout ce que fon foi amour lui diftoit: elle le flatta par les promeffes les plus infinuantes , lui prodigua même fes careffes, en écartant de fon efprit toutes les craintes , par les mefures qu'ils prendroient pour fe mettre a couvert du danger.. Cependant le pauvre gar?on fe défendit de fon. mieux, & donna les meilleures raifons du monde pour 1'engager a réfléchir fur fa faulTedémarche , qui les perdroit indubitablement Vm & l'autre, fi le myftère venoit a fe découvrir : en un mot il n'épargna rien pour fe tirer des filets de cette effrontée , fur-tout fe retranchant fur le refpeéi qu'il avoit pour fosfc  Salamandre. 395: ftiaitre. Mais ma mère , toujours ingénieufe dans le vice, fut fi bien combattre toutes les objeclions de la Fontaine , & lui fournit des raifons fi bonnes en apparence, qu'il fe rendit k fes infames défirs.... Ici mon époux , preffé par les douleurs que lui caufoient fes bleffures, fut forcé d'inferrompre fon difcours, jufqu'a ce que la violence de fon mal lui donnat quelque relache pour Ie reprendre • ce qu'il fit après un affez long filence. Que vous dirai-je, madame ? la Fontaine fe fournit a tout ce que ma mère exigea de lui. Tous deux prirent des mefures peur dérober au public la connoiffance d'un pareil commerce , fur-tout aux perfonnes intéreffées. Ils vécurent plus de deux ans dans cette intelllgenee, & conduifirent leur intrigue de facon qu'on ne s'appergut de rien. Ma mère de fon cóté mit en ufage tous les moyens imaginables pour que nul de la familie ne put pénétrer dans cet honteux myftère : elle y réuffit k merveille, & on 1'auroit toujours ignoré fans les fuites ordinaires qui font attachées k ces fortes de commerces clandefiins : ne pouvant plus cacher fon état , elle prit le parti de déferter la maifon paternelle , après avoif exhorté la Fontaine è la fuivre; ce qu'il ne voulut point faire dans le moment, mais il  $9^ L' A M A N T lui promit de la rejoindre en peu de tems. Ma mère lui promit de lui marquer le lieu de fa retraite : elle ne fe confia qu'au zèle d'une vieille gouvernante, pour lui mander tout ce qui fe pafferoit au chateau pendant fon abfence. Après ces précautions , elle prit le moment favorable de plier la toilette de fa mère, & de partir avec tous fes bijoux, qu'elle prit ainfi qu'une fomme d argent confidérable. Médée fuyoit a-peu-près ainfi la maifon paternelle. Après bien des périls & des précautions, ma mère arriva le quatrième jour dans une affez grande ville; elle defcendit dans la meilleure auberge pour s'y repofer de fes fatigues, fit connoiffance avec 1'hóteffe , difant que fon mari la viendroit rejoindre après qu'il auroit terminé quelqties affaires de la dernière importance , &z qui le retenoient a Paris: elle ajouta que fa femme-de-chambre étoit morte en chemin, qu'elle la prioit de lui trouver un appartement garni, & une fille pour remplacer celle qu'elle avoit perdue; ce que 1'officieufe höteffe fit dans la même journée. Au bout de trois jours ma mère alla prendre poffeffion de fon nouvel appartement, la femme-de-chambre fut inftallée, & fon tems étant proche, elle accoucha peu de tems après de cet infortuaé qui vous parle, La vieille gouvernante manda  Salamandre: 397 que mon aïeule avoit penfé mourir de douleur , lorfqu'elle apprit la fuite de ma mère, mais qu'elle ne s'étoit point vantée de la perte de fes bijoux & de fon or ; qu'a Pégard du pauvre de la Fontaine, on 1'avoit fans doute fait affaffmer, comme il portoit une lettre de fon maitre pour un gentilhomme qui demeuroit a quelques lieues du chateau : que fon maitre avoit fort bien joué fon röle, en paroiffant très-inquiet lorfqu'il ne l'avoit point vu revenir : qu'en chemin faifant fes chiens 1'avoient découvert fur le bord du chemin : qu'il avoit fait beaucoup de larnentations a la vue de ce cadavre, mais que toute-cette manoeuvre n'empêchoit pas qu'on ne le regardat comme 1'auteur de cet affaffinat , ou du moins- qu'il n'eüt été fait par fon ordre: que toute la maifon regrettoit ce miférable , & déploroit fa fin tragique : qu'on avoit trouvé fur lui la clef d'un coffre dans lequel étoient enfermés des titres d'une très-ancienne nobleflé , ou 1'on voyoit fa filiation avec plufieurs lettres de 1'une de fes fceurs , qui faifoient juger qu'elle étoit religieufe : que leur père ne leur ayant poiut laiffé de bien en mourant, fa mère s'étoit remariée : que les mauvais traitemens du beaupère avoient déterminé le fils k fe mettre dans  39^ L' A M A N T le fervice, & la fille a prendre le voile dans une ccmmunauté. Les domeftiques de la maifon, qui malgré les précautions que vous avez prifes , continuoit cette femme, n'ont pas laiffé de développer votre commerce avec la Fontaine, & la raifon qui vous a fait prendre la fuite, m'ont dit qu'un des laquais de votre frère lui avoit raconté toutes les démarches que vous aviez faites pour féduire ce pauvre garcon , & 1'état oii il vous avoit mife. Voilé ce que la gouvernante écrivoit a fon élève ; ma mère verfa des larmes a la nouvelle du trifie fort de fon amant. On n'eut pas beaucoup de peine è Ia confoler; elle n'étoit pas d'un caradère a s'affliger long-tems. Cependant elle garda Ie decorum, & pleura pendant quelques jours la perte de fon prétendu mari qui n'étoit pas irréparable, le tout par bienféance , & pour en impofer au public , qui n'étoit point au fait du myftère. Après toutes ces fimagrées, elle reprit fon train ordinaire de vie. Elle avoit fait nombre de connoiffances qui Ia jettèrent dans beaucoup de dépenfe. Cependant on m'avoit retiré de chez ma nourrice, depuis plus d'un an. Ma mère fe voyant hors d'état de me don«er une éducation conforme aux vues qu'elle  Salamandre; 35$ avoit fur moi, prit la réfolution de m'envoyer a mon aïeule : ne doutant point qu'elle ne fuppléïit k fon défaut. Elle me remit entre les mains d'un homme de confiance, en lui difant qu'elle m'avoit reeu des mains d'un bon religleux: par fa lettre elle fe flattoit que le fils ne porteroit pas 1'iniquité de fa malheureufe mere ; qu'après tout elle connoiffoit la condition de mon père ; que fi fon frère ne lui avoit pas fait arracher la vie, il devoit la venir, jomdre pour 1'époufer: qu'au furplus elle s'alloit renfermer dans un couvent pPUr le refte de fes jours, afin de réparer, s'il étoit poffible • les défordres de fa jeuneffe-.. C'eft ainfi quê je paffai dans les bras de mon aïeule , quï me re9ut avec les plus grandes marqués de tendrefle & de compaflion contre toute apparence. FiN de la première Partie^   Salamandre." 401' SECONDE PAR TIE. Mon époux- reprit haleine dans cet endroit, & après un moment de filence il pourfuivit ainfi. Mademoifelle, dit ce pauvre moribond, ce qui me refte a vous dire eft le plus intéreffan;. Ma grand'mère en me recevant me, mouilla donc de fes larmes ; je répondois de mon mieux a fes carefiès, du moins autant qUe mon age me le permettoit. Ma figure lui plut, la nature fit le refte. Je devins fon idole; elle prit un foin particulier 4e mon éducation & me faifoit paffer pour un de fes petits neveux; mais les domeftiques ne prirent pas le change! Je me faifois aimer d'un chacun; & toute la" maifon m'accabloit de careffes. On m'envoya faire mes études dans ufre ville peu éloignée du chateau, j'eus des maïtres de toutes les facons. Mes ondes au retour de la campagne fatfoient ordinairement leur réfidence è Paris • & lorfqu'ils venoient voir leur mère, je dif' paroiflbis pour quelque tems. C'eft de ma grand'mère que je tiens une partie de cette mftoire. Voici ce que j'ai fu par ma mère , & C c  401 L' A M A N T ce qui commence a vous intéreffer: fe trouvant fans reflburce , elle m'a dit qu'elle s'étoit déterminée , malgré fa répugnance , au parti d'eutrer dans quelque bonne maifon , fur le pied de gouvernante. L'höteffe dont j'ai parlé, s'offrit a lui faire trouver en peu ce qu'elle chercboit. En effet, elle vint lui dire quelques jours après, qu'elle pouvoit entrer chez une dame des plus diftinguées de la ville : ma mère lui demanda fi c'étoit pour élever une jeune perfonne , & qu'en ce cas, il falloit qu'elle vit la dame pour la mettre au fait de fa naiffance & de fes malheurs ; que cette précaution lui paroilfoit néceflaire , fans quoi, peut-être, on la prendroit pour quelqu'avanturière de la province. L'höteffe convint qu'il étoit prudent d'en ufer de la forte, & fit a la dame un abrégé de la vie de ma mère , tel qu'il lui plut de l'infinuer. Celle-ci répondit qu'elle feroit charmée que fa fille fut élevée par une perfonne qui ne fut pas du commun; que cette infortunée lui feroit chère & qu'elle vouloit fe Pattacher par d'autres liens que Pintérêt. Ma mère fut donc préfentée & plut beaucoup : en effet, avec un efprit agréable elle avoit des manières très-infinuantes , & poffédoit le grand art de perfuader. Mais fon élève ne vécut pas. L'année n'étoit pas Unie que la petite vérole  Salamandre; ^ S'emporra malheureufement ; je parle ainfi'; paree que fans 1'accident de fa mort, elle eut fans doute tenu votre place, & vous n'auriez pas été le jouet des fourberies de cette indigne mère. La dame 1'affect ionnoit, & la garda jufqu'è ce qu'elle fut placée d'une manière convenable a 1'idée qu'elle en avoit; ce qui arriva bientöt. Cette dame étoit liée avec la votre par un commerce de lettres & d'amitié. Sachant qu'elle avoit une jeune demoifelle a-peu-près del'age de la fienne qu'elle venoit de perdre, elle crut faire un grand préfent a fon amie en lui donnant ma mere pour votre gouvernante. Celle-ci fe rendit auprès de vous, & vous fütes confiée è fes foins. Dès qu'elle s'appereut que vous aviez de 1'averfion pour les hommes , elle forma le déteftable projet de 1'hymenée célefle qu'elle n'a que trop bien réalifé. Je n'ai rien a vous dire de la facon dont elle s'y prit pour vous empoifonner 1'efprit & le cceur • dans le deffein de féduire votre jeunefie & votre innocence. Elle m'a tout raconté pour fe faire un mérite auprès de moi de tous les artifices qu'elle a mis en ufage pour me conduire,difoit-elle, au comble de la félicité. Cependant ma grand'mère vint -è mourir , me laiffant une fortune affez confidérable, mais qui n'étoit pas fuffifante pour foutenir le Vo| Cc ij ï'emporta malheureufement ; je parle ainfi';  4°4 V A M A N T qu'elle m'avoit fait prendre. A la nouvelle de cette mort, ma mère qui favoit tout par la vieille gouvernante, partit furie champ pour me venir joindre dans la ville oii j'étois : ce fiirent les raifons qui 1'obligèrent de fortir de chez vous brufquement: nous nous rendimes a Paris, oü je vivois dans un affez grand monde. Elle me donna , pour lors, un de vos portraits en mignature:& ce fut pour mon malheur, ou du moins pour le vötre. Je n'eus pas plutöt jetté les yeux fur ce portrait, qu'il s'éleva dans mon cceur des mouvemens qui m'étoient inconnus jiuqu'alors. Oui, mademoifelle, je reffentis dans le moment Peffet de la pafïion la plus vive. Ma mère qui s'en appercut en fut enchantée; ayant d'ailleurs étudié mon caractére , & me trouvant des fentimens élevés , elle ne douta point qu'il ne lui fut facile de me faire entrer dans fes vues. Je lui demandois a tout moment: quand me ferez-vous voir 1'original du portrait que vous m'avez donné ? d'autres fois je lui difois que cette pelnture n'étoit que Peffet de fon imagination, ou de celle du peintre; qu'il n'étoit pas- poffible qu'il y eut au monde une perfonne auffi parfaite. Ma mère m'affuroit du contraire avec raifon : elle me communiqua le projet qu'elle avoit forme de me mettre en pofleffion de vos char-  Salamandre. 40$* mes, fi je voulois repréfenter le perfonnage d'un Salamandre ; & me dit la facon dont je devois m'y prendre pour bien jouer mon róle. Cependant j'étois répandu dans le monde; ma mère me faifoit briller comme- un homme qui jouit de trente mille livres de rente. Si je lui demandois comment elle pouvoit foutenir une fi grofle dépenfe , elle me difoit que c'étoit des fecrets dans lefquels il ne m'étoit pas permis d'entrer. Au refte,je n'ai jamais pu favoir par quelle voie elle favoit tout ce qui vous arrivoit : elle m'apprit la paffion que le comte avoit coneue pour vous k 1'abbaye. Je frémis è cette nouvelle; mais ede me raffura fur mes craintes. Pour moi, mademoifelle , je languiflbis dans Pattente des plaifirs; Ia feule efpérance que ma mère me donnoit de vous voir bientöt me foutenoit dans ma tendre impatience. Dans Pune des différentes maifons oii j'albis , rie voyant que la bonne compagnie , je vis une perfonne très-jolie qui m'agacoit affez fouvent • J'étois fi préoccupé de la paffion que j'avois pour vous, que je ne prenois point garde aux avances marquées que cette demoifelle me faifoit , ce qui piqua fon amour propre au point que , fans réfléchir fur la fauffe démarche qu'elle failoit, elle m'envoya dans une lettre le libre aveu de fa paffion , m'offrant fa main avec une C c iij  '4®^ L' A M A N T fortune affez confidérable , dont elle me dit qu'elle étoit la maïrreffe de difpofer. Cette propofition ne me tenta point; on me demandoit réponfe, je la fis telle qu'il convenoit de la faire. J'évitai d'aller dans cette maifon , afin d'être a I'abri de fes perfécutions; mais mes précautions pour 1'éviter devinrent inutiles: cette demoifelle fe laiffant conduire par la feule paffion, & perdant toute honte, vint me relancer chez moi. Je vous avoue que je fus furpris de voir faire une pareille démarche a une perfonne de nom : je la recus avec toute la poüteffe qui convenoit, mais ce n'étoit pas ce qu'elle demandoit. Elle me dit les chofes du monde les plus touchantes; je la plaigais, & ce fut tout ce qu'elle eut de moi. Voyant qu'elle ne gagnoit rien, elle en vint aux menaces; elle voulut même fe faifir de mon épée, dont elle voidoit, difoit-elle, percer fon lache cceur, pour le punir d'avoir concu de 1'amour pour le plus ingrat de tous les hommes. Après une fcène affez longue & tragique, elle fortit de chez moi comme une furieufe en me faifant des menaces qu'elle n'a que trop bien effectuées. Je ne doute pas que ma mort ne foit Pouvrage de fa fureur. Ainfi, mademoifelle, la vengeance d'autrui vous venge vous même d'un malheureux : je reviens a Ia fourberie de ma mère.  Salamandre. 407 Elle me vint trouver un jour clans mon lit en me criant: bonne nouvelle! labeautéquejevous deftine eft a Paris: je vais a la découverte. Elle partit de ce pas comme un éclair} & vous ayant rencontrée au Luxembourg, elle coucha chez vous. Le lendemain elle vint me dire tout ce qui s'étoit paffé dans votre entrevue, & finit en m'affurant qu'elle trouveroit bientot une occafion favorab'e de me faire paroitre k vos yeux fous la forme d'un efprit aërien. Hater mon bonheur , lui difois-je, c'eft a cette marqué de tendrefle que je reconnoitrai ma mère; je meurs d'impatience, &t je mourrai de regret, ft vous ne me rendez beureux..Elle me venoit voir tous les jours pour me rendre un compte exact des converfatïons que vous aviez enfemble. Vous favez tout le refte, mademoifelle , excepté la facon dont elle s'y prit pour m'introduire chez vous. Elle eft bien fimple , par le moyen d'une échelle je defcendis dans le jardin; une allée affez obfcure me fervit pour me cacher. A 1'égard du globe de feu, je n'ai pu favoir le myflère de cet artifice , ni les moyens dont ma mère fe fervit pour me dérober aux yeux de votre coufine, mais je n'ofe y foupe,onner de !a magie; le vulgaire en voit par-tout 1 le philofophe n'en voit nulle part, & je fuis la-defTus très-philofophe. Ma mère C c i v.  4°S L' A M A K T aura fans doute fait jouer le phofphore & l'ill«fion.... Quant k mon affaffmat, je 1'attribue k la perfonne qui m'a fait 1'aveu de fa paffion ; c'eft ün effet de la rage qu'elle a congue de fe voir méprifée. Une femme pardonne rarement ces fortes d'offenfes, fur-tout lorfque la pudeur ne fert pas de frein k fes défirs. Attaqué par trois hommes, je me fuis mis en défenfe; mais la partie n'étoit pas égale. J'ai fuccombé fous les coups redoublés de mes ennemis. Vous êtes vengée , mademoifelle ; j'avoue que j'ai jouéprès de vous le róle d'un fcélérat; toute la grace que je vous demande, c'eft de vous conferver pour le malheureux gage de notre amour. Promettez-moi fur ce lit de mort qu'il ne portera point la peine de mes crimes, qui ne font, après tout, que ceux de 1'amour. Je vous avouerai même que dès 1'inftant oii ma fourberie a triomphé de vous, les plus cuifans remords ont empoifonné les féduifans plaifirs que m'affuroit votre poffeffion. Sansmamère je vous aurois fait un aveu fincère de mon crime. Malgré fes défenfes, j'avois réfolu de vous découvrir ce terrible myftère, fi ma malheureufe cataftrophe n'eüt fait échouer mon deffein. Au refte, mademoifelle, je m'eftimerai trop heureux dans mon infortune, fi ma mort, que je regarde comme certaine , peut m'obte-  Salamandre. ^ nir le pardon de tant d'indignités qui vous déshonorent & qui m'épouvantent moi-même en mourant. Je puis dire que mon cceur n'étoit point fait pour le crime : c'eft ma mère qui m'a féduit ; 1'amour a fait le refte. La dernière grace que je vous demande au nom de la vertu que vous aimez, & que j'ai trahie malgré moi, c'eft, mademoifelle , de réparer, autant qu'il eft en nous, le défaut de naiffance de 1'innocente créature que vous allez mettre au monde: daignez me permettre d'emporter chez les morts le titre glorieux de votre époux; mon repentir, mes fentimens, monamour, ma facon de penfer, joints a la fidélité la plus inviolabïe que je vous ai gardée; tout parle en ma faveur. La mort même que je vois s'approcher vous follicite pour moi: ne rougiffez point d'être mon épóufe ; quand je meurs, votre vengeance doit expirer. Hélas! je n'ai fait qu'un crime; fans 1'amour & fans vos charmes, je vivrois encore, & je n'aurois que des vertus. Que me répondez-vous , me dit ce cher malade ? Je n'ai rien a vous refufer , lui dis-je avec un foupir.. . Alors ce cher époux , prenant une de mes mains qu'il baifoit en 1'arrofant de fes larmes, me fupplia d'employer le miniftère d'un eccléfiaftiqne pour nous donner la béné- • diaion nuptiale,. Le prêtre arrivé fit les céré-  41® V A M A N T monies néceffdres pour rendre notre union légitime. Je reftai feule k confoler mon époux ; j'avois facrifié tous mes fujets de plaintes. Sa fituation me Ie rendoit encore plus cher ; & j'aurois donné la moitié de mon fang pour lu fauver Ia vie. A fon retour le chirurgien le trouva dans une extreme agitation , ce qui ne pouvoit pas être autrement, après le récit douloureux qu'il venoit de me faire, & la cérémonie touchante qu'on venoit d'achever. Ses bleffures furent déclarées mortelles. Cet homme lui dit fans ménagement qu'il pourroit encore vivre deux jours; qu'il lui eonfeilloit de mettre ordre a fa confcience comme k fes affaires , n'en pouvant réchapper que par miracle. Je vous avoue que cet arrêt de mort prononcé devant moi me penfa faire expirer de douleur % mon mari s'en apper9ut, il fit tous fes efforts pour me confoler, car il confervoit toute la liberté d'efprit poffible. II envoya lui-même chercher un confeffeur ; je paffai dans mon appartement oü je reftai jufqu'a la fortie 'da prêtre, qui m'affura des fentimens de religion dont ce cher époux étoit pénétré; me difant tout ce qu'il crut capable de me confoler de fa perte ; mais il ne réuffit point. Je voulus refter prés de lui, quoiqu'il put me dire pour m'en détourner. II avoit fait venir fa mère dai s  Salamandre. 411 fa chambre en préfence du confeffeur, au tribunal claque! il s'étoit réconcilié fincèrement avec elle , en déteftant la dépravation de fes mccurs. II mourut le lendemain. Dès que fon agonie eut commencé, je perdis 1'ufage de mes fens; on m'emporta dans mon appartement: ce n'eft qu a force de fecours que je revins de cette efpèce de léthargie. A peine eus-je ouvert les yeux, que je demandai des nouvelles de mon malheureux époux. Ma femme-dechambre me dit que ce que 1'on avoit pris pour agonie , n'étoit qu'une grande foibleffe , qui pourroit n'avoir pas de fuites facheufes. Mais a peine eut-elle fini ces dernières paroles, que j'entendis des cris pergans lar.cés par tna déteftable gouvernante. II ne m'en fallut pas davantage pour comprendre tout mon malheur: j'en fus frappée comme d'un coup de foudre; & je perdis une feconde fois 1'ufage de mes fens, que je ne repris qu'après un tems confidérable : mais ce fut pour fouffrir mille fois plus. J'étois fi pénétrée de ma douleur, que je ne pouffois ni plaintes ni foupirs. Ma confternation avoit quelque chofe de funefte aui feroit difficile k dépeindre. Dans cet état d'accablement , j'eus encore le chagrin de voir paroitre a mes yeux mon indigne gouvernante : elle avoit dans les fiens toutes les marqués d'un  41* L' A m a n t affreux défefpoir, & fur-tout un regard fïniffre avant-coureur de Ia fin tragique qu'elle alloit faire. Après m'avoir regardée avec attention je me préfente a vous, me dit-elle , pour vous faire 1'aveu de tous mes crimes , fi vous les ignorez encore ; & ff vous ne m'en jugez pas indigne , pour en obtenir le pardon. II eft vrai que je n'en mérite aucun; vous devez me regarder comme un monftre d'ingratitude & de noirceur:iI ne me refte plus qu'è mourfr. Apres la perte que je viens de faire, ne cherchez point a connoïtre un myftère odieux qui vous feroit frémir. J'ai pris les précautions neceflaires pourpe pas furvivre è mon fils; & j'emporte avec moi des regrets infruflueux de la mère la plus tendre. Le ciel a frappé le dernier coup ; il veut mon trépas: fon arrêt va s'accomplir. Le noir poifon que j'ai fait couler dans mes veines,,me répond d'une mort prompte, qui me délivre enfin de tous les tourmens que je fouffre. En achevant ces paroles, il lui prit une convulfion des plus violentes ; tout fon corps palpitant, fon regard égaré , fes lèvres li vides, la rendoient un objet des plus affreux; exemple terrible des vengeances céleftes. Gonfidérant dans fon air ftupide les différens effets que produifoit le défefpoir de cette miférable  Salamandre. fource de tous mes malheurs, j'ordonnai qu'on 1'ötSt de ma préfence , & qu'on la tranfportat dans un autre appartement pour y vomlrfon ame impure. Elle expira prefque dans 1'inftant: ainfi cette cruelle fuiv.it de prés fon malheureux fils. La pompe funèbre de mon époux fut célébrée de la manière qu'il convenoit, & que je pouvois le fouhaiter dans les circonftances : je fuis née généreufe & fenfible. On fit pour la mère la même cérémonie qu'on venoit de faire pour le fils. Ma douleur , loin de diminuer , fembloit prendre tous les jours de nouvelles forces. L'idée du paffé revenoit fans ceffe a mon efprit : c'étoit un ver rongeur qui ne me quittoit point; il me dévoroit jour & nuit. Marie-Anne , qui ne cherchoit qu'a me diffiper , me propofa d'aller voir ma coufine pour lui dire la fituation déplorable ou tant de malheurs m'avoient réduite. Je ne lui fis point de réponfe, & prenant mon filence pour ün confentement de ma part, elle fe rendit au couvent de Céline; la portière lui demanda de quelle part elle venoit, étant furprifé qu'elle ne füt pas 1'enlèvement de cette aimable fille en revenant de S. Cloud avec une de fes amies, penfionnaire dans Ie couvent. Marie-Anne fut confternéa de cette nouvelle, & ne put re-  S&T4 L' A M A N T tenir fes larmes : e'le apprit de la portièré que 1'amie de Céline étoit inconfolable de cette aventure ; qu'elle avoit fait bien des perquifitions pour tacher de découvrir 1'auteur de cetenlèvement, mais que tous les mouvemens qu'elle s'étoit donnés étoient inutiles. MarieAnne revint d'un air fort trifte m'annoncer cette aftligeante nouvelle. J'en fus accablée ; je penfois que mon malheur étoit è fon dernier période ; mais la perte de ma coufine y mettoit le comble. J'aimois cette chère parente; je me flattois de 1'avoir pour compagne , ayant pris la réfolution de 1'aller joindre dans fon couvent, pour m'y conhner le refte de mes jours ; ce que je devois exécuter après mes couches. Au milieu de tant de chagrins & de tourmens, je mis au monde une fille qui mourut le lendemain de fa naiffance. Je demeurai trois mois a me remettre de la douleur que me caufoit la mort de mon époux , & la perte de ma parente. J'écrivis a mon intendant de fe rendre a Paris au recu de ma lettre , ce qu'il exécuta fur le champ , après avoir pris de juftes mefures pour me faire toucher mes revenus. Je lui dis de me chercher un couvent oii je fuffe inconnue a tout le monde ; qu'il n'avoit qu'è me faire paffer pour fa nièce, nouvellementarrivéedeprovince; qu'au refte,  Salamandre ^ il pouvoit fe défaire de la maifon que j'avois dans cette ville , & qui me devenoit inutile ; ne voulant plus refter dans le monde. Cet homme ne favoit rien de tout ce qui m'étoit arrivé. Marie-Anne avoit impofé le filence k mes domeftiques, en leur difant que je faurois bien les récompenfer de leur difcrétion. Ils furent queftionnés par mon intendant, mais il ne put rien apprendre. II fortit pour me chercher un couvent, il fit le marché, m'annonca pour fa nièce ,. & vint me rendre compte de fa conduite. Après avoir récompenfé mes domeftiques , je pris Ie chemin de cet afyle pour y paffer Ie refte de mes jours. Je n'y fuis connue que fous le nom de Julie ; jem'y communiqué peu; Marie-Anne eft mon unique confolation. Depuis trois ans que je demeure dans cette communauté, vous feule avez été capable, mademoifelle , de m'arracher k moi-même. J'aitiché de répondre aux avances d'amitié dont vous m'avez toujours honorée. La confidence que je vous fais, doit vous prouver combien je vous eftime.... Vous me la devez , belle Julie, lui dis-je, en l'emr braffant, 6c même quelque chofe de plus puifque j'ai pour vous 1'amitié la plustendfe & laplus fincère Nous goutames toutes deux le plaifir de répandre des larmes.  4ró L' A M A N T L'infortunée Julie avoit rempll mon ame du plus doux attendriffement , par Ie récit de fes malheurs , qu'elle ne me paroiffoit point mériter. Je la regardois avec étonnement ; je 1'admirois : je croyois voir une de ces héroïnes malheureufes , dont 1'hiftoire nous fait quelquefois pleurer 1'infortune. Andromaque me fembloit moins a plaindre que ma chère Julie. Après' quelques réflexions fur les tempêtes de la vie humaine , je la priai d'achever la peinture de fes malheurs ; ceux de Céline , lui dis-je , m'intéreffent ; mais les vötres , belle Julie, me touchent vivement, & me pénètrent de douleur. Je veux pourtant les apprendre.... Elle pourfuivit ainfi: la candeur & la perfuafion couloientde fes lèvres. Son difcours avoit Pingénuité de fon cceur. L'intéret vif que je prenois au malheur de Céline, me fit imaginer un jour d'envoyer Marie-Anne a fon couvent, pour tacher d'apprendre de la penfionnaire, les circonftances de 1'enlèvement de ma coufine , qui s'étoit paffé fous fes yeux ; & quel en pouvoit être 1'auteur. Je la chargeai d'une lettre pour remettre de ma part k cette amie de Céline , & dans laquelle je m'annoncois fa parente , en la priant de me donner des éclaireiffe- mens  Salamandre; 417 'mens fur Ie fort de cette infortunée. J'en Irecus la réponfe fuivante. » Je partage avec vous , mademoifelle , la douleur que vous caufe la perte de votre aimable parente; j'étois liée avec elle par 1'amitié la plus tendre & la plus fincère , tk je n'ai rien négligé pour découvrir 1'auteur de fon enlèvement; mais je n'ai pu jufqu'ici y parvenir: ce qui me défefpère , c'eft que je fuis la,caufe innocente de fon malheur : 1'ayant engagée a faire avec moi le voyage de S. Cloud pour voir une dame de mes amies ; en revenant nous fiïmes arrêtées par quatre hommes mafqués, le piftoleta la main, qui, tous enfemble , invitèrent affez brufquement Céline a fortir de la voiture. Ce Compliment inattendu fit pouffer des cris aigus a cette infortunée , qui ne fe preffoit point de répondre a leur invitation , lorfqu'un d'eux, qui paroiffoit leur cornmander, craignant apparemment que fes cris ne fuffent entendus & ne lui fiffent manquer fon coup , 1'arracha avec violence de mes cötés, la fit mettre en croupe fur fon cheval, tk prit le chemin du bois fuivi des autres cavaliers ; je les perdis de vue dans 1'inftant , & voyant que mon foible fecours lui devenoit inutile , craignant d'ailleurs que la rétlexion ne, fit faire a ces raviffeurs une dé- Dd  4'8 l' A M A N T march* dci*t je ferois devenue la feconde vïctime , je pris le chemin du couvent , en ordonnant au cocher d'ufer de diligence. VoÜa , mademoifelle , tout ce que je fais de 1'accident arrivé k votre chère coufine ; fi je fuis affez ,heureufe pour apprendre par la fuite des particularités plus détaillées de fon enlèvement , je. me ferai un vrai plaifir de vous en donner avis ». Lorfque j'eus fait la lefture de'cette lettre , Marie-Anne me dit qu'elle avoit appris de cette demoifelle , que la fille qui fervoit ma coufine étoit fortie du couvent quelques jours après la nouvelle du malheur arrivé k fa maitreffe, & qu'elle étoit k la pifte pour découvrir les traces de Céline. Sur le moindre indice qu'elle en pouvoit avoir, elle en devoit rendre comptea la communauté, fur-tout aux amies de ma coufine, qui ne paroiffoient pas moins ardentes que moi , pour apprendre quelques circonflances de cette funefle aventure ; mais toutes fes recherches furent infruclueufes. Quelque tems après, Marie-Anne retourna au couvent pour s'informer oii logeoit la fille de Céline , avec ordre fi cela fe pouvoit , de me 1'dmener. Marie Anne revint au logis fuivie d'Agathe . ( c'étoit la fille que je demandois) : dès qu'elle me vit, elle fondit en  s at a m a: * d r e: ^ ïarmes , & je m'attenclris k mon tour fur la caufe qui les lui faifoit répandre. Agathe étoit au feryice de ma coufine lorfque nous demeurions enfemble , & luj étoit fort attachée Après avoir effuyé fes pleurs, elle me fit part de toutes les circonffances que mademoifelle avoit détaillées par fa lettre , & me dit qu'elle ne doutoit point que cette fauffe am,e de Céline n'eüt donné les mains k fon enlèvement , & qu'un coufin de cette infidelle, nefüt fon raviffeur. Que toute Jacommimauté penfoit comme elle ; que le marquis De***, parent de cette penfionnaire , dans quelques vifites qu'il étoit venu lui rendre au couvent, avoit vu Céline , dont il devint io«-a-coup amoureux: qu'après quelques entrevues il lui avoit fait 1'aveu de fa paffion, en lui offrant fa main pour prix de fa ten*, dreff- : que quoiqu'il fut un parti fortable & affez avantageux pour elle , il en avoit reen un réfus , qui, fout poli qu'il étoit , 1'avoit piqué jufju'au vif. Le marquis avoit beau fe donner la torture pour pénétrer les raifons qui donnoient lieu k 1'indifférencè de cette belle , le vrai motif lui échappoit. C'étoit Ja' paffion qu'elle avoit autrefois concue pour le comte , qui 1'avoit déterminée k garder un éternel célibat, au cas qu'elle ne put parvenir Dd ij  410 L' A M A N f a devenir Pépoufe de fon amant. Pour fe délivrer des importunités du marquis, ma coufine lui avoit öté jufqu'a 1'efpérance de la rendre fenfible; & afin de s'en défaire entièrement, elle ne ménagea point les termes dans la réponfe qu'elle lui fit ; ce qui Ie rendit furieux. Ce jeune homme étoit vif de fon naturel , & d'une hauteur infupportable : fon amour-propre fouffroit cruellement des refus de Céline. Prévenu , avec quelque forte de raifon , en fa faveur du cöté de la figure , de la naifiance & de la fortune , il ne pouvoit pas s'imaginer que cette belle put refufer le don qu'il lui vouloit faire de fon cceur & de fa main. Depuis cette explication, elle ne voulut plus le voir ni 1'entendre , & refufa conflamment a fon amie de fe rendre au parloir toutes les fois que le marquis venoit rendre des vifitesa fa coufine. Celui-ci n'oubüoit rien de fon cöté pour engager fon amie a avoir cette complaifancepour elle,fi elle ne croyoit rien devoir aux empreffemens de fon coufin. Mais mon infortunée parente tint ferme , &c fa refiftance fut la caufe de-tous fes malheurs: un peu plus de politique & de mcnagement Pauroient mieux fervie , & lui auroient épargné les fuites d'une cataftrcphe , que vraifemblablèrriént , le marquis' &£ fa coufine avoient  S A L A M A N D R E. 411 machinée contr'elle , & qu'ils n'ont que trop bien exécutée. Peu de jours après , mademoifelle Dc***propofaa Céline d'alleraS. Cloud, pour voir* une dame de fes parentes; elle avoit eu la précaution de la prévenir , afin de lui öter tout foupcon, que le marquis étoit parti depuis quelques jours pour aller dans une de fes terres en Normandie , a deffein de faire tous fes efforts pour fe guérir de la tendreffe infruétueufe qu'il avoit concue pour elle ; qu'elle ne doutoit point qu'il n'en vint a bout, ajoutant que ce jeune feigneur n'étoit point affez fou pour imiter les héros de roman, qui fe laiffent plutót mourir , que de travailler a fe défaire d'un amour fans efpoir , tk qui finiffent fouvent par enfanglanter la fcène aux yeux même de la beauté pour laquelle ils foupirent. Céline aimoityvéritablement cette perfide , tk ne foupgonna point fa faulTe fincérité : par un refus , elle auroit cru manquer aux devoirs facrés de 1'amitié qui les uniffoit; elle accepta la partie, & toutes deux partirent le lendernain pour S. Cloud. Comme Agathe rendoit .a fes connoiffances du couvent & a la plupart des religieufes toutes les converfations que ces deux amies avoient enfembleon a rapproché les circonftances de 1'évènement, tk tiré des conféquences qui Dd iij  411 L' A M A N T ne laiffent point douter qu'il n'y eitt une connivence entre mademoifelle De*** & Ie marquis , & qué ce dernier ne fut le véritable auteur de cet enlèvement. L'air piqué de„ce feigneur, après le refus que ma coufine avoit fait de fa main , fes vivacités , fes emportemens , fa fureur même, qu'il avoit quelquefois fait éclater trop ouvertement, fes aflïduités, fes entrevues peu ménagées avec fa parente, enfin la partie préméditée de S. Cloud & fes fuites , dépofoient hautement contr'eux , & fembloient dénoncer les coupables. Si mademoifelle De*** n'avoit point été la parente de Fabbefie , on ne Pauroit point ménagée ; mais cette confidération empêcha de parler, & de lui reprocher la trahifon que 1'on fuppofoit,avec affez de vraifemblance , qu'elle avoit faite a Céline. La généreufe Agathe, qui étoit fortie du couvent peu de jours après cet enlèvement, n'avoit rien ménagé pour découvrir 1'endroit oii ce nouveau Paris retenoit fon Hélène ; elle venoit d'apprendre depuis deux jours , que le marquis avoit une terre dans le Poitou , oii elle me dit qu'elle ne doutoit point qu'il ne 1'eüt] amenée, qu'elle connoiffoit un de fes laquais qui étoit a Paris , & qu'il avoit envoyé depuis fon arrivée dans fa terre , de qui elle fauroit fi fa maïtreffe étoit au pouvoir  Salamandre. 4*3 du marquis. Cette fille ajouta que M. Ie comte étoit venu demander Céline au couvent, dans le deflein, fans doute , de /avoir de mes nouvelles , qu'elle s'informeroit de fademeure , & qu'après avoir eu un entretien avec le laquais en queflion, elle iroit le trouver, & ménager fa proreétion en faveur de ma coufine. II eft galant homme, difoit-elle, il eftime ma maitreffe ; fenfible a fon infortune , il m'aidera ,•' peut-être a découvrïr la retraite , pour la retirer d'entre les mains de fon injufte raviffeur... Après ce difcours, Agathe prit congé de moi, fe promettant bien de me rendre un fidéle compte de ce qu'elle apprendroit par le domeftique du marquis & des fuites de fon entrevue avec le comte. Je lui défendis de décoiivrir a ce dernier le lieii de ma retraite , & en cas qu'il demandSt de mes nouvelles ' qu'elle lui dit que fa maitreffe & elle m'avoient perdue de vue depuis plus d'un au. Cette fille me tintparole, puifque le jetme comte a toujours ignbré jufqu'ici le couvent que j'avois choifi pour me retirer. Cependant la douleur que je reffentois de la mort de mon époux n'altéroit point ma fenfibilité fur les malheurs de ma coufine. Les circonfiances de fon enlèvement m'étoient toujours préfentes, & je bridois-d'impatience d'en Ddiv  4*4 L' A M A N T apprendre le dénouement. II me tardoït de voir Agathe, dans 1 'efpérance qu'elle auroit fait quelque découverte relative aux circonftances qui me rendoient cher tout ce qui pouvoit avoir • rapport a mon infortunée parente. Au bout de trois jours, cette fille vint m'annoncer qu'elle avoit de bonnes nouvelles a m'apprendre fur le fort de ma coufine. J'ai eu , me dit-elle , une longue converfation avec le laquais du marquis : il vient de m'apprendre que fon maitre étoit arrivé dans fes terres il y avoit environ deux mois en chaife de pofte ; qu'avant de mettre pied a terre, il avoit fait retirer tous fes domeftiques , excepté fon valetde-chambre, paree qu'il étoit dans fa confidence; que malgré ces précautions, ils avoient entendu pouffer un cri pereant a une femme ; ce qui leur avoit donné lieu de foupconner que leur maitre avoit agi de violence avec elle , &que cette infortunée avoit été enlevée a Paris, ou dans les environs : que depuis ce jour le marquis donnoit des marqués d'un noir chagrin , qu'il paroiffoit inquiet & rêveur, que tous ceux qui Fenvironnoiem fe reffentoient de fa mauvaife humeur ; qu'il faifoit quelques voyages detems en tems a Paris , pour effacer le foupeon que Fon pouvoit concevoir contre lui, au fujet de la perfonne qu'il tenoit pri^  Salamandre. 411; fonnière clans fa maifon; qu'il avoit mis auprès (Telle la fille de fon fermier pour la fervir, & qu'elle étoit la feule avec le valet-de-chambre qui eufTentla permiffion d'entrer dans fon appartement, dont les fenêtres étoient grillées comme celles d'une prifon ; qu'au refte aucun domeftique n'avoit vu cette demoifelle, paree qu'elle étoit fervie dans fa chambre par les feules perfonnes qu'on avoit mifes dans fa confidence. Voila, me dit Agathe, ce que je tiens de ce garcon ; k 1'égard du comte, il parut extrêmement fenfible au malheur de votre parente, & me demanda plufieurs fois avec un tendre empreffement de vos nouvelles. Je lui répondis que je n'en favois aucunes, ce qui 1'a pénétré de douleur. Un profond foupir qu'il a pouffé en levant les yeux au ciel, m'a donné lieu de croire qu'il reffentoit toujours pour vous la même tendreffe. II m'a fait la confidence de tous les efforts qu'il a tentés pour fe guérir de fa paffion ; que votre fuite du couvent l'avoit mis au défefpoir, ne doutant point qu'elle ne fut un effet de la haine que vous aviez pour les hommes en général: qu'il n'avoit jamais pu , malgré fes recherches multipliées, découvrir le lieu de votre retraite , s'étant même adreffé pour cet effet a votre intendant, dont il avoit tenté la fidélité par 1'offre d'une fomme con-  4*6 L' A M A N T fidérable; mais que toutes tes promeffes n'avoient point ébranlé fa fidélité. ïl me dit de plus, continuoit Agathe; que cet homne, pour en mieux impofer, avoit foutenu qu'il ne recevoit aucune de vos nouvelles, que ce filence obftiné lui donnoit des inquiétudes mortelles, par la peur qu'il ne vous fut arrivé quelqu'accident facheux. Le comte ajouta , qu'ayarst vu que fes perquifmors devenoient i uttües , il avoit pris le parti de voyager, efpéraut q ie 1'abfence & la diver.i:é des objets arracheroieit de fon cceur le trait qui le déchiroit §£ qui le rendoit le plus è plaindre de tous les hommes ; mais que ce remède n'avoit fervi qu'a rouvrir les plaies de fon cceur; que fa tendrefle n'en étoit que plus vive , &c qu'il ne prévoyoit pas qu'un fi grand feu püt jamais s'éteindre : qu'après une affez longue abfence, il étoit revenu plus amoureux, Sc par conféquent plus a plaindre : que fon premier foin en arrivant avoit été de retourner a Pabbaye, & d'interroger les perfonnes avec lefquelles vous aviez la plus intime liaifon ; mais que cette dernière reffource n'avoit pas fervi plus que les autres, puifqu'après bien des queffions a votre fujet, les réponfes des religieufes s'étoient trouvées contormes a celles de votre intendant : qu'il ayoit feuleraent appris de Tune d'elles, que  Salamandre. 417 votre coufine vous avoit quittée depuis quelque tems , & qu'elle s'étoit retirée dans une communauté , dont il s'étoit fait donner le nom, fe flattant d'apprendre d'elle quelque chofe de plus pofitif; mais les démarches du pauvre comte furent en pure perte: il ne trouva plus Céline au couvent; on lui fit dire par la portière , qu'elle étoit partie pour la campagne depuis quelques jours , & que 1'on ignoroit le tems de fon retour. On garda le filence fur 1'aventure de ma coufine, enforte que ce feigneur outré de dépit, s'en retourna fans être plus avancé qu'auparavant. II frémit de colère au récit que lui fit Agathe de 1'enlèvement de cette chère coufine, & furies indices qu'elle lui donna que le marquis étoit 1'auteur de cette violence , il biüla d'impatience de délivrer cette infortunée des mains de cet indigne amant, qui loin d'emp'oyer la force pour la féduire, auroit du mettre en ufage la foumifïion la plus refpeaueufe, afin de vaincre, s'il étoit poffible, la répugnance dont elle payoit fa tendrefle. Voila , dit le comte a cette fille , la route que j'aurois prife pour pénétrer jufqu'au cceur de 1'aimable Julie , fi fa fuite, hélas ! trop précipitée, ne m'en avoit pas dérobé les moyens. Au refte Céline eft fa parente & fa plus fidelle amie; elle a toujours pris beaucoup de part aux  4*8 .L' Amant; maux que mon amour infructueux me faifoit fouffrir ; elle parfageoit ma fenfibilité : que disje ! elle fembloit accufer le cceur de Julie de trop de cruauté , pour un amant foumis 6l refpectueux , dont la fincérité étoit digne d'un meilleur fort: fes larmes ont fouvent juftiflé fa facon de penfer, & Pintérêt qu'elle prenoit a mes démarches. J'aurois été trop heureux fi Ia divine Julie eut penfé comme elle: qu'elle m'auroit épargné de chagrin ! oui, j'aurois payé dé tout mon fang un feul regard favorable de fa part. Comme j'ai pour Céline une véritable eftime, & que la reconnoifiance d'ailleurs m'engage a la fervir : je facriherois ma vie pour lui rendre la liberté. Allez Agathe , pourfuivit le comte , revenez demain , j'aurai peut-être befoin de vous; engagez Ie laquais du marquis a s'informer fi fon maïtre eft a Paris ou a fa terre; je vous promets que vous verrez bientót ici votre chère maïtreffe. , Je remerciai cette ftlle des nouvelles intéreffantes qu'elle m'avoit données,en la priant de me faire part des démarches que le comte feroit pour délivrer Céline ; quel plaifir n'éprouvera-t-elle pas en trouvant dans fon libéréteur la perfonne du monde qu'elle aimoil le plus! Après cette exclamation, je laiffai partir Agathe fort contente de moi. J'avoue que 1'efpé-  Salamandre. 42^ rance de revoir ma coufine, fit diverfion au fouvenir cruel de mes malheurs. Cette idéé flatteufe mit pour un moment le calme dans mon efprit , & me fit entrevoir un avenir moins trifle pour moi, par le plaifir que j'aurois de trouver dans cette amie un genre de confolation que je n avois point encore éprouvé depuis mes foibleffes & fon abfence. Au bout de deux jours, Agathe revint, & m'apprit que le^comte ayant fu que Ie marquis étoit a fa terre , en avoit pris le chemin accompagné de trois braves de fes amis, dont 1'un étoit parem de Céline. Ce dernier devoit s'annoncer le premier , & demander a parler a fa coufine ; qu'ils avoient eu la précaution d'avoir une chaife a deux, dans laquelle on devoit faire monter Céline avec fon parent, lorfqu'il auroit lavé dans le fang du perfide marquis Paffront qu'elle en avoit recu. Cette petite troupe étoit partie la nuit, fuivie de fix domeftiques, pour faire face a ceux du marquis en cas de réfiftance, & qu'ils vouluffent mettre obftacle a la délivrance de mon amie. Le domeftique du marquis dont on avoit tiré des inftruflions, leur fervoit de guide, & les mena par des routes peu fréquentées. Le comte & fes amis s'arrêtèrent prés d'un bois, a quelque diftance du chateau, pour y laiffer leur voi-  i|3ö L' A m a s f , ture. C'eft tout ce que j'appris d'Agathe. Je né doute point, me dit-elle , que vous. n'ayer dans peu le plaifir de revoir Céline, & moi celui de lui renouveller tout mon zèle. En effet, dès le lendemain elle vint m'annoncer qu'une amie du couvent demandoit a me voir. On rintroduiiit dans mon appartement; mais quelle fut ma furprifé , lorfque ie reconnus Céüne elle même ! Je ne m'amuferai point k vous détaillïr tout ce que nous nous dimes pour nous prouyer réciproquement la tendre fatisfaction que nous avions de nous revoir : on fe le repréfente bien mieux que je ne pourrois 1'exprimer. Après nous être livrées 1'une & 1'autre a tout ce que 1'amitié fait fentir de plus vif & de plus infinuant; Céline me demanda ce qui caufoit en moi les impreffions de trifteffe qu'elle remarquoit fur mon vifage. Je ne pus refufer k fon empreffement 1'aveu de ma foibleffe , &z du malheur qui m'étoit arrivé depuis notre cruelle féparation , par le mépris des fages confeils qu'il m'avoit toujours donnés , en s'efforgant de détruire dans mon efprit les impreffions chimériques que mon indigne gouvernante avoit l'adreffe d'y répandre; fuite funefte & dangereufe de la confiance aveugle que la plupart des parens donnent a des monftres chargés de 1'éducation de leurs enfans, qui  Salamandre. W^j n'en font que trop fouvert les malheureufes viêlimes. Ce récit douloureux toucha fi fortement ma coufine, qu'elle répandlt un torrent de larmes; mais je n'avois pas befoin de cette preuve de fenfibiüté de fa part pour me convaincre de fon amitié , que je favois auffi pure que la mienne. Je Ia priai de me dire k fon tour les circonftances de fon enlèvement jufqu'a fon arnvée au chateau du marquis; elle fe prêta de bonne grace a ce que j'exigeois d'elle. Je ne vous rappellerai point cequi précéda mon enlèvement; fans doute que vous 1'aurez appns de la penfionnaire qui fut témoin de cette cataftrophe. La paffion du marquis que je méphfois, la rage& le défefpoir qui Fexcito.ent è fe venger de mon indifFérence, &peutetre les fuites d'une intelligence que je n'ai fu prevoir, m'ont rendue le jouet des moyens violens dont on s'eft fervi pour me féduire Lapropöfition que me fit mon amie d'aller k' Uoud , me parut d'autant moins fufpefte que lm ayant donné toute ma confiance jê penfois n'avoirrien k craindre de fa part ' & que ,e foupconnois encore moins le marquis dun forfait qui m'expofoit k toute Ia fureur de fes emportemens : je frémis encore lorfque je penfe que ,e pouvois devenir la viöime de fa brutalité ! Cependant nous marchions  432,' L' A M A N T avec une diligence incroyarde , & ce ne fut qu'a deux lieues du chateau , que mon raviffeur , fe démafquant , rompit le filence qu'il 'avoit gardé jufqu'alors. Jugez"; .ma chère coufine , de mon étonnement a la vue du marquis ; la réflexion me fervit bien dans cette occafion; je pris le parti de diffimuler , au lieu de m'étendre en reproches qui devenoient inutiles en pareilles circonftances. II fe plaignoit beaucoup de ma rigueur a Ion égard, & me faifoit des excufes mal arrangees du parti qu'il avoit pris de m'enlever , pour me déterminer a répondre a fes feux. II en accufoit 1'amour violent dont il étoit épris, & 1'excès d'une tendreffe qui ne devoit finir qu'avec fa vie ; pour moi , j'étois fi accablée de me voir fous la puiffance d'un homme pour lequel je n'avois jamais fenti que de 1'indifférence, dans le tems même oii il s'efforgoit de me donner les témoignages de la plus vive tendreffe , que j'étois immobile &c comme pétrifiée. Les différens mouvemens qui m'agitoient , & que mille raifons m'empêchoient de faire éclater , me mettoient dans une fituation qu'il n'eft pas aifé de dépeindre ; au refte , il s'en tenoit au difcours , & ne s'écartoit point du refpecf qui m'étoit du ; mais mon indifférence fe changea bien-töt en haioe , elle fut jufqu'au  Salamandre. 43» jufqu'au mépris, & fa vue me devenoit infupportable. Pouvois-je penfer autrement vis- a-vis dune perfonne que je n'aimois point,. & que fon indigne conduite k mon égard achevoit de me rendre odieux ? J'employai le peu de chemin qui nous reftoit k verfer un torrent de larmes. Mes foupirs & mes fanglots défefpéroient le marquis ; mais il fe fiatta fans doute que je m'accoutumerois a le voir , & que les marqués d'amour qu'il me donneroit' fes foins & fes attentiohs amoliroient mon ame en fa faveur; il me préparoit, par les difcours les plus obligeans,^ 1'écouter plusfavorablement par la fuite, & fembloit exiger une réponfe qui put flatter fes efpérances. Mais voyant que je m'obftinois k garder le fdence , il fe tut è fon tour pour m'abandonner k mes larmes & peut-être k mon défefpoir. Etant arrivé k fa terre de Normandie, il eut Ia précaution de faire retirer tous les domeftiques pour ne les point rendre témoins de cette fcène ; il fit avancer la chaife ou nous étions jufqu'au pied de Pefcalier , mit pied a terre & me préfenta la main pour m'aider k defcendre. Je la refufai, ma chère Julie , en jettant fur lui un regard terrible , qui devoit lui faire preffentir combien j'étois offenfée de fon in$gne procédé. Comme il étoit nuit, & que Ee  434 L' A M a k t 1'on avoit myftérieufement écarté les lumières ^ le valet-de-chambre qui m'aidoit k marcher me conduifit dans 1'appartement qui m'étoit deftiné. Je pouffai des cris lamentables a la vue de cette prifon , qui furent entendus des domeftiques. Les réflexions douloureufes que je faifois fur un avenir qui ne me laiffoit entrevoir qu'un abyme de malheurs ; la crainte que j'avois d'ailleurs que le marquis, devenu fourd k la voix de la juftice &c de 1'honneur , ne fe portSt envers moi a des extrémités qui m'auroient déshonorée, me mettoit dans une fituation d'autant plus trifte, que je ne voyois aucun moyen d'y remédier , fans un fecours inattendu , &C fans une protection vifible de la Providence. Le marquis ne s'étoit point encore préfenté devantmoi; cependant iloccupoitune chambre voifine de la mienne. I! attendoit apparemment que ma fituation füt plus tranquille , & que le caime fe fut un peu remis dans mon efprit: ma douleur jufqu'alors avoit été muette , & ne s'exprimoit que par mes larmes; mais prévoyant que j'allois être expofée aux importunités d'un homme que jedétefiois, & qui, fans mettre de frein a fa paffion , pouvoit me faire effuyer le dernier outrage , en me forcant de lui accorder par la violence , ce  Salamandre, 4^ que j'étois bien déterminée * ne Ü jamais abandonnner de pldn gré , je frémjs de ^.^ <* d horreur; je fi$ retentxr mon appartement de cris & de plaintes. Dans 1'accablement oü m? Je"oient Plus cruelles réflexions , je pns Ia ferme réfolution de ne pas furvivre è ftl°n d^°nneur; ce projet formé fufpendit ma douleur, & calma les mouvemens de fureur & d'indignation qui m'avoient jufou'alors empechée de prendre aucun parti déterminé Le valet-de-chambre, me voyant un peu remde, & voulant tirer avantage de matran* qudlite , fe mit en devoir de me faire la cour pour fon maïtre : il exagéra 1'excès de fa tendreffea mon égard; il me peignitfa timidité, fon refpecl & fes attendors ayec ^ les plus féduifantes; me fit Péloge de toutes fes belles qualités, de fon bien , de fa naifiance , & des avantages confidérables que je mirerois d'une pareille ailiance. Je voulus mterromprece dighë confidentsen lui ordonnant de mettre fin a des difcours qui m'offenfoiènt; mais voyant que mes remontrances ne lm en impofoient point , la fureur s'empara de mes fens, & laffée d'entendre faire 1 apologie d'une perfonne que j'avois tout lieu de detefter, je vomis contre le marquistoutes les injures dont on accable Ie plus fcélérat Ee i;  43venture avoit répandues jufques fur mon vifage. Je 1'interrompis en lui dlfant avec vivacité : pouvez-vous, chère Céline, me faire une pareille propofition,? oufre que mon cceur eft encore rempli du fouvenir de mon malheureux époux , de quel front pourrois-je regarder & m'unir avec un homme du mérite du comte, après avoir donné dans 1'aventure avec un xnconnu è qui j'ai prodigué les dernières faveurs, & avec lequel je n'ai gardé aucune bienféance? II eft vrai que ee jeune feigneur ignore jufqu'a préfent 1'indigne conduite que j'ai tenue; mais ne peut-il pas le favoir par la fuite ? je n'ai que trop de témoins de ma foibleffe, & cette découverte, en me faifant méprifer par le comte, me feroit regarder comme un monftre : mon imprudence a tous égards m'attireroit la haine & la vengeance d'une familie juftement irritée contre moi. Soyex perfuadée, ma chère coufine , que je fens toutes ces conféquences qui rejailliroient fur moi * Ff  45'o 1' A H A Sf t fans que je puffe produire, pour ma juftification , que mes larmes & mon défefpoir. Je fuis bien jeune encore ; mais ma vie ne fera point affez longue pour expier mon crime , & pleurer mon infortune : mon parti eft pris de finir mes jours dans cette honnête retraite, & d'y chercher un repos que je chercherois en vain dans Ie monde. Faites vosefforts, ma tendre amie, pour engager le comte k répondre a Fardeur que vous fentez pour lui, puifque vous avez cu le malheur de devenir fenfible: je fais comme vous qu'il eft bien amer de ne pas trouver dans quelqu'un que 1'on aime un retour de tendreffe, tel qu'on fe le promettoit; mais fouvent le tems eouronne notre perfévérance, & nous dédommage avec ufure des tourmens que nous avons foufferts : 1'amant ouvre les yeux, & reconnoit fon erreur ; il devient fènfible è fon tour , &. rend, ,par une tendreffe méritée, le tribut qu'il devoit depuis long-tems a nos charmes. J'ai un preffentiment que vous parviendrez a vos fins; vous êtes jëune & belle, vous avez de la naiffance &C une fortune honnête k laquelle je joindrai la mienne. Toutes ces raifons me font croire que le comte, pénétré -d'ailleurs de votre mérite, né tiendra pas contre tous ces avantages; il vous eftime beaucoup; I ?fü's époufera par raifon, dès qu'il yerra q««?  Salamandre, JJj les routes qui auroienf pu lui donner quelqu'efpérance de me déterrhiner en fa faveur luï feront fermées. N'allezpas , chère Céline, vous piquer d'une délicateffe hors de faifon; ne rejettez point fes foupirs, fi fon cceur s'ouvre pour vous; les charmes qu'il trouvera dans votre pcfieffion, en feront un amant tendre en même-tems qu'il fera le meilleur de tous les' epoux. Hélas 1 me dit cette aimable fille erf m'mterrompant, que dois-je me promettre dune auffi flatteufe perfpeöive ? cet efooir s'évanouit auffi-töt que j'ofe Ie concevoi/- le comte pourroit-il effacer fi-tot 1'imprefiion que vos charmes, toujours viclorieux, ont fait dans fon cceur ? non , ma chère coufine, cela n'eft pas poffible. Cependant s'il fe pouvoit faire un miracle en ma faveur , & que vofre préJiöion saccomplit, je ne m'amuferois point a combattre un penchant que vous approuvez , & que ma raifon, d'inteliigence avec mon cceur ne s'efforce que trop de. juftifier. Les avis fincères que votre amitié me prodigue, font conformes a ma facon de penfer; je fi„s déterminée h les fuivre, & a répondre aux avances que le comte pourra me faire, fi la balance le fait pencher de mon cöté. Comme je ferai è portée de le voir fouvent, je démêlerai aifément fes lenttmensi fes b'™> fes attentions, fes dif- Ff ij  ^2 L' A M A N T cours feront affez intelligibles pour me donner lieu de foupconner la vérité de fes démarches: un cceur prévenu'ne laiffe rien échapper, il met a profit jufqu'aux moindres circonftances qui fe trouvent relatives aux tendres mouvemens qui le font agir. Si fes vues répondent a mon attente , je lui laifferai entrevoir mes difpofitions fecrètes : j'accepterai fa main & fon cceur, s'il me laiffe la maitreffe du choix. Après cet entretien , Céline me dit qu'elle étoit déterminée a refter chez fa tante; qu'elle vouloit rompre tout commerce avec mademoifelle de * * *, dont la conduite indigne a fon égard, & fa connivence avec le marquis, méritoient Ie dernier mépris : elle prit congé de moi, me promettant de me rendre des vifites d'amitié deux fois la femaine , & de me faire part de la conduite que le comte tiendroit avec elle. Deux jours après, elle vint m'annoncer qu'elle avoit vu fon amant; que la converfation n'avoit roulé que fur moi, &c qu'il fembloit qu'il étoit plus épris que jamais ; qu'il paroiffoit que les difHcultés ne faifoient qu'irriter fa paffion, qui, toute infruöueufe qu'elle étoit, lui laiffoit encore quelque légère efpérance de découvrir Ie lieu de ma retraite, & de me convaincre de la fincérité de fes feux. Je lus fur fon vifage le chagrin que lui caufoit une entrevue qui ne  Salamandre." 4^1 paroïfioitpas répondreèfon empretTement&au projet flatteur qu'elle avoit formé : elle ajouta qu'elle efpéroit peu de réufïir dans fon entrepnfe, tant que le comte ne me perdroit point dè vue , & que fon amour ne fe ralentiroit jamais ; qu'au refte, li elle étoit affez malheureufe pour échouer dans fes deffeins, elle étoit réfolue de venir me tenh- compagnie dans ma retraite, en renoncant au monde pour toujours ^cependant, dit-elle, j'ai chargé Nannette d'aller au couvent pour retirer meshabifs qu'elle m'a rapportés; & elle nfk appris que toutes les religieufes avoient pris beaucoup de part a mon enlèvement, & qu'eiles paroiffoient très-fenfibles a mon retour; que mademoifelle de * * * avoit pris Nannette en particulier, pour lui faire des reproches fur mon indifférence marquéë k fon égard ; que cette fille l'avoit payée des mêmes raifons dont elle s'étoit fervie' avec les religieufes, en affecfant qu'elle ignoroit les motifs de ma conduite ; mais que mademoifelle de * **, prenant un ton plein d'aigreur, lui avoit ditje fa verrai votre ingrate maitreffe, & je faurai d'ëlle les raifons qu'elle peut avoir de me manquer effentiellement: mon amitié, ma confiance pour cette perfide, méritoient plus de retour de fa part; mais je vc% que 1'on doit peu compter fur depareilles ames^. Ff iij  fa4 L' A M.A N T L'effrpnterie de cette infidelle, continua Cé~ lir.e, ine fit pitié, & n'excita qne mon mépris. Elle eut la hardieflé de venir me demander une audience particulière : il me prit envie de lui refufer ma potte; mais, faifant rJflexion que cette vifite me déiivreroït de fes importunites, en lui mettant devant les yeux les griefs que j'avois contr'elle, avec les preuves bien établies de fa perfidie, tirées de 1'aveu même que le marquis en avoit fait, je la recjus avec un air froid , qui, fans la déconcerler , alluma fa colère. L'amitié que vous m'avez toujours témoignée, dit-elle avec empreffement , & le retour fincère dont 'j'ai payé votre confiance, autorifent ma démarche : je viens vous demander quel efl le fujet de votre froideur & de votre indiffêrence : vous fortez de captivité , vous êtes a Paris depuis quelques jours, & c'eft par le feul hazard que j'apprends votre arrivée?... Je Tinten ompis en lui difant qu'elle aaroit vainement efpéré de recevoir des nouvelles de ma part , après la noire trahifon qu'elle m'avoit faite ; & fans entrer dans de plus grands éclairciffemens avec elle, je me contentai de lui apprendre tout ce que j'avois fu de mon coufin , pour ne pas lui dire que je le tenois du marquis..... Ede m'iüterrompit a fon tour, en faifant des  S At A' W A W D R. E. ' 4^ lermens horribles pour me perfuader fa préÉendue innocence & la fauffeté des rapports irijurienx qu'on avoit multipliés contr'elle fans aucun ménagement:.-mille horreurs furent mifésfur le compte du marquis : il n'étoit,. a 1'entendre,. qu'un fcélérat; elle étoit 1'innocence même. Je lui laiflai répandre fon venin pendantun. moment ; mais k la fin , laiTée de toutes les imprécations qu'elle vomiffoit , tant contre moi que contre fon coufin , je lui répondis , avec un air de mépris qui la déconcerta,. que j?étois ennuyée de ('entendre débiter des mmfonges & donner de fauffes coulèurs. k fes. démarches, quEne la rendoient que plus coupable k mes yeux; que je la priois de fe retirer , que je faifois trop peu de cas de fon amitié pour fouhaiter qu'elle fe difculpat; que je n'avois qu'une chofe k regretter, c'étoit d'avoir mis ma confiance dans un .monftre , dont les confeils ne tendoient a rien moins. qu'a me déshonorer, en me üvraht,.. comme elle avoit fait, entre les mains du plus fcélérat de tous les hommes. Elle fe préparoit en-; core a me répondre ; mais quelques perfonnes qui furvinrent, lui firent quitter la partie, & 1'cbligèrent de fortir de mon appartement» afin. de leur dérober la- connoiffance d'une pa- F f iv  45<$ V A m a n t reille altercation. En Ia conduifant, elle me fff des menaces qui ne laiffèrent pas de m'inquiéter , par la connoiffance que j'ai de fon caraöère capable, de fe porter aux plus grandes noirceurs pour exécuter fa vengeance. Vous allez me dire, ma chère Julie, que cette découverte auroit du me faire tenir fur mes gardes , & m'empêcher de former aucune liaifon intime avec une perfonne qui le méntoit fi peu : je conviens de mes torrs; mais en qualité de nièce de 1'Abbeffe, j'éprouvois par 1'afcendant qu'elle avoit fur fon efprit mille douceurs dont j'aurois été privée en ne lui faifant pas ma cour. D'ailleurs comme elle> paroiffoit m'être attachée, & que je n'avois point encore eu fujet de me plaindre d'elle ouvertement, je n'aurois jamais imaginé qu'elle fut capable de faire tomber fur moi le poids de fes vengeances, & de me traiter comme fa plus cruelle ennemie, dans le tems même que je m'efforeois le plus de lui plaire. Au refte, cette odieufe fille a beaucoup d'efprit, elle excelle fur-tout dans 1'art de veil er fes défauts fous des dehors féduifans qui la rendent impénétrable : ce n'eft que long - tems après notre liaifon, que j'ai pu découvrir une partie des vices & des noirceurs qui fouilloient fon ame: les triftes effets que j'en viens de  Salamandre. 457 feffentir, & dont j'ai manqué d'être la victime, ontachevé de la perdre dans mon efprit; je la regarde comme une furie déteftable. Mais laiffons les monftres & leurs ravages, ne nous occupons que de notre amitié & quelquefois de nos amours. Je prends congé de vous , ma belle coufine, & s'il fe paffe quelque chofe d'intéreffant, le plaifir de vous en faire part* me ramenera chez vous. II fe paffa quatre jours fans avoir des nouvelles de Céline ; ce filence m'inquiéta d'autant plus, que chaque jour, je recevois un billet de fa femme - de - chambre , qui m'inftruifoit des moindres particularités qui la regardoient. Craignant qu'elle ne fut tombée malade, j'envoyai quelqu'un pour m'informer de fafanté, & jejoignis une lettre remplie de tendres reproches , en Pinvitant de répondre plus fouvent k la vive impatience que j'avois de favoir Pérat de fes affaires. Marie-Anne a fon retour me dit que je ne devois plus être furprifé du filence que Céline avoit gardé , puifqu'il lui étoit arrivé une aventure des plus fingulières qu'elle étoit bien éloignée de prévoir ; elle m'apprit que cette aimable fille étant k prendre lefrais au milieu de la nuit furun balcon qui donne fur la rue , fe fentit faifir le bras par une perfonne qu'elle ne put diftinguer a  45% L' A m a n 1 caufe de 1'obfcurité; comme elle vouloit s'i* chapper de fes mains, 1'inconnu lui jetta au vifage une liqueur brülante qui lui caufa des douleurs aiguës ,. & lui fit jetter un cri fi percant, qu'il attira tous les domeftiques t Marie-Anne & Nannette, qui étoient dans une chambre voifine, furent les premières a la fecourir j &, a la faveur de la lumière , elles dé* couvrirent fur la figure de cette infortunée hs effets de Ja plus noire malignité : la peau du vifage qui étoit enlevée , jointe a la rougeur furnaturelle que caufoit 1'inflammation ,1a rendoient un objet auffi hideux qu'elle étoit belle auparayant. On devine aifément que cette fu* nefte liqueur étoit de 1'eau forte, & que la haine & la jaloufie avoient conduit la main de celui qui s'étoit prêté a cette fatale expédiriom. On chercha de tous cötés pour découvrir les traces du téméraire; & on s'appercut qu'une échellepoféele long du mur avoit favorifé cette infernale entreprife. On envoya fur le champ chercher un chirurgien , qui, pour arrêter les progrès de cette eau corrofive, prép'ara vite une pommade qu'il mit fur le vifage de Céline,. en 1'affiuant qu'elle ne perdroit rien de fescharmes, Elle ne douta point que cette horrible aclion ne fut 1'effet des menaces de mademoifelle de ***, qu'elle avoit démafquée dans leur dernière entrevue, & dont elle s'étoit b-iea  Salamandre: 45$ promlsde tirer une vengeance éclatante. Quoique le remède eut diminué confidérablement les douleurs cuifantes qu'elle reffentoit, 1'émotion, jointe a Ia frayeur, lui caufoit une hevre ardente. Marie-Anne fut chargée de me faire le detail de ce facheux accident. Le chevalier ayant appris a fon retour le malheur de Céline, devint furieux contre mademoifelle de ***, ne doutant point qu'elle ne fut le mobile de cette indigne manoeuvre. II fe propofa d'aller au couvent le lendemain & de traiter cette fille comme elle le méritoit, en cas que fes foupcon? puffent toarner en certitude. En attendant le dénouement de cette aventure, je donnai des larmes fincères au malheur de cette infortunée parente, dont Ie caractère & Ie mérite étoient dignes d'un meilleur fort. Après tous les chagrins qu'avoit pu lui caufer fa paffion pour le comte, il fembloit que Ia fortune devoit fixer fes caprices, & fe laffer de rendre Céline le jouet de fon inconftance : elle garda le lit pendant hu.it jours, au bout defqutls elle fut entièrement rétablie ; j'appris cependant que fes charmes en avoient un peu fouff rt, par 1'impreffion fubite que 1'eau forte avoit faite fur fon vifage , & que tous les remèdes n'avoient pu empêcher qu'il n'en reftat des marqués. Je fus curieufe d'ap-  ijSor L' A M A N T prendre les fuir.es de 1'entrevue du chevalier avec mademoifelle de ***, Sc ma coufine vint elle-même m'en inftruire. Lorfque nous eümes fatisfait aux devoirs du fang & de la tendre amitié qui nous uniffbit, elle prit la parole. Le chevalier , outré comme vous 1'avez fu du tour odieux que m'avoit joué mon ennemie, fe tranfporta dans fon couvent & demanda 1'abbeffe pour lui dire que fa nièce avoit favorifé mon enlèvement, qu'il en avoit une certitude entière , & que, malgré lesreproches fecrets que cette indigne amie devoit fe faire, elle avoit eula hardieffe de me rendre une vifite, dans 1'efpérance apparemment de fe juftifier; mais, qu'après avoir efluyé les plaintes amères que méritoit fon mauvais procédé, elle avoit pouffé Peffronterie jufqu'a me faire des menaces qu'elle venoit dexécuter. Mon coufin lui fit la peinture de 1'état oü lui-même m'avoit trouvée, après les fuites de la vengeance cruelle qu'elle avoit exercée a mon égard. L'abbeffe frémit au récit de toutes ces horreurs,Sc voulut difculper fa nièjCe fur fon intelligence avec le marquis pour mon enlèvement; mais elle ne la défendit point de facon a faire croire qu'elle ne fut point capable d'une partie des méchancetés qu'on lui jmputoit. Cette impudente fille ayant appris que mon coufin étoit en conférence avec fa  Salamandre. ^ö*} tante, entra brufquement fans fe faire annoncer, en jettant fur eux un regard qui n'exprimoit que trop la fituation de fon ame. Le chevalier ne put fe contenir & Paccabla des re-! proches les plus fanglans , fans que la préfence de 1'abbelTe lui fit garder aucun ménagement. Lorfqu'il eut épuifé toutes les épithètes que lui di&oit fa colère & fon jufte emportement, il alloitferetirer, lorfque mademoifelle de*** 1'ayantpreffé de 1'entendre, lui tint ce difcours: je ne vous nierai point, monfieur, que j'ai trempé dans le projet de faire enlever Céline; un prin-: cipe de jaloufie m'a fait prendre ce parti: c'eft vous, cruel: oui, c'eft vous que je dois tegarder comme la caufe de tous mes crimes. Dans la première vifite que vous avez rendue a votre coufine, j'étois préfente; votre vue fut pour moi le poifon le plus dangereux, & je coneus pour vous la plus vive de toutes les paffions. Que n'ai-je point fait, ingrat, pour vous la faire connoïtre ? mes fentimens , mes yeux., mes expreffions, tout annoncoit la tendreffe que vous m'aviez infpirée; mais, hélas ! . je m'appercus qu'ils me fervoient mal, & que je m'efforcois en vain de vous rendre fenfible. Cependant je cachois a Céline le tendre penchant que j'avois pour vous, je craignois 1'auftère vertu dont elle fe paroit, 6c comme [c  4^1 V A M A N T croyois fon cceur exempt de foibleffe, je n'ayois garde de lui développer le mien. Je trouyai, comme vous le (avez, le moyen de vous parler fans témoins , un jour que Céline fe trouvant indifpofée, m'engagea de tenir fa place auprès de vous. Quoique ma tanre ne fache point Pirrégularité de mes démarches, je ne veux point feindre en fa préfence: il faut qu'elle apprenne aujourd'hui tout ce que je fis pour vous engager a répondre a ma folie paffion. Vous me parlates en homme poli; mais il régnoit dans vos difcours & dans vos regards un froid qui me défefpéroit; ce qui, fans altérer mes fentimens, me fit perdre 1'efpérance de vous attendrir en ma faveur. Je pris le parti d'éclaircir les démarches de Célir.e, que je regardois, en ce moment, comme ma rivale; je croyois qu'elle rempüffoit votre cceur, & la perverfité de mon caractère me faifoit attribuer a 1'amour les innocentes marqués d'amitié que vous lui prodiguiez : elle y répondoit par des vues bien différentes que je ne me 1'imaginois. Le marquis mon parent devint amoureux de Céline , & n'ayant pu s'en faire aimer, malgré fes loins & fes empreffi mens , je crus devoir me venger de votre indifférence, en lui facditant les moyen.' d'enlever celle a qui je portois fecrèument toute la haine d'une.  Salamandre. 463 rivale, malgré les facons obligeantes dont je colorois la noirceur de mes projets. Vous favez Ie refte, & je pafferai légèrement fur ces fairs. Vous êtiez abfent lorfque Céline fut enlevée ; je jouiffois du plaifir de la vengeance en me repréfentant quel feroit votre défefpoir a la nouvelle de ce funefte accident : mon amour peur vous s'étoit converti en haine & je triomphois de mes déteftables fureurs, lorfque j'appris que vous étiez le libérateur de Celme, q„e mon coufin avoit recu plufieurs bleffures , & qu'enfin ma rivale logeoit avec vous chez une de fes tantes. Ma rage redoubla contre cette innocente vicfime ; & ne fachant quels moyens employer pour troubler votre mutuelle.tranquillité, je mis le comble 3 mes crimes en faifant jetter fur le vifage de cette infortunée une liqueur corrofive pour effacer des charmes que je croyois coupables en m'enlevant un cceur que j'avois tenté vainement de féduire : j'ai réuffi, puifque vous eclatez, & ]e m'en applaudis; mais apprenez que ce n'eft pas la feule de mes horreurs • j'ai fait afffaffiner il y a quelque temsun jeune' homme qui comme vous avoit négligé de renondre a mes empreffemens; mon amour pour Ui n'avoit pour but que le plaifir des fens :  ijffy L' A M A N T mais les démarches que je fis pour 1'en inftruire m'ayant attiré fon mépris , au lieu d'exciter fa tendreffe , je devins furieufe, &C je n'écoutai plus que mon reffentiment : je jugeai que fon cceur étoit épris pour quelqu'autre beauté ; & afin de m'en éclaircir, je le fis fuivre par des perfonnes qui m'étoient entiérement affidées-. J'appris que je ne m'étois point trompée dans mes conjetf ures, & qu'il étoit très-affidu auprès d'une jeune demoifelle qu'il devoit époufer dans 1'efpace de quelques jours. J'attendis ce terme pour rendre ma vengeance plus marquée ; & dans le tems tjue cet heureux couple goütoit les plaifirs d'une union bien aflbrtie , je cherchai ma victime , & fis tomber ma fureur fur 1'époux que j'immolai. Voila le tableau fidéle des horreurs d'une vie qui m'eft devenue odieufe. Je ne crains point en ce moment la punition de mes crimes ; le poifon funefte que j'ai pris en apprenant votre entrevue avec ma tante , va pourvoir a ma süreté par la mort même qu'il me procure. Je fens que ma dernière heure approche ; je la vois fans trembler, & je meurs fatisfaite d'avoir fu mériter votre haine & celle de tous ceux qui auront connoiiTance de mon ayenture. Je demande que 1'on  S a l a m a n d r tl 46"J« fon me tranfporte dans mon appartement; afin de me dérober la vue de Ia fenfibilitj que vous pournez encore marquer aiix dermers momens de ma vie... L'abbeffe, au récit de toutes ces horreurs, fut frappée comme «1 un coup de foudre, & fe retira dans fa chambre fans pouvoir pronon eer une feule parole ; elle ne s'inquiëta pas feulement de fa malheureufe nièce , qui mourut deux heures après cette terrible fcène, dans des douleurs mexprimables , & fans marquer le moindre repentir. Voilé, continua Céline , ce que je viens d'apprendre du chevalier, dont le fang friffonnoit encore au fouvenir des perfidies Sz de 1'intrépidité de ce monftre. Je fuis vengée ^ ainfi que Ie public, par la mort de cette odieufe! fi le; mais ,e n'en fuis pas plus heureufe nï pus tranquille; au contraire, je me trouve plus k plaindre que jamais : je crains avec raifon que la perte de mes foibles appas ne me faffe échouer dans le deffein que j'ai de captiver le cceur du comte. Ce jeune feigneur jenfe en général comme tous les hommes qui fondent ordinairement leurs conquêtes fur les charmes de celles dont ils font 1'objet de leurs foupirs. Vous favez, chère Julie, qUe nos injufies adorateurs mettent toujours au derniej  %&6 . , V A M JL N T . . rang les qualités du cceur & de 1'efprit, quoi= cpie plus touchantes pour une perfonne délicate qui cherche fon bonheur, bien plus dans les fentimens de celle qu'il adore , que dans les dons paflagers de la nature , qui s'épanouit comme une belle fleur. Mais mon parti eft pris : fi je perds cette douce efpérance , mon unique reflburce fera de venir habiter avec vous cette tranquille retraite, & d'y chercher repos que je m'efforcois en vain de goüter dans le monde, J'ajoitferai, ma chère Julie, que le comte , depuis la nouvelle de mon malheur, m'a fait plus réguliérement fa cour qu'è 1'ordinaire. II a paru pénétré de mon accident, & n'a point épargné fon zèle pour me con^ foler d'un défaftre qui n'ötoit rien du mérite ' ni des qualités qui me diftinguoient toujours aux yeux de ceux qui avoient 1'avantage de me connoitre. Cependant k travers les propos obligeans qu'il m'a tenus, j'ai démêlé qu'un motif de pitié y avoit plus de part qu'un tendre intérêf, que j'aurois été plus charmée d'y trouver : je veux, a quelque prix que ce foit, favoir k quoi m'en tenir; je languis daps une incertitude cruelle qui ne fait qu'augmenter mes peines, & qui rend ma fituation plus .Jrifte & plus affreufe que fi je n'avois plus Si'—  S A L ï M A N D R E.' rien a efpérer. J'ai réfolu de franchir les régies que la bienféance me prefcrit, en faifant au comte un fmcère aveu de mes foiblelTës, & de lui apprendre i'impreflïon qu'il a faite fur moi dès le premier moment que j'ai pu le voir k 1'abbaye. Si cette démarche eft fans effet ' elle m'affranchira au moins de fa vue , & je* ne 1'aurai plus pour témoin de ma honte. Les réflexions que je ferai fur la perte de ma beauté, qui dans un autre tems auroit pit flatter mon efpoir, me forcerontè me rendre plus de juftice , & me détermineront plus aifément a prendre Ie parti dont je vous ai fait part : demain fans autre délai Ie comte'faura que 1'infortunée Céline brule pour lui... Je ne m'avifai point de combattre fes raifonsje favois par expérience jufqu'oü peuvent aller, les emportemens d'une paflion violente • on n'écoute qu'elle , & les avis les plus falutaires ne font jamais fuivis; c'eft un furieux que 1'on ne fauroit dompter ; c'eft un torrent qu< force toutes les digues qu'on lui oppofe. A fon retour chez elle, on lui dit que lei comte 1'attendoit depuis long-tems : comme il étoit intime ami du chevalier , on ne trouvoit point a redire aux fréquentes vifites qu'il rendoit è 1'un ou k 1'autre ; mais le motif d« cslle-ci éto^t bien plus intéreffant pour CéHn.^  h4& L' A M A N T II étoit arrivé , par un de ces caprices les pTus finguliers , que le comte , h la première nouvelle de 1'accident de ma coufine, avoit reffenti des mouvemens inconnus, qu'il prit d'abord pour les mouvemens d'une fimple pitié que 1'on accorde au fort des malheureux ; mais ayant fait un mür examen de fes fentimens, il fentit fon erreur , Sc s'appercut que cette pitié prétendue avoit fait place a 1'amour le plus violent, II s'applaudit de cette découverte : ayant enïièrement perdu Pefpérance de me retrouver , & faifant d'ailleurs réflexion fur 1'indifférence que j'avois oppoféea fes pourfuites , ilfepro* pofa de former, avec cette autre parente , un engagement folide, en lui offrant fon cceur & fa main. Le comte s'étoit appercu dans plufieurs entretiens , qu'il ne lui étoit pas indifférent , Sc que cette raifon pourroit la üéterminer a ne pas refufer fes offres. En effet, Céline , malgré toute fa prudence 6c fes précautions, avoit laiffé échapper quelques difcours qui avoient rapport k fa tendreffe, Si le comte avoit lu dans fes yeux la confiranation des fentimens qu'il avoit fait naitre.' Cette découverte , jointe a Pamour dont il étoit épris , Sc a 1'envie qu'il avoit d'arracher de fa bouche un aveu favorable a fes vues, i'avoitamené chez le chevalier. Convenez avec SJQi, pourfuivit Julie, que le qceux humaia  Salamandre; 469 éft impénétrable ; c'eft un bizarre affortiment dé caprices & de fantaifies , qu'il ne peut expliquer luï-même , & qui le fait marcher par dés routes toutes différentes que celles qu'il s'étoit propofé de fuivre : cet homme qui avoit concu pour moi Ia paffion la plus violente , fans aucun efpoir de retour , qui avoit entrepris un long voyage pour tacher d'effacer de fon cceur 1'idée de fon. ingrate f & qui revient plus amoureux que jamais *' devient en un inftant idolatre d'une perfonne qu'il avoit regardée jufqu'afors avec indifférence, dans le tems même qu'elle étoit pourvue de tous fes charmes r un accident funefte la privé de ces traits victorieux , qui autrefois auroient mérité 1'encens- le plus pur ; rien ne 1'arrête , il deviént fenfible , & plus tendre encore qu'il n'étoit indifférent. Amour, voil£ de tes coups , je les reconnois aujourd?hui \ L'infortunée Julie fe tut après cette exclamation ,. & verfa un torrent de larmes : lor£ qu'elle eut un peu caïmé 1'agkation de fort ame , elle reprit le fil de fon récit en ce» termes. Le comte, ayant fu que ma coufine étoit arrivée, s'empreffa de lui rendre une vifite dans fon appartement, & en 1'abordant il lui demanda un moment d'entretien en particulier-x Gg iij  47* L' A m a n t qu'elle lui accorda d'autant plus voïontïers * qu'elle étoit curieufe d'apprendre oü aboutiroit cet air myftérieux , qu'il n'avoit point encore mis en ufage depuis qu'il venoit au logis. Après les politeffes ufitées en pareille rencontre, il lui tint è peu prés ce langage: je ne viens point , mademoifelle, vous faire , en amant ordinaire, 1'aveu des fentimens que vous m'avez infprrés; je ne me fervirai point de termes recherchés ni de complimens pompeux , pour vous perfuader de la iincérité & de la pureté de mes feux , je me bornerai feulement a vous développer fans art Ie miracle que 1'amour a fait en ma faveur : il m'a guéri fubitement de Ia paffion que j'avois pour 1'ingrate Julie; il s'eft laffé de me voir le jouet des injuftices de cette belle qui refufoit d'encenfer fes autels ; mais , comme ce dieu ne veut point perdre fes droits, & qu'il fait tót ou tard faire éclater fa puiffance , il n'a fait que changer d'objer, en me rendant fenfible pour 1'aimable Céline. Oui» c'eft vous , mademoifelle , que j'adore uniquement; la perte de vos charmes ne me fait aucune impreflion , je ne recherche que les beautés de 1'ame; elles font d'un plus grand prix a mes yeux, que des atraits paffagers que le tems ou quelqu'accident détruit , & fait difparoxtre fans aucun efpoir de retour. Si vous  S A i M. M! A N D it E. 47^ ïfavez aucune répugnance pour moi, fi 1'aveu de ma tendrefle vous touche & vousperfuade, je vous offre mon cceur & ma main.... Céliner devenue plus fenfible k la joie imprévue que lui caufa ce difcours , qu'a toute la douleur de fes difgraces , fut fi frappée du contrecoup, qu'elle euperdit connoiffance ; le comte appella fes fèmmes qui 1'emportèrent fur fon lit, & s'efforcerent de lui rappeller fes efprits... Comme il s'étoit éloigné par refpecr, il re vint lm moment après , & ne fachant k quel motif attribuer 1'accident qui venoit d'arriver a line, il fe mit a cöté de fon lit, en la regardant avec des yeux quiannoncoient le trouble & Pagitation de fon ame , dans le doute öu il étoit fi le fatfiffement de ma coufine partoit d'un principe de haine ou d'amour. Cette cruelle incertitude fe développoit dans fes geftes & dans fes difcours qui n'avoient point de fuite. 11 attendoit fon arrêt- de la bouche de celle qui étoit k caufe de tous fes différens mouvemens. La tendre Céline le tira bientöt de fes inquiétudes^ > en lui faifant un récit fidéle de tous les maux qu'elle av .vit foufferts depuis 1'inftant que fon cceur ëiëk décidé en fa faveur. Tout autre que voüh'1 mon cher comte, lui dit-elle , auroit lu dans mes yeux fon triomphe & ma défaite, s'il eut été moins.  47* 1'Ahakt préveflu que vous 1'étiez pour une Ingrate qui n'a jamais connu le prix de fa conquête : je partageois vos peines avec d'autant. plus de fmcérité , que je favois que vous feriez de vains efforts pour attendrir le cceur de Julie: prévenue comme elle 1'étoit contre tous les hommes en général , tout autre que vous n'auroit pas mieux été récompenfé de fes foins, & pour prix de fa confiance n'auroit eu de refiource que dans fes larmes ou dans fon dér fffpoir Cet aveu de la part de Céline , .rétablit le calme dans 1'efprit du comte , & lui caufa des tranfportsde joie , qu'il fitéclater en des termes qui achevère.nt de perfuader ma coufine de la fincérité de fes fentimens. II fut réfolu dès-lors entre cesdeuxamans, qu'ils fceüeroient au plutöt leur tendre union, & que la fin de certains arrangemens indifpenfables feroit le terme de leur félicité. Le comte fut trouver le chevalier , k qui il fit part de fa joie & du deffein qu'il avoit d'époufer Céline , qui, de fon cöté , confentoit a faire fon bonheur. Ils furent enfemble annoncer cette noq~;|Jle k la tante , è qui le comte en fit la dïjnande comme k la plus proche parente. Cet^e bonne dame , flattée de cette alliance, y donna fon confentement, le 'parti «tant d'autant plus fortabïe pour fa parente ^  Salamandre. Hu cöté de la nalffance, que ce feigneur poffédoit des biens immenfes , qui, joints a un cara&ère aimable & une conduite affez réguliere , lui faifoient efpérer que Céline ne pouvoit manquer d'être heureufe. Kuit jours après ces amans furent aux pieds. des autels fe jurer un amour inviolable : une tranquiile puffefiion n'en a point ralenti les feux; 1'hymen éclairé par le flambeau de 1'amour , leur procuré" chaque jour des plaifirs nouveaux : ils fe vengent tous les deux, dans le fein delavolupté, des longs tourmens qu'ils ont foufferts avant qu'ils fulfent unis. Ma coufine m'a fait part de ce grand événement, & depuis quelque tems elle ne m'a point donné de. fes nouvelles : cependant je n'ignore pas qu'ils vivent dans une parfaite intelligence, & que leur tendreffe, foutenue par la délicateffe des fentimens, né fouffre aucune altération. C'eft ici, dit Julie en foupirant, que je vaismériter plus finguliérement votre attention , & peut-être votre pitié, par un caprice qui femble fait pour augmenter mes peines. Tenezmoi compte de 1'aveu que je vais vous faire ; je vous développerai tous les replis de mon cceur , & vous ferez 1'unique confidente d'un? fecret que je cacherois a tout autre qu'a vous. Fous avez au jufqu'a préfent que je vous.  *E# t' A M "A H ï avois fait part de toutes mes foibleffes; marV vous allez apprendre que vous étiez dans 1'erreur , & que vous ne connoiffiez qu'imparfaitement 1'infortunée Julie. Lorfque j'eus appris de la bouche de ma. coufine 1'amour que Ie comte avoit pour elle, & les préparatifs qu'ils. faifoient pour mettre le comble è leur bonheur, le dépit s'empara de mon ame , & je fupportois avec chagrin les portraits flatteurs qu'elle me faifoit du caraftère, des attentions & des tendres empreffemens de fon amant. Chaque trait me percoit le cceur, & je dévorois intérieurement un fond d'amertume & de douleur que j'avois de la peine a contenir; je les fentois redoubler k mefure qu'elle faifoit éclater fa joie,, & qu'elle s'applaudiflbit du changement favorahle du comte a fon égard. Jereffentois des mouvemens de fureur qui m'avoient éré jufqu'alors inconnus , & qui rendoient ma fituation d'autant plus déplorable , que mes maux étoient fans remède. Peu verfée dans Part de diffimuler, on lifoit aifément dans mes yeux 1'agitation de mon ame, & Ie défordre qu'y eau foit la douleur accablante d'urt bonheur que 1'on venoit de m'annoncer. Ma coufine me demanda avec douceur la raifon d'un changement fi fubit; f en rejettai la caufe  Salamandre; fur le dérangement de ma fanté, dont le mauvais état depuis quelques jours avoit caufe quelqu'aliérarion fur mon vifage. Je lui fis preflentir le befoin que j'avois de repos, afin de 1'engager a me laiffer feul , dans le deffein de remettre , s'il étoit poffible , le calme dans mon efprit, & d'y rétablir la tranqui"ité que fa préfence & fes difcours m'avoient fait perdre. Elle s'en alla fans doute un peu piquée de la facon dont je 1'avois congédiée; mais cette adorable parente , uniquement occupée du bonheur dont elle alloit jouir, ne chercha point k pénétrer le véritable motif de ma fituation & de la mauvaife humeur que j'avois fait éclater vis-a-vis d'elle : rrop flattée de 1'heureufe perfpeaive qui lui promettoit une félicité durable dans les bras de fon cher comte, elle oublia dans cet inftant tout 1'univers pour fe repaitre des idéés ffateufes & féduifantes que lui faifoit entrevoir un fi bel avenir. Lorfque j'eus fait réflexion fur ma conduite & fur mes nouveaux fentimens, je démêlai fans peine d'oii partoient les divers mouvemens dont j'étois agitée ; j'en reconnus 1'objet, & cette découverte ne fervit qu'a me défefpérer. Je vis, hélas ! continuat-elle avec un foupir douloureux, qUe Ia certitude du bonheur décidé de ma coufine  %7<* L' A M A. N T , caufoit toute mon infortune; mon cceur en ce moment étoit plus que jamais pour Ie comte ; je ne voyois plus que cet aimable ingrat, & je m'accufois d'injuftlce de n'avoir pas répondu , comme je le devois , a fes empreffemens. Ce n'étoit plus cette Julie infenfible aux hommages refpeéuieux d'un homme qui lui avoit ..facrifié fon repos, fes foins & les marques les moins équivoques d'une tendreffe ;fne, du meilleur fort. Que je m'abufois i Hprncnt, quand je rejettois fes foupirs , &C q e y- ~e faifois un mérite ridicule de m'encjr Ie cceur contre les attaques qu'on lui portoit ! Je mérite bien aujourd'hui d'être punie de mon infenfibilité : j'ai pris plaifir a forger mes propres chaii)es, & je fuis 1'infrrument de tous mes malheurs, comme la trifle victime de mes caprices & de mes ïnjuftices. Quelle déplorable fituation ! Mais je fis en-, core pis : je fauflai mes fermens , & je devins la plus ingrate de toutes les femmes : j'oubliai ce que je devois a la mémoire de mon époux „ j'en bannis 1'idée de mon efprit, pour ne m'occuper que de celle du comte : dès que je connus la four.ce de mon mal , j'appellai la raifon a mon fecours ; mais elle fut fourde a ma voix , & ne fit qu'irriter mes plaiesj au üeu de les guérir, L'amour feul  SaiAMANÖREJ %jft commandoit en fouverain : cet impérieux tyran ufoit de fes droits , & fe vengeoit a fon tour, au profit du comte , du mépris qne j'avois fait de fa puiffance. J'enviois le fort de Céline : la jaloufie me rendoit injufte a fon égard , & je 1'accufois de m'enlever un cceur fur lequel il me fembloit que j'avois un droit acquis , & qu'elle ne pouvoit me contefter. Infenfée que j'étois ! n'avoit - elle pas fuivi mon confeil en fe livrant au penchant qu'elle avoit pour le comte ? N'avois-je pas flatté fes efpérances ? Ma répugnance k former aucun engagement ne la difpenfoit-elle pas de 'garder des mefures avec moi ? N'étoit - elle pas autorifée par mes démarches, & le parti que j'avois pris de renoncer au monde , en choiliffant une retraite pour y paffer le refte de mes jours ? O amour ! amour ! k quels excès ne portes-tu pas le cceur humain ! J'en vins jufqu'a haïr ma coufine autant que je ï'avois aimée ; je ne refpirois plus que la vengeance : il y avoit des momens oii j'avois envie de traverfer le bonheur de ces tendres amans, & de faire favoir au comte Pimprefr lion qu'il avoit faite fur mon cceur. Je meflatois de reveiller des feux mal éteints; je me faifois un plaifir cruel de recevoir fes fermens, de 1'entendre a mes genoux me jurer.  •47? L'AMiNT un amour éternel : il brüloit de voir Céline accablée de honte & de douleur, mourir de rage & de défefpoir k la vue de mon triomphe. Cependant je m'appliquai de toutes mes forces k combattreun projet auffi infenfé; je connus la fauffeté de cette démarche, & les culfans regrets que je me préparois , fi mes deffeins alloient échouer: quel reproche n'aurois-je pas k me faire d'avoir voulu traverfer un penchant innocent que j'avois été la première Sa autorifer , & dont cette unique raifon de„yoitm'empêcher d'interrompre le cours ? Enfin, graces k mes réflexions , j'abandonnai cet odieux projet; je fuis née avec quelques fentimens qui m'ont fervi fidèlement en cette occafion; j'ai reconnu que ma facon de penfer auroit dérogé a ce qu'ils m'infpiroient, & que le plus fage parti que j'avois k prendre, étoit celui de faire un généreux effort pour étouffer yne malheureufe paffion quine mepromettoit rien de favorable, & dont j'avois perdu tout le fruit par ma faute. Je travaille depuis longtems k effacer de mon cceur la trop vive impreffion que le comte y avoit faite ; jufqu^ préfent mes foins font en pure perte ; 1'amour eft le plus fort & ne veut point abandonner la place. Ma coufine eft venue pour «ie faire part de fon mariage , j'ai refufé dé  Salamandrk: 479 ia voir, & je me fuis, a ce fujet, attiré de juftes reproches, par une lettre que j'ai recue d'elie le lendemain, a laquelle j'ai fait la'réponfe fuivante. Vous êtes furprifé , ma chère Céline , du refus que j'ai fait de vous voir, je veux bien vous en apprendre le motif : 1'infortunée Julie eft devenue votre rivale. A peine le comte a-t-il commencé de vous aimer , que mon foible cceur s'eft déclaré pour lui; ft m'eft devenu plus cher que jamais , & 'j'ai dans ce moment détefté toutes les rigueurs dont je 1'accablois. Lorfque je me fuis appercue de ma foibleffe & de 1'injuftice que je vous faifois , je n'ai rien oublié pour arracher le trait qui déchire mon cceur. Mais ce généreux efforta furpaffé mesforces, Ia raifon, mon amitié pour vous , tout eft inutile : je fuis a plaindre, ma chère coufine! Un charme fecret , auquel je ne puis réfifter , me fait perfévérer dans des fentimens que je condamne & qui me couvrent de honte. Dans cette déplorable fituation, je n'ai pas eu la hardiefte de vous entendre , ni la force d'apprendre de votre bouche le triomphe de votre conftance , comment vous aurois-je vu tracer a mes yeux le tableau de votre fidélité } Plaignez-moi, trop heureufe Céline j mais n$  *4$3 L'Amani in'imputez point un malheur qui met Ie combïe' a tous ceux dont je fuis accablée depuis que je refpire. Mes maux font extrêmes , 6c le fouvenir qui m'en refte me fuivra jufqu'au -tombeau. Ne cherchez point a redoubler mes peines en demandant a rne voir , je vous dis un éternel adieu ; puhTe le ciel vous combler de fes faveurs ! Oubliez , s'il fe peut , la trop tendre 6c trop malheureufe Julie. Ainfi fe termina le récit de cette aimable héroïne , dont le caraétère, 1'efprit & la douceur étoient dignes d'un meilleur fort : elle étoit née pour faire le bonheur du comte , ïï 1'afcendant d'un préjugé funefte 6c d'une 'trop grande crédulité ne 1'avoient pas rendue la viöime d'une foibleffe qu'elle a toujours eu lieu de fe reprocher. Enfin , après avoir combattu, mais inutilement , contre la violence d'une paffion qui , dès fa naiffance , avoit pris de trop profondes racines dans fon cceur, elle fuccomba fous la violence de fes chagrins, & mourut a la fleur de fon age , d'une langueur que tout 1'art des médecins , ni les confeils fenfés que je lui prodiguois, ne purent détruire. Elle emporta avec elle 1'image de fon cher comte , dont elle prononca le nom en rendant le dernier foupir. Quoiqu'elle eut regarde fa coufine comme une rivale qui avoit mis  Salamandre. 48* mis obftacle a fa fidélité , elle difpofa néanmoins en fa faveur des biens coniiüérahles qui lui appartenoient de la fucceffion de les pères. J'ai reffenti moi-même fes bienfaits •• ce qui n'ajoutoit rien a la tendre i>miüé qui nous uniflbir. Que de mérites ! que de graces ! que de beauté dans cette adorabie fille ! Elle eut été lans défauts , &. rien ne lur manquoit pour être heureufe, fi fa raifon plus forte ou plus éclairée avoit pu la garantir des chimères de 1'amour - propre Sc des illufions du cceur. Fin de la feconde & dernilre Partie   T A B L E Des Ouvrages contenus dans ce Volume. ArERTissEMENT de FEditeur. le comte de Gabalis Premier Entretien. Apparition du Comte dc l" myfi^ de la Cabale. Da„ , Second Entretien c„, / °' * Peu„h< V qUatt& ef?hes * Peuples élémentaires. Les Sylphes, les Ondins, ZnleT ' * « ^ «fe Troifieme Entretien. Sur les Oracles - H Qua^me Entretien. Sur les Marines des £ ^J^omrnes av(c les Peuples iiémen. Cln,uième Entretien. Suite du précédent • 2 Lettre a Monfeignear *** ' 7 Réponfe , 111 Le Sylphe amoureux - ,ij Les Ondins. ' xx7 première partie c™ ~ * »57  CHAP. II. Voyage de la Princeffe Tramarine la Fontaine de Pallas, pag. 174 CHAP. III.. Jugèment de Tramarine, 187 CHAP. IV. Départ de Tramarine pour la Tour des Regrets , 191 CHAP. V. Enlèvement de Tramarine , 200 Ckap. VI. Entree de Tramarine dans Cempire des Ondes , aio CHAP. VII. Tramarine ejl conduite dans le falon des mcrvdlles , 224 • ChAP. VIII. Voyage dans Ü empire des Ondes, 238 SECONDE PARTIE. CHAP. IX. Hifloire de la grande Géante , 243 CHAP. X. Vaccompliffement de l'Oracle, 248 CHAP. XI. Hijloire de Brillante & de t Amour, 27° CHAP. XII. Bi foin du Prince Nubécula , fils du Génie Verdoyant & de la Princeffe Tramarine, 2^9 L'Amant Salamandre. Première Partie. 317 Seconde Partie. 401 Fin de Ia Table.